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Le fantôme de Canterville et autres contes (pdf)

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  • Oscar Wilde

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  • Oscar Wilde

    LLee ffaannttmmee ddee CCaanntteerrvviillllee et autres contes

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents Volume 719 : version 1.0

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  • Du mme auteur, la Bibliothque :

    Le crime de lord Arthur Savile

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  • Le fantme de Canterville

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  • 1 Lorsque M. Hiram B. Otis, le ministre

    amricain, acheta Canterville Chase, tout le monde lui dit quil commettait une folie car il ne faisait aucun doute que les lieux taient hants. En vrit, lord Canterville lui-mme, homme pointilleux lexcs sur les questions dhonneur, avait jug de son devoir de mentionner le fait M. Otis quand ils en taient venus discuter des conditions de vente.

    Nous avons prfr ne pas y habiter nous-mmes, dit lord Canterville, depuis que ma grand-tante, la duchesse douairire de Bolton, a t prise dune peur panique dont elle ne sest jamais vraiment remise en voyant apparatre sur ses paules deux mains de squelette pendant quelle shabillait pour dner et il est de mon devoir de vous dire, M. Otis, que le fantme a t vu par plusieurs membres vivants de ma famille, aussi bien que par le recteur de la paroisse, le

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  • rvrend Augustus Dampier, diplm de Kings Collge Cambridge. Aprs ce malheureux accident survenu la duchesse, aucun de nos jeunes domestiques na voulu rester avec nous, et lady Canterville a souvent bien peu dormi la nuit en raison des bruits mystrieux qui venaient des couloirs et de la bibliothque.

    Milord, rpondit le ministre, je prendrai le mobilier et le fantme selon valuation. Je viens dun pays moderne o nous avons tout ce que largent peut acheter ; et avec tous nos fringants jeunes gens qui viennent faire les quatre cents coups dans le Vieux Monde et qui enlvent vos meilleures actrices et prima donna, je suppose que, sil existait un fantme en Europe, nous lannexerions bref dlai pour le montrer au public dans un de nos muses ou dans les foires.

    Je crains que le fantme nexiste, dit lord Canterville en souriant. Encore quil ait peut-tre rsist aux propositions de vos entreprenants imprsarios. Il est bien connu depuis trois sicles, depuis 1584 pour tre prcis, et il apparat toujours avant la mort de chaque membre de

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  • notre famille. Ma foi, on peut en dire autant du mdecin de

    famille, lord Canterville, mais les fantmes nexistent pas, non, monsieur ; et je doute que les lois de la nature soient mises en chec en faveur de laristocratie britannique.

    Vous tes certainement trs naturels en Amrique, rpondit lord Canterville qui navait pas bien compris la dernire observation de M. Otis, et si la prsence dun fantme dans la maison ne vous drange pas, tant mieux. Seulement, souvenez-vous que je vous ai prvenu.

    Quelques semaines plus tard, lacquisition de la maison tait chose faite et, la fin de la saison, le ministre et sa famille vinrent sinstaller Canterville Chase. Mme Otis qui, sous le nom de miss Lucretia R. Tappan, de la 53e rue Ouest, avait t une des beauts clbres de New York, tait maintenant une superbe femme entre deux ges avec de beaux yeux verts et un profil parfait. En quittant leur pays natal, bien des Amricaines adoptent un air de sant chancelante avec

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  • limpression que cest une forme de raffinement europen, mais Mme Otis navait jamais cru cette fable. Elle jouissait dune admirable constitution et dune sorte de vitalit animale exceptionnelle. En fait, bien des gards, elle tait tout fait anglaise et offrait un parfait exemple du fait que, de nos jours, nous avons tout en commun avec lAmrique, hormis, bien entendu, le langage. Son fils an, baptis Washington par ses parents dans un moment de patriotisme quil navait jamais cess de regretter, tait un jeune homme blond, plutt joli garon, qui stait qualifi pour la diplomatie en conduisant le cotillon au casino de Newport pendant trois saisons conscutives et qui, mme Londres, avait la rputation dun excellent danseur. Les gardnias et les aristocrates taient sa seule faiblesse. Pour le reste, il tait extrmement sens. Miss Virginia E. Otis tait une petite demoiselle de quinze ans, svelte et ravissante comme une biche avec de grands yeux bleus o se lisait un fort penchant pour la libert. Ctait une merveilleuse amazone et elle avait un jour dfi le vieux lord Bilton la course sur son

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  • poney. Aprs deux tours de parc, elle avait gagn dune longueur et demie juste devant la statue dAchille aux suprmes dlices du jeune duc de Cheshire qui lui avait demand sa main sur-le-champ et avait t renvoy par ses tuteurs le soir mme Eton dans un dluge de larmes. Aprs Virginia, venaient les jumeaux, gnralement appels Stars and Stripes en raison des corrections rptes quils ne cessaient de recevoir. Ctaient des garons dlicieux et, mis part lestimable ministre, les seuls vrais rpublicains de la famille.

    Canterville Chase tant situ dix kilomtres environ dAscot, la plus proche station de chemin de fer, M. Otis avait tlgraphi pour quune voiture vnt les chercher et ils prirent la route de la meilleure humeur. Ctait par une trs belle journe de juillet et lair tait embaum de la senteur dlicate des bois de pins. De temps en temps, ils entendaient un pigeon ramier roucouler doucement ou entrevoyaient dans les fougres bruissantes le poitrail cuivr dun faisan. De petits cureuils les regardaient passer, perchs sur les branches des htres, et les lapins dtalaient

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  • dans les taillis et par-dessus les tertres moussus, leurs courtes queues blanches dresses en lair. Alors quils sengageaient dans lalle daccs de Canterville Chase, le ciel se chargea soudain de nuages ; un calme trange parut se rpandre dans latmosphre, un grand vol de corneilles fila au-dessus de leurs ttes et, avant quils eussent atteint la maison, quelques grosses gouttes de pluie se mirent tomber.

    Debout sur les marches pour les recevoir se tenait une vieille femme, vtue de manire stricte de soie noire avec une coiffe et un tablier blancs. Ctait Mme Umney, la gouvernante que Mme Otis avait consenti maintenir dans sa position antrieure la demande expresse de lady Canterville. Comme ils descendaient de voiture, elle leur ft chacun une rvrence profonde et, dune voix affable, dclara lancienne mode :

    Je vous souhaite la bienvenue Canterville Chase.

    sa suite, ils traversrent le magnifique hall Tudor et entrrent dans la bibliothque, une longue pice basse lambrisse de chne sombre

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  • lextrmit de laquelle sencadrait une large fentre garnie de vitraux... L, ils trouvrent le th prpar leur intention et, aprs avoir t leur manteau, ils sassirent et se mirent regarder tout autour deux pendant que Mme Umney les servait.

    Soudain, Mme Otis aperut une tache rougetre sur le parquet et, sans la moindre ide de ce quelle pouvait signifier, elle dit Mme Umney :

    Je crains quon nait renvers quelque chose par terre.

    Oui, madame, rpondit la vieille servante voix basse. Le sang a t rpandu cet endroit.

    Quelle horreur ! scria Mme Otis. Une tache de sang dans un salon. Cest inadmissible. Il faut la nettoyer tout de suite.

    La vieille femme sourit et rpondit de la mme voix confidentielle :

    Cest le sang de lady Eleanore de Canterville qui a t assassine ici mme par son mari, sir Simon de Canterville, en 1575. Sir Simon lui a

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  • survcu neuf ans et il a disparu dans des circonstances trs mystrieuses. Son corps na jamais t retrouv mais son esprit coupable continue hanter le manoir. La tache de sang a t trs admire par des touristes et plusieurs autres visiteurs, et elle est ineffaable.

    Tout a ne tient pas debout ! sexclama Washington Otis. Le Dtachtou et le Superdtersif Pinkerton la feront disparatre en un clin dil.

    Et, avant que la gouvernante terrifie ait pu intervenir, il se laissa tomber genoux et se mit frotter le sol avec une sorte de btonnet qui ressemblait un fard noir. Quelques instants plus tard, toute trace de la tache de sang stait efface.

    Je savais bien que Pinkerton ferait laffaire, sexclama-t-il, triomphant, tourn vers les membres de sa famille admiratifs, mais peine avait-il prononc ces mots quun violent clair illuminait la pice tandis quun fracas de tonnerre les faisait se dresser tous dun bond et que Mme Umney svanouissait.

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  • Quel climat impossible ! dit le ministre amricain dun ton calme tout en allumant un long cigare de Manille. Jai limpression que ce vieux pays est tellement surpeupl quil est incapable de fournir un temps convenable tout le monde. Dailleurs, jai toujours pens que la seule solution pour lAngleterre, ctait lmigration.

    Mon cher Hiram, scria Mme Otis, quallons-nous faire dune femme qui tombe en pmoison ?

    Oprer une retenue sur ses gages, rpondit le ministre. Ensuite, elle ny tombera plus.

    Et, en effet, quelques instants plus tard, Mme Umney revint elle. Elle nen tait pas moins extrmement perturbe et elle avertit avec gravit M. Otis quil devait se mfier des malheurs ventuels qui pourraient sabattre sur la maison.

    Jai vu certaines choses de mes propres yeux, monsieur, dit-elle, des choses qui feraient dresser les cheveux sur la tte de nimporte quel chrtien. Et pendant bien des nuits, je nai pas pu dormir cause des vnements terribles qui ont

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  • eu lieu ici. Cependant, M. Otis et sa femme assurrent

    avec conviction cette me pure quils navaient pas peur des fantmes et, aprs avoir invoqu lintercession de la Providence en faveur de ses nouveaux matres et ngoci une augmentation de salaire, la vieille gouvernante repartit petits pas vers sa chambre.

    2 Lorage se dchana toute la nuit, mais il

    narriva rien de particulier. Le lendemain matin toutefois, quand ils descendirent prendre leur petit djeuner, la terrible tache de sang tait revenue sur le sol.

    a ne peut pas tre la faute du Superdtersif, dit Washington, car je lai essay sur tout. a doit tre le fantme.

    En consquence, il effaa une seconde fois la tache, mais le matin suivant elle tait rapparue,

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  • et il en fut de mme le troisime jour ; pourtant M. Otis en personne avait ferm double tour la porte de la bibliothque et tait mont se coucher en emportant la clef.

    La famille au complet tait maintenant trs intresse par cette nigme. M. Otis commena se demander sil navait pas t trop dogmatique dans sa faon de nier lexistence des fantmes. Mme Otis mit lintention de sinscrire la Socit de psychisme, et Washington labora une longue lettre destine MM. Myers et Podmore sur la question de la persistance des Taches Sanglantes ressortissant aux crimes. Cette nuit-l, les doutes concernant lexistence objective des apparitions furent balays jamais.

    La journe avait t chaude et ensoleille et, dans la fracheur du soir, toute la famille tait sortie se promener en voiture. Ils ne rentrrent pas avant neuf heures du soir et prirent un souper lger. Il ne fut pas un instant question de fantme au cours du repas, si bien que ces conditions premires de rceptivit qui prcdent souvent la manifestation de phnomnes psychiques

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  • nintervinrent pas. Les sujets dbattus ainsi que je lai appris depuis par la bouche de Mme Otis se limitrent ceux qui constituent la conversation courante dAmricains cultivs de la classe la plus leve, tels que limmense supriorit de miss Fanny Davenport sur Sarah Bernhardt comme actrice, la difficult dobtenir des pis de mas vert, des galettes de sarrasin et de la pure de mas, mme dans les meilleures maisons anglaises ; limportance de Boston dans le dveloppement de la spiritualit mondiale ; les avantages du systme denregistrement des bagages dans les voyages en chemin de fer, et la douceur de laccent new-yorkais compar au ton tranant des Londoniens. Aucune allusion ne fut faite au surnaturel ni sir Simon de Canterville. onze heures, la famille se retira et, une demi-heure aprs, toutes les lumires taient teintes. Quelque temps plus tard, M. Otis fut rveill par un bruit curieux dans le couloir hauteur de sa chambre. On et dit un tintement de mtal qui semblait se rapprocher peu peu. M. Otis se leva aussitt, gratta une allumette et consulta sa montre. Il tait exactement une heure. M. Otis

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  • tait trs calme ; il prit son pouls qui navait rien de fbrile. Les sons tranges se prolongeaient et, sy ajoutant, M. Otis perut distinctement un bruit de pas. Il chaussa ses pantoufles, sortit une petite fiole oblongue de sa valise et ouvrit la porte. Juste devant lui, dans un ple rayon de lune, se tenait un vieil homme daspect terrible. Ses yeux taient aussi rouges que des charbons ardents. Ses longs cheveux lui tombaient sur les paules en mches entremles. Ses vtements de coupe antique taient souills et dchirs ; ses poignets et ses chevilles pendaient de pesants fers mangs de rouille.

    Cher monsieur, dit M. Otis, je vous prie instamment de huiler vos chanes ; je vous ai apport dans ce but une petite bouteille de lubrifiant indien. On le dit dune parfaite efficacit aprs une seule application et lemballage comporte plusieurs tmoignages en ce sens dus quelques-uns de nos plus minents ecclsiastiques. Je vais vous le laisser ici ct des quinquets et je serai heureux de vous en fournir un peu plus si vous en avez besoin.

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  • Sur ces mots, le ministre des tats-Unis posa le flacon sur une console de marbre et, refermant la porte, regagna son lit.

    Un instant, le fantme de Canterville resta immobile, fig par lindignation ; puis, projetant avec violence la bouteille sur le parquet luisant, il slana le long du couloir en poussant des grognements caverneux et en mettant une affreuse lumire verdtre. Cependant, comme il parvenait au sommet du grand escalier de chne, une porte souvrit la vole, deux petites silhouettes drapes de blanc apparurent et un norme oreiller lui frla la tte. Il ny avait de toute vidence pas une seconde perdre, aussi, optant, dans le but de sclipser, pour la quatrime dimension de lespace, il svanouit travers les boiseries et le calme revint dans la maison.

    Comme il atteignait une petite chambre secrte dans laile gauche, il sappuya contre un rayon de lune pour reprendre son souffle et tenta de faire le point sur sa situation. Jamais, au cours dune brillante carrire ininterrompue de trois

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  • cents ans, il navait t aussi grossirement insult. Il songea la duchesse douairire quil avait tant effraye en apparaissant dans le miroir o elle se regardait avec ses dentelles et ses diamants ; aux quatre camristes prises dhystrie lorsquil se contentait de leur grimacer un sourire travers les rideaux dune des chambres damis ; au recteur de la paroisse dont il avait souffl la chandelle tandis quil rentrait trs tard une nuit de la bibliothque et qui depuis, ravag de tics nerveux, tait rest le patient de sir William Guil ; la vieille Mme de Trmouillac qui, rveille de bonne heure un matin, avait vu un squelette assis dans un fauteuil prs du feu, plong dans la lecture de son journal intime, et avait t condamne garder le lit durant six semaines en proie une fivre crbrale et stait, une fois remise, rconcilie avec lglise et avait rompu tous rapports avec le scandaleux et mcrant M. de Voltaire. Il se souvint de la terrible nuit o le pervers lord Canterville avait t trouv suffoquant dans son cabinet de toilette avec un valet de carreau coinc en travers de la gorge et avait avou juste avant de mourir quil

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  • avait trich au jeu laide de cette carte et extorqu chez Crockford cinquante mille livres Charles James Fox et jur ensuite que le fantme lavait forc lavaler. Tous ces hauts faits lui revenaient en mmoire, depuis le matre dhtel qui stait tu dun coup de pistolet dans loffice parce quil avait vu une main verte taper la vitre, jusqu la belle lady Stutfield qui tait toujours oblige de porter un tour de cou en velours noir pour cacher la brlure laisse par cinq doigts sur sa gorge blanche, et qui avait fini par se noyer dans ltang aux carpes lextrmit de lAlle Royale. Avec lgotisme enthousiaste propre aux vrais artistes, il passa en revue ses coups dclat les plus russis et sourit amrement au souvenir de sa dernire apparition dans le rle de Ruben le Rouge ou le Nourrisson trangl , de ses dbuts comme Gdon lmaci, le suceur de sang de Bexley Moor , et la furore quil avait dclenche par un beau soir de juin en jouant aux quilles avec ses propres os sur un court de tennis. Et, aprs tout cela, de misrables Amricains modernes allaient se permettre de lui offrir du lubrifiant indien et de lui lancer des

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  • oreillers la tte. Ctait proprement intolrable. Dailleurs, jamais aucun fantme navait t trait de cette manire dans lhistoire. En consquence, il rsolut de se venger et resta jusquau jour immobile, plong dans une profonde mditation.

    3 Le lendemain matin, quand les membres de la

    famille Otis se retrouvrent runis pour le petit djeuner, ils discutrent longuement du fantme. Le ministre des tats-Unis tait naturellement un peu dpit en constatant que son cadeau avait t ddaign.

    Je ne souhaite causer aucun mal ce fantme, dclara-t-il, et je dois dire que depuis le temps quil hante la maison, je pense quil nest gure poli de lui lancer des oreillers.

    Remarque trs juste qui, jai le regret de le dire, dclencha une crise dhilarit chez les

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  • jumeaux. Dautre part, continua-t-il, sil refuse

    vraiment de se servir de lubrifiant indien, il faudra que nous lui enlevions ses chanes. Il est tout fait impossible de dormir avec ce raffut dans les couloirs.

    Rien toutefois ne vint les troubler durant le reste de la semaine ; le seul dtail qui attira leur attention fut la rapparition continuelle de la tache de sang sur le parquet de la bibliothque. Ce phnomne tait coup sr singulier puisque la porte tait toujours ferme la nuit par M. Otis et les fentres soigneusement closes. Par ailleurs, la couleur de la tache de sang, qui changeait aussi souvent que celle dun camlon, suscitait des commentaires. Certains matins elle tait terne, presque bruntre, puis elle passait au vermillon, puis une riche nuance pourpre et, une fois, alors quils descendaient pour dire les prires familiales selon les rites simples de la libre glise rforme piscopalienne amricaine, ils la trouvrent dun vert meraude clatant. Ces changements kalidoscopiques amusaient toute la

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  • famille et les paris taient ouverts chaque soir ce sujet. La seule personne qui nentrait pas dans le jeu tait la petite Virginia qui, pour quelque raison inexplique, tait toujours perturbe la vue de la tache de sang et qui, le matin o elle vira au vert meraude, faillit fondre en larmes.

    La seconde apparition du fantme eut lieu un dimanche soir. Peu aprs tre alls se coucher, les Otis furent subitement mis en alerte par un terrible fracas dans le hall. Ils se prcipitrent au bas des marches et constatrent quune norme armure ancienne stait dtache de son socle pour sparpiller sur les dalles de pierre tandis que le fantme de Canterville, assis dans un fauteuil haut dossier droit, se frictionnait les genoux avec une expression de douleur aigu sur les traits. Les jumeaux, qui staient munis de leurs sarbacanes, tirrent immdiatement deux boulettes sur lui avec cette prcision qui ne peut tre atteinte que grce une pratique assidue et prolonge sur la personne dun matre dcole, tandis que le ministre des tats-Unis, son revolver braqu sur lintrus, lui intimait selon ltiquette californienne lordre de lever les bras.

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  • Le fantme se dressa avec un cri de rage aigu, il se prcipita sur eux et les traversa comme un lambeau de brume, teignant au passage la bougie de Washington Otis et les plongeant ainsi dans une obscurit totale.

    Parvenu au sommet de lescalier, il se ressaisit et rsolut de recourir son clbre clat de rire satanique. Plus dune fois, ce procd lui avait t fort utile. Ctait lui qui, disait-on, avait fait virer au gris en une seule nuit la perruque de lord Raker et qui avait certainement dcid trois des gouvernantes franaises de lady Canterville plier bagages bien avant la fin du mois. Il mit donc son ricanement le plus atroce jusqu ce quil rsonnt et se rpercutt contre lantique vote de plafond, mais peine le terrifiant cho stait-il teint quune porte souvrait et que Mme Otis surgissait, vtue dune robe de chambre bleu ple.

    Je crains que vous ne soyez bien mal en point, dit-elle. Voici donc un flacon de llixir du Dr Dabell. Sil sagit dune indigestion, ce remde vous fera le plus grand bien.

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  • Le fantme, furieux, la foudroya du regard et prit aussitt ses dispositions pour se transformer en un norme chien noir, opration pour laquelle il tait justement renomm et que le mdecin de famille avait toujours juge responsable de ltat didiotie permanent de loncle de lord Canterville, lhonorable Thomas Horton. Un bruit de pas qui se rapprochait le fit toutefois hsiter et il se contenta de devenir lgrement phosphorescent pour disparatre avec un grognement spulcral linstant o les jumeaux le rejoignaient.

    Une fois dans sa chambre, il sombra dans le marasme et devint la proie dune violente agitation. La vulgarit des jumeaux, le matrialisme grossier de Mme Otis taient, bien entendu, odieux, mais ce qui le dmoralisait le plus, ctait sa totale inaptitude revtir la cotte de mailles. Il avait espr que mme des Amricains modernes vibreraient la vue dun spectre en armure, ne ft-ce, dfaut de motif plus sens, que par respect pour leur pote national, Longfellow, dont la posie gracieuse et lgante lui avait allg bien des heures de

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  • dpression pendant les sjours des Canterville Londres. Dautant que ctait sa propre armure. Il lavait glorieusement porte au tournoi de Kenilworth et elle lui avait valu les plus vifs compliments de la Reine Vierge en personne. Et pourtant, quand il avait essay de lendosser, il avait t compltement cras par le poids de la cotte darmes et du bassinet et il tait tomb lourdement sur le dallage de pierre, scorchant les genoux et sraflant les jointures de la main droite.

    Durant plusieurs jours aprs cette msaventure, gravement malade, il ne sortit gure de son refuge, sinon pour assurer le bon entretien de la tache de sang. Cependant, force de se prodiguer lui-mme des soins attentifs, il se rtablit et rsolut de faire une troisime tentative pour effrayer le ministre des tats-Unis et toute sa famille. Il choisit le vendredi 17 aot pour apparatre et passa la plus grande partie de la journe inspecter sa garde-robe. Finalement, il opta pour un vaste chapeau de feutre aux larges bords rabattus orn dune plume rouge, un linceul pliss aux poignets et au col et une dague

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  • rouille. Vers le soir un violent orage clata accompagn de trombes deau ; le vent soufflait avec une telle violence que toutes les portes et les fentres de la vieille demeure grinaient et battaient qui mieux mieux. En fait, ctait exactement le temps que le fantme prfrait. Son plan daction tait le suivant : il allait pntrer sans bruit dans la chambre de Washington Otis, labreuver dinvectives incomprhensibles et le poignarder trois fois la gorge au son dune musique lente. Il gardait une dent particulire contre Washington, nignorant pas que ctait lui qui effaait chaque jour la tache de sang avec le Superdtersif Pinkerton. Aprs avoir plong ce godelureau sans cervelle dans un tat de terreur abjecte, il se rendrait dans la chambre occupe par le ministre des tats-Unis et sa femme et poserait une main glaciale et visqueuse sur le front de Mme Otis, tout en chuchotant dune voix sifflante loreille de son mari les terribles secrets du caveau de famille. Vis--vis de la petite Virginia, il navait pas encore arrt de dcision. Jamais elle ne lavait insult et elle tait jolie et gentille. Quelques

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  • gmissements lugubres du fond de larmoire, se dit-il, seraient plus que suffisants pour la rveiller, sinon il pourrait tirailler sur son dredon petits coups saccads. Quant aux jumeaux, il tait bien rsolu leur donner une leon. La premire chose faire tait de sasseoir sur leur poitrine pour leur faire prouver une sensation dtouffement cauchemardesque. Ensuite, comme leurs lits taient tout proches lun de lautre, de se tenir entre eux sous la forme dun cadavre vert et glac jusqu ce quils soient paralyss de peur, enfin de rejeter son linceul et tourner lentement autour de la pice avec ses os blanchis et un il roulant au creux de lorbite dans le rle de Daniel le Muet ou Le Squelette du suicid , rle dans lequel il avait plus dune fois fait un effet spectaculaire et quil considrait comme gal celui de Martin le Dment ou Le Mystre Masqu .

    dix heures et demie, il entendit la famille qui montait se coucher. Pendant un moment, il fut drout par les hurlements de rires aigus des jumeaux qui, avec leur insouciante gaiet dcoliers, batifolaient avant de se mettre au lit

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  • mais, onze heures un quart, tout tait calme et, lorsque minuit sonna, il slana. Le hibou se mit voleter aux carreaux, le corbeau croasser en haut du vieil if et le vent gmir et se lamenter autour de la maison comme une me perdue ; mais les membres de la famille Otis dormaient, inconscients de leur destin et, trs haut par-dessus la pluie et les rugissements de la tempte, le fantme entendit les ronflements sonores du ministre des tats-Unis. Il mergea sans bruit des boiseries avec un sourire mauvais sur ses lvres cruelles et la lune se voila la face derrire un nuage comme il se glissait devant la grande fentre en encorbellement o taient blasonnes en azur et or ses armes et celles de sa femme assassine. Il continua se faufiler comme une ombre malfique et lobscurit mme semblait prise de rpulsion son passage. un moment, il crut entendre un appel et simmobilisa, mais ce ntait que laboiement dun chien de la Ferme Rouge et il se remit en marche, marmonnant dtranges blasphmes du XVIe sicle et brandissant de temps autre sa dague rouille. Enfin, il parvint langle du couloir qui menait

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  • la chambre de linfortun Washington. Un instant il sy arrta, tandis que le vent faisait voleter ses longues mches grises autour de sa tte et tordait en plis bizarres lhorreur sans nom de son linceul funbre. Puis la pendule sonna le quart et il jugea que le moment tait venu. Avec un petit rire sarcastique, il tourna le coin. Mais peine lavait-il fait quil vacilla en arrire avec un pitoyable cri de terreur, et cacha son visage livide derrire ses longues mains osseuses. Droit devant lui se dressait un horrible spectre, immobile telle une statue, aussi hideux que le cauchemar dun fou ! Son crne tait chauve et poli, son visage rond gras et blanc ; un rire atroce semblait stre fig jamais sur ses traits grimaants. Les yeux projetaient des rayons de lumire sanglante, la bouche tait un large puits de feu, et un affreux vtement, semblable au sien, drapait de ses plis neigeux sa silhouette de Titan. Sur sa poitrine, une pancarte portait des mots crits en caractres archaques, quelque attestation ignominieuse, semblait-il, quelque liste de pchs atroces, quelque funeste phmride du crime et, dans sa main droite, il brandissait une large pe dacier

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  • luisant. Nayant jamais vu de fantme, il fut

    naturellement terrifi et, aprs un deuxime coup dil furtif lhorrible question, il se sauva jusqu sa chambre, trbuchant dans les plis de son suaire et lchant dans sa course sa dague dans les hautes bottes du ministre o elle fut retrouve au matin par le matre dhtel. Une fois en sret dans son refuge, il se jeta sur son troite paillasse et rabattit son voile blanc sur sa tte. Au bout dun moment toutefois, la vieille tradition de vaillance chevaleresque des Canterville reprit le dessus et il rsolut daller trouver lautre fantme ds quil ferait jour. Ainsi, peine les lueurs argentes de laube avaient-elles effleur les collines quil retournait vers ce lieu o labominable spectre lui tait apparu, tout en songeant quaprs tout, deux fantmes valaient mieux quun et quavec laide de son nouvel ami, il pourrait plus srement sen prendre aux jumeaux. Mais, comme il atteignait langle du couloir, une angoissante vision frappa son regard. Il tait de toute vidence arriv quelque chose au spectre, car la lumire tait totalement teinte

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  • dans ses yeux caves, le glaive luisant lui tait tomb des mains et il tait adoss de guingois au mur dans une position insolite. Il se ruait en avant pour ceinturer son adversaire quand il vit la tte de celui-ci tomber et rouler par terre tandis que le corps saffaissait, et il se retrouva cramponn une courtine de basin blanc, avec un balai, un couperet de cuisine et un gros navet creux gisant ses pieds. Incapable de comprendre cette singulire mtamorphose, il empoigna la pancarte avec une hte fbrile et, la lumire gristre du matin, il lut ces mots :

    LE FANTME OTIS

    Unique modle dpos garanti dorigine

    Mfiez-vous des contrefaons En un clair, il comprit tout. Il avait t jou,

    tromp, dup. Alors la vieille intrpidit des Canterville brilla dans son regard ; il grina de ses gencives dentes et, levant ses mains rides

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  • trs haut au-dessus de sa tte, il jura, selon la pittoresque phrasologie de la vieille cole, que lorsque Chantecler aurait allgrement sonn du cor par deux fois, des crimes de sang seraient perptrs et le Meurtre, pas silencieux, se mettrait en marche.

    peine avait-il achev ce terrible serment quun coq chanta sur le toit de tuiles rouges dune ferme lointaine. Il laissa chapper un long rire touff charg damertume et attendit. Heure aprs heure, il attendit, mais le coq, pour quelque raison trange, ne rechanta pas... Enfin, sept heures et demie, larrive des femmes de chambre lobligea abandonner sa veille et il regagna dignement son refuge, ruminant ses esprances dues et ses objectifs manqus. Puis il entreprit de consulter divers ouvrages de chevalerie antique, ses lectures de prdilection, et dcouvrit que, chaque fois quil avait t invoqu par serment, Chantecler avait toujours chant une seconde fois.

    La peste touffe cette maudite volaille, marmonna-t-il. Il fut un temps o, de mon fidle

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  • pieu, je lui aurais transperc le brchet et fait chanter pour moi seul jusqu ce que mort sensuive.

    Sur quoi, il alla sallonger dans son douillet cercueil de plomb et y demeura jusquau soir.

    4 Le jour suivant, le fantme se sentait faible et

    fatigu. La terrible agitation quil avait connue au cours des quatre dernires semaines commenait faire son effet. Il avait les nerfs absolument vif et sursautait au moindre bruit. Durant cinq jours, il garda la chambre et, rflexion faite, il renona lentretien de la tache de sang sur le sol de la bibliothque. Si la famille Otis nen voulait pas, ctait donc quelle ne la mritait pas. De toute vidence, ces gens vivaient dans un univers bassement matrialiste et taient tout fait incapables dapprcier la valeur symbolique de phnomnes sensoriels. La question des

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  • apparitions fantasmagoriques et la formation des corps astraux tait, bien entendu, dune tout autre nature et elle chappait son contrle. Il tait de son devoir absolu dapparatre dans les couloirs une fois par semaine et dmettre des cris inarticuls la grande fentre en encorbellement, le premier et le troisime mercredi de chaque mois, et il ne voyait pas comment il aurait pu se soustraire honorablement ses obligations. Il tait vrai quil avait men une vie dtestable mais, dun autre ct, en ce qui concernait le domaine surnaturel, il tait consciencieux lexcs. Les trois samedis suivants, en consquence, il suivit le couloir entre minuit et trois heures, prenant toutes les prcautions possibles pour ntre ni vu ni entendu. Il tait ses souliers, marchait pas aussi lgers que possible sur les lattes vermoulues du plancher, portait une grande cape de velours noir et veillait utiliser le lubrifiant indien pour huiler ses chanes. Je dois avouer que ce nest pas sans beaucoup de rpugnance quil se contraignit se servir de ce produit. Cependant, un soir, tandis que la famille tait en train de dner, il se faufila dans la

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  • chambre de Mme Otis et emporta la bouteille. Sur le coup, il se sentit un peu humili mais, par la suite, il fut assez avis pour admettre que cette invention avait beaucoup de bon et que, jusqu un certain point, elle servait ses desseins. Mais en dpit de tout, il ne sen tira pas sans dommage. Constamment, il rencontrait des ficelles tendues en travers du couloir sur lesquelles il butait dans lobscurit et, une nuit, alors quil shabillait en vue dinterprter le rle d Isaac le Noir ou le Chasseur du bois dHogley , il avait fait une trs mauvaise chute en glissant sur une planche incline enduite de beurre que les jumeaux avaient dispose devant lentre de la Salle aux Tapisseries en haut du grand escalier de chne. Ce dernier affront lavait mis dans une telle rage quil avait rsolu de raffirmer sa dignit et dcid daller rendre visite aux jeunes insolents etoniens la nuit suivante dans son fameux rle de Rupert le Tmraire ou le Comte sans tte .

    Il ntait pas apparu sous cette forme depuis plus de soixante-dix ans ; en fait, pas depuis quainsi dguis il avait tant effray lady Barbara Modish quelle avait brusquement rompu ses

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  • fianailles avec le grand-pre de lactuel lord Canterville et stait enfuie Gretna Green avec le beau Jack Castleton en dclarant que rien ne pourrait linciter prendre poux dans une famille qui permettait un fantme aussi horrible de se promener sur la terrasse au crpuscule. Plus tard, le pauvre Jack avait t tu en duel par lord Canterville dans le parc de Wandsworth et lady Barbara tait morte de chagrin Tunbridge Wells avant que lanne ft coule, si bien qu tous gards, on pouvait parler dun succs complet.

    Ctait toutefois une composition trs difficile raliser, si je puis appliquer une expression aussi scnique lun des plus grands mystres du monde surnaturel ou, pour avoir recours un terme plus scientifique, le monde supranaturel, et il lui fallut trois bonnes heures pour achever ses prparatifs. Enfin, tout fut prt et il tait enchant de son aspect. Les hautes bottes de cuir qui faisaient partie de son costume taient un peu trop grandes pour lui et il ne put trouver quun seul des deux pistolets daron mais, dans lensemble, il tait satisfait et, une heure et quart, il traversa la boiserie et commena

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  • longer le couloir pas compts. Comme il atteignait la chambre occupe par les jumeaux qui, je dois le prciser, tait appele la Chambre Bleue en raison de la couleur de ses tentures, il trouva la porte entrebille. Dsireux de faire une entre spectaculaire, il poussa brusquement le panneau et reut un lourd broc deau qui linonda et lui manqua lpaule gauche dun cheveu. Au mme instant, il entendit des hurlements de rire touffs qui venaient des deux lits baldaquin. La surprise lui causa un tel choc nerveux que, dans une fuite perdue, il courut senfermer dans sa chambre o, le jour suivant, il se trouva clou au lit par une grippe svre. Du moins dans son malheur eut-il une consolation. Il avait laiss sa tte chez lui, car sil lavait mise sur ses paules, les consquences auraient pu tre dramatiques pour lui.

    Ayant dsormais renonc tout espoir deffrayer cette grossire famille dAmricains, il se contenta, pour la bonne rgle, de rder dans les couloirs avec des chaussons de lisire aux pieds, une paisse charpe rouge autour du cou contre les courants dair et arm dune petite arquebuse

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  • au cas o il serait attaqu par les jumeaux. Ce fut le 19 septembre quil reut le coup de grce. Il tait descendu dans le grand hall dentre, certain de ne pas y tre molest, et il samusait ironiser sur les grandes photos du ministre des tats-Unis et de sa femme, signes Saroni, qui avaient maintenant pris la place des portraits danctres de la famille Canterville. Il tait vtu simplement mais avec lgance dun long linceul souill de terre de cimetire, avait attach sa mchoire avec une bande de tissu jaune et portait une petite lanterne ainsi quune bche de fossoyeur. En fait, il tait dguis en Jonas le Dterr ou le Voleur de Cadavres de Cherney Barn , une de ses crations les plus remarquables, cration dont les Canterville avaient toute raison de se souvenir, car ctait l la vritable origine de leur querelle avec leur voisin, lord Rufford. Il tait environ deux heures et demie du matin et, pour autant quil pouvait en juger, rien ni personne ne bougeait. Comme il sapprochait de la bibliothque pour voir sil restait quelque trace de la tache de sang, soudain lui sautrent dessus, surgies dun coin sombre, deux silhouettes qui

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  • agitaient frntiquement les bras au-dessus de leur tte en lui hurlant Bouh ! loreille.

    Pris de panique ce qui dans sa situation tait rien moins que naturel il se rua vers lescalier mais se heurta Washington Otis qui lattendait avec le grand pulvrisateur du jardin. Ainsi cern de tous cts par ses ennemis et presque leur merci, il svanouit dans lnorme pole de fonte qui, par bonheur pour lui, ntait pas allum et, rduit battre en retraite en se faufilant dans les conduits et les chemines, il parvint chez lui dans un affreux tat de salet, de dsordre et de dsespoir.

    Par la suite on ne le revit plus jamais saventurer dans une expdition nocturne. plusieurs occasions, les jumeaux le guettrent et semrent chaque soir les couloirs de coquilles de noix au grand dam de leurs parents et des domestiques, mais sans rsultat. Il tait vident que le fantme tait ce point bless quil ne rapparatrait plus. En consquence, M. Otis se remit sa grande uvre sur lhistoire du parti dmocrate laquelle il stait attel depuis

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  • plusieurs annes dj. Mme Otis organisa un somptueux raout qui merveilla tout le comt. Les garons jouaient au hockey, au mistigri, au poker, et Virginia faisait du poney dans les alles du parc, escorte par le jeune duc de Cheshire qui tait venu passer la dernire semaine de ses vacances Canterville Chase. Il tait gnralement admis que le fantme sen tait all et, pour tout dire, M. Otis crivit une lettre en ce sens lord Canterville qui, en rponse, lui fit part de tout le plaisir que lui causait cette nouvelle et envoya ses meilleurs compliments la digne pouse du ministre.

    Les Otis se trompaient cependant, car le fantme tait toujours dans la maison et, quoique maintenant demi invalide, ntait nullement dispos abandonner la partie, en particulier lorsquil apprit que parmi les invits se trouvait le jeune duc de Cheshire dont le grand-oncle, lord Francis Stilton, avait nagure pari cent guines avec le colonel Carbury quil jouerait aux ds avec le fantme de Canterville et avait t dcouvert le lendemain matin gisant sur le sol du fumoir dans un tel tat daphasie que, en dpit

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  • dune longvit remarquable, il navait plus jamais t capable de dire autre chose que Double Six ! . Lhistoire avait fait grand bruit lpoque, encore que, bien entendu, par respect pour les sentiments des deux nobles familles, tout avait t tent pour la garder secrte, et lon pourra trouver un expos dtaill de toutes les circonstances qui avaient entour laffaire dans le troisime volume des Souvenirs du prince rgent et de ses amis, de lord Tattle. Le fantme tenait donc beaucoup montrer quil navait pas perdu son influence sur les Stilton dont il tait en vrit un parent loign, sa premire cousine germaine ayant pous en secondes noces le sieur de Bulkeley, dont, comme chacun sait, descendait la ligne des ducs de Cheshire. Il prit en consquence ses dispositions pour apparatre au jeune soupirant de Virginia sous son aspect du Moine Vampire ou Bndictin Exsangue , une apparition tellement horrible que, lorsque la vieille lady Startup en avait t tmoin, elle stait mise pousser des cris perants qui, leur paroxysme, avaient dclench chez elle une crise dapoplexie et quelle tait morte dans les trois

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  • jours, aprs avoir dshrit les Canterville, ses plus proches parents, et laiss toute sa fortune son apothicaire de Londres. Au dernier moment, malgr tout, la terreur que lui inspiraient les jumeaux lempcha de sortir de sa chambre et le petit duc dormit en paix sous le vaste dais emplum de la chambre royale o il rva de Virginia.

    5 Quelques jours aprs, Virginia et son chevalier

    servant aux cheveux boucls chevauchaient dans les prs de Brockley. En franchissant une haie, Virginia fit un tel accroc son habit quelle rsolut de rentrer dans la maison par lescalier de service pour quon ne la voie pas. Comme elle traversait la Salle des Tapisseries dont la porte tait ouverte, elle crut voir quelquun lintrieur et, pensant que ctait la femme de chambre de sa mre qui venait parfois sinstaller l avec son ouvrage, elle jeta un coup dil dans la pice

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  • pour lui demander de recoudre son habit. son immense surprise, elle reconnut le fantme de Canterville en personne ! Assis prs de la fentre, il contemplait lor finissant des frondaisons jaunies qui voletait dans lair et les tourbillons dansants des feuilles rouges le long de la grande alle.

    Le front pench au creux de sa main, toute son attitude trahissait une profonde dtresse. En vrit, il paraissait si dsempar, si mal en point que la petite Virginia, dont la premire ide avait t de se sauver pour senfermer double tour dans sa chambre, se sentit tellement mue quelle rsolut dessayer de le consoler. Elle marchait dun pas si lger que, dans son accablement, il ne saperut pas de sa prsence avant quelle ne lui ait adress la parole.

    Je vous plains beaucoup, dit-elle, mais mes frres repartent pour Eton demain donc, si vous vous tenez tranquille, personne ne vous fera dennuis.

    Il est absurde de me demander de me tenir tranquille, rpliqua-t-il, regardant, bahi, cette

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  • ravissante enfant qui stait risque lui parler. Totalement absurde. Je dois faire tinter mes chanes, gmir par les trous de serrure et me promener la nuit, si cest cela que vous faites allusion. Cest ma seule raison dexister.

    Ce nest pas du tout une raison dexister et vous savez trs bien que vous avez t trs mchant. Mme Umney nous a dit, le jour de notre arrive ici, que vous aviez tu votre femme.

    Daccord, je ladmets, dit le fantme avec vivacit, mais ctait un problme purement familial et qui ne concernait personne dautre.

    Cest trs mal, de tuer les gens, dit Virginia qui faisait parfois preuve dune charmante rigueur puritaine, hrite de quelque lointain anctre de Nouvelle-Angleterre.

    Oh, je dteste la misrable austrit de cette thique abstraite ! Ma femme tait trs laide, mes fraises ntaient jamais bien amidonnes et elle nentendait rien la cuisine. Tenez, je pense ce daim que javais abattu dans le bois de Hogley, un superbe daguet, et savez-vous comment elle la fait servir table ?... Enfin, peu importe. Tout

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  • a est bien loin et, mme si je lavais tue, je crois que ce ntait gure courtois de la part de ses frres de me laisser mourir de faim.

    Vous laisser mourir de faim ? Oh, monsieur le fantme, je veux dire sir Simon, avez-vous faim ? Jai un sandwich dans mon sac. Voulez-vous que je vous le donne ?

    Non, merci. Je ne mange plus rien maintenant, mais cest trs gentil de votre part et vous tes beaucoup plus aimable que le reste de votre dtestable famille, grossire, vulgaire, malhonnte.

    Arrtez ! cria Virginia en tapant du pied. Cest vous qui tes dtestable et vulgaire et grossier. Quant la malhonntet, vous savez trs bien que vous avez vol mes tubes de peinture pour essayer de refaire cette tache de sang ridicule dans la bibliothque. Dabord, vous avez pris tous les rouges, y compris le vermillon, ce qui fait que je ne pouvais plus peindre de couchers de soleil, puis vous avez pris le vert meraude et le jaune de chrome et, pour finir, il ne mest rest que lindigo et le blanc de Chine et

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  • je ne pouvais plus faire que des clairs de lune, ce qui est toujours dprimant regarder et en plus trs difficile russir. Jtais excde et tout a tait vraiment ridicule, mais jamais je ne vous ai dnonc. A-t-on jamais vu du sang vert meraude ?

    Vous avez raison, dit le fantme, lair plutt dconfit, mais quest-ce que je pouvais faire ? Cest trs difficile de se procurer du vrai sang de nos jours, et cest votre frre qui a commenc avec son superdtersif, je ne vois pas pourquoi, moi, je naurais pas pris vos peintures. Quant la couleur, cest toujours une affaire de got. Les Canterville ont du sang bleu, par exemple, le plus bleu dAngleterre, mais je sais bien que ce genre de dtails ne vous intresse pas, vous autres Amricains.

    Vous ne savez rien du tout et ce que vous pourriez faire de mieux, ce serait dmigrer et de vous cultiver un peu. Mon pre sera trop heureux de vous offrir un voyage gratuit et, bien quil y ait des droits normes payer sur lesprit-de-vin, vous naurez pas de problmes la douane car

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  • tous les employs sont dmocrates. Une fois New York, vous tes sr dobtenir un norme succs. Je connais des tas de gens qui donneraient cent mille dollars pour avoir un grand-pre, alors, vous pensez, pour un fantme de famille !

    Je ne crois pas que lAmrique me plairait. Parce que nous navons pas de ruines ou de

    curiosits, je suppose ? dit Virginia dun ton ironique.

    Pas de ruines ! Pas de curiosits ! sexclama le fantme. Vous avez votre marine et vos manires.

    Bonsoir. Je vais aller demander papa de sarranger pour que les jumeaux aient une semaine de cong de plus.

    Je vous en prie, miss Virginia, ne partez pas ! scria-t-il. Je suis si seul et si malheureux. Et je ne sais vraiment pas quoi faire. Je voudrais dormir et je ny arrive pas.

    a ne tient pas debout. Vous navez qu vous coucher et souffler la bougie. Cest quelquefois trs difficile de rester veill, surtout

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  • lglise. Voyons, mme les bbs savent comment sy prendre et ils ne sont pourtant pas bien malins.

    Je ne dors pas depuis trois cents ans, dit le fantme, et les beaux yeux bleus de Virginia se dilatrent dtonnement. Trois cents ans que je nai pas ferm lil et je suis si fatigu.

    Virginia prit un air trs grave et ses lvres fines frmirent comme des ptales de rose. Elle sapprocha, sagenouilla ct de lui et leva les yeux vers son vieux visage frip.

    Pauvre, pauvre fantme, murmura-t-elle. Vous navez vraiment aucun endroit o dormir ?

    Bien loin au-del des pindes, rpondit-il voix basse et rveuse, il y a un petit jardin. Lherbe y pousse haute et drue, les grandes toiles blanches de la cigu fleurissent, le rossignol y chante toute la nuit. Toute la nuit il chante, et la froide lune de cristal le regarde et les ifs tendent leurs ramures gantes au-dessus des dormeurs.

    Les yeux de Virginia se remplirent de larmes

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  • et elle se cacha le visage dans les mains. Vous voulez dire le Jardin de la Mort,

    chuchota-t-elle. Oui, la mort. La mort doit tre si belle.

    Reposer dans la douce terre brune, avec lherbe qui ondule au-dessus de votre tte et couter le silence. Ne connatre ni hier ni lendemain. Oublier le temps, oublier la vie, tre en paix. Vous pouvez maider, vous pouvez ouvrir pour moi les portes de la maison de la mort, car lamour toujours vous accompagne et lamour est plus fort que la mort.

    Virginia se mit trembler. Un frisson glac la parcourut et pendant quelques instants rgna le silence. Elle avait limpression dtre plonge dans un terrible rve.

    Puis le fantme reprit la parole et sa voix murmura comme un souffle de vent :

    Avez-vous jamais lu la vieille prophtie sur la fentre de la bibliothque ?

    Oh, souvent, scria la petite fille en levant les yeux. Je la connais trs bien ; elle est peinte

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  • en drles de lettres noires et cest difficile lire. Elle na que six lignes.

    Quand une fille aux cheveux dor viendra

    Quune prire aux lvres du pcheur natra Quand lamandier strile ses fruits prodiguera

    Quune petite enfant ses larmes donnera Alors dans la maison le calme renatra Et Canterville enfin la paix retrouvera.

    Mais je ne sais pas ce quelles signifient.

    Elles signifient, dit-il tristement, que vous devez pleurer pour mes pchs, parce que je nai pas de larmes, et prier pour mon me, parce que je nai pas de foi et, si vous avez toujours t douce, bonne et gentille, lAnge de la Mort aura piti de moi. Vous verrez des formes effrayantes dans lobscurit et des voix malfiques vous chuchoteront loreille, mais elles ne vous toucheront pas car, contre la puret dune enfant, les puissances de lEnfer sont dsarmes.

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  • Virginia ne rpondit pas et le fantme se tordit les mains de dsespoir, les yeux baisss sur le casque dor de sa tte incline. Soudain, elle se redressa, trs ple, avec une lueur trange dans les yeux.

    Je nai pas peur, dit-elle avec fermet, et je demanderai lange davoir piti de vous.

    Il se leva de son sige avec un faible cri de joie, lui prit la main et, avec une grce suranne, y dposa un baiser. Ses doigts taient aussi froids que la glace et ses lvres brlaient comme le feu, mais Virginia neut pas dhsitation tandis quil lui faisait traverser la pice obscure. Les petits chasseurs qui ornaient la tapisserie aux tons vert fan se mirent souffler dans leurs trompes festonnes de pompons et, de leurs mains minuscules, lui firent signe de battre en retraite : Retourne en arrire, petite Virginia, retourne en arrire ! Mais le fantme lui treignait la main et elle ferma les yeux pour ne pas les voir. Dhorribles animaux queues de lzard et aux yeux globuleux battirent des paupires du haut de la chemine aux montants de bois sculpt, en

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  • murmurant : Prends garde, petite Virginia, prends garde ! On ne te reverra peut-tre jamais plus ! Mais le fantme allait de plus en plus vite et Virginia ne les coutait pas. Comme ils atteignaient lautre bout de la pice, le fantme sarrta et murmura quelques mots quelle ne put comprendre. Elle ouvrit les yeux, vit le mur qui se dissipait lentement comme un cran de brume, et une vaste caverne noire souvrit devant elle. Un vent froid et mordant les enveloppa et elle sentit quelque chose qui tiraillait sa robe.

    Vite, vite, cria le fantme, ou il sera trop tard !

    Linstant daprs, les boiseries se refermaient derrire eux et la Salle des Tapisseries tait vide.

    6 Dix minutes plus tard environ la cloche sonna

    pour le th et, comme Virginia ne descendait pas, Mme Otis envoya lun des valets de pied la

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  • prvenir. Au bout dun moment, il revint et dit quil navait pu trouver miss Virginia nulle part. Comme elle avait lhabitude de sortir dans le jardin chaque soir cueillir des fleurs pour orner la table du dner, Mme Otis ne salarma pas tout de suite, mais six heures sonnrent et Virginia napparaissait toujours pas, alors elle commena a sinquiter et envoya les garons sa recherche tandis quelle-mme et M. Otis fouillaient chaque pice de la maison. six heures et demie, les garons revinrent en dclarant quils navaient trouv aucune trace de leur sur. M. Otis se souvint brusquement que, quelques jours plus tt, il avait donn une bande de bohmiens lautorisation de camper dans le parc ; il partit donc sance tenante pour Blackfell Hollow o il savait les retrouver, accompagn de son fils an et de deux domestiques de la ferme. Le petit duc de Cheshire, au comble de lanxit, se rpandit en supplications pour faire partie du groupe, mais M. Otis refusa de lemmener parce quil craignait une chauffoure. En arrivant sur les lieux, il constata que les romanichels taient partis et, de toute vidence, ce dpart avait t prcipit car le

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  • feu brlait encore et des cuelles tranaient dans lherbe. Aprs avoir envoy Washington et les deux domestiques explorer les environs, Otis rentra prcipitamment et envoya des dpches tous les inspecteurs de police du comt en leur demandant de rechercher une jeune fille qui avait t enleve par des vagabonds ou des romanichels. Il commanda ensuite quon sellt son cheval et, aprs avoir insist pour que sa femme et les trois garons se mettent table pour le dner, il partit le long de la route dAscot, escort dun valet dcurie. Il avait peine parcouru trois ou quatre kilomtres quil entendit derrire lui un cheval qui galopait et, stant retourn, il vit le petit duc qui arrivait sur son poney, tte nue et le visage en feu.

    Je suis dsol, M. Otis, dit le jeune garon, mais je ne peux pas dner tant que Virginia nest pas retrouve. Ne soyez pas fch, je vous en prie. Si vous nous aviez laisss nous fiancer lanne dernire, tout a ne serait jamais arriv. Vous nallez pas me renvoyer, nest-ce pas ? Je ne veux pas rentrer ! Et je ne rentrerai pas !

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  • Vivement touch de la dvotion quil manifestait lgard de Virginia, le ministre ne put sempcher de sourire au jeune et gracieux chenapan. Pench sur lencolure de son cheval, il lui tapota affectueusement lpaule et dit :

    Ma foi, Cecil, si vous ne voulez pas rentrer, venez avec moi, mais il faut que je vous trouve un chapeau Ascot.

    Oh, zut pour le chapeau ! Cest Virginia que je veux ! scria le petit duc en riant, et ils prirent le galop en direction de la gare.

    M. Otis demanda au chef de gare si une jeune fille rpondant la description de Virginia avait t vue sur le quai, mais il napprit rien son sujet ; le chef de gare, toutefois, expdia des dpches dans les deux directions opposes de la ligne et assura M. Otis quune troite surveillance serait exerce en vue de retrouver sa fille. Aprs avoir achet un chapeau pour le petit duc chez un mercier qui tait en train de fermer ses volets, M. Otis chevaucha jusqu Bexley, un village six kilomtres de l environ, lieu bien connu, lui avait-on dit, de rassemblement des bohmiens

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  • dans le vaste pr communal voisin. Il alerta le reprsentant de la police locale mais nen obtint aucun renseignement et, aprs avoir explor cheval tout le pr, ils tournrent bride pour regagner la maison et arrivrent Canterville Chase vers sept heures, recrus de fatigue et lme en peine. Ils trouvrent Washington et les jumeaux qui les attendaient au portail avec des lanternes, car lavenue tait trs sombre.

    On navait dcouvert aucune trace de Virginia. Les bohmiens avaient t retrouvs dans les prs de Broxley mais Virginia ntait pas avec eux, et sils taient partis prcipitamment, expliqurent-ils, ctait la suite dune erreur sur la date de la foire de Chorton o ils avaient craint darriver trop tard. Ils avaient mme t dsols dapprendre la disparition de Virginia, dautant quils taient trs reconnaissants M. Otis de les avoir autoriss camper dans son parc, et quatre dentre eux staient spars du groupe pour participer aux recherches. Ltang aux carpes avait t dragu et toute la proprit minutieusement explore sans le moindre rsultat. Il tait vident que, pour cette nuit-l du

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  • moins, Virginia tait perdue ; et cest dans un tat dabattement profond que M. Otis et les garons rentrrent dans la maison, suivis par le valet dcurie qui ramenait les deux chevaux et le poney. Dans le hall, ils trouvrent un groupe de domestiques sur le qui-vive et, allonge sur un canap dans la bibliothque, la pauvre Mme Otis, demi folle de peur et danxit, dont la vieille gouvernante bassinait le front avec des compresses deau de Cologne. M. Otis insista aussitt pour quon lui servt quelque chose manger et commanda un souper pour tout le monde. Ce fut un triste repas ; personne ou presque ne souffla mot et les jumeaux eux-mmes taient dsempars, prostrs, car ils aimaient normment leur sur. Lorsquils eurent fini, M. Otis, en dpit des prires du petit duc, leur donna lordre daller se coucher en disant quon ne pouvait rien faire de plus cette nuit-l et quil tlgraphierait le lendemain Scotland Yard quon leur envoyt sans dlais des inspecteurs de police. Au moment o ils sortaient de la salle manger, minuit se mit sonner lhorloge de la tour et ils entendirent un grand

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  • bruit accompagn dun cri aigu ; un roulement de tonnerre effrayant fit vibrer la maison, les accents dune musique cleste flottrent dans lair, un panneau de la boiserie au sommet de lescalier se droba avec fracas et, sur le palier, trs ple et blanche, un petit coffret la main, surgit Virginia. Ce fut en un instant une rue gnrale vers le haut des marches. M. Otis treignit Virginia avec passion, le petit duc ltouffa de baisers frntiques et les jumeaux se mirent excuter une danse du scalp autour du groupe.

    Grand Dieu, mon enfant, o tais-tu donc ? scria M. Otis avec une certaine humeur, pensant quelle avait voulu leur jouer un tour de sa faon. Cecil et moi avons parcouru tout le pays cheval pour te retrouver et ta mre tait mortellement inquite. Il ne faut plus jamais faire des mauvaises farces de ce genre.

    Sauf au fantme ! Sauf au fantme ! glapirent les jumeaux en excutant des cabrioles.

    Ma petite chrie, Dieu merci te voil retrouve. Je ne veux plus jamais que tu me quittes, murmura Mme Otis en embrassant

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  • lenfant tremblante et en lissant ses mches dor emmles.

    Papa, dit Virginia calmement, jtais avec le fantme. Il est mort et il faut que tu viennes le voir. avait t un trs mchant homme, mais il regrettait sincrement tout ce quil avait fait de mal et, avant de mourir, il ma donn cette cassette de bijoux superbes.

    Toute la famille la regardait, muette de stupeur, mais elle tait parfaitement srieuse et grave, puis elle se dtourna et les conduisit par le panneau ouvert dans la boiserie le long dun troit corridor secret ; Washington suivait avec une bougie allume quil avait prise sur la table. Enfin, ils parvinrent une lourde porte de chne rehausse de clous rouills. Sous les doigts de Virginia, la porte pivota sur ses gonds et ils se trouvrent dans une petite pice basse avec un plafond vot et une minuscule fentre garnie de barreaux. Scell dans le mur, un norme anneau de fer auquel tait enchan un squelette gisant de tout son long sur le sol de pierre, et qui semblait essayer de saisir de ses longs doigts dcharns

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  • une cruche antique et une cuelle places juste hors de sa porte. De toute vidence, la cruche avait t jadis remplie deau, car ses parois intrieures taient tapisses dune mousse verdtre. Dans lcuelle ne restait quun infime tas de poussire. Virginia sagenouilla ct du squelette et, joignant ses petites mains, elle se mit prier en silence tandis que les autres semblaient songer avec effroi la terrible tragdie dont le secret venait de leur tre dvoil.

    Ah tiens ! sexclama soudain lun des jumeaux qui regardait par la petite fentre pour tenter de dcouvrir dans quelle aile du manoir tait situe la pice. Tiens ! Le vieil amandier dessch est en fleur. On le voit bien au clair de lune.

    Dieu lui a pardonn, dit gravement Virginia en se relevant, et une lumire radieuse parut illuminer son visage.

    Vous tes un ange ! scria le jeune duc et il lui passa un bras autour du cou et lembrassa.

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  • 7

    Quatre jours aprs ces curieux vnements, un

    convoi funbre partit de Canterville Chase vers onze heures du soir. Huit chevaux noirs, la tte orne de hauts plumets dautruche, tiraient le corbillard et le cercueil de plomb tait recouvert dun riche drap pourpre sur lequel taient brodes en or les armes des Canterville. ct du corbillard et des voitures marchaient les domestiques portant des torches allumes et toute la procession tait fort impressionnante. Lord Canterville, venu tout exprs du pays de Galles pour assister aux funrailles, conduisait le deuil, assis dans la premire voiture avec Virginia ct de lui. Ensuite venaient le ministre des tats-Unis et sa femme, puis Washington et les trois garons. Mme Umney occupait la dernire voiture. De lavis gnral, elle avait t suffisamment effraye par le fantme durant plus de cinquante ans de sa vie pour avoir le droit de laccompagner sa dernire demeure. Une fosse

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  • profonde avait t creuse dans le coin du cimetire, juste en dessous du grand if et le service fut clbr avec beaucoup de solennit par le rvrend Augustus Dampier. La crmonie termine, selon une vieille coutume de la famille Canterville, les domestiques teignirent leurs torches et, tandis que lon descendait le cercueil dans la fosse, Virginia savana et dposa sur le couvercle une grande croix faite de fleurs damandier roses et blanches. Au mme instant, la lune surgit de derrire un nuage et baigna le petit cimetire de sa silencieuse lumire argente, et dans un bosquet lointain sleva le chant du rossignol. Virginia songea la description que lui avait faite le fantme du Jardin de la Mort ; ses yeux semburent de larmes, et elle demeura silencieuse durant le trajet de retour.

    Le lendemain matin, avant que lord Canterville regagnt la ville, M. Otis eut un entretien avec lui propos des bijoux que le fantme avait donns Virginia. Ils taient somptueux, en particulier un collier de rubis monture ancienne de Venise, merveilleux exemple de travail dorfvrerie du XVIe sicle, et

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  • leur valeur tait telle que M. Otis prouvait de graves scrupules lide de laisser sa fille les accepter.

    Milord, dit-il, je sais que dans ce pays le droit de mainmorte sapplique aussi bien aux colifichets qu la terre et il mapparat clairement que ces bijoux font partie ou devraient faire partie de lhritage familial. Je dois en consquence vous prier de bien vouloir les emporter Londres et de les considrer simplement comme une part de vos biens qui vous a t restitue dans certaines circonstances tranges. Quant ma fille, ce nest quune enfant qui, jusquici, je suis heureux de le dire, ne sintresse gure de tels signes dun luxe frivole. Jai appris en outre par Mme Otis qui, si je puis me permettre, fait autorit en matire dart, ayant eu le privilge de passer plusieurs hivers Boston quand elle tait jeune fille que ces pierreries ont une grande valeur marchande et que, mises en vente, elles atteindraient des prix considrables. Dans ces conditions, lord Canterville, il mest tout fait impossible de les laisser en la possession dun membre de ma

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  • famille et, vrai dire, toutes ces vaines parures, si opportunes ou ncessaires quelles soient la dignit de laristocratie britannique, seraient trs dplaces parmi ceux qui ont t levs selon les principes austres et, je crois, immortels, de la simplicit rpublicaine. Peut-tre devrais-je ajouter que Virginia dsire beaucoup que vous lui permettiez de conserver le coffret comme souvenir de votre anctre infortun mais dvoy. Comme il est trs ancien et presque irrparable, vous jugerez peut-tre bon daccder sa requte. Pour ma part, javoue que je suis assez surpris quun de mes enfants soit attir par le monde mdival sous quelque forme que ce soit et, selon moi, la seule explication de cette singularit tient ce que Virginia est ne dans un de vos faubourgs de Londres peu aprs le retour de Mme Otis dun voyage Athnes.

    Lord Canterville couta avec beaucoup de gravit le discours du digne ministre, tiraillant de temps en temps sa moustache grise pour dissimuler un sourire involontaire et, lorsque M. Otis eut termin, il lui serra cordialement la main et rpondit :

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  • Cher monsieur, votre charmante petite fille a rendu mon malheureux anctre, sir Simon, un trs grand service, et ma famille et moi-mme lui sommes infiniment reconnaissants de son sang-froid et de sa crnerie. Les bijoux sont elle, sans le moindre doute et, parbleu ! je crois que si jtais assez sordide pour les lui prendre, le vieux sclrat sortirait de sa tombe sance tenante et me ferait mener une existence infernale. Quant faire partie de lhritage, rien ne peut tre considr comme tel moins de figurer sur un testament ou un document lgal ; en outre, lexistence de ces bijoux tait totalement inconnue... Je vous assure que je nai pas plus de droits sur eux que votre matre dhtel et quand miss Virginia sera grande, jose dire quelle sera ravie davoir de jolies choses porter. Dailleurs, vous oubliez, M. Otis, que le mobilier et le fantme taient compris dans notre transaction, donc tout ce qui appartenait au fantme vous revient de droit car, si remuant quait pu se montrer sir Simon dans les couloirs, du point de vue lgal, il nen tait pas moins mort et vous avez acquis ses biens par contrat.

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  • M. Otis, vivement contrari par le refus de lord Canterville, le pressa de revenir sur sa dcision, mais laffable pair du royaume nen dmordit pas et, pour finir, il persuada le ministre de permettre sa fille de conserver le cadeau du fantme.

    Quand, au printemps de 1890, la jeune duchesse de Cheshire fut prsente la Reine loccasion de son mariage, ses bijoux firent ladmiration de tous. Car Virginia reut la couronne, qui est la rcompense de toutes les bonnes petites filles amricaines, et pousa son soupirant ds quil eut atteint lge requis. Ils taient lun et lautre si charmants et saimaient dun tel amour que leur union enchanta tout le monde, lexception de la vieille marquise de Dumbleton qui stait efforce dannexer le duc pour lune de ses sept filles marier et navait pas donn moins de trois grands dners dans ce but, auxquels, bizarrement, M. Otis lui-mme avait t invit.

    M. Otis prouvait personnellement une vive sympathie pour le jeune duc mais, par principe, il

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  • tait hostile aux titres et, pour citer ses propres paroles : Il ntait pas sans craindre que les influences dbilitantes exerces par une aristocratie assoiffe de plaisir nentranent loubli de la simplicit rpublicaine. Ses objections furent nanmoins totalement battues en brche, et je crois que lorsquil savana le long de la nef de Saint-George sur Hanover Square avec sa fille son bras, il ny avait pas dhomme plus fier dans toute lAngleterre.

    Une fois la lune de miel termine, le duc et la duchesse se rendirent Canterville Chase et, le lendemain de leur arrive, ils allrent pied jusquau cimetire solitaire en passant par le bois de pins. Le choix de linscription graver sur la tombe de sir Simon avait suscit des discussions ardues mais, pour finir, il fut dcid dy graver simplement les initiales du vieux gentilhomme avec le pome figurant la fentre de la bibliothque. La duchesse avait apport un bouquet de superbes roses quelle effeuilla au-dessus de la tombe et, aprs stre recueillis un moment sur les lieux, ils gagnrent pas lents le chur de la vieille abbaye en ruine. La duchesse

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  • sassit sur une colonne qui gisait au sol tandis que son mari, tendu ses pieds, une cigarette aux lvres, regardait ses beaux yeux. Soudain, il jeta sa cigarette, prit la main de sa jeune pouse et lui dit :

    Virginia, une femme ne devrait pas avoir de secrets pour son mari.

    Cher Cecil, je nai pas de secrets pour vous. Si, vous en avez, rpondit-il avec un sourire.

    Jamais vous ne mavez dit ce qui vous tait arriv quand vous tiez enferme avec le fantme.

    Je ne lai jamais dit personne, Cecil, fit Virginia dun ton grave.

    Je sais, mais moi, vous pourriez le dire. Je vous en prie, ne me le demandez pas,

    Cecil. Je ne peux pas vous le dire. Pauvre sir Simon ! Je lui dois beaucoup. Si, si, ne riez pas, Cecil, cest vrai. Il ma fait comprendre ce qutait la Vie et la signification de la Mort et pourquoi lAmour est plus fort que lun et lautre.

    Le duc se releva et embrassa sa femme avec tendresse.

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  • Vous pouvez garder votre secret aussi longtemps que votre cur sera mien, murmura-t-il.

    Il a toujours t vous, Cecil. Et vous raconterez lhistoire un jour nos

    enfants, nest-ce pas ? Le rose monta aux joues de Virginia.

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  • Lami dvou

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  • Un matin, le vieux rat deau mit sa tte hors de

    son trou. Il avait des yeux ronds trs vifs et dpaisses moustaches grises. Sa queue semblait un long morceau de gomme lastique noire.

    Des petits canards nageaient dans le rservoir, semblables une troupe de canaris jaunes et leur mre, toute blanche avec des jambes rouges, sefforait de leur enseigner piquer leur tte dans leau.

    Vous ne pourrez jamais aller dans la bonne socit si vous ne savez pas piquer votre tte, leur disait-elle.

    Et, de nouveau, elle leur montrait comment il fallait sy prendre. Mais les petits canards ne faisaient nulle attention ses leons. Ils taient si jeunes quils ne savaient pas quel avantage il y a vivre dans la socit.

    Quels dsobissants enfants ! scria le vieux rat deau. Ils mriteraient vraiment dtre noys !

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  • Le Ciel men prserve ! rpliqua la cane. Il faut un commencement tout et des parents ne sauraient tre trop patients.

    Ah ! je nai aucune ide des sentiments que peuvent prouver des parents, dit le rat deau. Je ne suis pas un pre de famille. En fait, je ne me suis jamais mari et je nai jamais song le faire. Sans doute lamour est une bonne chose sa manire, mais lamiti vaut bien mieux. Certes, je ne sais rien au monde qui soit plus noble ou plus rare quune amiti dvoue.

    Et quelle est, je vous prie, votre ide des devoirs dun ami dvou ? demanda une linotte verte perche sur un saule tordu et qui avait cout la conversation.

    Oui, cest justement ce que je voudrais savoir, fit la cane, et elle nagea vers lextrmit du rservoir et piqua sa tte pour donner ses enfants le bon exemple.

    Quelle question niaise ! cria le rat deau. Jentends que mon ami dvou me soit dvou, parbleu !

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  • Et que ferez-vous en retour ? dit le petit oiseau, sagitant sur une ramille argente et battant de ses petites ailes.

    Je ne vous comprends pas, rpondit le rat deau.

    Laissez-moi vous conter une histoire ce sujet, dit la linotte.

    Lhistoire est-elle pour moi ? demanda le rat deau. Si oui, je lcouterai volontiers, car jaime les contes la folie.

    Elle vous est applicable, rpondit la linotte. Elle senvola et, sabattant sur le bord du

    rservoir, elle conta lhistoire de lAmi dvou. Il y avait une fois, dit la linotte, un honnte

    garon nomm Hans. tait-ce un homme vraiment distingu ?

    demanda le rat deau. Non, rpondit la linotte. Je ne crois pas quil

    ft du tout distingu, sauf par son bon cur et sa brune et plaisante figure ronde. Il vivait dans une pauvre maison de campagne et tous les jours il travaillait son jardin. Dans tout le terroir, il ny

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  • avait pas de jardin aussi joli que le sien. Il y poussait des illets de pote, des girofles, des bourses pasteur, des saxifrages. Il y poussait des roses de Damas, des roses jaunes, des crocus lilas et or, des violiers rouges et blancs. Selon les mois y fleurissaient tour de rle glantines et cardamines, marjolaines et basilics sauvages, primevres et iris dAllemagne, asphodles et illets-girofles. Une fleur prenait la place dune autre fleur. Aussi y avait-il toujours de jolies choses regarder et dagrables odeurs respirer.

    Le petit Hans avait beaucoup damis, mais le plus dvou de tous tait le grand Hugh le meunier. Vraiment le riche meunier tait si dvou au petit Hans quil ne serait jamais all son jardin sans se pencher sur les plates-bandes, sans y cueillir un gros bouquet ou une poigne de salades succulentes ou sans y remplir ses poches de prunes ou de cerises selon la saison.

    De vrais amis possdent tout en commun, avait lhabitude de dire le meunier.

    Et le petit Hans approuvait de la tte, souriait et se sentait tout fier davoir un ami qui pensait

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  • de si nobles choses. Parfois, cependant, le voisinage trouvait

    trange que le riche meunier ne donnt jamais rien en retour au petit Hans, quoiquil eut cent sacs de farine emmagasins dans son moulin, six vaches laitires et un grand nombre de btes laine ; mais Hans ne troubla jamais sa cervelle de semblables ides. Rien ne lui plaisait davantage que dentendre les belles choses que le meunier avait coutume de dire sur la solidarit des vrais amis.

    Donc, le petit Hans travaillait son jardin. Le printemps, lt et lautomne, il tait trs heureux ; mais quand venait lhiver et quil navait ni fruits ni fleurs porter au march, il souffrait beaucoup du froid et de la faim et souvent il se couchait sans avoir mang autre chose que quelques poires sches et quelques mauvaises noix. Lhiver aussi, il tait extrmement isol, car le meunier ne venait jamais le voir dans cette saison.

    Il nest pas bon que jaille voir le petit Hans tant que dureront les neiges, disait souvent le

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  • meunier sa femme. Quand les gens ont des ennuis, il faut les laisser seuls et ne pas les tourmenter de visites. Ce sont l du moins mes ides sur lamiti et je suis certain quelles sont justes. Aussi jattendrai le printemps et alors jirai le voir : il pourra me donner un grand panier de primevres et cela le rendra heureux.

    Vous tes certes plein de sollicitude pour les autres, rpondait sa femme assise dans un confortable fauteuil prs dun beau feu de bois de pin. Cest un vrai rgal que de vous entendre parler de lamiti. Je suis sre que le cur ne dirait pas daussi belles choses que vous l-dessus, quoiquil habite une maison trois tages et quil porte un anneau dor son petit doigt.

    Mais ne pourrions-nous engager le petit Hans venir ici ? interrogeait le jeune fils du fermier. Si le pauvre Hans a des ennuis, je lui donnerai la moiti de ma soupe et je lui montrerai mes lapins blancs.

    Quel niais vous tes ! scria le meunier. Je ne sais vraiment pas quoi il sert de vous envoyer lcole. Vous semblez ny rien

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  • apprendre. Parbleu ! si le petit Hans venait ici, sil voyait notre bon feu, notre excellent souper et notre grosse barrique de vin rouge, il pourrait devenir envieux. Or lenvie est une bien terrible chose et qui gterait les meilleurs caractres. Certes je ne souffrirai pas que le caractre dHans soit gt. Je suis son meilleur ami et je veillerai toujours sur lui et aurai soin quil ne soit expos aucune tentation. En outre, si Hans venait ici, il pourrait me demander de lui donner un peu de farine crdit, et cela je ne puis le faire. La farine est une chose et lamiti en est une autre, et elles ne doivent pas tre confondues. Ma foi ! ces mots sorthographient diffremment et signifient des choses toutes diffrentes. Chacun sait cela.

    Comme vous parlez bien, dit la femme du meunier en lui tendant un grand verre de bire chaude. Je me sens vraiment tout endormie. Cest tout fait comme lglise.

    Beaucoup agissent bien, rpliqua le meunier, mais peu savent bien parler, ce qui prouve que parler est de beaucoup la chose la plus difficile et aussi la plus belle des deux.

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  • Et il regarda svrement par dessus la table son jeune fils qui se sentit si honteux de lui-mme quil baissa la tte, devint presque carlate et se mit pleurer dans son th.

    Il tait si jeune que vous lexcuserez. Cest l la fin de lhistoire ? demanda le rat

    deau. Non pas, rpliqua la linotte. Cest le

    commencement. Alors vous tes tout fait en arrire sur

    votre temps, reprit le rat deau. Tout bon conteur, aujourdhui, dbute par la fin, reprend au dbut et termine par le milieu. Cest la nouvelle mthode. Jai entendu cela de la bouche dun critique qui se promenait autour du rservoir avec un jeune homme. Il traitait la question en matre et je suis sr quil devait avoir raison, car il avait des lunettes bleues et la tte chauve ; et, quand le jeune homme lui faisait quelque observation, il rpondait toujours : Peuh ! Mais continuez, je vous prie, votre histoire. Jaime beaucoup le meunier. Jai moi-mme toute sorte de beaux sentiments : aussi y a-t-il une grande sympathie

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  • entre nous. Bien ! fit la linotte sautillant tantt sur une

    patte et tantt sur lautre. Sitt que lhiver fut pass, ds que les primevres commencrent ouvrir leurs toiles jaune ple, le meunier dit sa femme quil allait sortir et faire visite au petit Hans.

    Ah ! quel bon cur vous avez ! lui cria sa femme. Vous pensez toujours aux autres. Songez emporter le grand panier pour rapporter des fleurs.

    Alors le meunier attacha ensemble les ailes du moulin avec une forte chane de fer et descendit la colline, le panier au bras.

    Bonjour, petit Hans, dit le meunier. Bonjour, fit Hans sappuyant sur sa bche et

    avec un sourire qui allait dune oreille lautre. Et comment avez-vous pass lhiver ? reprit

    le meunier. Bien, bien ! rpliqua Hans, cest gentil

    vous de vous en informer. Jai bien eu du mauvais temps passer, mais maintenant le

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  • printemps est de retour et je suis presque heureux... Puis, mes fleurs vont bien donner.

    Nous avons souvent parl de vous cet hiver, Hans, continua le meunier, et nous nous demandions ce que vous deveniez.

    Cest bien bon vous, dit Hans. Je craignais presque que vous mayez oubli.

    Hans, je suis surpris de vous entendre parler de la sorte, fit le meunier. Lamiti noublie jamais. Cest ce quelle a dadmirable, mais je crains que vous ne compreniez pas la posie de la vie. Comme vos primevres sont belles, entre parenthses.

    Certes, elles sont vraiment belles, fit Hans, et il est heureux pour moi que jen aie beaucoup. Je vais les porter au march et les vendre la fille du bourgmestre et avec largent je rachterai ma brouette.

    Vous rachterez votre brouette ? Voulez-vous dire que vous lavez vendue ? Cest un acte bien niais.

    Certes, oui, mais le fait est, rpliqua Hans,

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  • que jy tais oblig. Vous le savez, lhiver est pour moi une trs mauvaise saison et je navais vraiment pas le sou pour acheter du pain. Donc jai vendu dabord les boutons dor de mon habit des dimanches, puis jai vendu ma chane dargent et ensuite ma grande flte. Enfin jai vendu ma brouette. Mais maintenant je vais racheter tout cela.

    Hans, dit le meunier, je vous donnerai ma brouette. Elle nest pas en trs bon tat. Un des cts est parti et il y a quelque chose de tordu aux rayons de la roue, mais malgr cela je vous la donnerai. Je sais que cest gnreux de ma part et beaucoup de gens me trouveraient fou de men dessaisir, mais je ne suis pas comme le reste du monde. Je pense que la gnrosit est lessence de lamiti et, en outre, je me suis achet une nouvelle brouette. Oui, vous pouvez tre tranquille... Je vous donnerai ma brouette.

    Merci, cest vraiment gnreux de votre part, dit le petit Hans et sa plaisante figure ronde resplendit de plaisir. Je puis aisment la rparer, car jai une planche chez moi.

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  • Une planche ! scria le meunier. Parfait ! cest justement ce quil me faut pour le toit de ma grange. Il y a un grand trou et mon bl sera tout humide si je ne le bouche pas. Comme vous avez dit cela propos ! Il est vraiment remarquer quune bonne action en engendre toujours une autre. Je vous ai donn ma brouette et maintenant vous allez me donner votre planche. Naturellement la brouette vaut beaucoup plus que la planche, mais lamiti sincre ne remarque jamais ces choses-l. Veuillez me donner tout de suite la planche et je me mettrai aujourdhui mme louvrage pour rparer ma grange.

    Certainement ! rpliqua le petit Hans. Et il courut son appentis et en sortit la

    planche. Ce nest pas une trs grande planche, dit le

    meunier en la regardant, et je crains que lorsque jaurai rpar le toit de ma grange, il nen reste pas assez pour que vous raccommodiez la brouette, mais ce nest naturellement pas ma faute... Et maintenant, comme je vous ai donn ma brouette, je suis sr que en retour vous

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  • voudrez me donner quelques fleurs... Voici le panier, vous aurez soin de le remplir presque entirement.

    Presque entirement ? dit le petit Hans presque chagrin, car le panier tait de grandes dimensions et il se rendait compte que, sil le remplissait, il naurait plus de fleurs porter au march. Or, il tait trs dsireux de racheter ses boutons dargent.

    Ma foi, rpondit le meunier, comme je vous ai donn ma brouette, je ne pensais pas que ce ft trop de vous demander quelques fleurs. Je puis me tromper, mais je croyais que lamiti, lamiti vraie tait affranchie dgosme de quelque espce que ce soit.

    Mon cher ami, mon meilleur ami, protesta le petit Hans, toutes les fleurs de mon jardin sont votre disposition, car jai un bien plus vif dsir de votre estime que de mes boutons dargent.

    Et il courut cueillir ces jolies primevres et en remplir le panier du meunier.

    Adieu, petit Hans ! dit le meunier en

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  • remontant la colline sa planche sur lpaule et son grand panier au bras.

    Adieu ! dit le petit Hans. Et il se mit bcher gaiement : il tait si

    content davoir la brouette. Le lendemain, il attachait un chvrefeuille sur

    sa porte, quand il entendit la voix du meunier qui lappelait de la route. Alors il sauta de son chelle, courut au bas du jardin et regarda par-dessus la muraille.

    Ctait le meunier avec un grand sac de farine sur son paule.

    Cher petit Hans, dit le meunier, voudriez-vous me porter ce sac de farine au march ?

    Oh jen suis fch, dit Hans, mais je suis vraiment trs occup aujourdhui. Jai toutes mes plantes grimpantes fixer, toutes mes fleurs arroser, tous mes gazons faucher la roulette.

    Ma foi, rpliqua le meunier, je pensais quen considration de ce que je vous ai donn ma brouette, il serait peu aimable de votre part de me refuser.

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  • Oh je ne refuse pas ! protesta le petit Hans. Pour tout au monde, je ne voudrais pas agir en ami votre gard.

    Et il alla chercher sa casquette et partit avec le gros sac sur son paule.

    Ctait une trs chaude journe et la route tait atrocement poudreuse. Avant que Hans et atteint la borne marquant le sixime mille, il tait si fatigu quil dut sasseoir et se reposer. Nanmoins il ne tarda pas continuer courageusement son chemin et arriva enfin au march.

    Aprs une attente de quelques instants, il vendit le sac de farine un bon prix et alors il sen retourna dun trait chez lui, car il craignait sil sattardait trop de rencontrer quelque voleur en route.

    Voil certes une rude journe, se dit Hans en se mettant au lit, mais je suis content de navoir pas refus, car le meunier est mon meilleur ami et, en outre, il va me donner sa brouette.

    De trs bon matin, le lendemain, le meunier

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  • vint chercher largent de son sac de farine, mais le petit Hans tait si fatigu quil tait encore au lit.

    Ma parole ! fit le meunier, vous tes bien paresseux. Quand je pense que je viens de vous donner ma brouette, il me semble que vous pourriez travailler plus vaillamment. La paresse est un grand vice et, certes, je ne voudrais pas quun de mes amis soit paresseux ou apathique. Ne jugez pas mon langage sans faon avec vous. Je ne songerais certes pas parler de la sorte si je ntais votre ami. Mais que servirait lamiti si on ne pouvait dire nettement ce quon pense ? Tout le monde peut dire des choses aimables, sefforcer de plaire et de flatter, mais un ami sincre dit des choses dplaisantes et nhsite pas faire de la peine. Tout au contraire, sil est un ami vrai, il prfre cela, car il sait quainsi il fait du bien.

    Je suis bien fch, rpondit le petit Hans en frottant ses yeux et en enlevant son bonnet de nuit, mais jtais si fatigu que je croyais que je mtais couch il y a peu de temps et jcoutais

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  • chanter les oiseaux. Ne savez-vous pas que je travaille toujours mieux quand jai entendu chanter les oiseaux ?

    Bon ! tant mieux ! rpliqua le meunier en donnant Hans une claque dans le dos, car jai besoin que vous rpariez le toit de ma grange.

    Le petit Hans avait grand besoin daller travailler dans son jardin, car ses fleurs navaient pas t arroses de deux jours, mais il ne voulut pas refuser au meunier, car ctait un bon ami pour lui.

    Pensez-vous quil ne serait pas amical de vous dire que jai faire ? demanda-t-il dune voix humble et timide.

    Ma foi, rpliqua le meunier, je ne pensais pas que ce ft beaucoup vous demander, tant donn que je viens de vous faire cadeau de ma brouette, mais naturellement si vous refusez jirai le faire moi-mme.

    Oh ! nullement, scria le petit Hans en sautant de son lit.

    Il shabilla et se rendit dans la grange.

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  • Il y travailla toute la journe jusquau coucher du soleil et au coucher du soleil le meunier vint voir o il en tait.

    Avez vous bouch le trou du toit ? petit Hans, cria le meunier dune voix gaie.

    Cest presque fini, rpondit le petit Hans descendant de lchelle.

    Ah ! dit le meunier, il ny a pas de travail plus dlicieux que celui que lon peut faire pour autrui.

    Cest coup sr un privilge de vous entendre parler, rpondit le petit Hans qui sarrta et essuya son front, un trs grand privilge, mais je crains de navoir jamais daussi belles ides que vous.

    Oh ! elles vous viendront, fit le meunier, mais vous devriez prendre plus de peine. prsent vous navez que la pratique de lamiti. Quelque jour vous aurez aussi la thorie.

    Le croyez-vous vraiment ? demanda le petit Hans.

    Je nen doute pas, rpondit le meunier. Mais

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  • maintenant que vous avez rpar le toit, vous feriez mieux de rentrer chez vous et de vous reposer ; car, demain, jai besoin que vous conduisiez mes moutons la montagne.

    Le pauvre petit Hans nosa protester et, le lendemain, laube, le meunier amena ses moutons prs de sa petite ferme et Hans partit avec eux pour la montagne. Aller et revenir lui prirent toute la journe et quand il revint il tait si fatigu quil sendormit sur sa chaise et ne se rveilla quau jour.

    Quel temps dlicieux jaurai dans mon jardin ! se dit-il, et il allait se mettre la besogne.

    Mais, dune manire ou dautre, il neut pas le temps de jeter un coup dil ses fleurs : son ami le meunier arrivait et lenvoyait faire de longues courses ou lui demandait de venir aider au moulin. Parfois le petit Hans tait aux abois la pense que ses fleurs croiraient quil les avait oublies, mais il se consolait en songeant que le meunier tait son meilleur ami.

    En outre, avait-il coutume de dire, il va me donner sa brouette et cest un acte de pure

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  • gnrosit. Donc le petit Hans travaillait pour le meunier

    et le meunier disait beaucoup de belles choses sur lamiti quHans crivait dans un livre de raison et quil relisait le soir, car il tait lettr.

    Or, il arriva quun soir le petit Hans tait assis prs de son feu quand on frappa un grand coup la porte.

    La nuit tait trs noire. Le vent soufflait et rugissait autour de la maison si terriblement que dabord Hans pensa que ctait louragan qui heurtait la porte. Mais un second coup rsonna, puis un troisime plus rude que les autres.

    Cest quelque pauvre voyageur, se dit le petit Hans, et il courut la porte.

    Le meunier tait sur le seuil, une lanterne dune main et une grosse trique de lautre.

    Cher petit Hans, cria le meunier, jai un grand chagrin. Mon gamin est tomb dune chelle et sest bless. Je vais chercher le mdecin. Mais il habite loin dici et la nuit est si mauvaise que jai pens quil vaudrait mieux que

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  • vous alliez ma place. Vous savez que je vous donne ma brouette. Ainsi il serait gentil vous de faire en change quelque chose pour moi.

    Certainement, scria le petit Hans. Je suis heureux que vous ayez song venir me chercher et je vais partir tout de suite. Mais vous devriez me prter votre lanterne, car la nuit est si sombre que je crains de tomber dans quelque foss.

    Je suis dsol, rpondit le meunier, mais cest ma nouvelle lanterne et ce serait une grande perte si quelque accident lui arrivait.

    Bon ! nen parlons plus ! Je men passerai, fit le petit Hans.

    Il endossa son grand manteau de fourrure et sa chaude casquette rouge, noua son cache-nez autour de sa gorge et partit.

    Quelle terrible tempte il soufflait. La nuit tait si noire que le petit Hans y voyait peine et le vent si fort quil avait peine marcher. Nanmoins il tait trs courageux et, aprs quil eut march prs de trois heures, il arriva chez le mdecin et frappa sa porte.

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  • Qui est l ? cria le mdecin en mettant sa tte la fentre de sa chambre.

    Le petit Hans, docteur ! Que dsirez-vous, petit Hans ? Le fils du meunier est tomb dune chelle et

    sest bless et il faut que vous veniez sur lheure. Trs bien ! rpliqua le docteur. Et il harnacha sur-le-champ son cheval, mit

    ses grandes bottes, prit sa lanterne et descendit lescalier. Il partit dans la direction de la maison du meunier, le petit Hans allant pied derrire lui.

    Mais lorage grossit. La pluie tomba torrents et le petit Hans ne pouvait ni voir o il allait ni tenir pied au cheval. la fin il perdit son chemin, er