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Le Funambule approximatif

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Le funambule approximatif

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DÉJÀ PARUS DANS LA MÊME COLLECTION :

Gilles Ascaride

Les Cheyennes

Jean-Claude Avérous

Et je l'ai dit au vent qui féconde la plaine...

Gilles Schlesser

Trois bulles d'éternité

Catherine Vigourt Ariana

Jean-Marc Aubert L 'encombré

Jacq Lindecker

Les fur tifs

Bernard Mathieu

Un cachalot sur les bras suivi de Jusqu a la mer

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Jean Cagnard

Le funambule approximatif

Roman

PRESSES DE LA RENAISSANCE 37. RUE DU FOUR 75006 PARIS

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Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu régulièrement au courant de nos publications, envoyez vos nom et adresse en citant ce livre aux

Presses de la Renaissance 37, rue du Four 75006 Paris

et pour le Canada à

Édipresse 945, avenue Beaumont Montréal H 3 N 1 W3

© Presses de la Renaissance, 1992.

ISBN 2-85616-648-2 H 60-3695-8

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D'abord

J ' a i grandi à dix-huit kilomètres du mér idien de Greenwich. Ces derniers temps, je ne pouvais pas

m ' e m p ê c h e r de le faire savoir, à droite, à gauche, ici, plus loin, à celui-là, à cet autre. D u diable si je savais pourquoi . Ç a m ' é t a i t venu comme ça, comme viennent les choses q u ' o n n ' a t t end pas : comme ça. J imagine que m a bouche, elle, le savait, s inon pourquo i tant d'insis- tance à le c la i ronner? C e n 'es t pas que j 'aie les lèvres

bavardes ; non, j ' a i la bonne impression qu elles remuent q u a n d il y a quelque chose à dire, pas plus, mais sur le sujet, oui, elles démar ra i en t au quar t de tour. C o m m e s'il y avait à boire et à m a n g e r sur le sujet. C o m m e si, sur le sujet, c 'était le gueuleton assuré. Maintenant à cha- cun ses compor tements , comme je dis ; je laisse les siens à m a bouche, m ê m e si ce n 'é ta i t pas toujours conforta- ble de conduire une conversation avec une obsession sur

la l a n g u e . . D ' u n autre côté, si l ' on réfléchit bien, le fait est suffi-

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samment significatif pour se passer de justification. Com- bien sommes-nous sur le globe terrestre à pouvoir nous honore r d ' u n tel privilège ? U n e poignée d 'Eu ropéens , une autre d 'Afr icains , et deux Esqu imaux tout au plus. Aussi la rareté, je pense, donne des droits de priorité. Et si tous mes collègues le long du méridien taisent cette par- t icularité, c 'est peut-êt re qu ' i l s ont des problèmes avec leur bouche ; c 'est peut-être que leurs bouches ne savent pas p rononcer certains mots et que ce sont jus tement ceux-là. Et dans ce cas, q u ' y puis-je ?

Main tenan t , comme ça m 'es t venu, ça m'es t passé. J e vis sur le mér idien depuis , c 'est pourquoi . Il fallait bien qu ' i l y eût un sens à cette litanie. J ' a i mis trente-six ans pour parcourir ces dix-huit kilomètres. C a r la vie est ainsi faite qu 'el le m ' e n avait toujours tenu à l 'écart j u s q u ' à présent. Trente-six ans pour franchir dix-huit kilomètres, cela équivaut à avancer de sept cent imètres à l 'heure . Quel genre de gastéropode suis-je donc pour vivre à une telle vitesse ? P o u r t a n t quoi de plus simple que de par- courir dix-huit kilomètres — je ne compte pas le nom- bre de fois où j ' a i pa rcouru d ' au t r e s dix-huit kilomètres que ceux-là — mais non, en ce qui concernait m a vie, la vie semblait avoir des préoccupat ions géographiques bien particulières. Lorsque je réfléchis un peu, je me dis que c'est peut-être ce qui a fait de moi un i t inérant : q u a n d on n ' a r r ive pas à franchir certains kilomètres, il faut bien se venger sur d ' au t res .

A dix-huit kilomètres du mér idien de Greenwich se

trouvait le domicile familial, que je quittai à l 'âge de dix- huit ans pour des raisons qui me regardent . Là-dedans, il y avait un père, une mère et un fils : mes parents et moi. Mes frères, mes sœurs sont toujours restés dans les

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appareils reproductifs de mes géniteurs ; peut-être parce que je ressemblais trop moi -même à une nombreuse pro- géniture, compte tenu de l 'énergie que je dégageais et des effets qui en résultaient ; peut-êt re parce que j 'occupais tous les rôles d ' une véritable marmaille, de l 'aîné au petit dernier, et que je rendais naturel lement vain le besoin de procréer encore. Avec moi, les précaut ions usuelles étaient surfaites. Il suffisait de m ' avo i r comme fils pour se voir bloquer les fonctions reproductives. J ' é ta i s le con- t racept i f idéal — je le suis toujours : qui me veut pour fils ? qu i? Si bien que les frangins, frangines n 'on t jamais pu décider les parents à remettre ça, le couvert. A l 'heure actuelle, probable qu ' i ls ont tous une moitié mor te dans la ménopause de m a mère, alors que faire, m ê m e si ça gigote encore p o u r l ' au t re moitié dans les testicules paternels ?

Mes parents et moi étions une bonne petite famille, tout occupée à s ' a imer les uns les autres, à fabr iquer du bonheur . Simple : où q u ' o n se tournât , à la maison, c 'é tai t p o u r se cogner dans le bonheur . Cela pouvait se manifester de nombreuses manières :

« Hé fiston, me disait mon père, qu'est-ce que tu dirais d ' u n e bonne part ie de pêche ?

— W a o u h ! » Encore :

« H i fils, me disait m a mère , qu 'est-ce que tu dirais d ' u n e bonne tar te aux framboises ?

— W a o u h ! » Sinon :

« H u chérie, qu 'est-ce que tu dirais d ' u n e bonne sieste ?

— Q u a n d tu veux, m o n cochon. » C a r mes parents , comme s'ils se savaient à l abri de

l 'engendrement , grâce à moi, redoublaient d ' a rdeur dans

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le bonheur , ces phoques . Bref, c 'é ta i t à qui ferait plaisir à l 'autre, et le jeu des probabilités était tel que j 'étais sou- vent celui-là.

Plus tard, tandis que je vieillissais j u s q u ' à trente-six ans, je me suis souvent demandé pourquoi j ' ava is démé- nagé de m o n enfance.

Par t i à dix-huit ans du domicile familial pour revenir dix-huit ans plus tard et enfin parcourir ces dix-huit kilo- mètres j u s q u ' a u M d G , l 'affaire est claire à mon sens : j ' é t a i s en phase. Dorénavan t , je gagnerais peut-être à p rendre en considérat ion le n o m b r e dix-huit ; son influence sur m o n existence ne semble plus faire de doute.

Et tiens, déjà, n 'ai- je pas, depuis des temps immémo- riaux, immuables , dix-hui t dents dans la bouche ?

L 'affaire est claire, j ' a i dit.

Mais surtout , il y eut Glad. J e répète : Glad. Et avec elle, le mythe , l ' amour . A première vue, Glad n 'étai t pas de ces personnes sus-

ceptibles de me rencontrer , de me f réquenter ; mais on le sait, quelquefois, il faut de tout pour faire un monde . J e ne veux pas discuter là-dessus. Pour t an t soyons hon- nête, je sais à quoi je ressemble, à qui je peux prétendre, et non, Glad n ' en t ra i t pas dans la fourchette habituelle de mes fréquentations. Depuis que j ' avais quitté mes dix- huit ans, l 'existence m 'ava i t lentement laminé, comme si toutes mes qualités étaient restées au domicile familial — l ' imbécile — et qu ' i l m ' ava i t fallu faire avec le reste, les défauts. O r , on ne se débat pas pendan t dix-huit ans

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avec ses défauts pour se retrouver dans les bras de Glad, ça tombe sous le sens. Logiquement, ça tombe. Mais je le sais maintenant, la logique et l 'amour sont deux équa- tions ennemies : toujours en guerre et tout. Et peut-être que Glad avait ses petits problèmes elle aussi, n'est-ce pas, pour me rencontrer. J ' imagine mal quelqu'un en pleine possession de ses moyens me rencontrer. Je me comprends...

Mais il faut croire qu 'à ce moment-là les lois de l 'amour s'accordaient avec les projets du destin dont nous étions les jouets car, passant outre mes petits séismes internes, Glad, avec une belle aisance, une touchante simplicité, une force vraie, Glad sut m'apprivoiser et, oui, écoutez, m'aimer. Je répète : m'aimer.

Gladys: son regard. Gladys : ses seins. Gladys : ses silences. Ô Glad, ma Glad, ma Ô !

Gladys et moi vivons sur le méridien de Greenwich. C'est une bonne petite vie que nous avons là.

Cela faisait un mois que j'étais garé derrière les bâti- ments de la criée de ce petit port de pêche. Un coin épa- tant : une friche oubliée, toute en herbes hautes, qui venait mourir sur une langue de rochers battue par la mer. La discrétion des locataires ordinaires assimilait l'endroit à une villégiature. Oui, les vélos rouillés se fai- saient rares, les sacs poubelles éventrés formaient diffi- cilement la demi-douzaine, les gravats manquaient de conviction, les matelas pourris étaient absents, les cuisi- nières réformées ailleurs, les crottes de chien s 'époumo-

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naient en un médiocre pointillé — le petit Poucet les aurait boudées —, les préservatifs usagés pas mieux, etc. Mais plutôt que ses absences inhabituelles, le confort venait d 'une inhabituelle présence : un mannequin de matière plastique que j'avais découvert au fond de la fri- che, au milieu d'une zone d'herbes foulées, nu, écartelé, le ventre peint de sperme sec ; un mannequin qui, par un caprice du destin, s'était vu soustrait d 'une vitrine quelconque pour venir essuyer les assauts de quelques féroces insatisfaits. Un mannequin de sexe féminin : La Reine. Je l'avais recueillie, remembrée, lavée, shampoui- née et installée dans mon fauteuil en vieux pneus où, silencieuse et immobile, elle était devenue ma dame de compagnie, le témoin privilégié de mon quotidien. Sous sa longue chevelure lactée, ses yeux verts et infinis — amusés aussi — n'en finissaient pas d'observer la manière dont je m'y prenais pour vivre.

Quelquefois je l'interpellais, pour le plaisir de l'enten- dre me répondre. Une réponse muette, bien sûr, mais je suis capable d'entendre certains silences, quand ça me chante. Je peux même les traduire en langage courant, s'il le faut. La matière inerte m'avait souvent tenu lieu d'interlocuteur et j 'avais fini par lui donner le don de la parole, pour éviter de trop soliloquer. Un dialogue est autrement plus chaleureux qu'un monologue. Je sais où mènent les monologues ; c'est un endroit où je ne désire pas aller. C'est pourquoi j 'ai pris ce truc de parler aux choses et de les faire me répondre ; ça ne me dérange pas de confier mes états d 'âme à un pot de chambre écaillé ou plus simplement d'interroger un portemanteau man- chot sur la météo. Je peux même demander des nouvel- les de sa santé à un banal morceau de carton imbibé

d'huile de vidange.

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« Salut, banal morceau de carton imbibé d'huile de vidange, comment va ?

— Au poil. » Mais avec La Reine, la communication était plus poin-

tue, la compréhension plus savante ; ses apparences d 'humain lui conféraient un statut à part. Je lui prêtais bientôt des idées, des initiatives ; je m'enquérais de ses avis, de ses opinions, je venais en consultation ; elle était une confidente, une amie. N'avait-elle pas fait, le long de ce mois, moult fois preuve de pertinence ?

« La Reine, dis-moi quelque chose. — Tu es beau. — Merci. — A ton service. »

En perpendiculaire avec le hangar de la criée, une haie de buissons préservait l'intimité côté continent. L'Esta- fette était garée dans cet angle protégé, contre le mur de parpaings, l 'ouverture sur les flots. Sans m'en rendre compte, j 'avais aménagé l'espace immédiat selon un concept sédentaire, avec des caisses à poissons en polysty- rène pour la table, elle-même recouverte d 'un extrait de filet de pêche en guise de nappe, et trois solides galets pour les sièges en plus du fauteuil en vieux pneus dans lequel trônait La Reine et qui m'appartenait celui-là. Au centre de la table, dans un demi-bidon de Javel, un bou- quet d'algues, fort prisé des mouches, petites fleurs bleues et bruyantes : un bouquet de mouches. A ses côtés, une carapace de tourteau remplie de galets menus et divers : c'est la coupe de fruits. Un peu à l'écart, au pied du mur de la criée, deux parpaings épargnés à la construction et surmontés d'un grillage dentelé faisaient office de barbe- cue sur lequel j'élaborais des délires culinaires inspirés

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par la grande prêtresse de la chose grillée : la merguez. En montgolfière sur le mur, le message des combustibles laissait une large trace noire.

Pour la première fois depuis notre longue errance, l'Estafette semblait intégrée au décor ambiant, non pas par sa facile parenté avec la matière inerte qui traînait alentour, mais plutôt comme la pièce maîtresse d'un com- plexe balnéaire. Habituellement craintive et nerveuse à cause des départs précipités auxquels je l'avais soumise, je la sentais là calme, détendue, apaisée, comme insou- ciante du lendemain. Une métamorphose. Elle aussi était sensible à la sérénité de l'endroit et ça faisait plaisir de la voir se décontracter un peu. Oui, une Estafette apai- sée, voilà ce que je possédais là.

Donc à cela près la très tenace odeur de poisson rance et le chahut des autochtones — abusif à mon sens — les matins de criée, une friche vraiment épatante. A tel point que je m'étais surpris à en parler sur un ton possessif, des accents de propriétaire dans la voix, et dans la voix des mots de procédure notariale : chacal, requin, vautour. Je me voyais bientôt demander l'eau et l'électricité à la ville. Et pourquoi pas, quand j'avais reçu le label des autorités elles-mêmes ?

Quel que soit mon lieu de résidence, j 'ai immanqua- blement droit à la visite des flics. En dix-huit ans, j 'ai fré- quenté pas mal de parkings comme ça, d'impasses, de terrains vagues, de trottoirs, de chantiers ou d'autres endroits plus sophistiqués comme des criques isolées, des forêts profondes, des montagnes reculées et soudain ils sont là, en couple toujours, avertis de ma présence par je ne sais quelle intuition gendarmière. Contrevenant en général aux lois du caravaning réglementé, je suis géné-

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ralement invité à circuler. Quand je rechigne, on me menace de la fourrière. Ah, la fourrière, lieu légendaire. Combien de fois a-t-on pu m'en menacer? Réponse: trois milliards. Et n'eût été ses contraignants horaires — ouverture, fermeture — je me laisserais aller à y habi- ter. Pourquoi pas ? Je sais quand un lieu mérite sa géo- graphie. N'est-ce pas, à force.

Il faut dire que l'aspect extérieur de l'Estafette a de quoi rameuter le contractuel moyen nanti du sixième sens ordinaire. Oui, le nombre de trous, de plaques de rouille, d'éraflures sur ses flancs sont autant d'aimants pour les agents. Mais je ne crains rien. Si cette Estafette a effec- tivement des faiblesses, elles sont d'ordre secondaire car je m'attache à coller au mieux aux exigences de la sécu- rité routière, question de tranquillité vis-à-vis de ses sbi- res ; aussi rien ne manque qui soit obligatoire. Par exemple les phares forment la paire, autant avant qu'arrière, avec toutes leurs petites ampoules bien en forme à l'intérieur; j'ai même une boîte de dépannage en cas de défection de l'une d'entre elles, avec des fusi- bles aussi, coincés dans la mousse, des trucs, à croquer. Autre paire indiscutable : les essuie-glaces ; autre encore : les pare-chocs. Une tâche plus délicate consiste à main- tenir les pneus à cette frontière d'usure qui bénéficie de l'indulgence des autorités. J 'y parviens pourtant, par un jeu savant de rotations, de récupérations, de subtilisa- tions. Les freins... mais des freins que n'importe quel bijoutier un peu mercantile aurait placés dans un écrin : voilà pour ceux-là. Parlons des vitres. Eh bien mais, intactes, même si la poussière accumulée, inévitable concrétion routière, en opacifie quelques-unes. Rien à dire non plus sur les trois rétroviseurs — deux extérieurs et un central ; je me regarde encore assez souvent dedans pour affirmer que le tamis de rouille qui les parsème

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n'entrave en rien le panoramique arrière. Simplement, je m'y vois roux : ce n'est pas interdit que je sache. Le klaxon ? Le décibel étalon, le diapason du bruit, le la de l'embouteillage. Quoi d'autre ? Ceci, cela... D'un autre côté, question carrosserie, je n'ai jamais entendu dire qu'on puisse verbaliser sur le look, quelle que soit la ten- dance. Et si j'ai personnellement choisi de privilégier les stigmates du temps, c'est mon affaire. Qu'on ne vienne pas discuter esthétique avec moi, je vais gagner.

Bien sûr, j'agace. Vivre à la frontière de l'infraction sans la commettre, agace. J 'ai derrière moi des légions de flics qui ne voient plus la vie comme avant. Devant moi, d'autres ne se doutent de rien... La seule contra- riété que je subisse, je l'ai dit, est de devoir circuler. On préfère me voir disparaître ; on préfère croire à une illu- sion. Pourtant cette fois-là, j'en fus dispensé. Magie, tout simplement. Il faut dire que La Reine, drapée dans sa pâle nudité, comme le bas-relief des noires rondeurs du fauteuil en vieux pneus, sut magnétiser les regards et délayer la vigilance ennemie. C'est tout juste si je ne dus pas les rappeler à leur devoir: j'aime bien qu'on me contrôle l'identité ; j'ai toujours une petite surprise pour ceux qui s'y essaient. Je parle de mon coffre-fort. Mon coffre-fort a un pouvoir de séduction élevé sur les auto- rités, j'ai remarqué; ce serait dommage de ne pas en profiter.

Sa combinaison en est très simple : il suffit de soule- ver le couvercle... Bon, je le dis : c'est une bassine à fri- tes. En parfait état sinon un trou dans la cuve qui l'empêche de remplir sa fonction originelle. Maintenant je dépose mes valeurs à l'intérieur où, anciennement, des frites se plaisaient à dorer. J'aime.

Le couvercle ôté, je soulève délicatement le panier, rabats les longues poignées, chacune sur un bord de la

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bassine, comme si, cuites alors, les mêmes frites se plai- saient à égoutter. Mes papiers sont là, soigneusement rangés, dans une pochette de plastique rouge : le permis, l'assurance, le talon de la vignette.

Vient alors pour moi le moment de formuler une plai- santerie bien innocente — qui peut crisper un tel ou un autre qui fait son flic par ici, je le concède — mais impos- sible de m'en empêcher. Et chaque fois c'est avec un vrai plaisir, une belle joie, que je gueule de façon assourdis- sante, comme si certaines frites exigeaient à cor et à cri qu'on les bouffât impatiemment, que je donc gueule : A TABLE !

Ils n'avaient pas touché à mes papiers, le chef, l'adjoint ; et encore moins procédé aux vérifications d'usage auprès du central. Plutôt, ils les avaient longue- ment regardés, endormis dans leur pochette de plastique rouge, propres, impeccables, convaincus au premier coup d'oeil de leur extrême et pointilleuse validité, de leur vir- tuelle légalité. Ces mes papiers.

Puis leurs regards étaient allés du coffre-fort à La Reine, et retour, plusieurs fois, comme pour se convain- cre de la tonalité ambiante ; comme s'ils cherchaient chez l'un le reflet de l'autre. Lorsque ma bouche leur déclara ex abrupto que j'avais grandi à dix-huit kilomètres du méridien de Greenwich, les regards-là se posèrent sur moi. Alors ancrés, le chef, l'adjoint eurent ce petit balan- cement de la tête que certaines personnes ont avec moi quand ils n'en croient pas leurs yeux. Et dans ce cas cela dura, dura, car il semblait que leurs rétines fussent inta- rissables à mon sujet.

Ensuite, je les avais regardés partir, vieillis soudain, marchant à la file indienne vers leur camionnette, butant quelquefois sur un extrait de matière inerte, tandis que

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résonnaient encore en moi deux mots d'une simplicité confondante, mais jamais assemblés à mon intention. Oui, plutôt que de s'adonner à une vengeance bien légi- time en m'enjoignant de déguerpir sur-le-champ comme l'avaient fait tous les autres chefs avant lui, le chef, peut- être sensible à l'atmosphère, à cette aura de sérénité dans l'air, avait cédé, toute dignité bue, à ce que j'appellerais l'expression de la plus parfaite indécence policière. Intacte la voici : BON SEJOUR !

Ça m'avait fait de la peine pour eux. Deux petites peines, pour être exact. Une pour chacun.

Simple, je n'avais pas souvenir d'un endroit où j'avais pu rester un mois entier, avec les jours, les semaines et tout. Quand ce n'étaient pas les mêmes autorités qui m'obligeaient au déménagement, disons le 5 du mois, c'étaient mes relations, le 7. Ou bien le 8 et le 11. Encore : 6 et 9. Quelquefois, mes relations étaient plus rapides que mes flics, mais c'était rare ; il fallait aux pre- mières un sens développé de l'anticipation et aux seconds un manque de flair historique. Il était arrivé aussi qu'ils débarquent en même temps, car j'avais commis l'impru- dence, à plusieurs reprises, de nouer des relations avec les flics. Je te jure... Bon, mes relations... Je m'explique, ça vaut le coup.

Compte tenu de mon existence itinérante, j'ai acquis un joli don pour nouer rapidement des relations ; l'écho de la solitude, je suppose. C'est vrai que je ne laisse per- sonne cinq minutes sans lui déballer mon amitié, comme une bâche jetée pour aveugler; j'immerge mon monde sous la sympathie, la cordialité, l 'amour du prochain. Hélas, ces relations, trop peu étayées peut-être, se dénouent aussi vite, rapport à ce penchant inimitable que

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j 'ai de contracter des dettes. Comment faire autrement ? Je ne vois pas. Franchement, je veux dire. Non, sincè- rement, je ne vois pas l'intérêt de gagner moi-même de l'argent quand tant de gens excellent dans cet art. Il faut savoir centrer ses énergies pour exploiter au mieux ses potentialités, n'importe quel chef d'entreprise vous le dira. Aussi pourquoi perdre mon temps dans une spécia- lité qui n'est pas la mienne ? Je me dis même quelque- fois que le travail doit fuir quand je débarque quelque part. Oui, les grands jours d'optimisme, je me dis que l 'Hiroshima du travail, c'est de se retrouver entre mes pattes.

Maintenant, il me faut bien gagner ma vie, on le com- prend, j 'a i des frais, comme tout le monde, nourriture, essence, assurance, alors pourquoi ne pas emprunter? Je me refuse à considérer d'autres méthodes. J ' en connais : le vol, la mendicité, par exemple, où je serais certain de prospérer. Mais je m'y refuse. Je veux laisser sa chance à ma relation : dans l 'emprunt il y a tout de même la notion prometteuse du remboursement, même si, fonda- mentalement, je me révèle inapte à cet exercice.

Je précise que je ne fais pas de fixation sur l'argent ; j'accepte tout aussi facilement les dons en nature. Et je ne vais pas chicaner celui-là ou son voisin parce qu'il m'avance un cageot de tomates molles quand c'est d'huî- tres que j 'ai envie. Je connais les limites des ressources humaines.

N'allons pas croire que c'est une existence de tout repos ; les philanthropes sont rares, voilà la vérité. On est en butte à toutes sortes de réticences, de haines ; il faut avoir une âme de bouclier : c'est un métier. Tiens, pour ne prendre qu'eux, les pompistes : un bagne, je le dis. Les types vous condescendent d'une misère. Deux litres, cinq au mieux. Pire : un verre. Pour avoir du super, c est