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TRAIN FANTÔME ou le cauchemar dans la fête foraine...

Mémoire Train Fantôme

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TRAIN FANTÔME

ou le cauchemar dans la fête foraine...

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TRAIN FANTÔME

Pauline Robinson

Ensad 2012

sous la direction de Paul Sztulman

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Merci à Thomas, à Paul Sztulman,

à Marco Bellini, pour toute son aide, pour ses livres et ses renseignements précieux,

et pour m’avoir permis de rencontrer les forains,

ainsi qu’à Stéphane Camors pour m’avoir ouvert les portes du Train Fantôme...

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Avant-propos

Introduction

I. La façade1. Une « attraction » et non un « art »

Le but de la façade« Faire rentrer » le visiteurLe Rigolarium du corps humain

2 . Peintures et sculptures « trainfantômesques »

La main à la pâte : l’ « art » de la façade

II. Un tour dans les ténèbres1. La grotte2. Quelques habitants du Train Fantôme

Les monstresLes clowns méchantsLes automates

III. Lorsqu’on rallume les lumières à l’intérieur du Train Fantôme

1. Marcher dans un dédale inquiétant2. Un monde muet à la vie autonome3. Les petits théâtres de la catastrophe4. Rejouer le Train Fantôme

Conclusion

BibliographieTable des illustrations

SOMMAIRE

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En 1988, la chanson Carousel est jouée sur scène par le groupe de post-punk

britannique Siouxsie and the Banshees.

Le synthétiseur prend les sonorités d’un orgue de barbarie. Une ronde de trois

répétée. Par dessus cette roue inlassable viennent s’ajouter en sourdine les cris

stridents des monstres électroniques. On imagine leurs bouches ouvertes et

La voix de Siouxsie arrive. Elle chante les couplets d’un ton lascif. C’est une

sorte de comptine hypnotisante, nostalgique et légèrement inquiétante...

« Une poule peinte en bleu aux yeux rouges et féroces veut t’avaler…

Un cheval grondant qui attend pour t’emporter…

Les 1000 petites mains minuscules autour de toi…

Un dragon qui s’élance pour retomber sur la piste…

Dans le Palais des Glaces, des nains grotesques

En se souvenant des frissons du train fantôme… »

fête foraine, bigarrée et étrange, vague et atemporelle, nul ne sait laquelle.

En somme, ce sont des images que nous avons tous en tête sans trop savoir

-

les déformations trompeuses de la réalité qu’il a sous les yeux.

En 1989, c’est moi qui suis née, un an après la sortie de cette chanson. Il ne

dans les allées de la foire Saint Romain, comme tout un tas de petits rouen-

Avant-propos

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Aujourd’hui, quand j’écoute Carousel1

même déformées par le travail du souvenir. Je revis cette impression d’apesanteur, de terreur et d’excitation, que je ressentais lorsque je passais

1 L’album Peepshow dont elle est issue (nom qui désigne à la fois une cabine à strip tease et une boîte contenant des images que le spectateur regarde par un trou utilisée sur les foires autrefois) marque une rupture dans leur musique qui devient beaucoup plus expérimentale et hybride. Plus pop, le

groupe se met à utiliser des ambiances et sons divers, parfois issus du monde populaire comme la fanfare ou la fête foraine.

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Introduction

Il est loin, le temps où les femmes-crocodiles et les sirènes se côtoyaient sur le champ de foire!

où les puces dansaient le cake-walk! où les sculpteurs de manèges se faisaient concurrence! où les monstres étaient encore donnés en spectacle! C’était l’époque de tous les excès, le lieu de tous les trucages!Les classes populaires n’étaient pas les seules à s’y rendre. Même les gens du monde venaient alors « s’encanailler » à la Fête Foraine, pour s’accorder le droit à la licence et s’adonner à des activités déraisonnables.

C’était alors le tournant du XXe siècle. La Révolution Industrielle, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, propulse la fête foraine; la Première Guerre Mondiale marque le début de son appauvrissement. A l’époque, elle est un des principaux, sinon le principal divertissement des grandes villes. Ce sont les avancées de la science et de la technologie qui permettent l’épanouissement des formes foraines, et celles-ci sont d’ailleurs souvent mises à prétexte

la foule. Les musées, comme le cabinet de cires du Docteur Spitzner montrent les déformations les plus extraordinaires du corps humain. Les métiers1 prennent le nom d’«Assiette au Beurre», de «Tunnel de l’amour». Les «aérogynes» (femmes capables de voler) côtoient les «décapités parlants». L’arrivée de la vapeur et de l’électricité permettent d’inventer de nouvelles attractions, à nacelles ou sur rails, toujours plus capables d’envoyer en l’air les visiteurs, dans des sphères toujours plus détachées de la Terre. C’est le paradoxe, le tour de passe-passe de la foire : en même temps qu’elle tire parti des avancées

un espace où peut ressurgir l’inconscient collectif, avec ses rêves, ses fantasmes et ses peurs.

pour poursuivre la route seul, emportant avec lui fauves, funambules et clowns. Le cinéma, largement expérimenté et répandu par les forains, s’est séden-tarisé lui aussi avant la guerre, sous l’initiative de Pathé et Méliès. Les théâtres et les musées de cire ont fait pareil ou ont disparu. Montrer des monstres

1 « métier » : terme forain désignant toute entreprise foraine ( attraction, baraque ou manège) prenant en compte l’ensemble, avec la caravane et les remorques.

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laisseront plus aucune trace, ou serviront de métal d’artillerie pendant la guerre, me racontera un forain.

milieu du règne presque exclusif des attractions à vertige et à grande vitesse, quelques stands de tirs, quelques loteries, quelques jeux automatiques à monnayeurs... Dans beaucoup d’esprits actuels, la foire n’est plus qu’un « vulgaire divertissement » sans autre valeur (ce mot de diver-tissement n’étant d’ailleurs pas considéré lui même comme ayant une valeur), qu’on repousse de plus en plus à la périphérie des villes, et l’ancienne fête foraine est devenue un vague souvenir mal connu. Pourtant je trouve impossible cette idée que la foire puisse avoir perdu autant de sa puissance, revêtir si peu d’importance. Sans prôner le retour à un passé révolu, j’ai l’impression qu’on néglige cette place qu’elle a pu avoir dans la vie des gens d’autrefois. Pendant que les forains continuent d’arpenter les routes et de se rassembler, je m’aperçois petit à petit que des tas d’artistes s’inspirent dans leurs oeuvres de leur univers, et je me dis qu’il doit bien subsister quelque chose dans la foire qui nous parle encore aujourd’hui.

Lorsque je pense aux images que produit la fête foraine dans mon esprit, je peux tisser une constellation de termes qui les caractérisent : bouffon, grotesque, merveilleux, exagéré, factice, spectaculaire, trompeur, foisonnant, contrasté, populaire, joueur, catastrophique, effrayant... Je me demande alors ce qui dans la foire est capable de susciter de telles images en moi, et après quelques recherches, je découvre qu’elles font toutes partie d’un même imaginaire particulier : un imaginaire « carnavalesque ».

Ce qu’est cet imaginaire «carnavalesque», je vais le développer tout au long de ce mémoire. Mais revenons pour l’instant simplement sur son origine.

Au Moyen-Âge, les premières foires avaient lieu pendant les moments de carnaval. Comme l’écrit Bakhtine, elles se déplaçaient alors « avec leur riche cortège de réjouissances publiques

immense dans la vie quotidienne de la population, qui peut revêtir alors ses formes pendant au total trois mois de la vie de certaines grandes villes. Ce « tout » comprend à la fois les jours proprement dits de processions du Carnaval, les foires, les formes théâtrales sur la place publique (mystères, soties...), ainsi que ce qu’il appelle toutes les autres sortes de « rites et cultes comiques spéciaux »2

même, ne peut-on pas penser que la fête foraine est elle-même une ville à l’intérieur de la ville, presque un monde à l’intérieur du monde, mais dont la logique serait celle des choses « à l’envers » ? C’est précisément cet aspect des choses « à l’envers » que développe Bakhtine à propos du carnaval.

2 Mikhaïl Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais et la cultre populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance.

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C’est un moment où les liens entre les êtres se relâchent, où les convenances s’effacent. Tout dans le langage, les actes, les costumes, suit alors cette logique. Les principes corporels, habituellement cachés, sont mis en avant, déformés, exagérés. Les costumes jouent par exemple sur « la permutation du derrière et du devant » : une tête peut se retrouver à la place du ventre et inversement. Placée sous le signe de l’alternance entre la mort et la

la loi et de la morale toutes faites, le « triomphe d’une sorte d’ affranchissement provisoire de la vérité dominante et du régime existant ». Le « rire

et un roi comique. Si un chevalier est sacré, l’événement est immédiatement rejoué et parodié sur la place publique. Bakhtine précise bien que cette parodie n’a rien à voir avec une caricature cynique, dans laquelle l’auteur se situerait « à l’extérieur de l’objet de sa raillerie ». Le rire des membres du cortège carnavalesque vise le monde entier et eux-même, faisant partie d’un «tout» comique et cosmique. Le rire est alors créateur de relativité, de résurrection et de puissance.

-nant c’est aussi par extension le parc d’attractions et le cirque, qui en sont des variantes modernes. Il va parfois falloir trouver les restes, les vestiges qui subsistent de cette vision carnavalesque dans un univers forain qui n’a pas échappé aux avancées du capitalisme.

-naire « carnavalesque » dans la foire, c’est bien le Train Fantôme. Le Train Fantôme, ayant la particularité, en plus de faire rire, de devoir également faire

importante dans notre société ou parce que les hommes aiment avoir peur? Peut-être bien parce qu’à toutes les époques, on retrouve chez l’humain cette peur, et la nécessité de trouver des moyens pour s’en approcher et pour l’apprivoiser.

Je remarque qu’au fond, c’est ce qui m’a toujours intéressée dans la fête foraine : ce lien qu’entretient cet univers de spectacle, festif et coloré avec l’angoisse. N’est-il pas étonnant d’ailleurs de voir que des artistes, cinéastes, photographes, dont je reparlerai ont souvent représenté la fête foraine sous les traits de l’horreur, ou l’horreur sous les traits de la fête foraine? Je me dis qu’il sera passionnant de mettre en lumière ce qui conduit le genre « carnavalesque », qui transcrit la fête, la joie et le rire, à devenir le sujet de représentations éventuellement inquiétantes ou effroyables.

Concernant le Train Fantôme, peu de sources historiques relatent son apparition. J’ai néanmoins trouvé celle-ci : « Au Prater de Vienne, en 1898, un dragon monté sur roue emmenait les visiteurs découvrir, dans les entrailles de la Terre, les demeures des gnomes et des lutins. A la Foire du Trône, Charles Borgnet exploita, au début du XXe siècle, un métro qui, en passant du jour à l’obscurité, reproduisait le vacarme de l’original. Ces convois

wagonnets pénètrent dans ce métier en repoussant avec fracas des portes à double battant. Alors commence un parcours en zigzag dans l’au-delà, où

accrue encore par l’obscurité savamment dosée. »3

Le Train Fantôme n’apparaît donc vraiment qu’après la Première Guerre Mondiale, au moment où beaucoup d’autres métiers, « la plupart des spec-tacles, musées, ménageries et cinématographes, se sédentarisent »4

3 Zeev Gourarier, Il était une fois la fête foraine … de A à Z.4 Mikail Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais et la cultre populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance

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voit le jour pour la première fois entre les deux grands traumatismes que le monde va connaître en ce début de siècle? Le Train Fantôme n’est pas seulement le nom d’une attraction de fête foraine. Il est aussi celui, dans certaines légendes populaires, de trains «revenants» que des personnes prétendent avoir vu circuler sur les rails sans conducteur à leur bord, à des horaires non programmés. Ces légendes naissaient souvent après le choc provoqué par un accident de chemin de fer qui avait suscité une vive émotion. Mais le Train Fantôme sera aussi le nom d’un certain train français5 qui, en 1944, emmènera les derniers déportés vers les camps de concentration en Allemagne.6

à emmagasiner bien des charges affectives et des phobies humaines...

entretient-t-il avec les arts ? A quoi sert-t-il et pourquoi a-t-on encore besoin aujourd’hui, au travers de lui, de l’univers forain ? Voilà les questions aux-quelles je veux essayer de répondre. Pour trouver un cheminement vers la réponse, il sera plus aisé de partir de la structure-même du Train Fantôme, et de cette idée essentielle : tout Train Fantôme possède une partie visible (le devant), façade élaborée de manière à attirer le visiteur vers une partie cachée (le derrière), lieu fantasmé comme le royaume de tous ses cauchemars... Mais lorsqu’on pense en avoir percé le mystère de la partie cachée, le Train Fantôme nous réserve encore des surprises : il reste encore l’envers du décor, cet aspect de la partie cachée que nous ne voyions pas lorsque les lumières étaient éteintes...

Nous commencerons donc par nous immerger dans la foire et par repérer au milieu des autres attractions la baraque qui nous intéresse : le Train Fantôme. Nous nous arrêterons devant cette façade pour nous poser quelques questions : comment peut-on la décrire ? Peut-on parler d’art ? Quelles sont ces peurs qu’elle exploite dans le but marchand de faire rentrer un public ?Une fois la partie extérieure analysée du regard, nous nous laisserons tenter par un tour. Assis dans le wagon nous franchirons les portes à double battant et nous ferons l’expérience de la peur. Nous étudierons alors les différents éléments rassemblés pour nous faire frémir (rails, monstres, per-sonnages, lumières…). Par cette analyse, nous montrerons en quoi toutes ces images renvoient à la lignée du grotesque, du carnavalesque, et en quoi la dimension mythique du passage convoque l’idée de rituel.

forain et nous lui demanderons s’il accepte pour nous de couper le mécanisme et de rallumer l’éclairage général. Nous repartirons alors dans les cou-

essaierons de trouver s’il n’y a pas là une matière à créer aussi, à creuser dans le mystère du train fantôme, une fois privé de sa vie.

Bon voyage sur les rails serpentueux du Train Fantôme.

6 Ce train, qui faisait le trajet entre Toulouse et Dachau, fut un des derniers à circuler après la Libération de 1944. Son trajet, durant plus de deux mois, fut un des plus longs et des plus par ceux qui se sont évadés..

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I. LA FAçade

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1 . Une « attraction » et non un « art »

d’une fascination visuelle, auditive, et peut-être bien artistique. Mais, pour ne pas nous y tromper, regardons le d’abord de l’extérieur, ce que sa façade exprime. Regardons ce qu’elle montre, d’une manière similaire ou en démarcation par rapport aux autres manèges qui la côtoient, et essayons de comprendre quels sont ses principes.

a) le but de la façade Posons la chose : le Train Fantôme est avant tout une attraction. Il serait certainement

consacrée à l’art forain en France à ce jour, précise bien1 que les forains eux-même ne considèrent pas leurs productions comme de l’« Art ». L’ « art forain » est une catégorie délimitée par des spécialistes de l’art populaire, moins soucieux de la conceptualiser que de la cartographier. Le Train Fantôme, comme toute attraction, ne part d’ailleurs d’aucun concept : pour les constructeurs et les décorateurs, un manège ne se « conceptualise »

pas. La seule chose qui existe, c’est un savoir-faire précis, avec des règles d’or. Zeev Gourarier nous expose ainsi les règles de la peinture foraine, dont Toulouse-Lautrec fut l’instigateur le plus célèbre en peignant les façades de la célèbre baraque à danse de la Goulue :

- la peinture doit représenter le numéro présenté à l’intérieur; - les personnages doivent être représentés de plain-pied pour créer une illusion d’attroupement des foules autour de l’attraction;- s’il y a des décors (villes, décor naturel ou autre) la perspective doit en être élargie et déformée, pour donner une impression de grandeur et de profondeur.

Tout cela ayant un but : attirer le visiteur, le « faire rentrer » !

Le plus gros de l’effort est donc déployé dans la façade : c’est d’ailleurs la seule partie que l’on montre dans les livres sur l’art forain. Le manège du forain

découvre les vues des fêtes foraines vers 1900 ne peut qu’être étonné de la richesse des façades. Ce faste traduit un moment d’apogée de la foire. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la baraque de planches est décorée de façon sommaire avec de grandes peintures qui illustrent les attractions présentées

1 Dans une interview accordée à Marc Bellini.

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à l’intérieur […] A la Belle Époque, les goûts ont changé. Bien des saltimbanques se sont mués en industriels forains exploitant de gigantesques manèges à vapeur convoyés par trains entiers. Ces grands entrepreneurs ne s’adressent plus seulement à une clientèle populaire mais veulent aussi séduire la bourgeoisie. Aussi habillent-ils leur métier d’imposantes façades, où s’alignent cariatides, torchères et vitraux. »2 Les critères esthétiques du décor de

surtout aux États-Unis, et qui pour une large part doivent à l’inspiration et aux talents des forains. Mais alors ce ne sont plus les manèges qui se font

b) « Faire rentrer » le visiteur

Le Train Fantôme est probablement sur la foire d’aujourd’hui l’un des seuls métiers restant à conserver un univers très déterminé. Pour trouver une démarcation forte par rapport à

de par son caractère très imagé et ses personnages « mis en scène » et en mouvement, il remplace peut-être mieux que tout autre métier les anciens théâtres d’illusion, ménage-ries ou spectacles de « phénomènes ».

Le maître mot de la façade dans la foire est donc, comme on l’a vu, de « faire

métaphores percutantes : porches et portiques, présents à l’entrée du terrain ou du manège et que l’on franchit pour entrer dans un autre univers. Dans le cas

promené dans une foire a pu remarquer l’image récurrente de la gueule ouverte. A la fois démarcation par rapport à l’espace de la foule et invitation au public, elle constitue souvent l’entrée. Rentrer dans le Train Fantôme, c’est être avalé, entrer dans la bouche d’un monstre ou dans le ventre de la baleine... Cette image

dispose de nombreuses tactiques pour monopoliser tous nos sens à la fois. C’est le propre de la fête, dont Bakhtine disait qu’elle était le contact avec

perd notre singularité pour se fondre dans une masse égale. Mais ceci est ressenti avec délice et frissons, et non avec un sentiment d’aliénation ou de labeur, comme dans le monde du travail. Selon Adorno, les loisirs ont le but de montrer aux gens comment vivre l’aliénation au travail sous une forme joueuse. Temporairement on se sent en fusion avec les personnes qui nous entourent, avec notre environnement, avec l’univers.

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Une autre particularité de la façade « trainfantômesque », c’est l’ « exhibition » : celle des monstres et autres créatures. Juchant le fronton du métier, surplombant la foule, eux aussi sont là pour « accueillir » le visiteur et ont pour rôle d’annoncer le régal des festivités présentes à l’intérieur. Cela passe donc par le relief : plus la devanture est chargée, plus elle donne à voir de protubérances, plus elle « exhibe » en quelque sorte un aperçu des horreurs qu’elle cache à l’intérieur et plus grand sera l’effet. Des voix démoniaques se joignent à ces créatures : « Approchez, approchez, vous n’en ressortirez

le ring (qu’ils laissaient gagner), ou même, plus anciennement encore, aux montreurs d’ours qui effrayaient et attiraient les médiévaux. Les baraques « à phénomènes » avaient toujours un forain pour proférer les boniments à l’entrée dont le rôle était de faire naître le fantasme des créatures les plus horribles chez les potentiels visiteurs. Dès lors que les façades commencent à prendre de l’importance, les forains prennent place à la caisse, et ce sont elles qui se mettent à jouer le rôle du bonisseur.

organisé selon un double principe : d’une part, un principe d’ab-sorption (portes à doubles battants, grandes gueules ouvertes... ), d’autre part un principe d’exhibition (mannequins de monstres et autres créatures de toutes sortes, provenant d’univers différents, en grand nombre et en mouvement, surgissant de toutes parts). Ces

est important dans la façade est donc d’avoir un impact visuel fort et de créer cette tension presque physique entre repousser et attirer. C’est en fonction de cela que se posent les critères esthétiques du Train Fantôme, et non pas en fonction de la beauté.

c) Le Rigolarium du corps humain

Le décor doit « faire peur en même temps que faire rire »3.

«dérouillait »4pas, lui demanda de tout refaire. Au fond, les gens n’avaient-ils donc pas « envie » d’avoir complètement peur...?

3 Dans une interview accordée à Marc Bellini4 « ne pas dérouiller » : ne pas réussir à faire marcher son affaire, dans le jargon forain. Voilà un terme dont la consonance métallique étonnante nous ramène au matériau, au carac tère mécanique de l’attraction.

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L’histoire nous montre que le Train Fantôme est très tôt associée au rire. Il aurait tout d’abord été un métier similaire à la Boîte à Rire, qui se serait ensuite petit à

encore présente sur la foire : “Dès 1878, au Prater de Vienne, il existe un cabinet du rire, fait de miroirs déformants. Ces attractions, avec leurs chausse-trappes, leurs passages dans un tonneau ou leurs escaliers mécaniques à mouvements inversés se

-sitions universelles.”5 Plus tard, juste après la Guerre de 1914-1918, l’apparition des

naïvement un manoir à plusieurs entrées”. Le visiteur entrait par la porte voulue et se retrouvait dans le noir puis cheminait à tâtons le long d’un parcours pour trouver

centimètres sous les pas, recoins sans issue ou tissus visqueux”6.

-tric Park de Detroit dans le Michigan (il connaî-

tra ultérieurement des versions mobiles) est un exemple des premières Boîtes à Rire. La structure en forme de château, naïve mais légèrement inquiétante, comporte de petites fenêtres par l’encadrement desquelles rentrent et sortent des têtes d’hommes et d’animaux en mouvements aux regards effarés, comme des diables sortant de leurs boîtes. Ce métier est représentatif, à l’image de son nom, “Inferno”, de la frontière ténue qui existe entre comique et effroi dans certains «métiers».

Avec ses épreuves d’adresse, ses pièges déséquilibrants et ses illusions d’optique, la Boîte à Rire est l’attraction parfaite pour ceux qui veulent prendre de légers risques. Les sensations qu’on y éprouve sont modérées, mais on y fait tout de même des expériences troublantes et déstabilisantes. Ce sont surtout les situations burlesques

-lisé en 1928, rend parfaitement compte du corps dans la Boîte à Rire. Après avoir volé un portefeuille dans un Lunapark, Charlot est poursuivi par une bande de policiers et par l’homme victime de son vol, soupçonné lui

des rares à nous montrer une Boîte à Rire d’époque, façade en planches de bois et mécanisme en mouvement, en l’occurrence une sorte d’Arche de Noé). S’ensuit à l’intérieur une course poursuite dans le labyrinthe des

5 Zeev Gourarier, Il était une fois la fête foraine … de A à Z6 Zeev Gourarier, Il était une fois la fête foraine … de A à Z

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de renversements, de chutes et d’entrechocs, de gestuelles désordonnées. Les obstacles deviennent pour Chaplin des

le voit ensuite ressortir par un escalier et, apercevant des policiers dans la foule, se poster sur l’une des corniches de la façade et se fondre dans celle-ci en se faisant passer pour un mannequin dont il adopte la gestuelle mécanique, avec

acteur de pantomime. La ressemblance avec les manne-quins est accentuée plus que jamais par le teint cadavérique de Charlot. L’homme voulant récupérer son portefeuille sort à sa suite du labyrinthe aux miroirs et le reconnaît, mais lui non plus ne doit pas se faire remarquer par la po-lice : il se met donc à côté de lui en se faisant immobile. Les policiers regardent donc interloqués l’automate Charlot en train d’assommer sa victime, avec un faux gourdin volé à l’automate ivre d’à côté. Mais la victime s’effondre de tout son long : la police est bien forcée de s’apercevoir qu’il s’agit d’une vraie scène et la course poursuite continue.

-nequins automates sur les façades des Boîtes à Rire dans les années 20 et dont l’utilisation sera reprise et peu à peu détournée vers la peur par le Train Fantôme. Il en tirera l’esprit de ses monstres naïfs qui ne font pas complètement peur et peuvent aussi faire doucement rire, aux gestes

corps et le dérapage provoqué dans tout cela par l’humain sont perçus sous leur aspect burlesque grâce au jeu et à la ruse de Chaplin. Au delà de ça, Chaplin nous montre que la façade avec cet extrait appelle directement à la participation physique du spectateur. Mis à part l’achat du billet d’entrée, toute barrière entre la foule et l’attraction doit être au maximum abolie. C’est pourquoi la plupart des Boîtes à rire laissent aujourd’hui voir de l’extérieur ce qui se passe à l’intérieur. Comme beaucoup de Trains Fantômes, elles ont une par-tie à vue, un passage au milieu du parcours laissant voir

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dans cet aspect une réminiscence du « carnavalesque ». Bakhtine explique en effet que le cortège et les manifestations du carnaval ignorent toute distinction entre participants et spectateurs. Il n’y a pas de « rampe » comme au théâtre. Le spectacle est à la fois fait et vécu par ceux qui le font, et c’est le visiteur qui complète le spectacle et la puissance de l’attraction par son imagination et ses actions.

Ce monde que renferme la Boîte à Rire présente également de fortes simila-rités avec la vision bakhtinienne du Carnaval, par le fait qu’il est perçu entière-ment sous son son aspect risible. Les Boîtes à Rire renferment en elles-même le « monde à l’envers », c’est à dire l’inversion des valeurs, sociales et morales. Les hommes sont mis « cul par-dessus tête ». Dans la Boîte à rire, le visiteur fait vraiment l’expérience de cela à travers son corps. Le déséquilibre provoqué

confettis au visage à la sortie, le toboggan-tunnel étroit en forme de spirale interminable donnant la sensation étourdissante de perdre le contrôle, la perte des repères causée par le labyrinthe des glaces, l’aspect du corps qu’il renvoie à son propriétaire...

Ce sont tous ces procédés mécaniques et concrets très basiques qui vont pro-voquer un imaginaire farcesque, en créant le déséquilibre et une série de petites catastrophes projetant le visiteur dans une dimension à mi-chemin entre le rêve et le réel. A ce titre, la bande dessinée Little Nemo in Slumberland de Winsor

Boîtes à Rire. Le dessinateur ayant longuement côtoyé l’univers des foires, ayant lui-même dessiné pour des parcs d’attraction, avait parfaitement intégré l’univers de Carvnaval qui régnait dans ces espaces, et l’avait transcrit dans un monde entre rêve et cauchemar appelé « Slumberland », sous les traits du mouvement per-

mots que Bakhtine utilisait à propos de l’effet visuel du Carnaval : des «formes d’expression dynamiques changeantes», « protéennes »7. Ainsi Nemo traverse pen-dant ses pérégrinations des paysages pouvant se transformer en monstres sous ses pieds, ou bien passer en l’espace d’une page du calme au menaçant, de l’inanimé au

n’est stable, ni vraiment rassurant dans le monde de Little Nemo. C’est d’ailleurs

monde de rêve, souvent en tombant du lit.

7 Mikhaïl Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais et la cultre populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance

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Nemo et ses deux acolytes se retrouvant prisonniers de l’effet produit par des « miroirs déformants ». « Rigolarium » est le mot savant qu’utilisent les forains pour désigner ces miroirs. Zeev Gourarier nous informe qu’au début du siècle les Rigolariums étaient généralement placés à la sortie des musées de cires. Ces musées de cire montraient alors des reproductions anatomiques très réalistes des anomalies du corps, ou de parties du corps atteintes par des maladies vénériennes, et ils pouvaient alors constituer de véritables musées des horreurs. Le Rigolarium était donc un bon moyen de dédramatiser

8. Cependant, la vision produite par les Rigolariums ne se départit pas non plus d’un certain trouble un peu inquiétant. Dans la foire, le rire est une perte, une sorte de lâcher-prise qui permet de mettre la peur à distance. Pour Bakhtine, le rire qui est vraiment propre au Carnaval est « collectif » (c’est un rire général), « universel » (il appartient à toutes les classes confondues) et surtout « ambivalent » : «joyeux, débordant d’allégresse, mais en même temps il est railleur, sarcastique, il

d’un rire sarcastique dont l’émetteur se distancierait de ce qu’il critique, car ceci provoquerait la destruction de l’intégrité comique du monde. Dans le Train Fantôme, comme dans la Boîte à rire, le peuple fait l’expérience forcée de son auto-dérision. Si Bakhtine dit que le rire du carnaval permet de relativiser les « idées au pouvoir », dans la fête foraine il agit aussi comme une mise à distance, qui accompagnerait toujours la peur...

8 Zeev Gourarier, Il était une fois la fête foraine … de A à Z

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2. peintures et sculptures « trainfantômesques »

Le Train Fantôme ne se détachera donc jamais de ce rire d’auto-dérision propre à la foire. Conscients de ce qui marche et de ce qui ne marche pas

à ce qu’ils ne considèrent pas véritablement comme leur art.

assumée qui provoque le rire. Cette tradition va traverser les temps et rencontrer la mode. Mais tout au long du XXIe siècle, les sujets représentés sur la façade évoluent-ils pour autant ?

- les sujets humoristiques (voir : illustrations ci-cessus)Dans ces peintures représentant des scènes humoristiques, on observe que le Train Fantôme était alors spontanément associé à la « rigolade ». Cer-taines évoquent alors à peine l’angoisse! Ribambelles de personnages aux traits naïfs et grotesques qui deviendront plus tard la base semblant sortir de la caricature à la base du cartoon, personnages rubicond à têtes joviales, sont mis en jeu dans des scènes ou le burlesque est encore une fois accentué.

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- les monstres (aliens, dinosaures, créatures en tous genres...)La tradition des monstres remonte à loin dans l’histoire de la foire. Au Moyen-Âge, les forains prétendaient les uns les autres avoir trouvé le « basilic » et l’avoir empaillé. Jusqu’au XIXe siècle, les gens se pressaient alors pour voir cette créature. Un alchimiste au XVIIe, F.M. Mis-son révèle le secret de la fabrication du « basilic » : « Ils prennent en effet, une petite raie et, l’ayant tordue d’une certaine manière, après avoir soulevé les nageoires en formes d’ailes,

9. Il semble que le basilic

le dit Jean-Pierre Putters dans son ouvrage qu’il consacre à ces derniers, Ze Craignos Monsters

: Le cinema-bis, du nanar au chef d’oeuvre, « ce qui fascine dans la créature monstrueuse c’est surtout sa dimension pathétique, isolée, son destin toujours tragique ». Les monstres de la

moyens techniques assez précaires et leur confection les rendent assez peu crédibles, avec leurs gestes peu adroits et leur automatisme comique.L’avantage du monstre est de pouvoir s’adapter à toutes les époques et de revêtir des formes différentes en fonction d’elles. Ainsi on peut y voir des aliens, ou même comme le montre le détail ci-contre, des insectes envahisseurs. Mais au fond, le monstre reste toujours le monstre. Même en pre-

nant toutes les formes les plus farfelues et les plus inimaginables, le monstre est avant tout l’être « différent » de nous, un étranger, et son image ridicule nous permet de rire de nos petits défauts. Comme le dit Jean-Pierre Putters dans son ouvrage Ze Craignos Monsters, Le cinéma bis, du nanar au chef d’oeuvre, « Le monstre, c’est l’exutoire d’une angoisse rêvant inconsciemment de catastrophe

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-les femmes, le sexe, la torture (voir illustration ci-contre)Les monstres sont aussi très fréquemment accompagnés par un personnage féminin, qu’ils ne cessent de torturer. Celle-ci revêt la plupart du temps une apparence-type. Mélange peu creusé de féminité et d’érotisme, elle s’adresse davantage à un fantasme masculin qu’à une représentation féminine. La sexua-lité est donc loin d’être absente du Train Fantôme : au contraire, les scènes représentées entre femmes et monstres sont purement évocatrices et sont

9Zeev Gourarier, Il était une fois la fête foraine … de A à Z10 Jean-Pierre Putters, Ze Craignos Monsters, Le cinéma bis, du nanar au chef d’oeuvre,

Le « basilic »

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Les monstres du Train Fantôme semblent entretenir un lieu étroit avec le monstre du cinéma fantastique de série B...

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Ces insectes mu-tants sur la façade sont-ils l’annonce d’une catastrophe nucléaire?

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Un «entresort» dans les années 70, un cousin du Train Fantôme, présentant à l’intérieur des scènes «d’horreur».

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empoisonnées, découpées, transpercées... Le couple que la femme forme toujours avec son tortionnaire monstrueux (en atten-dant d’être délivrée par son véritable amant, le héros) ne peut pas nous empêcher de rire. Mais en même temps, la mort est parfois associée à la sexualité dans des représentations si violentes et morbides que l’on s’arrête devant interloqués. Pourquoi toute cette violence? Derrière cette horreur mise en avant, on devine que quelque part celle ci n’a peut-être pas d’autre but que de « laisser passer » les fantasmes « déviants ». Le peintre, en même temps qu’il franchit la barrière du «montrable», sait qu’il provoque dans les esprits un retrait moral. Cette diabolisation des fantasmes lui permet paradoxalement de les exprimer. Seule la fête foraine permet alors cela car dans la ville de tous les jours, ces visions ne seraient pas acceptées. Cette représentation de l’inacceptable agit égale-ment comme un bouclier face à des fantasmes «déviants»: face à tant d’horreurs, le public peut rejeter ces images inconvenantes

lointaine : les accouplements monstrueux et le délire des visions fantasmatiques étaient déjà présents dans les représentations de l’enfer de Jérôme Bosch.

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- le Diable et l’EnferLe diable lui aussi est représenté comme un monstre. Bakhtine écrit que, à travers les siècles, la représentation du diable se transforme par rapport à celle que l’on en

devient négative : le diable est alors associé à l’épouvante, à la mélancolie, au tragique et son rire devient méchant et meurtrier. Au Moyen-Âge pendant les manifestations et les fêtes populaires, le diable est rieur, et son évocation n’a rien de nocif. Le diable a un rôle dans la société, celui de se révéler au grand jour et d’incarner joyeusement les

rouges du Train Fantôme.

La façade peinte de the Devil’s Disc, une « Funhouse » (Funhouse désignant une attrac-tion touchant à la fois au rire et à la peur) est un emprunt fait directement au thème

-

personnage écartent les coins de sa bouche dans une large grimace, tandis que les autres doigts forment deux arcades de chaque côté de cette bouche formant ainsi les

et masculins, hilares et grimaçants. Se raccrochant les uns aux autres dans leur chute, ils tombent dans des positions contorsionnées, les jupes des femmes se soulèvent et ils forment en bas de la façade une sorte de tas humain décadent.

l’aspect foisonnant et trompe-l’oeil de la scène la fait ressembler fortement aussi aux bas reliefs d’un frontispice d’église gothique. La structure en forme de porche indique à tout individu voulant pénétrer qu’il entre dans le temple de la profanation et de l’interdit.

manège. Mais cette bouche grande ouverte semble autant avaler ces personnages que

image classique, qui serait épurée et lisse, l’image grotesque, elle, révèlerait une « maté-rialité immédiate ». L’aspect du corps qui est habituellement caché dans la société

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en haut :The Devil’s Disc(Geoff Weedon, Fairground Art)

en bas, de gauche à droite :

Boulevard de Clichy, 1910.

en Italie.

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est alors mis en avant, par l’intermédiaire des «parties par où le monde entre et sort»11 -tures médiévales, la bouche et le ventre des créatures diaboliques sont souvent ras-semblés l’un dans l’autre sans passer par la tête pour former un corps indépendant. L’abdomen est le lieu de passage par excellence : absorption, procréation, digestion, procréation, défécation... Tous les bouleversements du corps entrent et sortent en passant par lui. Mais l’abdomen est également relié au sol et à la terre, et donc

qu’il combinerait en lui à la fois les stades de la mort et de la naissance. Ces deux principes liés à la mort et à la résurrection, qui sont aussi aux origines du carnaval constitueraient donc un corps en perpétuel renouvellement. C’est donc une image grotesque dans la lignée du carnaval médiéval que l’on a sous les yeux. Mais cette représentation est remise au goût du jour avec une dimension satirique : ces personnages habillés à la mode de l’époque mis dans des positions cocasses, et cet aspect plus proche de la caricature du début du XXe siècle que de la peinture médiévale ou Renaissance donnent une vision humoristique et « ca-naille » de l’enfer.

b) La main à la pâte : l’art de la façade

-parates sans vraiment les digérer. Ce qui en ferait un « art » non pas déterminé, clos,

-faite, les sculptures du Train Fantôme de foire laissent dans leur forme une grande

-nomie de la fête foraine qui veut cela. L’attraction qu’un forain achète aujourd’hui n’aura ni le même coût ni les mêmes exigences et moyens de conception que celle d’un parc d’attraction.Puisque la façade du Train Fantôme a une visée commerciale, alors ses formes ne se soucient pas de rentrer dans le monde de l’Art. Autrement dit, ces monstres dits “de carton pâte” qui se balancent au-dessus des têtes ne visent pas la facture d’une

11 Mikhaïl Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais et la cultre populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance

Marcel Bovis, , 1982.

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caractère très expressif, imagé, peut les apparenter à un monde

Mikhaïl Bakhtine décrète :

« De par leur caractère concret, sensible, en raison d’un puissant élément de jeu, elles s’apparentent plutôt aux formes artistiques et imagées, c’est-à-dire celles du spectacle théâtral. […] Néan-moins, le noyau de cette culture, c’est-à-dire le carnaval, n’est pas le moins du monde la forme purement artistique du spectacle théâtral et, de manière générale, n’entre pas dans le domaine de

vie, même présentée sous les traits particuliers du jeu. »

retenir. Paradoxalement, c’est par cette vocation d’être un « non-art » que l’ « art » du Train Fantôme peut rejoindre le carnaval

-ment ce qui va pouvoir donner un modèle de fabrique à des ar-tistes. Les machineries, les Boîtes à Rire, les dioramas sont à l’ori-gine des effets spéciaux du cinéma : le cinéaste Georges Méliès l’aura compris. C’est sur la foire que débute l’illusion merveilleuse du cinéma, la découverte des effets spéciaux. George Méliès qui commença par exercer un métier de prestidigitateur découvrit le cinéma à travers la fête foraine. Il commença par vendre ses petits métrages essentiellement à des forains, qui les projetaient dans leurs cinémas ambulants. Fabricateur et touche-à-tout, Méliès se forme dans la décoration de théâtre, la mécanique, et fut bien connu pour être le premier créateur d’effets spéciaux. Pour son

A la conquête du Pôle , il construisit une structure énorme à

en studio, celui-ci était soutenu par une machinerie compliquée faite de câbles et de leviers qui nécessitaient plusieurs personnes pour les actionner. Ce géant rappelle les géants dont on connait l’existence à la tête des cortèges de carnavals du monde entier, mais aussi les impressionnantes machineries du Moyen-Âge lors des représentations de Mystères, que l’on pouvait déplacer et en haut : Façade d’un train fantôme à la Foire Saint Romain (2011)

en bas, à droite et à gauche : les aliens du Voyage sur la Lune de Méliès

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actionner. Les monstres en mouvement du Train Fantôme font eux aussi partie de cette famille.

C’est vrai, l’homme à la tronçonneuse n’aurait pu apparaître dans les années 1920, et c’est vrai que King Kong et Godzilla ne sont plus vraiment dernier cri aujourd’hui... Quoique : assez récemment encore, un nou-

de ce King Kong. La modernité ou la contemporanéité ne sont pas les

le Moyen-Âge. L’Alien ou l’homme aquatique des années 1990 sont mon-

très ancienne. Les images des peurs représentées sont des images certes déplacées par rapport à la norme, mais en même temps assez convenues, condition-

peurs sont probablement mouvantes, se déplaçant sur des objets diffé-rents lorsque les anciens problèmes ont été en apparence digérées. Au

-ment la variété de ces formes enfantées par la peur qui est passionnante et réjouissante.

le géant de A la conquête du Pôle de Méliès,

1912.

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