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Droits d'auteur © Faculté de droit, Section de droit civil, Université d'Ottawa, 2020 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 3 jan. 2022 15:33 Revue générale de droit Le droit français face aux plateformes numériques : guide de navigation en eaux troubles Caroline Devaux « Illusions perdues? Droit et expertise dans un monde ingouvernable » Volume 50, numéro hors-série, 2020 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1071280ar DOI : https://doi.org/10.7202/1071280ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Éditions Wilson & Lafleur, inc. ISSN 0035-3086 (imprimé) 2292-2512 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Devaux, C. (2020). Le droit français face aux plateformes numériques : guide de navigation en eaux troubles. Revue générale de droit, 50, 143–182. https://doi.org/10.7202/1071280ar Résumé de l'article Si les plateformes numériques se sont construites en marge des règles applicables, elles commencent progressivement à être rattrapées par le droit. En raison des bouleversements d’ordre systémique qu’elles ont introduits, le présent article appelle à concevoir un cadre de gouvernance multiniveaux, seul à même de saisir ce phénomène planétaire. Il apparaît en effet primordial d’investir le monde des plateformes par leur ancrage territorial. Après avoir répertorié les défis qui attendent le juriste, l’article propose plus particulièrement d’examiner les réactions du droit français face aux plateformes numériques. Les juges apparaissent, à cet égard, des acteurs de premier plan, alors que le législateur français est resté plus en retrait, cherchant à atteindre un équilibre entre le soutien à apporter à leur essor, d’une part, et leur encadrement, d’autre part. Pour y parvenir, il expérimente, innove, tâtonne souvent, plaçant parfois le curseur trop en faveur des plateformes, ou trop loin dans leur contrôle. Si cet équilibre s’avère encore à trouver, les réformes engagées laissent néanmoins transparaître un législateur français transformé, préférant anticiper plutôt que réagir, et privilégiant une démarche collaborative (néanmoins contraignante) avec les plateformes numériques.

Le droit français face aux plateformes numériques : guide

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Droits d'auteur © Faculté de droit, Section de droit civil, Université d'Ottawa,2020

Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 3 jan. 2022 15:33

Revue générale de droit

Le droit français face aux plateformes numériques : guide denavigation en eaux troublesCaroline Devaux

« Illusions perdues? Droit et expertise dans un mondeingouvernable »Volume 50, numéro hors-série, 2020

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1071280arDOI : https://doi.org/10.7202/1071280ar

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Éditeur(s)Éditions Wilson & Lafleur, inc.

ISSN0035-3086 (imprimé)2292-2512 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleDevaux, C. (2020). Le droit français face aux plateformes numériques : guide denavigation en eaux troubles. Revue générale de droit, 50, 143–182.https://doi.org/10.7202/1071280ar

Résumé de l'articleSi les plateformes numériques se sont construites en marge des règlesapplicables, elles commencent progressivement à être rattrapées par le droit. Enraison des bouleversements d’ordre systémique qu’elles ont introduits, le présentarticle appelle à concevoir un cadre de gouvernance multiniveaux, seul à mêmede saisir ce phénomène planétaire. Il apparaît en effet primordial d’investir lemonde des plateformes par leur ancrage territorial. Après avoir répertorié lesdéfis qui attendent le juriste, l’article propose plus particulièrement d’examinerles réactions du droit français face aux plateformes numériques. Les jugesapparaissent, à cet égard, des acteurs de premier plan, alors que le législateurfrançais est resté plus en retrait, cherchant à atteindre un équilibre entre lesoutien à apporter à leur essor, d’une part, et leur encadrement, d’autre part.Pour y parvenir, il expérimente, innove, tâtonne souvent, plaçant parfois lecurseur trop en faveur des plateformes, ou trop loin dans leur contrôle. Si cetéquilibre s’avère encore à trouver, les réformes engagées laissent néanmoinstransparaître un législateur français transformé, préférant anticiper plutôt queréagir, et privilégiant une démarche collaborative (néanmoins contraignante)avec les plateformes numériques.

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Le droit français face aux plateformes numériques : guide de navigation en eaux troubles

carOline devaux*

RÉSUMÉ

Si les plateformes numériques se sont construites en marge des règles applicables, elles commencent progressivement à être rattrapées par le droit. En raison des bouleversements d’ordre systémique qu’elles ont introduits, le présent article appelle à concevoir un cadre de gouvernance multiniveaux, seul à même de saisir ce phénomène planétaire. Il apparaît en effet primordial d’investir le monde des plateformes par leur ancrage territorial. Après avoir répertorié les défis qui attendent le juriste, l’article propose plus particulièrement d’examiner les réactions du droit français face aux plateformes numériques. Les juges apparaissent, à cet égard, des acteurs de premier plan, alors que le législateur français est resté plus en retrait, cherchant à atteindre un équilibre entre le soutien à apporter à leur essor, d’une part, et leur encadrement, d’autre part. Pour y parvenir, il expérimente, innove, tâtonne souvent, plaçant parfois le curseur trop en faveur des plateformes, ou trop loin dans leur contrôle. Si cet équilibre s’avère encore à trouver, les réformes engagées laissent néanmoins transparaître un législateur français transformé, préférant anticiper plutôt que réagir, et privilégiant une démarche collaborative (néanmoins contraignante) avec les plateformes numériques.

MOTS-CLÉS :

Plateformes numériques, services d’intermédiation électronique, gouvernance multi­niveaux, droit français, Uber, compliance.

ABSTRACT

While digital platforms have been built by circumventing the applicable rules, they are gradually beginning to be caught up by the law. This article calls for the design of a multi-level governance framework to grasp this global phenomenon

(2020) 50 R.G.D. 143-182

* Maître de conférences, Faculté de droit de l’Université de Nantes, Centre de droit maritime et océanique, en ligne : <cdmo.univ-nantes.fr/>.

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and its systemic disruptions. It seems indeed essential to penetrate the world of digital platforms through their territorial anchorage. After identifying the main challenges awaiting legal actors, the article examines the reactions of French law towards digital platforms. In France, judges appear to be foreground players, whereas the French lawmaker has remained in the background, seeking to strike a balance between supporting their development and controlling their activities. To achieve this balance, the French lawmaker experiments, innovates, often hesitates, placing sometimes the cursor too much in favour of the platforms, or too far in their control. While this balance has yet to be struck, the reforms undertaken so far shed light on a different French lawmaker, which prefers to anticipate rather than react, and favours a collaborative (albeit mandatory) approach with digital platforms.

KEY-WORDS:

Digital platforms, multi­level governance, French law, compliance, Uber, electronic inter­mediation services.

SOMMAIRE

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144

I . La plateforme, cet « iceberg numérique » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147A . Approche économique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148B . Un essor à la lisière du droit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151

II . Obstacles à la navigation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152

III . Les réactions du droit français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155A . Poser des balises : le rôle des juges . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155

1 . Qualifier les activités des plateformes numériques . . . . . . 1552 . Sanctionner les comportements déviants . . . . . . . . . . . . . . 161

B . Définir des règles de navigation : le rôle du législateur . . . . . . . . . 1671 . Protéger les personnes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1692 . Contrôler les activités des plateformes . . . . . . . . . . . . . . . . . 173

IV . Les métamorphoses du droit français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182

INTRODUCTIONÀ l’aube d’une nouvelle décennie, les perspectives semblent bien

sombres. Les crises se multiplient à l’échelle mondiale, au point d’appa-raître incessantes. Elles sont de nature diverse, plus ou moins longues,

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plus ou moins menaçantes. Cette vision d’un monde chaotique, incer-tain, désœuvré s’avère aux antipodes de ce que le juriste avait pu s’ima-giner. Bercé par l’idéal d’un monde gouvernable, il s’était construit un imaginaire rationnel, ordonné par un ensemble de règles cohérentes, qu’il aurait été à même d’orchestrer, de maîtriser. En 2020, le juriste ne peut qu’être définitivement sorti de ce doux rêve. Il est désormais un être éveillé, qui tente d’adapter le droit à cette ère du « post »1. Il cherche à mieux comprendre les complexités de la gouvernance mon-diale, en examinant les rapports de pouvoir à l’œuvre2, replaçant les acteurs qui comptent vraiment, à commencer par les experts, sur le devant de la scène3, ou encore en s’interrogeant sur les nouvelles formes du droit dans ce contexte mondialisé4. Le juriste expérimente, bricole5, interagit avec les disciplines voisines, pour panser les plaies de cette gouvernance déréglée.

Le droit du commerce international est très révélateur de l’ampleur des défis qui attendent le juriste. Outre les assauts répétés contre le multilatéralisme de la part de certains États et les demandes sociales réclamant davantage de transparence et d’éthique, le commerce inter-national doit faire face à de profonds changements structurels. La mondialisation a, en effet, trop souvent été pensée comme un phéno-mène statique. Or, celle-ci est bien un processus qui évolue sans cesse. Longtemps structuré autour des échanges de marchandises tangibles, le commerce international se recentre discrètement sur de nouvelles activités. Les données et les services supplantent progressivement les conteneurs6, cet objet emblématique du commerce international qui

1. Mikhail Xifaras, « Après les théories générales de l’État : le droit global? » (2012) 8 Jus Poli-ticum, en ligne: <//juspoliticum.com/uploads/pdf/JP8-Xifaras.pdf>.

2. Hans Lindahl, Authority and the Globalisation of Inclusion and Exclusion, Cambridge (R-U), Cambridge University Press, 2018; Horatia Muir Watt, « Hospitality, Tolerance, and Exclusion in Legal Form: Private International Law and the Politics of Difference » (2017) 70:1 Current Legal Problems 111.

3. David Kennedy, A World of Struggle: How Power, Law and Expertise Shape Global Political Economy, Princeton (NJ), Princeton University Press, 2016.

4. Voir, notamment, Neil Walker, Intimations of Global Law, Cambridge (R-U), Cambridge University Press, 2015; Caroline Bricteux et Benoît Frydman, dir, Les défis du droit global, Bruxelles, Bruylant, 2018.

5. Mireille Delmas-Marty, Sortir du pot au noir. L’humanisme juridique comme boussole, Paris, Buschet Chastel, 2019.

6. La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) estime les ventes totales, dans le cadre du commerce électronique, à près de 290 000 milliards de dollars américains pour 2017. La valeur des échanges de services par voie numérique est passée de 1 855 milliards de dollars américains en 2008 à 2 964 milliards de dollars américains en 2018. En ligne : <unctad.org/en/PublicationsLibrary/tn_unctad_ict4d03_en.pdf>. Voir également le

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a révolutionné le transport de marchandises. Ces évolutions sont por-tées par de nouveaux acteurs. S’il s’agissait hier d’appréhender les pre-mières entreprises multinationales, le droit du commerce international est aujourd’hui confronté à l’essor des plateformes numériques. Le lecteur songera certainement immédiatement aux GAFA7 ou aux BATX8, mais il existe en réalité une multitude de plateformes numé-riques, aux modèles d’affaires fort variés, et qui évoluent dans un grand nombre de secteurs d’activité9. Ces nouveaux acteurs — ou plutôt espaces — visent « à mettre en contact l’offre et la demande sur un marché spécifique »10 au moyen d’outils de télécommunication numé-riques. Ils ont permis de faciliter et de stimuler les échanges en tout genre11, au point de donner naissance à une nouvelle économie… gouvernée par les plateformes numériques12. Ce phénomène transna-tional, d’une ampleur inédite, fait trembler les États, qui s’interrogent sur leur souveraineté dans cette nouvelle ère du numérique13.

Le présent article a pour ambition de saisir ce tourbillon qui a absorbé le juriste. Il dépeint l’histoire d’une navigation en eaux troubles, dans

Rapport Mckinsey de James Manyika et al, Digital Globalisation: The New Era of Global Flows, New York, McKinsey Global Institute, 2016.

7. Les géants du Web américain : Google, Amazon, Facebook et Apple.

8. Les géants du Web chinois : Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.

9. Plus de 7 000 plateformes opèrent sur le territoire européen selon la Commission euro-péenne. Pour une étude détaillée du contexte européen, voir Brian Fabo et al, An Overview of European Platforms: Scope and Business Models, JRC Science for Policy Report, Luxembourg, Union européenne, 2017. Selon le Groupe québécois de travail sur l’économie collaborative, mis en place à l’initiative du premier ministre du Québec en 2018, il y aurait au Québec plus de 210 pro-jets de l’économie collaborative touchant 16 secteurs d’activité différents; voir Groupe québécois de travail sur l’économie collaborative, Comprendre. Encadrer. Accompagner. Moderniser et renforcer les politiques publiques et réussir face aux transformations associées à l’économie collabo­rative, Gouvernement du Québec, Rapport de juin 2018, en ligne : <economie.gouv.qc.ca>. Pour une analyse plus détaillée de l’écosystème des plateformes numériques au Québec, voir Alain Decrop, dir, La consommation collaborative : enjeux et défis de la nouvelle société du partage, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2017.

10. Conseil national du numérique, Neutralité des plateformes. Réunir les conditions d’un envi­ronnement numérique ouvert et soutenable, Rapport remis au ministre français de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique et à la secrétaire d’État chargée du numérique, Paris, Conseil national du numérique, mai 2014 à la p 55.

11. CE, Règlement (UE) 2019/1150 du 20 juin 2019 promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne, [2019] JO, L 186/57, au Considérant 1.

12. Pour une approche générale, voir Conseil d’État français, Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’« ubérisation », Étude annuelle 2017 [Conseil d’État sur l’ubérisation].

13. Voir, pour un tel constat, France, Sénat, Commission d’enquête, Le devoir de souveraineté numérique, par Gérard Longuet, rapport no 7 (1er octobre 2019) [Rapport du Sénat français sur la souveraineté numérique].

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laquelle le droit doit avancer en dépit d’un phénomène qu’il maîtrise encore mal. En raison de ces bouleversements systémiques, l’article montre que les plateformes numériques d’intermédiation ne sauraient échapper au droit. Elles appellent plutôt à concevoir un cadre de gou-vernance multiniveaux, seul à même de saisir ce phénomène planétaire. Un tel cadre consiste à s’appuyer sur les ancrages territoriaux des pla-teformes numériques. Le droit national apparaît alors comme un pre-mier maillon essentiel de cette gouvernance, amené à être complété aux échelles régionale et internationale. Dans cette optique, l’article propose une analyse recentrée sur ce premier niveau de gouvernance. Le Québec et la France ont entrepris de vastes chantiers de réformes, marqués par une tendance générale au renforcement des règles appli-cables aux plateformes numériques. Le droit qui en résulte des deux côtés de l’Atlantique apparaît davantage en cohérence qu’en opposition, bien que les degrés d’intervention et les arbitrages effectués divergent. L’article invite plus particulièrement à s’intéresser aux réac-tions du droit français aux plateformes numériques. À l’instar du droit québécois14, le droit français tente de trouver un équilibre entre le sou-tien à apporter à l’économie numérique, d’une part, et son nécessaire encadrement, d’autre part15. Après avoir présenté l’ampleur des chan-gements induits par les plateformes numériques (I) ainsi que les obs-tacles qui recouvrent la voie au juriste (II), l’article examine les réactions du droit français (III) et met en lumière les métamorphoses à l’œuvre (IV).

I. LA PLATEFORME, CET « ICEBERG NUMÉRIQUE »Acteurs économiques devenus incontournables, les plateformes

numériques ont su redynamiser nos pratiques d’échanges de biens et de services, offrant de nouveaux horizons au commerce électronique, de même qu’aux personnes qui s’y livrent, qu’il s’agisse de profession-nels ou de particuliers. Cette partie émergée du phénomène laisse transparaître un profond bouleversement de nos activités écono-miques, perturbant les équilibres en présence. D’ampleur systémique, les plateformes ont en effet acquis en un temps record un pouvoir de

14. Voir la stratégie numérique du Québec et le plan d’action élaborés en 2016 et, plus récem-ment, le Rapport du Groupe québécois de travail sur l’économie collaborative, supra note 9; Québec, Ministère de l’Économie, de la Science et de l’Innovation, Plan d’action en économie numérique, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2016, en ligne : <www.economie.gouv.qc.ca/fileadmin/contenu/documents_soutien/strategies/economie_numerique/paen.pdf>.

15. Voir, notamment, Conseil d’État sur l’ubérisation, supra note 12.

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marché considérable (A), bien que leur développement s’inscrive à la lisière des règles juridiques applicables (B).

A. Approche économiqueOn aurait tort de penser les plateformes numériques comme un

phénomène émergent. Bien que récentes16, elles sont à l’origine de modèles économiques innovants et efficaces qui ont évolué à un rythme effréné, si bien qu’elles apparaissent aujourd’hui pleinement consolidées sur le marché. Par ce pouvoir acquis de manière abrupte, la plateforme est rapidement devenue un objet d’étude privilégié17. Il est donc possible aujourd’hui d’en dresser les contours, dans le but de concevoir une régulation adaptée.

Caractéristiques structurelles — Si chacune d’elles est unique, les plateformes numériques partagent néanmoins des caractéristiques com-munes que l’on peut synthétiser en quatre idées, lesquelles vont, par la suite, s’avérer cruciales pour concevoir un cadre de gouvernance adapté.

Premièrement, les plateformes numériques sont des intermédiaires qui évoluent dans un marché bi ou multiface. Leur rôle est de mettre en rela-tion deux (ou plusieurs) « faces » d’un marché, qu’elles cherchent à faire prospérer simultanément en mettant au point des stratégies de tarifi-cation inédites18. Cette mise en relation présente des caractéristiques singulières par rapport aux formes classiques d’intermédiation. Les plateformes numériques offrent en effet de nouvelles occasions aux particuliers19 et aux professionnels, surtout aux petites et moyennes

16. Si les premières plateformes sont apparues il y a plus de vingt ans aux États-Unis (Ebay : 1995; Amazon : 1994; Wikipedia : 2001; Facebook : 2004), Airbnb et Uber datent respectivement de 2008 et 2009.

17. Parmi les innombrables références, on renverra à Orly Lobel, « The Law of the Platform » (2016) 101 Minn L Rev 87 et, plus généralement, Derek McKee, Finn Makela et Teresa Scassa, dir, Law and the “Sharing Economy”. Regulating Online Market Platforms, Ottawa, Presses de l’Univer-sité d’Ottawa, 2018. Pour une approche sous l’angle des sciences de gestion, voir Michal A Cusumano, Annabelle Gawer et David B Yoffie, The Business of Platforms: Strategy in the Age of Digital Competition, Innovation, and Power, New York, Harper Business, 2019.

18. Les plateformes fixent, par exemple, des prix peu élevés applicables à une face du marché (généralement les consommateurs), laquelle exerce une attraction sur l’autre face du marché (comprenant le plus souvent des vendeurs et des annonceurs). Elles parviennent à se rémunérer en fixant des prix plus élevés sur l’autre face du marché. Sur ce point, voir Jean Tirole, Économie du bien commun, Paris, Presses universitaires de France, 2016 aux pp 497 et s.

19. Le particulier peut se livrer à une multitude d’échanges au moyen des plateformes, afin d’optimiser son temps (par exemple, avec les plateformes de livraison de repas à domicile, telles qu’Ubereats et Deliveroo), ses biens (en particulier, sa voiture, son vélo, sa place de stationnement,

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entreprises, qui voient s’ouvrir les portes d’un marché en ligne bien plus vaste que celui auquel ils avaient accès sans plateforme. Les pla-teformes se sont majoritairement développées dans des secteurs d’activité réglementés, dans lesquels la demande restait souvent insa-tisfaite et les prix, élevés. Se positionnant en concurrence avec les acteurs préexistants, elles ont su proposer des services plus perfor-mants et moins coûteux20, ce qui leur a permis d’attirer rapidement de nombreux utilisateurs des deux côtés du marché. De cette manière, les plateformes permettent de démultiplier le nombre de producteurs/vendeurs et consommateurs/usagers.

Deuxièmement, les plateformes numériques bénéficient d’effets de réseaux considérables pour se développer. Par leur rôle d’intermédiation, elles sont au centre de vastes réseaux d’acteurs qui se livrent à des échanges. Or, l’expansion de ces réseaux dépend non seulement du prix et de la qualité des services, mais aussi de la présence d’un certain nombre d’utilisateurs de la plateforme. Ainsi, plus celle-ci bénéficie d’un grand nombre d’utilisateurs, plus elle en attirera d’autres21, ce qui explique l’essor fulgurant des plateformes.

Troisièmement, les plateformes numériques se nourrissent de données. Leurs modèles d’affaires s’appuient sur les nouvelles technologies, en particulier l’exploitation massive de données, ainsi que sur l’utilisation d’algorithmes, couplés à des systèmes de géolocalisation. Le traite-ment des données permet aux plateformes numériques de cibler les besoins et les préférences de leurs utilisateurs, que ces derniers soient avérés ou potentiels. Elles peuvent ainsi individualiser au maximum les services qu’elles proposent, ce qui incite encore davantage les uti-lisateurs à recourir à leurs services.

son logement), de les revendre, ou de maximiser ses connaissances, ses interactions sociales, son argent (avec les plateformes de sociofinancement).

20. Voir Benjamin G Edelman et Damien Geradin, « Efficiencies and Regulatory Shortcuts: How should We Regulate Companies Like Airbnb and Uber? » (2016) 19:2 Stan Tech L Rev 293. Cette efficacité semble avoir des répercussions positives sur l’ensemble du secteur concerné : OCDE, Département des affaires économiques, Like It or Not? The Impact of Online Platforms on the Productivity of Incumbent Service Providers, Document de travail no 1548, no de doc ECO/WCP(2019)17, (2019).

21. Ces effets de réseau peuvent être directs (au sein d’une même face du marché) ou indirects (les utilisateurs d’une face voient leur satisfaction s’accroître avec le nombre d’utilisateurs de l’autre face). Voir Anne Perrot, « L’économie digitale et ses enjeux : le point de vue de l’écono-miste » (2016) AJCA 74, et plus généralement, Nicolas Colin, Augustin Landier, Pierre Mohnen et al, « Les notes du conseil d’analyse économique » dans Conseil d’analyse économique, Économie numérique, France, Paris, 2015.

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Quatrièmement, les plateformes numériques se structurent en utilisant le contrat pour atteindre une dimension mondiale. Chaque plateforme est une construction contractuelle. Elle est constituée d’un ensemble de contrats qui forment une relation triangulaire entre la plateforme, ses utilisateurs et les prestataires du service sous-jacent. En recourant à l’outil contractuel, que les États mettent gratuitement à la disposition des opérateurs économiques, les plateformes numériques ont pu mettre au point des modèles commerciaux très variés, en se réservant une participation plus ou moins grande dans la transaction sous-jacente22. Elles constituent, en ce sens, un nouvel exemple de gouver-nance contractuelle à l’échelle mondiale23, ce qui leur permet de choisir les lois applicables à leurs contrats et les juridictions compé-tentes pour optimiser leur environnement juridique et s’ériger en acteurs économiques mondiaux.

Le pouvoir des plateformes — Ces différentes caractéristiques expliquent le développement rapide des plateformes numériques, ainsi que la naissance de géants du numérique qui dominent, après quelques années d’activités, les marchés dans lesquels ils opèrent. Cette domination peut d’ailleurs apparaître étonnante si l’on se sou-vient des premiers pas d’Internet, qui était alors présenté comme un espace de liberté. Celui-ci semble aujourd’hui coopté par quelques plateformes qui ont acquis une puissance inédite, au point de mettre au défi les États24. Toutes, bien sûr, n’ont pas la même taille ni le même poids sur les marchés. Mais prises dans leur ensemble, elles forment un nouvel écosystème à l’origine de profonds bouleversements éco-nomiques. Reprenant à leur compte une vision très libérale du marché25, elles sont à l’origine de nouvelles formes d’organisation industrielle, plus décentralisées et horizontales, qui s’inscrivent à contre-courant de la vision traditionnelle de l’entreprise26. Bousculant

22. Pour une tentative de classification, voir Conseil d’État sur l’ubérisation, supra note 12.

23. Sur cette notion, voir Stefan Grundmann, Florian Möslein et Karl Riesenhuber, dir, Contract Governance. Dimensions in Law and Interdisciplinary Research, New York, Oxford University Press, 2015.

24. Voir Rapport du Sénat français sur la souveraineté numérique, supra note 13, qui évoque une économie du monopole aux pp 30 et s.

25. Pour une approche critique, voir Derek McKee, « The Platform Economy: Natural, Neutral, Consensual and Efficient? » (2017) 8:4 Transnational Legal Theory 455.

26. Aurélien Acquier, « Uberization Meets Organizational Theory » dans Nestor M Davidson, Michèle Finck et John J Infranca, dir, The Cambridge Handbook of the Law of the Sharing Economy, New York, Cambridge University Press, 2018, 13.

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nos paradigmes économiques, les plateformes se présentent aussi comme des forces perturbatrices pour le droit.

B. Un essor à la lisière du droitLes plateformes numériques se sont organisées, d’un point de vue

juridique, en mobilisant toutes les ressources du droit des contrats, en particulier l’autonomie de la volonté : choix de la qualification la plus adaptée, choix du contenu de leurs contrats, de la loi applicable, des juridictions compétentes, etc. Cette gouvernance de nature contrac-tuelle leur a permis non pas de jouer en dehors des règles du jeu, mais de sélectionner leurs propres règles, en optant pour les régimes juri-diques les moins contraignants pour gérer leurs activités économiques. En agissant de la sorte, elles ont paru s’affranchir (au moins temporai-rement) du droit existant. Les perturbations dont elles sont à l’origine sont d’ordre systémique, atteignant le droit dans toutes ses branches. Plutôt que de passer en revue l’ensemble de ces perturbations, nous formulerons trois observations générales essentielles à prendre en compte pour concevoir une régulation des plateformes numériques.

Le pouvoir acquis par les plateformes entraîne tout d’abord de nou-veaux rapports d’allégeance entre elles et leurs usagers. D’importantes asymétries d’information existent en faveur des plateformes numé-riques27. Ces dernières maîtrisent en effet l’information à diffuser aux différentes faces du marché qu’elles contrôlent28. En conséquence, elles se trouvent à même d’imposer des pratiques contractuelles dis-cutables du fait du déséquilibre significatif qu’elles créent au détriment de leurs usagers. Ce constat s’observe dans toutes les faces de leurs marchés, qu’il s’agisse des consommateurs/usagers ou des produc-teurs/vendeurs. Comment ne pas penser à la situation précaire des travailleurs indépendants proposant leurs activités sur les plateformes numériques29 ou bien encore aux petites et moyennes entreprises qui les utilisent et se trouvent fréquemment en situation de dépendance

27. Voir, sur ce point, Edelman et Geradin, supra note 20, qui y voient un aspect crucial dans la régulation des plateformes.

28. Voir Ryan Calo et Alex Rosenblat, « The Taking Economy: Uber, Information, and Power » (2017) 117 Colum L Rev 1623.

29. Voir, ci-dessous, les sections III.A.1 au paragraphe « Position de la Cour de cassation » et III.B.1 « Protéger les personnes ». Pour une immersion dans le quotidien de ces travailleurs, voir le film de Ken Loach, Sorry, We Missed You, sorti en octobre 2019, et, plus généralement sur la question, Jeremias Prassl, Humans as a Service. The Promise and Perils of Work in the Gig Economy, New York, Oxford University Press, 2018.

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à leur égard30? Floutant les frontières entre les acteurs professionnels et les acteurs non professionnels, les plateformes numériques sont parvenues à se développer en marge à la fois du droit de la consom-mation et du droit commercial, privant ainsi leurs usagers du bénéfice des règles juridiques conçues pour les protéger.

Ensuite, en s’affranchissant des règles applicables, les plateformes numériques ont fragilisé de nombreux secteurs d’activité, à commencer par les professions réglementées. La plateforme Uber est certainement l’exemple le plus parlant à cet égard31. Elle témoigne d’une mise en opposition entre ces nouveaux acteurs du numérique et les acteurs de « l’économie traditionnelle », à l’origine d’importantes distorsions de concurrence, ce qui appelle une réflexion en droit de la concurrence32.

Enfin, les plateformes numériques testent les limites de nos systèmes juridiques. En s’affichant comme un phénomène planétaire qui s’appuie sur la concurrence des droits nationaux, les plateformes posent des difficultés majeures aux États qui ne parviennent pas à se saisir de l’am-pleur du phénomène. Elles appellent ainsi à repenser notre approche juridique, de même que nos représentations du phénomène.

II. OBSTACLES À LA NAVIGATIONEntre mythes et réalités — Investir l’univers des plateformes

numériques s’avère un exercice semé d’embûches pour le juriste. Tout comme la navigation maritime a pu faire l’objet d’innombrables récits peuplés de monstres marins, l’univers des plateformes est à l’origine de nombreuses représentations, plus ou moins éloignées de la réa-lité33. Deux écueils majeurs méritent une attention particulière.

Le juriste serait d’abord confronté à une temporalité différente. Les plateformes présentent, en effet, une capacité d’adaptation inédite à la demande sociale et au droit applicable. Elles peuvent rapidement

30. Voir, ci-dessous, la section III.B.1 « Protéger les personnes ».

31. En proposant à ses clients, par l’entremise de son application éponyme, de les mettre en relation avec des conducteurs de véhicules, la plateforme vient directement concurrencer les taxis et les véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC), qualifiés au passage d’« acteurs de l’économie traditionnelle ».

32. Voir, ci-dessous, la section III.A.2 « Sanctionner les comportements déviants » au para-graphe « Concurrence ».

33. Voir Orly Lobel, qui décrit une littérature binaire au sujet des plateformes, certains auteurs affichant une vision utopique du phénomène, d’autres une vision dystopique; Lobel, supra note 17.

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ajuster leurs offres, en proposer de nouvelles et muter pour suivre le contexte dans lequel elles évoluent. Cette versatilité qui les caractérise semble anachronique par rapport au temps plus long du droit. La fabrique du droit nécessite de déployer une série de procédures et d’acteurs, de prendre une certaine distance par rapport à l’objet à réglementer, ce qui demande du temps. Il s’agit, en effet, d’adopter une règle de droit non seulement de qualité et adaptée aux besoins des sujets de droit, mais aussi démocratique. Le temps court des pla-teformes serait-il dès lors irréconciliable avec le temps long du droit? Pas nécessairement. Si cette différence de temporalité existe et n’est pas à négliger, elle ne paraît pas non plus insurmontable. Le droit pré-sente également de grandes facultés d’adaptation. Cette capacité pro-vient tout d’abord des juges, qui sont les plus à même d’intervenir rapidement dans le contentieux résultant des activités des plateformes. Face aux plateformes, les juges deviennent ainsi des acteurs de premier plan, ayant pour mission d’appliquer les règles existantes à celles-ci, ce qui laisse au législateur le temps nécessaire pour organiser sa réac-tion. Cette réactivité nécessite toutefois que le législateur repense son rôle et ses méthodes. En effet, il ne s’agit pas seulement de réagir à l’essor et à l’évolution des plateformes. Le droit doit également anti-ciper, prendre les devants, réguler de manière ex ante34.

À ce défi temporel s’ajoute un défi d’ordre spatial. Les plateformes numériques sont souvent présentées comme des espaces virtuels, qui évolueraient en dehors du monde réel. Elles flotteraient au-dessus des systèmes juridiques et seraient insaisissables, puisque sans ancrage territorial. D’où une série de questions essentielles : comment, et à quel niveau, réguler ce phénomène planétaire? Le droit national serait-il voué à l’échec? Une telle représentation n’est pas nouvelle. Elle a fait son apparition avec les premiers pas de l’internet et du commerce électronique35. Certains auteurs avaient alors décrit la naissance d’un nouveau monde — le cyberespace — eldorado de liberté, qui évolue-rait en toute autonomie. La question ressurgit aujourd’hui avec l’essor des plateformes numériques et appelle les États à se saisir de la ques-tion. Si les plateformes sont bien des phénomènes transnationaux, il

34. Sur ce changement de méthode, voir, ci-dessous, la section IV au paragraphe « Une démarche de compliance ».

35. Voir, notamment, Lawrence Lessig, qui avait mis en lumière de nouvelles formes de régu-lation dans le cyberespace par le Code and Other Laws of Cyberspace et appelait les États à inter-venir dans l’évolution de ce code. Voir Lawrence Lessig, Code: Version 2.0, New York, Basic Books, 2006, en ligne : <//codev2.cc/download+remix/Lessig-Codev2.pdf>.

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n’existe pas deux mondes séparés — l’un réel, l’autre virtuel —, mais bien un seul et même monde. Chaque plateforme numérique existe parce qu’elle s’appuie sur des activités et des acteurs du monde réel. Les plateformes numériques présentent ainsi de multiples ancrages territoriaux qui doivent servir de points de départ dans leur régulation.

Vers une gouvernance multiniveaux — S’il existe bien un défi spatio-temporel inhérent à la régulation des plateformes, il faut veiller à ne pas sombrer dans la caricature. Face au défi temporel, le droit ne devient pas anachronique. Face au défi spatial, le droit n’est pas désarmé. Cette représentation caricaturale des plateformes (comme un phénomène insaisissable) et du droit (comme un outil impuissant à les encadrer) n’est pas neutre; elle est au contraire tout à fait favorable aux plateformes numériques, qui la véhiculent massivement avec leurs stratégies de communication. Il est nécessaire de dépasser cette repré-sentation pour concevoir un encadrement juridique adapté, évolutif, qui s’appuie sur les ancrages territoriaux des plateformes numériques, tout en les dépassant. Ce cadre de gouvernance multiniveaux s’inscri-rait à la fois à l’échelle locale et à l’échelle mondiale36, de manière à saisir véritablement le phénomène des plateformes dans toutes ses dimensions. Le droit national n’est donc pas voué à l’échec, bien au contraire : il constitue un premier maillon essentiel dans ce cadre de gouvernance des plateformes. L’approche retenue par de nombreux droits nationaux, à commencer par le Québec et la France, semble d’ailleurs en cohérence, plutôt qu’en opposition, bien que les arbi-trages et les degrés d’intervention retenus varient et peuvent diverger37. Pris dans leur ensemble, ces différents droits nationaux laissent entrevoir la construction possible d’un maillage de règles trans-nationales applicables aux plateformes numériques. Ce premier niveau de régulation est en cours de construction en France.

36. Sur l’idée de « glocalisme », voir Saskia Sassen, « Neither Global Nor National: Novel Assem-blages of Territory, Authority and Rights » (2008) 1:1-2 Ethics & Global Politics 61.

37. Ce mouvement de convergence concerne le raisonnement juridique et les problématiques recensées par les droits nationaux. Il n’implique pas, pour l’heure, un mouvement d’harmoni-sation de ceux-ci. Dans cette optique, le rôle du droit international privé se voit ainsi rehaussé. Pour une approche générale sur le rôle du droit international privé dans la gouvernance mon-diale, voir Horatia Muir Watt, « Private International Law Beyond the Schism » (2011) 2:3 Transna-tional Legal Theory 347.

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III. LES RÉACTIONS DU DROIT FRANÇAISEn France, les premières réactions proviennent des juridictions qui

sont intervenues pour trancher le contentieux naissant autour des acti-vités des plateformes numériques, posant ainsi de précieuses balises pour construire un cadre de gouvernance (A). Cette réactivité « forcée » des juges contraste avec celle du législateur, qui est apparu bien plus en retrait face à l’essor des plateformes numériques (B).

A. Poser des balises : le rôle des jugesDu neuf avec de l’ancien — Ce sont les juges, saisis des litiges

entourant les activités des plateformes, qui ont été les premiers acteurs juridiques à intervenir dans l’univers des plateformes. L’approche n’est ici aucunement révolutionnaire : il s’est agi de faire entrer les activités des plateformes numériques dans les catégories juridiques existantes, en somme de qualifier les faits et d’appliquer le droit existant, en l’ab-sence de règles spécifiquement applicables aux plateformes. Pour ce faire, les juges ont été amenés à s’immiscer dans le fonctionnement des plateformes, afin de comprendre la réalité des rapports entre les différentes parties aux contrats. Cette démarche est ainsi marquée par une grande casuistique, les questions se réglant au cas par cas, plate-forme par plateforme. Si les méthodes et outils mobilisés sont donc bien connus en droit, leurs effets s’avèrent en revanche inédits. En qualifiant les activités des plateformes (1), les juges ont ouvert la voie à leur contrôle (2), jetant ainsi les premières fondations d’une régula-tion des plateformes numériques aux échelles locale et régionale.

1. Qualifier les activités des plateformes numériques

Les juges ont d’abord été appelés à s’interroger sur la qualification des activités développées par les plateformes38. Dans le contexte juri-dique français, ces décisions proviennent, notamment, de la Cour de cassation et de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) lorsque le litige soulève des questions de droit de l’Union européenne (UE)39.

38. Rappelons que la qualification d’un contrat ne dépend pas de la dénomination choisie par les plateformes. Elle relève, en France, de l’appréciation souveraine des juges du fond, avec un contrôle de la Cour de cassation.

39. La CJUE a été appelée à intervenir par la procédure de renvoi préjudiciel qui permet à une juridiction d’un État membre de la saisir pour statuer sur l’interprétation ou la validité du droit de l’UE.

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Les décisions de cette dernière présentent une portée bien plus grande et s’avèrent, à ce titre, essentielles dans la construction d’un cadre de gouvernance multiniveaux.

Le test « Uber Spain » — Compte tenu de la diversité des plate-formes, il était nécessaire d’établir une méthodologie commune à l’ensemble des États membres de l’UE pour procéder à cet exercice de qualification juridique en droit de l’UE. L’arrêt Uber Spain de la CJUE, en date du 20 décembre 2017, est fondateur en ce sens40. L’affaire concernait la plateforme Uber, plus particulièrement son service UberPop, visant à mettre en relation, au moyen d’une application sur téléphone intelligent, des clients désirant effectuer un déplacement urbain et des transporteurs non professionnels, c’est-à-dire ne possé-dant pas les autorisations requises en droit interne pour exercer une telle activité. Depuis l’apparition de ce service en Europe, plusieurs actions en concurrence déloyale avaient été introduites par des fédé-rations de taxis à l’encontre de la plateforme Uber, notamment en Espagne et en France41. Uber faisait valoir sa fonction d’intermédiation électronique et se présentait comme un « service de la société de l’in-formation »42. Cette qualification était à son avantage, lui permettant de bénéficier du principe de liberté de prestation de services au sein de l’UE et d’échapper à la réglementation applicable aux transports routiers urbains43.

40. CJUE Grande chambre, 20 décembre 2017, Asociación Profesional Elite Taxi c Uber Systems Spain SL, (2018) JO, C 72/2, C-434/15 (Espagne), en ligne : <//eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/PDF/?uri=uriserv%3AOJ.C_.2018.072.01.0002.01.FRA> [Uber Spain].

41. Pour une analyse de la plateforme, voir, notamment, Jasenko Marin et al, dir, Uber — Brave New Service or Unfair Competition. Legal Analysis of the Nature of Uber Services, Cham (Suisse), Springer Nature Switzerland AG, 2020.

42. C’est-à-dire « un service fourni normalement contre rémunération, à distance au moyen d’équipement électronique de traitement (y compris la compression numérique) et de stockage de données, à la demande individuelle d’un destinataire de services », selon la Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des ser­vices de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché inté­rieur, [2000] JO, L 178/1, art 17 [CE, Directive sur le commerce électronique]. La législation québécoise a d’ailleurs intégré l’approche issue de la directive européenne sur le commerce électronique.

43. Cette ligne de défense se retrouve fréquemment dans les recours impliquant Uber. La politique commune des transports n’est pas encore aboutie dans le domaine du transport urbain, les États membres demeurant ainsi compétents pour le réglementer : CE, Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, [2012] JO, C 326/47 au Titre VI, en ligne : <//eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:12012E/TXT>. Pour un commentaire de la décision, voir Caroline Devaux, « Uber, une plateforme numérique pas comme les autres : commentaire de l’arrêt CJUE, Asociación Profesional Elite Taxi contre Uber Systems Spain SL, 20 décembre 2017, aff C-434/15 » (2018) 112 L’observateur de Bruxelles 59.

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Dans cet arrêt, la CJUE livre sa propre grille de lecture des plate-formes numériques. Pour la Cour de justice, une plateforme numérique constitue, en principe, un service d’intermédiation électronique, qui doit être distingué du service sous-jacent. En conséquence, les régimes en présence devraient être appliqués de manière distributive : le ser-vice d’intermédiation électronique fourni par la plateforme serait régi par les règles régissant les services de la société de l’information, tandis que le service sous-jacent se verrait appliquer la réglementation sec-torielle pertinente. Néanmoins, la CJUE s’avère prête à écarter cette position de principe dès lors que ces deux services ne sont pas auto-nomes. Dans une telle hypothèse, la Cour appréciera dans sa globalité le service concerné, en cherchant à identifier son élément principal, lequel déterminera le régime juridique applicable à l’ensemble du ser-vice en cause. Ainsi, dès que la plateforme excède sa fonction d’inter-médiation électronique et intervient dans l’organisation du service sous-jacent, la Cour optera pour la qualification de celui-ci et lui appli-quera la réglementation régissant le secteur en question.

Appliquée au cas d’espèce, cette méthode conduit la Cour de justice à déterminer si les services d’intermédiation électronique et de trans-port, dans le cas d’Uber, sont autonomes. Elle constate, à cet égard, que la plateforme intervient dans le fonctionnement général du ser-vice de transport et y exerce une influence décisive. De plus, le service d’intermédiation électronique fourni par Uber conditionne l’existence du service de transport sous-jacent. Par ces constatations factuelles, la Cour de justice en déduit que la plateforme Uber fournit un service global, comprenant un service de transport, qui en est l’élément prin-cipal, et un service d’intermédiation, qui en est l’accessoire. Pour la CJUE, Uber est donc un « service dans le domaine des transports » et relève, par conséquent, de la politique commune des transports. Une telle qualification s’avère fatale pour le service UberPop, qui se trouve soumis au droit national des transports des États membres dans les-quels il existe44. Au-delà de cette solution retentissante apportée au cas d’espèce, la Cour de justice fournit ici une méthode efficace et souple, qui s’adapte au caractère protéiforme des plateformes numé-riques. Elle propose ainsi un premier rééquilibrage entre les acteurs de l’économie numérique et ceux de l’« économie traditionnelle ». La

44. Pour une approche comparative sur la réglementation applicable au sein des États membres, voir Rozen Noguello et David Renders, dir, Uber & Taxis. Comparative Law Studies, Bruxelles, Bruylant, 2018.

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méthode étant posée, elle a ouvert la voie à d’autres arrêts de la CJUE relatifs aux plateformes numériques.

Application subséquente par la CJUE — Presque deux ans jour pour jour45 , la CJUE a eu l’occasion d’appliquer son test à la plateforme numérique Airbnb46, qui exerce son activité dans le secteur de l’héber-gement à courte durée. Une association professionnelle française avait déposé plainte avec constitution de partie civile contre Airbnb pour exercice d’une activité d’agent immobilier sans carte professionnelle47. La ligne de défense de la plateforme était proche de celle d’Uber48, consistant à faire valoir son rôle d’intermédiation électronique. Dans un arrêt du 19 décembre 2019, la CJUE considère que la plateforme Airbnb (à l’inverse de la plateforme Uber) constitue un « service de la société de l’information » au sens du droit de l’UE. La Cour de justice estime, en effet, que la prestation caractéristique fournie par la plate-forme est un service d’intermédiation électronique, distinct du service d’hébergement sous-jacent. Elle constate, par ailleurs, que la plate-forme n’intervient pas dans la réalisation de la prestation d’héberge-ment, même si elle fournit des services qui y sont associés et que la Cour de justice juge comme étant accessoires. Le test « Uber Spain » débouche ainsi sur une solution cohérente avec le modèle d’affaires développé par la plateforme Airbnb. En effet, Airbnb n’exerce pas le même degré de contrôle qu’Uber dans la réalisation de la prestation sous-jacente. La plateforme ne procède pas à la sélection des hôtes, ne contrôle pas la qualité de la prestation d’hébergement, ne fixe pas le montant des loyers et n’a pas mis en place de procédure d’exclusion en cas de non-respect de son règlement. Le test « Uber Spain » semble conforté par cette première application.

45. CJUE Grande chambre, 19 décembre 2019, YA et Airbnb Ireland UC c Hôtelière Turenne SAS et Association pour un hébergement et un tourisme professionnel (AHTOP) et Valhotel, C-390/18, en ligne : <//curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=221791&pageIndex=0&doclang=FR&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=6230820>.

46. La plateforme Airbnb propose de mettre en relation, par l’entremise d’une application éponyme, des personnes disposant de lieux d’hébergement à louer et des personnes recher-chant une location à la nuitée. La plateforme fournit en outre une série de prestations supplé-mentaires aux loueurs, telles qu’un service de paiement, une assurance ou encore un outil optionnel d’estimation du montant du loyer à appliquer à leur hébergement.

47. En application de la Loi no 70­9, du 2 janvier 1970 réglementant les conditions d’exercice des activités relatives à certaines opérations portant sur les immeubles et les fonds de commerce, JO, 4 janvier 1970, 142 en ligne : <www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006068387> [Loi Hoguet], l’exercice de la profession nécessite, en France, l’obtention d’une carte professionnelle, une obligation dont le non-respect est pénalement sanctionné.

48. Voir, ci-dessus, le paragraphe « Le test “Uber Spain” ».

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Airbnb étant un « service de la société de l’information » presté en France par une société établie en Irlande, la plateforme peut-elle se voir opposer la réglementation française applicable aux activités d’en-tremise et de gestion immobilières? En vertu du droit de l’UE, les « ser-vices de la société de l’information » bénéficient, en principe, d’une liberté de prestation de services sur le territoire européen, l’État membre d’établissement (ici l’Irlande) disposant d’une compétence de principe pour les régir49. Les autres États membres peuvent éventuel-lement déroger à ce principe sous certaines conditions50. Constatant que la France n’avait pas respecté l’une de ces conditions51, la Cour de justice conclut que la réglementation française n’est pas conforme au droit de l’UE et s’avère donc inopposable à Airbnb Ireland. En consé-quence, Airbnb Ireland peut se prévaloir du principe de libre prestation de services au sein de l’UE, et la France ne saurait exiger d’elle d’être titulaire d’une carte professionnelle d’agent immobilier. Cet arrêt paraît donc favorable à la plateforme, au moins dans l’immédiat. En effet, la CJUE ne vient pas dire que la France ne pourra pas, dans l’avenir, décider d’adopter des mesures restreignant la liberté de prestation de services dans ce secteur. Cet arrêt ne doit donc pas être perçu comme un pas en arrière dans la régulation des plateformes. Il ne saurait remettre en cause les lois récemment adoptées en France dans ce domaine52. La France, tout comme les autres États membres de l’UE, demeure libre d’imposer des contraintes à la plateforme Airbnb. Encore faut-il que ces mesures respectent les conditions posées par la Directive sur le commerce électronique pour être valables et pleinement oppo-sables aux plateformes numériques53.

Position de la Cour de cassation — Dans la même lignée, mais cette fois en droit national, les premières décisions de la Cour de cassa-tion dans le domaine des plateformes numériques font apparaître une grille de lecture proche de celle de la CJUE. Là aussi, les plateformes numériques sont rattrapées par les juges qui commencent à en saisir les contours. Ainsi, pour la Cour de cassation française, la plateforme

49. CE, Directive sur le commerce électronique, supra note 42, art 3(1).

50. Ibid, art 3(4) (but de protection d’un intérêt général, risque sérieux et grave d’atteinte à cet intérêt général, caractère proportionné, et notification préalable à la Commission euro-péenne et à tout État membre sur le territoire duquel le prestataire du service visé est établi).

51. À savoir la notification préalable de la mesure à la Commission européenne et à l’Irlande.

52. Voir, ci-dessous, la section III.B.2.

53. Une autre affaire concernant la plateforme Airbnb est actuellement devant la CJUE, à la suite d’un renvoi préjudiciel de la Cour de cassation le 22 novembre 2018, C-727/18, JO, C 35/13; voir les conclusions de l’avocat général Bobek rendues le 2 avril 2020.

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numérique est en principe un intermédiaire. Dans une affaire récente54, une plateforme Doctipharma proposait de mettre en relation des clients et des pharmaciens pour acheter en ligne, par l’intermédiaire des sites Internet des officines de pharmacie, des produits parapharmaceutiques et des médicaments sans ordonnance55. La Cour d’appel, suivant l’ana-lyse de la plateforme, n’a vu en elle qu’un support technique des sites Internet des officines de pharmacie et a interprété très strictement son rôle. La Cour de cassation a censuré l’arrêt de la Cour d’appel et consi-déré que la plateforme numérique a un rôle actif d’intermédiaire à jouer entre clients et pharmaciens, en vue de la conclusion de contrats de vente de produits. Cette qualification d’intermédiaire, a priori favorable aux plateformes numériques dans d’autres domaines, se révèle ici fatale pour Doctipharma. En effet, la vente de médicaments par l’entremise de courtiers étant interdite en France, l’activité de la plateforme s’avère donc illicite. Il apparaît donc que les plateformes numériques, en tant qu’intermédiaires, n’échappent pas aux règles impératives encadrant les activités d’intermédiation dans certains secteurs d’activité en France, à commencer par le commerce de médicaments.

Malgré cette position de principe, la Cour de cassation admet, tou-tefois, que certaines plateformes numériques excèdent leur rôle d’intermédiation. Eu égard à la relation entre la plateforme et les tra-vailleurs, la Chambre sociale de la Cour de cassation a rappelé que « l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs »56. Ainsi, dès qu’un lien de subordination existe entre la plateforme et ses travailleurs, et alors même que ces derniers auraient opté pour un statut de travailleur indépendant, la qualification de contrat de travail serait à retenir. La Chambre sociale n’a pas hésité à franchir le pas dans le cas des plateformes Deliveroo

54. Cass com, 19 juin 2019, [2019] D Jur 1394, no 18-12.292; AJ Contrat 2019 387, obs K Magnier-Merran; 2019 RTD civ 893, obs P-Y Gautier.

55. En France, la profession de pharmacien est réglementée; elle nécessite notamment l’ob-tention d’un diplôme de pharmacien (art L4221-1 du Code de la santé publique). Par ailleurs, il s’agit d’une activité pour laquelle l’entremise d’un courtier est interdite (arts L5125-25 et L5125-26 du Code de la santé publique).

56. Cass soc, 28 novembre 2018, [2019] D Jur 177, no 17-20.079, note M-C Escande-Varniol; AJ Contrat 2019 46, obs L Gamet; 2019 Dr soc 185, tribune C Radé; 2019 RDT 36, obs M Peyronnet; 2019 Dalloz IP/IT 186, obs J Sénéchal, en ligne : <www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_sociale_576/1737_28_40778.html>.

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(spécialisée dans la livraison de repas à domicile)57 et Uber58. Dans les deux affaires, la Cour considère qu’un lien de subordination existe en l’espèce, la plateforme pouvant, notamment, contrôler en temps réel ses travailleurs et, le cas échéant, les sanctionner. Ces deux décisions s’inscrivent dans un mouvement plus général de protection des tra-vailleurs des plateformes, qui s’observe à l’étranger, notamment au Royaume-Uni59 et en Italie60. Une fois les activités des plateformes qualifiées, les juges peuvent intervenir pour contrôler et, le cas échéant, sanctionner leurs agissements.

2. Sanctionner les comportements déviants

Les juridictions françaises se sont principalement appuyées sur trois branches du droit français pour apprécier les activités des plate-formes : le droit de la concurrence, celui de la consommation et les droits fondamentaux, ce qui leur a permis de poser les premières limites au développement des plateformes numériques, au prix parfois de rai-sonnements claudicants, révélant le besoin de réformes législatives.

Concurrence — Le droit de la concurrence constitue une boîte à outils privilégiée par les requérants. En s’affranchissant des règles applicables dans certains secteurs d’activité, les plateformes numé-riques sont, en effet, à l’origine d’importantes distorsions de marché qui restreignent le libre jeu de la concurrence. Les acteurs de « l’éco-nomie traditionnelle » ont ainsi trouvé dans l’action en concurrence déloyale un premier moyen de préserver leurs activités et de mettre un terme aux agissements de certaines plateformes numériques, notamment dans le secteur du transport routier de personnes. En France, les juges du fond ont accueilli plusieurs recours et ordonné aux

57. Cass soc, 28 novembre 2018, no 17-20.079, ibid. Cette dernière proposait de mettre en relation des restaurateurs partenaires, des clients passant commande de repas par l’intermé-diaire de son application et des livreurs à vélo exerçant leur activité sous un statut de travailleur indépendant. Cette décision avait rapidement été suivie par les juges du fond, notamment la CA Paris, 10 janvier 2019, [2019] no 18/08357, en ligne : <//revuefiduciaire.grouperf.com/ plussurlenet/complements/CA-Paris-UBER-10-01-2019.pdf>, à propos de la plateforme Uber. Conseil de prud’hommes, Paris, 6 février 2020 (condamnation de la plateforme Deliveroo pour travail dissimulé).

58. Cass soc, 4 mars 2020, [2020] no 19-13.316, en ligne : <www.courdecassation.fr/ jurisprudence_2/chambre_sociale_576/374_4_44522.html>.

59. La jurisprudence tend à assimiler les travailleurs des plateformes à des « workers »; voir, notamment, au Royaume-Uni Uber BV v Aslam, [2018] EWCA Civ 2748, en ligne : <www.bailii.org/ew/cases/EWCA/Civ/2018/2748.html>.

60. Cass italienne, 24 janvier 2020, no 1663/2020 à propos de la plateforme Foodora.

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plateformes en cause de cesser leurs pratiques consistant, par exemple, à dénigrer un concurrent61 ou concourant à créer une confusion dans l’esprit du client62, ou bien encore entraînant une désorganisation générale du secteur63. Outre l’action en concurrence déloyale, des recours ont également été intentés par les autorités publiques pour sanctionner les pratiques restrictives de concurrence adoptées par certaines places de marché en ligne64, notamment Amazon65.

Au-delà des pratiques restrictives de concurrence, la place que les plus grandes plateformes ont acquise sur les marchés soulève un cer-tain nombre de questions en droit de la concurrence. Si la position dominante d’une plateforme n’est pas en soi illicite, on peut s’inter-roger sur l’existence d’éventuels abus. Un petit nombre de plateformes s’est, en effet, érigé en « quasi-gardien » de l’accès aux marchés et aux consommateurs66. Certaines d’entre elles n’hésitent pas à poser des barrières à l’entrée des marchés qu’elles contrôlent, alors que d’autres se livrent à des pratiques prédatrices, telles que l’éviction de concur-rents ou le rachat massif d’entreprises. D’autres encore profitent de leur position dominante pour fausser la concurrence, en contrôlant l’accès des utilisateurs et l’information qui leur est transmise. La Commission européenne tente, de manière laborieuse, d’actionner les différents leviers du droit de la concurrence pour sanctionner ces dérives67. Elle

61. CA Reims, 12 février 2019, [2019] RG no 18/006191, en ligne : <www.legifrance.gouv.fr/affich JuriJudi.do?oldAction=rechJuriJudi&idTexte=JURITEXT000038137209&fastReqId=1014762240&fastPos=1>.

62. Confusion résultant de l’utilisation de signes distinctifs, en principe, réservés aux taxis ou aux VTC, CA Paris, 15 mars 2019.

63. En adoptant des pratiques commerciales illégales, notamment l’exploitation du service UberPop et le maraudage électronique , CA Paris, 12 décembre 2019, à propos de la plateforme Uber et de son service UberPop.

64. Art L442-1, Code de commerce. Ces actions résultent d’enquêtes sur le fonctionnement des places de marché en ligne, menées par la Direction générale de la concurrence, de la consom-mation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et soutenues par les autorités européennes.

65. La plateforme Amazon ayant inséré, dans ses conditions générales, plusieurs clauses créant des déséquilibres significatifs en sa faveur, elle se voit contrainte de les modifier et de verser une amende de quatre millions d’euros : Trib com Paris, Première chambre, 2 septembre 2019, [2019] RG no 2017050625, en ligne : <www.doctrine.fr/d/TCOM/Paris/2019/U31AFE6AF088D16C43CE0>.

66. Pour un panorama général, voir Ministère français de l’Économie et des Finances, DG Trésor, « Plateformes numériques et concurrence », no 250, 26 novembre 2019, en ligne : <www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2019/11/26/tresor-eco-n-250-plateformes-numeriques-et-concurrence>.

67. Ce renforcement des contrôles s’inscrit dans une tendance plus générale qui s’observe également aux États-Unis ou en Australie. Aux États-Unis, la Chambre des représentants et le ministre de la Justice ont entrepris diverses enquêtes pour contrôler la concurrence sur les marchés du numérique. Par ailleurs, la Federal Trade Commission a condamné Facebook au

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a mené de longues enquêtes sur la plateforme Google, débouchant sur une série de sanctions depuis 201768, et, plus récemment, sur la plateforme Amazon69. La Commission européenne s’intéresse, par ail-leurs, aux acquisitions réalisées par ces plateformes70. Ces décisions laissent néanmoins perplexe quant à la capacité du droit actuel de la concurrence de saisir pleinement et efficacement les agissements de ces plateformes numériques. Les notions cardinales du droit de la concurrence (telles que le marché, le chiffre d’affaires, le prix prédateur) s’avèrent inadaptées aux caractéristiques des plateformes71, ce qui limite considérablement la capacité des autorités de concurrence à mesurer l’étendue de leur pouvoir de marché. L’intervention du légis-lateur est donc attendue dans cette branche du droit, qu’il s’agisse d’ajuster les outils actuels ou d’en concevoir de nouveaux72.

paiement d’une amende record de cinq milliards de dollars en juillet 2019. S’agissant de l’Aus-tralie, voir le Rapport de la Commission australienne de la concurrence et de la consommation, Digital Platforms Inquiry, Canberra, ACCC, 2019.

68. Commission européenne, Google Search (Shopping), AT.39740, [2018] JO, C 9/11, en ligne : <//eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:52019XC1128(02)> (amende de 2,42 mil-liards d’euros pour avoir favorisé son comparateur Google Shopping dans son moteur de recherche); décision de la Commission européenne, Google Android, AT.40099, [2019] JO C 402, en ligne : <//eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=OJ:C:2019:402:FULL&from=FR> (amende de 4,34 milliards d’euros pour des pratiques anticoncurrentielles dans le cadre de ses licences Android); décision de la Commission européenne, « Antitrust: Commission Fines Google 1.49 Billion for Abusive Practices in Online Advertising » (20 mars 2019), en ligne : Union euro-péenne <//ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_19_1770> (amende de 1,49 milliard d’euros pour abus de position dominante par l’entremise de sa régie publicitaire Ad Sense).

69. Commission européenne, communiqué IP/19/4291, « Pratiques anticoncurrentielles : la Commission ouvre une enquête sur un éventuel comportement anticoncurrentiel d’Amazon » (17 juillet 2019), en ligne : Union européenne <ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_19_4291>.

70. Facebook, par exemple, a fait l’objet d’un contrôle et de sanctions lors de son rachat de WhatsApp en 2014; décision de la Commission européenne, « Concentrations : la Commission inflige des amendes de 110 millions EUR à Facebook pour avoir fourni des renseignements déna-turés concernant l’acquisition de WhatsApp » (18 mai 2017), en ligne : Union européenne <//ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_17_1369> (amende de 110 millions d’euros pour la transmission de renseignements inexacts lors de l’enquête). Voir aussi l’enquête en cours à l’encontre d’Apple et de son projet d’acquisition de Shazam : Commission européenne, com-muniqué IP/18/3505, « Concentrations : la Commission ouvre une enquête approfondie sur le projet d’acquisition de Shazam par Apple » (23 avril 2018), en ligne : Union européenne <ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_18_3505>.

71. Des caractéristiques telles que leur versatilité, leur évolution sur un marché biface, ou encore l’utilisation de données et d’algorithmes; voir, ci-dessus, la section I.A. Sur ce dernier aspect, voir Jean-Christope Roda, « L’entente algorithmique », JCP G, no 28, 15 juillet 2019, doctr 785.

72. Voir, en ce sens, sur le plan européen, le Rapport de Jacques Crémer, Yves-Alexandre de Montjoye et Heike Schweitzer, « Competition Policy for the Digital Era », Commission européenne, Bruxelles, 2019, ainsi que CE, Directive (UE) 2019/1 du Parlement européen et du Conseil du

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Consommation — Le droit de la consommation complète ce dispo-sitif en intervenant en aval du droit de la concurrence, dans les relations entre professionnels et consommateurs. Ce domaine étant en grande partie harmonisé sur le plan européen, des outils juridiques communs sont à la disposition des États membres de l’UE pour contrôler les rela-tions entre les plateformes numériques et les consommateurs. La Com-mission européenne a appelé les plateformes numériques à respecter les droits des consommateurs, en supprimant les clauses abusives et illicites des documents contractuels des plateformes, et en améliorant la transparence de leurs renseignements tarifaires73. Dans cette optique, la question s’est posée de savoir s’il existe un contrat de consommation entre les plateformes de partage de contenu et leurs utilisateurs. Les juridictions françaises y répondent par l’affirmative, ces plateformes numériques utilisant à des fins commerciales les données déposées gratuitement par leurs utilisateurs74. La qualification de contrat de consommation est favorable aux utilisateurs, puisqu’elle ouvre la voie à un contrôle des clauses insérées dans les conditions générales d’uti-lisation des plateformes numériques75. Les juges peuvent ainsi passer au crible le contenu des documents contractuels de celles-ci et, le cas échéant, écarter les clauses abusives et illicites. Dans cette perspective, le tribunal de grande instance de Paris a pu censurer une grande partie des clauses figurant dans les documents contractuels de Facebook76,

11 décembre 2018 visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en œuvre plus efficacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur, [2019] JO, L 11/3, permettant aux autorités de prononcer des injonctions structurelles. Au niveau des États membres, voir : en France, Rapport du Sénat français sur la souveraineté numérique, supra note 13; au Royaume-Uni, Rapport du groupe d’experts, Unlocking Digital Competition, Londres, HM Treasury, 13 mars 2019; en Allemagne, Rapport de la Commission « Competition Law 4.0 », A New Competition Framework for the Digital Economy, 2019.

73. Voir Commission européenne, communiqué IP/19/1333, « Achats en ligne : la Commission et les autorités de protection des consommateurs demandent des informations claires sur les prix et les remises » (22 février 2019), en ligne : Union européenne <ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_19_1333>; voir aussi Commission européenne, communiqué IP/18/4453, « Droits des consommateurs de l’UE : la Commission européenne et les autorités chargées de la protection des consommateurs de l’UE exhortent Airbnb à se mettre en conformité » (16 juillet 2018), en ligne : <ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_18_4453>.

74. Voir déjà la Commission des clauses abusives, Recommandation no 2014-02 du 7 novembre 2014.

75. Ce contrôle est prévu en France à l’article L621-2 du Code de la consommation [C conso] et porte exclusivement sur les clauses secondaires des contrats de consommation.

76. Trib gr inst Paris, 9 avril 2019, [2019] RG no 14/07298.

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de Twitter77 et de Google78. Par ailleurs, les règles interdisant les pra-tiques commerciales déloyales, qui font également l’objet d’une har-monisation européenne79, trouvent un nouveau terrain d’élection avec les plateformes numériques80. En raison des pratiques que les plate-formes numériques ont adoptées à l’égard des consommateurs, il est apparu nécessaire de compléter l’action des juges par une réforme des règles applicables. Cette réflexion est actuellement menée par les légis-lateurs français81 et européen82.

Droits fondamentaux — Au-delà du droit de la consommation, les droits fondamentaux servent de garde-fou pour protéger les utilisa-teurs des plateformes numériques83. La CJUE a ainsi fait œuvre créa-trice en s’appuyant sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne84 pour encadrer le traitement des données, effectué par les plateformes numériques85. La Cour de justice a, notamment, consa cré un « droit au déréférencement »86, offrant la possibilité à toute per-sonne d’exiger d’un exploitant de moteur de recherches la suppression, de ses listes de résultats, des liens vers des pages comportant des renseignements qui la concernent, dès lors que le traitement de

77. Trib gr inst Paris, 7 août 2018, [2018] RG no 14/07300. Voir déjà CA Paris, 12 février 2016, [2016] RG no 15/08624.

78. Trib gr inst Paris, 12 février 2019, [2019] RG no 14/07224.

79. CE, Directive 2005/29/CE sur les pratiques commerciales déloyales, [2005] JO, L 149 et CE, Directive 2006/114/CE en matière de publicité trompeuse et de publicité comparative, [2006] JO, L 376, transposée en droit français aux arts L121-1s C conso.

80. CA Paris, 7 décembre 2015, à propos d’Uber et de son service UberPop, confirmé par la Cass crim, 31 janvier 2017, [2017] RG no 15-87770, en ligne : <www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?oldAction=rechJuriJudi&idTexte=JURITEXT000033996581&fastReqId=130993472&fastPos=1>.

81. Voir, ci-dessous, la section III.B.1.

82. CE, Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil et au Comité éco­nomique et social européen, « Une nouvelle donne pour les consommateurs », Bruxelles, CE, 11 avril 2018, COM (2018) 183 final. Plus généralement sur la question, voir Christoph Busch, Hans Schulte-Nölke, Aneta Wiewiorowska et Fryderyk Zoll, « The Rise of the Plateform Economy: A New Challenge for EU Consumer Law? » (2016) 5:1 EuCML 3.

83. Voir, plus généralement, le Conseil de l’Europe qui s’inquiète de la position acquise par les plateformes dans la circulation de l’information et des atteintes à la liberté d’expression et d’asso-ciation; Luis Leite Ramos, L’impact sociétal de l’économie de plateformes, Conseil de l’Europe, 2019.

84. En particulier, art 7 (droit au respect de la vie privée et familiale) et art 8 (protection des données à caractère personnel), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

85. Sur la centralité des données dans les modèles d’affaires des plateformes numériques, voir ci-dessus, la section I.A.

86. CJUE Grande chambre, Google Spain, C-131/12, 13 mai 2014, en ligne : <//curia.europa.eu/juris/celex.jsf?celex=62012CJ0131&lang1=fr&type=TXT&ancre=> [Google Spain].

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l’information ne repose plus sur un fondement légitime87. Le raison-nement de la CJUE apparaît inédit : en plus de créer un nouveau droit subjectif au profit des utilisateurs, la Cour de justice réserve un rôle central aux plateformes dans la mise en œuvre de ce droit. Ces der-nières se voient chargées d’adopter des mesures adéquates88, sous le contrôle des autorités de régulation. La consécration de ce nouveau droit a, par ailleurs, ouvert la voie à l’exercice d’un contrôle de propor-tionnalité entre les droits fondamentaux (en particulier le droit au res-pect de sa vie privée), l’intérêt économique de l’exploitant et l’intérêt du public à avoir accès à l’information en cause89. Dans une autre affaire, la Cour s’appuie encore sur les droits fondamentaux, en parti-culier sur le droit au respect de la vie privée, pour invalider une régle-mentation nationale qui autorisait la conservation généralisée des données de communication électronique de toute la population90. Là aussi, la Cour de justice se livre à un contrôle de proportionnalité, rap-pelant que le droit au respect de la vie privée exige que les dérogations à la protection des données à caractère personnel s’opèrent dans les limites du strict nécessaire. Enfin, dans la même lignée, la CJUE a inva-lidé, en se fondant sur le droit à la protection des données à caractère

87. Ce nouveau droit subjectif a ensuite été consacré par CE, Règlement (UE) 2016/679 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, JO L 119/1, art 17 [RGPD].

88. Plus généralement sur cette approche de compliance, voir, ci-dessous, la section IV au paragaphe « Une démarche de compliance ». Google, par exemple, a mis à la disposition de ses utilisateurs un formulaire en ligne afin de faciliter l’exercice de leur droit au déréférencement. Sur ce point, voir Olivia Tambou, « Le rapport du Comité Google : exercice d’autorégulation d’un droit à l’oubli », Paris, Dalloz Actualité, 19 février 2015.

89. Une prévalence du droit au respect de la vie privée est posée par la CJUE dans cette mise en balance; voir, sur ce point, Google Spain, supra note 86 au para 97.

90. CJUE, affaires jointes Tele2 Sverige AB c Post­ochtelestyrelsen, C-203/15, 21 décembre 2016 et Secretary of State for the Home Department c Tom Watson e.a., C-698/15, 21 décembre 2016, en ligne : <//curia.europa.eu/juris/celex.jsf?celex=62015CJ0203&lang1=fr&type=TXT&ancre=>. Voir déjà l’arrêt Digital Rights Ireland e.a, C-293/12 et C-594/12, 8 avril 2014, en ligne : <//curia.europa.eu/juris/celex.jsf?celex=62012CJ0293&lang1=fr&type=TXT&ancre>. Dans cette décision, la CJUE avait invalidé la Directive sur la conservation des données au motif que l’ingérence, que comporte l’obligation générale de conservation des données dans les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel, n’était pas limitée au strict nécessaire : CE, Directive 2006/24/CE du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006 sur la conservation de données générées ou traitées dans le cadre de la fourniture de services de commu­nications électroniques accessibles au public ou de réseaux publics de communications, et modifiant la directive 2002/58/CE, [2006] JO L 105/55 [Directive sur la conservation des données].

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personnel91, la décision de la Commission européenne autorisant le transfert de telles données vers les États-Unis92. Ces décisions témoignent du rôle moteur des juridictions, en particulier de la CJUE, dans la construction d’une gouvernance des plateformes numériques à l’échelle européenne. Ces jugements insufflent un objectif cardinal de protection des personnes au cœur de cette gouvernance, qui va être conforté par les réformes successives introduites par les législa-teurs français et européen.

B. Définir des règles de navigation : le rôle du législateurL’intervention du législateur dans l’univers des plateformes numé-

riques est délicate et complexe. Outre les défis spatio-temporels déjà évoqués93, la tentation était forte, face à une demande sociale parfois pressante, de se lancer dans une « course-poursuite » effrénée avec les plateformes numériques, en légiférant rapidement et sans véritable recul. Si une telle démarche peut avoir des avantages sur le plan poli-tique, elle semble vouée à l’échec. Ce serait, en effet, oublier la versa-tilité du marché des plateformes, ainsi que le besoin de sécurité juridique de tout acteur économique94. Le législateur français a su, dans l’ensemble, éviter cette tentation et privilégier une approche plus réfléchie et mesurée, au risque de rencontrer un autre écueil : l’inertie. La tentation était également forte d’attendre avant d’intervenir, afin d’obtenir suffisamment de connaissances sur les plateformes95. Évitant ce double écueil, le législateur français s’est finalement résolu à agir.

91. La Cour s’assure que le niveau de protection des libertés et droits fondamentaux dans le pays tiers est équivalent à celui garanti au sein de l’UE. Ce n’était pas le cas en l’espèce, le régime qui avait été mis en place permettant de larges ingérences de la part des autorités américaines.

92. CJUE, Maximillian Schrems c Data Protection Commissioner, C-362/14, 6 octobre 2015, en ligne : <//eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:62014CJ0362&from=FR>, à propos de la décision CE, 2000/520, 26 juillet 2000, JO, L 215/7 mettant en place le régime de la « sphère de sécurité ». Voir, plus récemment, CJUE, 16 juillet 2020, Data Protection Commissioner/Maximillian Schrems et Facebook Ireland Ltd, C-311/18 à propos des décisions 2016/1250 relative à l’adéquation de la protection assurée par le bouclier de protection des données UE-États-Unis et la décision 2010/87 de la Commission relative aux clauses contractuelles types pour le trans-fert de données à caractère personnel vers des sous-traitants établis dans des pays tiers.

93. Voir, ci-dessus, la section II au paragraphe « Entre mythes et réalités ».

94. Voir d’ailleurs les appels réguliers de certaines plateformes pour davantage de régulation, en dernier lieu Facebook : « Mark Zuckerberg: Big Tech Needs More Regulation », Financial Times (16 février 2019).

95. Un écueil que décrivent plus généralement, dans le contexte des évolutions scientifiques, Michel Calion, Pierre Lascoumes et Yannick Barthes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.

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Sa démarche consiste désormais à légiférer pas à pas, en surveillant attentivement l’évolution du marché des plateformes numériques.

À la recherche d’un équilibre — Il faut dire que la difficulté qui attend tout législateur quant aux plateformes numériques est de taille. D’un côté, l’économie numérique constitue une source de richesse considérable pour un État. Les autorités publiques françaises96, euro-péennes97 et québécoises98 ont ainsi pris le parti de mettre en place un environnement favorable aux plateformes numériques pour espérer relancer leur croissance économique. Mais l’essor des plateformes s’accompagne nécessairement d’une remise en cause de certains sec-teurs d’activité, en particulier ceux en concurrence directe avec celles-ci99. Le législateur se doit ainsi d’intervenir pour accompagner cette transition et éviter toute dérive. Son rôle consiste alors à trouver un juste équilibre entre ce soutien à apporter aux plateformes numériques et le degré d’intervention nécessaire pour réguler leurs activités.

C’est dans cette optique que le législateur français s’est résolu à intervenir à partir de 2015100, sa première mesure ayant consisté à intro-duire la notion de plateforme numérique en droit français101. Une fois la glace brisée, il fallait ensuite chercher à atteindre cet équilibre. Un tel exercice s’est révélé fastidieux, nécessitant, un peu à la manière d’un chimiste, que le législateur recoure à une bonne dose d’expérimenta-tions, d’évaluations, de retouches, mais aussi d’attente pour mesurer

96. Voir la stratégie numérique du gouvernement français, « Le numérique pour changer l’État », Conseil des ministres, 17 septembre 2014.

97. Les plateformes sont au cœur du « marché unique numérique » récemment réaffirmé par la nouvelle présidente de la Commission européenne. Voir les lignes politiques de la Commission 2019–2014 proposées par Ursula Van der Leyen, « A Union That Strives for More. My Agenda for Europe », en ligne : <ec.europa.eu/commission/sites/beta-political/files/political-guidelines-next-commission_en.pdf>.

98. Voir, notamment, Plan d’action en économie numérique, supra note 14.

99. Les économistes ont depuis longtemps montré les répercussions destructrices de la crois-sance. Voir, notamment, la théorie de Schumpeter, pour qui la croissance est un processus de « destruction créatrice ».

100. Loi no 2015­990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances écono­miques, JO, 7 août 2015, 13537, codifiée aux arts L111-5-1 et L121-17 anciens, devenus art L111-7s C Conso. Voir aussi Loi no 2015­1785 du 29 décembre 2015 de finances pour 2016, JO, 30 décembre 2015, 24614.

101. Cette démarche n’allait pas de soi, certains auteurs ont pu s’interroger sur l’utilité d’une telle notion; voir, notamment, Judith Rochfeld et Célia Zolynski, « La “loyauté” des “plateformes”. Quelles plateformes? Quelle loyauté? » 2016 Dalloz IP/IT 520. L’UE préfère d’ailleurs à la notion de plateforme celle de « fournisseur de services d’intermédiation en ligne ».

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les effets des actions entreprises et, le cas échéant, rectifier la direction dans laquelle il s’était engagé.

Le législateur français avance depuis 2015 de cette manière, à petits pas. Il tâtonne souvent, plaçant le curseur parfois trop loin dans les contraintes imposées aux plateformes ou, au contraire, trop en faveur de ces dernières. Sa marge de manœuvre s’avère, par ailleurs, limitée, ses interventions étant à concilier avec les compétences de l’UE. Par les multiples réformes entreprises, un régime général applicable à l’ensemble des plateformes numériques tend progressivement à se dessiner, lequel est complété par des règles spécifiques à certains sec-teurs d’activité présentant des enjeux particuliers. Deux orientations générales (qui font d’ailleurs écho à l’action des juges) se dégagent de ces réformes : il s’agit, d’une part, de protéger les personnes (1) et, d’autre part, de contrôler les activités des plateformes numériques (2).

1. Protéger les personnes

Le législateur français cherche tout d’abord à rééquilibrer les pra-tiques contractuelles des plateformes numériques à l’égard des utili-sateurs-consommateurs et des utilisateurs-prestataires des services sous-jacents. L’obligation d’information, bien connue du droit de la consommation, s’est avérée particulièrement utile pour corriger les asymétries d’information pénalisant les acteurs qui gravitent autour des plateformes.

Dans les relations entre les plateformes et les consommateurs, un principe de loyauté des plateformes a été consacré par la Loi no 2016­1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique [Loi Lemaire]102. Cette loi s’inscrit dans le sillon du RGPD, adopté le 27 avril 2016103, qui instaure un principe de libre circulation des données personnelles sur

102. Loi no 2016­1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, JO, 8 octobre 2016, 0235, codifiée à l’article L111-7s C Conso, complétée de trois décrets d’application du 29 septembre 2017, codifiés, notamment, aux arts D.111-6 à 9 C Conso. Pour un commentaire, voir Rochfeld et Zolynski, ibid.

103. RGPD, supra note 87. La Loi Lemaire sera ensuite complétée par la Loi no 2018­493 du 20 juin 2018 relative à la protection des données personnelles, JO, 21 juin 2018, 0141. Le droit qué-bécois relatif à la protection des données à caractère personnel pourrait prochainement évoluer dans la même direction que le dispositif européen, la ministre de la Justice du Québec ayant annoncé, en février 2020, son intention de déposer un projet de loi visant à moderniser le régime juridique applicable à la protection des renseignements personnels.

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le territoire européen104. Ce principe de loyauté prend essentiellement la forme de nouvelles obligations d’information. L’obligation d’informa-tion précontractuelle, qui incombait déjà à tout professionnel envers les consommateurs105, se voit renforcée par de nouvelles obligations d’information applicables spécifiquement aux plateformes numériques. Ces dernières sont désormais tenues de fournir une information loyale, claire et transparente à leurs utilisateurs, quant aux conditions générales d’utilisation ainsi qu’aux modalités de référencement, de classement ou de déréférencement de leurs services en ligne106. De plus, elles doivent indiquer toute relation contractuelle, tout lien capitalistique ou toute rémunération (y compris sous forme de publicité) avec les per-sonnes référencées, ainsi que la qualité des annonceurs107. L’approche retenue se veut évolutive, ce principe général de loyauté devant être internalisé par les plateformes numériques108.

L’approche française, issue de la Loi no 2016­1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, a été reprise à l’échelle européenne pour encadrer les relations entre les plateformes et les utilisateurs pro-fessionnels. Envisagée un temps par le législateur français109, c’est finalement le Règlement UE no 2019/1150 du 20 juin 2019 promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’in­termédiation en ligne, règlement européen du 14 juin 2019 (dit Règle-ment « platform to business »)110, qui impose des obligations de transparence et d’information aux plateformes numériques envers

104. Le législateur français a voulu adopter une loi générale pour mettre en place une éco-nomie ouverte des données en France, en consacrant, notamment, l’ouverture et la circulation des données publiques et d’intérêt général (voir Titre I « Circulation des données et du savoir » de la Loi no 2016­1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, supra note 102), tout en assurant la protection des citoyens et des entreprises dans cette nouvelle économie du numé-rique (Titre II « La protection des droits dans la société numérique », ibid). Dans cette optique, une section est consacrée à la loyauté des plateformes. Le législateur français s’est appuyé sur l’étude du Conseil d’État publiée deux ans plus tôt (Étude annuelle 2014, Le numérique et droits fondamentaux ainsi que sur le rapport du Conseil national du numérique, Ambition numérique. Pour une politique française et européenne de la transition numérique, juin 2015).

105. Art L111-1s C conso.

106. Art L111-7 C conso.

107. Ibid.

108. Sur cette approche de compliance, voir, ci-dessous, la section IV.

109. Dans les premières versions du projet de loi pour une République numérique. L’idée a été abandonnée par l’Assemblée nationale en seconde lecture du texte.

110. CE, Règlement UE no 2019/1150 du 20 juin 2019 promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne, [2005], JO, L 186/57, applicable à compter du 12 juillet 2020 [Règlement « platform to business »].

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les utilisateurs professionnels111. Les plateformes sont, par ailleurs, tenues de mettre en place un système interne de règlement des litiges à la disposition de leurs utilisateurs professionnels112. Ce règlement européen est né à la suite d’un constat alarmant : les entreprises utili-sant des plateformes numériques pour proposer leurs produits ou services se trouvent fréquemment dans des situations de dépendance à leur égard113. Ces entreprises doivent, par ailleurs, faire face à des pratiques déloyales développées par certaines plateformes, telles que la fermeture inexpliquée de leur compte. L’objectif de ce règlement est, dès lors, de limiter ces comportements nuisibles, en posant les toutes premières règles européennes en matière de pratiques com-merciales déloyales entre professionnels. Ce premier pas est magistral et il faut espérer que le dispositif sera complété très prochainement par d’autres mesures pour renforcer son contenu.

S’agissant encore de la relation entre les plateformes et les utilisateurs professionnels, le législateur français avance vers la création d’un statut social sur mesure pour les travailleurs indépendants qui utilisent les plateformes numériques pour exercer leurs activités professionnelles114. La Loi no 2016­1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels115 leur

111. Des renseignements notamment quant à leurs conditions générales (ibid, art 3), aux para-mètres utilisés pour le classement des biens et des services, aux raisons justifiant le choix de ces paramètres (ibid, art 5), aux motifs de suspension et de fermeture de comptes (ibid, art 3), ou encore quant aux avantages octroyés à leurs propres offres (ibid, art 7) et aux collectes de don-nées des vendeurs professionnels (ibid, art 9).

112. Ibid, art 11, ainsi que le recours à la médiation (ibid, art 12).

113. Une enquête Eurobaromètre montre que 42 % des PME ont recours à des places de marché en ligne pour vendre leurs produits et services. Or, près de 50 % d’entre elles se heurtent à des difficultés dans leurs relations avec les plateformes, qui restent souvent non résolues (38 %). Rapport Eurobaromètre, « The Use of Online Marketplaces and Search Engines by SMEs », juin 2016, Flash Eurobarometer 439.

114. Titre IV du livre III de la septième partie du Code du travail (partie législative) relative aux dispositions particulières à certaines professions et activités. Cette approche apparaît en cohé-rence avec celle retenue dans d’autres droits nationaux, consistant à renforcer la protection sociale des travailleurs des plateformes numériques; voir par ex la loi californienne Assembly Bill no 5, É-U, AB 5, An Act to Amend Section 3351 of, and to Add Section 2750.3 to, the Labor Code, and to Amend Sections 606.5 and 621 of the Unemployment Insurance Code, Relating to Employment, and Making an Appropriation Therefore, 2018–2019, Reg Sess, Cal, 2019, adoptée le 18 sep-tembre 2019 et entrée en vigueur le 1er janvier 2020.

115. Loi no 2016­1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, JO, 9 août 2016, 0184, codifiée aux arts L7341-1 à L7342-6 du Code du travail et complétée par le Décret no 2017­774 du 4 mai 2017 relatif à la respon­sabilité sociale des plateformes de mise en relation par voie électronique, JO, 6 mai 2017, 0107, codifié aux articles D7342-1 à D7342-5 du Code du travail.

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reconnaît des droits sociaux minimaux inspirés du salariat116. Plus récemment, la Loi no 2019­1428 du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités117 est venue renforcer ce dispositif118, notamment en recon-naissant à ces travailleurs un droit d’accès à l’ensemble des données de leurs activités119. Ces deux lois esquissent un régime de responsabilité des plateformes à mi-chemin entre le droit social et la logique de res-ponsabilité sociale des entreprises120. Le législateur évite soigneuse-ment de recourir à la qualification de contrat de travail, préférant inciter les plateformes à mettre en place des chartes éthiques pour renforcer et préciser elles-mêmes les conditions de mise en œuvre de leur res-ponsabilité sociale121. Il avait même été envisagé d’accorder aux plate-formes une protection contre le risque de requalification résultant de ces chartes122. Cette disposition a finalement été censurée par le Conseil constitutionnel, le législateur ayant outrepassé sa compétence en per-mettant aux plateformes de fixer des règles qui relèvent de la loi123.

116. Paiement des cotisations d’accidents du travail, droit d’accès à la formation profession-nelle, droit de grève (« organiser des mouvements de refus concerté de fournir leurs services en vue de défendre leurs revendications professionnelles »), liberté syndicale (droit de constituer une organisation syndicale, d’y adhérer et de faire valoir par son intermédiaire leurs intérêts collectifs), arts L7342-1 à 6, Code du travail.

117. Loi no 2019­1428 du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités, JO, 26 décembre 2019, 0299 [LOM].

118. Droit à la validation des acquis de l’expérience, prise en charge de la contribution pour l’accès à la formation professionnelle (art L7342-3, Code du travail). Pour les travailleurs indépen-dants concernés qui conduisent une voiture de transport avec chauffeur ou livrent des marchan-dises au moyen d’un véhicule à deux ou trois roues (arts L1326-1 à 4, Code des transports) : droit de se voir communiquer un prix minimal (art L1326-2, Code des transports), droit de refuser une prestation et protection contre les représailles (art L1326-2, Code des transports), droit de choisir les plages d’activité et d’inactivité, droit à la déconnexion et protection contre la rupture (art L1326-4, Code des transports), droit à l’information sur les revenus et le temps de travail pré-visible (art L1326-3, Code des transports).

119. La LOM, supra note 117, art 47 codifié à l’article L7342-7 du Code de travail, décret à venir prochainement pour préciser les modalités d’application de cette disposition.

120. Le chapitre 2 du Code du travail est d’ailleurs intitulé « Responsabilité sociale des plate-formes ». Le législateur utilise aussi cette notion à l’article L7342-1 du Code du travail. On notera la compétence du tribunal judiciaire (et non des prud’hommes) en cas de litige concernant la conformité de la charte éthique aux dispositions du Code du travail (art L7342-10, Code du travail).

121. Art L7342-9, Code du travail; ce dispositif ne concerne, pour l’heure, que les plateformes intervenant dans le secteur des transports.

122. La LOM, supra note 117, art 44 prévoyait que le contenu de cette charte ne saurait être retenu par le juge pour caractériser un lien de subordination entre la plateforme et les travailleurs indépendants.

123. Cons const, 20 décembre 2019, Loi d’orientation des mobilités, 2019-794 DC au para 28, en ligne : <www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000039666792&categorieLien=id>.

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Ainsi, si les objectifs annoncés par le législateur français sont ambi-tieux (améliorer la loyauté des plateformes; construire un régime de responsabilité sociale), l’équilibre entre le soutien des plateformes et la protection des personnes ne semble pas encore atteint. Le contenu des mesures adoptées jusqu’à présent ne reflète pas encore l’ambition affichée et s’avère trop fébrile pour protéger pleinement les personnes gravitant autour des plateformes numériques. Le curseur semble ainsi trop osciller en faveur de celles-ci. Il faut toutefois garder à l’esprit que ces mesures constituent des premiers pas qui ont vocation à évoluer et à se renforcer avec le temps et la coopération des plateformes numériques124. Ces mesures sont, par ailleurs, complétées par des règles plus spécifiques et sectorielles destinées à contrôler les activités des plateformes.

2. Contrôler les activités des plateformes

Sur des questions plus spécifiques, le législateur français s’est davan-tage engagé à contrôler les activités des plateformes, au risque, cette fois, d’apparaître trop sévère à leur égard. C’est le cas notamment en matière fiscale125. L’essor des plateformes numériques a soulevé d’im-portantes difficultés, aussi bien pour la taxation des utilisateurs des plateformes que pour les plateformes elles-mêmes.

S’agissant de la taxation des utilisateurs, le législateur français est intervenu graduellement, en choisissant d’imposer de nouvelles obli-gations aux plateformes, afin d’améliorer la perception des taxes et cotisations relatives à leurs activités, et diminuer les fraudes126. La démarche consiste à s’appuyer sur les plateformes numériques pour faire respecter les règles fiscales par les utilisateurs effectuant des tran-sactions commerciales par leur entremise127. Ces obligations ont d’abord pris la forme d’obligations d’information. Depuis la Loi no 2015­1785 du 29 décembre 2015 de finances pour 2016128, les plateformes numériques sont tenues d’informer leurs utilisateurs des obligations

124. Sur cette méthode législative, voir, ci-dessous, la section IV.

125. Sont visées l’ensemble des plateformes exerçant des activités sur le territoire français, même si elles sont établies à l’étranger.

126. Dans la même optique, le ministre des Finances du Québec a signé, depuis 2016, plusieurs ententes avec certaines plateformes numériques, telles qu’Uber, Airbnb et Eva, dans le but d’assurer la conformité fiscale de leurs transactions effectuées au Québec.

127. Plus généralement sur cette démarche, voir, ci-dessous, la section IV.

128. Loi no 2015­1785 du 29 décembre 2015 de finances pour 2016, supra note 100, art 87 (V).

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fiscales et sociales leur incombant, de leur transmettre un récapitulatif annuel des transactions effectuées par leur entremise et de leur fournir les liens vers les sites officiels de l’administration pour s’y conformer129. En d’autres termes, il s’agit, pour les plateformes, de pousser leurs uti-lisateurs à se conformer à leurs obligations fiscales. Ces obligations d’information ont ensuite progressivement été renforcées130, puis ont muté en une obligation déclarative. Les plateformes doivent désormais transmettre à l’administration fiscale le récapitulatif annuel des tran-sactions effectuées par chaque utilisateur131, sous peine d’amendes132. Un dernier pas a enfin été franchi : désormais, les plateformes numé-riques ne sont plus seulement partenaires dans l’application des règles fiscales et sociales, mais coresponsables de cette mise en œuvre à l’égard de l’administration fiscale133. Cette dernière peut ainsi demander à la plateforme concernée de prendre des mesures à l’en-contre de tout utilisateur qui ne respecterait pas ses obligations fiscales en matière de taxe sur la valeur ajoutée (TVA), faute de quoi la plate-forme serait solidairement tenue du paiement de la TVA.

S’agissant de la taxation des plateformes, la difficulté réside dans le fait que le droit fiscal, qui retient, en principe, une imposition en fonc-tion du lieu de l’établissement stable d’une société, permet aux acteurs de l’économie numérique d’échapper à toute imposition en France. Dans cette perspective, le législateur français a introduit une nouvelle

129. Art 242 bis, Code général des impôts et Décret no 2017­126 du 2 février 2017 relatif à l’obligation d’information en matière fiscale et de prélèvements sociaux des utilisateurs de plates­formes de mise en relation par voie électronique, JO, 3 février 2017, 0029.

130. Par la Loi no 2018­898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, JO, 24 octobre 2018, 0246, art 10(V), qui allonge la liste des éléments devant figurer sur le document adressé chaque année aux utilisateurs concernant leurs transactions commerciales.

131. Art 242 bis, 3o, Code général des impôts, résultant de la Loi no 2016­1918 du 29 décembre 2016 de finances rectificative pour 2016, JO, 30 décembre 2016, 0303, refondue par la Loi no 2018­898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, supra note 130. Cette obligation déclarative court à compter du 31 décembre 2018. Il existe des exceptions prévues à l’article 242 bis 3o pour cer-taines activités, notamment la vente de biens d’occasion ou de services sans but lucratif (par exemple le covoiturage), lorsque le total des montants perçus par un même utilisateur n’excède pas un montant annuel fixé par arrêté ou lorsque le nombre de transactions effectuées dans l’année est inférieur à un seuil fixé par arrêté. Voir l’Arrêté du 27 décembre 2018 pris pour l’applica­tion de l’article 242 bis du Code général des impôts, JO, 3 décembre 2018, 0302.

132. Art 1731 ter du Code général des impôts.

133. Art 283 bis CGI résultant de la Loi no 2018­898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, supra note 130, et arts 190 à 192 bis du Code général des impôts annexe 4 résultant de l’Arrêté du 30 décembre 2019 pris pour l’application des arts 283 bis et 293 A ter du Code général des impôts, JO, 1er janvier 2020, 0001. Ces dispositions s’appliquent à compter du 1er janvier 2020.

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taxe de 3 % sur certains services des plateformes numériques134. Cette taxe répond à l’échec de la mise en place d’une taxation européenne applicable aux sociétés ayant une présence numérique significative sur le territoire européen135. Cette nouvelle taxe française est tempo-raire, n’étant en vigueur que le temps qu’un accord international soit adopté sous les auspices de l’OCDE. On peut néanmoins s’interroger sur l’efficacité d’une telle taxe sur le plan national, les plateformes imputant probablement les coûts supplémentaires à leurs utilisateurs en augmentant le prix de leurs services136.

Au-delà de ces obligations de portée générale, l’approche choisie par le législateur français demeure largement sectorielle. Les obliga-tions incombant aux plateformes se multiplient, dès lors qu’elles évo-luent dans des secteurs présentant de forts enjeux d’intérêt public, tels que le transport de personnes ou l’hébergement de courte durée137. Dans le secteur du transport de personnes, les impératifs de sécurité et de sûreté expliquent l’intervention rapide du législateur138. Ainsi, l’organisation d’activités d’intermédiation entre des clients et des

134. Loi no 2019­759 du 24 juillet 2019 portant création d’une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés, JO, 25 juillet 2019, 0171, codifiée aux arts 299 bis et s du Code général des impôts. Cette nouvelle taxe française vise exclusivement les plus grandes plateformes numériques ayant atteint une taille critique, de manière à ne pas risquer de freiner l’innovation. Il s’agit des plateformes dont le chiffre d’affaires annuel mondial, réalisé au titre des services entrant dans le champ d’application de la taxe, est supérieur à 750 mil-lions d’euros, dont 25 millions d’euros réalisés en France; art 299, Code général des impôts.

135. Voir CE, Proposition de directive du Conseil du 21 mars 2018 établissant les règles d’imposition des sociétés ayant une présence numérique significative, COM (2018) 147 final, 2018/0072 (CNS), en ligne : <//ec.europa.eu/taxation_customs/sites/taxation/files/proposal_common_system_digital_services_tax_21032018_fr.pdf>, puis amendée par une nouvelle proposition en date du 1er mars 2019.

136. Voir par ex « Amazon fera payer la “taxe GAFA” à ses vendeurs français », Le Monde (2 août 2019).

137. On observe la même tendance au Québec. S’agissant de l’hébergement de courte durée, voir le Projet de loi 67, Loi visant principalement à améliorer l’encadrement de l’hébergement tou­ristique et à définir une nouvelle gouvernance en ce qui a trait à la promotion internationale, 1re sess, 42e lég, Québec, 2015 (sanctionné le 2 décembre 2015), LQ 2015, c 31. S’agissant du transport de personnes, voir le Projet de loi 100, Loi modifiant diverses dispositions législatives concernant prin­cipalement les services de transport taxi, 1re sess, 42e lég, Québec, 2016 (sanctionné le 10 juin 2016), LQ 2016, c 22, et le Projet de loi 17, Loi concernant le transport rémunéré de personnes par automo­bile, 1re sess, 42e lég, Québec, 2019 (sanctionné le 10 octobre 2019), LQ 2019, c 18.

138. Pour une approche générale sur les plateformes numériques de mobilité, notamment à la lumière de la loi française d’orientation des mobilités, adoptée en décembre 2019, voir Caroline Devaux, « Droit des transports, mobilité et plateformes numériques : réflexions à partir de la loi d’orientation des mobilités » dans Jean-Michel Jude et Johan Dechepy, dir, Les enjeux de la mobi­lité, Paris, Fondation Varenne [à paraître].

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conducteurs non professionnels a rapidement été interdite139, sous peine de lourdes sanctions pénales140. L’activité d’intermédiation des plateformes (dénommées, dans ce contexte, des centrales de réserva-tion depuis 2016)141 avec des conducteurs professionnels est désormais encadrée142, et ces intermédiaires sont soumis à un régime de respon-sabilité de plein droit à l’égard de leurs clients143.

Ce renforcement des obligations incombant aux plateformes numé-riques s’observe également dans le secteur de l’hébergement de courte durée, dont les pratiques ont aggravé la pénurie de logements locatifs dans les plus grandes villes françaises144 ou québécoises145. Plusieurs lois françaises ont été adoptées pour encadrer ces locations saisonnières146. On retrouve ici la même démarche que celle retenue dans le domaine fiscal. Le loueur se voit tout d’abord soumis à des obligations déclaratives147 (voire à une autorisation préalable dans les plus grandes villes)148, ainsi qu’à une limite du nombre de nuitées, s’il s’agit d’une résidence principale149. Les plateformes sont, quant à elles,

139. Loi Thevenoud no 2014­1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur, JO, 2 octobre 2014, 0228 [Loi Thevenoud], modifiée par la Loi Grandguillaume no 2016­1920 du 29 décembre 2016 relative à la régulation, à la responsabilisation et à la simplification dans le secteur du transport public particulier de personnes, JO, 30 décembre 2016, 0303 [Loi Grand­guillaume], aujourd’hui codifiée à l’art L3143-4 du Code des transports.

140. Art L3143-4, Code des transports.

141. Art L3142-1, Code des transports.

142. Voir le nouveau titre 4 consacré aux activités de mise en relation, inséré dans le livre 1 de la partie 3 du Code des transports. Toute centrale de réservation est tenue, chaque année, de déclarer son activité à l’autorité administrative et de justifier d’un contrat d’assurance (arts L3142-2 et L3142-4, Code des transports). Elle doit également vérifier le professionnalisme de ses conducteurs, notamment l’existence d’une assurance civile professionnelle et d’une assurance du véhicule utilisé (art L3141-2, Code des transports).

143. Art L3142-3, Code des transports.

144. Voir l’étude d’impact préalable à la Loi no 2018­1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, JO, 24 novembre 2018, 0272.

145. Voir David Wachsmuth, « Short-Term Rentals in Canada: The First Comprehensive Over-view » (20 juin 2019), en ligne : Urban Politics and Governance Research Group at McGill Blog <upgo.lab.mcgill.ca/>.

146. Loi no 2014­366 Alur du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, JO, 26 mars 2014, 0072; Loi no 2016­1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, supra note 102; Loi no 2018­1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, supra note 144.

147. Art L324-1, Code du tourisme.

148. Ibid, s’il s’agit d’une résidence principale, et art L631-7, Code de la construction et de l’habi­tation, s’il ne s’agit pas d’une résidence principale.

149. Une limite fixée à 120 nuitées. Le non-respect de ces obligations peut entraîner de lourdes amendes civiles. En 2018, 118 condamnations ont été prononcées à Paris. Les affaires en cours

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tenues d’informer les loueurs de ces obligations et d’obtenir de leur part une déclaration sur l’honneur attestant de leur respect150. Elles doivent aussi veiller à ce que les loueurs soient dans une situation régu-lière, le cas échéant en supprimant leur offre de logement si le nombre maximal de nuitées a été atteint151. Elles doivent enfin transmettre, à la demande de l’administration, le nombre de jours de location, sous peine d’amendes civiles152.

Le législateur français se montre engagé dans le contrôle des acti-vités des plateformes numériques, cédant parfois à la précipitation. Là aussi, ce cadre juridique naissant est toujours en construction et un équilibre général est encore à trouver. La démarche du législateur pourrait prochainement être facilitée par les travaux de l’UE, la respon-sabilité des plateformes numériques étant au cœur du mandat de la nouvelle Commission européenne153. Pour l’heure, ces réformes ina-chevées témoignent d’ores et déjà de profondes transformations en droit français.

IV. LES MÉTAMORPHOSES DU DROIT FRANÇAISPour investir l’univers des plateformes numériques, le législateur

français a puisé dans les outils juridiques existants, tout en les revisi-tant154. De nouvelles formes de régulation émergent progressivement, laissant transparaître un rôle renouvelé du législateur français. Acteur jusqu’à présent secondaire, en retrait par rapport aux juges, le législa-teur pourrait redevenir central dans la régulation des plateformes à l’échelle nationale.

Une démarche de compliance — Les réformes susdécrites mettent en lumière un subtil glissement dans la posture du législateur français. Ce dernier semble en effet ne plus se reposer exclusivement sur une

sont, pour l’heure, suspendues, un renvoi préjudiciel ayant été introduit par la Cour de cassation à la CJUE; voir CJUE, Affaire C­727/18, [2019] JO C 35/17, en ligne : <//eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:62018CN0727&from=FR>.

150. Art L324-2-1, Code du tourisme.

151. Ibid.

152. Ibid.

153. La Commission européenne envisage de proposer un paquet sur les services numériques, voir communication de la Commission « Façonner l’avenir numérique de l’Europe », 19 février 2020, COM(2020) 67 final. Plus généralement, sur l’économie collaborative et le droit de l’UE, voir Vassilis Hatzopoulos, The Collaborative Economy and EU Law, Oxford, Hart Publishing, 2018.

154. Tel est le cas, en premier lieu, de l’obligation d’information; voir, ci-dessus, la section III.B.

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approche verticale, unilatérale et descendante (top down) pour privi-légier une démarche plus dynamique, décentralisée et collaborative avec les plateformes numériques. Il se veut promoteur de bonnes pra-tiques, souhaitant orienter leur développement sans le freiner, consé-quence après tout logique de l’équilibre soutien/contrôle tant recherché. Le législateur français souhaite aussi anticiper plutôt que réagir, en multipliant les mesures ex ante, et non plus seulement ex post. Pour ce faire, sa démarche consiste à poser des objectifs ambitieux, des principes à atteindre : un principe de loyauté, une responsabilité sociale des plateformes, une protection renforcée des données à carac-tère personnel155. Il laisse ensuite le soin aux plateformes numériques de prendre les mesures nécessaires pour les mettre en œuvre. La pla-teforme change ainsi de position vis-à-vis du législateur et se voit confier un rôle actif, voire une responsabilité nouvelle156, dans l’appli-cation de ces nouvelles règles. Elle se trouve pleinement impliquée dans la mission du législateur, ce dernier venant lui déléguer la mise en œuvre de ses règles. De simple sujet de droit, elle est propulsée au rang de partenaire, de corégulateur, sur lequel le législateur s’appuie pour atteindre ses objectifs157. Il s’agit là d’une démarche fondamen-talement nouvelle, qui fleurit également dans d’autres branches du droit158, en France comme à l’étranger, notamment depuis la crise financière159. Le juriste pourrait avoir le réflexe d’associer cette démarche à la notion de droit souple160. Cette nouvelle approche ne

155. Voir, ci-dessus, section III.B.

156. Notamment en matière de fiscalité ou de location de meublés de tourisme; voir, ci-dessus, la section III.B.2.

157. Une auteure évoque l’idée de « régulateur de second niveau » : Marie-Anne Frison-Roche, « L’apport du droit de la compliance à la gouvernance d’Internet », Rapport commandé par le ministre responsable du numérique, avril 2019, en ligne : <www.economie.gouv.fr/files/files/2019/Rapport_MAFR_Compliance_et_Gouvernance_du_numerique_juin_2019.pdf>.

158. En matière de corruption, voir par ex la Loi no 2016­1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, JO, 10 décembre 2016, 0287, ou, en matière de responsabilité sociale des entreprises, la Loi no 2017­399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, JO, 28 mars 2017, 0074. Ce droit de la compliance consiste à « internaliser dans les “entre-prises cruciales” des buts fixés par l’autorité publique mais dont la concrétisation revient à cer-tains opérateurs “en position” de les atteindre »; Frison-Roche, ibid à la p 44.

159. Voir, notamment, Julia Black, « Paradoxes and Failures: ‘New Governance’ Techniques and the Financial Crisis » (2012) 75:6 Modern L Rev 1037.

160. C’est-à-dire un droit souple, non contraignant qui propose, suggère, recommande, plutôt qu’un droit dur qui, lui, impose, contraint et, le cas échéant, sanctionne en cas de non-respect. Pour une approche générale, voir Catherine Thibierge, « Le droit souple. Réflexion sur les textures du droit » 2003 RTD civ 599, et Conseil d’État, Étude annuelle 2013 : Le droit souple, La documen-tation française, 2013.

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saurait toutefois s’y résumer. Dans une première forme d’action, cer-tainement la plus proche du droit souple, la démarche du législateur consiste à encourager les plateformes numériques à adopter des mesures, sans toutefois les y contraindre, le cas échéant en posant des incitations161. Les plateformes numériques sont, par exemple, encou-ragées à élaborer des chartes éthiques pour renforcer le statut social des travailleurs indépendants162. Il s’agit là d’une faculté pour chaque plateforme numérique. Mais si elle décidait d’y recourir, la charte en question obtiendrait une force obligatoire : elle serait contractualisée, donc deviendrait contraignante entre les parties. En d’autres termes, le droit mou deviendrait dur163.

Une seconde forme d’action consiste, pour le législateur français, à augmenter le degré de contrainte, pour cette fois imposer aux plate-formes numériques d’adopter de bonnes pratiques. On trouve cette démarche dans la Loi no 2016­1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, qui consacre le principe de loyauté164. Les plateformes numériques se voient contraintes d’élaborer de bonnes pratiques et des indicateurs de référence à l’égard des consommateurs, ainsi que de rendre publique l’évaluation de leurs propres pratiques165. L’obli-gation devient réelle pour les plateformes, bien que son contenu reste souple, à définir par les plateformes elles-mêmes166. Là encore, le droit mou devient dur. La mise en œuvre de cette obligation est, en effet, assortie de contrôles pouvant déboucher sur des sanctions. On retrouve la même démarche s’agissant de la protection des données à caractère personnel, de l’hébergement de courte durée et des règles

161. En protégeant, par exemple, la plateforme du risque de requalification en contrat de travail; voir, ci-dessus, la section III.B.1 « Protéger les personnes ». Ce mécanisme a toutefois été invalidé par le Conseil constitutionnel. Verra-t-on un jour le législateur français recourir à des incitations de nature financière ou fiscale pour encourager les plateformes à prendre des mesures?

162. Voir, ci-dessus, la section III.B.1. On retrouve la même démarche sur le plan européen à l’égard des utilisateurs professionnels des plateformes. Voir, notamment, le Règlement « platform to business », supra note 110, art 17 : la Commission européenne encourage l’élaboration de codes de conduite, notamment par les fournisseurs de services d’intermédiation en ligne et les entre-prises utilisatrices, en vue de « contribuer à l’application correcte du présent règlement ».

163. Pour une approche générale, voir Mireille Delmas-Marty, Les forces imaginantes du droit, t 4 Vers une communauté de valeurs?, Paris, Seuil, 2011.

164. Voir, ci-dessus, la section III.B.1.

165. Art L111-7-1, C conso. Ces obligations visent les plateformes qui ont plus de cinq millions de visiteurs uniques par mois (Art D111-15, C Conso).

166. Le législateur pourrait toutefois fixer des référentiels de normes à respecter, avec des niveaux d’exigence qui augmenteraient graduellement.

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fiscales167. Ici, le droit est dur : les objectifs à atteindre sont contrai-gnants, les moyens déployés pour les atteindre étant laissés à l’appré-ciation des plateformes numériques. Celles-ci peuvent ainsi innover quant aux mesures à établir pour se conformer aux principes fixés par le législateur168.

Avec ces nouvelles formes d’action, le rôle du législateur apparaît restauré quant à des phénomènes transnationaux qui paraissaient a priori insaisissables à l’échelle nationale. Le législateur semble, en quelque sorte, libéré de son ancrage territorial, il recouvre la capacité de fixer des objectifs ambitieux qu’il n’aurait jamais pu atteindre seul. Ceux-ci seront en effet mis en œuvre par les opérateurs économiques les mieux à même de les atteindre, ici les plateformes numériques. Cette démarche suppose donc un partenariat public-privé d’un nou-veau genre, marqué par un certain degré de confiance octroyé aux plateformes numériques169.

Une règle de droit réinventée — En plus de métamorphoser le rôle du législateur, c’est aussi une vision renouvelée du droit français qui transparaît. On s’éloigne, en effet, d’une règle de droit ayant voca-tion à s’inscrire dans la durée et à traverser les époques. Le droit se veut ici dynamique, évolutif : il anticipe, surveille, s’adapte pour être en phase avec l’évolution de l’économie numérique. Les textes (en parti-culier européens) comportent des mécanismes permettant cette évo-lution. L’insertion de dates de révision est désormais courante, comme si la loi programmait sa propre date de péremption, date à laquelle les règles seront réexaminées et, le cas échéant, révisées.

Pour que le droit puisse évoluer, encore faut-il qu’il surveille et super-vise. Les règles font ainsi l’objet d’évaluations périodiques170, afin d’ap-précier dans quelle mesure elles sont encore adaptées au marché. Dans

167. Voir, ci-dessus, la section III.B.2.

168. Cette marge de manœuvre laissée aux plateformes numériques peut toutefois être source d’insécurité juridique pour elles; sur ce paradoxe, voir Julia Black, « Forms and Paradoxes of Principles-Based Regulation » (2008) 3:4 Capital Markets L J 425 [Black, « Forms and Paradoxes »].

169. Bien que ces dernières fassent l’objet de mesures de surveillance et de sanctions renfor-cées. Sur ce point, voir Julia Black, « Forms and Paradoxes », ibid, qui souligne le besoin d’une confiance mutuelle ainsi que d’un engagement des entreprises pour aller au-delà de la confor-mité minimale aux principes.

170. Par exemple, s’agissant du Règlement « platform to business », supra note 110, la Commission européenne doit rendre un rapport le 13 janvier 2022, puis tous les trois ans. Il en est de même dans le cadre du RGPD, supra note 87; le rapport de la Commission européenne est attendu pour le 25 mai 2020, puis tous les quatre ans. Par ailleurs, un comité européen de la protection des données a été institué (art 68, RGPD) et établit un rapport chaque année.

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cette optique, les autorités publiques, en tandem avec des groupes d’experts171, se trouvent chargées de surveiller l’évolution du marché des plateformes, y compris les pratiques contractuelles entre les parties prenantes. Les mesures de conformité prises par les plateformes numé-riques sont également contrôlées, afin de s’assurer que ces dernières se conforment aux objectifs fixés dans les textes. Cette surveillance permanente des plateformes numériques passe nécessairement par un renforcement des pouvoirs des autorités de régulation172, ainsi que par la mise en place de nouveaux acteurs, au sein des entreprises, chargés de concrétiser cette coopération entre acteurs publics et privés173. La responsabilité se transforme ici en responsabilisation : la plateforme numérique doit rendre compte de ses agissements, démon-trer que les mesures de conformité pertinentes ont été prises en son sein174. Ce droit renouvelé suppose également une réflexion sur les sanctions applicables aux plateformes numériques. Le législateur fran-çais a pleinement mobilisé l’amende civile pour sanctionner le non-respect des obligations de conformité par les plateformes, tout en introduisant de nouvelles formes de sanctions, qui s’appuient, notam-ment, sur la réputation des opérateurs économiques175.

171. Un « observatoire de l’économie des plateformes en ligne » a été institué pour suivre l’évolution du marché des plateformes, l’adéquation du Règlement « platform to business », supra note 110 et, le cas échéant, proposer à la Commission européenne des ajustements. CE, Décision, 26 avril 2018, C(2018) 2393, en ligne : <//service.betterregulation.com/sites/default/files/upload/2018-04/Commissiondecision-Groupofexpertsfortheobservatoryontheonlineplatfor-meconomy.pdf> et art 18(4) du Règlement « platform to business », ibid.

172. Voir, par ex, la Loi no 2018­493 du 20 juin 2018 relative à la protection des données personnelles, supra note 103, qui renforce les pouvoirs de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) en matière de protection des données à caractère personnel, ou encore la Loi no 2016­1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, supra note 102, qui étend les pouvoirs de la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes (DGCCRF).

173. Tels que les délégués à la protection des données, que prévoit le RGPD, supra note 87, art 37. Sur ces nouveaux acteurs, voir Virginie Bensoussan-Brulé et al, Le Data Protection Officer : une nouvelle fonction dans l’entreprise, 3e éd, Bruxelles, Bruylant, 2020.

174. Par exemple, en faisant valoir l’édiction de codes de conduite, de procédures d’audit interne ou encore de mécanismes de certification.

175. Depuis l’adoption de la Loi no 2016­1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, supra note 102, les autorités publiques françaises ont, par exemple, la possibilité de publier la liste des « plateformes non vertueuses » ne respectant pas le principe de loyauté.

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CONCLUSIONSi les plateformes numériques se sont construites en marge du droit

applicable, le présent article a eu pour objet de montrer qu’elles n’ont pas échappé au droit. Certes, les réactions du droit français ont été laborieuses, hésitantes, parfois maladroites, ce qui s’explique par l’exis-tence d’une différence spatio-temporelle entre le monde des plate-formes et le monde du droit. Face à ces défis, il fallait donc concevoir un cadre de régulation inédit, qui s’inscrive à différentes échelles (locale, régionale, internationale) et mobilise une pléthore d’acteurs (publics comme privés). Cet article visait à pister les premières fonda-tions de ce cadre de régulation multiniveaux, en se focalisant sur l’échelle nationale. Il apparaît, en effet, primordial d’investir le monde des plateformes en s’attaquant à leur ancrage territorial. Cet article proposait, plus particulièrement, un examen de l’évolution du droit français quant aux plateformes numériques. En France, les premiers jalons de ce cadre de gouvernance ont été posés par les juges. Dans le silence des lois, les juges ont eu la responsabilité d’opérer d’impor-tants arbitrages entre l’essor des plateformes et la protection des per-sonnes qui gravitent autour d’elles. Le législateur français est resté plus en retrait, cherchant lui aussi à atteindre un équilibre entre le soutien à apporter à l’économie des plateformes et leur encadrement. Pour y parvenir, il expérimente, innove, tâtonne souvent, plaçant parfois le curseur trop en faveur des plateformes, ou trop loin dans leur contrôle. Si cet équilibre est encore à trouver, les réformes engagées laissent néanmoins transparaître un législateur français transformé, préférant anticiper plutôt que réagir, et privilégiant une démarche collaborative (néanmoins contraignante) avec les plateformes numériques. En 2020, le droit français apparaît donc métamorphosé : il se veut dynamique, proactif, participatif à l’égard des plateformes numériques. Maintenant que les premiers jalons sont posés, espérons que 2021 soit une année charnière pour fortifier ce cadre naissant et atteindre l’équilibre sou-tien/contrôle tant recherché.

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