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Philippe Lebreton [1933- ] Ingénieur et biochimiste français. À la suite de René Dumont, il est considéré comme l'un des pionniers de l'écologie politique en France. (2012) Le futur a-t-il un avenir ? Pour une responsabilité socio-écologique Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, Professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi Page web. Courriel: [email protected] Site web pédagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/ Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Le Futur a-t-il Un Avenir

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Philippe LEBRETON [1933- ]Ingénieur et biochimiste français. À la suite de René Dumont, il est considérécomme l'un des pionniers de l'écologie politique en France.

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Philippe Lebreton [1933- ]Ingénieur et biochimiste français. À la suite de René Dumont,

il est considéré comme l'un des pionniers de l'écologie politique en France.

(2012)

Le futur a-t-il un avenir ?

Pour une responsabilitésocio-écologique

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,Professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi

Page web. Courriel: [email protected] web pédagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de ChicoutimiSite web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, socio-logue, bénévole, professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi, àpartir de :

Philippe Lebreton

LE FUTUR A-T-IL UN AVENIR ?(Pour une responsabilité socio-écologique)

Paris : Les Éditions Sang de la terre, Écologie — Environnement— Société, 2012, 384 pp.

L’auteur nous a accordé son autorisation le 9 juillet 2015, par la voie de MonsieurIvo Rens, professeur émérite de l’Université de Genève, de diffuser ce livre entexte intégral et en accès libre à tous, dans Les Classiques des sciences sociales.

Courriels : Ivo Rens : [email protected] Lebreton : [email protected]

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 29 septembre 2015 à Chicoutimi,Ville de Saguenay, Québec.

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Philippe LebretonBiochimiste français. À la suite de René Dumont,

il est considéré comme l'un des pionniers de l'écologie politique en France.

LE FUTUR A-T-IL UN AVENIR ?Pour une responsabilité socio-écologique

Paris : Les Éditions Sang de la terre, Écologie - Environnement - Société,2012, 384 pp.

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Note pour la version numérique : la pagination correspondant àl'édition d'origine est indiquée entre crochets dans le texte.

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Le futur a-t-il un avenir ?(pour une responsabilité socio-écologique)

Quatrième de couverture

Retour à la table des matières

Depuis le milieu du XXe siècle, notre société a suivi une trajectoirequi a commencé par ce qu'on a abusivement appelé les Trente Glo-rieuses, pour se terminer par les Trente Calamiteuses ! L'Occident va-cille sur ses certitudes. Dérèglement climatique et crise financière se-couent l'écologie et l'économie, sœurs ennemies soumises au défi d'undéveloppement prétendument durable.

Ce livre réunit une documentation très complète sur les paramètresdéterminant le fonctionnement de la biosphère et celui de nos sociétésindustrielles et informatisées. Le temps, l'énergie, la démographie, lesressources (eau, sols, biodiversité...) sont répertoriés, à la lumière deslois scientifiques régissant leur utilisation.

Les équilibres mondiaux ont été profondément remis en causeentre continents et nations, entre classes sociales ou générations,avancées techniques et valeurs culturelles, dogmes ou pratiques detous bords. Plusieurs réponses peuvent être proposées face à de telsbouleversements: la fuite en avant dans plus de technicité, l'évasiondans un monde virtuel religieux ou numérisé, la « sobriété réfléchie »par une symbiose où nature et culture se verraient enfin réconciliées.

Que l'on partage ou non les visions plutôt pessimistes de l'auteursur l'avenir des sociétés humaines et de notre civilisation, on trouveradans ce livre dense, mais alerte et parfois grinçant, de quoi conforterou nuancer ses convictions, à la lumière des données, des citations etdes réflexions les plus éclectiques, voire insolites.

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Même si le mot de politique n'apparaît ici qu'en filigrane, c'estpourtant bien à l'élaboration d'une nouvelle politique, au sens premierdu terme, que cet ouvrage appelle, à titre individuel et collectif, afinde sauvegarder « biosphère et sociétés ».

« Indissolublement chercheur et mili-tant de la protection de la nature, Phi-lippe Lebreton incarne l'une des princi-pales figures du scientifique engagé quiont émergé en France au cours du XXe

siècle. » (site ahpne.fr)

Il a tracé une longue marche jalonnéepar l'action et la réflexion écologiques,dont témoignent luttes de terrain, res-ponsabilités officielles ou associatives,travaux et publications divers. Il estl'auteur de plusieurs livres ou rapports

sur l'environnement, reprenant la tradition de ceux qui, « savants » ou« philosophes », se sont interrogés depuis plus d'un siècle sur les con-séquences des actions de l'homme sur la nature et sur ses propres so-ciétés.

ISBN 978-2-84730-015-4

Éditions Sang de la Terre

BP 60001 • 75560 Paris Cedex 12

Tél. : 0891 670 008 0,204 • Fax : 01 40 01 09 94

Sur Internet : http://www.sangdelaterre.fr

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Du même auteur

L'Énergie, c'est vous. 1974, Stock, Paris, 254 p. (en collaboration avec RogerBernard).

Éco-Logique, 1978. Inter-Éditions, Paris, 240 p.

L'Ex-Croissance, 1978. Denoël, Paris, 346 p.

Essai d'évaluation des politiques de protection de la Nature, 1987. Rapport auministère de l'Environnement, 285 p.

La Nature en Crise, 1988. Sang de la Terre, Paris, 341 p.

Guide du Naturaliste en Dombes, 1991. Delachaux et Niestlé, Neuchâtel etParis, 431 p.

La politique française des paysages et des sites naturels (Loi 1930), 1993.Rapport au ministère de l'Équipement et de l'Aménagement du Territoire, 120 p.

Rôle des Régions dans la gestion du Patrimoine naturel, 1995. Rapport auConseil régional Rhône-Alpes, 60 p.

Quelle gestion forestière dans les parcs nationaux, 1995. Rapport au ministèrede l'Environnement, 54 p.

Oiseaux de Vanoise, 1998. Libris, Grenoble, 240 p.

L'Homme et l'Oiseau, 2000. ARPPAM, Lyon, 111 p.

Approche écologique de l'avifaune de Vanoise, 2000. Parc national de la Va-noise, 304 p.

L'Homme et les Résineux, 2002. ARPPAM, Lyon, 144 p.

Zones humides continentales : des chercheurs aux gestionnaires, 2002. Édit.« Actes Colloque Fondation Pierre Vérots », Dombes, 2002, 287 p.

Les Oiseaux de la Dombes : une mise à jour, 2007. Fondation Pierre Vérots etAcadémie de la Dombes Édit., 170 p. (en collaboration avec Alain Bernard).

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Éditions Sang de la Terre, troisième trimestre 2012

ISBN 978-2-86985-264-8

Sang de la Terre

BP 60001 • 75560 Paris cedex 12 • Tél. : 0891 670008 (0,204 e/min) • Fax :

0140010994

Courriel : [email protected] • Site Internet : www.sangdelaterre.fr

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LE FUTUR A-T-IL UN AVENIR ?

Pour une responsabilité socio-écologique

En partenariat avec la Fondation SEBES, Biosphère et Société

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Fondation Biosphère et Sociétéet

Stratégies Énergétiques, Biosphère & Société (SEBES)

La collection Stratégies Énergétiques, Biosphère & Société(SEBES) a été lancée en 1990 par le professeur Ivo Rens de l'Univer-sité de Genève, au nom de l'Association pour l'Appel de Genèvecontre la surgénération du plutonium et le surgénérateur SuperPhénixde Creys-Malville (APAG), association également créée, en 1978, àl'initiative du professeur Ivo Rens ; elle avait pris la suite d'une petiterevue trimestrielle intitulée Gazette de l'APAG, parue à Genève en1988 et 1989.

Ce n'est qu'en 1995 que fut créée la Fondation Biosphère et Sociétépour prendre la direction de SEBES. Les initiateurs de cette Fondationfurent l'APAG, représentée par feu le professeur Lucien Borel, le doc-teur François Burnier, le pasteur Joël Jakubec et le professeur IvoRens, la Fédération Rhône-Alpes pour la protection de la nature(FRAPNA), représentée par le professeur Philippe Lebreton, la Socié-té suisse pour la protection de l'environnement (SPE), actuellementEquiterre, représentée par M. René Longet, et les Éditions Médecineet Hygiène de Genève, alors représentées par feu Pierre-Yves Bala-voine, directeur des Éditions Médecine et Hygiène.

La Fondation, actuellement présidée par le professeur Jacques Gri-nevald, a pour but d'assurer la parution de Stratégies Énergétiques,Biosphère & Société (SEBES), Forum interdisciplinaire indépendant,ou de toute autre publication, du moment qu'elle se proposerait éga-lement l'étude interdisciplinaire de la problématique énergétique, del'écologie globale et des choix de société qui s'y rattachent.

Pendant la dernière décennie du XXe siècle, SEBES a donné lieu àla parution de huit recueils aux Éditions Georg (dans la mouvance desÉditions Médecine et Hygiène), à Genève, dont voici les titres :

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1990 Le nucléaire contre l'effet de serre ?, 64 pages

1991 La radioactivité et le vivant, 128 pages

1991 Utilisation rationnelle de l'énergie 1,108 pages

1993 Utilisation rationnelle de l'énergie II, 119 pages

1994 Explosion démographique contre développement durable, 154pages

1994 Le soleil pour un développement durable, 177 pages

1996 Le droit international face à l'éthique et à la politique de l'en-vironnement, 271 pages

1998 Radioprotection et droit nucléaire, 414 pages

[5]

Depuis lors, ont été publiés les volumes suivants :

2000, Jean-Paul Bozonnet et Joël Jakubec éd., L'écologisme àl'aube du XXIe siècle. De la rupture à la banalisation. SEBES, Georg,Genève, 255 pages.

2004, Joël Jakubec, éd., Le développement durable. Un bilan mul-tisectoriel provisoire. SEBES, Georg, Genève, 126 pages.

2004, Benoît Lambert, Cyclopolis, ville nouvelle. Contribution àl'écologie politique. SEBES, Georg, Genève, 285 pages.

2007, Jacques Grinevald, La Biosphère de l'Anthropocène. Climatet Pétrole, la double menace - Repères transdisciplinaires (1824-2007). SEBES, Georg, Genève, 293 pages.

Ivo Rens, Genève, 2012.

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Le futur a-t-il un avenir ?(pour une responsabilité socio-écologique)

SOMMAIRE

Retour à la table des matières

Partie 1Les fondamentaux [17]

Chap. 1. Le temps, le progrès, l'histoire : Le temps des physiciens, le tempsdes biologistes. Du temps immobile au temps accéléré. Le progrès : existe-t-il unprogrès moral, artistique, technique, sanitaire... ? L'histoire : le progrès suit-il « unsens de l'histoire » ? [19]

Chap. 2. La démographie : Paramètres démographiques (natalité, mortalité,accroissement). Quelques idées reçues. Stratégies démographiques. Démographiehumaine : vers la sigmoïde ? [47]

Chap. 3. L'énergie : Concepts et unités. Travail et puissance ; de la calorie auwatt. Les principes de l'Énergétique. Premier principe, enthalpie (toutes les éner-gies sont équivalentes...) ; second principe, entropie (... mais une moins que lesautres). Chaînes, bilans et rendements énergétiques. Une énergie particulière,l'électricité. Les consommations, les esclaves énergétiques [73]

Chap. 4. Les ressources écologiques : L'eau, une ressource abondante, maisdispersée. Les terres et les sols. L'empreinte écologique. Agriculture, agronomie.La faim dans le monde ; la soif de terres. La biosphère dont nous sommes acteurset partie. Bioénergétique ; biodiversité [97]

Partie 2Les constats [137]

Chap. 5. Le passé : les « Trente Glorieuses ». 1945-1975. La société de con-sommation. Colonialisme, décolonisation, néo-colonialismes. Le crépuscule dumonde occidental [139]

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Chap. 6. Le présent : les « Trente Insoucieuses ». Adéquation « Popula-tion/Ressources ». (Énergie, Eaux et Surfaces, Nourriture). La technique et lascience en question. Existe-t-il encore un « pouvoir politique » ? L'économie et lafinance en question. La techno-finance ; la financiarisation. L'économie libérale,l'emploi, l'écologie [159]

Partie 3Les perspectives [189]

Chap. 7. Le futur : à l'orée des « Trente Calamiteuses ». Chronique d'une criseannoncée. Géopolitique des ressources et de l'environnement humain. Modifica-tions des milieux et des écosystèmes (dérèglement climatique). Niveaux et qualitéde vie (éducation, santé, retraites) [191]

Chap. 8. Scénarios démo-énergétiques. Riches et pauvres, deux mondes encompétition. Enjeux planétaires. Perspectives géo-démographiques particulières.Des victimes prioritaires : les Juniors ; l'Afrique Noire [245]

Chap. 9. Choix et enjeux énergétiques : Énergies fossiles versus Énergies re-nouvelables. Les énergies fossiles : charbon, hydrocarbures, uranium. Les éner-gies renouvelables : solaire instantané ; biomasse ; négawatts [279]

PARTIE 4Quel avenir ? [313]

Chap. 10. Le futur a-t-il un avenir ? De l'écologie à l'écologisme : est-ce poli-tiquement correct ? L'acceptabilité du changement socio-écologique. Le dévelop-pement, pas la croissance ! Demain, la décroissance ? L'Homme et l'Occident ontun avenir, mais lequel ? [315]

Chap. 11. Changer ou disparaître... Le post-industrialisme. Impasses ou pistesd'innovation : la technique, le virtuel, les religions, la symbiose art/nature. Quellesociété et quelle biosphère pour demain ? Principes de survie. « Méta-sociétalisation ». Résistance éco-citoyenne [345]

Table des matières [375]

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Le futur a-t-il un avenir ?(pour une responsabilité socio-écologique)

Table des matières

Quatrième de couverturePréface [7]Prologue [9]Avertissement(s) et excuses au lecteur [13]Remerciements [15]

Partie 1Les fondamentaux [17]

Chapitre l. Le temps, le progrès, l'histoire [19]

1.1. le temps [19]

A Le temps des physiciens [19]B Le temps des biologistes [24]

1.2. Le progrès. Y a-t-il progrès artistique, technique, moral, sanitaire... ?[30]

A Y a-t-il un progrès en sciences et techniques ? [31]B Y a-t-il un progrès en médecine et santé ? [32]C Y a-t-il un progrès en arts et lettres ? [33]D Y a-t-il un progrès en sports et loisirs ? [35]E Y a-t-il un progrès en « sciences morales et publiques » ? [36]

1.3. L'histoire. Le progrès suit-il « un sens de l'histoire » ? [37]

A Histoire, quelle(s) histoire(s) ! [38]B Les étapes de la société humaine [40]C Une trajectoire, des perspectives [45]

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Chapitre II. La démographie [48]

2.1. Paramètres démographiques. Quelques idées reçues [48]

A Paramètres démographiques [48]B Évidences, erreurs et idées reçues [52]

2.2. Les stratégies démographiques [61]2.3. Vers la sigmoïde ? [65]

A Le mirage de l'exponentielle [65]B La réalité de la sigmoïde [66]C Perspectives démographiques [69]

Chapitre III. L'énergie [73]

3.1. De la thermodynamique à l'énergétique [73]

A Les unités énergétiques [74]B Quelques précisions sur les statistiques énergétiques [77]

3.2. Les principes énergétiques [78]

A Premier principe (enthalpie) : Toutes les énergies sont équivalentesmais [78]

B ... mais l'une moins que les autres : Second principe (entropie) ! [79]

3.3. Rendements et bilans énergétiques [81]

A Les rendements décroissants [83]B La comptabilité énergétique [85]

3.4. Une énergie particulière : l'électricité [87]

A L'électricité dans le Monde [88]B L'électricité en France [90]

3.5. Les consommations. Les « esclaves énergétiques » [93]

Chapitre IV. Les ressources écologiques [97]

4.1. L'eau, une ressource abondante, mais dispersée [97]A Optimisme [98]B Pessimisme [98]C L'avenir de l'eau pour l'homme [100]

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4.2. Les terres et les sols [102]

A L'empreinte écologique [104]B L'agriculture, l'agronomie [106]C La faim dans le monde, et la soif des terres [110]

4.3. La biosphère, dont nous sommes acteurs et partie [115]

A La bioénergétique [116]B La biodiversité [122]

Partie 2Les constats [137]

Chapitre V. Le passé : les « Trente Glorieuses » [139]

5.1. Les trente glorieuses (1945-1975) [139]5.2. La société de consommation [144]

A L'agriculture [145]B Confort et loisirs [150]

5.3. Décolonisation et néocolonialismes ; immigration [151]

Chapitre VI. Le présent : les « Trente Insoucieuses » [159]

6.1. Adéquations « Population/Ressources » [159]

A Le microcosme français [161]B L'anthropo-écosystème mondial [164]

6.2. La technique et la science en question [166]

A Le scientisme, ou la religion du savoir [166]B Y a-t-il encore un « pouvoir politique » ? [171]

6. 3. L'économie et la finance en question [174]

A L'économie libérale [175]B Globalisation économique, mondialisation et délocalisations [178]C Les effets pervers d'une économie sauvage [180]D Économie et écologie [185]

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Partie 3Les perspectives [189]

Chapitre VII. Le futur : à l'orée des « Trente Calamiteuses » [191]

7.1. Chronique d'une crise annoncée [191]

A Le microcosme français [192]B L'anthropo-écosystème mondial [203]

7.2. Géopolitique des ressources et de l'environnement humain [208]

A Énergie et population [208]B Agriculture [211]

7.3. Modifications des milieux et des écosystèmes (dérèglements clima-tiques) [220]

A L'effet de serre [220]B Les catastrophes naturelles [230]C Réchauffement climatique et santé publique [232]

7.4. Niveaux et qualités de vie (éducation, santé, etc.) [234]

A L'Éducation (un éternel débat...) [234]B La santé et les soins médicaux [236]

Chapitre VIII. Scénarios démo-énergétiques [246]

8.1. Riches et pauvres, deux mondes en compétition [246]

A Aspects démographiques [246]B Aspects énergétiques (et autres ressources, notamment agricoles)

[249]C Quels scénarios pour l'avenir ? [252]D Trois secteurs sensibles [259]

8.2. Perspectives géopolitiques particulières [263]

A Le match USA-Chine [263]B L'Europe [266]

8.3. Les « victimes prioritaires » [268]

A Les Juniors [268]B L'Afrique noire (subsaharienne), un continent plus que mal parti

[273]

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Chapitre 9. Choix et enjeux énergétiques [279]

9.1. Les énergies fossiles, ou énergies « classiques » [279]

A Le charbon [280]B Les hydrocarbures (pétrole + gaz naturel) [280]C L'uranium. L'énergie électronucléaire [284]

9.2. Énergies renouvelables, ou énergies « nouvelles » [299]

A Le solaire instantané : hydraulique, éolien, photovoltaïque, photo-thermique [299]

B Le solaire différé : la biomasse, herbacée et ligneuse [303]C Les négawatts : les économies d'énergie [308]

PARTIE 4Quel avenir ? [313]

Chapitre X. Le futur a-t-il un avenir ? [315]

10.1. De l'écologie à l'écologisme : est-ce politiquement correct ? [315]10.2. L'acceptabilité sociétale du changement socio-écologique [318]10.3. Le développement, pas la croissance ! Pourquoi la décroissance ? [325]10.4. L'homme et l'occident ont un avenir, mais lequel ? [331]

A La disparition de l'Homme [331]B La disparition de sociétés ou de civilisations [334]

Chapitre XI. changer ou disparaître... [345]

11.1. Le post-industrialisme. Des pistes d'innovation [345]

A L'homme technicisé. Le salut par la science et la technique [346]B l'Homme déshumanisé par l'informatique et le numérique [350]C L'Homme religieux [354]D L'Homme apaisé. La sublimation par l'art et la nature [356]

11.2. Quelle biosphère et quelle société pour demain ? [359]

A Principes de survie [359]B Vers une « méta-sociétalisation » ? [364]C La résistance écocitoyenne [366]

Références bibliographiques [371][379][380][381]

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Le futur a-t-il un avenir ?(pour une responsabilité socio-écologique)

PRÉFACE

Retour à la table des matières

Il fut un temps où l'Occident était persuadé que la justice socialesuivrait nécessairement le développement industriel et que celui-ciassurerait progressivement à tout le Tiers Monde un niveau de viesemblable au nôtre. Nous n'avions pas pris garde au fait que ce type dedéveloppement avait été gagé par quantité de conflits meurtriers, dontdeux guerres mondiales et leurs innombrables victimes sur tous lescontinents ; nous n'avions pas pris garde non plus aux dégâts qu'ilavait causés à une nature déjà mise à sac en plusieurs lieux ; nousn'avions pas pris garde enfin au caractère limité des ressources tanténergétiques que matérielles qui interdirait l'universalisation du ni-veau moyen de vie atteint en Occident.

Ce temps révolu mais guère lointain, c'est celui des Trente Glo-rieuses, ces trente années d'expansion économique triomphaliste quisuivirent la Deuxième Guerre mondiale et accréditèrent le mirage d'unprogrès illimité de l'espèce humaine. Bien isolés furent alors lesquelques auteurs qui dénoncèrent les périls qui nous attendaient,même en l'absence d'une troisième guerre mondiale : la détériorationvoire la désertification des sols (Fairfield Osborn, La Planète au pil-lage, 1949), l'explosion démographique (Gaston Bouthoul, La Surpo-pulation dans le monde, 1958), l'empoisonnement chimique de labiosphère (Rachel Carson, Printemps silencieux, 1963), la finitude desressources terrestres (Nicholas Georgescu-Roegen, La loi de l'entropieet le processus économique, 1971) ainsi que les limites à la croissance(Meadows et consorts, Rapport au Club de Rome, 1972).

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Le premier choc pétrolier en 1973-1974 opéra une première fissuredans l'idéologie de la croissance. En France, Philippe Lebreton figureparmi les tout premiers scientifiques à avoir remis en cause, notam-ment dans son livre L'énergie, c'est vous... (1974), la pertinence duchoix de l'électronucléaire que venait d'opérer un gouvernement eni-vré par son accession au statut de puissance nucléaire militaire. Celivre est aussi un ouvrage pionnier par sa vulgarisation des fonde-ments de la science écologique, des contraintes énergétiques [8] inhé-rentes à la thermodynamique et de ce que l'auteur appelle désormais le« dérèglement climatique ». Par ce livre et par ses ouvrages posté-rieurs, Philippe Lebreton a puissamment contribué à la prise de cons-cience écologique en France et dans les pays francophones. Mais pourl'idéologie scientiste, à forte composante marxiste, toujours véhiculéepar les grandes écoles qui forment ou déforment la classe dirigeantefrançaise, Philippe Lebreton reste coupable d'avoir dénoncé deux ta-bous, la foi nataliste et la foi nucléaire.

Le lecteur tient dans ses mains un livre dans lequel l'auteur entre-prend de poser un diagnostic sans complaisance et de conjecturer uneprospective audacieuse et parfois paradoxale du développement de laFrance et de l'Humanité sur la base de trois variables : la démogra-phie, l'énergie et les ressources matérielles, principalement la terre etl'eau douce. Pour ce faire, Philippe Lebreton présente une impression-nante quantité de données chiffrées, puisées aux meilleures sources,qu'il discute dans une perspective délibérément pluridisciplinaire cartributaire de la science écologique. Son texte est entrecoupé non seu-lement de tableaux et de graphiques, mais aussi d'encarts dans les-quels il cite divers auteurs et ne dédaigne pas d'agrémenter occasion-nellement son propos de saillies satiriques qui constituent autant desourires, parfois grinçants, dans un discours assez sombre sur l'avenir.

La partie la plus originale de l'ouvrage réside probablement dansles deux « scénarios démo-énergétiques » qu'il envisage pour la pé-riode 2010-2050. Il les appelle respectivement « scénario de consen-sus avec régulation démographique et amélioration énergétique » et« scénario de laisser-aller sans régulation démographique ni révisionénergétique notable ». Ces scénarios réservent au lecteur quelquessurprises. Mais, dans les deux cas, émergent deux sous-ensemblesdémographiques qui constitueront, d'après lui, les « victimes priori-taires » des restrictions et pénuries à venir, à savoir la jeunesse ac-

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tuelle et l'Afrique subsaharienne, pour des raisons partiellement diffé-rentes. La jeunesse actuelle a été élevée dans l'idéologie de la crois-sance avec, circonstance aggravante, « le superflu considéré comme lenécessaire, l'artificiel comme le naturel, le virtuel comme le réel.Comment réagiront-ils (les jeunes) : marginalisation, déliquescence,révolte ? » Quant à l'Afrique subsaharienne, dont la population a at-teint un milliard d'habitants en 2009 mais dont la natalité est tellequ'elle en compterait plus de deux milliards en 2050, son avenir appa-raît particulièrement compromis.

Que l'on parle du nombre d'« esclaves énergétiques » ou de l'em-preinte écologique de notre espèce, il est clair pour Philippe Lebretonque, globalement, l'Humanité vit au-dessus de ses moyens en tirantdes « chèques de ressources et de déchets » sur l'avenir que nos en-fants et petits-enfants devront rembourser d'une manière ou l'autre.Certains « futurologues candides » lui prédisent néanmoins un avenirbrillant grâce à son expansion sur Mars ou une autre planète.

Dans la mythologie grecque, seul le titan Kronos avait la cruautéperverse de dévorer ses propres enfants...

Ivo RENS

Professeur honoraire de l'Université de Genève

Octobre 2011.

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Le futur a-t-il un avenir ?(pour une responsabilité socio-écologique)

PROLOGUE

Tout a été dit, rien n'a été compris

« La fin d'un passé ne garantit pasla naissance d'un avenir » 1

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Le désenchantement sociétal, voire le désarroi, général et particu-lier. Malgré la croyance encore générale en la technique (« tout pro-blème trouvera bien sa solution... ») et la possibilité d'y trouver ré-ponse à certains de nos problèmes (cf. la santé), chacun - quel que soitson âge - sait aujourd'hui que les chances offertes aux jeunes gens sontdésormais plus faibles ou plus aléatoires qu'hier. Les possibilités glo-bales et la concurrence s'opposent à l'ascension sociale. L'avenir indi-viduel et collectif est bouché, irrémédiablement. C'est une nouvelledonne succédant à la période 1945-1975, prolongée de manière« freudienne » jusqu'à l'orée du présent siècle. D'où le repli individua-liste et simplificateur et, consécutivement, l'avènement de la foule.Privé de références objectives, l'individu - donc la société - adoptedeux attitudes souvent consécutives : il se replie sur lui-même, rejettetoute autorité sans y substituer l'autodiscipline compensatrice ; dépas-

1 Alain Touraine, Après la crise. Éditions du Seuil, 2010, p. 117

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sé par les enjeux, il cherche de nouvelles références ou de nouvellesvaleurs sans disposer de l'appareillage nécessaire à les critiquer ; ildevient alors (paradoxalement dans une société matérialiste) la proiefacile de toute chimère, de toute croyance, de tout ésotérisme, dessectes...

Le discrédit des chefs et des élites, qui ne répondent plus que demanière superficielle ou évasive ; les corps et les élus n'inspirent plusconfiance. L'opinion publique a compris qu'ils sont dépassés par lesenjeux, et que le pouvoir est de nature foncièrement technofinancière.Car les élites ont abdiqué ; à la notion de valeurs et de références asuccédé un « universalisme » pour qui tout se vaut ; non seulement« toute opinion est respectable », et par là [10] opposable à touteautre, par principe même. Le verlan vaut le grec ancien, Gainsbourgvaut Mozart, le grunge vaut la rectitude. Il est vrai que les « philo-sophes » et les « églises » ont tout fait depuis des siècles dans le« n'importe quoi » pour discréditer tout discours pour qui est doté d'unsoupçon d'esprit de critique ou de dérision. Par ailleurs, même dansles démocraties, le monde politique est discrédité, non seulement parson comportement (pouvoir, argent et sexe sont également partagésentre Gauche et Droite), mais par son incompétence et son aveugle-ment sur les problèmes de fond (ressources, démographie...). Par con-traste - d'où l'agacement et même l'hostilité qu'elle suscite -, l'écologie(et son avatar public, l'environnement) apparaît bien comme une nou-velle donne, « une idée neuve pour le Monde » (pour paraphraserSaint-Just : « le bonheur, une idée neuve en Europe », 1794).

L'ignorance des réalités, biologiques et matérielles. Del'Homme on a pu dire qu'il était non seulement un « animal de plai-sir » et un « animal de violence », mais un « animal de pouvoir », cequi interpelle non seulement les biologistes et les psychologues, maisles sociologues et les politiques. Pourtant, un siècle après Freud, il enest encore pour soutenir que l'Homme n'est pas « animal », et queseule la partie émergée de son encéphale dicte ses jugements et sescomportements. Qui donc, un déiste ou un matérialiste, a écrit ce quisuit : « On ne peut aborder la question de l'environnement en considé-rant l'homme comme un animal similaire aux autres (car) l'acquisitionde caractères qui lui sont propres fait que l'homme se distingue fon-damentalement du règne animal [...]. La biologie ne peut pas expli-quer tous les aspects du développement humain, y compris celui de

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ses relations avec le milieu. Il faut sortir du biologisme » Réponse :Guy Biolat 2. Même ignorance, un siècle et demi après Clausius, àpropos des lois et des principes les plus généraux de la matière, no-tamment dans le secteur de l'énergie, fondamentale ou appliquée. Auxplus hauts niveaux politiques, on confond allègrement kilowatt et ki-lowatt-heure, et l'on (veut) ignore(r) que l'électricité ou l'hydrogènesont des vecteurs et non des sources d'énergie.

Tout ceci est lié à l'inadaptation d'un enseignement dogmatique,peu réaliste et donc inefficace. Un enseignement dé-culturé, mais pasplus concret pour autant. Submergée par le nombre de données ou ladiversité des auditoires, la connaissance n'a pas su procéder à la dé-cantation et à la mise en transversalité (sans oublier le « bon sens »).Devant la compartimentalisation des sciences et la multiplication dessous-disciplines, le savoir est pulvérisé, « zappé », et toutes les erreursdeviennent possibles, une « opinion » prenant autant d'importancequ'une « loi ». Chacun a entendu parler d'ADN ou d'atome, mais ilignore ce qu'est un système ou un rendement (notions qui devraientfigurer dans l'examen du permis de conduire...).

Une exception française : l'écologie (et ce qui s'y rapporte : la na-ture et l'environnement, l'aménagement, le développement...). Peud'« intelligence » du monde. Un pays aux faibles traditions natura-listes (Buffon « l'écrivain » est connu et loué, Lamarck « le génie » estméconnu ; le trublion Rousseau est décrié par rapport au talentueuxVoltaire) et qui a peu fourni à l'histoire de l'écologie (d'inspirationgermanique, nordique, anglo-saxonne, depuis la définition de Haeck-el, 1866). Un pays balancé entre cultures nordiques et méditerra-néennes (Wagner versus Bizet, cf. Nietzsche), mais de plus en plus« méditerranéisé » avec, en Europe, un gradient culturel Nord/Sud(religions, force du verbe et de la forme). En France, on subit encoreDescartes (« maître et possesseur de la nature »), La Fontaine [11](l'animal anthropisé par le « maître des eaux et forêts »), Le Nôtre (lesjardins à la Française). La nature est vue comme un jardin et/ou unzoo, où l'on emmène les enfants pour qu'ils s'amusent devant lessinges et subissent la négation de l'idée même d'écosystème. Aumieux la nature est-elle vue comme la campagne, qui nous nourrit etnous délasse (du moins avant le remembrement et la monoculture). La

2 Guy Biolat, Marxisme et Environnement, Éditions sociales, 1973.

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nature est considérée (en fait, elle n'est même alors plus « vue »)comme un terrain de jeu ; de jeux de plus en plus équipés et mécani-sés.

Et lorsqu'on évoque et défend la biodiversité comme une banquede futurs remèdes, c'est encore de manière intéressée et « colonia-liste », en oubliant que sa suprême utilité (si tant est qu'elle doive enavoir une), c'est de nous offrir un modèle d'altérité, pour nous per-mettre de mieux nous comprendre nous-mêmes, et d'apprendre ce res-pect sans lequel le mot d'humanité reste vain. Car l'exception françaiseà l'écologie, c'est aussi le « Siècle des Lumières », le pseudo-romantisme français, le scientisme à la Auguste Comte et à la Marcel-lin Berthelot, les « grandes écoles » et l'État à la Française, généra-teurs de cerveaux carrés voire cubiques. Les complexes et le délireconsécutif d'une France humiliée et amoindrie par deux guerres pseu-do-gagnées, les délires techno-nationalistes à contretemps de l'évolu-tion du monde, les méga-projets invendables : le Concorde, Super-phénix, Canal Rhin-Rhône, TGV, EPR, Rafale... À propos, et l'Alle-magne (et sa « réussite ») dans le même temps ?

La convergence entre les approches « libérale » et « matéria-liste » de la science et de ses déterminismes humains. Pourtant, la vo-lonté humaine ne peut créer un sens de l'histoire, car la biologie nousapprend que tout homme naît aussi « nu » qu'Adam, et doit « ap-prendre à vivre », n'étant à priori ni bon ni méchant, mais répondant àla seule satisfaction de ses pulsions et besoins de tous ordres. Son es-prit de curiosité lui fait découvrir sans cesse de nouveaux outils, quil'amènent à croire à un déterminisme technique. Pourtant, silex oumissile, c'est la même main qui peut élaborer ou tuer ; le même kéro-sène fait voler le charter ou le chasseur dont le napalm va carboniserle semblable du pilote ! L'insistance avec laquelle nous porterons l'ac-cent sur l'insuffisance des connaissances de notre société, soit surnotre propre espèce, soit sur ses méthodes et ses outils, amène à rap-peler les deux attitudes qui partagent encore le monde politique :

* à Droite, on se réfère à des valeurs plutôt indivi-duelles/individualistes, dites humanistes, en fait morales voirereligieuses ; au nom des libertés, on répugne à planifier, on pré-fère croire à « la main invisible » chère à Adam Smith, qui con-

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duirait mécaniquement, et même à notre insu, à l'harmonie so-ciale, intégrant en les neutralisant les intérêts et les égoïsmesindividuels (pourtant, les traders... et, si l'on étend la doctrine àla politique, Hitler...) ;

* à Gauche - à défaut d'un marxisme désormais discrédité pour debonnes ou de mauvaises raisons -, on se fonde sur une traditionvoyant encore dans les « forces productives » une logique gui-dée par nos découvertes et tendant au bonheur des hommes, li-bérés de l'oppression de l'ignorance, du travail, du profit et desprofiteurs (pourtant, l'économie et la société soviétiques... et, sil'on étend la doctrine à la politique, Staline...).

L'addiction (individuelle et collective) à la technoscience et à lafinance. Qu'il y ait une relation entre « l'intendance » (Charles deGaulle dixit) et la structure sociale et sociétale est incontestable, maispas forcément comme le croient ingénieurs et économistes, persuadésde leur pouvoir sur la machine et obnubilés par le dogme de la crois-sance. Les choses sont probablement plus subtiles et, surtout interac-tives malgré leur apparente neutralité : [12] songeons-nous suffisam-ment à l’automobile individuelle qui a suscité (et non pas « voulu » ou« décidé ») à notre insu l’urbanisme horizontal, à l’électricité qui apermis l’éclairage nocturne et les 3 x 8, ainsi que les ascenseurs élec-triques autorisant l’urbanisme vertical (au total, le phénomène macro-urbain et l’aménagement des territoires modernes), l’avion, qui a mul-tiplié la mondialisation des échanges et des cultures, l’informatiquequi a engendré la « médiatisation » mondiale, mais aussil’hallucination des masses, l’accélération de la vie, la globalisation etl’uniformisation des esprits, etc. Non, les techniques n’ont rien deneutre et d’innocent, bien plus, nous n’en sommes pas les maîtres ré-els mais les apprentis sorciers car, une fois enclenchée, toute tech-nique devient « autonome » par sa logique à laquelle nous sommesdès lors soumis (« on n’arrête pas le progrès »…).

La fuite en avant, le manque de recul et de « rétroviseur ».

À l'orée du troisième millénaire, le problème n'est plus de s'inter-roger (colloques, rapports. ..) mais de diagnostiquer, et d'agir s'il n'est

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pas déjà trop tard. « Tout a été dit, mais rien n'a été compris, encoremoins admis ! ». Des choses essentielles ont été formulées depuis (etentre) les deux guerres mondiales : Le Club de Rome (The limits ofgrowth), Robert Hainard à propos de la croissance. C'est pourquoi lescitations sont précieuses, non par cuistrerie ou par timidité, mais parcequ'il devrait être plus facile de faire passer une idée insolite en mon-trant que d'autres y ont déjà pensé, parfois bien avant nous. Ainsi,alors que les connaissances étaient somme toute réduites, il y a troisou trente générations, comment se fait-il que d'excellentes questionsaient été alors posées par des intellectuels, « simplement » dotés de« culture » ? Aldous Huxley en est un exemple type qui, dans PointCounter Point ou Brave New World, propose des rapprochementsétonnamment modernes entre cycle du phosphore et politique, ouentre biologie et dictature.

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Avertissement(s) et excusesau lecteur

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Beaucoup (trop...) de références et de citations (« le syndromedu prof ») !

On pourrait (presque) écrire un livre entier en ne prenant que descitations prophétiques (vérifiées ou non) émises dans le siècle écouléet en les ordonnant de manière judicieuse ! Et pourquoi se priver duplaisir de citer quelqu'un qui, avant vous et avec bien plus de talent, aexprimé ce que vous ressentez vous-même ? De plus, contrairement àbien des « penseurs », pourquoi ne pas faire simple quand la situationest compliquée ? L'arbre ne doit surtout pas cacher les forêts ! Laquestion n'est plus de trouver de nouvelles données, de nouvelles phi-losophies, mais de mettre en relation les traits essentiels de ce que l'onsait depuis un siècle (Paul Valéry : « Je sais aujourd'hui que les civili-sations sont mortelles »). On ne trouvera donc pas ici tous les tenantset aboutissants, mais les idées-forces et les mots-clés. Certaines idéesclassiques seront exposées « brutes » (même si elles ont été ou restentâprement disputées dans certains cénacles) ; d'autres, plus récentes oumal comprises seront en revanche un tant soit peu développées ou ar-gumentées. En l'état actuel de la réflexion, ce qui frappe vraiment c'estque l'essentiel (et surtout l'essentiel humain) a déjà été vu et dit, il y ades décennies parfois (Huxley, Bernanos, Bradbury, Ellul, Hainard,Pisani, Lorenz, Lévi-Strauss, etc.). D'où la formule : « Tout a été dit,

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mais rien n'a été compris... » Aldous Huxley (1894-1963), avec sonhumour scientifico-britannique, enchante par sa distanciation ; a con-trario, Marcellin Berthelot (1827-1907) aurait sans aucun doute adoréITER !

Beaucoup (trop...) de chiffres et de tableaux (« le syndrome dutechnicien ») !

Un texte aussi « linéaire » et structuré que possible, mais entrelardéde notes, encarts, citations, tableaux, graphes, petits calculs..., que l'onconsultera (ou pas) pour y trouver développements, précisions, vérifi-cations, preuves, méthodologies, raccourcis, etc. Un équilibre est àtrouver entre « données » et « discours » (à favoriser par la mise enpage) : « Ce qui est [14] simple est généralement faux, mais ce qui estcompliqué est inutilisable » (Paul Valéry). En tout cas, de quoi fonderdes raisonnements ou des convictions qui veulent dépasser les« dogmes » et les scientismes, ennemis mortels de toute espérancehumaine. Car, contrairement à ce qu'illustre un gradient culturelNord/Sud, la parole ne suffit pas à créer la chose, et les éloquences deprétoire n'ont jamais vraiment nourri le peuple... Et si l'existence neprécède pas toujours l'essence, le réel a toutes chances d'être plus pal-pable que le virtuel !

On privilégiera une approche statistique (un phénomène acquis à90-95 % est « humainement sûr », quitte à aller plus loin ou plus fi-nement) ; trois décimales, voire deux, sont suffisantes pour la prise encompte de données à conséquences humaines (la population d'un pays,par exemple). Mais ce qu'il faut craindre n'est pas tant l'approximationde certaines données « statistiques » que leur interprétation, leur signi-fication. Ainsi, lorsque le ministère de l'Écologie affirme imperturba-blement, depuis 1973, que l'agriculture consomme annuellementl'équivalent énergétique de 3 millions de tonnes de pétrole, il s'arrête àla porte de l'exploitation agricole stricto sensu et, s'il a pris en comptela consommation électrique de la trayeuse, il a oublié le camion quivient ramasser le lait, celui qui amène les engrais - en omettant lesengrais eux-mêmes, à considérer pourtant comme contenu énergétique-, les silos de la coopérative, les bureaux de la FNSEA et du CréditAgricole, etc. (Cf. Jean Fourastié, membre de l'Institut, inventeur de la

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célèbre formule des Trente Glorieuses, qui s'esbaudit du « progrèsagricole » en juillet 1972). Enfin, on raisonnera en ensembles et sous-ensembles opportuns, ou sur des cas particuliers ; pour les problèmeshumains, des secteurs significatifs pourront être pris en considération(la Chine, les « juniors », les écolos...) et devront l'être pour touteéventuelle mise en œuvre.

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REMERCIEMENTS

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Mes collègues et amis Ivo RENS (professeur honoraire de l'Uni-versité de Genève) et Jacques GRINEVALD (ancien professeur à l'I-HEID, Institut des hautes études internationales et du développement,à Genève) ont fait beaucoup, notamment au sein de la FondationBiosphère et Société, pour élargir le champ de ma réflexion, au-delàd'un cadre franco-français à coup sûr bien étroit ; leur analyse du ma-nuscrit a fortement enrichi celui-ci.

Cette ouverture facilitée par la géographie s'inscrit d'ailleurs dansune tradition intellectuelle où mon pays doit beaucoup à un voisinsans doute plus réfléchi, en tout cas moins arrogant. À cet égard, lamémoire doit être saluée de Robert HAINARD, artiste, naturaliste etphilosophe, dont la dimension ne se retrouve que dans d'autres cul-tures, européennes ou anglo-saxonnes.

Certains de mes anciens collègues et élèves de la Faculté desSciences de l'Université de Lyon m'ont apporté leur aide ou leur sou-tien dans la tâche entreprise pendant des années. Je songe en particu-lier au physicien Roger BERNARD, alias pro parte professeur MOL-LO-MOLLO ; la liberté de ton et la pédagogie de ce collègue trop dis-cret m'ont permis d'exprimer quelques réflexions parfois qualifiablesd'insolites, voire d'iconoclastes. Bernadette BERTHET-GRELIER etGeorges EROME ont bien voulu formuler leurs remarques après unelecture critique du manuscrit.

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Dans le parcours écologique (ou écologiste...) qui a été le mien, ilm'est d'ailleurs agréable d'évoquer toutes les amitiés nouées au sein dumonde associatif (FRAPNA, CORA, WWF...), voire politique, dont ladiversité humaine a enrichi ma réflexion d'ordre psychosociologique.Quelques noms - d'autant plus méritoires - seraient également à men-tionner, relevant de structures ou de corps à priori étrangers - pour nepas dire plus - aux préoccupations dites environnementales.

[16]

Bien entendu, l'essai de synthèse personnelle que représente le pré-sent document s'inscrit dans une continuité familiale qui m'a proba-blement apporté plus, même indirectement, que ce que je lui ai parfoisfait subir, même à mon insu.

Beynost, Allègre,

automne 2009 - automne 2011

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Le futur a-t-il un avenir ?(pour une responsabilité socio-écologique)

Première partieLES FONDAMENTAUX

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Première partie :Les fondamentaux

Chapitre I

LE TEMPS, LE PROGRÈS,L’HISTOIRE

1.1. Le temps

A — Le temps des physiciens

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D'emblée on éludera la gênante question : « Qu'est-ce que letemps ? », pourtant fort débattue chez les physiciens et par les philo-sophes. On l'écartera de manière pragmatique car, sous nos yeux (en« temps réel »), tout se passe bien comme si le temps existait, irréver-siblement de surcroît : les tuiles tombées des toits n'y remontent pasd'elles-mêmes et, si la notion de « progrès » est éminemment discu-table, celle de « progression » est indéniable, au nom des principes(thermodynamiques) comme des réalités (matérielles).

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Monsieur de la Palisse (qui n'était, il est vrai, ni philosophe ni physicien) auraitvolontiers dit que le temps existe puisqu'on sait le mesurer, et même en définirl'unité avec la plus grande précision qui soit aujourd'hui dans le Système Inter-national des unités de mesure : « La seconde est la durée de 9 192 631 770 pé-riodes de la radiation correspondant à la transition entre les niveaux hyperfins

F=3 et F=4 de l'état fondamental 6S12

de l'atome de césium 133 au repos à 0

K » (zéro thermique absolu).

13e Conférence Générale des poids et mesures, 1967 (confirmé et complété en1997).

Devant la difficulté à comprendre la notion de temps, celles de« non-temps » et « d'anti-temps » permettent peut-être d'imaginer acontrario ce qu'il pourrait être. Car il est plus facile de définir le tempsnégativement que positivement : si le temps n'existait pas, le [20]mouvement non plus, l'onde non plus, la matière de même, l'énergieitou ; dans un hypothétique monde sans temps, il n'y aurait plus devie, plus d'évolution, plus d'histoire, etc. Donc le temps existe puis-qu'il ne peut pas ne pas exister, à moins que nous soyons l'illusion denos sens, qui constatent matière et énergie. Et même s'il y avait illu-sion, nous subsisterions, qui sommes indéniablement matière et éner-gie. Enfin décompte, la meilleure preuve de l'existence du temps, estpeut-être que nous en parlions, même de temps à autre, ou à tempsperdu.

Au-delà de toute philosophie, le concept de temps ne peut êtreabordé sans bases thermodynamiques. Le premier principe de laThermodynamique - celui de l'enthalpie - est qualifié de « statique »,ce qui permet de rendre « équivalentes » les énergies, sans préjuger dusens de leurs transformations ; le second principe - celui de l'entropie -est « dynamique », puisqu'il distingue les énergies sur la base de leur« qualité », aptitude ou non à générer une autre énergie, avec des ren-dements variables. Le premier principe implique la réversibilité detous les processus, ce qui n'est pensable que pour des phénomènes in-finiment lents (processus isothermes) et reviendrait à occulter la no-tion de temps ; le second principe reconnaît l'irréversibilité spontanéede certains phénomènes (processus « rapides », adiabatiques), donc laréalité et la flèche du temps. On est pourtant enclin, en vertu d'un

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principe de symétrie, à penser que le temps puisse être « réversible »,ne pouvant résulter que de l'apparition simultanée de la chose et deson contraire, puisque rien ne peut sortir de rien. L'éternité serait doncderrière comme devant nous et quiconque pourrait prédire, qui auraitbonne mémoire, ou bonnes archives. Quant au présent, placé entrepassé et futur, il n'existe pas plus que le zéro, placé entre - 1 et + 1 ;néanmoins, l'instant n'ayant pas toujours la même durée, peut-être letemps n'a-t-il pas toujours eu la même vitesse.

On dit pourtant aussi que notre présent a eu un début, communé-ment appelé Big Bang, et qu'il est (actuellement) en expansion (accé-lérée), ce qui renvoie à la notion d'infini. Le seul moyen de conciliertout cela serait de boucler la boucle en donnant au temps une formecyclique. Se mordant ainsi la queue, le temps-serpent n'aurait ni début,ni fin... et tout le temps devant (et derrière) lui. Le temps est donc unedimension particulière mais obligatoire du monde, sans laquelle il n'yaurait même pas eu l'ébauche d'un Big Bang. À moins que le BigBang ait créé le temps avant la matière ou, plus simplement, ait étécréé en même temps que la matière (et la lumière : fiat lux). Et ce BigBang, alors ? Non, des Big Bang, répétés « de temps à autre(s) », ré-gulièrement ou aléatoirement, en vertu d'un principe d'oscillation, sansfrottements réels, donc « éternel ». Le temps est donc certainementdépendant de l'énergie (ou réciproquement ?), ce qui renvoie à laThermodynamique. Quant à savoir quel est le grain de sable qui a lan-cé le premier des éventuels big bang alternatifs, cela renvoie à des no-tions comme « catalyseur » ou « information ». De même, à un autreniveau de la matière, lors des premières étapes de la biogenèse (appa-rition chimique de la vie sur Terre), pourquoi et comment le « ha-sard » a-t-il choisi la forme dextrogyre des sucres et la forme lévogyredes amino-acides, et non l'inverse ?

Autre question : existerait-il une réversibilité du temps ? La ques-tion reste platonique pour le scientifique matérialiste, qui n'a jamaisvu varier la radioactivité du carbone 14 (même imperceptiblement),qui n'a « jamais vu un train d'ondes convergentes se former autourd'une pierre pour l'éjecter de l'eau » 3, qui n'a jamais vu remonter (si-non « retomber ») un [21] vieillard en enfance, ou qui n'a jamais vu -sinon au cinéma rétro-accéléré - une fleur imploser en bourgeon ni un

3 Roger Durand, Equinoxe (Lyon), n° 1, sept. 1967, p. 12.

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poulet se résorber en œuf... Il est donc « grand temps » de concilierinfini et éternel, par logique spatio-temporelle. Le Big Bang n'a d'ail-leurs eu lui-même qu'un (bref) temps et, de même, l'absence de toutematière/énergie ne saurait être que transitoire et fugace (ou irréelle,c'est-à-dire éternelle) : le néant n'a donc aucune raison d'être (n'en dé-plaise à Jean-Paul Sartre). L'apparition de big bang et de big crash al-ternés n'est peut-être que la dilatation et la contraction du temps lui-même (principe de pulsation). L'absence de temps signifiant absencede tout mouvement, au sens le plus large du terme, on tient là une dé-finition logique de l'éternité. L'éternité n'étant pas la perpétuation maisl'abolition du temps, elle équivaut à la mort. Il ne saurait donc y avoirde vie éternelle. Le futur nous est inconnu, le passé nous est connu, oususceptible de l'être. Il y a donc plus d'information dans le passé quedans le futur, ce qui est une définition de l'entropie.

LE TEMPS IMMOBILE

Même si l'on peut s'interroger sur les possibilités de compréhen-sion du temps par l'animal non humain (l'écureuil retrouve ses caches,mais avec quelle « conscience » ?), on peut dater l'apparition de laconscience par la prise en compte du temps par le premier primate.Une pomme qui tombe, avant d'apprendre à Newton ce qu'était la gra-vitation, a peut-être permis à l'homme primitif de comprendre qu'il yavait « un avant » (la pomme en l'air) et « un après » (la pomme àterre). À moins que ce soit la mort qui ait joué le même rôle pédago-gique (la mort n'est-elle pas plus ou moins ressentie par le chien, ani-mal domestique ?). Néanmoins, de l'homme des cavernes à celui duMoyen Âge, les jours succédaient aux jours, les heures aux heures,seulement marqués par la scansion des saisons ou la course du soleilet des étoiles, de manière plutôt floue en l'absence de « chrono-mètres ». Aujourd'hui, la fraction de seconde est utilisée par les tra-ders pour spéculer, ou par les astronautes pour arrimer leurs capsules,mais la vie quotidienne et humaine est loin de réclamer pareille préci-sion : un TGV est « bien à l'heure » s'il a moins de 5 minutes de retardet les vaches, même « industrielles », ont encore leurs repères pourmanger, boire ou se laisser traire... Ce qui a donné son omniprésenceau temps, c'est plutôt notre incapacité intellectuelle et affective à do-miner sa présence, et la moindre machine, du robot domestique àl'ascenseur, en passant par la tondeuse à gazon et la voiture (et ses

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embouteillages...) est plus présente encore, pour nous faire gagner (etparfois perdre) du temps, justement !

LE TEMPS CYCLIQUE

Un temps non fléché ou mal fléché (Egypte, Hindouisme : ré-incarnation, métempsychose...) méconnaît par principe la notion deprogression. À noter que si notre espèce est bien née dans l'Est afri-cain, ce fut sous des latitudes où le photopériodisme (longueur relativedes jours et de nuits, égale à l'équateur et maximale aux pôles) ne fa-vorisait pas une prise de conscience des rythmes annuels ; la migra-tion vers le nord (Moyen-Orient, Europe), mettant en relief cette pul-sation saisonnière du temps, a sans doute favorisé ce passage d'untemps immobile à un temps cyclique, en attendant le temps fléché.Dès l'Antiquité l'écoulement du temps a été perçu, chez les Grecs (Hé-raclite d'Éphèse : panta rei, tout s'écoule...) comme chez les Romains(sous les ponts desquels bien de l'eau est passée, même à Lutèce, qu'ilm'en souvienne...).

[22]

Métempsychose,biochimie du carbone et néguentropie

Croyance de la religion hindouiste, la métempsychose promet à chaque êtrehumain, en fonction de sa vertu lors du passage sur terre, la possibilité de voirson âme réincarnée dans un autre être vivant, de statut supérieur ou inférieur ausien, selon les cas. Matériellement parlant, le phénomène n'est pas impensabledans la mesure où la quantité d'atomes élémentaires contenus dans un corpshumain est incommensurable à notre esprit, en raison de leur petitesse à notreéchelle. Petitesse exprimée par le fameux nombre d'Avogadro, nombre de cesatomes élémentaires contenus dans tout « atome-gramme » (ou « moled'atome »), soit 6.1023, soit encore 600 000 milliards de milliards. Si nous con-sidérons l'atome-type de la matière vivante, à savoir le carbone (de masse ato-mique égale à 12), un gramme de cet élément contient donc 50 000 milliards demilliards d'atomes élémentaires. Or un corps humain de 65 kilogrammes, dontles deux tiers sont constitués d'eau, représente 22 kilogrammes de matièresèche avec une teneur moyenne en carbone de 18 %, soit une quantité de car-bone égale à 4 kilogrammes. D'où il vient que notre corps adulte contient engros pas moins de 200 millions de milliards de milliards d'atomes élémentairesde carbone.

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Comme par ailleurs le carbone vivant effectue sur terre un cycle dont la du-rée moyenne n'est que d'une quinzaine d'années (chaque année, 60 milliards detonnes de carbone vivant sont échangés à partir d'une biomasse de 800 mil-liards de tonnes) et comme l'ensemble des humains ayant vécu sur terre est del'ordre de 100 milliards d'individus, il en résulte que chaque être vivant en gé-néral, chacun en particulier (vous et moi, moi et vous), possède en son corps unnombre non négligeable d'atomes de carbone ayant déjà appartenu à un autrevivant, à votre choix Jésus-Christ ou Landru, Gengis Kahn ou Mozart, maisaussi Escherichia coli (une bactérie) ou Sequoiadendron giganteum (le séquoiagéant des montagnes de Californie). Chacun d'entre nous certes, et de manièretrès égalitariste, puisque cette quantité de carbone ré-incarné a toutes chancesd'être à peu près également répartie dans tous les êtres vivants de la Terre, de la

plus modeste bactérie aux plus prestigieux prix Nobel. CQFD ! 4. Quant à sa-voir quelle pourrait être la probabilité pour que tous les atomes de Mozart, eteux seuls, puissent se ré-incarner un jour chez Jules Dupont, et lui seul, pourune réelle métempsychose, on pourrait en calculer la probabilité, certes infimecar elle nécessiterait la mise en œuvre d'une fabuleuse quantité d'énergie sousforme de bio-information, pour trier les « bons atomes personnalisés » ; ainsi,métempsychose = improbable néguentropie...

LE TEMPS FLÉCHÉ

Même si « l'histoire est un éternel recommencement », l'accumula-tion des savoirs, à partir de la Renaissance occidentale, a définiti-vement ruiné l'idée d'un temps répétitif, au profit d'un temps évolutif,allant délibérément de l'avant. Les religions ont beaucoup fait pourbrouiller la question, fixant quelques balises intemporelles (la Créa-tion, la venue du Messie, la Résurrection...) de moins en moins cré-dibles face à la montée du matérialisme quantitatif. Pourtant, les reli-gions du Livre admettent toutes un début et une fin pour ce basmonde, mais avec une myopie incommensurable, chiffrant enquelques milliers d'années seulement ce qui a mis des milliards d'an-nées à s'élaborer. D'où, depuis plus d'un siècle (notamment chez lesfondamentalistes nord-américains) une opposition farouche aux idéesévolutionniste, et bien des naïvetés relatives à l'ancienneté de la Terre,

4 Si nous n'avons pas envisagé le carbone des algues fossilisées utilisé dans lemoteur de nos voitures sous le nom de pétrole, c'est qu'il est mort, et bienmort, avant même que notre espèce fût apparue sur terre.

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pourtant progressivement remises en cause par les découvertes strati-graphiques et paléontologiques.

[23]

LE TEMPS ACCÉLÉRÉ

Mais si le temps s'écoule, il est loin de le faire comme « un longfleuve tranquille », bien plutôt un torrent dont le débit ne cesse d'en-fler. De toute évidence, ce que nous appelons la Science (la connais-sance de plus en plus large et précise du monde qui nous entoure etdes abysses internes de notre espèce) a bouleversé le cours des choses,l'évolution des mentalités, les manières d'être, en un mot la vie hu-maine, au point d'y perdre parfois nos repères. Ainsi fallait-il jadistrois générations pour changer de métier ou de statut ; aujourd'hui, ilfaut « muter » trois fois dans la même vie, sous peine d'être balayé parle flux général (ce qui explique sans doute que nous ayons neuf foisplus de problèmes, individuels ou sociétaux, qu'autrefois...). L'originede cette accélération des savoirs et du monde matériel est bien connuedes mathématiciens, et des spéculateurs, qui se gardent bien de con-fondre intérêts « simples » et intérêts « composés » ; dans le derniercas, les intérêts s'ajoutent au capital et fructifient à leur tour l'annéesuivante, contrairement au premier cas où ils restent improductifs.Dans le premier cas la croissance est « linéaire » ; dans le second, elleest « exponentielle », fonction dont la représentation temporelle estune courbe de plus en plus rapidement ascendante. Ainsi, les décou-vertes scientifiques ouvrent-elles de nouveaux horizons scientifiqueset techniques, qui accroissent à leur tour les possibilités de la re-cherche et ouvrent le champ à des chercheurs à leur tour de plus enplus nombreux et performants (pour peu que les crédits suivent pourcréer les postes nécessaires...). Mais il arrive aussi que le temps se ré-trécisse pendant que la fonction augmente, alors la croissance est-elledeux (ou x) fois « plus exponentielle », dite encore « hyper-exponentielle » 5 ; on en verra des exemples.

5 Voir chap. 2.3.A, p. 66. Cf. Philippe Lebreton, L'Ex-Croissance, Denoël,1978, pp. 78-79 et 104-105. Voir aussi François Meyer, Problématique del'Évolution. PUF, 1954, et La surchauffe de la croissance. Fayard, 1974.

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Le temps moderne peut donc apparaître comme une course àl'abîme, pour le moins comme le signe d'une excitation permanente,d'une « bougeotte », pour parler plus communément. Pour l'utilisateurintensif du support numérique, la perspective temporelle se rétrécit :moins d'archives physiquement palpables, moins d'intériorisation de-vant la fascination de l'écran : au total, un « présent instantané », écra-sant un passé flou et un avenir embrumé...

« Accélération technique, accélération sociale, accélération de tous les as-pects de l'existence : la société nous impose des rythmes toujours plus ra-pides. Et nous n'arrivons plus à suivre. »

Frédéric Joignot. « Au secours, tout va trop vite », entrevue avec Hartmut Rosa(sociologue allemand, auteur de Accélération. Une critique sociale du temps.2010, 474 p.).

Le Monde Magazine, supplém. Monde n° 20402, 28 août 2010, pp. 11-17.

« Si nous définissons notre présent, c'est-à-dire le réel proche, comme une pé-riode présentant une certaine stabilité, un caractère assez durable pour que nousy menions des expériences permettant de construire l'aujourd'hui et l'avenirproche, un temps assez conséquent pour que nos apprentissages nous servent etsoient transmis et que nous puissions en attendre des résultats à peu prèsfiables, alors on constate une formidable compression du présent » (p. 13).

« Jusqu'à aujourd'hui, la modernité comme l'idée de progrès nous promettaitque les gens finiraient par être libérés de l'oppression politique et de la nécessi-té matérielle, pourraient vivre une existence choisie et autodéterminée. [...] Dé-sormais, il devient impossible de développer ne serait-ce qu'un début de projetd'existence. Le contexte économique, professionnel, social, géographique, con-currentiel est devenu bien trop fluctuant et rapide [24] pour qu'il soit plausiblede prédire à quoi notre monde, nos vies, la plupart des métiers, et nous-mêmes,ressembleront dans quelques années » (p. 14).

« À l'accélération technique, à celle des rythmes de vie, il faut ajouter une ac-célération sociale. Aujourd'hui, aucune situation n'est assurée, la transmissionn'est pas garantie, la précarité règne. Il est symptomatique de constater que lesparents ne croient plus que leurs enfants auront des vies meilleures que lesleurs. Ils se contentent d'espérer qu'elles ne seront pas pires » (p. 14).

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B — Le temps des biologistes

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La vie étant une mécanique - certes plus compliquée que celle des« choses » ou des machines - rien d'étonnant à ce qu'elle doive se plieraux lois de la physique, même de manière souvent plus subtile, plusdifficile en tout cas à déchiffrer, compte tenu de sa complexité (il y aplus d'information dans l'ADN d'une sauterelle qu'il n'y en avait dansles plans du Concorde). Par ailleurs, le temps écologique (ou « envi-ronnemental ») peut échapper à notre échelle, avec des décennies,voire des siècles d'inertie : à l'apparition des périls (nitrates agricolespercolant vers les nappes phréatiques, défossilisation du carbone sousforme de C02, etc.), l'homme joue l'autruche et ne s'alarme pas ; inver-sement, à la phase de dépollution, il ne suffit pas de tarir, même tota-lement, la source de nuisance, pour que la restauration des milieuxs'effectue, en admettant même qu'elle soit possible. En effet, elleprend alors un laps de temps du même ordre de grandeur que celui deson apparition (DDT, nitrates, etc.), voire supérieur à la durée decelle-ci (radio-éléments artificiels).

LE TEMPS DE L'ÉVOLUTION BIOLOGIQUE

Ce qui frappe dans l'histoire de la Terre et de la Vie, c'est qu'elleest accélérée : non seulement les premières formes vivantes apparuessont les plus simples (ce qui n'est rien moins que logique), mais l'ap-parition de formes plus complexes est de plus en plus rapide, commepar autocatalyse (à son tour l'effet devient cause, comme avec les inté-rêts composés) : « On note que les apparitions les plus précoces desinformations codant tous les êtres vivants se regroupent, mieux quegrossièrement, sur une courbe moyenne de pente de plus en plusraide : en regroupant tous les points représentatifs des différentes es-pèces, on va de plus en plus vite vers la complexification de leur co-dage (génétique). » La courbe représentative « croît lentement initia-lement jusqu'à un nombre de mots (« mots » = items de complexitébiologique) s'exprimant par un nombre : avec 2 chiffres au moins dansles virus, vers - 3 milliards d'années ; puis avec trois à six chiffres des

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bactéries aux algues bleues (unicellulaires), de - 3 à - 1 milliards d'an-nées ; puis avec six à huit chiffres des algues vertes aux animaux su-périeurs (pluricellulaires), de 1 milliard à quelques millions d'années ;puis avec huit à neuf chiffres de ces derniers aux singes et auxhommes, jusqu'à aujourd'hui. [...] Considérant toutes les fonctionnali-tés des systèmes nourricier, reproducteur, sensitif et moteur, et enfincérébral, on ne peut que s'étonner. Plus c'est complexe, plus vite c'estacquis ! » 6.

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L'horloge du genre Homo

L'apparition de l’Homo sapiens est évidemment plus que très récente en re-gard de la création de l'Univers par le Big Bang, il y a 13,7 milliards d'années ;quant aux premières formes de la Vie, elles sont apparues sous formes unicel-lulaires il y a quelque 3,9 milliards d'années. Plus proche de nous, et plus réa-liste à considérer pour une comparaison bio-évolutive, l'apparition des orga-nismes pluricellulaires remonte à « seulement » 550 millions d'années. Si nousassimilons cette durée à une année entière, l'apparition de l'Homo neandertalis(aujourd'hui disparu), il y a 250 000 ans environ, ne se fait qu'au 31 décembre à10h 20 min ; celle de l’Homo sapiens sapiens (notre espèce et sous-espèce ac-tuelle, il y a 50 000 ans environ) correspond à 21 h 15 min, celle de la fin desdernières glaciations (par ici la sortie... des cavernes, 10 000 ans BP) à 23 h 48min et celle du démarrage de la société industrielle (après la disparition de Na-poléon Ier) à 23 h 59 min 48 s, soit 12 secondes avant la période actuelle, letemps d'un 110 mètres haies ! (Cf. Gaston Fischer. Chronologie de l'évolutionbiologique sur la terre. SEBES, 1995, pp. 97-98).

Note : d'après une publication de chercheurs de l'université de Nantes parue enjuin 2010 dans la prestigieuse revue Nature, l'apparition de premières formesde vie qualifiables de pluricellulaires remonterait à -2,1 Md d'années, prodi-gieux « bond en arrière ». Mais, à cette échelle, cela ne change en rien la « mo-dernité » du genre Homo.

6 Pierre Perrier, pp. 254 et 255 : Complexité du monde physique et biologiqueet saine épistémologie scientifique, pp. 221-261 in La Science, l'homme et lemonde. Les nouveaux enjeux, direct. Jean Staune, 2008.

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LE TEMPS ÉVOLUTIF HUMAIN

Les naturalistes (scientifiques) ont peu d'états d'âme pour distin-guer, au sein d'une espèce, végétale ou animale, des « sous-espèces » 7

de nature biogéographique témoignant de l'adaptation évolutive desgénomes aux milieux écologiques (climat, ressources, etc.). Il n'y apas de « supériorité » entre deux sous-espèces d'une même espèce,dont tous les individus restent inter-fertiles (par définition même de laspécificité), sinon que chaque sous-espèce, dans son milieu éco-géographique, bénéficie à priori de la meilleure efficacité de survie,mécanisme de la sélection naturelle. Ces principes posés les difficultéscommencent, et d'autant plus qu'on se rapproche de l'Homme ou desplantes et animaux domestiqués, dont le génome a été modifié parnotre civilisation et non plus seulement par l'évolution biologique.

Principale difficulté, d'ordre scientifique, donc en principe objec-tif : comment distinguer deux espèces ou des sous-espèces ? Pendantlongtemps, on s'est adressé à des caractères « visibles » pour opérer detelles coupures : les espèces de sapins circum-méditerranéens(Maghreb, Espagne, Europe continentale, Sicile, Grèce, Turquie) ontun évident cousinage général (certaines peuvent même s'hybriderentre elles) 8, tout en présentant certains traits, morphologiques ouphysiologiques, les distinguant sans trop d'ambiguïtés. Mais on n'ap-préhende là que le « phénotype », reflet plus ou moins déformé du« génotype » qui seul rend compte des réelles parentés. L'ADN paraîtplus objectif, mais seule une partie du génome est informative, et cer-tains rapprochements systématiques récemment proposés en botanique(le nélumbo ou « lotus sacré », proche du platane) inclinent à la pru-

7 Rien à voir - faut-il le préciser - avec les « Untermensch = sous-homme » del'idéologie nazie.

8 L'hybridation (inter-spécifique) est l'accouplement fertile entre des individusd'espèces proches mais distinctes ; elle conduit souvent à des descendantsstériles, comme le mulet ou le bardot. Chez certains arbres, des descendants« hybrides » peuvent se croiser entre eux ou avec des individus de l'une oul'autre espèce parentale (phénomène dit d'introgression). Le terme scienti-fique d'hybridation est abusivement employé par des sélectionneurs agri-coles, comme dans le cas du maïs domestiqué, véritable melting-pot géné-tique.

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dence explicative. Même en prenant simultanément en compte plu-sieurs critères, le risque interprétatif existe donc de fausses démarca-tions, voire même de coupures abusives : l'Homme de Néandertal ap-partenait-il à la même [26] espèce que nous (Homo sapiens subsp.neanderthalensis vs Homo sapiens subsp. sapiens) ? Ou bien s'agis-sait-il, vers 50 000 ans BP, de deux espèces distinctes, la seconde(Homo sapiens, « l'Homme de Cro-Magnon ») ayant peut-être éliminél'autre (Homo neanderthalensis). Aujourd'hui, des analyses d'ADNinclineraient plutôt vers la seconde hypothèse, écartant même l'idéeselon laquelle nous aurions « absorbé » l'Homme de Néandertal parsubmersion reproductive.

Néandertal ; vous avez dit cousin, cher cousin ?

« En Europe, à la fin de la glaciation du Riss, il y a 125 000 ans (des pré-hominiens) deviennent véritablement les « hommes de Néandertal » (qui) con-naissent leur âge d'or pendant l'interglaciaire Riss/Würm. [...] Une nouvelle pé-riode glaciaire qui débute il y a 75 000 ans les oblige à refluer vers le Sud del'Europe, où le climat est moins rigoureux, certains émigrent même vers leMoyen-Orient et les marches de l'Asie. Tous s'éteignent cependant il y a unetrentaine de milliers d'années... et leur disparition demeure encore relativementmystérieuse. Méconnus et mal aimés au début du XXe siècle, les néandertaliensn'ont d'abord droit qu'à un strapontin [...] et on crée pour eux l'espèce Homoneanderthalensis. On reconnaît ensuite leur profonde humanité, et ils sont réin-tégrés dans le cercle restreint des « hommes sages », au sein d'une variété(sic !) particulière : Homo sapiens neanderthalensis [...] Par certains traits cul-turels (l'Homme de Néandertal) se rapproche peut-être de nous, cependant sonADN mitochondrial l'écarté sensiblement des hommes contemporains. [...] Laquestion n'est toujours pas tranchée ».

Claude-Louis Gallien. Homo. Histoire plurielle d'un genre très singulier, 1998.

Mais récemment, des analyses du Laboratoire de génétique évolutive de l'Insti-tut Max Planck de Leipzig (Creen R.S. [...] & S. Pääbo. Science, Vol. 328, pp.710-722, 7 mai 2010), basées cette fois non sur l'ADN mitochondrial mais surl'ADN nucléaire, montrent que 1 à 4% du matériel génétique de l'Homme deNéandertal (en fait, une femme..., fossilisée dans une grotte de Croatie) se re-trouve chez trois des cinq spécimens analysés de l’Homo sapiens actuel : unFrançais, un Papou, un Chinois, mais pas chez deux Africains de l'Ouest et duSud. Le métissage se serait donc produit (entre 50 000 et 100 000 ans, auProche-Orient) après la sortie d'Afrique des premiers Homo sapiens puisque lesdeux Africains contemporains analysés, descendants de sapiens n'ayant pasmigré vers le nord, ne portent pas de « signes néandertaliens » dans leursgènes. Néandertal et Cro-Magnon, interfertiles, pourraient donc bien relever de

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la même espèce Homo sapiens.

En tout cas, les hommes actuels ne constituent pas un « genre hu-main », comme le prétendent les paroles (françaises) de l'Internatio-nale, d'autant que ce mot sert aussi à distinguer les deux « sexes »masculin et féminin, comme en grammaire ! Le terme de « genre » esten effet supra-spécifique, c'est-à-dire qu'il rassemble toutes les es-pèces dont on peut dire qu'elles ont « un air de famille », si ce dernierterme ne servait lui-même à rassembler les genres apparentés 9. Parlerde genre humain englobe en fait (au moins) les deux espèces plus« anciennes » d'Hominidés que sont Homo habilis (l'Homme « habile= outillé »), puis Homo erectus (l'Homme « dressé = debout »), ce quiremonte à quelque trois millions d'années pour le premier, deux mil-lions pour le second ; il est pourtant douteux que les paroliers [27] del'Internationale, même préoccupés de « lendemains qui chantent »,aient voulu remonter si haut... Quant à « Lucy », âgée d'environ 3,2millions d'années, elle appartient à un autre genre, Australopithecus,tout en restant dans le groupe très élargi des Anthropoïdes, d'où relè-vent également les Grands Singes, les plus évolués. À l'heure actuelle,l'Homme de Néandertal ayant disparu, notre plus proche parent (cou-sin et non ancêtre, est-il besoin de le rappeler à l'archevêque de Can-terbury contemporain de Darwin) est le Chimpanzé Pan troglodytes,avec qui nous partageons 14 chromosomes et 98,4 % de matériel gé-nétique !

Existe-t-il des « races » humaines ?

Quel nom commode donner aux « entités intra-spécifiques » reconnues parle monde scientifique chez la plupart des espèces vivantes ? Des anthropo-

9 Ainsi, le Trèfle incarnat, famille des Papilionaceae (Fabaceae), appartient-ilau genre Trifolium, espèce incarnatum, laquelle possède une sous-espècemolinerii, moins vivement colorée que la sous-espèce type incarnatumsubsp. incarnatum. Par définition, deux sous-espèces ne cohabitent pas (du-rablement) car, étant interfertiles, l'une absorbera forcément l'autre à courtou moyen terme ; on ne confondra pas la subspécificité avec les différencesrésultant du « polymorphisme », au sein d'une même population spécifique,par le jeu de l'expression nuancée - forte ou faible - de certains gènes pré-sents sous forme dite allélique.

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logues - on l'a vu - emploient le terme de « variété », également adopté par cer-tains botanistes, naturalistes ou jardiniers (dans le dernier cas, on peut parler de« cultivar »). Mais les éleveurs de chiens - entre autres - utilisent le terme de« race », aujourd'hui connoté négativement. Il y a en effet des « races » dechiens plus aptes à la chasse à l'arrêt qu'à la garde des troupeaux (encore qu'ilfaille faire la part du dressage par l'homme ou de la transmission mimétique detraits comportementaux par les parents). Ceci dit, il est bien difficile d'empê-cher un labrador de sauter à l'eau, d'autant qu'il a les pattes semi-palmées, con-trairement au loulou de Poméranie... La confusion est telle, après bien desdrames historiquement et politiquement qualifiés de « racistes », que le termede « race » n'est plus utilisable sans déchaîner les passions de tous bords. Leschoses sont pourtant (relativement) simples : tous les hommes actuels appar-tiennent à une seule et même espèce et sont donc « frères » : « Tous semblableset (pourtant) tous différents », vu la diversité et la plasticité des génomes.

Trois grands phylums (lignées évolutives) biogéographiques « colorés »peuvent être reconnus pour rendre compte de l'émergence d'Homo sapiens, il ya quelque 50 000 ans, puis de sa conquête de la planète (Gallien, loc. cit., pp.325-333) : « L'Homme moderne fait (alors) son apparition, quelque part dansune population africaine. Bien armé biologiquement et très performant sur leplan technique, il est capable de s'imposer dans des environnements très diver-sifiés (en d'autres termes : sa niche éco-éthologique est large) et de trouver dessolutions à tous les problèmes que ne savent pas résoudre ses cousins, lesnéandertaliens d'Europe, les paléanthropes asiatiques ou les post-erectus moinsbien réussis d'Afrique. » « Tout comme l'avaient fait ses ancêtres un ou deuxmillions d'années auparavant, l'Homme moderne s'engage dans une grande mi-gration qui l'entraîne très loin du site africain qui l'a vu naître. C'est la troisièmegrande migration dans l'histoire du genre humain, la troisième grande tentativede conquête de la planète par les hommes (ici = espèces diverses du genre Ho-mo). Et celle-ci va aboutir très rapidement. Homo sapiens se répand sur la terreentière et remplace partout où elles s'étaient établies les lignées archaïques dé-faillantes » 10. Depuis cette matrice sont alors peuplées l'Europe et l'Asie et, àpartir de celle-ci, l'Amérique, bien plus récemment et à partir du nord : « Noussommes tous des Africains » !

Néanmoins, par adaptation aux nouveaux milieux (latitudes plus élevées,ensoleillement et températures plus variables et plus faibles), certains carac-tères se localisent (les groupes sanguins) ou évoluent ; entre autres, les gènesde la mélanisation régressent vers le nord et l'est, responsables de ces couleursde peau si « évidentes » aujourd'hui. « On a là un schéma [...] qui implique queles populations humaines actuelles, en dépit de leur dispersion géographique,

10 D'autres auteurs font remonter cette divergence en Y à une époque plus re-culée, il y aurait quelque 700 000 ans, au niveau de l'Homo erectus et nonpas de l'Homo sapiens ; mais le schéma persiste, même décalé (voir Gallien,loc. cit., pp. 333-339).

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ont des racines génétiques peu profondes puisque leur divergence s'est produiteà une époque (relativement) récente ». Répétons-le : « Tous semblables et(pourtant) tous différents », surtout si l'on tient compte du polymorphisme gé-nétique. Quant à l'existence de « sous-ensembles » [28] que la science est endroit de reconnaître chez l'espèce humaine, comme elle le fait sans état d'âme(sic !), le cas échéant, chez les autres animaux et chez les plantes, toute ambi-guïté doit être écartée quant à sa signification : aucun de ces sous-ensembles(réduits à trois grands « phylums » sub-spécifiques : africain, européen et asia-tique) n'est inférieur ou supérieur à un autre (dire le contraire serait typique-ment du « racisme », mot quelque peu dévoyé, soit dit en passant) ; tout au pluspeut-on estimer, malgré toutes les conquêtes, les métissages et l'emprise de latechnique sur l'environnement, que ce sont les « indigènes », issus de la dialec-tique évolutive génome/milieu, qui sont « supérieurs » aux autres, morphologi-quement et physiologiquement parlant, considérés dans leur milieu d'origine :un Masaï serait tout aussi incongru et handicapé sur la banquise qu'un Inuit surles hauts plateaux du Kenya.

Pour récente et rapide qu'ait été la différenciation intra-spécifiquede l’Homo sapiens, elle aura pris (au minimum) 50 000 ans, soit plusde 1 500 générations humaines ; rien de comparable donc avec lesautres migrations transcontinentales qui ont marqué l'Europe à partirde la fin de l'Empire romain (moins de 60 générations) : invasions,croisades, transferts esclavagistes, colonisations et, à partir du XIXe

siècle, émigration blanche massive vers l'Amérique sous la pousséedémographique européenne (à ce phénomène, la France a contribuémoins que d'autres, au Canada et aux Antilles, trouvant néanmoinsavec le Maghreb un vase d'expansion plus tardif, bien que plus procheet plus commode). On assiste alors à tout un cortège de pillage, demépris, d'évangélisation, d'acculturation, de génocide (au sens étymo-logique du terme). Aujourd'hui, pourquoi faudrait-il encourager le mé-tissage, soi-disant générateur de diversité, pourquoi faudrait-il annihi-ler les « types » locaux au profit d'une « peau grise », entropisée, touten continuant à plaider (hypocritement...) pour le « droit à la diffé-rence » ? Pourquoi faudrait-il se réjouir d'un monde où tout se res-semblerait, de la cuisine à la musique, en passant par les hôtels oul'homme dans la rue ? Face au risque d'un tel nivellement anthropique,pourquoi ne pas rester tout bonnement en Lozère, tout en donnant auBotswana les moyens de se développer ?

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LE TEMPS GÉNÉRATIONNEL

Le temps humain, vécu ou ressenti, est loin d'être le temps du phy-sicien, linéaire, constant, imperturbable. Mais le temps des humainsn'est pas non plus le temps des végétaux, d'autant qu'il est propre àchaque espèce. Comme disait le centenaire Fontenelle, « de mémoirede rose, on n'a jamais vu mourir un jardinier ». Ainsi, chez les plantesà fleurs, la vitesse de l'évolution peut différer d'un facteur 100 entreles arbres (à durée moyenne de génération, donc de capacités évolu-tives, d'un siècle) et les « herbes » ou autres phorbes, dont la plupartdes plantes cultivées (espèces à caractère annuel, lorsqu'elles se repro-duisent par graines à chaque nouvelle saison). L'évolution du mondevégétal est donc hétérogène : les arbres sont éminemment conserva-teurs tandis que les herbes caracolent en tête, d'autant plus évolutivesqu'elles sont évoluées (peut-être d'ailleurs ont-elles démarré en mêmetemps, lors de l'invention de la fleur par l'évolution). Il en est de mêmepour les insectes versus les grands mammifères (l'os tient le mêmerôle que la lignine, pour conquérir pleinement la dimension verticale).

Chez l'Homme, le temps générationnel n'est pas davantage im-muable. Au début du XVIIe siècle en France la fécondité moyenned'une femme était de l'ordre de 10 nouveau-nés (très proche de la fé-condité « naturelle »), avec des naissances espacées de 2 à 3 ans, réa-lisées entre 20 et 42 ans en majorité. L'âge moyen de maternité étaitvoisin de 32 ans, soit 3 générations par siècle ; sur ces 10 naissances,seulement 1,1 fille parvenait à la maternité, compte [29] tenu d'unetrès forte mortalité infantile et d'un notable célibat (religieux). Au boutd'un siècle et selon le même schéma familial, la descendance féminineétait donc de 1,1 x 1,1 x 1,1 = 1,33, soit une croissance population-nelle de 33 % par siècle. Pour la génération des jeunes adultes cou-vrant de 1920 à 1950, la prolificité se limitait à 2(3) enfants, vu lesprogrès de la médecine infantile, avec des enfants toujours conçusdans les premières années de maternité, d'où encore 1,1 fille fécondepar mère ; mais l'âge moyen de maternité était passé à 25 ans, soit 4générations par siècle. Au bout d'un siècle, la descendance féminineétait donc de 1,1 x 1,1 x 1,1 x 1,1 = 1,46 soit une croissance popula-tionnelle proche de 50% par siècle. Aujourd'hui, même pour lesfemmes concevant encore (en moyenne) 2,2 enfants, soit 1,1 fille parmère, l'âge moyen de maternité est revenu à 33 ans (âge moyen à la

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première naissance : 31,5 ans en 2009 en France), les jeunes femmesprivilégiant les 10 premières années de leur carrière, soit à nouveau 3générations d'où une baisse relative de 25 % [(46 - 33)/46] de la crois-sance démographique séculaire. Peu perceptible à l'échelle familiale,le phénomène peut biaiser la loi fondamentale des prédicteurs démo-graphiques, traduite par la relation (simplifiée) entre temps de dou-blement et taux de croissance annuelle : taux annuel x temps de dou-blement = 70 ; par exemple : 2 % de croissance démographique en unan (différence entre naissances et décès, passant ici de 100 à 102 enunités relatives) conduit à un doublement de la population en 35 ans,toutes choses égales par ailleurs.

LE TEMPS CULTUREL ET SOCIÉTAL

De la nature à la société, la même règle générationnelle reste va-lable : un changement de mentalité humaine prend au minimum unegénération, et ne peut donc survenir que 3 à 4 fois par siècle. Il estrare qu'un individu change radicalement d'esprit en plein âge adulte,tout au plus son cas servira-t-il d'exemple à (l'un de) ses enfants. Lesexceptions - chemin de Damas ou pilier de Notre-Dame de Paris - nefont que confirmer la règle. On passe rarement d'une fratrie de huitenfants au fils unique (même dans des familles bourgeoises en prin-cipe « éduquées »...), et l'enfant gardera en mémoire, comme une ma-deleine de Proust (empoisonnée), le vrombissement de la voiture pa-ternelle aux temps glorieux du pétrole abondant ; à moins que ne jouele mécanisme bien connu de l'opposition de principe entre adolescentet parents... Trente ans ont été nécessaires aux conseillers agricolespour faire accepter au monde rural tracteurs puissants, engrais et pes-ticides ; 30 ans plus tard, il faudra encore 30 ans pour convaincre leurspetits-fils de modérer leurs pratiques pour éliminer l'effet pervers despollutions.

De tels phénomènes n'avaient que peu d'importance lorsqu'une mu-tation psychosociale mettait un siècle à s'accomplir (ce que l'on appe-lait une « révolution » : agraire, politique, industrielle). Mais lorsqu'ildevient nécessaire, sous la pression scientifique et technique (« leprogrès... »), de changer de connaissances et d'emploi trois fois dansune carrière, le constat est malheureusement clair, exprimé sous formede difficultés, de stress, d'échecs, de coûts individuels et sociaux. Psy-

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chologiquement, il sera bien difficile aux jeunes générations qui au-ront connu le superflu, de consentir les sacrifices que certains de leursaînés faisaient sur leur nécessaire ; plus encore s'il leur est demandé depayer les retraites de leurs parents et grands-parents, tout en relançantla croissance démographique, sans doute...

Les conséquences de ces inerties sont inéluctables puisque la viehumaine est de dimension (potentiellement) séculaire, comme celled'un arbre : même un changement drastique (le baby-boom français,l'enfant unique chinois) met une génération pour produire ses effets[30] économiques dits positifs (pour des adultes actifs et consomma-teurs), une de plus pour exercer ses effets pervers d'ordre social et en-vironnemental (sur leurs enfants et petits-enfants) : « les parents ontmangé les raisins verts, et les enfants en auront les dents agacées ».De la pirogue maniable à chaque coup de pagaie, l'humanité est passéeau supertanker dont le coup de barre n'est perceptible qu'après 20milles d'erre. Devant la vitesse des changements et l'inertie des réac-tions, individus et sociétés sont littéralement dépassés par les événe-ments, le psychisme humain restant, à peu de chose près, sensiblementégal à lui-même, car notre cerveau ne bouge pas plus vite que le cœurdes arbres.

1.2. Le progrès.Y a-t-il progrès artistique,

technique, moral, sanitaire... ?

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« Les progrès rapides qu'accomplit aujourd'hui la vraie science me font regret-ter d'être né si tôt. On ne peut imaginer à quel point pourra être porté d'iciquelque mille ans le pouvoir de l'homme sur la matière. Si seulement la sciencemorale pouvait être en aussi bonne voie de progrès, que l'homme cesse d'êtreun loup pour l'homme, et que l'être humain apprenne enfin la signification dece qu'il appelle incorrectement aujourd'hui l'humanité. »

Benjamin Franklin (8 février 1780)

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Bien que l'on puisse parler, en toute rigueur sémantique, des « pro-grès » d'une maladie ou d'un incendie, ce terme est très généralementconnoté de manière positive, synonyme de richesse, de bonheur, decivilisation, « manifestation la plus extrême de l'optimisme radical etpromesse d'un bonheur durable et universel » 11. Mais après dessiècles pendant lesquels il aurait été incompréhensible, voire indécent,de mettre en doute le sens d'une telle évolution, il est aujourd'hui per-mis de s'interroger sur les possibles effets pervers de ce que des géné-rations humaines ont appelé de leurs vœux les plus chers.

Progrès ou progression ?

Étymologiquement, « progrès » vient du latin progressus, lui-même bâti à par-tir de pro = en avant, et gressus = marche (au sens de déplacement, et pas dedegré, gradus) ; progressus est logiquement traduit par « action d'avancer,marche » (Quicherat, dictionnaire latin-français). A priori, le mot progrès necontient donc aucune « valeur » mais qualifie seulement un déplacement enavant. Bien évidemment, si ce mot a été bâti dans une vision spatiale, il esttout aussi signifiant au sens temporel. Mais existe aussi progressio, d'étymo-logie très voisine, toujours avec pro, évidemment, et avec gressio, encore ausens de marche. Progressio a donné progression, traduit (par le même Quiche-rat) par « développement » et même « perfectionnement » !

Définition par Larousse de « progrès » : « Développement d'un être ou d'uneactivité ». « Développement de la civilisation ». Antonyme : « décadence ».« Progresser : avancer, gagner ». Antonyme : « rétrograder, régresser ». Défini-tion de « progression » : « Marche en avant. Suite non interrompue ». Il y adonc eu inversion et ambiguïté sémantiques lors du passage des deux mots dulatin au français (à quelle date ?), puisque progression est aujourd'hui beaucoupplus neutre [31] que progrès, comme usuellement ressenti par chacun. Le faitest encore plus patent si l'on note que progression connaît un antonyme, régres-sion, alors que progrès n'en a pas (il est alors évident que le « progrès » ne re-culera pas !). Progression est comparable à « évolution », mais il peut y avoirdes évolutions régressives, ce qui n'est pas le cas d'une progression. En fait, leterme de « progrès » est à double sens, à la fois quantitatif (constat), et qualita-tif (jugement), d'où l'ambiguïté de bien des discours. D'où notre définition duprogrès : augmentation d'un état et/ ou amélioration d'une situation.

11 Marie-Hélène Boblet, Esprit, oct. 2009.

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A — Y a-t-il un progrèsen sciences et techniques ?

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Y a-t-il un progrès scientifique ? Qu'il s'agisse de toutes lessciences « objectives » (ayant pour objet la nature, ce que les Grecsappelaient la physis, homme exclu, car il est très difficile d'être partieet juge), l'existence d'un réel progrès de la connaissance, de l'Antiquitéà nos jours, est indéniable. Et ce progrès est sinon univoque, du moinsbien orienté, même avec des étapes plus ou moins rationnelles (l'al-chimie précédant la chimie) ; mais c'est peut-être l'atomistique ou l'op-tique qui fournissent le meilleur exemple, chaque étape n'annulant pasla précédente mais la complétant et la perfectionnant (l'optique ondu-latoire ne détruit pas l'optique géométrique, etc.). Avec la croissancedémographique et l'élévation du niveau éducatif, le nombre de scienti-fiques augmente exponentiellement (plus de « savants », plus demoyens, plus de découvertes, donc plus d'éducation, d'échanges, demoyens, donc plus de savants, etc.), avec eux le nombre de publica-tions (utilisé, faute de mieux, comme indicateur de la recherche). Etles acquis s'empilent : la capacité des ordinateurs s'accroît de mois enmois, le nombre de médicaments et les prouesses chirurgicales (bien-tôt la greffe totale du thorax ?) se succèdent, la puissance des accélé-rateurs de particules permet de casser la matière au plus près de songrain ultime, etc. Pourtant certains problèmes « résistent » plus quefortement : depuis des décennies on court après l'énergie de fusion,« le » remède « du » cancer, le super-antibiotique répondant aux mu-tations bactériennes, le vaccin du sida... D'où l'interrogation : appro-chons-nous d'une sigmoïde de la connaissance, ou bien s'agit-il d'uneillusion de perspective : à la fin du XIXe siècle, les physicienscroyaient être parvenus au terme de leur discipline, avant que Einstein(aujourd'hui à son tour remis en cause par l'inconnu de la matièrenoire) vienne bouleverser leur champ de quilles ; la biologie piétinaitquelque peu lorsque Watson et Crick formulèrent l'ADN de nos cel-lules, il y a plus d'un demi-siècle (Nature, 25 avril 1953).

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Y a-t-il un progrès en technique(s) ? Sans aucun doute possibleet dans presque tous les domaines ! En cinquante ans (et par-dessusdeux guerres mondiales...), on est passé de l'aéroplane de Blériot ausupersonique Concorde. Mais les dirigeables se sont révélés être uneimpasse, et Concorde est mort, justement. Bien des conquêtes tech-niques (le TGV, l'ordinateur, etc.) sont utilisées non pas tellementpour faire la même chose en réduisant la fatigue ou pour gagner dutemps libre, mais pour faire plus (de kilomètres, de communication,etc.) dans le même temps, accroissant ainsi la fatigue et le stress(puisque nos qualités cérébrales et physiologiques ne sont pas exten-sibles), et la consommation d'énergie. La mécanisation et l'informati-sation ont accéléré le travail physique et amplifié le travail psychique,sans que puissent changer nos capacités intellectuelles et affectives.Corrélativement, les risques d'erreurs, de « piratages » ou de contre-communication n'ont fait qu'augmenter. L'agriculture offre un autreexemple de la relativité de certains progrès techniques : décuplée enun siècle dans les pays industrialisés (qui peuvent alimenter les cam-pagnes en tracteurs, engrais et [32] pesticides), la productivité céréa-lière a permis l'élaboration industrielle d'aliments pour des élevagesporcins concentrés, malheureusement générateurs d'une forte pollutionazotée. Bien des plages bretonnes polluées par des algues sont deve-nues impropres (sic !) à la conchyliculture ou au tourisme, sans parlerdes risques et des frais consécutifs de nettoyage par des personnels etdes engins évoquant davantage le génie civil ou militaire que l'imagerurale fidèlement propagée par le Salon de l'agriculture. Bref, « tou-jours plus », mais avec des « rendements décroissants » d'un point devue d'économétrie environnementale.

Pourtant le vrai progrès technique existe, quotidiennement, dansnos maisons ou nos bureaux ; il ne s'arrête que la nuit, dans l'obscuri-té. De quoi s'agit-il ? Des lampes d'éclairage dites à économie d'éner-gie. Alors que la lampe à incandescence (inventée en 1879 par Tho-mas Edison) ne transforme que 5 % environ de l'énergie électriquedépensée en énergie lumineuse (95 % partent donc en chaleur, si bienqu'on se brûle les doigts en les posant sur une ampoule), les tubesfluorescents (dont le principe remonte à la fin du XIXe siècle mais quine seront vraiment commercialisés que peu avant la Seconde Guerremondiale) ont un rendement lumineux en gros quintuple des lampes àincandescence (environ 55 lumens par watt contre 10 à 12). Relative-

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ment parlant, leur lumière est donc « froide », d'autant que la couleurbleue souvent dominante de la lumière obtenue renforce psycho-physiologiquement cette impression. Même si les lampes modernesdites fluo-compactes sont plus coûteuses en matières premières et enénergie de fabrication, le gain énergétique ainsi obtenu se prolonge auniveau économique puisque leur durée dévie est environ le quadruple(8 000 heures contre moins de 2 000) de celle des lampes à incandes-cence (Lampes basse consommation. La chasse antigaspi est ouverte.Que Choisir, n°470, mai 2009, pp. 26-30). Pour le même service ren-du, on peut donc réellement parler ici de développement scientifiqueet de progrès technique. Il en fut de même lorsqu'on passa des postesde « TSF » à tubes électroniques aux « transistors », dans les années1960. De même peut-on citer la pratique de l'isolation thermique, net-tement plus raisonnable que celle du chauffage électrique (prétendu-ment « intégré » dans les années 1970), qui en France nécessite enmauvaise saison le fonctionnement de 9 réacteurs nucléaires.

B —Y a-t-il un progrèsen médecine et santé ?

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Les Français ont traditionnellement une vénération du « savant »,sauveur de l'humanité souffrante, avec Louis Pasteur comme plus belexemple. L'apport par les « libérateurs » américains, en 1945, du DDT(vainqueur de la malaria) et de la pénicilline (victorieuse de la syphi-lis) a donc tout naturellement conforté la génération des Trente Glo-rieuses dans cette opinion. Le médicament (de synthèse) a été reçucomme un bienfait de l'intelligence créatrice de progrès, sans que rienne vienne tempérer cet engouement simpliste, bientôt étendu dans noscampagnes aux pesticides, via la notion de « phytopharmacie ». Ajuste titre, l'augmentation générale de la longévité humaine a été reçuecomme une preuve de l'efficacité de la médecine et de ses progrès ins-trumentaux : la chirurgie a connu des progrès prodigieux, l'imageriemédicale de même. Néanmoins, l'augmentation de la longévité hu-maine (pour autant qu'elle ne soit pas un artefact de démographessimplificateurs, qui extrapolent les gains actuels de longévité tout en

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méconnaissant la progression du cancer féminin du poumon) est au-tant due à une meilleure hygiène de vie et à la prophylaxie qu'à la thé-rapeutique. Les jeunes médecins connaissent tout des statistiques et dela biochimie mais, sans doute en raison du mode de leur sélection,n'ont peut-être plus « le flair » de leurs anciens pour le diagnostic cli-nique, et préfèrent des analyses complexes (mais rassurantes...) à debanales auscultations... Face au [33] « trou de la sécu », le coût de lamédecine moderne est également à considérer, et les choix thérapeu-tiques et techniques peuvent soulever de délicates questions d'ordreéthique.

En fait, rien n'est univoque en biologie, et toute substance médi-camenteuse devrait être systématiquement suspecte d'effets pervers,d'autant que « la dose fait le poison », même pour les produits natu-rels ! Les bactéries mutent pour résister aux antibiotiques 12 et les ma-ladies nosocomiales progressent, sans parler des effets environnemen-taux, comme l'impact hormonal sur les poissons dans certaines ri-vières polluées par les résidus de pilules contraceptives. Car les Fran-çais consomment en moyenne par personne 6 fois plus de médica-ments que les habitants des Pays-Bas, où sur 1 000 personnes sortantd'une consultation, 600 n'ont pas de prescription de médicaments,contre seulement 25 en France ! La France consomme en moyenne de2 à 4 fois plus de psychotropes que n'importe quel autre pays euro-péen, et de 2 à 2,5 fois plus d'antibiotiques que l'Allemagne ou laGrande-Bretagne. Du coup, les staphylocoques dorés sont résistants àla méthicilline dans 57 % des cas en France, contre 9 % en Allemagneet même 1 % au Danemark. Chez les Français de plus de 65 ans, lamoitié consomme quotidiennement entre 1 et 4 médicaments, et plusdu tiers de 5 à 10 médicaments. Selon le ministère de la Santé, il yaurait chaque année en France près de 130 000 hospitalisations et8 000 décès (deux fois plus que les morts sur les routes) du seul faitdes interactions médicamenteuses (D'après Wikipédia, « La surcon-sommation de médicaments en France »). Un problème qui émerge enforce est celui des « perturbateurs endocriniens », apparemment res-ponsables de l'augmentation des cancers du sein ou de la prostate.

12 Pourtant, comme le disait une bonne mère de famille : « J'ai changé de mé-decin, il ne voulait plus me donner d'antibiotiques pour ma fille... »

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C — Y a-t-il un progrès en arts et lettres ?

« Il serait faux de croire que les progrès de la tech-nique musicale sont synonymes de progrès musicaux.

Schönberg a-t-il fait un pas de plus que Bach ?Webern a-t-il été plus loin que Josquin des Prés ? »

Bernd Alois Zimmermann(compositeur allemand, 1918-1970)

« Pourquoi ne chante-t-on plus dans les rues ?Parce que les gens sont moins heureux, malgré le progrès,

ou parce que la musique d'aujourd'huine leur permet plus de chanter ? »

Professeur Mollo-Mollo

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Ce qui s'est passé pour la musique et la peinture entre 1920 et 1980(deux générations) laisse prudent quant à la réalité d'une « orthoge-nèse » de l'art. La remise en cause de la musique classique par le do-décaphonisme, l'atonalisme, la musique concrète, la musique électro-nique, si elle a fourni quelques chefs-d'œuvre dus à d'authentiques gé-nies (le concerto pour violon À la mémoire d'un ange d'Alban Berg),n'a pas empêché la persistance et le renouveau d'un tonalisme auda-cieusement « revisité » (le Huitième quatuor à cordes de Chostako-vitch n'a rien à envier aux plus grands maîtres de toute l'histoire de lamusique de chambre).

[34]

Art mineur pour certains, le jazz offre le même exemple d'une su-pernova explosée en vol dans le même intervalle, dans un saisissantraccourci de la musique occidentale, depuis les gospel songs (homo-logues du grégorien) jusqu'au be-bop (sophistication comparable auxaudaces d'Edgar Varèse), en passant par le New Orléans (homologueformel du baroque) et par Duke Ellington (classique parmi les clas-siques). À cela près que le désordre du « bruit » offert comme « mu-sique » à une classe inculte, s'il satisfait les réflexes physiologiques de

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notre cerveau reptilien, ne semble pas nous diriger vers une honorableporte de sortie, à défaut de convalescence.

De même pour la peinture, elle aussi longtemps fourvoyée dansune phase abstraite (musique concrète/peinture abstraite, même im-passe intellectuelle ?). L'histoire d'une toile intégralement blanche (ounoire, au choix), négociée à prix d'or, si elle fait aujourd'hui sourireplus que s'indigner, ne démontre-t-elle pas, elle aussi, la relativité desvaleurs artistiques, dès qu'elles tentent de s'abstraire du réel, et ne sa-vent plus s'inspirer des étoiles tout en gardant les pieds sur terre ? Leréalisme pictural est revenu en force, parfois chez les mêmes indivi-dus ; le réalisme voire l'hyperréalisme sont apparus, et l'acrylique aremplacé l'huile et les pigments broyés, puis en tubes... Certainsgrands maîtres hypercotés, inspirés par la morbidité de notre époque,ont même développé ce que l'on peut qualifier de néo-pompiérisme...On pourrait aussi parler de l'architecture, qui longtemps a su évolueravec mesure, mais a été envahie par l'orgueil technique, selon unepente moins accusée que la peinture, puisque la Tour Eiffel a large-ment dépassé un siècle, âge que le béton des frères Perret atteindrasous peu. Les gratte-ciel du capitalisme et du soviétisme ont rivalisédans les années 1930, les seconds avec moins de succès esthétique,jusqu'à ce que le 11 septembre 2001 rabatte l'orgueil des premiers.Quant à Dubaï et sa tour géante, ce n'est plus d'orgueil mais de petitevanité de nouveaux riches qu'il faut parler, malgré (ou à cause de) ses800 et quelques mètres d'altitude.

Devant ces exemples évolutifs de l'art, n'est-on pas en droit de par-ler de « trahison des artistes », homologue de cette « trahison desclercs » dénoncée dans les années 1930 (encore elles...) par JulienBenda ? Ou bien, plutôt que d'art « moderne » ou « contemporain »,ne serait-il pas plus prudent de parler d'art « expérimental », ce quipermettrait d'excuser 95 % des curiosités que l'on observe aujourd'huidans certaines expositions ou dans certains musées ? S'il y a eu évolu-tion dans les valeurs de distraction ou de loisirs populaires (le tout in-différemment qualifié aujourd'hui de culturel), cette évolution ne pa-raît pas avoir vraiment élevé le niveau (les ventes d'enregistrements demusique classique sont passées sous la barre des 7 % dans le chiffred'affaires des disquaires), et il s'est plutôt agi d'uniformisation et demondialisation : la télé, le foot, la voiture et le Coca-Cola sont deve-nus les critères fédérateurs des nouvelles consommations.

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Lecture : Entre 1997 et 2008 en France, « les hommes lisant dix livres et pluspar an sont passés de 35 à 26 % et chez les femmes de 41 à 34 % ». (BernardLahire, avril 2010.) Ce qui signifie que les femmes lisent en moyenne 1,24 foisplus que les hommes, mais surtout que la baisse décennale a été 1,5 fois plusforte chez les seconds que chez les premières : baisse relative de 17 % chez lesfemmes, de 26 % chez les hommes.

[35]

D — Y a-t-il un progrès en sports et loisirs ?

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Depuis un siècle que la pratique des sports, issus pour l'essentiel dumonde anglo-saxon, a gagné le monde entier, le nombre de prati-quants et le niveau des performances n'ont cessé de croître, matériali-sés par diverses statistiques et de nombreux records. Certains sportsrestent « élitistes » (le golf, le ski nautique), certains se sont démocra-tisés (le tennis, le ski, l'équitation), d'autres sont apparus (les formesmultiples des activités de « glisse » ou de « vol libre »), plusieurs en-fin sont restés ou devenus largement populaires (le football, le rug-by..., la pétanque). À propos de ce sport universel qu'est devenu lefoot, on a même parlé d'unificateur culturel mondial, ou de substitut àl'expression des agressivités nationales. Malheureusement, l'argent, ladrogue, la violence ont envahi le monde du sport (on pariait déjà surles combats de boxe à la fin du XIXe siècle...) et bien des perfor-mances soulèvent le soupçon de dopage (comme dans le cyclisme),négation même de la valeur personnelle de l'effort sportif.

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« Le progrès technique ne visait pas seulement un surcroît de puissance et d'ef-ficacité dans les processus de production, il concernait très directement les su-jets individuels dans la mesure où il était susceptible de réduire, voire suppri-mer, certains efforts physiques, la part mécanique du travail, productif ou do-mestique, bref où il permettait une facilitation de la vie. Il a tendu vers le con-fort, confort que nous avons systématiquement adopté dès qu'il nous fut offert,comme pure évidence.

Un cercle vicieux s'impose à nous dès lors qu'il améliore notre bien-être dumoment. Nous sommes devenus si habitués à ces conforts, de logement, devoyage, d'entretien, dévorateurs massifs d'énergies fossiles, que les disciplinesnécessaires à une survie collective nous semblent impraticables, surhu-maines. »

Jean-Paul Malrieu, La Science gouvernée, 2011, pp. 128-129.

Un indéniable progrès est à mentionner à propos de la circulationautomobile, qui doit autant à la sécurisation des automobiles par lesconstructeurs qu'aux changements de mentalité (péniblement) acquisdans la tête des conducteurs grâce à une politique pour une fois res-ponsable : alors que la circulation automobile a été multipliée par 2,5environ entre 1970 et 2000 (chiffre de 2010 : + 1 % par an), le nombrede décès est passé de 16 548 en 1972 à 7 700 en 2000 et à 4 262 en2009 (division par près de 4), et vers la barre des 4 000 en 2010. End'autres termes, en 40 ans, la mortalité par kilomètre parcouru a étédivisée par 10 ! C'est un véritable progrès, comme celui de la baissedes accidents aériens. À noter que l'année record (vers le haut !) de1972 a sensiblement coïncidé avec la fin des Trente Glorieuses, sym-boliquement closes avec la guerre du Kippour de 1973 et la premièrecrise du pétrole consécutive ! Mais la contestation primaire relève pé-riodiquement la tête à chaque augmentation de prix d'un carburantdont il est pourtant aisé de prévoir les tendances lourdes...

L'homme est-il fini ou infini ? Comme le fait remarquer Christophe Brisson-neau, sociologue du sport, en un siècle, l'être humain a atteint 99 % de ses ca-pacités physiques. Seule la technologie (le saut à la perche, la natation et sesmaillots, le vélo et ses roues...) peut aider à repousser encore les limites desperformances sportives, explique Jean-François Toussaint, directeur del'IRMES (Institut de recherche biomédicale et d'épidémiologie du sport). (LeMonde, n° 20087, 25 août 2009, p. 2.)

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[36]

E — Y a-t-il un progrèsen « sciences morales et politiques » ?

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EN MORALE ET EN ÉTHIQUE ?

Les fondamentaux physiologiques et psychiques de l'espèce hu-maine n'ont pas changé depuis le Paléolithique. Les guerres du XXe

siècle suffisent à montrer que l'acquis des « civilisations » ne s'est pasfait en profondeur car, s'il est permis de parler d'une tendance généraleau progrès politique et culturel (les Nations unies ?), le compteur estremis à zéro à la naissance de chaque individu, doté des mêmes « ba-siques instincts ». L'éducation moderne, permissive, semble l'avoiroublié, d'où un certain angélisme psychosocial. De l'Antiquité à nosjours, les dictateurs n'ont jamais fait défaut, sous tous les cieux et surtous les continents. Si la prostitution a pu être considérée comme leplus vieux métier du monde, alors doit-on également rappeler qu'àl'origine du monde se situe le crime, fraternel de surcroît, entre Caïn etAbel. Ce trait de caractère ne semble hélas guère avoir disparu, mêmesi Jésus, fils de Dieu, a prêché l'amour du prochain et des humbles, dixou quinze siècles avant les croisades et les guerres de religion. Entre-temps il est vrai, avec saint François d'Assise ou saint Vincent dePaul, la compassion ou la charité ont annoncé l'Abbé Pierre ou SœurTeresa... Mais il y a eu aussi des « saints laïques ». Concluons quel'homme a toujours été aléatoirement neutre, apte au bien comme aumal, l'un des problèmes étant peut-être que le monde moderne luidonne plus d'occasions ou de moyens pour manifester ses défauts queses qualités...

« L'évolution du psychisme profond n'ayant pas suivi celle de l'activité céré-brale consciente, le progrès technique n'est qu'un outil formidable entre lesmains de bestiaux dont les motivations instinctives profondes sont exactementles mêmes que celles d'un crocodile. »

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François Cavanna. La belle fille sur le tas d'ordures, Éditions LCF, 1993.

Cf. le « cerveau reptilien » selon Henri Laborit et L'agression, une histoire na-turelle du mal, de Konrad Lorenz, prix Nobel 1973 de physiologie et de méde-cine (avec Niko Tinbergen et Karl von Frisch, « pour leurs découvertes con-cernant l'organisation et l'incitation des comportements individuels et so-ciaux »).

EN RELIGION(S) ?

On peut soutenir qu'il y ait eu progrès lorsque, du polythéisme quidivinisait les éléments ou les forces de la nature, on est passé au mo-nothéisme puis à l'athéisme, plus « rationnels ». Mais cette échelle devaleurs ne tient guère, justement, car la religion n'est pas affaire deraison mais de foi, de croyances, voire de passion, dimensions aux-quelles la partie logique de notre esprit reste totalement étrangère. Surle terrain moral, on peut voir une étape décisive entre la Bible (« Œilpour œil, dent pour dent ») et les Évangiles (« Aimez-vous les uns lesautres ») ; mais la religion ne serait-elle alors qu'un gendarme, uncode de bonne conduite, utilitariste, et Dieu une « main invisible »,socialement et éthiquement analogue à celle des économistes ? À celaprès que la nature humaine a vite repris le dessus, les religions ayantgoûté aux pompes et au pouvoir, oubliant alors leur message initial depaix et d'amour : guerres de religion en Europe, évangélisations for-cées et sanglantes en Amérique du Sud, conflits ethno-religieux(Israéliens et Palestiniens, protestants et catholiques [37] irlandais,chrétiens orthodoxes et musulmans en ex-Yougoslavie, catholiques etmusulmans au Soudan, etc.), Djihad islamique reprenant la pratiquedes croisades catholiques, pulvérisations infraprotestantes et pullula-tion des sectes dans les États-Unis contemporains..., Dieu n'aurait-ilpas été créé à l'image de l'Homme ? Instruira-t-on un jour le procès decertains « missionnaires » qui, du haut de leurs généreuses certitudes,ont voulu faire le bonheur ou le salut des autres ? Le bilan de bien desreligions, y compris celle du progrès, paraîtra peut-être alors aussi né-gatif que celui de bien des tyrans. 13

13 À l'articulation entre art et religion, l'art religieux musulman (vieux de 14siècles : depuis 622) et l'art religieux orthodoxe (vieux de près d'un millé-

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EN POLITIQUE ET EN DÉMOCRATIE ?

Depuis le XXe siècle, oui, à coup sûr, il y a eu progrès formel : les« grands dictateurs » (Hitler, Staline, Saddam Hussein... ; Ben Ali,Moubarak...) et la plupart des monarques absolus ont disparu, maisl'Angleterre (et l'Espagne) sont restées (et même redevenue) desroyaumes, plus exactement des royautés constitutionnelles, où le roidispose généralement de beaucoup moins de pouvoirs que les prési-dents de certaines républiques. Pour autant, les gouvernements « po-pulaires » ayant succédé aux royautés n'ont pas toujours fait preuve dela plus grande démocratie (le communisme russe, fondé sur le « diktatdu prolétariat »...) et certains pays subissent encore le poids politiquedes militaires, comme en Amérique du Sud au siècle dernier. Quant àl'imposition sous couvert politique en France de l'électro-nucléaire parun lobby technofinancier, sans réelle information ni consultation desélus et des populations, elle n'est pas cohérente avec la notion de dé-mocratie que les mêmes nations politiquement avancées prônent sur laplanète à propos des dictateurs ou autres roitelets du Tiers Monde.

« L'espèce humaine marche d'un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, dela vertu et du bonheur. » Persuadé des facultés de progrès de l'esprit humain,Condorcet mise sur l'amélioration de l'homme et de la société par « de nou-velles découvertes dans les sciences ou dans les arts », par « de meilleursmoyens de bien-être particulier et de prospérité commune », par « des progrèsdans les principes de conduite et dans la morale pratique » et par « le perfec-tionnement réel des facultés intellectuelles, morales et physiques ».

Jean-Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet (1743-1794). Esquissed'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (Écrit en 1793-1794,paru posthume en 1795).

« Il n'est plus possible de croire à la toute-puissance du progrès, au soleil quis'élève vers le zénith en répandant sa lumière sur la terre tout entière. De touscotés surgissent des images d'épouvantes, qu'elles soient réelles ou de fiction.Le mot « tsunami » est entré dans notre vocabulaire. » Alain Touraine, Aprèsla crise, p. 141. 2010. (Note : écrit avant 2011).

[38]

naire : depuis 1054) sont depuis restés plutôt figés, dans l'image commepour la musique.

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1.3. L'Histoire. Le progrès suit-il« un sens de l'histoire » ?

« Peut-être pourrons-nous mieux comprendre la situa-tion actuelle de l'homme si nous commençons par jeter un

regard sur les immenses perspectives de l'espace et dutemps. Qui sait ? Parfois de telles perspectives nous amè-

nent à mieux nous comprendre nous-mêmes ».

(Henry) Fairfield Osborn. La Planète au pillage,1948. Actes Sud réédition 2008, 214 p.

A — Histoire, quelle(s) histoire(s) !

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Si l'histoire commence avec l'écriture, alors est-elle relativementrécente, n'apparaissant qu'avec l'agriculture et la cité, peu après lesdernières glaciations, il y a 300 générations humaines. Succédant auchef de tribu, les premiers roitelets institutionnalisent la lutte pour lavie sous forme de guerres, conservées jusqu'à nos jours dans notremémoire collective 14. Dans cette perspective, si bien des civilisationssont apparues pour s'éteindre souvent corps et biens (l'Égypte des Pha-raons, l'île de Pâques...), le point de vue de Sirius ne voit aucune évo-lution, aucun sens à cette accumulation répétitive de conquêtes et demassacres, sinon une lente montée sous-jacente de savoirs artistiqueset techniques témoignant de qualités propres à notre espèce (car lalutte pour la survie est également la règle chez les autres espèces vi-vantes).

Mais sans doute y a-t-il dans ce point de vue une erreur concep-tuelle, une confusion entre « civilisation » et « sociétés », ce dernierterme impliquant non seulement une organisation interne mais l'affir-mation d'une finalité (« la stratégie ») appuyée sur des outils (« la tac-

14 Pendant longtemps, l'enseignement de l'histoire ne s'est-il pas réduit à l'ac-cumulation de dates de règnes et de batailles ?

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tique »). Plaçant l'homme sous la coupe de dieux et l'entretenant dansl'espoir d'un au-delà, les religions ne pouvaient vraiment organiser des« sociétés », sauf à se séculariser en se trahissant elles-mêmes par ap-pétit de pouvoir. Il est donc peut-être audacieux, mais non dénuéd'intérêt, d'homologuer « sens de l'histoire » et « laïcité » prise au senslarge. Balbutiée dans l'Antiquité, cette projection responsable del'homme dans le futur n'est vraiment apparue qu'à partir de la Renais-sance, pour s'amplifier et devenir adulte avec le Siècle des Lumières.Les philosophes, les économistes, les politiques s'interrogent dès lorssur les buts poursuivis par l'humanité, en leur subordonnant lesmoyens utiles à les atteindre. Les premiers économistes anglo-saxonsou les physiocrates français constituent de bons exemples de cetteétape « préhistorique » au sens ici retenu pour ce concept. Puis Marx amarqué longuement et fortement certains esprits, nonobstant le côtéquelque peu primaire de sa généreuse réflexion.

Ce que nous allons tenter de décrire résulte d'une « grille de lec-ture » se voulant objective, puisque fondée sur l'énergétique et l'étho-logie 15, paramètres fortement structurants d'un point de vue sociétal,mais sous-estimés voire méconnus par la plupart des analystes. Ainsi,peu avant l'ère chrétienne, Romains, Grecs et Égyptiens, sur des basesculturelles, [39] religieuses, politiques distinctes, relevaient tous troisde la société agropastorale et annonçaient la société artisanale, celledu commerce et des navigateurs (car les types de sociétés peuventcoexister, les nouvelles écrasant les anciennes sans les effacer pourautant) ; peu avant la Première Guerre mondiale, l'Angleterre et l'Al-lemagne illustraient déjà éminemment la société industrielle, lui su-bordonnant dès lors les activités agricoles. Et si Paul Valéry énonçaità juste titre, en 1919, que « les civilisations sont mortelles », sansdoute ne songeait-il pas au remplacement du charbon par le pétrole,encore moins à l'avènement du nucléaire ou de l'informatique, pour-tant depuis politiquement déterminants.

15 Science du comportement animal, dont humain, bien entendu. Si le mar-xisme a bien vu l'importance des « forces productives », il a par contre tota-lement méconnu - sinon pour le combattre vainement - le caractère indivi-dualiste, voire a-sociable de cette espèce pourtant éminemment socialequ'est l'Homme. En d'autres termes, Karl Marx (1818-1883) n'a pas connuSigmund Freud (1856-1939).

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« À chaque phase essentielle de son histoire, s'établit une unité dialectiqueentre les forces productives et les rapports de production [...]. Ce système [...]comporte notamment : la propriété des moyens de production, les classes socialeset leurs relations ; les relations qui résultent de la division du travail [...], les rela-tions de direction dans la production sociale ; les formes sociales de distributionet d'échange ».

Pierre Juquin, Parti communiste français, vers 1970.

Ce n'est donc pas en tant que modèle socio-énergétique, encoremoins comme espèce que l'humanité a « plongé » à plusieurs reprisesavec l'annihilation de plusieurs civilisations, dont celle de l'Empireromain, il y a 50 générations, d'un Empire romain usé par sa puissancemais aussi miné de l'intérieur par une révolution culturelle, par unesecte devenue religion vite érigée en pouvoir, plongeant ainsi l'Occi-dent dans une « nuit et brouillard » millénaire. Aujourd'hui, l'islamendormi (culturellement et scientifiquement) depuis l'an mil, va-t-iljouer le même rôle envers l'Occident que la chrétienté envers Rome(et l'Égypte ptoléméenne) ; replié sur une religion figée, va-t-il pourautant renoncer à l'informatique, à la pop music et au Coca-Cola ?Qu'en pensera, et qu'en décidera sa jeunesse ?

Grandeur et décadence de l'Empire romain

La question n'est pas nouvelle, abordée dès la fin du XVIIIe siècle, d'abord parMontesquieu (1688-1755) : Considérations sur les causes de la grandeur desRomains et de leur décadence (1732), puis par Edward Gibbon (1737-1794) :Decline and Fall of the Roman Empire. Histoire de la décadence et de la chutede l'Empire romain (1 766-1788).

La disparition de l'Empire romain (le 4 septembre 476, le chef barbare Odoacredétrône le dernier empereur Romulus Augustule) est l'aboutissement d'un longprocessus où l'extension démesurée des frontières, l'assimilation plus ou moinsréussie des « Barbares » ainsi soumis, une culture démarquée des Grecs sansêtre vraiment innovante, l'infiltration d'une secte ayant réussi à devenir religiond'État, ont joué des rôles cumulatifs et synergiques entraînant en fin de compteun délitement interne, une implosion, avec un véritable « choc des civilisa-tions », pour reprendre une formule plus moderne. La décadence des Romainsne peut manquer d'être rapprochée non seulement de celle des empires colo-niaux britanniques et français, peu après la Seconde Guerre mondiale, mais en-

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core de la situation actuelle des États-Unis, qui ont pris le relais pour la domi-nation du monde. Cet impérialisme à visées essentiellement économiques sefonde sur une puissance militaire sophistiquée, néanmoins tenue en échec pardes résistances locales ou mercenaires (de l'Indochine à l'Afghanistan). « Gen-darmes mondiaux », Romains et Américains ont imposé en outre leur culture etleur mode de vie, utilisant pour ce faire une langue simplifiée donc pauvre,ignorant les nuances du grec ancien, ou de l'allemand et du français classiques.

D'autres auteurs ont parlé d'un premier déclin de Rome (le passage de la Répu-blique aux dictateurs et aux empereurs), essentiellement dû à des raisons éco-nomiques : « Moins d'un siècle [40] après sa victoire éclatante sur Carthage(146 avant notre ère) la société romaine se trouve dans un état de décomposi-tion avancée. » « Produits agricoles, ressources minières, marchandises et es-claves affluaient en effet désormais massivement et à bas prix des colonies versRome (exerçant ainsi) une pression formidable sur l'économie romaine tradi-tionnelle fondée sur l'artisanat et l'agriculture familiale » (La Chute de la Ré-publique romaine. Alternatives économiques, n° 293, juillet-août 2010, pp. 54-55). Quoi qu'il en soit, le partage de l'Empire romain entre Rome et Byzance(en 395) aboutira à l'individualisation de deux cultures 16, pérennisée en 1054par le Grand schisme entre catholiques et orthodoxes, mutuellement excom-muniés. Après la Renaissance, un autre schisme scindera la chrétienté occiden-tale, partagée dès lors entre catholicisme et protestantisme, tant la « scissipari-té » semble être une règle commune à toutes les religions ou les partis poli-tiques...

16 Pour plus de données sur les relations de Rome avec la Méditerranée orien-tale, voir L'Empire gréco-romain, Paul Veyne, 2005, 875 p.

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B — Les étapes de la société humaine

Puis Dieu bénit les êtres humains en leur disant :« Ayez des enfants, devenez nombreux, peuplez toute la

terre et dominez-la ; soyez les maîtres des poissons dans lamer, des oiseaux dans le ciel et de tous les animaux qui se

meuvent sur la terre. »

Genèse 1 -28 (Société biblique française, 1997).

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Même si elle l'ignore, chaque société humaine a un « projet éner-gétique », c'est-à-dire que son utilisation du milieu ambiant, en rela-tion avec son degré de développement intellectuel ou technique, faitappel à des ressources progressivement plus nombreuses et plus com-plexes, moins « évidentes » en tout cas ! On ciblera deux critères : lanature et la quantité de l'énergie consommée (fossile ou actuelle, natu-relle ou artificielle...), la dimension de la cellule humaine (compte te-nu de la densité et de l'accessibilité des ressources). À cet effet, cinqstades peuvent être distingués, de durées progressivement contractées,avec une progression d'un facteur 160 environ de l'emprise humainesur la planète entre le début et la fin de notre ère.

Deux repères de la pression de l'espèce humaine sur le Monde

An 1 An 2000Coefficient

multiplicateur

Nombre d'individus 200 millions 6,4 milliards x 32

Consommation indivi-duelle/jour en Kilocalories

10 000 kcal 50 000 kcal x 5

(0,35tep/an) (l,6tep/an)

Collective/an en Mtep 70 Mtep 11 000 Mtep x l60

tep = tonne équivalent pétrole

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LE STADE PRIMITIF

Dite encore de « chasse, pêche et cueillette », cette société con-sommait à peine plus que la ration physiologique individuelle (3 000kcal/jour), soit 0,1 tep/an (l'équivalent de 120 litres de fioul) ; elle aété majoritaire durant quelque 50 000 ans mais Claude Lévi-Strauss l'aencore connue en Amazonie brésilienne. Toutes les sources de nourri-ture sont alors naturelles, ainsi que les « produits dérivés » : la peau debête, et les outils : le javelot (ou le [41] boomerang = du bois + del'information...). Au silex près, tout est d'origine solaire, donc renou-velable à échéance saisonnière, annuelle (fruits, herbes, petits ani-maux) ou pluriannuelle (bois, gros animaux). C'est intégralement dudéveloppement durable ! Liée au degré de fertilité locale (sol, climat,eau), la densité des ressources (productivité végétale puis animale)conditionne la taille de la cellule humaine sédentaire (groupe humainélémentaire), donc la surface utilisable et la distance quotidiennementfranchissable avec retour à l'abri sous roche (quelques kilomètres) :quelques dizaines de personnes (de tous âges) et quelques dizaines dekm2 (quelques milliers d'hectares) ; sinon, un nomadisme plus oumoins transitoire ou saisonnier s'impose.

L'unité architecturale est la grotte, ou le campement. La trace so-ciologique s'en retrouve dans la tribu, le clan (aujourd'hui l'équipe derugby ?), le tout à dominante masculine plus ou moins tempérée parl'élément féminin (jusqu'à nos jours, rôle de la mère dans tout le bas-sin méditerranéen). Chaque individu constitue son propre « esclaveénergétique ». La domestication se limite à celle du chien, compagnonde chasse (gain d'information plus que d'énergie) depuis 14 000 ans,bien avant (50 siècles) les autres espèces animales, utilisées pour leurchair et leur force de travail. La maîtrise du feu est antérieure, et sonutilisation augmente la puissance énergétique humaine (chez desAmérindiens, il s'agissait même d'un outil d'aménagement du territoirevégétal).

LE STADE AGROPASTORAL

L'agriculture n'a pu émerger (sous les latitudes européennes) quegrâce au réchauffement climatique ayant signé la fin de la dernièreglaciation, il y a quelque 10 000 ans (300 générations humaines).Compte tenu de la force de travail du bétail domestiqué, la consom-

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mation individuelle humaine quadruple par rapport au stade primitif :12 000 kcal/jour (0,4 tep/an) ; elle a concerné la majorité de la popula-tion pendant au moins 5000 ans et reste dominante dans une grandepartie du Tiers Monde. L'énergie solaire est indirectement utilisée(cultures, élevage) mais demeure biologique (photosynthèse = énergiesolaire directe, quasi instantanée). La domestication et l'améliorationdes espèces animales et végétales sauvages peuvent être considéréescomme une injection d'information dans l'anthropo-écosystème, bref,un « progrès ».

Si l'agriculteur est obligé de se sédentariser pour bénéficier del'investissement des semailles, le nomadisme persiste avec certainesformes d'élevage (le dromadaire, qui permet la razzia et le pillage).Cette dualité est traduite dans la Bible par l'épisode du meurtre d'Abelpar son frère Caïn. L'agriculteur peut vivre « à l'écart » (habitat dis-persé), dans des hameaux voire dans des bourgs ; c'est le prélude àl'apparition d'une « classe », celle des bourgeois, et l'ébauche de laville. Une exception confirme cette règle de modestie, celle de Rome(« urbi et orbi », La Ville et le Monde), qui comptait (paraît-il) déjàun million d'habitants sous Jules César ; le même chiffre semble ac-quis (avec les faubourgs) à l'intérieur du mur de l'empereur Dioclétien(qui régna de 270 à 275 de notre ère).

LE STADE ARTISANAL

Ce stade voit doubler la puissance mise en œuvre, avec une con-sommation individuelle moyenne de 25 000 kcal/jour (0,9 tep/an). EnEurope, les trois siècles couvrant de 1550 à 1850 constituent l'apogéede cette époque. Dans l'optique socio-énergétique ici adoptée, le cri-tère du passage du stade agropastoral au stade artisanal résulte d'unappel à [42] des énergies certes toujours solaires, mais physiques etnon plus biologiques : l'éolien (la marine à voile, les moulins à vent :la fortune de l'Espagne !), l'hydraulique (les moulins à eau, avec lespremiers barrages...). Pour cette raison, on peut aussi parler de sociétépréindustrielle (au moins localement), et souligner que c'est bien lamobilité éolienne qui a ouvert le monde aux explorateurs, bien au-delàdes échanges antérieurement connus en Méditerranée. Du coup l'éco-nomie accentue sa présence, avec son cortège de succès (diversifica-tion des ressources minérales et biologiques ; augmentation de la bio-

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diversité alimentaire) et d'échecs, pour ne pas dire de méfaits (pillagedes ressources et des hommes ; acculturation, esclavage).

Pour l'Europe, on a pu estimer à 1 850 MW (mégawatts) la puis-sance correspondant vers 1780 aux quelque 500 000 moulins à eaudélivrant chacun en moyenne 5 chevaux (3,7 kilowatts) ; la contribu-tion des moulins à vent était du même ordre, 1 500 MW, soit un totalde 3 350 MW (l'équivalent de trois gros réacteurs nucléaires, tout demême) ; la population à la même époque était voisine de 185 millionsd'habitants, d'où une puissance moyenne de 18 watts par habitant, unebonne ampoule électrique moderne... À comparer aux 730 millionsd'Européens de l'an 2000, dotés d'une puissance électronucléaire glo-bale de 165 GWé (soit une puissance moyenne de 225 watts par habi-tant, 10 à 15 fois plus « seulement » que deux siècles plus tôt). Mais,bien évidemment, l'électricité n'est pas la seule énergie dont disposel'homme actuel avec le pétrole et le gaz, et la disparité était sans douteaussi grande en 1780 avec la force musculaire, nourrie par les récoltesd'alors, dont bénéficiaient nos ancêtres et leurs animaux domestiques.La ville s'affirme : Paris, Marseille ou Lyon étaient déjà des centresdémographiques, économiques et culturels, néanmoins limités àquelques centaines de milliers d'habitants. Au milieu du XVIIe siècle,Paris comptait 500 000 habitants environ (pour 25 000 habitations) ;un siècle plus tard, Londres en est à 675 000 et le million sera atteintau tout début du XIXe (Paris n'atteindra ce seuil symbolique que vers1844).

LE STADE INDUSTRIEL

La nature de l'énergie peut à elle seule permettre de définir l'étapesuivante : biologique ou physique, elle était jusqu'alors « actuelle »,instantanée ou presque ; désormais, si elle reste solaire, c'est de ma-nière très différée, disons « fossile » pour lâcher le mot : charbon, pé-trole et gaz, l'ère de l'anthropocène carboné 17 démarre ! Avant que leséconomistes tirent des chèques sur l'avenir, les industriels tirent deschèques... sur le passé, en déterrant le charbon, en pompant le pétroleou en dégonflant le gaz, toutes sources que la nature avait mis des

17 Cf. J. Grinevald, La Biosphère de l'Anthropocène. Climat et pétrole, ladouble menace. Collection SEBES, Georg. Edit, Genève, 2008, 292 p.

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centaines de millions d'années à fabriquer à partir de la matière orga-nique, dite aujourd'hui « biomasse ». On peut chiffrer à 50 000kcal/jour (1,7 tep/an) le niveau individuel moyen de consommation dupremier sous-stade, sa durée à un siècle (au niveau mondial, il n'a étédépassé que peu avant 1970 par les hydrocarbures) ; pour le second,dévolu au pétrole, la consommation double (100 000 kcal/jour ; 3,5tep/an) mais la durabilité de la ressource est divisée par deux (un de-mi-siècle : le peak-oil précédera largement le peak-coal) ! Du pointde vue technique, les deux guerres mondiales ont accéléré le mouve-ment, surtout la seconde, qui voit les « armes » se reconvertir en « ou-tils » : les explosifs en engrais, les gaz asphyxiants en pesticides, lesjeeps en berlines, les chars en poids lourds, les bombardiers en longscourriers... Le nucléaire attendra son heure, même s'il pointe déjà sonnez.

[43]

C'est en Angleterre que cette révolution industrielle a démarré, peuaprès la défaite de Napoléon, avec une avance de plusieurs décenniessur les autres pays. Londres compte 1,0 million d'habitants dès 1800 ;1,6 en 1820 ; 2,6 en 1850 ; 6,5 en 1900 ; 8,0 en 1960 mais 6,0 en1990. Paris (le Grand Paris) suit d'un peu plus loin : 0,55 million d'ha-bitants en 1800 ; 0,65 en 1820 ; 1,1 en 1850 ; 3,9 en 1900 ; 5,5 en1950 (en 2000 : 11,8 millions, mais 2,2 pour Paris sensu stricto). Dansle Nouveau Monde, l'accélération est plus forte encore, puisque NewYork ne compte que 22 000 habitants en 1750 puis 79 000 en 1800,mais 700 000 en 1850 ; 1 million vers 1855 ; 3,4 en 1900 ; 7,9 en1950 ; elle atteindra 8,0 millions en 2000 et 8,4 en 2009. Si la ville« gagne du terrain » grâce à l'architecture verticale (les buildings), leprix de l'urbanisation est lourd à payer en termes énergétiques, comptetenu des mouvements de tous ordres, internes (transports individuelsou collectifs) ou externes (importation des biens de consommation,exportation des produits et des déchets) : densifiée, la ville est émi-nemment « énergivore » !

LE STADE NUMÉRIQUE

Contrairement au stade précédent, les variantes de celui-ci ne sontpas successives (charbon puis hydrocarbures), mais alternatives oucumulatives.

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Dans le premier cas, le futur peut être vu comme l'extrapolationdes tendances antérieures, avec, plus que jamais le mot-clé deCROISSANCE comme doctrine. Cette option mérite du coup d'êtrequalifiée d'hyper-industrielle avec - comme en France - l'électro-nucléaire comme réponse à la boulimie énergétique résultante. Un ni-veau individuel de consommation énergétique de 400 000 kcal/jour,soit14 tep/an peut être avancé, celui du Nord-Américain urbain actuel.ITER est dans la logique d'une telle perspective, présenté comme unesource d'énergie (en principe) inépuisable, bon marché, non pol-luante... L'électricité, par sa « versatilité », a ouvert un champ de pos-sibilités encore sous-estimé, même si ses usages sont déjà multi-formes. Mais lorsque cette énergie « idéale » devenue « source » seraà portée de main (au pôle Nord comme dans la fosse des Mariannes),les rêves les plus audacieux le deviendront aussi : plus de frein à uneagriculture de synthèse capable de nourrir des milliards d'êtres hu-mains auxquels toutes les latitudes seront ouvertes par correction mi-croclimatique ; plus de frein à des échanges inter-continentaux debiens et de services diversifiés, grâce à la conversion d'un ancien pol-luant, le gaz carbonique, en nouveaux hydrocarbures plus bleus quebleus. Au niveau mondial, 320 villes accueillaient plus d'un milliond'habitants en 1997 déjà, dont 180 dans le Tiers Monde. À vrai dire, ilne s'agissait plus de « villes » mais de mégalopoles, et le Monde futurrisque bien de n'être qu'un vaste empilement tridimensionnel d'habita-tions et d'espaces de jeux, les « usines » étant installées en sous-sol ouau fond des océans. Mais qu'à cela ne tienne, puisque (certains en rê-vent déjà) la porte sera ouverte à la colonisation de la Lune et deMars : si Clausius est mort, tout est désormais permis...

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[44]

Évolution des sociétés humainesen fonction des paramètres actifs

Figure 1

Dans la seconde perspective, si l'électricité est à bien à retenircomme relais énergétique, c'est pour l'optimiser, c'est-à-dire ne pas lagaspiller, car elle sera à tous égards toujours « coûteuse » à produire,dans tous les sens du qualificatif ; le mot-clé est alors celui de SO-BRIÉTÉ, et de responsabilité. Pour une population mondiale stabili-sée, voire décroissante, la ration énergétique journalière sera de 80000 kcal/individu, soit 2,8 tep/an, 20% de moins qu'à l'heure actuelleen Europe. Sa fourniture est assurée, non seulement par des écono-mies d'énergie qui ont d'ores et déjà fait la preuve de leur efficacité,mais par ce qu'il est convenu d'appeler un « bouquet énergétique »,fondé de près ou de loin sur l'énergie solaire et les énergies terrestres.À l'uniformisation qui résulterait inéluctablement de la première op-

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tion répondrait dans la seconde une ambiance de diversification où lesvaleurs qualitatives (naturelles, culturelles) prendraient le pas sur lesréférences quantitatives. Une véritable civilisation, dont la durabilitéserait garantie à la source comme à l'emploi des ressources, une civili-sation « les pieds sur Terre », à laquelle l'homme n'aura accès qu'àl'expresse condition d'adopter une sensibilité et une sagesse dont il n'apas toujours fait preuve dans le passé.

Évolution des sociétés humaines, en fonction des paramètres actifs (force detravail humain, surfaces utiles, capital numéraire, énergies non humaines, in-formation numérisée).

Commentaires

1/ Au stade primitif de l'économie humaine, capital et producteur ne sontqu'un : la nature, dont l'homme se contente de prélever les intérêts annuels, ai-dé pour cela (sexes et âges confondus) d'un seul « esclave énergétique » : lui-même. La surface disponible est un facteur limitant.

[45]

2/ Au stade agropastoral, la force de travail humaine (quatre esclaves énergé-tiques) est amplifiée par la domestication animale, et la productivité végétaleest améliorée par la sélection agricole. Le territoire est toujours nécessaire maiss'en voit diminué d'autant ou, ce qui revient au même, permet l'accroissementde la cellule humaine. Au début du XIXe siècle en Europe, lorsque la démogra-phie rurale sature les agro-systèmes, le problème des surfaces devient crucial.Mais il existait déjà pour partie dans l'économie de chasse et cueillette, et réap-paraîtra au stade industriel pour les activités non alimentaires, comme en té-moignent aujourd'hui l'urbanisation verticale ou les prix croissants du foncier.

3 /Au stade artisanal (neuf esclaves comme ordre de grandeur), une classesociale se dégage du travail manuel à l'aide des premières machines et du nu-méraire, qui permettent notamment l'exploration du monde avec la marine àvoile et la découverte de nouvelles ressources, vivantes (la pomme de terre, lemaïs, la tomate, le café...) ou minières (l'or des Incas fait - momentanément - lafortune de l'Espagne). Les premières banques apparaissent, en Italie et enFlandre ; la ville s'organise.

4/ Au stade industriel, l'homme a mis la main sur un trésor caché : l'énergiefossile, qui multiplie ses potentialités grâce au charbon (et à l'acier), puis avecles hydrocarbures (et les matières plastiques) ; l'électricité apparaît comme unvecteur polyvalent, quasi magique (dix-sept et trente-cinq esclaves environ).L'urbanisation s'affirme, avec elle la démographie. Les frontières se précisent(à l'Occident) et la colonisation bouleverse le monde en creusant l'écart entreriches et pauvres.

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5/ Au stade postindustriel, les options sont plus ouvertes encore, un véritable« choix de société » s'impose 18. Ou bien la poursuite de la croissance, avecl'espoir de nouvelles ressources (le nucléaire ?) et de nouveaux horizons (nu-mériques, extraterrestres ?). Ou bien une sobriété maîtrisée (les pieds sur terre),une démographie contrôlée, le respect de l'environnement (respectivement :cent quarante esclaves énergétiques et informatiques : est-ce matériellementdurable ; ou vingt-huit esclaves, pour tous : est-ce socio-politiquement accep-table ?).

On notera que chaque étape n'efface pas la précédente mais s'y ajoute en lacomprimant et en la modifiant. La quantité d'énergie n'augmente pas linéaire-ment, mais exponentiellement, la population aussi. Le temps n'est pas répétitifmais accéléré. Au total, l'évolution socio-énergétique est « hyper-exponentielle ».

C — Une trajectoire, des perspectives...

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Lorsqu'il ornait la grotte Chauvet (il y a 32 000 ans), l'homme étaitnaturel, comme les autres espèces animales confrontées au problèmede la survie, individuelle et collective, dans un contexte à la fois hos-tile et nourricier. Le changement a été progressif et récent, si bien quenous ne réalisons pas encore à quel point nous avons quitté cet état, etquelles traces nous en avons conservées. L'homme est devenu l'es-clave de ses esclaves énergétiques, eux-mêmes devenus les maîtres del'évolution des sociétés humaines, avec l'avènement de l'informatiquegénéralisée ; en un sens, l'homme s'est auto-domestiqué. Nonobstant,l'homme industriel a pu longtemps croire qu'il avait définitivementéchappé à la nature ; mais, lorsque ses émissions remettent en cause lecycle du carbone et provoquent un dérèglement du climat, ne lui est-ilpas durement rappelé qu'il est toujours solidaire, en mal comme enbien, de la biosphère, voire de « Gaïa » ?

18 Chaque fois que l'Homme a inventé une machine ou un procédé, il l'a utilisénon pas pour soulager la peine et diminuer le travail mais pour augmenter laproduction (y compris par le pillage des ressources et la pollution), au-delàdes « besoins » que la société considérait comme légitimes.

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Le « caractère humain »ou « une espèce animale (pas) comme les autres »...

« Nous devons également établir des relations portant sur les caractéristiquesde l'espèce humaine, pratiquement inchangées depuis le Néolithique. Que lahaute fréquence des records sportifs n'étourdisse personne : zoologiquement,nous restons pour le moment Homo sapiens, avec une température voisine de37 °C, une ration calorique quotidienne d'environ 3 000 kcal, un espace vital del'ordre de l'hectare (c'est-à-dire la surface compatible avec une vie harmo-nieuse, et non l'espace susceptible d'être connu), des capacités relationnellesd'une douzaine d'unités, des capacités de mémoire d'environ une centaine detextes avec un vocabulaire de 2 000 mots et, en conséquence, des capacitésd'apprentissage limitées... et enfin, ne l'oublions pas, une agressivité liée ànotre passé ancestral de chasseur. »

J.-M. Julien & J. Vieira da Silva, La société humaine dans la biosphère. Pro-positions pour une analyse scientifique. Labo. Ecol. génér. et appl, Univ. Paris7. Après 1981, 43 + 3 p.

En fait, par rapport à la nature, l'homme est aujourd'hui « assisentre deux chaises » : contrairement aux autres espèces animales, il asu construire des outils et des armes pour assurer sa survie et son pou-voir ; mais sa « morale », leur utilisation n'ont pas suivi sa technique,leur élaboration, comme le prouvent Hiroshima, l'effet de serre ou Fu-kushima. Désormais, la « guerre économique », avec ses effets né-fastes sur les ressources naturelles et humaines, a remplacé la guerretout court. Comme l'a écrit Herbert Marcuse, il y a eu « manipulationsociale de l'agressivité, qui a transféré l'acte agressif sur les instru-ments techniques, ce qui atténue le sentiment de culpabilité ». (RevueLe Sauvage, n° 2, 1973, p. 3). On peut déclencher le feu nucléaire enappuyant aveuglément sur un bouton, alors qu'au sein d'une meute leloup dominant est désarmé par l'attitude de soumission de son congé-nère subordonné. Il y a cohérence sociobiologique dans le second cas,incohérence techno-éthique dans le premier : qui est le plus « civili-sé », du loup ou de l'homme ?

Ainsi, au point actuel de son évolution, l'homme n'est plus fran-chement naturel, sans être pour autant totalement artificiel : il est de-venu « naturficiel » et reste bien pro parte un « animal », n'en déplaise

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à l'archevêque de Canterbury, choqué par les révélations de Darwinsur l'évolution biologique de notre espèce. Pourtant, « la comparaisonscientifique entre l'homme et les bêtes (sic !) n'implique pas plus unabaissement de la dignité humaine que les conclusions de la scienceactuelle sur l'origine des espèces » (Konrad Lorenz. Fondements del'éthologie. 1984).

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Première partie :Les fondamentaux

Chapitre II

LA DÉMOGRAPHIE

« Si des rats considéraient notre espèce comme nousobservons la leur dans les cages de nos laboratoires, ils

comprendraient immédiatement nos problèmes actuels et àvenir : entassement démographique, épuisement des res-

sources, accumulation des déchets, agressivité et lutte pourla survie individuelle ; le tout au détriment de l'espèce et du

milieu ambiant. »

Henri Laborit (comm. perso., Genève, 1982)

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Parmi les sciences humaines, la démographie est sans doute l'unede celles disposant sinon des meilleures données, du moins des mé-thodes d'analyse et de prédiction les plus performantes (plus en toutcas que l'économie...). Inversement, il est peu de problèmes qui aientsuscité chez l'homme tant de fantasmes, tant d'inquiétudes, d'erreurs etd'idées reçues. Chacun d'entre nous est concerné, mais les « 3 E »(États, Églises, Économie) se sont arrogé des droits, et se permettentdes interventions qui mettent en cause la responsabilité et la libertéindividuelles. Jusqu'à la société industrielle, tant que la main-d'œuvreconstituait la principale force de travail ou d'agression, il est évidentque le pouvoir ne pouvait transiger sur cette valeur essentielle, attitudetransmise par Louis XIV à Charles de Gaulle via Napoléon Ier. Desurcroît, au niveau individuel, la perpétuation de la lignée relève d'un

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intime tabou, car il n'est jamais confortable d'évoquer sa propre dispa-rition ni la perte des héritages, pris au sens le plus large, matériel etculturel. Pourtant, aussi conditionné soit-il, l'individu garde une éton-nante marge de manœuvre, pour peu que les circonstances lui aientdessillé les yeux : en France, la décrue démographique s'amorce dansles campagnes dès le troisième quart du XVIIIe siècle, le boutiquier oul'artisan urbain de la Belle Époque adopte l'idéal de l'enfant unique ;aujourd'hui, 85 % des catholiques pratiquants reconnaissent ne pastenir compte des consignes de l'Église catholique sur la maîtrise de lafertilité.

[48]

« La reproduction est (en France) une fonction naturelle et l'action de l'instinctserait aveugle si l'homme civilisé ne faisait intervenir la raison. Abandonner audestin la naissance d'une vie humaine, c'est n'être point libre. Cette conceptionest pour le Français la conséquence naturelle d'un principe de vie dont il estfier. »

Friedrich Sieburg. Dieu est-il Français ?, Grasset, 1930, 370 p.

Pourtant, aujourd'hui encore, la loi du silence entache au niveauplanétaire les conséquences de la pullulation démographique, ou « po-pullulation » : politiquement incorrecte, « la question ne sera pas po-sée... »

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2.1. Paramètres démographiques.Quelques idées reçues

A — Paramètres démographiques

TAUX DE NATALITÉ, DE MORTALITÉET D'ACCROISSEMENT. FÉCONDITÉ FÉMININE.

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La natalité et la mortalité annuelles sont généralement expriméesen nombre de naissances (n) ou de décès (m) pour 1 000 habitants.Leur différence (r = n - m) constitue le taux brut d'accroissement (an-nuel) de la population, positif (croissance) ou négatif (décroissance),éventuellement assorti du solde migratoire, lui aussi positif (immigra-tion) ou négatif (émigration). Ces paramètres étant susceptibles devariations plus au moins aléatoires dues à des phénomènes « ex-ternes » (guerres, crises, etc.), des données visant de plus longs termessont également utilisées pour analyser et mieux comprendre la démo-graphie d'un pays ou d'une époque. Ainsi, une natalité ou un accrois-sement de 20 p. mille (2 %) par an n'a pas la même signification selonqu'il s'agit d'une population comptant beaucoup ou peu d'adultes,beaucoup de juniors ou de seniors, la proportion des mères pouvantdifférer selon les cas. Chez les mammifères, le goulot démographiquese situant au niveau des femelles, elles seules sont prises en comptedans les calculs démographiques à caractère scientifique, n'en déplaiseaux mâles dominateurs.

Le taux annuel de natalité peut donc être trompeur, d'autant qu'iln'offre qu'une « photographie » de la situation démographique à unmoment donné : si, pendant un an, toutes les femmes fertiles deFrance se comportaient comme jadis Lysistrata (la grève de l'uté-rus...), cet indicateur annuel, dit encore indicateur conjoncturel de fé-

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condité, ICF 19 (J. Vallin & F. Meslé. « Naître, Grandir, Vieillir », inL'État de la France 1993-94. La Découverte, Paris/ 1993, pp. 46-55),serait évidemment nul, quitte à doubler l'année suivante lors de la re-prise des relations et des contacts... De même pour le taux de mortali-té, ainsi surchargé par la canicule de 2003, à l'origine de 15 000 décèsanticipés chez les personnes âgées. De plus, l'âge moyen des materni-tés augmentant désormais, les indices annuels sont diminués d'autant,jusqu'à stabilisation de la situation. Bien que plus difficile à estimer, ilest donc plus réaliste à terme de considérer le nombre d'enfants en-gendrés par une femme sur toute la durée de sa vie, dit encore indica-teur de descendance finale, où l'on additionne « non [49] plus les tauxde fécondité par âges d'une année civile, mais les taux observés àchaque âge dans une génération de femmes durant toute sa vie fé-conde » (Vallin & Meslé, op. cit.). Cette « cinématographie » de lanatalité est moins commode à calculer, mais elle présente l'avantagede gommer le biais des changements de calendrier en cours de généra-tion ; cet indicateur est théoriquement égal à 2,0 (soit encore 1,0 nais-sance féminine par mère) pour assurer le renouvellement des généra-tions (en pratique 2,1 naissances dans les pays développés, pour tenircompte des décès infantiles et autres aléas) ; la situation est alors qua-lifiable de « croissance démographique zéro ». C'est sensiblement lecas de la population française (hors immigration) depuis le début dece siècle, succédant à une période de croissance (jusqu'à 2,6 enfantsen moyenne par mère) de la fin des années 1940 jusqu'à la fin des an-nées 1950, puis de décroissance nataliste modérée dans la secondemoitié du siècle.

19 ICF, dit encore Indice synthétique de fécondité, ISF.

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Accroissement démographique annuelde la France de 1946 à 2010

Figure 2

Dans cette évolution qui couvre deux générations (de 40 à 63 millions d'habi-tants), la croissance moyenne a été linéaire (rectiligne), avec une pente annuellemoyenne de + 350 000 individus ; par années consécutives, on observe (trois)quatre phases distinctes :

1/ De 1947 à 1975, une phase de croissance élevée, avec plus de 400 000personnes supplémentaires par an en moyenne, d'où ressort le « pic des pieds-noirs d'Algérie » (près d'un million de personnes), en 1962.

2/ De 1975 à 1993, une baisse notable, avec un accroissement annuel moyende moins de 300 000 personnes (266 000 +/-33 000).

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3/ De 1994 à 1999, une baisse accusée, avec un peu moins de 200 000 per-sonnes supplémentaires par an en moyenne (188 000 +/- 7 000).

4/ De 2000 à 2010, une nette reprise de la croissance démographique, avecun accroissement annuel proche de 400 000 personnes en moyenne (sauf sur lestoutes dernières années) (387 000 +/- 44 000).

[50]

Ceci dit, chaque paramètre amène une information, par exemple letaux de natalité comparée des divers pays du monde, surtout si l'onexamine son évolution entre deux dates, les mêmes pour tous les pays(ici, statistiques-mondiales.com, oct. 2009). En Europe, les valeurs en2008 vont de 8,2 (naissances pour 1 000 habitants) en Allemagne (re-pli de 41 % depuis 1970) et en Italie (-50%), à 14,6 (-34%) en Irlandeet 12,6 (-25 %) en France, en passant par 9,6 (- 39 %) en Suisse et10,0 (- 41 %) en Pologne. La baisse de 25 % enregistrée en France enun peu plus d'une génération peut surprendre, puisque la féconditéféminine est restée sensiblement constante dans le même temps ; c'estque, dans l'intervalle, la longévité donc le nombre de seniors ayantaugmenté, le diviseur a baissé pour un nombre de naissances sensi-blement maintenu. Paradoxalement, c'est plus le vieillissement de lapopulation que sa fécondité que l'on mesure avec cet indicateur ;néanmoins, on trouvera plus loin (chap. 8.1. A, p. 248). Riches etpauvres, deux mondes en compétition) un classement des 192 nationsde la planète fondé sur ce critère.

Taux de fécondité (enfants par femme) en 2004pour l'Europe (Source INSEE)

Tchéquie 1,23 Espagne 1,30 Pays-Bas 1,73

Pologne 1,23 Italie 1,33 Roy.-Uni 1,74

Lettonie 1,24 Allemagne 1,37 Suède 1,75

Hongrie 1,28 Suisse 1,41 France 1,91

Grèce 1,29 Portugal 1,42 Irlande 1,99

Union européenne : 1,50. Pour comparaison Japon : 1,38 ; USA : 2,07.

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LES PYRAMIDES DÉMOGRAPHIQUES.CLASSES D'ÂGE ET ÂGE MÉDIAN

Pour juger de la structure d'une population, on peut exprimer sa ré-partition en classes d'âge, par exemple par tranches de 5 ans, de 0 à100 ans, en pourcentage du total des individus. Figurée verticalement(tranches d'âges en ordonnées, effectifs en abscisses, sexes distincts depart et d'autre d'une verticale médiane), la pyramide adopte des formesrendant immédiatement compte de la structure de la population : unelarge base amenant plus ou moins régulièrement à une pointe (forme« en sapin de Noël ») dénote une population « en voie de développe-ment » ; une forme en toupie (plus d'adultes que de jeunes et que devieux) illustre les pays développés ; une forme insolite - jamais obser-vée pour notre espèce - serait celle d'un cylindre où les classes d'âgeprésenteraient toutes les mêmes effectifs, les seniors disparaissant toussimultanément au même âge, compensés « en temps réel » par unnombre rigoureusement égal de nouveau-nés 20. La population seraitalors stable, quantitativement et qualitativement. Une formulationsimplifiée des pyramides démographiques ne distingue que troistranches (ou classes) d'âge, dont les bornes (conventionnelles) peuventd'ailleurs différer quelque peu entre époques et pays : de 0 à 20 ans(élevage, éducation), de 21 à 60 ans (âge adulte, actif, reproducteurmasculin), 61 ans et au-delà (vieillesse, retraite). Si l'on privilégie lecritère du travail, la frontière s'abaisse à 15 ans dans les sociétés ru-rales et tend désormais à dépasser 60 ans dans les sociétés les plus« avancées » (chômage mis à part, évidemment).

[51]

L'importance des personnes d'âge égal ou supérieur à 65 ans va de3 % (Niger) à 23 % (Japon), en passant par 5 % (Inde), 6 % (Brésil),8 % (Chine), 13 % (USA) et 17 % (France) (Le Point, n° 1952, 11

20 Peut-être en arrivera-t-on là avec un gouvernement « démocratique » (c'est-à-dire où le paramètre démographique serait politiquement primordial),lorsque la population humaine atteindra 50 milliards d'individus à l'orée duXXIIe siècle... Chaque famille ou chaque cohorte disposerait alors d'un« bon à tirer » annuel, processus éminemment biocratique que n'avait pasprévu Aldous Huxley dans son « Brave New World » ! Chez les Polyné-siens, cela avait un nom : « secouer le cocotier »...

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févr. 2010, p. 56). Un autre indicateur encore plus synthétique (maisen gagnant de la lisibilité, on perd souvent de l'information...) est ob-tenu en calculant l'âge médian d'une population, également partagéeen nombre (50/50), de part et d'autre de celui-ci.

La population mondiale actuelle

Population Nat./Mort. Espér. Vie Enfants > 65 ans Croissance

Afrique 1 033 35,0 / 12,0 55 4,45 35 (0,4 %) 2,3 (30 ans)

Amérique latine 589 18,1 / 6,0 74 2,17 41 (7,1 %) 1,1 (63 ans)

Amérique du Nord 352 13,6 / 7,8 79,7 2,02 46 (13,1 %) 0,9 (77 ans)

Asie (+ Océanie) 4 013 18,6 / 7,4 69,7 2,31 282 (7 %) 1,1 (63 ans)

Europe (+ Russie) 733 10,5 / 11,5 75,6 1,52 119 (14,9 %) 0,1 (700 ans)

Monde 6 909 19,9 / 8,4 68,2 2,52 523 (7,6 %) 1,1 (63 ans)

Source : World Population Prospects, ONU 2009 (estimation pour 2010)

Population : en millions d'habitants.Nat. / Mort. : Natalité/Mortalité, pour mille habitants et par an.Espér. Vie : Espérance de vie à la naissance (ans). Enfants : Enfants nés par mère (ISF).Croissance : Taux de croissance annuel, en % (entre parenthèses : temps de doublement).> 65 ans : personnes âgées de plus de 65 ans (en millions ; entre parenthèses, pourcentage).

On constate que :

1/ L'Asie abrite 57 % de la population mondiale.2/ L'Europe en abrite à peine plus de 10 %.3/ L'Europe a une population au mieux stabilisée, ou en probable déclin.4/ La population africaine, sur les bases actuelles, doublera en 30 ans.5/ Les Amériques et l'Asie ont un temps de doublement de l'ordre de 70 ans, proche de lamoyenne mondiale.6/ L'Europe et l'Amérique du Nord ont un même pourcentage de seniors (13 à 15 %), le doublede l'Amérique latine et de l'Asie, lui-même identique à la moyenne mondiale. Ce paramètre estdramatiquement bas en Afrique subsaharienne, mais plus élevé en Afrique méditerranéenne.

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LA LONGÉVITÉ ET L'ESPÉRANCE DE VIE

La longévité est un paramètre à la fois chargé de sens et facile àmesurer ; son inconvénient est qu'il n'intéresse vraiment que lesmorts... On a donc défini l'espérance de vie qui, à la naissance, estévidemment synonyme de longévité. Mais il y a là un pari puisque,pour prédire la longévité des nouveau-nés, on se base sur l'âge moyendes individus décédés au même moment : mais qu'est-ce qui prouveque les conditions de vie futures autoriseront à l'avenir les mêmes per-formances, même en moyenne ? En d'autres termes, peut-on assurerque la majorité des enfants nés en 2010 et dont les grands-mères dé-cèdent aujourd'hui en moyenne à 80 ans, ne décéderont pas eux-mêmes après 2090, ou avant ? Ces réserves faites, l'espérance de viepeut être calculée à tout âge, par exemple à 20 ans ou même à 80 ans,avec des résultats bien différents, voire aujourd'hui peu compréhen-sibles dans certains contextes. Ainsi, à l'heure actuelle, il n'y a pasgros risque pratique à confondre espérance de vie à la naissance etlongévité potentielle, du moins dans les pays les plus avancés (France,Suède, Japon, etc.), où la mortalité infantile, et même adolescente etadulte, a été réduite à des valeurs qualifiables de second ordre. Àl'inverse, dans les sociétés sous-développées, il arrive encore que lamoitié des nourrissons connaissent la mort avant leur sixième année.Au niveau mondial, le taux d'accroissement démographique restenéanmoins un indicateur global permettant une évaluation réaliste del'évolution démographique, sachant qu'un taux de croissance annuelleégal à 1 % [52] correspond à un doublement (en croissance exponen-tielle) de la population en (69)70 ans (35 ans pour 2 % ; 140 ans pour0,5 % = 5 p. mille). Ce paramètre a commencé à décroître vers 1964,année où il atteignait le record de 22 p. mille (doublement en 31 ans,une génération humaine). Actuellement, sa valeur est estimée à 1,15%(doublement en 60 ans) ; on prévoit 7,5 p. mille pour 2030 (temps dedoublement, 92 ans) et l'on envisage 4,5 p. mille vers 2050 (temps dedoublement, 150 ans). Pourrait-on alors parler de quasi-stabilisation ?

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« On vit plus vieux, mais en moins bonne santé »

Pour les femmes et pour les hommes, la France se classe dans le peloton de têtemondial pour la longévité, qui continue à croître bien qu'un peu ralentie. Maisil en est autrement de l'EVSI (= Espérance de vie sans incapacité, ou « sanshandicap ») pour laquelle notre pays n'occupe que la dixième place euro-péenne. Entre 2008 et 2010, la baisse de cet indice a atteint chez nous enmoyenne un an (1,1 pour les femmes, 0,8 pour les hommes) (Source : INED,19 avril 2012). En d'autres termes, notre médecine est devenue plus palliativeque curative ou préventive, et cette « gériatrie de survie », consommatrice desoins sophistiqués et coûteux, participe de plus en plus au trou de la Sécu ; cecipourrait conduire à des choix où l'éthique et le réalisme auront à trouver unéquilibre bien délicat.

B — Evidences, erreurs et idées reçues

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LA FÉCONDITÉ NATURELLEEST SURDIMENSIONNÉE

Une donnée démographique essentielle devrait être plus largementconnue... et regardée en face : en absence de toute contraception et dedécès prématurés (la mort en couches était un phénomène plutôt mar-ginal dans les sociétés agropastorales), la fécondité naturelle de la fe-melle humaine, entre 15 et 45 ans, est de 10 à 12 naissances. Une tellevaleur a été évidemment « décidée » et dimensionnée par l'évolution ;en son absence, l'homme de Cro-Magnon se serait sans doute éteint, sibien que nous ne serions pas là pour en disserter. Mais dès que notrefécondité moyenne est passée en dessous de la barre des 10 enfants, àla fin du XVIIe siècle, les pouvoirs (religieux, temporel, écono-mique...) auraient pu s'inquiéter, alors qu'ils ne l'ont fait que bien plustard, surtout à partir de 3 enfants. Bien évidemment pourtant, commel'a remarqué, ironiquement et lucidement, Robert Hainard, les tenantsde la moralité auraient dû intervenir bien avant l'époque moderne, dèsle règne de Louis XVI, lorsque la « transition démographique » s'estamorcée, pour la première fois au monde, avec passage en dessous de5 enfants en moyenne dans les sociétés rurales les plus avancées

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(plaines fertiles sous climats tempérés). Et si l'évolution a donné à lafemme et à l'homme modernes l'intelligence et la possibilité d'avoirdeux enfants seulement grâce à la contraception, c'est parce que cesdeux rejetons suffisent désormais à notre survie, grâce au progrèsscientifique et culturel.

Dans son livre La bombe P 21 écrit en 1971 (il y a 40 ans), PaulEhrlich pronostiquait « 7 milliards d'hommes pour l'an 2000 » : il s'esttrompé, puisque ce chiffre a été atteint en 2011 « seulement ». Deuxremarques néanmoins : tout d'abord, en un tel domaine, il vaut mieuxune erreur par excès que par défaut, la surprise est moins désagréable ;ensuite, Ehrlich s'est trompé sur la date (11 ans, c'est bien peu aprèstout, le tiers d'une génération humaine), mais pas sur le nombre, ce quiimplique bien que nous serons 9 milliards vers 2050 (dans 40 ans),sauf accidents de parcours.

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VRAI ou FAUX ? Quelques paradoxes démographiques

1/ Le nombre des arrière-grands-mères va diminuer en Europe : VRAI !

Affirmation paradoxale à première vue, puisque la longévité féminine at-teint aujourd'hui des records (en France, en moyenne 84 ans). Mais, dans lemême temps, l'âge moyen des mères à la naissance de leur premier enfant batlui aussi des records (en France, près de 32 ans). Autrement dit, alors qu'il y aune génération, on pouvait être arrière-grand-mère à 75 ans (25 ans/50 ans/75ans), il faudra sous peu être centenaire (33 ans/66 ans/99 ans) pour accéder aumême statut. Et comme les centenaires resteront tout de même l'exception...Dans le reste de l'Europe - où la primiparité retardée sévit également - la situa-tion est aggravée par la sous-natalité générale (en dessous de 1,5 enfant parfemme dans la plupart des États, à l'Est comme à l'Ouest) car, faute de bam-bins, il y a encore plus de chances de n'y point voir d'arrière-grands-mères !

2/ La polygamie peut faire baisser le nombre d'enfants : VRAI !

Ce qui compte en démographie, c'est le nombre de femmes en âge de pro-créer, indépendamment de leur statut familial, monogame ou polygame ; qu'il yait plus d'hommes n'accroît pas la fécondité féminine. La polygamie peut doncfaire baisser le nombre de naissances car un homme trigame (écartant deuxmâles célibataires) peut hésiter à se charger de 15 enfants, alors que troishommes monogames ne verront aucun obstacle, dans le même contexte social,

21 Paul R. Ehrlich, La bombe P, 1972.

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à avoir plus de 5 enfants chacun (une remarque en passant : en France, la poly-gamie n'est pas une charge supplémentaire pour la Sécurité sociale, puisque lesmères célibataires touchent les mêmes allocations que les autres...). Ceci dit, lapolyandrie (qui commence à apparaître en Inde, par suite d'un déficit en filles)serait plus efficace pour faire baisser la natalité, car une femme - contrairementà un homme - ne peut avoir plusieurs enfants au même moment 22.

3/ L'immigration est responsable de la crise du logement : FAUX !

Sauf dans certains secteurs sociaux, l'augmentation de la demande en lo-gements dépend surtout d'autres facteurs que l'immigration : l'augmentation desexigences (surfaces, confort) ; l'augmentation du nombre de personnes âgéesqui, même en maison de retraite, occupent ou gardent des logements non dis-ponibles pour les plus jeunes ; l'augmentation du nombre de familles monopa-rentales (en France, 4 millions), non compensé par le nombre de familles re-composées (2 millions environ).

4/ En France, deux enfants par mère, ce n'est pas mal du tout : VRAI !

En effet, cela vaut mieux que 1,3 enfant par femme, comme en Espagne ouen Hongrie (qui ont vraiment du souci à se faire pour leurs retraites, dans 20ans) ; et cela vaut encore mieux que 7,1 enfants comme au Niger (pays qui pei-nera pour trouver de saines occupations à de telles nichées) ! Mais le chiffre de2,0 +/- 0,1 enfants par femme, comme en France depuis plusieurs années, n'apas la même signification selon les contextes : s'il s'agit d'une population où lesadultes ne représentent que 40% de la population (12 % de femmes en âge deprocréer), la dégringolade continuera ; mais s'il s'agit d'une population où lesfemmes fécondables constituent le tiers de la population, la croissance se pour-suivra, même un peu ralentie. Car vouloir faire changer de cap un « vaisseaudémographique », c'est un peu comme faire virer de bord un pétrolier de300 000 tonnes, en l'occurrence l'affaire d'une génération au moins ; et des gé-nérations, il n'y en a que trois par siècle ! Car la plus grande des forces, c'est laforce d'inertie (à en croire Albert Einstein).

5/ Il y a de moins en moins d'actifs, car il y a trop de personnes âgées :VRAI et FAUX !

En d'autres termes : qui va payer les retraites ? La réponse est surprenante :en France, depuis Louis XV (encore lui...) et jusqu'en 2030, le nombred'adultes (tranche d'âge 20-60 ans) a été, reste et restera sensiblement constant :52 +/- 2 % de la population. Complémentairement, la [54] classe des « non-actifs » est elle-même globalement constante : 48 +/- 2 % ; en revanche elle abeaucoup bougé en interne, avec des juniors en baisse historique et des seniorsen hausse, l'ensemble à la charge des adultes. Aujourd'hui, même l'Afghanistan

22 Selon un proverbe vietnamien, « avec 9 femmes, un homme peut avoir 9enfants en 9 mois ; même avec 9 hommes, une femme ne peut en avoirqu'un. »

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obéit à cette règle, avec 45 % de moins de 15 ans et 2 % seulement de plus de65 ans (classe adulte : 53 % ; âge médian 17,5 ans, alors qu'il est de 40 ans enFrance).

Ceci dit, quelques questions : un jeune coûte-t-il aussi cher à élever qu'unvieux à assister ? Dans une société rurale (ancienne, comme en France ; ac-tuelle, comme en Afghanistan), les jeunes aident les adultes dès la prime ado-lescence et les vieilles vont garder les chèvres (en écartant les mines...). Dansune société avancée (et même très « avancée »), bien des juniors sont inactifsjusqu'à 25 ans tandis que les seniors « supportent » souvent la solidarité inter-générationnelle et la vie associative, de plus en plus délaissées, de gré ou deforce, par des adultes surchargés ! Encore heureux qu'on ne demande pas enplus à ceux-ci de relever une natalité soi-disant défaillante... En fait, ce quiplombe avant tout l'équilibre socio-économique des sociétés modernes, c'estqu'il n'y a plus homologie parfaite entre « adultes » et « actifs », suite au chô-mage. Ceux qui ont désormais la chance d'avoir un emploi (donc de payer desimpôts, des charges et des cotisations...) ont également le triple devoir, via lapuissance publique, d'entretenir les juniors + les seniors + les chômeurs. De làdécoule pour l'essentiel la « nécessité » d'allonger la durée du travail, mais sansaugmenter pour autant le nombre d'emplois, en pénalisant même l'accession austatut « d'adulte actif » des jeunes tranches d'âge. Une différence à souligner,toutefois, entre juniors et seniors : devant la crise et l'adversité, les premiersauront certainement plus de propension à la contestation, voire à la révolte.Comme disaient les Romains : Caveant consules, que les consuls (les politi-ciens) prennent garde...

LES ENFANTS ET LES ADOLESCENTSN'ONT PAS D'IMPORTANCE

Cet énoncé sociopolitiquement très incorrect veut tout simplementdire, au-delà de tout cas individuel, si douloureux soit-il, qu'une mort« prématurée » (en dessous de 20 ans, en gros) n'a aucune consé-quence évolutive pour les populations, où seuls comptent les repro-ducteurs potentiels, surtout les femmes, jusqu'à 45 ans (et les hommes,jusqu'à 65). Méconnaître cette réalité biologique est source d'erreurscaricaturales, comme celle consistant à dire que, sous Louis XV, ladurée de vie moyenne était de 35 ans. Pourquoi pas 15 ans pour lafemme de Cro-Magnon, dont notre espèce aurait eu bien des pro-blèmes pour se perpétuer ? Dans ses calculs, pour une époque donnée,l'historien fera la moyenne de l'âge au décès de tous les individus,jeunes ou vieux ; comme, sous Louis XV, la moitié des enfants mou-rait en bas âge, tandis que les adultes décédaient en moyenne vers 60

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ans, cette moyenne simpliste était en effet voisine de 35 ans. Maiscomme la moyenne d'une courbe à deux bosses tombe entre ces deuxbosses, justement, cette zone d'âge était au contraire celle où l'on mou-rait le moins ! Tous sentiments mis à part, le démographe doit privilé-gier les adultes, puisque la descendance ne dépend que d'eux : c'estdonc bien leur âge (à 60 ans) qu'il faut considérer comme « réalité gé-nérationnelle ». Le gain de longévité entre Louis XV et Nicolas Sar-kozy n'est donc pas de 45 ans, mais de 20 ans (ce qui n'est tout demême pas mal, évidemment).

« La durée de vie moyenne a plus que triplé en France en deux siècles, passantde 25 ans en 1740 à plus de 80 ans aujourd'hui, avec 43 ans en 1850 et 60 ansen 1940. » INED, Institut national d'études démographiques

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Dans les sociétés sous-développées qui étaient les nôtres au MoyenÂge, ce qui était alors la règle nous paraîtrait aujourd'hui une contre-vérité ou, pour le moins, un paradoxe : lors du mariage du fils aînéd'une famille nombreuse, le benjamin de deux ans avait en moyennemoins d'années à vivre que le marié ! Dans le premier cas en effet, lacourbe représentative de l'âge moyen au décès présente une forme dite« en cloche », où le mode (le maximum) coïncide sensiblement avecla moyenne, une proportion très élevée des jeunes enfants poursuivantleur vie jusqu'à un âge avancé. Dans le second cas au contraire, unepremière vague de mortalité (infantile) se situe entre la naissance etcinq ans (épidémies, malnutrition, intempéries, plus ou moins conju-guées), la seconde vers 60 ans, valeur jadis plus faible chez lesfemmes que chez les hommes, alors que c'est aujourd'hui l'inverse (lesfemmes ayant été libérées des maternités nombreuses et répétées,donc de l'épuisement physiologique résultant). La courbe présentealors un profil en M majuscule (plus exactement en W majuscule ren-versé), au creux duquel figure justement la moyenne générale : end'autres termes, si les deux moitiés des humains mouraient alors (engros) à 5 et à 65 ans, alors la moyenne des décès se situait-elle à 35ans, longévité « moyenne » selon certains pseudo-démographes ; end'autres termes encore, l'âge « moyen » au décès était justement celui

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où les individus avaient le moins de « chances » (comme disent lesstatisticiens) de périr !

En fait, les gains de longévité au XXe siècle ont plutôt porté, mêmedans les pays développés, sur les jeunes classes d'âge, en raison desprogrès médicaux, préventifs ou curatifs : entre 1935 et 1970, l'espé-rance de vie à la naissance en France a augmenté de 13 ans, de 6,5ans à 20 ans et de 2 ans seulement à 60 ans ! Car même si cette formu-lation peut paraître cynique, seuls les couples ont valeur démogra-phique, de toute évidence ! Mais les clichés ont la vie dure : « Il nefaut pas oublier qu'au Grand Siècle, étant donné la courte espérance devie, on était un « vieillard » à 45-50 ans » (Jean-Pierre Colignon.Étonnantes étymologies, Albin Michel, 2004, p. 120). Dans le TiersMonde au contraire, les progrès de la médecine amenés par le colonia-lisme n'ont pas toujours été accompagnés d'un contrôle des nais-sances, d'où « l'explosion démographique » de certains pays. Car lesadolescents ont une énorme importance... surtout s'ils arrivent à lanuptialité, puisque d'eux dépend la future population, indépendam-ment des taux de reproduction ou de la densité globale. Qu'un pays aitaujourd'hui 45 % de moins de 15 ans, comme l'Afghanistan, ou 15 %,comme l'Espagne, n'est évidemment pas indifférent, et tout aussi dan-gereux, car déséquilibré dans les deux cas. L'importance des jeunes(notamment pour la classe d'âge féminine) est de la plus haute impor-tance pour la « vigueur démographique » d'une population : pour deseffectifs identiques, même à fécondité individuelle égale, 20% dejeunes filles (comme en Afrique noire) conduiront en effet à la géné-ration suivante à une natalité double de celle observée pour 10 % demères potentielles (comme en Europe). L'indice annuel de natalité(nombre d'enfants nés pour mille habitants) peut donc être un indica-teur lourdement trompeur à terme.

LONGÉVITÉ

En France, le gain actuel serait d'un trimestre par année, avec undifférentiel de 7 ans entre femmes et hommes, pour une longévitémoyenne voisine de 80 ans. Mais, selon les sources officielles (INED,France) ne faisant que confirmer celles de pays plus « avancés »(USA), l'augmentation de l'espérance de vie féminine est en voie deralentissement, alors que celle des hommes reste plutôt en augmenta-

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tion (pour combien de temps ?). L'incidence des décès dus au cancerdu poumon illustre particulièrement le fait : sur les dix dernières an-nées, le nombre de [56] décès masculins a été divisé par 2, alors quecelui des femmes (qui ont adopté la cigarette, entre autres dignitésmasculines) a été multiplié par 4 en quinze ans ! Enfin, si l'on veutbien considérer que les retraités aujourd'hui âgés de 65 ans sont nés en1945, et sont donc les derniers à avoir connu à leur naissance unmonde exempt de DDT, de dioxine ou autres poisons délicieux issusdes progrès de la chimie industrielle, on peut raisonnablement penserque la longévité des septuagénaires ou des nonagénaires actuels est(en partie) due à ce que leur système nerveux, musculaire, osseux s'estdéveloppé dans un environnement sain, ce qui n'est pas le cas de leurscadets, surtout ceux des « folles années » de la croissance des années1950 à 1980.

Il est donc possible que, dans la décennie qui vient, l'on assiste à lafois à la convergence et au plafonnement des longévités féminines etmasculines, un peu au-dessus de 80 ans en France ; en tout cas, nulrisque de submersion par des centenaires agressifs et coûteux, mêmesi le problème des retraites a été totalement imprévu par ceux qui cé-lébraient dans les années 1950 l'impérieuse « nécessité économique »d'un baby-boom dans notre pays ! En tout état de cause, le spectre demillions de centenaires reste de l'agitation médiatico-polititique ! (Cf.la déclaration officielle de Nicolas Sarkozy, le 16 novembre 2010,selon qui « la moitié des adolescents d'aujourd'hui vivraient cente-naires » ! Dis, maman, qui c'est le monsieur qui dit des choses commeça ?)

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Florilège démographique

- Friedrich Engels (Lettres sur le Capital, 1884)

« Si, un jour, la société communiste se voyait contrainte à planifier la produc-tion (sic !) des hommes de la même façon qu'elle aura déjà réglé la productiondes objets, c'est elle et elle seule qui le réalisera sans difficulté. »

- Michel Debré (Premier ministre français, 1965)

« La vérité doit être affirmée et constamment rappelée : la France modernepourrait compter 100 millions d'habitants a dit le général de Gaulle dans sonmessage à la nation du 1er janvier 1963. L'affirmation n'est pas exagérée. »

- Fidel Castro (Discours de La Havane, 1968)

« Nul individu conscient de ce que l'homme peut réaliser à l'aide de la techno-logie et de la science ne peut vouloir limiter le nombre d'êtres humains quipeuvent vivre sur Terre. Nous ne serons jamais assez nombreux, si grand soitnotre nombre, si seulement nous mettons tous ensemble nos efforts et nos intel-ligences (?) au service de l'humanité. »

- Joseph Fontanet (Ministre français, 1969)

« Nous avons tous en particulier entendu les leçons de M. Alfred Sauvy dontles brillantes (sic !) démonstrations n'ont pas besoin d'être longuement répé-tées. Il a en effet apporté d'une manière péremptoire la preuve que dans un paysévolué, et économiquement développé, un supplément de population accroît lacapacité de consommation et par conséquent dégage des possibilités de déve-loppement économique supplémentaire. »

- Gouvernement français (1973)

« 50 000 à 100 000 naissances de plus ou de moins dans le monde ne sontqu'une goutte d'eau dans l'évolution de la population mondiale. Par contre,50 000 a 100 000 naissances en plus ou en moins pour la France, c'est vital.Vital, car une nation industrialisée comme la nôtre a besoin d'une croissancemesurée de sa population pour assurer le développement de son économie etaccroître le niveau de vie de ses habitants. Les bonnes proportions de chaquegroupe d'âges résultent d'un accroissement continu, sans à-coups de la popula-tion, de l'ordre de 350 000 par an pour un pays comme la France, ce qui sup-pose que les familles comptent plutôt trois enfants que deux. »

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CLASSES D'ÂGE ET ACTIVITÉ

Non seulement la population de la France a plus que doublé entreLouis XV et Nicolas Sarkozy (de 25 à plus de 60 millions d'habitants),mais sa répartition en tranches d'âge s'est modifiée en profondeur.Ainsi, au tout début du règne de Louis XVI (en 1776, mais aujour-d'hui encore dans des pays d'Afrique noire), les adultes étaient entou-rés d'une ribambelle d'enfants (incultes), accompagnés de quelquesvieillards, en légère majorité masculins : respectivement 43, 50 et7 %. Aujourd'hui, sans être vraiment symétrique, la situation connaîtplus de « seniors » que de juniors, mais la proportion des adultes estrestée pratiquement inchangée ; comme ci-dessus : 24,7 % ; 52,7 % ;22,6 % au 1er janvier 2009. L'importance relative des seniors a donctriplé en un peu plus de deux siècles, phénomène évidemment corréla-tif de l'augmentation de la longévité.

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Classes d'activitédans trois types de sociétés

Non-actifsJeunes

ActifsAdultes

Non-actifs3e âge

1/ Sociétés rurales, France de Louis XV,Tiers Monde actuel< 20 ans ; 20-60 ans ; > 60 ans

40 % 50 % 10 %

2/ Sociétés industrielles, Europe,Amérique du Nord, fin XXe siècle< 20 ans ; 20-60 ans ; > 60 ans

25 % 50 % 25 %

3/ Sociétés postmodernes, Europe,Amérique du Nord, XXIe siècle< 25 ans ; 25-65 ans ; > 65 ans

30 % 40 % 30 %

avec 10 % de chômage chez les actifs 36 + 4 %

De Louis XV à Jacques Chirac, le rapport Actifs (et Reproductifs) / Non-Actifs est resté sensi-blement constant, égal à 1,0 (1 actif pour 1 non-actif), mais il passe à 0,56 (36/64) dans la socié-té postindustrielle. En 1750, un adulte « nourrissait » 2 personnes ; en 2010, il s'agit de 1,8 non-actif (âges et statuts confondus), nourris par un adulte actif, au total 2,8 personnes reposant surune seule.

Relance démographique, progrès médicaux et allongement de la durée des études ne font qu'ac-centuer la tendance. En revanche, la délocalisation d'emplois, l'importation de produits et l'im-migration de jeunes adultes mâles, « prêts à tous emplois », peuvent être économiquement« rentables » (indépendamment de ses effets collatéraux, d'ordre sociopolitique).

À l'heure où toute l'Europe - et pas seulement la France - s'inquiètedu problème des retraites, il est pourtant curieux qu'une autre évidencesoit occultée (même par ceux qui s'opposent au passage à 62 ans del'âge de la retraite), alors qu'elle a été formellement signalée par desdémographes depuis au moins un tiers de siècle : « À partir du mo-ment où une population soumise à une loi de fécondité invariante sestabilise en structure, le taux d'activité globale est indépendant du tauxde fécondité. Il n'y a donc pas d'argument démographique qui militeen faveur d'une population croissante : la charge des actifs est lamême quel que soit le rythme de la croissance démographique, la

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seule différence étant que, dans une population croissante, la chargeest constituée par des jeunes scolarisées et, dans une population dé-croissante, par des inactifs retraités. » (Georges Tapinos, « Les désé-quilibres démographiques », Universalia. Encyclop. Univers., 1978,pp. 85-91).

[58]

Évolution des classes d'Âge en France durant trois siècles

Figure 3

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Sous Louis XV, le statut démographique de la France était celui d'un paysd'Afrique noire précoloniale : une ribambelle d'enfants dont la plupart ne parve-naient pas à l'adolescence, un important bloc central d'adultes reproducteurs ettravailleurs, un reliquat de vieillards voués le jour à garder les troupeaux, le soir àgagner la cheminée, le menton posé sur leur canne. Aujourd'hui, si l'on retrouve lebloc médian d'adultes (volontairement moins reproducteurs et souvent « en re-cherche d'emploi »), l'importance des deux fractions extrêmes s'est inversée : lesjeunes sont devenus minoritaires et le troisième âge s'est amplifié, à la fois sourcede charges, et d'emplois au moins potentiels. Au total, les adultes travailleurs (àpeu de chose près, la moitié de la population) se voient soumis à la même fonc-tion, celle d'assurer la subsistance de leur parentèle : éducation pour les plusjeunes, médicalisation pour les plus âgés.

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Comme nous le dénoncions en 1993 (voir tabl. et fig., SEBES,1993-94, p. 51, 59 et 65), « pour alimenter les caisses de sécurité so-ciale et de retraite, ce n'est pas (tant) de futurs bras dont nous avonsbesoin pour assurer les cotisations (d'autant que la natalité de laFrance est sensiblement à l'équilibre, contrairement au reste de l'Eu-rope), dans la mesure où notre société n'est même pas capable defournir des emplois à tous ceux qui existent aujourd'hui ! Si l'on es-time en effet à près de 5 millions le nombre de chômeurs réels, soitenviron 15 % de la population potentiellement active, on voit la margede manœuvre, d'autant que c'est [59] chez les jeunes actuels que sesituent les taux de chômage les plus élevés. Les chiffres disponiblessont inquiétants puisqu'ils annoncent l'arrivée de plus d'un million dedemandeurs d'emploi, qui ne seraient qu'heureux de pouvoir alimen-ter, pendant des décennies, les caisses de retraite et de solidarité na-tionale ! Une relance de la natalité aurait des effets socio-économiquesimmédiats désastreux, alourdissant en effet la charge des actifs déjàobérée par le poids des chômeurs et celui des « nouveaux vieillards »du papy-boom. Il est d'ailleurs étrange que les pronatalistes puissentconsidérer les enfants comme un élément de relance économique, etles personnes âgées comme un fardeau social, alors que les deuxclasses d'âge sont également consommatrices/non productrices. »

Une bonne démographie est une démographie « sans secousses » ;la mauvaise démographie, c'est celle qui se produit « en accordéon »,dans les deux sens, à la hausse, comme le baby-boom de l'immédiataprès-guerre en France (inéluctablement suivi, deux générations plus

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tard, par le papy-boom), ou à la baisse, comme en Chine dans les an-nées 1980-2000. Sans être pronataliste, reconnaissons néanmoins quela France, dont l'histoire s'est toujours teintée de beaucoup de sagessedémographique, mériterait certes d'adopter un âge de passage à la re-traite plus élevé que les 60 ans des années faciles, mais avec une diffé-rence de 2 à 5 ans par rapport à ses voisins européens hypoprolifiques.Que l'âge de la retraite soit porté à 62 ans en France, où la féconditémoyenne des mères est proche de 2 enfants est aussi logique qu'un âgede retraite porté à 67 ans dans les pays où la fécondité maternelle n'estque de 1,3 enfant, comme en Espagne ou en Hongrie.

Les surprenantes leçons du modèle chinois

« Freiner le nombre d'enfants que met au monde un couple est une affaire infi-niment plus subtile que ne le donnent à penser les grands tableaux de chiffres[...] (Prenons) l'exemple de la natalité chinoise. Ce géant mondial, qui abritera1,45 milliard de Chinois en 2050, est en réalité un pays dont la natalité baisse.La Chine a connu son maximum de croissance humaine en 1968 (taux de crois-sance annuel de 47 p. mille) ; depuis, sa fécondité ralentit inexorablement. En2004, son taux de croissance annuel n'était plus que de 7 p. mille. Un effon-drement. Soit, mais alors pourquoi y aura-t-il 1,5 milliard de Chinois sur Terredans quarante ans ? Parce que ce sont les naissances d'hier qui font les enfantsd'aujourd'hui. Les centaines de millions de femmes mises au monde dans lesannées 1960 sont devenues mères vers les années 2000 ; elles ont eu moinsd'enfants que leurs propres mères, et ces enfants en feront eux-mêmes moins ;seulement, en la matière, la décrue est naturellement lente. Elle s'observe surtrois, quatre générations. Les démographes appellent cela l'inertie démogra-phique. »

L'école est le meilleur des contraceptifs

« Avec la richesse économique, l'instruction des mères est le deuxième levierpermettant de réduire les naissances. Une femme qui n'est jamais allée à l'écoleaura 4,5 enfants. Si elle a suivi l'école primaire, elle n'en aura que 3. Si elle vaau collège, elle n'en fera (sic !) que 1,9 et si elle poursuit jusqu'au lycée, elle nemettra que 1,7 enfant au monde. Pourquoi ? Parce que plus les femmes sontscolarisées, plus tardivement elles se mettent en mariage et donnent le jour àune descendance [...] Ensuite, le niveau d'instruction donne à ces femmes lesmoyens d'accéder à une offre de contraception et leur permet de remplir desemplois offrant quelques ressources, qu'elles ne souhaitent pas gaspiller danstrop de bouches à nourrir. »

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« La fragilité des politiques démographiques, outre l'inconvénient éventuel mo-ral qu'elles ont à être privatives de liberté, se mesure également à leurs consé-quences paradoxales. Si la dictature a permis d'éviter (en Chine) environ 300millions de naissances - ce qui fut certainement un bienfait -, elle eut pour effetinduit de favoriser l'avènement d'une classe moyenne avide de consommer, ob-nubilée par le bien-être de cet enfant tant désiré, si rare. Du coup, ces familleschinoises à trois têtes sont d'énormes émetteurs de gaz à effet de serre. Car laconsommation d'énergie per capita est plus élevée proportionnellement pourun petit foyer que pour un grand foyer. Plus les familles se réduisent, plus ellespolluent. Ce qui permet à The Lancet, revue scientifique britannique, d'annon-cer qu'un divorce pollue plus qu'une naissance. »

Émilie Lanez. Le Point, N° 1952, 11 févr. 2010, pp. 57 et 60.

QU'EST-CE QUI DÉTERMINELA NATALITÉ HUMAINE ?

Dans les conditions humaines « naturelles », quasi animales, uneforte natalité compensait tout juste la mortalité, notamment infantile.En Europe, dès la fin du XVIIIe siècle, les progrès de la médecine(comme la vaccination contre la variole) ont entraîné une baisse desdécès, non immédiatement suivie d'une baisse de la natalité ; la popu-lation connaît alors une phase de croissance, avec souvent l'émigrationcomme « réponse » : c'est ainsi que les Kennedy et Al Capone sontdevenus citoyens des États-Unis. Avec un décalage pouvant aller demoins d'une à plus de deux générations, s'ouvre alors ce que l'on ap-pelle la « période de transition », aboutissant à un nouvel équilibreentre mortalité et natalité, ramenant ainsi le taux de croissance à deplus faibles valeurs, voire à l'équilibre. Comme l'écrivait, dès 1969,Jean Dorst (professeur au Muséum national d'histoire naturelle), dansLa Nature dé-naturée : « L'homme, par sa sagesse, a su éliminer lescauses de mortalité précoce et reculer statistiquement l'échéance fatalede tout être vivant. Il se doit donc de trouver, et ce dans les plus brefsdélais, un moyen de contrôler une spécificité exagérée, véritable gé-nocide à l'échelle de la planète. » Si de pareilles distorsions ont dispa-ru d'Europe depuis plus d'un siècle, elles sont encore le lot de bien despays d'Afrique noire, où les progrès médicaux dispensés dès et aprèsla phase coloniale, n'ont pas encore été accompagnés d'une évolutioncomparable dans le domaine de la maîtrise contraceptive.

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Quels sont les paramètres pouvant expliquer ces variations démo-graphiques universellement observées, même avec des modalités(lieux, dates, circonstances) bien distinctes ? Deux situations psycho-sociales bien distinctes peuvent avoir un effet pronataliste : la con-fiance en un avenir qui se dégage, comme pour le baby-boom peuaprès la dernière guerre en France ; on passe alors d'une sous-natalitéà une natalité moyennement élevée. À l'opposé, une situation de dé-tresse, d'horizon bouché, comme dans la Palestine actuelle ; on passealors d'une natalité déjà forte à une natalité très (trop) élevée. L'analo-gie est alors frappante avec les arbres soumis à un stress (thermique,hydrique), où une abondante fructification peut être vue comme uneprospective de survie, bien étrange pour des êtres vivants à priori dé-pourvus de toute raison ! Inversement, quels sont les facteurs détermi-nant l'abaissement de la prolificité ? Très souvent, les sociologues etles économistes ont avancé que l'élévation du niveau de vie, mesurépar exemple par le PIB individuel ou collectif, était la principale ex-plication ; d'où la proposition bien-pensante consistant à dire que seulel'élévation du niveau de vie apporterait la solution à la pullulation dé-mographique dans le Tiers Monde.

[61]

« La London School of Economies a calculé que 7 dollars dépensés en plan-ning familial permettent d'économiser une tonne de CO2 par an dans le monde(alors qu'il) faudrait 32 dollars en technologies vertes pour arriver au même ré-sultat ». Le Point, N ° 1952, 11 février 2010, p. 56.

S'agit-il vraiment là d'une cause première, ou bien d'un autre para-mètre plus ou moins lié au premier ? La question est d'importance, caril est exclu que pareille évolution puisse se produire en moins d'unegénération ; et malheureusement, une génération de trop, à l'heure ac-tuelle, cela peut conduire au doublement de la population planétaire.

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Démographie et économie

« Tout compte fait, la résistance du catholicisme, en matière de contrôle démo-graphique, paraît moins redoutable que les théories économiques actuelles. [...]L'idée d'une économie en expansion illimitée, se nourrissant de la croissancedémographique, est solidement ancrée dans la cervelle de nos hommes d'af-faires, si ce n'est dans celle de nos économistes. [...] Comprenez que notre éco-nomie tout entière concourt à la croissance démographique et au gaspillageéhonté. Achetez du terrain et conservez-le : son prix va monter à coup sûr.Pourquoi ? Parce que la population se multiplie sur une planète limitée. Ache-tez des actions de sociétés exploitant des ressources naturelles : leur prix vamontera coup sûr. Pourquoi : parce que la population se multiplie et que lesressources sont limitées. » Paul Ehrlich. La bombe P, 1972, pp. 206-207.

On connaît cependant des cas où la croyance religieuse (certaines sectes protes-tantes, une partie de la bourgeoisie catholique, la majorité d'une population,comme aux Philippines) semble l'emporter sur tout autre, indépendamment duniveau économique. En revanche, ce qui semble plus déterminant est l'accès àla connaissance, notamment une éducation plus libérale des filles. Et là, les es-poirs d'une régulation démographique sont plus grands, puisque - en biencomme en mal - l'information audiovisuelle progresse et couvre aujourd'hui lemonde entier, « en temps réel », plus vite que la prospérité matérielle. Les mol-lahs ne s'y sont pas trompés, mais n'y peuvent pas grand-chose, à en croire lafécondité actuelle des mères iraniennes (Indice synthétique de fécondité : 1,71enfant par femme en 2008), à caractère tout « occidental ».

2.2. Les stratégies démographiques

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Les espèces animales autres que la nôtre ont adopté divers modesde lutte pour la survie, dites encore « stratégies démographiques »,puisque le but de chaque espèce, de chaque population, de chaqueclan, de chaque individu (voire de chaque gène disent certains scienti-fiques) est d'assurer sa perpétuation. La lutte pour la vie est donc uneperpétuelle lutte contre la mort, d'où tant d'inquiétudes à ce propos,dont se sont inspirées, ont été marquées ou sont nées diverses méta-physiques et religions. À ce sujet, on peut comparer la souris et l'élé-phant, la mésange ou l'aigle pour dégager deux cas extrêmes suscep-tibles d'éclairer l'un comme l'autre les choix retenus (ou les contraintes

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subies) par notre espèce depuis son émergence, il y a moins de100 000 ans : la stratégie démographique r (par référence au taux an-nuel d'accroissement [62] démographique) et la stratégie démogra-phique K (par référence au coefficient de l'équation logistique de Lot-ka-Volterra, relative à la capacité des ressources du milieu).

La Mésange bleue, commune en chênaie de plaine (jusqu'à 30couples par km2), pèse 11 grammes, pond 8 + 6 œufs par an (deuxpontes, d'où en moyenne dix jeunes à l'envol), ce qui représente 140%du poids de la femelle. Si quelques adultes atteignent l'âge de 3(5) ansdans la nature, l'âge moyen calculé sur l'ensemble des individus estinférieur à 1 an (donc à l'âge de reproduction), en raison d'une mortali-té annuelle égale à 83 %. On parlera de stratégie r, qualifiée par uneusure physiologique et un turnover élevés des individus, subordonnésà la survie de la population et de l'espèce, notamment en cas de crise.L'Aigle royal, peu commun (dans les Alpes, le territoire d'un coupleapproche 100 km2), pèse en moyenne 5 kg, pond 2 œufs par an (d'où,en moyenne, 1,2 jeune à l'envol par couple fécond), ce qui représente6 % du poids de la femelle. Quelques adultes peuvent atteindre 20voire 25 ans dans la nature (plusieurs décennies en captivité, qui seuledonne une idée de la longévité potentielle d'une espèce), mais l'âgemoyen avoisine la moitié en conditions naturelles. On parle de straté-gie K, qui table sur un stock d'adultes (reproducteurs effectifs ou enréserve), pour stabiliser la population et garantir l'avenir de l'espèce.Dans un autre domaine, celui des poissons vivant en eaux profondes(comme l'Empereur Hoplostethus atlanticus, qui peut vivre jusqu'à150 ans, ou le Grenadier de roches Coryphaenoides rupestris, jusqu'à50 ans), « cinq espèces ont vu leurs effectifs diminuer de 87 à 98 %entre 1978 et 1994 » (Source : PlanèteMag, 2010) ; elles sont doncmenacées d'extinction vu leur taux de reproduction très faible dans desmilieux peu productifs, en tant que stratèges K.

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Stratégies démographiques

Stratégie r Stratégie K

1/ Fécondité Élevée, précoce Faible, décalée,avec dépendance parentale

2/ Espérance de vie- à la naissance

Faible Élevée, proche dela longévité potentielle

- à l'âge nubile Moyenne, mais supérieureà l'espérance de vie

à la naissance

Élevée, proche dela longévité potentielle

3/ Renouvellement desindividus (turnover)

Rapide Lent

4/ Fluctuations despopulations

Fortes et aléatoires Amorties

5/ Régulations despopulations

Catastrophiques, avecinadéquations popula-

tions/ressources

Dépendantes de l'adéquationpopulations/ressources

6/ Milieu vital Contrasté, peu prévisible Stable et/ou prévisible

7/ Utilisationdes ressources

Forte productivitéinstantanée avecgaspillage global

Optimalisation,avec stabilisation

Même avec les nuances qui s'imposent (elles sont déjà nécessairesentre les espèces animales autres que les anthropoïdes), on peut se ré-férer aux caractéristiques non seulement démographiques mais socio-éthologiques attachées à ces stratégies extrêmes, étant entendu [63]qu'un continuum relie la multitude des cas particuliers. On saisit alorsles analogies profondes existant entre la stratégie r et le comportementdes sociétés humaines « primitives » (« premières » serait-il anthropo-logiquement plus correct ?) et/ou sous-développées, où la forte natali-té/mortalité infantile est une attitude inconsciente mais cohérente auxproblèmes de survie de toute population non assurée de son milieu, de

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ses ressources et de ses pouvoirs. La stratégie K correspond au com-portement des sociétés « évoluées », où la mortalité pré-adulte etadulte est minimisée, optimalisant ainsi le rendement de l'utilisationde ressources (en principe) garanties dans un milieu et/ou un contextestables. La première stratégie est plus « naturelle », la seconde plus« culturelle ». Un gradient historique balaye ainsi de l'Homme de Las-caux au Nord-Américain actuel.

Évolution des populationsdans les stratégies démographiques r et K

Figure 4

Cf. courbe 7, p. 64 de SEBES - Démographie (voir graphe ci-dessus).

Pour les espèces à stratégie K (l'aigle, l'éléphant, l'Européen...), la croissancedémographique s'exprime par une sigmoïde harmonieuse, où l'équilibre atteintentre consommateurs et ressources n'a pas de raison de changer, sauf cataclysme

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(le météorite géant pour les dinosaures, l'homme chasseur d'ivoire pour l'élé-phant). Le point d'inflexion de la sigmoïde démographique correspond à la demi-capacité limite du milieu.

À l'inverse, pour les espèces à stratégie r (la mésange, la souris, l'habitant duTiers Monde...), l'incertitude est la règle, les populations pouvant momentanémentfranchir les bornes (au-delà desquelles il n'y a plus de limites...), que les catas-trophes (famines, conflits...) ont ici pour mission de ramener à une fourchette plusraisonnable, par de larges fluctuations (douloureuses...) autour de l'optimummoyen des ressources ambiantes (exemple : les migrations suicidaires des lem-mings).

[64]

La taille étant déterminante pour les stratégies démographiquesadoptées par les espèces animales (vertébrées), on peut s'interroger surles conséquences d'ordre éco-physiologique (le fonctionnement enrelation avec le milieu), notamment via la loi dite « des surfaces », quirégit les échanges de chaleur métabolique et ambiante entre un êtrevivant et son milieu. Dans cette optique, tout individu peut être consi-déré comme un bio-système fonctionnant à la fois comme une chau-dière (utilisation des ressources nutritionnelles) et un radiateur (dissi-pateur thermique de l'énergie consommée), le tout aboutissant à unéquilibre thermique qualifié d'homéothermie (chez les animaux « àsang chaud »). Le volume de la chaudière (quantité de matière vivantemétabolisante = biomasse pondérale) reflète (à une constante près)l'énergie susceptible d'être transformée par l'organisme, alors que sasurface permet d'apprécier la quantité de chaleur réclamée par le mi-lieu ambiant agissant comme réfrigérant dissipateur. Biomasse et sur-face sont toutes deux fonctions de la taille, la première à la puissance3, la seconde à la puissance 2. En fin de compte, la dépense d'énergied'un animal homéotherme n'est pas proportionnelle à la biomassepondérale, mais à la puissance 2/3 (arrondie à 0,7) de celle-ci : c'estla biomasse consommante, qui conditionne l'appétit de la chaudière.Il en est de même pour l'économie (la gestion des échanges) de l'eauvia l'évapo-transpiration, elle-même proportionnelle à la surface,comme les échanges thermiques ; à ce titre, on peut confronter ledromadaire à la gerboise, ou au fennec, pour mieux comprendre lesstratégies de survie en milieu désertique chaud.

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Un éléphant (stratège K) consomme donc moins de « combustibleherbacé » que son équivalent pondéral de souris (stratège r), car lasurface cumulée de celles-ci est nettement supérieure à la surface decelui-là, de même qu'un cube de surface 6 S (S étant la surface d'unedes 6 faces du cube) représente un plus petit radiateur que deux demi-cubes de surface totale 8 S, etc.). Inversement - en application chiffréede la loi des surfaces -, 25 campagnols de 10 g consomment autantd'herbe qu'un lièvre de 5 kg, bien qu'ils ne pèsent ensemble que 250 g,soit 20 fois moins que le lièvre. De même, 50 pavillons de banlieue àun étage dépensent plus d'énergie de chauffage qu'un HLM de 5étages à 10 logements par étage. Toutes choses égales par ailleurs (ré-gime alimentaire, comportement, climat), la diète d'un gros animal estplus conservatrice (car thermodynamiquement moins pénalisée,puisque moins dissipatrice) ; le gros animal est moins « agité », sesbattements cardiaques sont plus lents, il s'use moins vite ; il est doncplus « longévif ». En d'autres t(h)ermes encore, un gros animal a unmeilleur rendement qu'un petit, non seulement dans l'utilisation de laressource nutritionnelle mais dans celle de l'investissement reproductifqu'il constitue. L'écologue est donc en droit de dire que la distinctionqu'il fait entre les « stratégies démographiques » respectivement ditesr et K (la première à forte prolificité et faible durée de vie), éprouvéepour toutes les espèces animales, n'a aucune raison de ne pas être ap-plicable à la nôtre, même si ce rapprochement est susceptible de cho-quer certaines écoles bien-pensantes.

Florilège démographique (bis)

Henri Bergson (Les deux sources de la morale et de la religion, 1932)« Laissez faire Vénus, elle vous amènera Mars. »

Robert Hainard (Expansion et Nature, 1972, pp. 182-183)

« On dit que c'est empiéter sur les prérogatives de Dieu que d'empêcher desgens de naître, l'est-ce beaucoup moins que de les empêcher de mourir ? » [...]« Puisque nous avons entrepris [65] de contrôler la mort, il nous faut aussi con-trôler la vie ». [...] Il vaut mieux « employer des moyens anticonceptionnels etélever deux enfants qu'en avoir dix et en perdre huit. Mais pour le bonheur del'humanité, il vaut mieux en perdre huit qu'en élever dix. »

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Jacques-Yves Cousteau (1991)

« Aujourd'hui, tous les scientifiques sont d'accord : la surpopulation conduit àune impasse. »

Claude Lévi-Strauss (1992)

« L'importance de l'effondrement du communisme ? Elle est ridicule à côté duproblème numéro un qui nous tourmente : la démographie. Depuis quel'homme est sur cette terre, nous n'avons jamais atteint ce degré de folie. »

Claude Lévi-Strauss (1992)

« La population mondiale comptait à ma naissance 1,5 milliard d'habitants.Quand j'entrai dans la vie active, vers 1930, ce nombre s'élevait à 2 milliards. Ilest de 6 milliards aujourd'hui, et il atteindra 9 milliards dans quelques décen-nies, à croire les prévisions des démographes. Ils nous disent certes que ce der-nier chiffre représentera un pic et que la population déclinera ensuite, si rapi-dement, ajoutent certains, qu'à l'échelle de quelques siècles une menace pèserasur la survie de notre espèce. De toute façon, elle aura exercé ses ravages sur ladiversité, non pas seulement culturelle, mais aussi biologique en faisant dispa-raître quantité d'espèces animales et végétales » (à l'occasion de la remise duprix de Catalogne, en mai 2005).

Émilie Lanez (Le Point, N ° 1952, 11 févr. 2010, p. 55).

« Afin de ne pas trop dépasser le seuil des 9 milliards, les Nations unies ontchangé de ton. Finis les atermoiements conciliants, ménageant les conscienceschrétiennes de l'Amérique bâilleuse de fonds. Si nous ne voulons être "que" 9milliards à nous partager la Terre, il va falloir arrêter de faire des enfants. Enonusien, cela se dit : Des modes viables de consommation et de production nepeuvent être atteints et maintenus que si la population mondiale ne dépasse pasun chiffre écologiquement viable. »

2.3. Vers la sigmoïde ?

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La surpopulation mondiale constituant un risque mortel pourl'homme et la nature, on doit s'interroger sur ses modalités, pourmieux en prévenir les effets.

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A — Le mirage de l'exponentielle

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Lorsque les fruits d'une croissance, au lieu d'être capitalisés, sontconsommés au fur et à mesure, alors le capital augmente-t-il de ma-nière linéaire (on dit aussi « arithmétique »), toujours proportionnelleà la valeur initiale, inchangée 23. Mais lorsque les intérêts sont réin-vestis, alors le capital augmente-t-il et porte-t-il sans cesse plus defruits ; la croissance est « géométrique », on dit aussi exponentielle.Soit ainsi N le nombre d'habitants d'un pays, générateurs de dN (varia-tion d'effectifs) enfants chaque année (intervalle de temps dt), enfantsdevenant eux-mêmes géniteurs à leur tour. Toutes choses égales parailleurs, le nombre d'enfants est évidemment proportionnel (constantek) au nombre de géniteurs et à la durée, d'où l'équation élémentaire dN/ dt = k.N, transformable en dN / N = k.dt. La fraction dN / dt consti-tue la vitesse de croissance ; la séparation des variables puis l'intégra-tion [66] de l'équation élémentaire débouchent sur la fonction dite ex-ponentielle : N = No.e-k.t où k n'est autre ici que le « potentiel bio-tique », déjà symbolisé par r (différence entre natalité n et mortalité tdans le même laps de temps). La croissance est évidemment plus ra-pide qu'en « intérêts simples » : la courbe représentative n'est plus unedroite, mais décolle de plus en plus vite de celle-ci, jusqu'à « se ca-brer » quasi verticalement en tendant vers l'infini, d'où son appellationde « courbe en J ».

Ce qui vient d'être dit concerne une croissance régie par un tauxannuel constant (ou, pour un « placement », par un taux d'intérêt cons-tant). Or, comme l'a fort justement fait remarquer dès 1954 le profes-seur François Meyer (PUF, 284 p. Voir aussi La surchauffe de lacroissance, 1974), le taux de croissance démographique peut varier encours de route, par exemple augmenter suite à la baisse de la mortalitépostnatale ou juvénile, non accompagnée d'un contrôle des naissances(période dite de transition démographique), ce qui augmente la vi-gueur de l'exponentielle ; on peut alors parler de « croissance sur-exponentielle » (op. cit., 1974, p. 20), ou sur-accélérée. Mais l'inverse

23 Cf. chap. 1.1. A, p. 29.

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peut se produire, une grève féminine (comme celle de Lysistrata, dansla comédie éponyme d'Aristophane) ou un défaut de mâles (lorsquedeux millions d'hommes sont prisonniers, comme en 1940...) tarissantles naissances... (au moins momentanément, avec effet de rebond ulté-rieur). Un autre cas de figure d'accélération est celui où croissent si-multanément non seulement le nombre des convives mais l'ampleur deleurs appétits : deux courbes linéaires en fonction du temps (popula-tion : 1, 2, 3, 4, 5, etc. ; appétits individuels : 1, 2, 3, 4, 5, etc.) amè-nent à une consommation à caractère parabolique « vers le haut » (ap-pétits collectifs : 1, 4, 9,16, 25, etc.). Ainsi, lorsque « nous conjuguonsdeux fonctions elles-mêmes déjà fortement exponentielles (la crois-sance énergétique individuelle et la croissance démographique), nousobservons une fonction « encore plus exponentielle » qualifiable, sansexagération aucune, de phénomène hyper-exponentiel » (Lebreton,L'Ex-croissance, 1978, p. 79).

On peut également examiner non seulement le phénomène en fonc-tion du temps, mais les laps de temps séparant des phases de crois-sance conjuguées : « Le stade dit primitif des sociétés humaines (Ho-mo sapiens sapiens) s'est étendu sur des dizaines de milliers d'années ;le stade agropastoral a duré plusieurs milliers d'années ; les XVIe,XVIIe et XVIIIe siècles ont suffi à l'épanouissement du stade artisanal.Quant au stade industriel, ouvert il y a un siècle et demi à peine, il sefractionne en un siècle de primauté charbonnière contre une quaran-taine d'années de pétrole-roi. Cette accélération de l'histoire n'est d'ail-leurs pas réservée à ce phénomène, et l'étude de l'évolution biologiqueen général permet au contraire de l'élever au rang de loi universelle.Ainsi - et les mathématiciens pourront critiquer, mais comprendrontcette expression -, le caractère « contracté » de l'échelle des temps faitde la progression énergétique individuelle un phénomène en quelquesorte super-exponentiel » (Lebreton, op. cit., 1978, pp. 77-78).

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B — La réalité de la sigmoïde

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Pour illustrer le phénomène (mais il y aura d'autres exemples), onconsidérera la productivité dans le Tiers Monde de l'une des troisprincipales céréales du Globe : le blé, dans les pays en développement(où elle est moins produite, mais plus importée que le riz ou le maïs)(Source FAO, juillet 2005). Entre 1950 et 1975, après une croissanceexponentielle de ce que l'on [67] appelle les « rendements » (quin-taux/ha/an, en réalité, densité de productivité annuelle), une trajectoirelinéaire s'est poursuivie jusque vers 1990, suivie d'un plafonnementpuis d'une légère décroissance depuis le début du présent siècle. En undemi-siècle, on a néanmoins connu une multiplication par 3,4 de laproductivité (de 8 à 27 quintaux/ha). Mais, comme la population duTiers Monde a simultanément crû dans les mêmes proportions, la dis-ponibilité individuelle en céréales a au mieux stagné, localementmême baissé, suite à des crises d'origines diverses (climatiques, éco-nomiques, politiques). Ce genre de courbe est bien connu des mathé-maticiens qui l'appellent sigmoïde (ou « logistique ») et la modélisenten introduisant dans l'équation exponentielle un « terme de freinage »proportionnel à la croissance observée, dépendant du manque relatifde ressources et/ou de l'augmentation des déchets.

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Évolution de la production céréalière dans le Tiers Mondedans la seconde moitié du XXe siècle

Figure 5

En effet, quoi qu'il arrive, toute croissance concrète connaît un jour ses limites(externes ou internes, démographiques ou énergétiques) : la courbe en J devientcourbe en S, d'où le nom de sigmoïde ; elle s'infléchit à mi-course puis tendasymptotiquement vers un palier. L'ensemble des obstacles à une « croissanceinfinie » étant lui-même fonction du niveau de croissance atteint (pour une espèceanimale, trop de naissances fait baisser une natalité qui épuiserait les ressourcesnutritives), l'équation de base devient dN / dt = r.N - f(N), où f(N) est la fonctionde freinage, explicitée dans les cas simples par (1 - N / K), où K représente la ca-pacité-limite du milieu : dN/dt= r.N (1 -N/K). Pour N faible, la fonction de frei-nage tend vers l'unité, et l'on retrouve alors l'exponentielle « pure », comme auparadis terrestre. Au [68] contraire, lorsque N augmente et approche de K (end'autres termes, lorsque la population pèse de plus en plus sur le milieu), dN/dttend vers zéro d'où stabilisation de la fonction N.

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Dans le cas d'une croissance arithmétique, la courbe représentativedu taux (vitesse) de croissance en fonction du temps est évidemmentnon seulement une droite, mais une droite horizontale (par exemple4% par an, d'année en année) ; dans le cas de la croissance exponen-tielle, la courbe représentative de sa vitesse est elle-même exponen-tielle. Au contraire, dans le cas d'une croissance sigmoïdale, la courbereprésentative de la vitesse est une courbe « en cloche », partant detrès faibles valeurs et y aboutissant de même, de part et d'autre d'unmaximum médian correspondant au point d'inflexion de la sigmoïde.Par ailleurs, lorsque la croissance initialement exponentielle est sou-mise à un terme de freinage univoque, simple et constant, la sigmoïdeest symétrique de part et d'autre du point d'inflexion ; dans ces condi-tions, l'ordonnée du palier asymptote vaut le double de celle du pointd'inflexion, permettant ainsi une prédiction quantitative de son évolu-tion.

D'après les données de la Division population des Nations unies (inBriefing Fertility and living standards, The Economist, 31 oct. 2009,p. 30), le maximum de l'accroissement de la population (vitesse decroissance) a été atteint vers 1987 (coïncidant avec le début du ré-chauffement climatique !), alors que la population mondiale atteignaitenviron 5,5 milliards de personnes. La valeur limite la plus probablede la population mondiale serait donc de 11 milliards d'habitants(avant 2080, après trois générations ?), et non pas de 9 milliards,comme généralement annoncé pour le milieu du siècle. L'écart n'estpas négligeable en valeur absolue (+ 1 à 2 milliards de personnes),même s'il peut paraître faible en valeurs relatives. On doit néanmoinssouligner que le chiffre de 11 milliards repose sur l'hypothèse que leralentissement (ou diminution) de la croissance démographique 24 ob-servé depuis un quart de siècle se poursuivra.

Si le taux de croissance en Afrique subsaharienne baisse commeailleurs dans le Monde, alors les effectifs humains globaux en seront-ils d'autant diminués ; mais si ce continent (sic !) maintient ses taux defécondité actuels au lieu de les aligner progressivement sur ceux dureste de la planète, alors l'augmentation démographique générale sera-

24 Rappel : ici, population = fonction ; croissance = dérivée première de cettefonction ; variation de la croissance (diminution ou augmentation) = dérivéeseconde de la fonction (cf. distance, vitesse, accélération).

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t-elle plus élevée. En 2009, pour 17 pays africains (Maghreb exclu), letaux annuel de natalité atteignait encore 3,05 % (écart-type 1,57 %),soit un temps de doublement de 23 ans seulement, durée inférieure àune génération humaine ! Paradoxalement, l'hypothèse d'une stabilisa-tion, voire même d'une baisse de la population africaine pourrait avoirdeux causes : ou bien une évolution réfléchie, comme elle l'a été de-puis le XIXe siècle en Europe, plus récemment en Asie et en Amé-rique du Sud ; ou bien la cruelle sanction d'une croissance aveugleengendrant compétitions ethniques ou tribales, famines, épidémies,déplacements de populations, le tout dans un contexte de dérèglementclimatique et de pillage des ressources par l'Amérique, l'Europe, l'Indeet la Chine, ce qui évoquerait davantage des « régulations » de type« animal », comme en connaissent cycliquement les lemmings : quedeviendraient alors l'humanisme et l'humanité si les religions « lapi-nistes » (catholiques et islamistes) de l'Afrique ne faisaient pas leurexamen de conscience et ne révisaient pas leurs positions ?

[69]

C — Perspectives démographiques

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L'augmentation décennale de la population humaine (interprétationdes données de l'UNPD, United Nations Population Division, in TheEconomist, loc. cit., p. 30) a connu les phases successives suivantesaux XXe et XXIe siècles :

- en 1900-1910, et pour la première fois, l'accroissement décen-nal mondial atteint 200 millions de personnes ; mais il replongeen dessous de ce seuil dans la décennie suivante, pour cause dePremière Guerre mondiale (morts et « non-naissances ») ;

- en 1920-1930, cette valeur est à nouveau atteinte, puis stagnepeu au-dessus de ce seuil pendant trois décennies consécutives,dont celle de 1940-1950 (Seconde Guerre mondiale, comme ci-dessus) ;

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- le bond en avant décisif est celui de la décennie 1950-1960(l'après-guerre immédiat), prélude aux Trente Glorieuses mon-diales où l'accroissement décennal atteint 500 millions de per-sonnes, soit 2,4 fois plus qu'en 1940-1950 ;

- le maximum est atteint dans la décennie 1980-1990 (lorsquedécolle le réchauffement climatique mondial...), avec 820 mil-lions, et décroît quelque peu ensuite : 800 en 1990-2000, et 780en 2000-2010 ;

- on attend 770 pour 2010-2020, 690 pour 2020-2030, et l'on es-père 590 pour 2030-2040 et 400 « seulement » pour 2040-2050,date à laquelle la population mondiale atteindra(it) 9,1 milliardsd'individus, soit 25 % de plus qu'aujourd'hui. Ceci impliqueque, pour stabiliser alors nos consommations et rejets de toutessortes, ceux-ci devraient diminuer d'un quart au niveau indivi-duel !

Si nous considérons maintenant la courbe représentative de l'évolu-tion du taux mondial de fertilité (World fertility rate, nombre d'enfantspar femme. Source : UNPD, in The Economist, op. cit., p. 29), celui-ciétait encore proche de 5 en 1950-1970, pour décroître ensuite (forte-ment) à 3,5 en 1980-1985 puis à 2,8 en 1995-2000 ; les prévisionssont de 2,5 en 2010-2015, de 2,2 pour 2025-2030, pour atteindre lavaleur d'équilibre 2,0 en 2045-50. Nul doute que cette amélioration detendance (mais non de situation, puisque l'accroissement n'est que ladérivée dont la courbe de population est l'intégrale) ne soit largementdue à l'émigration de populations rurales à bas niveau d'éducation, aumieux dans des villes au niveau dévie quelque peu amélioré, au piredans ces mégalopoles aux banlieues misérables dont le Tiers Mondeafricain ou asiatique recèle hélas le secret. Face à ces perspectives,« la mauvaise nouvelle est que les filles qui donneront naissance à deplus larges générations sont nées ; la bonne, c'est qu'elles souhaitentavoir moins d'enfants que leurs mères ou grands-mères » (TheEconomist, op. cit., pp. 29-32).

Une autre question est : la courbe sera-t-elle vraiment une sig-moïde (comme dans les modèles « logistiques » connus chez d'autresespèces animales) ou préludera-t-elle à un effondrement, ressemblantalors au peak oil des économistes prévisionnistes ? Une manière plus

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empirique de pronostiquer l'évolution de la population humaine con-siste à mesurer le laps de temps séparant des « marches » démogra-phiques de hauteurs identiques (ici, un milliard d'habitants, depuis1800 ; tableau).

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Années Population Années Population Années Population

- 40 000 0,5 million 1500 460 millions 1975 4 000 millions

- 5 000 50 millions 1800 1 000 millions 1987 5 000 millions

0 250 millions 1925 2 000 millions 1999 6 000 millions

1 000 300 millions 1960 3 000 millions 2011 7 000 millions

Depuis le franchissement de la première marche, en 1800, les in-tervalles de temps ont fortement décru mais tendent depuis 1975 versune valeur sensiblement stable, égale à 12 ans (entre 1 et 2 milliards,125 ans ; entre 2 et 3 milliards, 35 ans ; entre 3 et 4 milliards, 15 ans ;entre 4 et 5 milliards, 12 ans ; entre 5 et 6 milliards, 12 ans ; entre 6 et7 milliards, 12 ans). On peut donc penser que le chiffre pourrait êtrede 8 milliards en 2023, de 9 milliards en 2035, de 10 milliards en2047, un peu plus en 2050. On rejoint donc ici l'estimation formulée àpartir des propriétés générales de la sigmoïde, avec mi-hauteur à 5,5milliards, correspondant au maximum du taux de croissance (dérivéede la sigmoïde) vers 1987 (The Economist, op. cit., fig. p. 30).

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Évolution de la population mondiale au XXe siècle(extrapolation jusqu'en 2040)

Figure 6

Plus une exponentielle tarde à se transformer en sigmoïde, plus les risquessont grands de voir le palier de celle-ci conduire à la chute.

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Une autre méthode de prévision consiste en l'extrapolation (iciprudemment limitée à l'an 2040) de la courbe polynomiale obtenue àpartir des valeurs connues depuis 1900. Un maximum de l'ordre de 8,7milliards serait atteint vers 2030 et une décroissance se manifesterait àla suite, avec 8,4 milliards d'habitants vers 2040 (fig. 6). Mais cetteextrapolation vaut ce que valent toutes les extrapolations, condition-née par la poursuite de toutes les tendances que cache l'ajustementnumérique des données antérieures (y compris leurs propres margesd'erreur...). À l'heure actuelle, la démographie semble en passe d'êtrestabilisée dans trois des quatre grands continents : Europe, Amérique,Asie ; seule l'Afrique subsaharienne reste à l'écart d'une tendance gé-nérale qui, si elle se confirmait dans la décennie à venir, n'était pasencore espérée à la fin du siècle dernier. Deux exceptions (localiséesmais non négligeables) persistent néanmoins aux deux extrémités ducontinent asiatique, dans des contextes culturels, éducatifs, religieuxet politiques pourtant bien différents, pour ne pas dire opposés : lesPhilippines et l'Afghanistan.

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Comparaison démographique de deux pays asiatiques (musulman et catholique)

Afghanistan Philippines

Population totale 2007 : > 32 millions2025 : 50 (x 1,6)

1960 : 27 millions2010 : > 92 (x 3,4)

Taux brut annuel de natalité (pour 1000 habitants) 45,6 p. mille 24,9 p. mille

Taux brut annuel de mortalité (pour 1000 habitants) 20,3 p. mille 5,4 p. mille

Taux d'accroissement annuel (pour 1000 habitants) 25,3 p. mille 19,5 p. mille

Indice synthétique de fécondité (enfants par femme) 6,5 3,1

Temps de doublement de la population (en années) 27 ans 35 ans

Espérance de vie à la naissance (en années) 43 ans 70 ans

Âge médian (en années) 17,5 22,5

Tranche d'âge < 15 ans 45 % 35 %

Tranche d'âge 15-64 ans 53 % 61 %

Tranche d'âge > 64 ans 2 % 4 %

Taux d'alphabétisation 36 % (femmes : 21 %) 97 %

Accès à l'eau potable 13 % 86 %

Avec des valeurs démographiques proches - mais supérieures aux moyennes du reste de l'Asie -,Afghanistan et Philippines diffèrent par un paramètre qui bat ici en brèche l'affirmation un peurapide selon laquelle la maîtrise démographique passerait avant tout par le niveau éducatif géné-ral, surtout féminin. Alors qu'en Afghanistan, un islam rétrograde impose sa loi à toute une socié-té - dont la « sous-société féminine » -, aux Philippines, c'est au clergé chrétien, majoritairementcatholique, que revient la même fonction : le taux général d'alphabétisation y est égal à 97 %(donc au moins égal à 94 % pour les jeunes filles), contre moins de 90 % partout ailleurs dansl'Asie du Sud-Est. Mais l'Église possède plus de 400 écoles et une centaine d'universités, et lesPhilippins sont très religieux. Bref, une prise en main efficace par le clergé, mais dont les mol-lahs (iraniens) semblent ignorer la recette...

Résultat de la forte démographie qui s'ensuit, les Philippines ont cessé d'être exportatrices de rizdepuis l'an 2000, et doivent même importer (notamment du Vietnam) pour répondre à la de-mande intérieure. Mais depuis les récentes élections présidentielles, « le gouvernement philippinfinancera la contraception des couples les plus pauvres en dépit de la forte opposition del'influente Église catholique. Le nouveau président, Begnino Aquino, a indiqué, lundi 27 sep-tembre 2010, que "c'est aux couples" de décider ce qui est le meilleur pour la famille » {LeMonde, n° 20428, 28 sept. 2010).

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En France, on vient officiellement de nous promettre pour 2050près de 74 millions d'habitants (en Métropole), dont 200 000 cente-naires (sic !) ; soit + 12 millions d'habitants = + 300 000 par an. LeBTP et les banques se frottent déjà les mains...

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[73]

Première partie :Les fondamentaux

Chapitre III

L’ÉNERGIE

3.1. De la thermodynamiqueà l'énergétique

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Concepts et unités.Travail et puissance ; de la calorie au watt

L'énergie, c'est tout ce qui nous permet de nous déplacer, de nousnourrir, de nous chauffer, et même de réfléchir et d'écrire, de vivre enun mot. Souvent invisible mais toujours omniprésente, elle imprègnele monde physique et vivant ; elle intervient chaque fois qu'il s'y passequelque chose ; elle est le moteur de toute action, de toute transforma-tion, de toute évolution, le prix fondamental à payer pour tout travailet toute réalisation. Dans la nature, c'est elle qui fait pousser lesplantes, évapore l'eau de pluie, pousse les nuages, fait tourner lesmoulins mais aussi les cycles biogéochimiques. Une autre preuveconcrète que l'énergie existe, c'est qu'il faut toujours la payer, sous uneforme ou sous une autre ! Car l'énergie constitue pour l'homme un ou-til indispensable, une « monnaie » mais aussi une « arme » par la-quelle il transforme son environnement. Nécessaire à notre bien-être,l'énergie devient, au-delà d'une certaine abondance, une drogue dont

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nos sociétés industrielles réclament à grands cris leur surdose an-nuelle, sous le nom de « croissance ». La science de l'énergie - la« thermodynamique », car les premiers chercheurs en la matièreétaient des praticiens qui essayaient de comprendre comment la cha-leur pouvait être transformée en force mécanique - la thermodyna-mique donc, aurait pu s'appeler « énergétique », terme que l'on re-trouve d'ailleurs dans son extension biologique et biochimique : labioénergétique. Balbutiante à la fin du XVIIIe siècle, lorsque le pyros-caphe du marquis Jouffroy d'Abbans remonta le cours de la Saône àLyon, le 15 juillet 1783, la thermodynamique a définitivement assisses principes en 1866, avec le principe dit de Carnot-Clausius, du nomde ses deux prophètes.

[74]

A — Les unités énergétiques

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Comme on a besoin de monnaies pour évaluer les coûts et les tran-sactions économiques, on a besoin d'unités pour évaluer les stocks etles échanges énergétiques. De même que les différents pays utilisentdifférentes monnaies (le dollar, l'euro, la roupie...), de même les di-verses formes d'énergie (thermique, mécanique, électrique, biolo-gique...) ont été - et restent souvent - mesurées par des unités diffé-rentes : la calorie, le kilogrammètre, le kWh, le Joule, etc. Mais, alorsque les cours des changes monétaires sont fluctuants (et soumis à uncertain arbitraire, voire même à des spéculations certaines), les unitésénergétiques sont liées entre elles par des rapports immuables, établisdès le XIXe siècle (1 calorie = 4,18 joules, dans nos mémoires commeΠ= 3,1416), mais jamais remis en cause malgré l'avènement d'expres-sions mieux adaptées à nos modes de consommation : 10 000 kiloca-lories = 42 mille kilojoules = 1 tep (tonne équivalent-pétrole) =11 650 kWh.

Au-delà de tout formalisme ou de tout légalisme, on partira del'unité d'énergie qui fait le lien entre la nature et l'homme, entre la vieet la machine : la calorie ou, plus pragmatiquement, la kilocalorie(mille calories), symbolisée kcal, quantité d'énergie permettant d'éle-

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ver d'un degré centigrade la température d'un kilogramme (un litre)d'eau prise à 15 °C. Depuis les années 1840, on est redevable au phy-sicien anglais James Joule de l'équivalence (du « taux de change »)établie entre les formes thermique et mécanique de l'énergie, traduitepar la relation 1 calorie = 4,185 joules. À une légère approximationprès, le joule (J) est lui-même égal au dixième de l'énergie nécessairesur Terre à élever d'un mètre un poids d'un kilogramme (kilogram-mètre, symbolisé kgm). Sous l'attraction terrestre de la pesanteur, il ya en effet une certaine confusion de principe, mais non de pratique,entre le kilogramme considéré comme poids (force) et comme masse(quantité). En fait, 1 kgm = 9,81 J = 2,35 cal.

La calorie, vous dis-je...

Discréditée par les physiciens (et par le législateur...), la calorie garde tout sonintérêt pour les thermiciens, les diététiciens, les biologistes et les écologues.Une ration quotidienne individuelle de 2 740 kcal équivaut à 3,19 kWh, d'oùune consommation annuelle de 1 165 kWh (un radiateur électrique de 3 kWfonctionnant pendant 16 jours...), soit 0,1 tep (100 kg de pétrole, ou 143 kgd'excellent charbon). Cette énergie quotidienne peut être fournie par 765 gd'aliments, assimilables pour l'essentiel à des glucides (« sucres ») ; ainsi, lacomposition et la valeur énergétique d'un kg de pâtes sont les suivantes : glu-cides 720 g, protides 130 g, lipides 20 g, divers (fibres, minéraux, humidité)130 g ; total 3 580 kcal. Cette ration quotidienne de 2 740 kcal, correspondantaux besoins basiques de la physiologie humaine (âges, sexes et activités con-fondus) représente une quantité annuelle de nourriture de 280 kg, avec un con-tenu énergétique équivalant à 117 litres d'essence, de quoi faire rouler une voi-ture (consommant 5,9 litres aux 100 km) sur 2000 kilomètres seulement. Cetteconsommation quotidienne moyenne correspond à (2 740 x 4,185) = 11 467 kJdépensés en 24 x 3 600 secondes, soit 133 J/s = une puissance de 133 watts,avec comme valeurs extrêmes 50 watts pour un enfant en sommeil et 400 wattspour un adulte mâle en pleine activité physique. Une salle de conférence de 20m2 accueillant 20 personnes en débat animé dispose ainsi de quatre « radiateursgratuits » d'un kilowatt chacun.

De l'énergie, passons à la puissance (énergie par unité de temps,c'est donc un débit), avec la définition du watt (W), flux énergétiqued'un Joule par seconde. Lorsque l'électricité est apparue sur la scèneénergétique, au lieu d'exprimer son énergie en joules, comme [75] lesautres physiciens, les électriciens ont inventé le kWh, quantité d'éner-

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gie correspondant à un flux électrique de mille watts pendant uneheure, soit 3,6 millions de joules (3 600 kJ), ou bien encore 860 kcal,évidemment (3 600 divisé par 4,185) : pourquoi faire simple quand onpeut faire compliqué ? Un effet pervers de cette pratique est la confu-sion fréquente que certains (politiciens, économistes, journalistes, plussimplement tout un chacun) font entre le kW et le kWh (kW multipliépar heures), en parlant de la production d'une centrale nucléaire enkW, alors qu'il s'agit d'énergie, ou de la puissance d'un radiateur élec-trique en kWh, alors qu'il s'agit de sa consommation. Lorsque l'on ac-quitte sa facture d'électricité, la rubrique « abonnement » dépend de lapuissance de son compteur, en kW, et la rubrique « consommation »,en kWh, correspond à l'usage (en niveau et en durée) que l'on a fait detout ou partie de la puissance maximale (« nominale ») de son installa-tion. Si vous confondez l'un et l'autre, c'est comme si vous confondiezle nombre de chevaux sous votre capot avec le contenu de votre réser-voir d'essence (même si les constructeurs tiennent compte de la puis-sance de la voiture pour dimensionner son réservoir). À partir de laconstatation empirique approchée qu'un cheval est capable de délivrerune puissance de trois quarts de kilowatt, on a longtemps utilisé le« cheval-vapeur » comme unité de puissance, symbolisé cv, égal à736 watts. Mais il est désormais légal, et même obligatoire, de dési-gner la puissance d'une voiture automobile en kW, par exemple 60kW pour 82 CV. On ne confondra pas ces chevaux « réels » avec leschevaux fiscaux de nos cartes grises, dont le calcul se fonde surd'autres considérations (arbitraires).

Mais, si moderne soit-il, l'homme actuel n'est pas « tout élec-trique » ; outre sa nourriture, en tant que machine vivante, il lui arriveencore de consommer du pétrole, voire même du charbon ou du bois,toutes sources d'énergie qualifiables de « stocks », dont il faut bienexprimer la valeur en termes énergétiques, et pas seulement financiers(bien qu'il y ait proportionnalité entre les deux, du moins pour les se-conds dans un contexte donné). Déterminées par combustion dans des« bombes » calorimétriques, les valeurs suivantes peuvent être adop-tées en pratique (compte tenu de la nature des divers combustibles,d'impuretés et de résidus d'humidité ou de matières minérales), expri-mées en kilocalories par gramme de substance : glucides : 4,0 ; car-bone : 7,0 ; pétrole 10,0 kcal/g. Pour accéder à des niveaux de con-sommation dignes du monde industriel, on a défini le tec (tonne

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d'équivalent charbon) puis le tep (1 tonne d'équivalent pétrole = 1,43tonne de charbon = 1170 m3 de gaz naturel). À une échelle « géopoli-tique », on utilisera le million de tonnes d'équivalent-pétrole (méga-tep, Mtep), voire le gigatep, Gtep (milliard de tonnes d'équivalent pé-trole) et le Térawatt.heure, TWh (un milliard de kWh), mieux propor-tionnés au niveau de nos appétits nationaux, ou de nos transactionsinternationales.

Quelques équivalences et données énergétiques

- 1 calorie = 4,185 Joule (énergie).

- 1 watt (W) = 1 Joule/seconde (puissance).

- 1 kilowatt (kW) = 1 millier de watts = 103 watts.

- 1 mégawatt (MW) = 1 million de watts (en grec, méga signifie « grand ») =106 watts.

- 1 gigawatt (GW) = 1 milliard de watts (en grec, giga signifie « géant ») =109 watts.

- 1 térawatt (TW) = 1 000 milliards de watts (en grec, téra signifie« monstre ») = 1012 watts.

- kWh = 3 600 kJ = 860 kcal = 86 g de pétrole (en PCS = pouvoir calorifiquesupérieur, avec récupération de la chaleur de condensation ; PCI = pouvoircalorifique inférieur, sans récupération, équivalence 77 g de pétrole).

[76]

- 1 TWh = 86 000 tep (tonne-équivalent-pétrole) = 0,086 Mtep.

- Un baril de pétrole = 159 litres = 135 kg de fioul. Densité de l'essence :0,750 ; du gazole : 0,850.

- 1 kg de pétrole = 10000 kcal = 41 850 kJ = 11,63 kWh. 1 litre de gazole =10 kWh.

- 1 tep = 107 kcal. 1 000 kcal/jour = 0,035 tep/an. 1 kg de sucre = un demi-litre de pétrole.

- 1 kWh therm. = 0,353 kWh élec, donc 1 tep = 11 630 kWh therm. = 4100kWh élec.

Enthalpie (« pouvoir calorifique ») pondérale : carbone (pur), 7,85 kcal/g ;méthane (gaz naturel), 11,95 kcal/g ; décane (pétrole), 10,56 kcal/g ; hydro-gène, 28,91 kcal/g. Glucide, 4,0 kcal/g ; éthanol, 6,91 kcal/g. Le pouvoir calo-rifique du « charbon » dépend fortement de sa qualité, c'est-à-dire de son tauxen carbone et de la nature du ballast d'impuretés minérales non combustibles, àl'origine des cendres ; il varie de 3,6 à 6,5 kcal/g, en moyenne 5,0 kcal/g.

Adapté de Mollo-Mollo (L'énergie c'est vous, 1974, pp. 22-26) et Dautray &Lesourne (L'humanité face au changement climatique, 2009, p. 9).

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Ces unités et valeurs sont exprimées de manière « thermique », ou« potentielle = maximale », car elles représentent ce que l'on en retireen dégradant totalement la source considérée. Mais lorsque l'on metde l'essence dans « son » moteur, seule une partie en est utilisée pourla traction du véhicule (énergie mécanique), le complément (le« manque à gagner », est-ce bien dit !) reste en chaleur (sinon, les voi-tures n'auraient pas besoin d'un radiateur, et vous auriez froid l'hiverdans votre bagnole) ; de même dans les centrales électrogènes, où lesdeux tiers environ de la chaleur tirée du combustible partent en cha-leur ambiante, environ un tiers seulement étant transformé en électri-cité. Officiellement en France, le « combustible » des centrales ther-miques (que ce soit du fioul ou de l'uranium) est transformé en électri-cité avec un rendement d'un tiers. Donc : 1 kWh therm. = 0,333 kWhélec, et 1 tep = 11 630 kWh therm. = 3 875 kWh élec, arrondi à 4 000kWhé. Dans le premier cas (chauffage par chaudière à condensation),1 TWh = 860 000 tep ; dans le second (chauffage électrique) trois foismoins, 1 TWh = 290 000 tep environ. On peut aussi utiliser l'équiva-lence : 11 630 kWh therm. = 4100 kWhé (coefficient de conversion =0,353), plus réaliste pour les centrales (à charbon) à « vapeur supercri-tique », fonctionnant avec un rendement thermodynamique supérieurà 0,40.

Solaire ou nucléaire, faut-il choisir ?

Énergie d'origine solaire

« Le flux incident moyen du Soleil sur toute la surface de la Terre, jour et nuitinclus (et compte tenu de la section du disque terrestre) est égal à 342 W/m2

dont 168 sont absorbés au niveau du sol », le reste étant réfléchi par celui-ci ouabsorbé/réfléchi par l'atmosphère (notion d'albédo) (Dautray & Lesourne, op.cit., pp. 271-272). Cette puissance absorbée par la surface terrestre conduit àune énergie annuelle de 750 milliards de GWh = 65 000 Gtep. Ce dernierchiffre peut être comparé à celui de l'énergie annuellement dépensée par notreespèce, soit 12 Gtep : autrement dit, la consommation actuelle humaine d'éner-gie est égale à 0,2 p. mille de celle que nous recevons du soleil, moins de 2heures du fonctionnement annuel de celui-ci. Chaque année la France reçoit enénergie solaire près de 300 fois sa consommation primaire énergétique, voisinede 250 Mtep. Chaque année la France reçoit en énergie solaire près de 300 foissa consommation primaire énergétique, voisine de 250 Mtep.

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Pour une biomasse (MS) de 160 milliards de tonnes, soit 6,40.1017 kcal, an-nuellement produite dans le monde, et une puissance lumineuse absorbée ausol de 168 W/m2, soit [77] 168 x 7,54.103 kcal x 5,1.1014 m2, le rendementmoyen planétaire de la photosynthèse est donc en fin de compte égal à6,40.1017 kcal/6,46.1020 kcal, soit un pour mille. Mais cette biosynthèse natu-relle est gratuite, éternelle (à notre échelle), sans déchets, et ne réclame (si cen'est sous sa variante agricole) aucun investissement (mais, de ce dernier pointde vue, s'agit-il bien d'une qualité dans notre société économique ?).

Énergie d'origine nucléaire

Un gramme de matière entièrement annihilée en énergie (selon E = mc2) = 90milliards de kJ = 21,5 milliards de kcal = 2,15 Mtep = 25 GWh. En pratique,un réacteur électronucléaire d'un GWé (1 000 MWé) de puissance nominaleproduit en une année, avec un taux de disponibilité de 80 %, 7 000 GWhé = 7TWhé. Pour ce faire, il consomme en moyenne 22,4 tonnes (+/- 17 %) d'ura-nium naturel par TWhé produit 25, soit une consommation annuelle de l'ordrede 157 tonnes pour un réacteur d'un GWé. En d'autres termes (et puisque 1 tep= 11 630 kWh), un kg d'uranium naturel correspond à 109 kWhé / 22,4.103 kgU = 44 600 kWhé = 3,84 tep en énergie « noble », soit environ 4 500 litres defioul utilisé avec un rendement de 100 %.

25 II n'est pas très facile de trouver des informations sur la quantité d'uranium(exprimée par exemple en uranium naturel) nécessaire à fournir une quantitédonnée d'énergie électrique (exprimée par exemple en TWh élec.). Voir no-tamment : Dominique Grenèche & Michel Lecomte (AREVA), 2010. Opti-misation de l'utilisation des ressources dans les réacteurs à eau légère. Rev.Gén. NucL, n° 5, sept.-oct. 2010, p. 28-38. Egalement : France, 9000 tonnesU/an pour 420TWhé ; Monde, 67 000 tonnes pour 2 560 TWhé ; respecti-vement : 21,4 et 26,2 t/TWhé. Moyenne des diverses informations (n = 6) :22,4 +/- 3,7 t U/TWhé.

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B — Quelques précisionssur les statistiques énergétiques

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Pour les thermodynamiciens, il y a tout d'abord l'équivalence phy-sique (indépendamment de la « qualité » de l'énergie) : 1 kWh = 3,6millions de joules = 3 600 kJ, soit 860 kcal. En admettant qu'ungramme d'hydrocarbure vaut lui-même en pratique 10 kcal, on a larelation « basique » 1 kWh = 86 g d'hydrocarbure. Inversement, 1 tep= 11630 kWh. Mais si cette énergie « chimio-thermique » est utiliséedans une centrale thermique, où un tiers environ de l'énergie « noble »réapparaît sous forme également noble d'électricité (les deux tiers res-tants étant rejetés dans l'environnement sous forme de chaleur bassescalories, ou énergie « dégradée »), alors 1 kWh = 29 g d'hydrocarbureseulement, et 1 tep = 4 000 kWh élec. environ. Dans le premier cas(chauffage au fioul par chaudière à condensation), 1 TWh = 860 000tep ; dans le second (chauffage électrique, de quelque origine soit-elle) environ trois fois moins, 1 TWh = 290 000 tep. De plus, 1 tep =1,43 tec (tonne-équivalent charbon) (Notamment d'après R. Dautray &J. Lesourne, 2009).

Dans les statistiques du ministère de l'Écologie (Chiffres-clés del'énergie, Édition 2010, octobre 2010), il est clairement précisé (p. 6)que « l'électricité d'origine nucléaire (est) comptabilisée pour la cha-leur produite par la réaction (de fission), chaleur dont les deux tierssont perdus lors de la conversion en énergie électrique ». Dans cesconditions, les statistiques officielles distinguent : 1/ les « ressourcesprimaires » 2/ la « consommation finale » ; au lieu de parler d'éner-gies primaire et finale, on pourrait aussi dire énergies brute et nette.En 2009, les premières se répartissaient comme suit en France (unitéMtep, arrondie à l'entier proche) : charbon, 11 ; pétrole, 85 ; gaz, 38 ;électronucléaire 107 ; renouvelables et déchets, 22.Total : 263 Mtep.En pourcentage, dans l'ordre : 4/32/15/41 (nucléaire) /8%. Cette for-mulation (qui a sa logique pour des centrales thermiques brûlant deshydrocarbures, [78] forme « noble » de l'énergie, contrairement à lachaleur) gonfle la part du nucléaire, lui accordant du coup une part

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prépondérante dans l'argumentation d'indépendance énergétique, quise monterait à 50 % environ (nucléaire + renouvelable). C'est lechiffre que l'on entend le plus souvent dans les déclarations des éco-nomistes et des politiciens.

En ce qui concerne la consommation dite finale (c'est-à-dire au ni-veau des utilisateurs), sauf à considérer des réseaux de « chaleur nu-cléaire » inexistants à cette échelle, l'électricité n'est évidemment plusdécomptable que sous sa forme électrique (sic !). La même année, lesFrançais ont « palpé » : charbon, 5 ; pétrole, 67 ; gaz, 34 ; électricité,37 ; renouvelable et déchets, 14. Total : 156 Mtep. En pourcentage,dans l'ordre : 3/43/21 / 24 / 9 %. Cette formulation (qui a sa logiquepour l'utilisateur du chauffage électrique) montre que les hydrocar-bures représentent encore 64 % (près des deux tiers !) de notre « bou-quet énergétique ». Ou bien encore que l'indépendance énergétiquen'est que de 30 % et non pas 50 % (vide infra, ce chapitre). Cette for-mulation montre aussi que le « rendement » de « l'ergo-système-France », égal au rapport de l'énergie finale à l'énergie primaire, soit169 /263 = 64 %, n'est pas très bon, et qu'il baisserait encore si l'élec-tricité (nucléaire) augmentait sa part 26.

26 Aux 156 Mtep strictement énergétiques, il convient d'ajouter ici les 13 Mtepd'hydrocarbures utilisés comme matière première chimique (matières plas-tiques, engrais, etc.).

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3.2. Les principes énergétiques

« Dans le match que l'homme moderne dispute contrele reste de l'univers pour lui arracher toujours plus d'éner-

gie, il ne peut pas gagner : premier principe ; il ne peutmême pas faire match nul : second principe ».

Prof. Mollo-Mollo, 1974

A — Premier principe (enthalpie) :

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Toutes les énergies sont équivalentes mais...

Considérons un système isolé, ne recevant de l'extérieur ni matièreni énergie. On admettra volontiers que son contenu énergétique de-meure quantitativement inchangé, autrement dit constant ; on définiradonc une grandeur U, ou énergie interne, telle que ∆U = 0. C'est ex-primer le premier principe de la Thermodynamique : « Rien ne seperd, rien ne se crée » ; mais Lavoisier (chimiste de 1789, qui ne pen-sait qu'à la matière) a ajouté « mais tout se transforme... ». Il n'em-pêche en effet que des transformations puissent qualitativement avoirlieu dans ce système, par exemple que du travail W soit transformé enchaleur Q, en valeurs égales mais de signes opposés, soit ∆Q = - ∆W, soit encore ∆ (Q + W) = 0 = ∆U.

D'où l'expression de l'énergie interne dans un système isolé : U = Q+ W. Dans le cas, plus général, où des échanges d'énergie ont lieuentre système et milieu extérieur [le système est dit alors (matérielle-ment) fermé ; il sera ouvert s'il échange à la fois énergie et matière],l'énergie interne U diminuera si un travail supérieur à l'effet thermiquea été cédé à l'extérieur. Pour les processus biologiques, effectués àpression quasi constante, la variation de travail généralement égale à∆W = ∆(pV) = p∆V + V∆p se réduit au premier terme, d'ordre calori-fique ; il prend alors le nom d'enthalpie, de symbole H, avec la rela-tion H = U - pV. L'enthalpie est [79] précieuse à connaître dans lamesure où elle chiffre la dénivellation d'énergie entre les états initialet final d'un système soumis à transformation. Quels que soient les

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processus, la valeur de AH demeure constante, indépendante dunombre, de la nature et de la séquence des transformations intermé-diaires (loi de Hess, 1840). Jaugeant la quantité maximale d'énergie(thermique) contenue dans un système, l'enthalpie est la meilleure ap-préciation de l'intérêt d'un aliment, d'un combustible, d'un accumula-teur, bref, d'une source ou d'un stock d'énergie.

B — ... mais une moins que les autres :Second principe (entropie) !

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Au final, la digestion complète d'un gramme de sucre fournit donctoujours, sous une forme ou sous une autre, un total de 4 kilocalories,même sous forme de chaleur. En revanche, de toute évidence, nul es-poir de reconstituer le morceau de sucre à partir des quantités de gazcarbonique et d'eau engendrées par cette dégradation, auxquelles on« ajouterait » 4 kilo-calories en les chauffant. Reconnaître cette dureloi, c'est exprimer à la fois les premier et second principes de la Ther-modynamique. Dans le premier cas - principe de quantité -, on recon-naît l'équivalence des diverses formes de l'énergie ; dans le second -principe de qualité -, on admet que l'une d'elles, l'énergie thermique,est « inférieure » aux autres, puisqu'elle n'est pas à même d'être re-transformée intégralement en autre chose qu'elle-même.

De même pour une centrale électrique « thermique » (peu importeici que la chaleur provienne de la combustion de fuel ou de la fissionde l'uranium), où seulement le tiers environ de la puissance thermiquedu réacteur peut être transformé en énergie électrique par l'alternateur.On dira que l'électricité produite est, comme le morceau de sucre, uneforme « noble » de l'énergie, dont la chaleur représente une forme« dégradée ». Y aurait-il contradiction entre les deux principes ? Non,car si 1 000 kilocalories thermiques ne peuvent donner naissance qu'à353 kilocalories électriques, cela ne signifie pas pour autant que les647 kilocalories complémentaires aient été annihilées ; tout bonne-ment il faut admettre qu'elles n'ont pu quitter l'état calorifique, quali-fiable par le fait « d'inférieur » ; rejetées à la rivière pour refroidir leréacteur, elles vont d'ailleurs contribuer à sa pollution thermique. Maisceci est une autre histoire.

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Ce qui intéresse davantage l'utilisateur est la fraction de ce capitalsusceptible d'être convertie en énergie noble ; c'est l'énergie utilisable,ou énergie libre (au sens de disponible) : ∆F = ∆U -T.∆S, où T est la température absolue (en Kelvin, K = °C + 273) et S une grandeur diteentropie. En toute rigueur, on doit aussi considérer l'enthalpie libre G,avec ∆G = ∆H –T.∆S. Bien évidemment, G est toujours inférieure à H : plus ∆G est proche de ∆H, c'est-à-dire plus faible est la variation d'entropie, plus forte est l'efficacité de la transformation, chiffrable parle rapport ∆G/∆H, soit (∆H - T.∆S)/ ∆H, soit encore 1 - T.∆S/∆H. À une température donnée, l'entropie mesure ainsi le niveau de dégrada-tion d'un système énergétique, comme l'enthalpie mesure ses potentia-lités, tandis que la variation d'entropie AS mesure le manque à gagnerd'une transformation de matière et/ou d'énergie. Un rendement égal àl'unité impliquerait une variation d'entropie nulle ou une températureabsolue nulle, ce qui revient au même, tout étant alors « figé »(comme avant le Big Bang ?). L'augmentation d'entropie, « l'entropi-sation », exprime donc le degré de dégradation d'un système : plusforte est l'entropie, plus faible est la qualité de l'énergie disponible.

[80]

Anthropisation = entropisation

Le problème des rejets, donc de la pollution thermique par les centrales élec-trogènes aide à illustrer le propos : loin d'être une bavure à vaincre sous peu parle génie des hommes, les pollutions sont une loi (dura lex, sed lex...) inscrite aucœur même de la matière et des processus universels. Certes, on peut espérerles minimiser en augmentant le rendement de la transformation chaleur ->énergie noble ; mais détourner momentanément les pollutions, les masquertemporairement, les diluer ou les stocker, au prix de nouvelles activités et denouvelles dépenses de matière et d'énergie (p. ex. le stockage du CO2), tout ce-ci n'est que reculer pour mieux sauter thermodynamiquement : « Chassez lapollution, elle revient au galop ! » Depuis plus d'un siècle, nous aurions dûcomprendre le caractère fondamental de la pollution, corollaire de toute action :anthropisation = entropisation... Croire à la possibilité technique d'annihiler àmoindre coût les nuisances consécutives aux pollutions serait faire preuved'une grande naïveté scientifique (sauf à faire appel à des sources naturelles,donc « gratuites » de l'énergie, comme le travail des bactéries dans les stationsd'épuration, ou des plantes chlorophylliennes dans les bassins de lagunage).

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L'entropie est donc au second principe ce que l'enthalpie est aupremier, ce qui amène à voir sous un autre jour le vieux rêve irréali-sable du perpetuum mobile, le mouvement perpétuel. Il s'agirait d'unpremier passage d'un état A à un état B suivi, sans aucun apport éner-gétique interne ou externe, d'un retour de l'état B à l'état A. Mais toutprocessus réel étant parasité, même de manière infime, par quelque« frottement », le rendement de la première partie du processus A ->

B est donc inférieur, même de peu, à l'unité. Le point B est donc à unniveau énergétique inférieur au point A ; il lui est donc impossible deremonter vers A sans apport énergétique : le mouvement perpétuel estdonc bien à ranger au placard des rêveries alchimistes... Le secondprincipe de la thermodynamique niant à tout processus réel la possibi-lité de revenir spontanément à son point de départ, l'entropisation,phénomène inéluctable, signe l'irréversibilité des systèmes et des phé-nomènes. Faute d'apport extérieur, un système, du moment qu'il fonc-tionne, ne peut évoluer que vers un état marqué par une augmentationcontinuelle de l'entropie 27.

C'est pourquoi, opposé au premier principe dit de la conservation,le second a pu être qualifié de principe de l'évolution. Panta rei, touts'écoule, nul système ne repasse spontanément par l'état qu'il a connu,de même que nulle goutte d'eau, progressivement entropisée lors de sadénivellation de la source à la mer, ne repassera devant la même rive...sauf à suivre le cycle de l'eau, grâce à la remontée néguentropique del'évaporation, due à l'énergie solaire. Et comme l'Univers peut êtreassimilé à un vaste système isolé, on peut en conclure que tout chan-gement de son état, s'il n'en modifie pas l'énergie globale, en altère laqualité et empêche l'histoire (thermodynamique) du monde d'être unéternel recommencement. Mais, à notre échelle, ceci ne concerne pas

27 Ceci dit, irréversibilité et réversibilité sont-elles si distinctes que cela ? Unetrès faible vitesse n'est-elle pas plus proche d'une vitesse nulle qu'une fortevitesse n'est proche d'une vitesse très (« infiniment »...) élevée ? Pour nousen convaincre, évoquons une expérience commune, celle du gonflage d'unpneu par une pompe à vélo. Si, en prenant notre temps (encore lui...), nouscomprimons lentement la pompe, celle-ci ne chauffe pratiquement pas (lacompression est isotherme) et quasiment toute notre énergie musculaire estconvertie en énergie potentielle de pression gazeuse. En revanche, « en y al-lant comme une bête », nous nous brûlons les mains et nous accuserons plusde fatigue pour arriver à la même pression, puisqu'une partie de notre éner-gie a été gaspillée en chaleur (la compression est dite alors adiabatique).

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obligatoirement la biosphère, qui bénéficie de la photosynthèse, etmomentanément l'anthroposphère, qui puise à plus courte échéancedans la lithosphère (cf. Nicolas Georgescu-Roegen. La Décroissance ;entropie, écologie, économie, 1995).

[81]

Quelques relations entre le tempset les formes de l'énergie

Le temps et les diverses formes de l'énergie ont des relations, « réciproques »ou non, dans les mondes inerte et vivant, à plus forte raison dans le monde hu-main. Ainsi, nulle intervention extérieure (sauf celle qui conduirait à la désin-tégration de l'élément, processus coûteux en énergie) ne peut modifier la vi-tesse de décroissance d'un radioélément, source « autonome » d'énergie. Demême la définition de l'unité de temps physique, la seconde, n'est-elle plus ba-sée sur la mécanique macroscopique (un balancier), mais sur la longueurd'onde (inverse de la fréquence, qui définit elle-même le temps en physiquequantique) d'une radiation d'un isotope élémentaire mis en résonance. Ce sontégalement des photons de longueurs d'ondes bien précises qui gouvernent desphénomènes bioénergétiques (la photosynthèse, le photopériodisme), mais sansla moindre rétroaction : malgré son nom, le tournesol n'a jamais infléchi lacourse du soleil...

Cette règle d'indépendance est paradoxalement moins stricte dans les domaineschimique et biochimique. Un apport d'énergie, même sous la forme dégradéequ'est la chaleur, parvient à augmenter les vitesses de réactions chimiques (loidite « d'activation » d'Arrhenius, selon laquelle un échauffement de 10 °C dansla gamme biologique double à triple le métabolisme) ; la vie étant une intégra-tion de phénomènes chimiques, la chaleur peut ainsi « dilater » ou « contrac-ter » le temps, comme en témoignent ses effets bénéfiques sur les animaux hé-téro-thermes (à sang-froid), ou, a contrario, le phénomène d'hibernation de cer-tains mammifères : septembre-avril ne durent que quelques instants pour lamarmotte dont la température corporelle s'est abaissée à quelque + 5°C. Sur ladurée de sa vie, la longévité de l'animal serait plus justement exprimée ennombre de battements cardiaques qu'en temps physique « réel ».

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Quant à l'homme, il est persuadé que le temps est manipulable par ses instru-ments, sans en voir toujours le prix à payer : injecter des kW dans le TGV 28

permet de « gagner » deux heures sur Lyon-Paris, mais devient un prétexte àconsommer de plus en plus d'énergie avec un rendement forcément décroissant(le freinage aérodynamique augmente au moins comme le carré de la vitesse).Inversement, on peut valoriser de la matière diluée dans l'espace à conditiond'y « mettre le temps » : le chercheur d'or californien, avec sa batte, néguentro-pisait ainsi le précieux métal. Mais lorsque l'on concentre de l'uranium 235dans un espace/temps réduit, on exalte le paramètre puissance dans l'explosionnucléaire qui en résulte. Et l'on pourrait multiplier les facettes de ce « tétraèdremagique » matière/énergie/espace/temps, au centre duquel l'homme a en outredésormais placé un opérateur singulier : l'argent..., ce qui autorise le « syllo-gisme énergétique » suivant : « Le temps, c'est de l'argent ; or la vitesse, c'estde l'énergie ; donc l'énergie, c'est de l'argent » ; on s'en serait douté !

3.3. Rendementset bilans énergétiques

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Appuyons-nous donc sur les principes (thermodynamiques), car ilsn'ont aucune raison de céder : si la quantité d'énergie se conserve dansun système isolé (une entité matérielle intellectuellement distincte,vivante ou non : un individu, une machine, une nation, etc.), sa qualiténe peut que diminuer avec toute transformation. À terme, sans fuite niapport extérieur, le système ne contiendra plus que de l'énergie ther-mique, il sera lui-même dégradé, « mort » thermodynamiquement par-lant. À un moment donné, il est donc intéressant de distinguer, dansun système ou pour un processus considéré, la fraction d'énergie noble[82] contenue ou obtenue, énergie « utile » dite encore libre au sens dedisponible, et celle de nature dégradée, thermique. Une source, un sys-tème ou un processus sera d'autant plus intéressant, efficace, « ren-table », que l'énergie utilisable sera proche de l'énergie potentielle. Cequi débouche sur la notion de rendement (thermodynamique), définis-

28 Les TGV sont à l'origine d'un pour cent environ de la consommation élec-trique (source SNCF, février 2010), donc des déchets nucléaires en France.

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sable par la relation r = énergie noble/énergie potentielle, soit r =énergie noble/(énergie noble + énergie dégradée), soit encore r = 1 -(énergie dégradée/énergie potentielle). Ainsi pourra-t-on dire qu'unecentrale qui produit 353 parties d'énergie électrique à partir de 1 000parties d'énergie thermique, a un rendement de 353/(353 + 647) = 1 -(647 /1 000) = 1 - 0,647 = 0,353 ou encore 35,3 %, avec 64,7 % depertes, par ailleurs génératrices de pollutions.

Rendement thermodynamique

Une autre manière de calculer l'efficacité du transfert d'énergie entre deuxsources thermiques, comme dans une centrale électrogène avec deux « sourceschaude et froide » (une chaudière à 380 °C = 653 K, et comme condenseurl'eau de la rivière à 100 °C = 373 K) est d'employer la formule du rendement deCarnot : r = 1 - (T1/T2) = 1 - (393/653) = 1 - 0,60 = 0,40 = 40 %. Mais il s'agitlà d'un rendement « théorique », ou « maximal », plus proche de 35 % en pra-tique, compte tenu de pertes annexes dans le système réel. En d'autres termes,plus grand est l'écart thermique entre deux sources, plus important est le gra-dient qui en procède, donc la force mécanique qui peut en découler. De plus,pour ces calories thermiques, une échelle de valeurs est à envisager : d'ailleurs,à partir d'un litre d'eau pris à la température ambiante (20°C) et porté juste àl'ébullition (100°C), 80 kilocalories permettront (à quelques détails près) lapréparation d'un œuf dur ; en revanche, la même quantité de chaleur fournie àune baignoire de 80 litres n'en élèvera la température que d'un degré Celsius,sans aucun espoir culinaire. On peut ainsi dire qu'il existe des calories hautes etbasses, les secondes moins « utiles » que les premières.

Inversement, dans la mesure où l'énergie électrique est intégrale-ment transformable en chaleur (la fameuse « loi de Joule »), affirmercomme certaines publicités que l'on dispose de nouveaux radiateursélectriques « à rendement amélioré » relève soit de l'ignorance, soit dela malhonnêteté, l'une n'empêchant pas l'autre, évidemment.

Théoriquement, un réacteur nucléaire de puissance nominale 1GWé devrait produire en un an 8,77 TWhé, puisqu'une année compte8766 heures. En pratique, pour une disponibilité de 80 % (temps ef-fectif de fonctionnement à pleine puissance, compte tenu des arrêtstechniques, chargement et déchargement du combustible, incidentsvoire accidents, etc.), l'énergie brute en sortie de réacteur est doncégale à 7,0 TWhé. C'est la valeur que nous utiliserons par la suite. Ce-

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pendant, au double niveau du système électronucléaire français (parcde 58 réacteurs de puissance totale 63 GW) et du consommateur final(441 kWh consommés en 2009, dont 77 % de nucléaire, soit 340 TWhd'électricité nucléaire), le bilan est encore moins flatteur puisqu'unréacteur d'un GW ne produit que 340/63 = 5,4 TWhé annuellement« palpables ». La même consommation exprimée en Mtep étant égaleà 39,2 Mtep (en 2009, y compris 2,2 à l'exportation), dont 30,0 d'élec-tricité nucléaire, il en découle la relation pragmatique 1 TWh = 30/340= 0,088 Mtep = 88 000 tonnes de pétrole (considéré comme énergienoble).

[83]

A — Les rendements décroissants

« Ne forçons pas notre talent,nous ne ferions rien avec grâce... »

Jean de la Fontaine, L'Âne et le petit chien.

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Celui qui gère la conduite de sa voiture, grâce à son ordinateur debord, sait bien que la consommation en carburant augmente avec lavitesse, non pas linéairement (5 litres aux 100 à 90 km/h, 7,2 litres à130 km/h) mais davantage, en raison des frottements accrus despneumatiques, du freinage aérodynamique, le tout traduit en pertesmécaniques puis thermiques. Autrement dit, le gain de temps (on« fait » 100 km en 46 minutes au lieu de 67 minutes) coûte de plus enplus cher en énergie, puisque le rendement de « l'automobile » décroîtavec la vitesse (encore ne prend-on pas en compte l'usure du matériel,et son remplacement, également plus élevés, en énergie comme enargent). Le cultivateur intensif connaît (si l'on peut dire...) le mêmephénomène, puisque chaque augmentation de la teneur en engrais, sielle permet de gagner encore quelques quintaux par hectare de cé-réale, est de moins en moins efficace, tandis que les excès de nitrates,de moins en moins bien assimilés par la plante, se traduisent en pollu-tion des eaux, autre facette de l'entropie agricole (voir chap. 4.2 B, p.106, Pimentel). Cette loi est générale, reconnue par le bon sens sous la

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formulation de « rendements décroissants », également valables dansd'autres secteurs.

La productivité pour quoi faire ?

« La loi des rendements décroissants, par définition, frappe les plus émérites.La modernisation mécanique produit initialement des effets saisissants, ce quiexplique la percée fulgurante des économies nouvelles qui partent de rien et desurcroît, « trichent » en ne respectant pas le code de bonne conduite sociale deleurs partenaires évolués. Mais ces progrès s'affaiblissent inéluctablement avecet, semble-t-il, par le perfectionnement même des matériels. Pour obtenir 10au départ, il suffit de 1. Plus tard, pour gagner un point, il faut investir 10. LesUSA sont particulièrement affectés par ce phénomène. »

Jacques de La Vaissière, La productivité pour quoi faire ?, 1983, p. 32.

Pour autant, la « loi des rendements décroissants » n'est pas unenouveauté contestataire, puisqu'émise il y a deux siècles déjà par leBritannique David Ricardo (1772-1823), dans ses Principes de l'éco-nomie politique et de l'impôt, écrits et parus en 1817. Des idées voi-sines avaient été déjà exprimées par Turgot en 1768, et seront relayéesen partie par Malthus, qu'il connut d'ailleurs dès 1811 29. Bien évi-demment, une pensée aussi iconoclaste proférée dans la foulée desLumières et à l'orée de l'ère industrielle n'a pas manqué de déclencher[84] critiques et sarcasmes, contre-exemples plus moins justifiés etrationnels à l'appui (d'aucuns n'ont pas hésité à écrire que notre crois-sance démographique actuelle - de toute évidence indolore et sansproblème - discréditait à jamais le « pessimisme » de ces auteurs). Carde nouvelles découvertes scientifiques et techniques vont à coup sûr

29 En fait, la notion de « rendement décroissant » visait alors autre chose quece qu'elle exprime aujourd'hui : exploitant un champ fertile, un physiocratevoulait seulement dire par là que le champ voisin avait été laissé en jachèreen raison de sa moindre qualité, et que l'exploiter à son tour apporteraitmoins de profit, à travail égal, que ce que le premier avait fourni. La visionmoderne est plus élaborée, qui signifie que doubler l'intensification d'unchamp n'en doublera pas la productivité : l'excès de labour et d'engrais di-minue la qualité du sol par dégradation de l'humus, et l'excédent des engraisazotés entraîne la pollution des nappes aquifères. Ricardo comme ses détrac-teurs immédiats ne pouvaient connaître en leur temps la notion d'entropie,base de l'acception moderne des rendements décroissants.

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ouvrir à l'homme de nouveaux horizons et de nouvelles ressources demanière quasi illimitée, dans l'espace (la Terre une fois saturée, oncolonisera la planète Mars, vue comme une nouvelle Amérique)comme dans le temps (l'énergie nécessaire à la conquête de ces nou-velles frontières sera offerte par la surgénération du plutonium ou parla fusion thermonucléaire).

Notons au passage - cela ne relève probablement pas d'un hasard,mais de la dureté des choses - que les rendements des diverses ma-chines vivantes et mécaniques (nous sommes doublement concer-nés...) sont du même ordre de grandeur à partir de quelque source etde quelque engin que ce soit : lumière, sucre, pétrole, uranium, etmême chaleur ; quel que soit le procédé, naturel ou artificiel, un quartà la moitié de l'énergie engagée se retrouve en énergie noble, un tiersen moyenne. La respiration d'un oiseau est aussi efficace que le fonc-tionnement du moteur d'un quad, la production d'électricité d'une cen-trale à charbon a un rendement du même ordre de grandeur que laphase claire de la photosynthèse, elle-même comparable à la produc-tion d'une cellule photovoltaïque. Et nul décret juridique, économiqueou politique n'y dérogera, si ce n'est au second ordre et dans le meil-leur des cas. En constatant que nous « avons fait 5 litres aux cent (ki-lomètres) », nous mesurons en quelque sorte le rendement du systèmemécanique que constitue notre voiture ; mais nous le faisons de façonbien moins pédagogique que les Américains, qui font le rapport (in-verse) entre le service rendu (distance) et la dépense correspondante(volume de carburant), exprimés (dans leur système d'unités) en milespar gallon (chez nous, ce serait en kilomètres par litre, soit 20 km/litrepour notre véhicule). Tant d'erreurs, parfois dues à de simples confu-sions (involontaires ou non), ont été commises, que l'on reviendra surle sujet (cf. chap. 4.2B, p. 108, rendement agricole).

À cela s'ajoutent d'autres raisons, plus triviales, qui résultent despertes en ligne (dans les réseaux électriques), des fuites de gaz, desgaspillages, etc. Il est donc plus réaliste (et honnête) de ne prendre encompte que l'énergie réellement consommée de manière utile. On par-lera donc d'énergie « primaire », par exemple pour les millions detonnes de pétrole que nous importons de Libye, et d'énergie « finale »pour celle que nous obtiendrons sous forme de travail mécanique dansnos voitures, ou d'électricité dans nos centrales thermiques. En com-parant les deux, on mesure bien l'efficacité des processus d'utilisation

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d'un système, en un mot son « rendement énergétique », par exemplecelui de la France (Dautray & Lesourne, op. cit., 2009) : « Les res-sources primaires d'énergie utilisées par la France en 2001 ont été de274,4 Mtep et la consommation finale, compte tenu des pertes parrendement et par dissipation, a été de 171,4 Mtep ; 37 % de l'énergieprimaire a été perdue par les activités humaines et renvoyée en cha-leur dans l'atmosphère, les rivières et les mers ». Le rendement du« système France » a donc été cette année-là de 63 % (pourcentaged'énergie réellement utilisée). « En faisant le même calcul pour lesÉtats-Unis, on trouve que bien plus de la moitié (56 %) de l'énergieprimaire est perdue, sans compter ce qui est consommé et ne sert àrien de vital », donc inférieur de 70 % en valeur relative à ce qu'il estdans notre pays. En outre, « dans les ressources primaires des États-Unis », les combustibles fossiles comptent pour environ 75 %(chiffres pour 2005, publiés par le Lawrence Livermore National La-boratory).

[85]

Au niveau mondial, d'après l'Agence internationale de l'énergie,cette « efficience » s'est élevée à 67 % (12 milliards de tep primairesayant engendré 8 milliards de tep d'énergie finale). Ceci dit, les deuxexpressions ont leur intérêt (ne serait-ce que pour mesurer l'efficacitéénergétique du fonctionnement de notre société) : la première est eneffet en relation avec des thèmes aussi importants que le coût oul'épuisement des ressources, ou l'émission de polluants comme le gazcarbonique ; la seconde, tout aussi légitime, est plus proche des préoc-cupations « triviales et quotidiennes » de l'utilisateur, certes respon-sable de ses actes mais à qui échappe la partie amont du processus,tributaire d'appareils industriels, officiels ou privés, qui échappent àtout contrôle concret. Encore conviendrait-il de ne pas les confondre,involontairement ou non !

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Importance des formes d'énergie mondiale

Dans la production primaire en2009

(source OCDE et AEI)

Dans la consommation en2008

(sources EDF et AEI)

Pétrole 37,2 % 41,6 %

Gaz naturel 24,2 % 15,6 %

Charbon 19,7 % 9,8 %

Nucléaire (électricité) 11,3 % Électricité (toutes origines)17,2 % = 1450 MtepHydraulique (toutes origines) 2,1 %

Biomasse et déchets 4,4 % 12,7 %

Autres et divers 1,1 % 3,1 %

Total 12,27 Gtep 8,43 Gtep

Le nucléaire comptant dans le Monde en moyenne pour 13,5 % de la production d'électricité, etcelle-ci figurant pour 17,2 % dans la consommation finale, il s'en déduit que l'électronucléairefigure pour 2,3 % (13,5 % x 17,2 %) dans la consommation mondiale moyenne d'énergie. Deces données on déduit également que l'efficacité énergétique mondiale a été égale à 68,7 %(8,43/12,27) en 2008-2009.

B — La comptabilité énergétique

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Depuis longtemps, dans une Europe à la population stabilisée,toute naissance ou toute immigration pèse à 100 % sur les budgetsmatériels, par exemple sur la balance énergétique ; en France, malgrél'électronucléaire, 30 % seulement de l'énergie finale consommée estde nature indigène, correspondant à moins de 20 millions d'habitantssur 62 millions : les autres 43 millions sont donc des « parasites éner-gétiques ». Encore avons-nous généreusement attribué le qualificatifd'indigène à l'électricité nucléaire, alors que nous importons tout notreuranium depuis 2001, et que nous ne prenons pas en compte les res-sources qu'il a fallu investir pour bâtir les centrales nucléaires et lesusines de retraitement de déchets. De même d'ailleurs pour l'électricitééolienne ou photovoltaïque, ou les calories des chauffe-eau solaires,

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dans la mesure où notre pays accuse un retard dû à l'aveuglement deses dirigeants... ou à certains intérêts industriels bien en place.

Le Français moyen dispose donc annuellement de 4,6 tep d'énergieprimaire, dont 38 % sont perdus d'où une « satisfaction » de 2,9 tepannuels. Mais cette valeur est sous-estimée, dans la mesure où les sta-tistiques officielles tiennent rarement compte de la valeur énergétiquedes importations (et, corrélativement, des exportations). Certes, pourun pays doté d'une balance des paiements énergétiques proche del'équilibre, l'erreur serait [86] quasi nulle ; mais en France, pour untotal annuel de 777 millions de tonnes d'équivalent CO2, 160 partenten exportation tandis 290 proviennent de l'étranger. Par Français, ladifférence équivaut à 2,2 tonnes de CO2, soit 0,7 tep de consommation« supplémentaire » (total : 3,6 tep) ; les valeurs sont un peu supé-rieures pour la Suisse : 3 tonnes de CO2 et une tonne d'équivalent-pétrole (adapté de NTNU, Norwegian University of Science andTechnology, Trondheim, 2009). Des chiffres quelque peu supérieursont été avancés pour 2001 par Dominique Bourg (In L'impératif éco-logique, Esprit, déc. 2009, p. 66) : « Pour la France comme pour laSuisse, les émissions nationales territoriales (de GES) ramenées aunombre d'habitants se situent entre 6 et 7 tonnes ; en revanche, lesémissions totales, y compris celles induites par les biens importés,s'élèvent à 13 tonnes pour la France et 18 tonnes pour la Suisse » (soitle double et le triple respectivement). En effet, comme la combustiond'une tonne de pétrole entraîne l'émission de 3,1 tonnes de gaz carbo-nique, 6 à 7 tonnes de GES correspondent à la consommation indi-recte de 2,1 tep/personne/an (en énergie primaire), amenant le budgetfrançais à 4,1 tep/an et le budget suisse à 5,7 tep/an.

Comment faire d'une pollutionun argument d'indépendance énergétique...

La lecture du Rapport annuel sur l'Énergie en France du ministère de l'Éco-logie et du Développement durable (Chiffres-clés de l'énergie, octobre 2010)est instructive à plusieurs titres. Préalablement, on y constate la compétence etl'honnêteté des ingénieurs et statisticiens ayant rédigé ledit rapport ; ensuite, ony décèle le passage de « politiques » ou de « communicants », aptes à présenterdes données de telle sorte qu'elles satisfassent leurs desseins sans que l'opinion(celle des médias, consécutivement celle du public), dépassée par des tours depasse-passe somme toute assez simples, puisse déceler et dénoncer la ma-nœuvre.

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Lorsque l'on examine (p. 6) la contribution des diverses « ressources pri-maires » d'énergie au bilan national, on lit que (sur un total, arrondi ici à l'en-tier, de 263 Mtep) l'électronucléaire participe pour 107 Mtep. Si on y ajoute lacontribution des énergies renouvelables (hydraulique..., déchets) et du peud'hydrocarbures de notre sol, soit 22 + 1 Mtep, le total des énergies « indi-gènes » 30 se monte à 130 Mtep, soit un taux d'indépendance énergétique égal à130/263 = 49%. Mais dans la même page, on lit aussi : « L'électricité d'originenucléaire (est ici) comptabilisée pour la chaleur produite par la réaction, cha-leur dont les deux tiers sont perdus (souligné par nous) lors de la conversionen énergie électrique. » Si l'on reprend alors le chiffre précédent de 107 Mteppour l'énergie électrique « primaire » et le transformons en énergie « finale »par le coefficient multiplicateur 0,333, une équivalence de 36 Mtep est obtenueque l'on peut reporter dans un bilan constitué d'énergies « nobles » 31, pour untotal de 191 Mtep. Consécutivement, la part de l'électricité nucléaire n'y estplus que de 36/191 = 19 % (au lieu de 41 %) et le taux d'indépendance énergé-tique tombe à (36 + 23)/191, soit 31 % au lieu de 49 % dans le raisonnementofficiel. [87] Complémentairement, le taux de dépendance réel est-il de 69contre 51 %, soit 1,35 fois plus élevé. 32

30 En fait, il s'agit là d'un raisonnement strictement financier, dans la mesureoù le ratio « investissements/fonctionnement » (en gros, « construction de lacentrale/matière première énergétique ») est de l'ordre de 90/10 % pour lenucléaire, l'inverse sensiblement pour le carbone fossile.

31 Si cette énergie électrique est utilisée pour faire rouler une automobile, alorsle rendement est-il au mieux égal (30 %) à celui d'un véhicule diesel. Si l'onutilise cette énergie électrique pour faire du chauffage, alors le rendement àl'emploi est-il du même ordre de grandeur que celui d'une chaudière à gazmoderne avec condensation. Dans ce cas, la logique thermique voudrait quel'on utilise directement dans un réseau de chaleur la chaleur produite par leréacteur nucléaire, ce qui améliorerait d'un facteur 3 le rendement de lachaîne énergétique. Pourquoi donc ne pas installer des centrales nucléairesmixtes « électriques + thermiques » à proximité immédiate des grandes ag-glomérations consommatrices de chaleur moyennes calories ? Parce que celaaurait gêné le développement du chauffage électrique... ou par souci de sé-curité ?

32 Si nous considérons l'uranium comme une source primaire importée et fos-sile, alors notre indépendance énergétique tombe-t-elle à moins de 10 %dans une optique de développement durable puisque, depuis des années, toutl'uranium utilisé en France provient de l'étranger, dans des pays où lescommodités et les garanties d'obtention ne le cèdent désormais en rien à ce-lui des pays exportateurs de pétrole (cf. l'affaire AREVA/AQMI au Nigerdans le dernier trimestre de 2010) ! Les économistes plaident néanmoins enfaveur de l'uranium, stockable chez nous pour 3 ans de consommation

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Si l'on avait quelque doute sur ce qui vient d'être calculé, on peut se référerà un autre tableau du même rapport (p. 7) concernant la « consommation fi-nale » d'énergie, c'est-à-dire au niveau des entreprises, des services et des parti-culiers. Cette fois-ci, la contribution de l'électricité (nucléaire) est donnée pour37 Mtep et 22 % du total, chiffres très proches de nos calculs (36 Mtep et19 %). Et si nous calculons la part des énergies dites indigènes, soit (36 +24)/169, alors trouvons-nous 30 % chiffre identique à celui directement obtenupar nos soins. À ce point, on est tenté de voir là une malhonnêteté intellectuelle(doublée d'ignorance ?) de la part des technocrates et/ou des politiciens (de touspartis) qui utilisent publiquement des arguments chiffrés plus que contestablespour défendre, contre vents et marées (sic !), une politique énergétique uniqueau monde par son ampleur. Mais pour comprendre cet engrenage, il faut re-monter à la fin des Trente Glorieuses, lorsque le pouvoir gaullien a décidéd'une politique d'indépendance nationale énergétique et militaire davantagefondée sur des rancœurs anti-américaines d'un autre âge que sur une visionmondialisée de l'avenir de la planète et de ses habitants.

3.4. Une énergie particulière :l'électricité

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L'histoire de la « fée électricité » ne saurait être traitée ici dans sesdétails, ayant d'ailleurs fait l'objet de nombreux ouvrages, pour la plu-part panégyriques. On se bornera donc à quelques dates, découvertesou réalisations symboliques ou concrètes, dont la plus ancienne dupoint de vue scientifique est peut-être celle du « galvanisme », du nomde Luigi Galvani qui découvrit en 1786 l'effet excitateur de l'électrici-té statique sur les muscles d'une grenouille. En 1800, un autre Italien,Alessandro Volta invente la première « pile électrique », en opposantdeux métaux ou leurs sels, ce qui conduira en 1859 le Français GastonPlanté à construire le premier accumulateur au plomb/acide sulfu-rique, principe toujours en usage aujourd'hui. En 1833-1834, Sexton etClarke, suite aux expériences de Faraday et d'Ampère sur l'électroma-

contre 1 an pour le pétrole, et qui génère du plutonium « indigène » à sontour fissile (voir « surgénération » ; mais ceci est une autre histoire...).

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gnétisme, conçoivent une machine dynamique fondée sur le courantalternatif, dite encore aujourd'hui « alternateur ». En 1866, l'AllemandWerner Siemens construit une « machine dynamo-électrique » et, cinqans plus tard, le Belge Zénobe Gramme présente à l'Académie desSciences de Paris la première génératrice industrielle de courant con-tinu. L'électrolyse (réaction permettant d'obtenir la forme métal d'unsel ou d'un oxyde) allait s'ensuivre, Raoul Héroult obtenant de l'alu-minium par voie électrique, métal déjà connu par réduction chimiqueà partir de l'alumine. Dans notre pays, le « progrès » ou le « spec-tacle » électrique allaient s'exprimer avec la « houille blanche », forceélectrique obtenue pour la première fois à Grenoble, en 1878, parAristide Bergès, ouvrant ainsi la voie aux usages industriels, dontl'électrochimie ; ou bien encore [88] avec « La Jamais Contente »,première « automobile » ayant franchi les 100 kilomètres à l'heurelancés, en 1899 à Achères (France).

Mais au-delà de ces curiosités historiques, l'électricité n'est vrai-ment entrée dans les activités humaines et n'a participé à la sociétéindustrielle qu'après les quelques découvertes majeures de la secondemoitié du XIXe siècle :

1/ La dynamo (courant continu et faibles tensions, apte aux faiblespuissances mais bien à l'électrolyse). 2/ L'alternateur (courant alter-natif et puissances plus élevées, favorables au transport de l'électricitéou à l'électrométallurgie). 3/ L'accumulateur (malgré des handicapsde poids et de capacité qui subsistent aujourd'hui pour l'essentiel).

Il y a trois manières de produire commodément et massivement del'électricité (puisqu'elle n'est pas en elle-même une « source » mais un« vecteur », entre une « vraie source », en amont, et une utilisation, enaval) :

1/ L'énergie mécanique, comme avec les moulins à eau ou à vent,pendant des siècles, mais aussi avec les moteurs à explosion, commeavec les groupes électrogènes. 2/ L'énergie thermique, via le théo-rème de Carnot, qui permet la transformation de la chaleur en « dy-namique ». 3/ L'énergie solaire, lorsque les photons mobilisent desélectrons dans un semiconducteur (encore que le vent des moulins soitd'origine solaire...) car l'électricité, ce sont des électrons qui circulentgrâce à une différence de potentiel (l'électron est une particule qui ne

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sera formellement identifiée qu'en 1897 par le Britannique JosephJohn Thomson).

A — L'électricité dans le Monde

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En 2008, sur un total mondial (toutes énergies) de 8428 Mtep (8,43Gtep d'énergie finale), la part de l'électricité s'établissait comme suit(EDF, Panorama de l'électricité, données AIE, 75739 - Paris Cedex15) : charbon, 9,8 % ; gaz naturel, 15,6 % ; pétrole, 41,6 % ; électrici-té (toutes origines), 17,2 % ; biomasse 12,7 % ; divers, 3,1 %. (Note :en ce qui concerne les diverses sources, il s'agit de leur utilisation di-recte, sans passer par l'électricité. Ainsi, pour le charbon, si celui-ci necompte que pour 10 % à peine en utilisation directe, la moitié del'électricité produite dans le monde l'est à partir de cette matière pre-mière). L'électricité d'origine fossile (largement majoritaire devantl'hydraulique et autres énergies renouvelables) était produite au niveaumondial à partir de trois sources dans l'ordre et les proportions sui-vantes : charbons, 50,4 % ; hydrocarbures, 33,0 % (gaz, 26,2 % + pé-trole, 6,8 %), nucléaire 16,6 %. À ce régime de consommation etcompte tenu des réserves estimées, on pouvait alors envisager 85 ansde fonctionnement (trois générations humaines) ; le charbon loin de-vant (183 ans pour sa part), suivi par le gaz (64 ans), l'uranium et lepétrole (48 et 44 ans).

En ce qui concerne la production de l'électricité (Source : AIE.Site : Key World Energy Statistics, 78 p.), pour un total mondial dequelque 20 000 TWhé, la répartition s'établissait comme suit en 2008 :67,8 % d'origine thermique carbonée (charbon 41,0 % + gaz 21,3 % +pétrole 5,5 %) ; 15,9 % d'origine hydraulique ; 13,5 % d'origine nu-cléaire et 2,8 % d'origines diverses renouvelables. Au total, l'électrici-té nucléaire représente donc 2,3 % de l'énergie finale dans le Monde(17,2 % x 13,5 % = 2,32 %). Un tel chiffre ne justifie certes pas lespectre du « retour à la bougie » évoqué en 2011 par le président d'unpays en principe intellectuellement avancé et démocratique, même sila France s'écarte le plus au monde du schéma général (une exceptionfrançaise de plus...) avec en 2009, dans l'ordre : 11,4 % de thermique

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carboné (charbons et gaz majoritaires et paritaires), 12,9 % [89] d'hy-draulique (+divers solaires), 75,6 % de nucléaire (Source : CGDD,Commissariat général au développement durable. Chiffes clés del'énergie, oct. 2010 ; pp. 7 et 22). L'électricité nucléaire représentedonc 17 % de l'énergie finale de notre pays (22,0 % x 75,6 % =16,6 %).

Consommation électrique individuelle au niveau mondial(en kWh électriques consommés, toutes sources confondues,

per capita et par an en 2008). (Source : Observ'Er + EDF + ADEME, 2009)

Moyenne mondiale 2860 kWh (Référence 1,00)

Amérique du Nord 14717 kWh (Indice 5,15)

Amérique du Sud 2 426 kWh (Indice 0,85)

Europe de l'Ouest 6915 kWh (Indice 2,42)

France 7800 kWh (Indice 2,73)

Europe centrale 4349 kWh (Indice 1,52)

Ex-URSS 5428 kWh (Indice 1,90)

Afrique du Nord 1523 kWh (Indice 0,53)

Afrique subsaharienne 431 kWh (Indice 0,15)

Moyen-Orient 3 988 kWh (Indice 1,39)

Asie du Sud (incl. Inde) 625 kWh (Indice 0,22)

Asie de l'Est (incl. Chine et Japon) 2 727 kWh (Indice 0,95)

Australie + Océanie 9112 kWh (Indice 3,19)

L'hydraulique. Un pays comme la France a pratiquement épuiséson potentiel hydroélectrique, non seulement d'un strict point de vueéconomique, mais du point de vue environnemental : la constructionde 19 barrages sur le Rhône entre le Léman et la Méditerranée ne s'estpas faite sans douleurs pour l'écosystème fluvial et ses annexes, etbien des sites noyés par de petits barrages - notamment dans le Massifcentral - auraient sans doute plus de valeur s'ils étaient réhabilités auprofit du saumon, et non perpétués au nom du kWh ! Dans le TiersMonde en revanche, les potentialités restent fortes, sans pour autant

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être indolores d'un point de vue écologique et humain, comme l'amontré le débat ouvert à propos du barrage des Trois-Gorges enChine. À l'heure actuelle, la production annuelle mondiale d'hydroé-lectricité est estimée à plus de 700 Mtep, dont les sept premiers pro-ducteurs représentent plus de la moitié, dans l'ordre : Chine (132Mtep, 19 %), Canada (84 Mtep, 12 %), Brésil (82 Mtep, 11 %), USA(57 Mtep, 8 %), Russie (38 Mtep, 5 %), Norvège (32 Mtep, plus de4 %), Inde (26 Mtep, moins de 4 %).

L'électronucléaire. Les USA sont les premiers producteurs etconsommateurs dans le Monde, suivis par la France, le Japon et l'ex-URSS (actuelles Russie + Ukraine). Parmi ces quatre leaders, notrepays est le seul (pour l'instant...) à n'avoir pas connu d'accident majeur(pour les autres : Three Miles Island, 1979 ; Tchernobyl, 1986 ; Fu-kushima, 2011). Au niveau mondial, l'équivalent énergétique ap-proche celui de l'hydraulique, avec 620 Mtep/an.

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[90]

Production d'électricité nucléaire dans le Monde

Puissancenominale(GWé)

Énergieannuelle(TWé)

Énergie en %du nucléaire

mondial

Énergie en %de l’électricité

nationale

l. USA 101 838 30,7 % 1. France 77,1 %

2. France 63 439 16,1 % 2. Ukraine 46,7%

3. Japon* 48 258 9,4% 3. Suède 42,6 %

4. Russie 23 163 6,0 % 4. Corée du Sud 34,0%

5. Corée du Sud 18 151 5,5 % 5. Japon 24,0 %

6. Allemagne 20 148 5,4% 6. Allemagne 23,5%

7.Canada 13 94 3,4% 7. USA 19,3 %

8. Ukraine 13 90 3,3 % 8. Russie 15,7%

9. Grande-Bretagne 11 72 2,7 % 9. Canada 14,4 %

10. Suède 9 64 2,3 % 10. Chine 2,0 %

Total partiel 319 2317 84,5 %

Total Monde 372 2 731** 100,0 % Moyenne Monde 13,5 %

* Dont 4,7 GW pour les 6 réacteurs des 2 centrales de Fukushima (soit 10 % du parc nucléairejaponais). ** Soit 7,34 TWhé d'énergie annuelle pour une puissance nominale de 1 GWé.Comme un réacteur de 1 GW (1000 MW) fonctionnant à plein temps et à pleine puissance pro-duirait 8,766 TWhé par an (compte tenu du nombre d'heures dans une année), la disponibilitéeffective de l'électro-nucléaire mondial serait donc de 83,7 %, le record étant détenu par lesUSA (94,7 % !) ; la France (79,5 %) et surtout le Japon (61,3 %) sont moins performants.

Fukushima mon amour...

Lorsqu'après le désastre de Fukushima, le Français moyen s'inquiète, voires'indigne, de l'éventualité d'une sortie (progressive !) de l'électronucléaire, celarappelle ces lignes écrites en 1938 par George Orwell : « Il se pourrait que l'onparvienne à créer une race d'hommes n'aspirant pas à la liberté, comme onpourrait créer une race de vaches sans cornes... Le conditionnement des massesest une science née au cours des vingt dernières années, et nous ne savons pasencore jusqu'où iront ses progrès. »

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B — L'électricité en France

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L'essentiel (près des deux tiers) de la consommation électriquefrançaise est dû à la somme Habitat + Tertiaire, qu'il serait intéressantde découpler car ces deux rubriques ont connu des histoires distinctes.La première s'est vue « polluée » dès la décennie 1980 par le mythepublicitaire du chauffage électrique dit « intégré », quelque peu com-pensé plus récemment par de réelles économies d'énergie dues à destechniques efficaces et des normes plus rigoureuses d'isolation etd'éclairage. Le second secteur, à l'inverse, ne semble pas encore avoirpleinement saisi l'enjeu de la question : on chauffe - en hiver - ou l'onclimatise - en été - les magasins portes grand ouvertes (ça passe dis-crètement dans les frais généraux...) ou les lieux publics. Comme auxÉtats-Unis dans les années 1970, le personnel de bureau travaille enbras de chemise et la clientèle de certains restaurants exige en été destempératures qu'elle ne tolérerait pas en hiver... L'éclairage ne cessede progresser poussé par la publicité, ou les arguments culturels ousécuritaires. En outre, dans tous les cas, on ne saurait sous-estimer lamontée en puissance (sic !) de l'informatisation au sens large, dont laconsommation correspond aujourd'hui à la production électrique de 8tranches nucléaires 33.

33 Le fonctionnement des TIC (Techniques de l'information et de la communi-cation = téléviseurs, ordinateurs, téléphones, imagerie médicale, etc.) a en-traîné en 2008 la consommation de pas moins de 58,5 TWh, soit 13 % d'untotal électrique de 450 TWh, soit 8 réacteurs nucléaires (Source : Conseilgénéral de l'environnement et du développement durable et Conseil généraldes technologies et de l'information).

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[91]

Les consommations d'énergie électriquepar secteurs d'activités en France, 2008

Habitat + Tertiaire : 289 TWh (65,4 %)

Industrie : 121 TWh (27,4 %)

Sidérurgie : 12,0 TWh (2,7 %)

Transports ferroviaires et urbains : 13,0 TWh (2,9 %)

Agriculture : 7,0 TWh (1,6 %)

Source : EDF - Panorama de l'électricité.

Source : https://www.edf.fr/

En déclin (par exemple dans la sidérurgie), l'industrie (au senslarge) ne participe désormais plus que pour 30 % à la consommationélectrique nationale ; les miettes restantes (moins de 5 % du total) separtagent entre les transports « captifs » et l'agriculture, malgré toutela place prise par le TGV et le maïs dans l'économie de notre pays...Au total néanmoins, la consommation électrique (notamment nu-cléaire) plafonne chez nous depuis plusieurs années en valeur absolue,plus encore en valeur relative puisque la population a poursuivi sacroissance dans le même temps.

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Évolution de l'électronucléaire en France de 1979 à 2010

Figure 7

Mis à part quelques irrégularités dues à des aléas économiques (2009) ou cli-matiques (1998), l'évolution de la production électronucléaire française (TWhénets), lancée par le « Plan Messmer » en 1975, a connu une croissance quasi li-néaire jusqu'en 1985, puis s'est progressivement ralentie jusqu'à atteindre un pla-fond en 2004-2006 (428 +/- 1 TWh/an) ; la légère décroissance depuis relevée està suivre, due autant à la crise économique qu'à [92] l'apparition des économiesd'énergie domestique (isolation vs chauffage électrique) voire des formes renou-velables de l'électricité (éolien, photovoltaïque). Inversement, le développementde la climatisation (une nécessité pour une minorité, un luxe pour la majorité) etde l'informatique domestique (une utilité pour une faible part, un gaspillage pourl'essentiel : les consoles de jeux...) vient contrebalancer les économies faites parailleurs.

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On ne soulignera jamais assez toutes les qualités de l'électricité,pour l'essentiel attachées à sa « versatilité » : quelle autre formed'énergie serait capable à la fois, discrètement et efficacement, denous éclairer, de nous transporter (en site captif), de nous « médiati-ser », d'animer tous les appareils plus ou moins sophistiqués dont lacivilisation technique nous a pourvus (de l'allume-cigare à l'ordina-teur), au pire de nous chauffer ? Mais, double revers à ces médailles :d'une part l'électricité n'est pas commode à stocker massivement et àbas coût ; d'autre part si elle « est propre à utiliser, elle est toujourssale à produire » (Louis Armand dixit). Raison de plus pour respecterce vecteur énergétique ambigu, irremplaçable pour des usages nobles,gaspillé voire bradé pour des emplois futiles ou dispendieux.

La surgénération du plutonium

Initialement présentée (surtout en France) comme la panacée énergétique,car l'on disposerait ainsi à la fois des idées (du moins de celles de nucléocrates)et de l'énergie (puisque nos ressources en uranium devraient assurer notreautonomie pour des lustres), l'idée de la surgénération traduit pour le moins unecertaine inquiétude devant (ce que l'on n'appelait pas encore) la « durabilité »d'une ressource. Les premiers microgrammes de plutonium, radioélément arti-ficiel puisque transuranien, furent isolés le 23 mars 1941 aux États-Unis parGlenn Seaborg (prix Nobel de chimie 1951) qui déclarait alors : « Un jour, leplutonium se substituera à l'or comme étalon du système monétaire. » Grâce àl'énergie illimitée fournie par la surgénération, « les déserts refleuriront, l'eaude mer sera douce, les montagnes pourront être déplacées, les rivières détour-nées, des complexes agro-industriels surgiront autour des centrales électronu-cléaires, entourées de serres comme un petit paradis ». Plus lucide, moins naïfet - soulignons-le - devenu un vrai scientifique, car plus réaliste et honnête, lemême Seaborg écrira quelque 25 ans plus tard : « Pendant plusieurs années j'aicru, avec beaucoup de mes collègues, que l'énergie nucléaire abondante et éco-nomique pourrait aider au développement [...]. Désormais nous devons consa-crer tous nos efforts à trouver le moyen d'utiliser l'énergie solaire. À part sespossibilités pour fournir de l'électricité économique dans quelque temps,l'énergie solaire pourrait être utilisée plus tôt de toutes sortes de façons, pour lechauffage, la réfrigération et les besoins divers de l'agriculture et de l'indus-trie. »

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Brièvement rappelé, le principe de la surgénération est très simple... dumoins sur le papier : l'uranium naturel est en fait un mélange où l'isotope 235est seul fissile (dans une bombe A ou dans un réacteur à neutrons ralentis) maisdont il ne constitue que moins de 1 % du total. Décidément, le monde est malfait ! Heureusement, son complément à 100 %, l'isotope 238, est à même decapter les neutrons (rapides) sans être fissionné, se transmutant ainsi en pluto-nium 239, miraculeusement doté des mêmes propriétés fissiles que son « cou-sin », l'uranium 235 ! Littéralement, la surgénération est donc un tour de passe-passe atomique qui permet de valoriser – théoriquement - d'un facteur 100 lavaleur énergétique de la ressource naturelle. Plus lucidement, on verra que toutceci ressemble étrangement à ces publicités bancaires qui promettent UN IN-TÉRÊT DE 48 % (mais en ne précisant qu'en bas de page, et en tout petits ca-ractères, qu'il ne s'agit en fait que d'un placement pendant dix ans à 4 % d'inté-rêts annuels composés). Car les thuriféraires de la surgénération ne précisentnullement l'horizon temporel de ces lendemains (énergétiques) qui chantent.

[93]

Ainsi, en 1989, un « scientifique » français écrivait-il en prélude à un trèsofficiel Colloque Les experts sont formels tenu à Arc-et-Senans : « La Francepossède en ce domaine (de l'énergie nucléaire) des réserves propres très hono-rables, 300 000 tonnes environ. Avec des centrales nucléaires de type clas-sique, ce stock sera brûlé en 50 ans, en n'utilisant à chaque fois que 0,7 % del'énergie libérée par l'uranium. En comparaison, il faut clairement (sic !) direque les surgénérateurs utilisent près de 60 fois cette énergie. La France possèdealors des ressources d'énergie multipliées par 100 ! » Mais ce que ne dit pas cetexpert, c'est que, pour des raisons techniques incontournables, il faut stopper leréacteur tous les 3-4 ans pour en extraire les barreaux d'uranium usés, les en-voyer à l'usine de retraitement de La Hague pour les laisser « refroidir », en ex-traire l'uranium fissile résiduel et le recycler, ainsi que le plutonium générépour l'utiliser à son tour après avoir été purifié et conditionné. Le problème estque, pour des lourdeurs et autres contingences purement techniques, ce que laprofession appelle le « temps de doublement », c'est-à-dire le laps de temps né-cessaire à doubler la ressource en matière fissile (puis, après le même laps detemps de la quadrupler, etc.), n'est pas de 1, ni de 5, ni même de 10 ans, maisde 25 ans au moins, d'où un intérêt (composé) annuel de 2,8 % seulement ! Unautre calcul montre que la durée nécessaire à traduire concrètement les espoirsthéoriques de multiplier par 60 les ressources uranifères atteindrait six siècles !Comme l'a dit le poète Joséphin Soulary, « tout bonheur que la main n'étreintpas n'est qu'un songe... ».

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3.5. Les consommations.Les « esclaves énergétiques »

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Diverses critiques peuvent être opposées à toute analyse énergé-tique du fonctionnement humain : cette approche n'est-elle pas réduc-tionniste, oubliant d'autres dimensions de la vie ? Les calculs ne sont-ils pas spéculatifs et les chiffres présentés sont-ils bien rigoureux ?Est-il sensé de parler de consommation « mondiale », compte tenu desinégalités géographiques et sociales en la matière ? Quoi qu'il en soit,précisément connu à toutes échelles, en raison de ses résonances éco-nomiques, ce paramètre énergétique « primaire » est l'indicateur leplus commode et le plus précis à la fois de nos consommations, ex-primé en valeurs absolues ou relatives, individuelles ou collectives. Ila en outre l'avantage de relier la thermodynamique à d'autres disci-plines, comme la démographie, l'écologie quantitative (chaînes ali-mentaires, bilans, rendements, etc.), voire à l'économie (PIB, « élasti-cité » énergétique, etc.). En tout état de cause, devant l'ampleur desconstats, quelques pour cent d'incertitude sont peu de chose et ne justi-fient aucun atermoiement, compte tenu de l'ampleur et de l'urgencedes mesures à prendre. Dans une telle situation, il devient légitime des'emparer et de traiter d'un thème du plus haut intérêt conceptuel (lesrapports de l'Homme et de la Nature) et pratique (dans un monde fini,comment préserver la biosphère de l'enflure de notre espèce).

Après les « énergies nouvelles »,les « consommations nouvelles »...

« L'homme court vers des équipements nouveaux, en permanence. [...] Sansvraiment le calculer, il galope surtout après les électrons. C'est une addiction,une drogue, qui commence à lui coûter cher. En 2009, L'AIE (Agence interna-tionale de l'énergie) lançait un cri déchirant dans son rapport « Gadgets et gi-gawatts » : la demande en électricité domestique représente 500 millions detonnes de CO2 et 80 milliards de $ par an. Si elle continue à exploser, il faudraconstruire l'équivalent de 200 réacteurs nucléaires de plus d'ici à 2030. Ou480 000 éoliennes. » « Prenons la télévision. En France, le parc compte 48,5

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millions d'unités en 2010. C'est 5 millions de plus [94] qu'en 2006. Les ventesont été multipliées par deux en six ans (mais l'essence est trop chère et le pou-voir d'achat baisse, paraît-il...). Les télés à tube de papa ont été balancées à lapoubelle, remplacées par des écrans LCD deux fois plus gourmands et de plusen plus grands (80 cm en moyenne, contre 64 il y a 4 ans). Et donc plus énergi-vores, la consommation augmentant avec le carré de la diagonale de l'écran,comme chacun sait. »

« Selon une étude de la société Enertech, financée par EDF, l'Ademe et l'Unioneuropéenne, dans un foyer lambda, le poste « audiovisuel » dévore 550 kWhpar an en 2008, près de deux fois plus qu'en 1998. Les ordinateurs de la maisonsont aussi gloutons en électrons. Dans les années 1990, leur appétit était déri-soire. Aujourd'hui, dans un foyer moyen, ils consomment près de 400 kWh paran, l'équivalent d'un réfrigérateur. » « En 2009, dans les pays de l'OCDE, lesseuls télés, téléphones et ordinateurs se goinfraient de 15 % de l'électricité to-tale consommée. L'informatique à elle seule représente 2 % des émissions desgaz à effet de serre dans le monde. Autant que le transport aérien. Commentcela est-il possible ? Tout simplement parce que derrière chaque ordinateur il ya un "hors-champ" énergétique gigantesque. Chaque fois que nos doigts gourdsse posent sur le clavier [...] pour faire le mariole sur Twitter [...] des antennesrelais s'agitent, des fibres s'échauffent, des centaines de milliers de serveurs semettent en branle et d'innombrables processeurs broutent de l'énergie. Ces ser-veurs sont regroupés dans des hangars qu'on appelle des centres de données,immeubles "numériques" dégageant une telle chaleur qu'il faut sans cesse lesrefroidir. » « Il en existe déjà des millions et ce marché explose littéralement (+25 % par an). »

« Tout n'est pourtant pas si noir. L'homme a de la ressource. Il innove. Lamarge de progression dans l'efficacité énergétique est gigantesque (au-delà duthéorème de Carnot ?). Les veilles des écrans consomment dix fois moinsqu'avant. Selon une étude (juin 2011) du groupe CfK, le pic de la consomma-tion télé est même derrière nous. [...] Aujourd'hui, un écran plat consomme enmoyenne annuelle 146 kWh. S'il basculait demain à 100 kWh, l'économie glo-bale serait de 1,2 TWh/an » 34. Mais « qu'il s'agisse de grands centres de don-nées, du domicile de monsieur Tout le Monde ou de l'espace public, il reste duboulot pour passer à l'ère de la sobriété énergétique : "On pourrait économiser50 % de l'énergie dépensée, juste avec un peu d'intelligence et sans retourner àl'âge de pierre", explique Thierry Salomon, patron de négaWatt, association quiélabore des scénarios pour réduire la demande énergétique sans annulerl'usage. » Mais aussi « en ne laissant pas tourner les ordinateurs de bureau 70heures par semaine ; en ne sur-éclairant plus les façades, les rues, les pommes àl'étal du supermarché ; en n'équipant pas, dans 80 % des cas, de chauffage élec-

34 Ce qui veut dire qu'à l'heure actuelle, les télés françaises consomment à ellesseules environ 3,6 TWh par an, la moitié de la production d'un réacteur nu-cléaire de 1 000 MWé.

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trique les logements neufs ; en bannissant les publicités vidéo, qui commencentà infester le RER et le métro... Et beaucoup d'autres mesures encore (qui) misesbout à bout changent radicalement la donne ».

D'après un article paru sous la plume de Nicolas Delesalle dans le n° 3205(18/24 juin 2010) de l'hebdomadaire Télérama, sous le titre « Comment perdredes kilowatts », et le sous-titre « Toujours plus d'ordinateurs, de téléphonesportables, de lecteurs mp3... La consommation électrique explose... »

L'homme primitif, pratiquant une économie de chasse et cueillette,consommait en moyenne 3 000 kilocalories/jour (essentiellement ali-mentaires), âges et sexes confondus ; le chiffre quadruple au stadeagropastoral et monte à quelque 100 000 kilocalories/jour/an au stadeindustriel avancé. Si l'on divise cette valeur par la consommation debase, on peut donc dire que chacun de nous dispose d'un peu plus de30 « esclaves énergétiques » (voiture, tracteur, ascenseur, réfrigéra-teur, téléviseur, mais aussi usines, bureaux, services qui les produisentou les animent), esclaves dont l'activité multiplie notre empreinte in-dividuelle « de base ». De manière moins biologique et plus techno-économique, on peut aussi exprimer [95] la même valeur en tep(tonnes équivalent pétrole) par année, actuellement 2,5 tep/an pourchaque Français moyen, mais seulement 0,15 au Bangladesh et 8 auxUSA. Multipliée par le nombre de consommateurs à une échelle don-née (famille, état, biosphère), cette consommation énergétique estégale à 169 Mtep pour la France, et à plus de 8 Gtep pour l'ensemblede la planète (soit 1,2 tep/personne/an, en énergie finale).

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Sources et consommations de l'énergie en France en 2009

Sources, en énergie« primaire »

Consommations,en énergie « finale »

Charbon 10,8 Mtep = 4,1% 5,1 Mtep = 3,0 %

Pétrole 84,9 Mtep = 32,3 % 78,2 Mtep = 46,3 %

Gaz naturel 38,3 Mtep = 14,6 % 34,7 Mtep = 20,6 %

Nucléaire (thermique)* 106,8 Mtep = 40,7 % Électricité 37,3 Mtep = 22,1 %(nucléaire 28,7 Mtep)**

Renouvelable et déchets 21,9 Mtep = 8,3 % 13,7 Mtep = 8,1%

Total 262,7 Mtep = 100,0 % 169,0 Mtep =100,0%

Source : CGDD, 2010 (Commissariat général au Développement durable), Re-pères. Chiffres clés de l'énergie, octobre 2010, 36 p., en particulier p. 6-7.

* « L'importance des pertes dans le domaine de l'électricité tient à la conventioninternationale qui veut que l'électricité d'origine nucléaire soit comptabilisée pourla chaleur produite par la réaction (nucléaire), chaleur dont les deux tiers sontperdus lors de la conversion en énergie électrique ».

** Puisque l'électricité nucléaire constitue 77 % de l'électricité en France. Note :le total de 28,7 Mtep ne tient pas compte d'un solde exportateur positif de 2,2Mtep, surtout vers l'Italie et l'Allemagne.

Dans le cas particulier de la consommation d'électricité, vivementpoussée par le pouvoir en France à partir de 1970 (pour des raisons« d'indépendance nationale », énergétique et militaire), égale à 1 500kWh par personne et par an en 1960, elle avait triplé en 1980 puisquintuplé en 2000 ; mais elle plafonne depuis le début du siècle entre7500 et 8 000 kWh (énergie diminuée des pertes dues à l'autocon-sommation, la transmission et la distribution). Compte tenu de la po-pulation estimée pour la même année 2009 (62 millions d'habitants),la consommation individuelle (toutes énergies confondues) ressortit à4,2 tep en énergie primaire et à 2,5 tep en énergie finale.

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Réfrigérateurs et économies d'énergie électrique

« Le moyen le plus rapide et le moins cher d'enrayer les émissions de carboneest de mettre fin aux pertes lors de la conversion du combustible fossile enénergie utile. » « Avec environ 150 millions de congélateurs et de réfrigéra-teurs aux États-Unis, la différence de consommation entre les niveaux de ren-dement de 1974 et ceux de 2001 se traduit par une économie de 40 gigawattsde production électrique », soit l'équivalent en puissance de 30 réacteurs nu-cléaires, dont le coût de construction s'élèverait à une centaine de milliards d'€bien plus que celui de 150 millions de congélateurs-réfrigérateurs économes(type A+), de l'ordre de 75 milliards d'€. Mais cet argument « écologique » n'enest sans doute pas un, bien au contraire, pour une société « économique » quipréfère maximiser ses chiffres d'affaires et ses profits. Une autre question pour-rait être soulevée, celui du nombre d'emplois correspondants, de la constructionà la commercialisation, que l'on peut également exprimer par le coût moyen paremploi. Il est douteux que le nucléaire, très capitalistique, l'emporte sur l'éco-nomie énergétique ; en outre un réfrigérateur est à coup sûr moins dangereuxqu'un réacteur nucléaire et laisse moins de déchets à longue « durée de vie »derrière lui.

Eberhard Jochem, « Améliorer le rendement énergétique », Pour la Science(Dossier, janvier-mars 2007). Climat. Comment éviter la surchauffe ? (pp. 94-97).

[96]

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[97]

Première partie :Les fondamentaux

Chapitre IV

LES RESSOURCESÉCOLOGIQUES

Progressivement, les sociétés humaines sont passées de l'abon-dance gratuite des ressources naturelles aux biens écologiquement gé-rés et tarifés ; depuis longtemps, il en est ainsi pour les sols, plus ré-cemment pour les eaux. Viendra peut-être le jour où l'air que nousrespirons se verra à son tour directement 35 soumis aux lois du mar-ché...

4.1. L'eau, une ressource abondante,mais dispersée

« Une crise de l'eau affectera, selon l'ONU et le Con-seil mondial de l'eau, près de la moitié de la population

mondiale d'ici 2030. »

Forum mondial de l'Eau, Istanbul, 2009

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L'eau partage avec l'énergie le fait d'être une ressource indispen-sable à la vie humaine, ressource dont la disponibilité est aussi inégale

35 Car il est l'est déjà indirectement, par exemple lorsque nous payons un potcatalytique en achetant notre voiture.

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sur le globe que celle du pétrole, et dont la consommation ne cesse decroître sous le double effet de l'augmentation de la démographie et desniveaux de vie. Mais si des rapprochements sont possibles entre cesdeux types de ressources, bien des différences existent aussi, qui peu-vent pousser à l'optimisme comme au pessimisme, dans un même con-texte géostratégique : ainsi le problème de l'eau nous renvoie-t-il duverre à moitié plein au verre à moitié vide.

[98]

A — Optimisme

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L'eau est en effet une ressource à priori inépuisable car renouve-lable, et massive puisque l'ensemble de l'eau de notre planète ne pèsepas moins de 1,44 milliard de gigatonnes (1 gigatonne = 1 Gt = 1 mil-liard de tonnes ou de mètres cubes = 1 km3 d'eau). Si bien que chaqueTerrien (7 milliards d'individus) dispose (théoriquement) de 0,2 Gtd'eau, soit un stock de 200 millions de m3 (tonnes) d'eau, de quoiétancher sa soif pour l'éternité... Oui mais... plus de 97 % de cette eauest salée, impropre à la consommation, non seulement de celle deshommes mais de la quasi-totalité de celle des végétaux qu'il utilise,directement (cultures) ou indirectement (couverture et paysages végé-taux). En outre, les quelque 3 % « terrestres » restants sont forméspour les trois quarts par de l'eau solide (les glaces, vive donc le ré-chauffement climatique on the rocks ?) ; à son tour, la quasi-totalité(97 %) de l'eau douce liquide est constituée par des eaux souterraines,souvent peu accessibles (les nappes phréatiques ; l'eau dite fossile,comme en Libye) ; le reste (sources, rivières et lacs ; humidité du solet de l'air) ne constitue au plus qu'un pour mille du total, néanmoinsquelque 300 000 milliards de m3, soit 40 000 m3 par personne. Maisles valeurs extrêmes sont très éloignées, de 666 000 m3 par personneen Islande à 13 m3 à Djibouti.

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Les compartiments de l'eau planétaire (stocks)en km3 (1 Gt = 1 milliard de tonnes ou de m3)

Océans 1 400 000 000 97,2 %

Glaces 30 000 000 2,1 %

Aquiféres 10 000 000 0,7 %

Lacs, fleuves et rivières 100 000 0,007 %

Atmosphère 10 000 0,0007 %

Total 1 440 000 000 km3 100,0 %

Précisons qu'il s'agit là de stocks, et non de flux, et que l'habitantdes pays développés consomme annuellement plus de 1 000 m3 d'eaudouce pour son usage personnel et collectif.

B — Pessimisme

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Mais qu'adviendrait-il si la population mondiale franchissait les 10milliards d'habitants et, surtout, si le Bengali voulait multiplier par100 sa consommation pour rejoindre le niveau de vie du Californien ?Qu'à cela ne tienne diront certains, puisque le hasard faisant bien leschoses, les Émirats Arabes utilisent déjà une partie de leurs hydrocar-bures à désaliniser l'eau de mer par distillation, pourvoyant ainsi à l'ar-rosage de leurs golfs ou à l'alimentation des hôtels hors normes quiassurent leur avenir touristique et leur richesse économique (les Émi-rats Arabes oui, mais la République Centrafricaine ?). Et si notre agri-culture intensive pollue les eaux au point de perturber le fonctionne-ment de l'écotone (interface de deux écosystèmes) Terre/Mer (la pul-lulation toxique des algues littorales), pourquoi les pays riches nepourraient-ils pas faire un jour appel à « l'inépuisable, gratuite et nonpolluante » énergie électrique promise par ITER ?

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Le cycle (naturel) de l'eau (flux)

C'est un cycle physique (la molécule d'eau reste égale à elle-même) et nonchimique (comme pour le carbone, où l'élément passe par des formes chi-miques distinctes : méthane, carbone élément, carbone organique, gaz carbo-nique, du plus réduit = énergétique, au plus oxydé = dégradé). Mais il existeaussi un cycle (bio)chimique de l'eau, via respiration et photosynthèse conju-guées. Compte tenu d'une évaporation quotidienne moyenne de 1,4. 103 Gt,correspondant à une pluviosité annuelle mondiale de 1 000 mm (1 tonne = 1m3/m2), et d'une quantité d'eau atmosphérique égale à 17. 103 Gt, la viemoyenne d'une molécule d'eau atmosphérique est d'une douzaine de jours seu-lement.

Évaporations Précipitations Différences

Mers 1200 mm/an 1100 mm/an + 100 mm/an(x 71 % des surfaces)

Terres 470 mm/an 710 mm/an - 240 mm/an(x 29 % des surfaces)

Les mers présentent ainsi un excès d'évaporations sur les précipitations (+9 %) et les terres un excès de précipitations (+ 34 %) ce qui, compte tenu dessurfaces respectives, équilibre le bilan hydrique de la planète : les fleuves cou-lent bien vers la mer !

Heureusement, l'eau est une ressource naturellement renouvelable,dont le recyclage et, par le fait, la purification, sont assurés gratuite-ment par l'énergie solaire. Chaque année, le cycle de l'eau fait ainsitourner chaque année un peu plus de 500 mille milliards de m3 d'eau,la purgeant ainsi sans douleur (sauf quelques inondations çà et là...) detoutes ses molécules indésirables, naturelles (sel marin) ou artificielles(nitrates et pesticides de synthèse), quitte à voir celles-ci s'accumulerlocalement par le jeu des chaînes alimentaires (cf. Minamata, chap.4.3.A, p. 122).

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Consommations humaines en eau

Consommation individuelle moyenne dans le Monde : 800 m3/personne/an.USA 2000 ; Italie : 1 000 ; Mexique : 800 ; Chine : 500 ; Israël : 300 ; Nigeria :60.

Consommation collective : 800 x 6,7.109 m3 = 5,36.1012 m3 = 5 360 km3, àcomparer aux 100 000 km3 des rivières et lacs. Ce qui paraît infime (moins de6 %), mais... l'Europe se situe à 6,4 % ; l'Amérique du Nord à 8,4 % ; l'Asie à18,1 % ; en revanche, 2,0 % en Amérique du Sud et 5,6 % en Afrique (surtoutdans ce dernier cas, ce ne sont évidemment que des moyennes, dont l'accessibi-lité est très inégale). Aujourd'hui, 5 % de la population mondiale sont en état depénurie d'eau douce et 3 % en état de stress hydrique ; pour 2025, on prévoit 31et 7 % respectivement. Pour boire : 2 à 3 litres par personne et par jour (pro-duction de boissons diverses : 120 à 1 100 litres). Pour manger (indirectement,via la quantité nécessaire à produire les aliments) : 2 000 à 5000 litres. Pourproduire un kg de fromage : 5000 litres, un kg de pain : 1 000 litres. Pour sevêtir : un kg de coton : 11 000 Iitres, un kg de euir à chaussures : 16 000 Iitres.

D'après Robert Dautray & Jacques Lesourne. L'humanité face au changementclimatique, 2009, pp. 302-304 : Retraits d'eau douce utilisés.

________________________________________

Quantités d'eau (en litres) nécessaires pour produire un kilogramme de :

Pomme de terre : 100. Riz : 1400. Lait : 790. Porc : 4600. Bœuf : 13 000.

Source : Florence Thinard, Une seule Terre pour nourrir les Hommes, Galli-mard, 2009.

[100]

La sécheresse qui sévit parfois en France, souvent en d'autres ré-gions du monde, nous apprend que ce ne sont pas tellement les nutri-ments minéraux qui conditionnent la productivité végétale (mêmeparmi les plantes domestiquées, la pomme de terre ou le seigle affec-tionnent les terres acides, la luzerne ou la lentille se passent de ni-trates...) mais l'eau : le maïs, même s'il faut le gorger d'azote, a besoind'être irrigué en été, toute plante en C4 qu'il est... Dans les écosys-tèmes naturels, la croissance des plantes réagit de manière linéaire à ladisponibilité en eau, de 40 à 1 000 mm de pluviosité annuelle, con-formément à la règle de Walter (in Duvigneaud, La synthèse écolo-gique, 1974, Doin, p. 68). Et cette ressource - qui détermine tant de

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climats et de modes de vie - est des plus mal répartie sur la planète,avec de 10 mm (au Tanezrouf) à 10 m (Darjeeling) de précipitationsannuelles, soit un grand écart égal à 1 000, le plus inégalitaire quisoit ; en outre, si peu chère soit-elle là où elle est abondante, sontransport à distance serait rédhibitoire, en argent comme en énergie(même si l'on a envisagé de remorquer les icebergs engendrés par lafonte des glaces polaires...) : au Qatar, une bouteille d'eau minérale estplus chère que son volume de pétrole ! De plus, il n'y a pas que la viede l'homme pour dépendre de l'eau, celle des autres espèces animalesde même, bien entendu (et pas seulement les grenouilles ou les pois-sons), dont certaines intéressent l'homme au plus haut point.

Ressources (annuellement) renouvelables en eau douce(en m3 par habitant, arrondis à un p. mille)

Islande : 535 600. Gabon : 113 200. Congo (R.D.) : 61 400. États-Unis : 9 200.Suisse : 5 280. Côte d'Ivoire : 3 730. France : 2 870. Grande-Bretagne : 2 360.Tchad : 1 370. Allemagne : 1 300. Maroc : 920. Bangladesh : 655. Algérie :327. Niger : 238. Libye : 95. Yémen : 92. Émirats Arabes Unis : 33. SandraPostel. « Préserver les écosystèmes d'eau douce », p. 60, in L'État 2006 de laPlanète, Institut Worldwatch, Genève, Chap. 3, pp. 47-70.

Note : certains chiffres peuvent surprendre, comme ceux attribués au Gabon(plus de 100000 m3 par habitant) ou, à l'inverse, à l'Allemagne (100 foismoins). C'est qu'ils ne distinguent pas les formes d'eau disponible, qui englo-bent des glaciers, des sources, des étangs et des lacs, mais aussi de grandsfleuves (dont la ressource est loin d'être toujours commodément accessible auxpopulations riveraines).

C — L'avenir de l'eau pour l'homme

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Non seulement la plupart des experts s'accordent pour prédire unecrise de l'eau en de nombreux points du monde (même dans certainspays développés), mais ils soulignent l'importance de deux phéno-mènes : la croissance démographique et le dérèglement climatique.« La consommation en eau a été multipliée par six au cours du XXe

siècle, tandis que la population mondiale a triplé », ce qui signifie que

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la consommation individuelle a doublé en moyenne. « Alors que lespays industrialisés 36 disposent de 250 litres d'eau par jour et par habi-tant, les « triangles de la soif », du Moyen-Orient au Pakistan ou enAfrique subsaharienne, peinent à atteindre quelques dizaines delitres » (Eau, le défi du siècle. Dossier, par Christophe Polaszek. Nou-velles Ircantec, n° 38, janvier 2010, pp. 8-10).

« Il ressort de tous les modèles climatiques que le réchauffementva renforcer l'évaporation, accroître le total des précipitations et lafréquence des fortes chutes de pluie. Toutes les régions ne connaîtrontcependant pas une hausse des précipitations, et même celles où ilpleuvra davantage pourront souffrir d'une baisse de l'écoulement deseaux de surface et [101] de l'humidité des sols du fait de l'évaporation.La répartition saisonnière des pluies devrait également se modifier.Dans l'ensemble, il pleuvra davantage en hiver dans les latitudes éle-vées, tandis que l'écoulement des eaux de surface et l'humidité dessols diminueraient en été dans certaines régions continentales de lati-tude moyenne. Les régions arides et semi-arides du sud et du nord del'Afrique, du sud de l'Europe, du Moyen-Orient, certaines partiesd'Amérique latine et d'Australie, devraient devenir plus sèches » (Ro-bert T. Watson, président du GIEC, in Global Change n° 14. Chan-gements climatiques. Les politiques dans la tourmente. 2001, p. 7).

Perspectives agricoles pour la ressource en eau

« L'industrie prélève 20% des ressources totales consommées d'eau douce...,l'agriculture 70 % ! 37. Il faut en effet plus de 1 000 litres d'eau pour produire

36 En France, en 2003, les « aides hydriques » à l'agriculture ont atteint 730millions d'euros, dont 148 pour l'irrigation et 582 suite à la sécheresse (Sa-porta, Le livre noir de l'agriculture, 2011, p. 107).

37 Les usages domestiques constituent le reste, soit 10 %. Ceci au niveau mon-dial, où l'agriculture l'emporte sur l'industrie. Dans un pays comme la France(en 2002, source IFEN), pour un total de 33 milliards de m3 annuellementconsommés, l'industrie stricto sensu n'émargeait que pour 12 % mais la pro-duction d'énergie électrique (hydraulique + thermique) pour 55 % ; l'irriga-tion est responsable de 14 % de la consommation d'eau (non restituée, puis-qu'évaporée pour l'essentiel), un peu moins que les usages domestiques(19 %) dont une partie notable est restituée aux rivières après (en principe...)épuration. Ces consommations représentent environ le cinquième des préci-pitations « utiles » en France continentale, égales à 175 milliards de m3

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un seul kilo de blé, et près de 13 000 pour produire un steak de bœuf du mêmepoids. Or, ce qui inquiète aujourd'hui les spécialistes, c'est l'envolée démogra-phique. [...] On estime que pour nourrir la population mondiale en 2050, laproduction agricole devra être multipliée au moins par deux. [...] Tout l'enjeuest d'améliorer les performances des systèmes d'irrigation et de trouver des va-riétés de plantes remarquablement productives, nécessitant moins d'eau » 38.« Certains systèmes d'irrigation reposent sur des nappes fossiles (comme enLibye, avec des cultures de luzerne en plein désert, illustrées par les si bellesphotographies de Yann Artus-Bertrand figurant sur nos carnets de chèques pos-taux, comme les champs de tulipes de Hollande...) ou à renouvellement lentdont l'épuisement se profile déjà. C'est le cas dans la vallée du Gange en Inde,où la nappe (pourtant) longue de 1 000 km et large de 500, s'est abaissée de 70mètres » (soit un réservoir « sol + eau » de 35 000 km3 = 35 000 milliards dem3). « D'après le PNUD (Programme des Nations unies pour le développe-ment), près de 3 milliards d'êtres humains seront touchés par la pénurie d'eaud'ici à 2025 ! » Un Nord-Américain consomme annuellement 2 000 m3 d'eau(le golf consomme plus d'eau que le maïs, mais rapporte il est vrai encore plusau m3 et au m2), un Jordanien 100 et un Haïtien seulement 7 m3.

« Dix pour cent de la production de nourriture mondiale dépendent déjà d'unesurexploitation des nappes phréatiques. En Inde, où des millions de puits sontasséchés, ce chiffre approche 25 %. [...] Pour nourrir la population humaine,qui devrait s'accroître de 1,7 milliard d'individus d'ici à 2030, avec la consom-mation moyenne actuelle d'eau pour l'agriculture (les eaux [102] de pluie etd'irrigation consommées pour produire de la nourriture), il faudra 2040 kilo-

(précipitations utiles = précipitations réelles, égales à 550 milliards de m3

provenant de 1 000 mm de précipitations annuelles, diminuées de l'évapo-transpiration).

38 Les plantes à photosynthèse dite C4 (comme le maïs) sont deux fois moinsconsommatrices en eau que les plantes dites en C3 (comme le blé). Pourtantle maïs nécessite en France plus d'irrigation que le blé : pourquoi ? Parceque le blé est une céréale « indigène » adaptée aux climats européens et mé-diterranéens, dont l'essentiel de la croissance et de la fructification s'effectueen saisons fraîches (on moissonne en juin en plaine), lorsque l'évapo-transpiration est encore faible. Au contraire, le maïs, issu des régions semi-arides d'Amérique centrale, n'est semé chez nous qu'au début de mai et n'estrécolté qu'à l'automne, subissant ainsi toute la demande hydrique des moisles plus chauds : ce que l'agronome a cru gagner par cette « acclimatation »est donc à payer par une coûteuse irrigation qui trouve désormais ses limitesdans notre pays (nous parlons de limites hydriques, et non financières,puisque l'eau agricole est puisée gratuitement - et même subventionnée àl'installation - pour la maïsiculture !). Ainsi, c'est à double titre : eau et éner-gie, que les régimes carnés sont dispendieux, et qu'une « adaptation végéta-rienne » devra accompagner l'augmentation de la démographie !

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mètres cubes d'eau par an, soit 24 fois le débit annuel du Nil ». « L'irrigation augoutte-à-goutte et les autres formes de micro-irrigation fournissent une quantitéprécise d'eau directement à la racine des plantes. Ces techniques peuvent per-mettre de réduire le volume d'eau utilisé dans les champs de 30 à 70 % tout enaugmentant le rendement des cultures de 20 à 90 %, permettant de doubler outripler le rendement hydrique par rapport aux méthodes conventionnelles »(encore faudra-t-il que les éléments minéraux biogènes N, P, K ne deviennentpas à leur tour facteurs limitants. En d'autres termes, ce n'est pas seulementd'irrigation qu'il s'agit, mais d'une harmonisation de la nutrition hydrominé-rale). « Dans le monde, la micro-irrigation n'est utilisée (en 2005) que sur envi-ron 3,2 millions d'hectares, ce qui correspond seulement à un peu plus d'unpour cent des terres irriguées. »

Christophe Polaszek. Eau, le défi du siècle, dossier. Nouvelles Ircantec, n° 38,janv. 2010, pp. 8-10 (Notes et commentaires de Ph. Lebreton).

Tarification de l'eau et développement durable en France : un exemple

Tarifs de Suez-Lyonnaise des Eaux pour la partie N.E. de Lyon, au 1er janvier2011

De 1 à 150 m3 par semestre 0,45 € par m3

De 150 à 10 000 m3 par semestre 0,30 € par m3

Au-delà de 100 000 m3 par semestre 0,005 € par m3,soit 90 fois moins cher que l'eau deconsommation basique.

Autrement dit : n'hésitez pas à avoir une piscine et à la remplir fréquemment, àtransformer votre terrain en golf, à fabriquer de la neige artificielle dans votrearrière-cours ou à cultiver du maïs dans les surfaces libres de votre résidencesecondaire, le tout en bénéficiant d'une irrigation quasi gratuite (dans le cadre dudéveloppement durable et du Grenelle de l'Environnement, sans aucun doute). Lafacture ne fournit pas d'informations sur la teneur en nitrates de l'eau.

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4.2. Les terres et les sols

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Sur les 510 millions de km2 de la surface du Globe (France :550 000 km2, un peu plus d'un millième), 71 % sont occupés par leseaux marines, ce qui laisse moins de 150 millions de km2 pour lesétendues terrestres (Antarctique et Sahara compris). Sur celles-ci (videinfra G. M. Woodwell, p. 111 ), les forêts couvrent environ 48 mil-lions de km2 (32 %), les milieux subligneux semi-ouverts (garrigues,brousses, savanes, steppes) à peu près autant (33 %), les déserts(chauds ou froids) 24 millions de km2 (16 %) ; outre les zones densé-ment urbanisées (ca. 2 %), restent donc seulement 26 millions de km2

de zones climatiquement favorables à l'homme (formations prairiales,cultures, zones humides prises au sens large, estuaires y compris), soit18 % de la surface du globe à même de nourrir les 7 milliards d'habi-tants que la Terre supporte désormais (2,6 milliards d'hectares, 3 700m2 environ par personne). Certaines surfaces ont évolué ou évolue-ront : forêts défrichées en Indonésie ou en Amazonie, mais progres-sent en Europe (au moins quantitativement) ; terres arables de bassealtitude conquises par l'urbanisation, la viabilisation ; zones semi-arides et arides en extension par réchauffement climatique ; zones lit-torales inondées ou soumises à risques géologiques, etc. En 2050, parle jeu combiné de l'augmentation démographique et de la [103] ré-gression des terres arables, la surface potentiellement disponible parTerrien n'excéderait pas en moyenne le quart d'un hectare, un carré de50 mètres de côté !

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Proportion des terres arables dans divers continents et pays

En 2000. Source : Banque mondiale

Monde : 18 % (27/149) (15,5 % hors zones humides)Continents :

Amérique du Nord : 12,4 %. Amérique Centre et Sud : 10,6 %.Europe : 24,5 %. Ex-URSS : 21,2 %. Afrique : 12,3 %.Asie orientale : 18,1 %. Proche et Moyen-Orient : 8,5 %

PaysSurface (km2)(x 100 = ha)

Terres arablesPopulationEn millionsd’habitants

HabitantsPar hectare

arable

Mètres car-rés arablespar habitant

Tauxen %

En km2

Ukraine 604 000 56,2 % 339 400 49,0 1,44 6930

USA 9 630 000 19,1 % 1 839 300 281,4 1,53 6540

Pologne 313 000 46,0 % 144 000 38,7 2,69 3720

Brésil 8 550 000 6,8 % 581 400 172,3 2,96 3375

France 550 000 33,5 % 183 200 58,8 3,21 3160

Maroc 447 000 19,6 % 87 600 28,7 3,28 3050

Algérie 2 382 000 3,2 % 76 200 31,0 4,07 2460

Irak 437 000 12,5 % 54 600 22,7 4,16 2405

Autriche 83 900 17,0 % 14 260 8,0 5,61 1785

Suisse 41 300 10,3 % 4 250 7,2 16,9 590

Egypte 1 002 000 2,8 % 28 060 69,4 24,7 405

Japon 378 000 12,3 % 46 500 126,9 27,3 365

Valeurs mondiales 149 millions 15,5 % 23 millions 6,0 milliards 2,6 3860

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Notes : en multipliant par 100 le nombre d'habitants par hectare de terre arable, on obtient la den-sité de population en « hab./km2 nourricier », par exemple 321 pour la France (densité géogra-phique générale : 108 habitant/km2), mais aussi près de 2 500 pour l'Egypte et plus de 2 700 pourle Japon (avant Fukushima, 3 000 depuis ?). Pour le Monde entier, il s'agit de 260 hab./km2 arable(en 2010 : 300). Certains pays sont numériquement et factuellement pénalisés par leurs surfacesdésertiques (Algérie, 80 % du territoire), leur relief (Suisse, massif alpin : 60 % du territoire), ouleur taux de boisement (Japon : 68 % du territoire, record mondial !). Lorsque le Brésil déboise(pour cultiver du soja ou de la canne à sucre), il augmente la surface de ses terres « arables », maisau détriment d'un patrimoine écologique de dimension planétaire ; de même l'Indonésie, pour lePalmier à huile, au détriment des orangs-outans.

Remarque : voir chap. 7.2 B, p. 213, pour la situation en 2008 (D. Pimentel et & A. Wilson).

En France, même pour d'autres raisons qu'en Egypte ou au Japon,l'artificialisation du territoire menace aussi bien les zones agricolesque les espaces naturels, ceux-ci frappés de la « double peine » dans lamesure où les agriculteurs voient « d'un très mauvais œil toute protec-tion « naturaliste » d'une terre pouvant servir à la production » (voir àla suite).

« À quand une gestion économe du territoire ? »

« La dernière étude menée par le Service de la statistique et de la prospective(SSP) du ministère de l'Agriculture, de l'Alimentation, de la Pêche et des Af-faires rurales, rendue le 21 juillet 2010, confirme une triste tendance : l'artifi-cialisation des terres a encore progressé pour [104] atteindre 9 % de la surfacedu territoire français. Et cette artificialisation, cette destruction s'accélère. Entre2006 et 2009, on enregistre une perte de 236 ha par jour de terrains agricoles etnaturels, soit l'équivalent de la surface d'un département français tous les 7 ans,alors que la tendance observée sur la période 1992-2003 montrait la disparitiond'un département tous les 10 ans. La surface des sols artificialités a ainsi gagné86 000 ha par an, soit une progression annuelle de 2 %. Cette tendance a sur-tout des raisons économiques car le recyclage des friches industrielles ou ur-baines est toujours plus cher que l'acquisition pure et simple de terres agricolespour développer un projet. »

« La destruction des terres agricoles n'est pas la seule concernée par ce phéno-mène. Les espaces naturels disparaissent également. Leur constante réductionse fait par destruction directe (infrastructures de transport, urbanisation descôtes, extension des domaines skiables...) et aussi indirecte avec la progressiond'une agriculture plus performante - disparition des prairies, des bocages et in-

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tensification des pratiques - qui cherche à compenser les pertes de productionsdues à la réduction de ses surfaces agricoles. Cette pression sur le foncier agri-cole et naturel rend de plus en plus difficiles toutes les démarches relatives à laprotection de la nature. Le monde agricole voit en effet d'un très mauvais œiltoute protection « naturaliste » d'une terre pouvant servir à la production. Céderun terrain pour un projet économique ou urbain s'accepte car « c'est pour labonne cause » et cela s'accompagne de riches indemnités. Par contre, laisser lesacteurs de la protection de la biodiversité transformer une terre agricole en es-pace « de nature » est intolérable, car ce changement de vocation détruit un ou-til de production et met en difficulté les exploitants agricoles en place. »

« Dans le cadre de grands projets, le monde agricole considère également quetous les projets d'infrastructures qui modifient les territoires ont des répercus-sions deux fois plus importantes sur la SAU (Surface agricole utile). Le pre-mier préjudice correspond à l'emprise de l'équipement qui détruit son lot d'es-paces agricoles ou naturels. Le second correspond à la réalisation de mesurescompensatoires qui, pour être réellement efficaces, ne peuvent pas concernerdes espaces déjà naturels et s'appliquent de plein fouet sur les terres agricolesépargnées à proximité... »

Extrait de l'éditorial de Guillaume Lemoine, La Garance Voyageuse, été 2011,n° 94.

A — L'empreinte écologique

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Comme le sait tout bon organisateur de banquet, la quantité denourriture nécessaire est à la fois proportionnelle au nombre d'invitéset à leur appétit individuel, donc, au total, au produit des deux. Demême évidemment pour la boisson, le nombre de chaises, le chauf-fage, l'éclairage et le nettoyage du restaurant. À l'échelle planétaire,les consommations de nourriture, d'eau, d'espace et d'énergie, etc.,peuvent de même être prises en compte par intégration pondérée,permettant d'aboutir à ce que l'on a appelé l'empreinte écologique del'homme sur la biosphère. Dans la mesure où - au premier ordre dumoins, car des pays même voisins peuvent avoir des « économiquesénergétiques » différentes - la consommation en énergie est liée àl'empreinte écologique puisqu'elle en est le « bras séculier », il y a uncertain parallélisme entre « empreinte écologique » et « nombre d'es-claves énergétiques » (cf. chapitre 3.5, p. 93).

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La notion d'empreinte écologique a été exprimée en 1995, sous letitre Ecological Footprints and Appropriated Carrying Capacity(Empreinte écologique et Capacité de fourniture appropriée), par Wil-liam Rees et Mathis Wackernagel ; en France, elle a été vulgariséepeu après par une ONG, le WWF-France (voir p. ex. « L'empreinteécologique de la France », Thierry [105] Thouvenot, L'Écologiste,Vol. 3 - n° 2 - Automne 2002, pp. 37-40). « L'empreinte écologiqueest une mesure de la pression qu'exerce l'homme sur la nature. C'estun outil qui évalue la surface productive nécessaire à une populationpour répondre à sa consommation de ressources et à ses besoins d'ab-sorption de déchets » (p. 37). « La demande totale de la France sur lanature a dépassé de beaucoup la capacité biologique du pays : l'em-preinte écologique de la France a été de 310 millions d'hectares glo-baux, alors que sa capacité biologique n'était que de 170 millionsd'hectares globaux. Par personne, pour cette même année 1999, l'em-preinte française était de 5,2 hectares globaux, ce qui dépassait de83 % la biocapacité par personne du pays (2,9 hectares) : il nous fau-drait donc quasiment une France supplémentaire pour répondre à nosbesoins. Le style de vie de la France ne pourrait donc pas être appli-qué au monde entier. Comme le déclarait fort justement le présidentde la République à Johannesburg : "Si le monde entier vivait commeun Français, il nous faudrait deux planètes supplémentaires !" »« L'empreinte écologique française a considérablement augmenté de1961 à 1999 aussi bien en valeur absolue (de 208 à 310 millionsd'hectares globaux), qu'en valeur relative à la population (de 4,5 à 5,3ha globaux per capita). La biocapacité a diminué de 3,0 à 2,9 ha glo-baux per capita sur la même période, étant donné l'effet combiné del'augmentation de la population (+ 27 %) et une productivité agricolepar rapport à la moyenne mondiale » (p. 38).

« La surface nécessaire aux productions agricoles consommées parles Français a diminué dans les quarante dernières années, signe d'unrendement accru dû à l'irrigation croissante, à une mécanisation pluspoussée et à l'utilisation d'engrais chimiques. » Mais « les terrainsconstruits depuis 1961 ont augmenté de 59 %, signe d'une urbanisa-tion et d'un maillage routier de plus en plus intense » et « la plus forteaugmentation de l'empreinte écologique provient de l'empreinte éner-gie, qui est la surface nécessaire pour absorber les émissions de CO2

dues aux activités du pays. Cette empreinte a plus que doublé depuis

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1961 (+ 134 %), elle représente à elle seule 58 % de l'empreinte totale.L'empreinte écologique du nucléaire par kWh produit est considéréecomme ayant la même valeur que celle du thermique à combustiblesliquides. » Mais « dans l'hypothèse où le nucléaire aurait une em-preinte égale à zéro, l'augmentation de l'empreinte énergie de laFrance aurait été de 57 % sur la même période » (p. 39).

Au niveau mondial, d'après les données du Living Planet Report(WWF 2006), l'empreinte écologique de l'humanité (Ecological Foot-print of Humankind), exprimée en valeur relative par rapport à la ca-pacité biologique de la planète (World Biocapacity) a connu les étapessuivantes entre 1961 et 2005 : de 1961 à 1978, croissance forte (de0,54 à 0,94 soit + 2,4 %/an), de 1978 à 1983, palier (autour de 0,93),de 1983 à 2001, croissance ralentie (de 0,93 à 1,20 soit + 1,5 %/an),de 2001 à 2005, croissance accélérée (de 1,20 à 1,29 soit + 2,3 %/an).Ironie de l'histoire, le seuil de 1,00 (saturation de la planète) a étéfranchi vers 1986, au moment où le réchauffement de la planète dé-marrait sa montée significative. Si l'on considère le niveau des res-sources disponibles et/ou renouvelables et celui de notre consomma-tion collective, celle-ci s'élève aujourd'hui à 140 % des premières ; ilfaudrait donc d'ores et déjà 40 % de planète supplémentaire pour ré-pondre aux appétits de notre espèce dans une optique de « dévelop-pement durable » ! Les trouverons-nous sous les mers ou sur la pla-nète Mars, comme le préconisent certains futurologues candides quin'hésitent pas à envisager des perspectives d'exploitation touristique etn'ont décidément pas « les pieds sur Terre » ! Apparemment, ces « sa-vants naïfs » ne se sont-ils jamais posé la question des ressources né-cessaires (matériaux, énergies, oxygène et eau) à la réalisation detelles utopies ?

[106]

Une fusée cinq étoiles à 10 couchettes est tout de même nettementplus goulue à construire et à mouvoir que 10 bicyclettes... Sans doutel'image flotte-t-elle encore dans quelques cervelles d'une moderneruée vers un « big Far West » ! Quoi qu'il en soit, en attendant,comme les gouvernements qui font tourner la planche à billets ou em-pruntent, nous tirons des « chèques de ressources, et de déchets », surl'avenir, que nos enfants et petits-enfants devront rembourser d'unemanière ou d'une autre (comme la dette financière de l'État ou celle dela Sécurité sociale).

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B — L'agriculture, l'agronomie

« L'agriculteur moderne est un rouage essentiel,mais subordonné du transfert de fonds publics et privéde l'amont (machines, engrais, pesticides, génie civil)

vers l'aval (stockage, chaîne du froid, transports routiers,commerces de grandes surfaces)de la chaîne agroalimentaire. »

Professeur Mollo-Mollo

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LE CYCLE DU CARBONE(STOCKS ET FLUX)

La totalité des êtres vivants, dite encore « biosphère » (par analogieavec les autres compartiments du système Terre : atmosphère, hydros-phère, lithosphère), représente une « biomasse » de quelque 2 000 gi-gatonnes (en matière sèche, MS) 39. Sur ce total, l'homme constituemoins de 0,1 p. mille (7 milliards d'individus x 40 kg MF soit 16 kgMS = 0,11 gigatonne) bien qu'il soit probablement l'une des espècesles plus « pesantes » de la planète, microorganismes et unicellulairesmis à part, bien entendu. Même si l'azote et le phosphore ne peuventêtre abstraits de la biomasse, celle-ci connaît une formule brute CH2Oportant une double information : cette proportion d'atomes est lamême que celle des glucides (la biomasse est un gigantesque morceaude sucre !), ce qui souligne toute l'importance de la photosynthèsepour la vie et justifie la prédominance des végétaux ; la proportion ducarbone dans la biomasse (MS) est égale à 40 %, compte tenu desmasses atomiques de ses trois éléments constitutifs principaux (car-bone, C = 12 ; hydrogène, H = 1 ; oxygène, O = 16). Le carbone de labiosphère pèse donc 800 Gt, masse sensiblement égale à celle de l'at-mosphère (où l'élément est présent sous forme de gaz carbonique),mais nettement inférieure à celle de l'hydrosphère, 35 000 Gt pré-sentes sous forme de carbonates. Pour autant on ne saurait abstraireles 4 000 Gt de carbone présents entre la vie et la mort sous forme de

39 Pour plus de renseignements sur les cycles éco-géochimiques, voir - entreautres - Ph. Lebreton, Eco-Logique, EdiSciences, 1978, pp. 79-125.

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« déchets », notamment sur ou dans les sols (litières, humus, etc.). Ence qui concerne les flux, ou mouvements de carbone entre les diverscompartiments précités, il y a les immensités marines dont le pH légè-rement alcalin fixe annuellement pas moins de 25 Gt d'élément, soitplus de 90 Gt de gaz carbonique 40 dont l'absorption se fait pour l'es-sentiel dans les 300 premiers mètres, où pénètre la lumière génératricede vie. Et si l'on prête attention à ce qui couvre la terre, comme lesarbres, on oublie trop souvent, « par myopie », de prendre en comptele carbone du sol 41, non seulement celui des racines, mais celui dubois mort, des litières, des humus et des micro-organismes condition-nant le [107] cycle de l'élément. L'ensemble de la biomasse « émer-gée » est dite épigée (« sur terre »), par opposition avec la biomassehypogée (« sous terre »), mais avec des valeurs bien distinctes selonles latitudes.

Carbone présent(en tonne/ha)

Forêts équatoriales Forêts tempéréesForêts

boréales

- au-dessus du sol 121 (49 %) 57 (37 %) 64 (16 %)

- dans le sol 123 (51 %) 96 (67 %) 344 (84 %)

- au total 244 (100 %) 153 (100 %) 408 (100 %)

Adapté de GIEC, 2000.

On constate que, si dans les forêts équatoriales (souvent qualifiées, impropre-ment, de « tropicales »), les biomasses épigées et hypogées sont du même ordrede grandeur, le carbone fixé dans le sol est bien plus important (en proportion)dans les forêts tempérées (sous nos latitudes) et dans les forêts septentrionales(plus froides, où le cycle des éléments est donc plus lent).

Note : Il s'agit là de forêts naturelles ou « subnaturelles ». Dans les « planta-tions » (épicéa, eucalyptus, etc.) à cycles courts (« à courte révolution » disent lesforestiers, par exemple pour la production de biomasse), si l'on obtient autant decarbone épigé en 2 à 3 fois moins de temps (30-40 ans contre 100-120 ans), lecarbone fixé dans le sol est nettement plus faible, au total de l'ordre 2 à 3 foismoins. En d'autres termes, on ne peut pas à la fois faire des « ligno-carburants »et lutter contre l'effet de serre.

40 Rappel : un gramme de carbone = 2,5 g de glucides, assimilables à de labiomasse (MS) = 3,67 g de gaz carbonique ; 1 g de biomasse = 0,4 g deCarbone = 1,47 g de gaz carbonique).

41 Sol au sens des pédologues, et non des géomètres...

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LE RENDEMENTPHOTOSYNTHÉTIQUE

Sur le papier, le rendement (théorique) de la photosynthèse est del'ordre de 25 % : consécutivement, 30 % pour la phase dite claire (cap-ture des photons utilisables) et 85 % pour la phase dite sombre (ab-sorption du gaz carbonique, « ennobli » en glucides grâce à l'énergiecaptée) ; ce chiffre est flatteur, de l'ordre de grandeur de celui des cel-lules photovoltaïques. Concrètement, les estimations de la biomassevégétale annuellement produite grâce à la photosynthèse par les éco-systèmes de la planète vont de 150 à 200 gigatonnes de matière sèche(MS), avec un contenu énergétique de 4 kcal/g. Calculés par rapport àla quantité d'énergie lumineuse inondant la Terre, les rendements de laphotosynthèse sont (apparemment) dérisoires, la productivité végétaledépassant pourtant localement plus de 10 tonnes par hectare et par an(zones humides, forêts naturelles, cultures). Mais il y a ici lumière etlumière ! Seulement 41 % des radiations solaires sont comprises dansla fourchette de longueur d'ondes que nous appelons lumière (visible),de 0,4 à 0,75 μ ; dans cet intervalle, seules les zones bleues-violettes (autour de 430 nm ; 1 micron = 1 000 nanomètres) et rouge clair (au-tour de 630 nm) sont actives pour la photosynthèse. Une fraction de lalumière traverse le feuillage, une autre partie est réfléchie, une autreencore est dégradée en chaleur, tout en assurant l'évapotranspirationdes plantes, tout aussi nécessaire à leur nutrition ; et l'efficacité duprocessus est encore abaissée si la plante a soif ou souffre de carencesminérales. Le gaz carbonique est lui-même un facteur limitant de laphotosynthèse, ce qui pourrait inciter à absoudre nos émissions parailleurs responsables de l'effet de serre ; mais, s'il fait plus chaud, lesplantes auront plus soif ; et même si on leur trouve à boire et qu'ellespoussent plus vite, la qualité de la biomasse (les valeurs nutrition-nelles qualitatives, les caractéristiques mécaniques du bois obtenues,etc.) ne s'en ressentira-t-elle pas ?

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LE « RENDEMENT » AGRICOLE

Un hectare cultivé donne annuellement 1 000 kilogrammes de cé-réales en Afrique (10 quintaux/ha), 4000 en Asie (40), 7 500 en Eu-rope (75), jusqu'à 10 000 kg (100 quintaux) aux États-Unis. Maiss'agit-il bien de « rendement » comme on l'entend dire le plus cou-ramment dans les milieux professionnels et économiques ? En fait,bien que désormais truffé d'ingénieurs, le milieu agricole a totalementperverti le mot « rendement » si bien qu'un maïsiculteur intensif seflattera - par exemple - d'un « rendement » de 100 quintaux à l'hectareet par an dans les régions favorables de France, alors qu'il s'agit entoute rigueur scientifique d'une « productivité », plus exactementd'une « densité de productivité spatio-temporelle », puisqu'elle s'ex-prime en kilocalories (alimentaires) par hectare et par an. En fait,puisque sa finalité est nutritionnelle ou industrielle, le « rendement »du maïs doit exprimer l'efficacité avec laquelle l'énergie investie parl'agriculteur sous forme de semence, d'engrais, de pesticides, de ma-chines, de séchage, de transports, etc. est transformée en énergie ali-mentaire. Dès 1973, David Pimentel (Université Cornell, USA) afourni des bilans comparant trois pratiques culturales de maïs(« pauvre », « économe » et « intensif ») ; ces bilans permettent deconstater l'applicabilité au cas particulier de la « loi des rendementsdécroissants » (cf. chap. 3.3.A, p. 83), que l'on peut énoncer commesuit : au-delà de certains seuils, le gain de productivité d'un systèmedevient de plus en plus faible par rapport aux dépenses nécessaires àle générer, ou bien encore : « le supplément d'intrants nécessaire estsupérieur au gain d'extrants résultant ».

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Maïs «pauvre» Maïs «économe» Maïs «intensif»

16 quintaux/ha 50 quintaux/ha 90 quintaux/ha

Vers 1940 Vers 1960 Vers 1980

Main-d'œuvre, semences et divers 462 Mcal/ha/an 1115 Mcal/ha/an 2063 Mcal/ha/an

Machines et carburant 200 900 2155

Engrais (dont azote) et pesticides 0 2703 (= 57%)*

(2150)

5068 (= 33%)(4300)

Irrigation et séchage 0 0 6018 (= 39%)

Total des dépenses 662 Mcal/ha/an 4 718 Mcal/ha/an 15 304 Mcal/ha/an

Recettes (récolte) 5 600 Mcal/ha/an 17 500 Mcal/ha/an 31 500 Mcal/ha/an

Recettes/Dépenses 8,5 3,7 2,1

Coût (Mcal/tonne) 414 944 1700

(MJoule/tonne) 1730 3945 7110

* En pourcentage de la dépense totale.

1/Adapté de D. Pimentel et coll., 1973 - Food production and energy analysis, Science, 182, pp.443-449.

2/ L'énergie solaire, égale et gratuite dans les trois scénarios, n'est pas ici décomptée, d'où des« rendements apparents » supérieurs à l'unité.

3/ Pour passer du maïs « pauvre » à « économe », il a fallu lever le premier facteur limitant, l'azote.Pour passer de « l'économe » à « l'intensif », il a fallu lever le second facteur limitant, l'eau, tout endoublant l'apport artificiel d'azote.

4/ Des stades « économe » à « intensif », pour multiplier la récolte par 1,8, il a fallu multiplier par3,2 la somme énergétique des intrants. Le coût énergétique d'une tonne de maïs a été quadruplé enquarante ans (loi des rendements décroissants) et l'entropie du système agricole d'autant (dont lespollutions).

5/ Vers 1940, pour une calorie d'intrants, on obtenait 8,5 calories de récolte ; 40 ans plus tard, avecune « productivité » pourtant multipliée par 5,6, une calorie d'intrants fournissait à peine 2,1 calo-ries de récolte, soit 4 fois moins que 4 décennies plus tôt ! On voit à quel point est fallacieux leterme de « rendement agricole » puisque la progression de la production n'a été obtenue qu'en pui-sant aveuglément dans les deux principales ressources de toute activité biologique, l'énergie etl'eau.

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En France, la culture du maïs (15,8 millions de tonnes) couvre 1,7million d'hectares pour une production moyenne dépassant 90 quin-taux/ha/an, avec une consommation d'engrais azotés proche de500 000 tonnes. En 2007, la totalité des engrais (« fertilisants »,comme l'on dit « phytopharmacie » pour qualifier les pesticides) utili-sés atteignait 3,8 millions de tonnes, dont 1,5 million de tonnes d'en-grais azotés, soit un équivalent énergétique de plus de 2 Mtep. Mêmeproblématique pour les dépenses liées aux transports (des récoltes,puis le retour sous forme d'aliments pour bétail) et au stockage (lachaîne du froid) des produits agricoles, etc. Cette intensification del'agriculture, si elle a incontestablement augmenté ses possibilitésquantitatives, n'a probablement pas amélioré la qualité des produits(résidus de pesticides, qualités gustatives), encore moins celle despaysages ruraux (bocage, cours d'eau : le remembrement agricole et legénie rural sont « rationnellement » passés par là) ; la biodiversité dela faune et de la flore en a également souffert, et même la populationdes agriculteurs, littéralement « décimés » (de 7 millions à 700 000actifs agricoles) entre 1946 et 2010. Dans la comptabilité de tous cesphénomènes, où toutes les fonctions secondes, naturelles et humaines,ont été externalisées pour maximiser le profit des industries agricoleset alimentaires, a-t-on un instant pris en compte, non seulement la dé-structuration des sociétés rurales mais l'envahissement urbain avec soncortège de dommages humains collatéraux ?

En juillet 1972, dans le quotidien Le Figaro, Jean Fourastié(membre de l'Institut, inventeur de la célèbre formule des Trente Glo-rieuses), s'esbaudissait ainsi du « progrès agricole » : « Vers 1920-1925 en France, il faut 27 paysans actifs pour nourrir 100 Français, cequi fait que le travailleur moyen ne nourrit encore que 3,7 personnes.Depuis, cette productivité du travail n'a cessé de s'améliorer à cadencerapide : 4,3 personnes nourries en 1925-1929, 5,1 en 1935-1939, 8 en1956-1959, 10 en 1960-1961, 20 aujourd'hui. Les prévisions, presquela certitude (tant les conditions sont assurées) (faudrait-il lire tant queles conditions ?) sont de l'ordre de 35 en 1980. Ces chiffres permettentde comprendre l'abondance alimentaire de la France. » Envoyée aucourrier des lecteurs par un enseignant-chercheur en biologie végétale,l'insertion de la réponse suivante fut refusée par le rédacteur en chefdu Figaro : « S'il est exact, au sens professionnel immédiat du terme,

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que l'agriculteur français actuel nourrit 20 personnes, alors que sonancêtre n'en nourrissait que 2,5, il convient de souligner que le mot nerecouvre pas les mêmes choses à un siècle d'intervalle. En 1850, l'éco-système agricole fonctionnait en circuit relativement clos : l'agricul-teur « fabriquait » lui-même sa force mécanique de travail (bœufs etchevaux) ; il transformait et commercialisait une forte partie de saproduction, en grande partie (40 % par définition) autoconsommée surplace. Actuellement, l'écosystème agricole englobe tracteur, engrais,pesticides, remembrement agricole ; il a perdu par contre la plusgrande partie de son rôle de transformateur, conditionneur, vendeur.En d'autres termes, à la population agricole actuelle, il faut ajouter :l'ouvrier de chez Renault qui fabrique le tracteur ; le pétrolier... ; l'ou-vrier de chez Rhône-Poulenc qui fabrique l'engrais, le DDT... ; leschercheurs en chimie et en génétique... ; les fonctionnaires de l'INRA,de la DDA, du Crédit Agricole... ; les transporteurs des matières pre-mières et des produits... ; les industries agricoles et alimentaires ; unepartie des commerçants de gros et de détail. Et l'on pourrait allonger laliste de ces « agriculteurs travestis » : le nombre réel serait donc plusvoisin de 10 que de 20 ! Reste à savoir s'il vaut mieux être ouvrier àBoulogne-Billancourt que paysan en Lozère ! »

Mais l'on pardonnera cet enthousiasme à Jean Fourastié, qui étaitpartisan des 35 heures avant la lettre et a également écrit : « Le retarddes sciences économiques et sociales sur les sciences de la matière estl'une des causes des malheurs actuels de l'humanité. La technique[110] emporte l'homme vers des horizons imprévus. » (Jean Fourastié(1907-1990). Le Grand Espoir du XXe siècle, 1949).

Dans le monde forestier, un sophisme récent voudrait que le stock-age du carbone par des plantations intensives (après coupe de vieillesforêts) présente la plus grande efficacité en procédant à leur exploita-tion peu après le maximum de productivité photosynthétique nette (30à 50 ans pour les peuplements de notre pays). Outre qu'elle ignore di-vers faits (une forêt jeune fixe 4 fois moins de carbone dans le solqu'une forêt mûre ; l'exploitation d'une forêt jeune dépense plusd'énergie fossile que celle d'une forêt plus âgée ; le rapport dé-chets/bois est plus élevé pour une forêt jeune que pour une forêt âgée ;la biodiversité d'une plantation jeune est inférieure à celle d'une forêtâgée), cette affirmation passe sous silence le devenir du carbone fixé,principal déterminant à terme : du bois jeune définitivement fixé vau-

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drait certes mieux que du vieux carbone immédiatement brûlé, maisl'inverse est encore plus vrai.

Carbone épigé Carbone hypogé Carbone total

Jeune forêt (40 ans) (ligni-culture)

70 % 300 t/ha* 30 % 130 t/ha 100 % 430 t/ha

Vieille forêt (200 ans) (syl-viculture)

35 % 300 t/ha 65 % 560 t/ha 100 % 860 t/ha

* Valeurs exprimées en matière sèche pour des forêts tempérées. Source : WWF- Franceet Forêts Sauvages, 2010.

De plus, que le bois d'une forêt soit consommé trois fois par siècleou tous les trois siècles revient au même pour le bilan carboné épigé,car les phases positives (fixation) ou négatives (utilisation) qui se suc-cèdent se compensent de même, phénomène auquel la fréquence desinterventions ne change rien à terme. Dans les deux cas, le bilan car-bone est neutre, qualifiable de « gris » : tout carbone défossilisé(comme celui du charbon et des hydrocarbures) est « noir », puis-qu'émetteur intégral de gaz carbonique ; du carbone immobilisé défi-nitivement sous forme de billes stockées au Sahara serait « blanc ».Plus modestement, mieux vaut donc laisser calmement les vieilles fo-rêts jouer gratuitement leurs rôles, bien plus larges que ceux d'unejeune forêt.

Pour rassembler les capacités productives des principaux« biomes » (grands ensembles climatiquement et pédologiquementhomogènes de la planète), on pourra consulter utilement la synthèseproduite en 1978 par G. M. WoodwelI, travail qui garde encore toutesa valeur absolue et comparative (tableau ci-après).

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C — La faim dans le monde,et la soif des terres

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LA CONSOMMATION HUMAINE

L'Homme est un polyphage, consommant toutes les sources nutri-tionnelles qui peuvent lui tomber sous l'œil puis sous la main : sourcesvégétales (fruits, graines, feuillage, tubercules ; champignons, si tantest qu'il s'agisse de végétaux) et sources animales (de l'insecte au ver-tébré, sans oublier les coquillages). Mais ce sont les graines de cé-réales qui ont constitué le signe essentiel du passage à la société agro-pastorale, dans tous les continents : blé (Europe), riz (Asie), sorgho(Afrique), maïs (Amérique).

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Milieu Surface mil-lions km2

Productivitét/ha/an (MS)

ProductionGt/an (MS)

Biomasse Densitébiomasse

Turn-overbiomasse

Terre 510 (100 %) 3,8 194 (100 %) 2070 41 t/ha 11 ans

Continents 149 (29,0 %) 8,9 132 (68,0 %) 2066 139 16

Forêt équatoriale humide 17,0 (11,4 %) 24,7 42,0 (31,8 %) 860 506 20

Forêt tropicale sèche 7,5 (5,0 %) 18,0 13,5 (10,2 %) 292 390 22

Forêt tempérée de conifères 5,0 (3,4 %) 14,6 7,3 (5,5 %) 198 396 27

Forêt tempérée de feuillus 7,0 (4,7 %) 13,6 9,5 (7,2 %) 238 340 25

Forêt boréale (taïga) 12,0 (8,1 %) 9,0 10,8 (8,2 %) 270 225 25

Taillis, maquis, garrigue 8,5 (5,7 %) 8,0 6,8 (5,2 %) 55 65 8

Savanes et steppes 15,0 (10,1 %) 10,2 15,3 (11,6 %) 68 45 4,5

Brousse, zones semi-arides 18,0 (12,1 %) 1,0 1,75 (1,3%) 15 8,2 8,5

Prairies tempérées 9,0 (6,0 %) 6,7 6,0 (4,5 %) 16 17,5 2,5

Toundra, alpages 8,0 (5,4 %) 1,6 1,25 (0,9 %) 5,8 7,2 4,5

Déserts (chauds et froids) 24,0 (16,1 %) 0,03 0,08 (0,0 %) 0,5 0,2 7

Cultures, zones urbanisées 14,0 (9,4 %) 7,4 10,3 (7,8 %) 16 11,3 1,5

Marais, zones humides 2,0 (1,3 %) 34,0 6,8 (5,2 %) 34 170 5

Lacs, étangs et fleuves 2,0 (1,3 %) 5,0 1,0 (0,8 %) 0,1 0,05 18 jours

Total des terres 100,0 % 100,0 %

Mers 361 (71,0 %) 1,7 62 (32,0 %) 4,4 0,12 25 jours

Haute Mer 332 (92,0%) 1,4 47,0 (75,8 %) 1,1 0,03 9 jours

Estuaires et deltas 1,4 (0,4 %) 17,8 2,5 (7,8 %) 1,6 11,4 7,5 mois

Herbiers et récifs 0,6 (0,2 %) 30,0 1,8 (5,6 %) 1,4 23 9 mois

Plateau continental 27,0 (7,5 %) 4,1 11,0 (17,7 %) 0,3 0,11 10 jours

Total des mers 100,0 % 100,0 %

Adapté de G. M. Woodwell. Le problème du gaz carbonique. Pour la Science, mars 1978, n° 5, pp. 12-22.

On obtient les rendements photosynthétiques nets en divisant la productivité primaire nette (colonne 2, biomasse expriméeen kilocalories/cm2/an, avec l'équivalence 1 g (MS) = 4 kilocalories) par l'énergie solaire incidente (qui varie de 180kcal/cm2/an : forêt tropicale sèche, savanes et steppes, brousses et zones semi-arides, à 80-90 kcal/cm2/an : taïga et toun-dra, en passant par 110-120 kcal/cm2/an : forêts et prairies tempérées, cultures et zones humides stagnantes ou courantes).Il s'agit des biomasses épigées.

Autour d'une valeur moyenne égale à un p. mille, les valeurs extrêmes des rendements énergétiques des écosystèmes vontde moins de 0,1 p. mille (déserts) à un peu plus de un pour cent (zones humides). Albédo déduit, la puissance solaire ab-sorbée au sol est en moyenne égale à 170 +/- 2 W m2 (= 128 kcal/cm2/an).

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Sur une production mondiale de 2 064 millions de tonnes de céréalesen l'an 2000, la production céréalière se répartissait comme suit, avectrois espèces majeures : Riz, 601 Mt ; 29,1 % ; Maïs, 593 Mt ;28,7 % ; Blé, 585 Mt ; 28,4 % ; Mil et Sorgho ; 84 Mt, 4,1 % ; Autres,201 Mt ; 9,7 % (tableau à la suite).

[112]

Les ressources et consommations céréalières

Région Production% total mondial

Population% total mondial

Consommationkg/individu/an *

Amérique du Nord 20,7 5,1 128

Amérique du Sud 5,1 8,6 110

Europe 18,7 11,3 131

Afrique 5,5 14,0 143

Asie 48,3 60,5 171

Océanie 1,8 0,5 84

MONDE 100,0 100,0 kg/hab./an

* Consommation directe (hors usages tels qu'aliments pour bétail, agro-carburants, industrie, etc.) qui représente à peine la moitié de la consommationglobale (production et consommation moyenne : 338 kg / individu / an).

Source : FAO (Food and Agricultural Organization, ONU), 2000

On constate la proximité des niveaux de consommation céréalièredans les divers continents, ce qui dénote le rôle basique, « calorique »,de cette part de l'alimentation ; le surplus indispensable est de natureplus qualitative, notamment la partie carnée qui apporte l'azote et di-verses vitamines.

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« Si la consommation annuelle de viande rouge par habitant de l'Inde, qui estde 4 kg atteignait les 40 kg (80 kg aux USA), les besoins mondiaux de céréalesdoubleraient. » Dominique Bourg, « La fin du modèle productiviste », Esprit,déc. 2009, p. 63.

En ce qui concerne la viande, justement, sa consommation au ni-veau mondial est passée, entre 1950 et 2008, de 44 à 280 millions detonnes. Compte tenu de l'augmentation de la population humaine dansle même temps, la consommation individuelle moyenne est passée de17 kg en 1950 à 42 kg en 2008, avec les étapes suivantes : 32 kg en1990, 38 kg en 2000, 41 kg en 2005 (Source : FAO, 2008). La Francese situe évidemment bien au-dessus de cette moyenne mondiale, plusdu double même (5,36 millions de tonnes pour 62,3 millions d'habi-tants), soit 86 kg en « équivalent-carcasse », 74 kg en viande désos-sée. Sans qu'il soit certain que consommer en moyenne un peu plus de200 g de viande désossée chaque jour soit diététiquement une bonnechose, on doit rappeler - en vertu de la loi des 10 % de Lindemann -que l'obtention d'un kg de viande s'accompagne en gros de la con-sommation de 10 kg d'aliments pour bétail (plus pour des bovins,moins pour les porcs et poulets, monogastriques), ainsi que de 15 m3

d'eau (un kg de matière végétale réclame entre 700 et 1 400 litresd'eau par évapotranspiration par les plantes). D'une manière générale,la production alimentaire s'accompagne d'une consommation de 600m3 d'eau par personne, le double en moyenne mondiale, le triple auxUSA. Un régime (en forte partie) végétarien est donc « écologique ».

Devant le manque ou le prix (ce qui revient au même...) de terresarables, même dans les pays développés, il est indécent que, pour desraisons purement « économiques », on puisse installer (en tuant lespetits producteurs) des élevages industriels dans les zones dites agri-coles des PLU, plans locaux d'urbanisme (ex-plans d'occupation des[113] sols). Compte tenu des nuisances engendrées par l'entassementde milliers de porcs ou de dizaines de milliers de volailles, il seraitbien plus rationnel d'installer ces élevages dans le périmètre de zonesindustrielles ou artisanales, où l'environnement est soumis à des règlesbien plus strictes qu'en milieu rural, qui bénéficie du laxisme del'agro-politiquement correct. Et si le bon peuple semble commencer à

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s'émouvoir de ce qu'il trouve dans ses assiettes, il devrait faire preuved'un peu plus de sens critique lorsqu'il visite chaque année le Salon del'agriculture de Paris (près de 680 000 visiteurs en 2011 pour le 48ème

Salon, le premier ayant été ouvert au beau milieu des Trente Glo-rieuses...), où des éleveurs offrent une image idyllique de leur profes-sion, conditionnant ainsi directement ou via les médias, des millionsde consommateurs à une tout autre réalité : on y trouve d'ailleurs « unespace ludique dédié au monde agricole pour petits et grands en-fants » ; on ne saurait mieux dire ! Par ailleurs, on estime qu'entre res-taurants et cantines (scolaires, professionnelles, maisons de retraite),près d'un repas sur deux est pris en France en dehors du cadre familial,sans véritable possibilité de connaissance et de choix (cette clientèlecaptive pourrait dépasser 10 milliards de repas annuels...).

LA LUTTE CONTRE LA FAIM

Après une belle époque (dans les années 1960 à 1980), la producti-vité et la production de céréales dans le Tiers Monde ont plafonné,assurant une fourniture individuelle moyenne au mieux stagnante àune population en croissance, avec une sous-alimentation locale enAfrique ou en Asie : « En 2005, la FAO estimait le nombre de sous-alimentes à 870 millions d'individus. Ils étaient 923 en 2007 et 963 en2008, alors que « l'Objectif du Millénaire » était de ramener cenombre à 420 millions en 2015. [...] Ce sont l'Asie (578 millions d'af-famés) et l'Afrique subsaharienne (239 millions) qui sont les plus tou-chés. Mais on compte aussi 53 millions de sous-alimentés en Amé-rique du Sud, 37 millions en Afrique du Nord et au Proche-Orient, et19 millions dans les pays développés (chiffre en augmentation). » Ceschiffres bruts méritent d'être éclairés en les ramenant aux effectifs dessous-ensembles géopolitiques concernés, avec référence à la moyennemondiale : 14 % de la population, une personne sur sept. Sinon, la si-tuation peut paraître deux fois plus grave, exactement, en Asie qu'enAfrique noire ; pourtant, compte tenu des effectifs (4 milliards et 850millions d'habitants, respectivement), il y a 28 % de sous-alimentés enAfrique (deux fois la moyenne mondiale !) contre 14 % en Asie : lasituation est donc inversée. À elles seules, ces deux régions regrou-pent sensiblement 72 % des populations et des affamés du Globe,mais comme l'Asie se situe en fait à la moyenne planétaire, cela signi-fie que le déficit de l'Afrique noire correspond sensiblement au sur-

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plus du reste du Monde, l'Occident bien entendu, mais aussi l'Amé-rique du Sud et le Maghreb (Source : www.michel-lerond.com, 27sept. 2010).

« Baisse de la faim en 2010, une bonne nouvelle en trompe l'œil »

« En 2010, le nombre de personnes souffrant de sous-alimentation est retombéà 925 millions, en dessous de la barre du milliard franchie en 2009. Il reste tou-tefois supérieur à ce qu'il était avant la crise de 2008, représentant encore 16 %de la population mondiale ». « C'est en Asie que ce recul est le plus manifeste,avec une baisse de 12 % des individus souffrant de la faim (578 millions contre658 millions en 2009). En Afrique subsaharienne, la baisse proche de 12 mil-lions, est moins importante. » Dans ce sous-continent, peuplé de 850 millions[114] d'habitants, l'accroissement annuel, différence entre naissances et décès,égal à 22 p. mille, approche les 20 millions de personnes : en d'autres termes, lenombre de sous-alimentés a encore progressé, de 8 millions environ. « Danscette région, une personne sur trois continue à souffrir de la faim. »

« Au Niger, le spectre de la famine se dissipe »

« En 2010, les pluies ont été abondantes au Niger. Même si la situation restefragile, la perspective d'une bonne campagne agricole a fini par dissiper lespectre de la famine qui menaçait après une grave sécheresse en 2009. » « Lasituation demeure (néanmoins) préoccupante. D'autant que ce pays, au cœur dela bande sahélienne de l'Afrique, soumis à des crises alimentaires cycliques,connaît un taux de croissance démographique parmi les plus élevés du monde(3,3 %/an). « Communiquer sur cette question, ne serait-ce qu'en préconisantaux femmes d'allaiter pendant six mois leurs nouveau-nés, non seulement pourles rendre plus forts mais aussi pour espacer les grossesses, est essentiel », ex-plique Anne Boher, représentante de l'Unicef, le Fonds des Nations unies pourl'enfance, au Niger. »

Laetitia Van Eeckhout. Le Monde. Bilans Planète 2010. Nov. 2010, pp. 50 et52.

À cela s'est ajouté que des besoins qualitatifs sont apparus et quedes spéculateurs ont commencé à miser sur de nouvelles productions,alimentaires (huile de palme, etc.) ou énergétiques (agrocarburants),destinées à leurs propres populations ou à l'exportation vers le mondeoccidental. D'où une « ruée vers l'or vert » qui, par un cruel retour de

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l'histoire, ressemble fort à un néocolonialisme auquel participent d'an-ciens colonisés : « La Chine, l'Inde, la Libye, les pays du Golfe achè-tent des terres en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie, en Europe del'Est. Plus de 50 millions d'hectares ont changé de mains en 2009,l'équivalent de la totalité des terres agricoles de la France, de l'Alle-magne, du Royaume-Uni et de l'Italie. [...] Trois types de joueurss'agitent : les pays importateurs, échaudés par les récentes crises ali-mentaires et financières ; les pays hôtes, très réceptifs aux promessesde création d'emplois et d'infrastructures ; les spéculateurs de tousacabits, négociants de céréales, fonds de retraite. [...] En 2050, nousserons plus de 9 milliards de bouches à nourrir ; il s'agit de prendrefissa le contrôle des sols les plus fertiles, proches d'un accès à l'eau et,mieux encore, d'un point d'exportation. » Pourtant « on connaît parfai-tement les limites de l'agriculture intensive, ses conséquences désas-treuses pour l'environnement comme pour les petites communautésrurales condamnées à l'exode. [...] Et c'est ainsi que pour les petitspaysans d'Ethiopie et d'ailleurs, le développement de l'agriculture esten passe de signer leur arrêt de mort. » (Marc Belpois. Télérama,n°3196, 13 avril 2011. La ruée vers l'or vert (p. 70). Planète à vendre.Chaîne Arte. Documentaire d'Alexis Marant, 19 avril 2011.

Mais pour des organismes officiels comme la FAO, la disponibilitédes terres arables serait très contrastée sur la planète, faible en Asie etau Maghreb (où plus des trois quarts des surfaces sont déjà exploi-tées), forte en revanche en Amérique latine et en Afrique noire (oùplus des trois quarts, à l'inverse, resteraient disponibles) (tableau).

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Disponibilités des continents en terres cultivables

Europe Afriquenoire

Proche-Orient+ Maghreb

Asie

Superficie totale des terres aptesà la culture pluviale (en millions d'ha)

1 066 1 031 99 586

dont terres déjà exploitées 203 228 86 439

(1979-1999), en Mha et en % 19 % 22 % 87 % 75 %

Reliquat, en Mha et en % 863 803 13 147

81 % 78 % 13 % 25 %

Un million d'hectares = 10 000 km2

Source : FAO, Agriculture mondiale : horizon 2015 /2030, cité par Le Point, n°1952, 11 février 2010, p. 60.

4.3. La biosphère,dont nous sommes acteurs et partie

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Le terme de biosphère connaît (au moins) deux acceptions. Lapremière remonte au Russe Vladimir Vernadsky (1863-1945) dont lelivre Biosfera paru en 1926 a été traduit en français trois ans plustard ; formellement pourtant, le mot avait été créé dès 1875 par le géo-logue Eduard Suess. Au sens de Vernadsky, la biosphère inclut l'en-semble des formes vivantes (de l'ADN aux biomes) et des milieux quiles abritent. C'est donc une conception holistique, globalisant tout cequi constitue et supporte la vie terrestre, actuelle ou passée ; l'écologieest ainsi « la science de la biosphère » (Grinevald, 2007, pp. 37-38, 88et 119). La seconde définition relève d'une démarche analytico-synthétique de type structuraliste ; elle s'inscrit dans une perspectivesystémique où la biosphère est un « contenu » plus qu'un « conte-

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nant », circonscrite à la somme des êtres vivants (des bactéries àl'homme), placés par l'évolution à l'interface de trois autres comparti-ments (sous-ensembles) de la planète Terre : la lithosphère, l'hydros-phère, l'atmosphère (la terre, l'eau et l'air des Anciens) ; cette supers-tructure physique peut d'ailleurs être qualifiée de géosphère.

Bien que distinctes, les trois sphères abiotiques (non vivantes)connaissent des inclusions mutuelles (l'eau et l'air dans les sols, l'hu-midité et les poussières atmosphériques, les sels minéraux dissous,etc.) et des circulations matérielles assurant les cycles (bio)-géochimiques. La biosphère est plus interstitielle encore, avec les ra-cines des arbres, les poissons de la mer ou les insectes volants, mêmesi nous avons « les pieds sur terre » ; car l'Homme fait bien partie dela Biosphère, ayant même élargi son domaine avec ses mineurs defond, ses scaphandriers ou ses astronautes. L'ensemble des quatrecompartiments terrestres constitue le plus grand écosystème (vivant)qui soit, dès lors dénommé écosphère. Ce terme, formulé en 1958 parl'Américain LaMont C. Cole, a été repris par les Français Dajoz ouRamade ; nous avons adopté cette acception (Cycles biogéochi-miques. Encyclopaedia Universalis, 1980, pp. 284-288. Voir aussiEco-Logique, 1978, pp. 2-3). Corrélativement, la présente vision de labiosphère est moins « biocentrée », voire moins anthropocentrée quela première : pendant un milliard d'années, l'écosystème Terre n'a-t-ilpas été dépourvu de toute « biosphère » ?

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A — La bioénergétique

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Si la vie doit respecter les principes de la thermodynamique, elle lefait naturellement de manière originale puisque, contrairement auxmachines issues du cerveau et de la main de l'homme, c'est de manière« monotherme » : marque d'infériorité, ne pas savoir transformer de lachaleur en énergie utilisable, mais aussi supériorité, celle de s'affran-chir de la nécessité de deux sources thermiques pour réaliser destransformations énergétiques. Certes, un biosystème isolé n'opérerapas spontanément une transformation endergonique (consommant de

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l'énergie) : un animal ne pourra pas effectuer de travail musculairesans dépense de nourriture, de même qu'un poids ne remonte passpontanément le long d'un plan incliné. Mais la pratique est (appa-remment) souvent différente : toute biosynthèse (le terme est large, del'élaboration glucidique par les plantes vertes à la complexificationdes formes par l'évolution) prouve les capacités néguentropiques, àpriori anormales, ou pour le moins imprévisibles, de la vie. Intervienttout d'abord la notion de couplage entre réactions : une première réac-tion, endergonique (consommatrice d'énergie), peut se dérouler en re-lation spatio-temporelle étroite avec une seconde, exergonique,d'énergie supérieure ; l'ensemble est alors globalement capable d'undéroulement « spontané ». L'analogie mécanique consiste, commedans certains funiculaires, à lever le premier poids inférieur grâce à unsecond, supérieur en cote et en masse. Bien évidemment, tout cecin'est que reculer pour mieux sauter, car il faudra bien trouver quelquepart une source d'énergie pour faire monter à son tour le deuxièmepoids une fois descendu, und so weiter... Pour la vie, le dernier poids,où puisent par relais tous les autres, est évidemment l'énergie solaire.

Inversement, on remarque qu'un biosystème à bilan exergoniquepositif peut évoluer vers un état de plus basse énergie, de même qu'unpoids placé en haut d'un plan incliné peut se diriger vers le bas : ils lepeuvent, mais ne le font pas ! Heureusement d'ailleurs, car les kilos desucre placés sur l'étalage de l'épicier, en présence de l'oxygène de l'air,constitueraient de redoutables explosifs ! Dans la mesure où un mou-vement nul peut être assimilé (par l'esprit) à un mouvement infinimentlent, on dira que si « l'exigence thermodynamique » est satisfaite, « lacondition cinétique » ne l'est pas. Sur le plan incliné sans doute troprugueux, plaçons alors une goutte d'huile : le poids descend alors« spontanément » (la même goutte d'huile facilitera d'ailleurs demême la remontée énergétiquement assistée du poids). Par analogieentre énergie et information (voir ci-dessous, biodiversité), on diraqu'est intervenu un catalyseur, comme dans le cas biologique particu-lier des enzymes. À l'échelle des microbes, on considérera les bacté-ries, champignons microscopiques, etc. (du sol ou de l'intestin)comme des « éco-catalyseurs », sans lesquels le métabolisme des in-dividus et de la biosphère serait ralenti, puis finalement bloqué : « Ona souvent besoin d'un plus petit que soi... »

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Ainsi, les biosystèmes (de la cellule à la biosphère), fonctionnanttous par couplages et catalyse, ne sont jamais isolés (ce qui signeraitleur mort rapide) et relèvent de deux types :

1/ À la plus vaste échelle, la biosphère est un système fermé,n'échangeant sensiblement pas de matière avec l'univers, seulement del'énergie lumineuse et thermique, c'est-à-dire immatérielle. Quelquesécosystèmes tendent à une telle indépendance : de grandes forêts, degrands déserts, des îles ; certainement pas l'agriculture actuelle, quiimporte machines, carburants, engrais, pesticides... et exporte des pro-duits plus ou moins élaborés.

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2 / À l'opposé, une cellule bactérienne ne se contente pas de pren-dre ou de donner à son milieu du travail et/ou de la chaleur ; elle luidemande de la nourriture, des glucides par exemple, et lui retournesans vergogne ses déchets, voire ses toxines. La bactérie fonctionneici comme un système ouvert, situation à ce point répandue qu'ellepeut être considérée comme l'une des caractéristiques du phénomèneVie.

En fait (et comme l'a prouvé l'emploi d'isotopes marqueurs), toutsystème biochimique, où les diverses molécules sont apparemment enconcentrations constantes, est le siège d'un renouvellement perma-nent ; le même constat s'applique aux cellules du corps humain (« cel-lules de mon corps, tous les sept ans nouvelles... »), aux individus desdiverses tranches d'âge constituant une population stabilisée. C'est lanotion de « turnover », universellement applicable à tout ce qui vit,car tout apparent équilibre est en fait de caractère dynamique. D'oùl'apparente contradiction des biosystèmes : sans disposer de frontièresétanches (elles sont semi-perméables), ils parviennent à maintenirleurs îlots néguentropiques au sein d'un environnement entropisé etentropisant (quel jargon !). Car les réactions possibles ne sont paspoussées à leur terme inéluctable ; dès lors, par le jeu du non-équilibreou, plus précisément, de l'équilibre dynamique, elles permettent l'ap-parition de structures paradoxales, de plus en plus organisées. Cettethermodynamique du non-équilibre au sein des systèmes ouverts a été

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développée par Lars Onsager (1903-1976 ; prix Nobel de chimie en1968) ; puis des biologistes comme Ilya Prigogine (1917-2003 ; prixNobel de chimie en 1977) l'ont transposé au cas particulier de la vie etde son élaboration par le mécanisme des structures « dissipatives ».

Mécanismes et rendements de la photosynthèse,des fermentations et de la respiration

Photosynthèse

Au niveau du chloroplaste, « machine verte » des cellules végétales, la photo-synthèse s'effectue en deux phases : dans la première - dite phase claire -, lesphotons rouges et bleus (d'où, par soustraction, la couleur verte de la chloro-phylle) frappant celle-ci mettent en circulation des électrons arrachés à l'eau 42,par un processus comparable à celui des semi-conducteurs des panneaux pho-tovoltaïques ; une molécule stockeuse d'énergie, l'ATP, est simultanément pro-duite. Dans la seconde phase - dite phase sombre -, le pouvoir réducteur et/ouénergétique ainsi créé permet la transformation du gaz carbonique en glucose,sucre de base conduisant ultérieurement à la synthèse de sucres simples (glu-cose, fructose, saccharose) ou complexes (amidon, cellulose). Plus précisé-ment, pour produire un sixième de molécule de glucose à partir d'un CO2, ilfaut engager 8 photons mobilisant 4 électrons et créant 4 ATP ; le carboneoxydé/dégradé se retrouve sous forme noble/néguentropisée « d'hydrate de car-bone » 43, avec dégagement d'oxygène, « sous-produit », voire même« toxique », pour certaines formes de vie.

4 paires de photons -> 4 électrons

bleus = 430 nanomètres / 67 kcal

rouges = 670 nanomètres / 43 kcal

42 On parle de « photolyse » de l'eau, mais ce n'est qu'une image car les pho-tons visibles, vu leurs longueurs d'onde (énergie) ne sauraient couper la mo-lécule d'eau, n'étant pas absorbés par celle-ci (sinon, l'eau ne serait pas inco-lore...)

43 Traduction littérale de l'anglais carbohydrate (hydrate de carbone), termeabusif puisqu'il ne suffit (malheureusement ?) pas d'arroser un tas de char-bon avec une lance à incendie pour fabriquer un pain de sucre ! Mieux vautdonc dire « glucide ».

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réduction

H2O + CO2 -> (CH2O) + O2

degré d'oxydation du carbone = + 4 degré d'oxydation du carbone = 0

Quantitativement, une paire de photons rouge et bleu valant (43 + 67) = 110kcal, quatre paires apportent 440 kcal d'énergie lumineuse à la cellule ; l'eau etle gaz carbonique sont gratuits. La phase claire élabore deux molécules ré-duites de NADPH2 et quatre d'ATP, soit un total de (2 x 54) + (4 x 8) = 140kilocalories biochimiques. Le rendement de cette phase claire est donc de140/440 = 0,32 = 32 %. La phase sombre utilise les molécules produites par laphase claire pour fabriquer du glucose (672 kcal / 6 ) = 112 kilocalories) ; mal-gré la complexité des réactions, le rendement est très élevé, de l'ordre de 80 %,les énergies étant de même nature. Obéissant à la loi très générale qui veut quele rendement d'un processus soit égal, non pas à la somme, ni même à lamoyenne, mais au produit de ses étapes 44, le rendement (théorique) de laphotosynthèse est donc de 0,32 x 0,80 = 0,25 = 25 %.

Fermentations et respiration

Même si l'oxygène paraît indispensable (à juste titre d'ailleurs...) à nos pou-mons ou à nos automobiles, ce n'est pas dans l'atmosphère actuelle que la Vie adébuté. Aussi fabuleux que cela puisse paraître, les quelque 1,2 millions demilliards de tonnes d'oxygène que contient l'atmosphère actuelle sont d'originebiologique, résultant de la photosynthèse dont on vient de traiter (le début de labio-émission de l'oxygène remonte à - 2,6 milliards d'années, avec les pre-mières bactéries photosynthétisantes). Si le tonnage surprend, il a pour corol-laire les milliers de gigatonnes d'hydrocarbures fossilisés ou les centaines demètres d'épaisseur des sédiments calcaires de l'ère tertiaire, faisant forcémentsuite à des temps où le gaz carbonique était bien plus abondant dans l'air qu'au-jourd'hui. La vie est donc apparue en atmosphère privée d'oxygène, phase diteanaérobie, aujourd'hui encore apanage de micro-organismes (bactéries, levures,etc.) sachant certes tirer de l'énergie des glucides, mais sans dégrader complè-tement ceux-ci en gaz carbonique par un mécanisme inverse de la photosyn-thèse 45. L'exemple le plus connu (et utilisé...) est celui de la fermentation al-coolique, où une molécule de glucose est transformée par la levure de bière en

44 Après deux baisses consécutives du CAC 40 de 10 % et 20 % (moyenne despertes 15 %), ce que l'on garde n'est pas 85 % mais 90 % x 0,8 = 72 % seu-lement. Et c'est fort bien ainsi...

45 Certains micro-organismes - comme la levure de bière, justement - sontnéanmoins capables de vivre en anaérobiose ou en aérobiose ; celle-ci estalors dite « facultative », c'est-à-dire optionnelle.

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deux molécules d'éthanol et deux molécules seulement de CO2, avec produc-tion de deux ATP, soit 16 kilocalories ; le rendement n'est alors que de 16 / 672= 0,02 = 2 % environ. Mais en l'absence du comburant oxygène, c'était à pren-dre ou à laisser ; fort heureusement, ces micro-organismes ont pris le risque, cequi a permis leur succès, l'émergence de l'oxygène, la nôtre bien plus tard (sansoublier une bonne bière bien fraîche, un bel après-midi d'été...).

C6H12O6 -> 2 C2H5 - OH + 2 CO2 + (2 ATP)

Grâce à ces pionniers, la vie aérobie est devenue possible, et la dégradationoxydative des substrats en est résultée, qui pousse à son terme les opérations dedécarboxylation, alimentant ainsi le cycle du carbone, gigantesque noria bio-chimique mobilisant chaque année quelque 35 gigatonnes d'élément (130 giga-tonnes de CO2).

C6H12O6 + 6 O2 -> 6 CO2 + 6 H2O + (38 ATP)

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La respiration emprunte aux mêmes intermédiaires moléculaires que la photo-synthèse, à quelques nuances près : si l'organite en cause est la mitochondrie etnon le chloroplaste, l'ATP est toujours le produit final fourni aux cellules ;quant à la molécule-relais, porteuse du pouvoir réducteur, il s'agit du NADH2

(variante non phosphorylée du NADPH2 de la photosynthèse), dont la con-sommation entraîne production de 3 ATP. Au total, à travers le cycle de Krebs,l'énergie tirée de la « bio-combustion » d'une mole de glucose avec expulsionde 6 moles de gaz carbonique, est égale à 38 ATP, soit 304 kilocalories, d'oùun rendement de 304 / 672 = 0,45 = 45 % (vingt fois plus élevé que celui de lafermentation).

Pour autant, le chiffre élevé de la photosynthèse ne doit pas faireillusion, et seule la profusion gratuite de l'énergie solaire a permis à laVie d'émerger, de se maintenir... et de nous promettre des lendemainsqui rayonnent, au-delà même de la durée de vie probable de notre es-pèce ! Nos écosystèmes les plus productifs, naturels ou artificiels,comme les sapinières montagnardes ou les cultures de maïs (sans par-ler de records exotiques comme les marais côtiers de Californie ou lesplantations de canne à sucre de Java), livrent une biomasse de l'ordrede 14 tonnes de matière sèche par hectare et par an, soit 5 600kcal/m2/an (une puissance de 0,74 W, trois quarts de watt, à priori dé-risoire). Et comme dans le même temps, la puissance solaire (totale)reçue au sol sous nos latitudes est égale à 120 kcal/cm2 (cf. tableau,chap. 4.2. B, p. 111) soit 1,1 million de kcal/m2/an, le rendement « ré-el » de cette photosynthèse est donc égal à 5 pour mille seulement, 50

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fois moins que le rendement théorique et maximal, avancé plus haut.Pourquoi la nature est-elle donc aussi peu efficace ?

De multiples raisons expliquent un tel décalage. Tout d'abord, unepartie des photons est directement réfléchie ou transmise par la sur-face végétale frappée ; ensuite, seules les radiations bleues et rougesconvenables sont utilisables ; de plus, tout photon même adéquat ab-sorbé par un végétal ne frappe pas forcément une molécule de chloro-phylle ; enfin, une partie très importante de l'énergie solaire (surtout lafraction infrarouge) est transformée en chaleur et, comme telle, assurel'évapotranspiration végétale, cause de la circulation hydrique ascen-dante (dont néguentropique), grâce à laquelle - parfois avec dépensed'ATP - les plantes paient leur nutrition minérale, passive (grâce àl'osmose) ou active (à contre-osmose, comme on dit à contre-courant).Mais rappelons aussi que nos chiffres de productivité sont nets, dimi-nués de diverses dépenses, notamment celles de la respiration (car cer-taines parties de la plante respirent, pour assumer les fonctions méta-boliques communes à tous les êtres vivants) : la réelle photosynthèseest qualifiée de brute, parfois égale au double de celle réellement me-surée par la seule biomasse apparue.

À ces raisons physiologiques, internes, s'ajoutent en outre les rai-sons écologiques, externes 46, souvent plus pénalisantes : la terre ré-fléchit directement environ 30 % de l'énergie solaire reçue [de 10 %pour les forêts à plus de 50 % pour la neige ou la glace, en passant par20 % pour les cultures ou 25-35 % pour les déserts pierreux (reg) ousableux (erg) ; ce sont des [120] ordres de grandeur, évidemment] ;toutes les saisons ne sont pas propices et toutes les surfaces terrestressont loin d'être vertes, la température jouant fréquemment le rôle de

46 Ce qui permet de comprendre les fondements de l'agriculture, qui détourneau profit de l'homme les potentialités photosynthétiques d'un milieu, comptetenu de ses caractères climatiques et édaphiques. Dans les milieux les pluspropices (latitudes moyennes et altitudes faibles) et pour des niveaux démo-graphiques faibles à moyens, il y a simple substitution des plantes cultivéesà celles peuplant le milieu naturel ; dans des milieux plus ingrats et avec desconsommateurs plus nombreux, l'homme tente « d'améliorer » la nature, encorrigeant ou en levant les facteurs naturels limitants (fertilisants, irrigation,recherche de microclimats). La logique est poussée à son terme avec les cul-tures hydroponiques en milieu entièrement contrôlé : éclairage, chauffage,forçage carbonique, optimisation hydrominérale.

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facteur limitant « par le bas » (déserts froids, comme les régions po-laires) ou « par le haut » (déserts chauds, comme le Sahara) ; la teneuren gaz carbonique, même en augmentation récente, est loin de l'opti-mum de la phase sombre de la photosynthèse ; la disponibilité en eau,elle-même en partie liée au facteur thermique, est une autre contrainte,à tel titre que la productivité végétale est proportionnelle à la pluvio-métrie, toutes choses égales par ailleurs. Par contre, l'océan est unmoins mauvais producteur que pourrait le laisser supposer sa faibledensité de biomasse : son albédo n'est pas très élevé (10 %), il estthermiquement peu variable (de 0 à 35 °C, contre - 50 à + 50 °C dansles terres) ; la photosynthèse s'y exerce en trois dimensions ; le phyto-plancton et les végétaux marins évitent la pénalisation énergétique del'évapotranspiration et de la nutrition hydrominérale des plantes ter-restres.

LES CHAÎNES ALIMENTAIRES

La plupart des « herbes » sont condamnées à rencontrer un jour unherbivore, lui-même un carnivore, voire un super-carnivore : c'est dé-crire ainsi le principe des chaînes trophiques (alimentaires), évident àla réflexion. Évident mais qualitatif, ce que n'ignorent pas les thermo-dynamiciens (on n'obtiendra jamais 8600 kilocalories de chaleur àpartir d'un kWh d'électricité, même avec les meilleures pompes à cha-leur) et les éleveurs de porcs (on n'obtiendra jamais un kilogramme decôtelettes avec un kilogramme de granulés, même saupoudrés de vi-tamines). Certes, mais combien, même de manière approchée ? Ques-tion sans réponse, jusqu'à ce que Robert Lindemann, en 1942, trans-pose en termes énergétiques la biomasse des plantes et des animauxconcernés, considérant ainsi les relations alimentaires comme des fluxd'énergie circulant du soleil au super-prédateur. Les quelquesexemples alors disponibles lui permettent d'énoncer une loi que l'onpeut encore aujourd'hui considérer comme le fondement de l'écologiequantitative : à chaque étape des chaînes alimentaires, la transforma-tion d'une quantité donnée de « matière / énergie » vivante se fait avecun rendement de 10 % comme ordre de grandeur. Ainsi, une tonne devégétaux peuplant un hectare de sol permet la présence d'un quintald'insectes, eux-mêmes provende de 10 kg de passereaux pourchasséspar un kilo d'épervier (échelle logarithmique décimale). Si les végé-taux sont considérés de rang 1 et les super-carnivores de rang 4 (sol :

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rang 0 ; herbivores : rang 2 ; carnivores : rang 3), alors la biomasseprésente à un rang n de la chaîne vivante est-elle égale à B1.10(1-n), enl'occurrence B3 = B1.10-3 = 1 000 x 0,001 = 1, comme l'épervier ci-dessus.

Une conséquence de cette loi est que « manger haut », c'est « man-ger cher » pour l'environnement : un végétarien coûte moins cher enénergie et en émission de gaz carbonique qu'un « Carnivore invétéré »(non seulement un Nord-Américain amateur de T-bone steak, mais unMasaï se nourrissant du lait et du sang de son bétail). « Au niveaumondial, on peut attribuer au secteur de la viande plus d'un cinquièmedes émissions de gaz à effet de serre » (Dominique Bourg. « La fin dumodèle productiviste », Esprit, déc. 2009, p. 79), d'autant que les ru-minants contribuent davantage aux GES (gaz à effet de serre) parleurs émissions de méthane digestif que par leur gaz carbonique respi-ratoire. Pour autant, la raison et la règle diététique de la diversificationalimentaire ne doivent pas amener à des excès générateurs de nou-veaux défauts : régime à composante végétarienne augmentée, oui,mais surtout pas l'utopie du régime végétalien, bannissant même œufset fromage, générateur ainsi à terme de déséquilibres nutritionnels.

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OGM : Pour gagner de la place en se passant des plantes, pourquoi ne pasgreffer sur l'Homme le gène de la photosynthèse (la ribulose-1,5 carboxy-dismutase), permettant de se nourrir gratuitement en bronzant sur la plage ?Quitte à ruiner les vendeurs de sandwichs, ce ne serait pas plus idiot que d'allercoloniser Mars. Le risque ? Attraper un mélanome en même temps qu'une indi-gestion... Professeur Mollo-Mollo

Une représentation imagée consiste à figurer les producteurs végé-taux comme un rectangle de surface proportionnelle à leur biomasse,reposant sur un sol abritant lui-même une biomasse importante de mi-cro-organismes (bactéries, champignons unicellulaires, mycéliums) etde macro-organismes (arthropodes, vers, micromammifères) respon-sables de la nutrition hydrominérale des plantes ; à son tour, ce rec-

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tangle des autotrophes 47 est surmonté d'un ou plusieurs autres rec-tangles représentant les hétérotrophes, étages selon leur niveau tro-phique ; leurs surfaces sont évidemment inférieures à celles des étagesqui les supportent : on parle alors de pyramides écologiques. Entredeux étapes consécutives peut être calculé un rendement de transferténergétique (efficacité de transformation de la matière vivante de laproie en la matière vivante du prédateur) puis, par le produit des ren-dements des diverses étapes (ou, plus simplement encore, par le rap-port entre l'énergie investie dans l'étage le plus élevé et l'énergie végé-tale de base), le rendement global de la chaîne alimentaire considérée :un pour mille pour le même épervier. De plus, on doit s'interroger surle sort de ce qui disparaît à chaque étage, en gros les 9/10e de l'énergieinvestie ; la réponse est simple : en chaleur (métabolique et méca-nique) et en déchets (résidus et excréments, oxydes de carbone etd'azote, etc.). Mais ces mêmes déchets sont une ressource pour les vé-gétaux, à qui ils retournent pour être néguentropisés par la biosyn-thèse, réalimentant ainsi la noria. Autrement dit, alors que la notion dechaîne alimentaire semble impliquer un début et une fin, il ne s'agitque d'une portion de cycle bio-géochimique, résolvant à la fois le pro-blème de l'épuisement des ressources et celui de l'accumulation desdéchets ; de là provient fort justement la notion de recyclage, inspiréedes mécanismes naturels seuls capables d'assurer un « développementdurable ». Mais là ne s'arrête pas la puissance de la méthode : si lachaîne alimentaire est polluée dès la base par une substance toxiqued'autant plus soluble qu'elle est en faible concentration, elle a tousrisques d'emprunter fortement, voire intégralement, la voie ainsi of-ferte. Mais, pénétrant à chaque étape/étage dans une biomasse en grosdix fois moins importante, sa teneur va être multipliée par dix. End'autres termes, à la pyramide des biomasses correspond une pyramidedes polluants, mais la pointe en bas !

47 Autotrophes, c'est-à-dire « se nourrissant eux-mêmes » grâce à la photosyn-thèse ; sont hétérotrophes tous les autres êtres, vivant directement ou indi-rectement à leurs dépens.

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Résidus de DDT dans un estuaire de la côte est des USA :un cas de concentration biologique d'un pesticide persistant.

G.M. Woodwell, G.F. Wurster & P.A. Isaacson, Science, 1967, 156, pp. 821-824.

Les auteurs ont étudié les transferts d'un pesticide organochloré, le DDT, et deses résidus toxiques, depuis l'eau jusqu'au sommet de la pyramide écologique.L'eau est polluée à la concentration 5.10-5 ppm (partie pour million par rapportà l'eau) ; le plancton (niveau 1) en contient 0,04 ppm (4.10-2 ppm) en poidsfrais, soit un facteur de concentration égal à 800. [122] Deux espèces de vai-rons planctonivores (niveau 2) en contiennent respectivement 0,23 et 0,94 ppm(en moyenne 6.10-1 ppm environ). Deux autres poissons « micropiscivores » en

contiennent 1,33 et 2,07 ppm (en moyenne 2.10° ppm environ) ; deux oiseauxmacropiscivores (héron et sterne) en contiennent 3,57 et 3,91 ppm (en

moyenne 4.10° ppm) et une espèce de goéland, omnivore et détritivore, en con-

tient 6.10° ppm : au total, 4 +/- 2 ppm pour le niveau 3. Au sommet de la py-ramide (niveau 4), trois espèces d'oiseaux aquatiques macropiscivores (Balbu-zard, Harle et Cormoran) en contiennent 21,0 +/- 6,5 ppm.

De l'eau au plancton, le coefficient d'amplification égal à 800 correspond aufait que les végétaux réclament environ 1 000 litres d'eau pour produire un ki-logramme de matière organique sèche. Du premier étage des producteurs (leplancton) à l'étage des super-consommateurs (les oiseaux macropiscivores), lecoefficient d'amplification est de 500 : environ 15 du plancton aux vairons ;environ 7 des vairons aux consommateurs micropiscivores et omnivores (troisoiseaux) ; environ 5 des consommateurs micropiscivores aux oiseaux macro-piscivores (15 x 7 x 5 = environ 500). Au total, l'augmentation de la teneur enpolluant de l'eau au Balbuzard est égale à 800 x 500 (de 5.10-5 à 21 ppm) soit400 000 fois. Un autre exemple, tristement célèbre par ses aspects écotoxicolo-giques, est celui du mercure dans la baie de Minamata (Japon), où le métal,présent dans les eaux à la teneur de 10-4 ppm, se retrouva à la concentrationmoyenne de 223 ppm chez 17 malades humains, après être passé par 0,01 -0,5ppm dans le plancton végétal et animal, 0,5-1 ppm chez les poissons micro-phages et les insectes, et 4 ppm chez les poissons macrophages.

In François Ramade, 1972. La pollution de la biosphère par le mercure et sesconséquences, Science Progrès Découverte, pp. 39-47.

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B — La biodiversité

« L'action de l'homme moderne sur la biosphèrese traduit pour l'instant, de toute évidence, par un génocide

sans précédent des espèces vivantes qui la peuplent,dont le résultat ultime est de remplacer la variété par l'uni-

formité, la diversité par la dominance,la richesse spécifique par la rareté. »

François Ramade, Le grand massacre. L'avenir des es-pèces vivantes, Sciences Hachette, 1999. p. 273.

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RELATIONS ÉNERGIE(ENTROPIE) / INFORMATION

Pour relier, grâce à l'entropie, les relations ordre/désordre aux as-pects thermiques, on peut considérer l'eau sous ses divers états : endessous de 0 °C, lorsqu'elle est cristallisée sous forme de glace, sesmolécules sont ordonnées dans un système cristallin. Néanmoins, cha-cune des molécules, chacun des atomes ne sont pas rigoureusementimmobiles dans cet édifice, mais vibrent autour de positionsmoyennes dont rend compte leur absorption infrarouge. Cette agita-tion « résiduelle » ne cesserait qu'au zéro absolu - d'ailleurs inacces-sible en toute rigueur - où le système serait entièrement figé, et l'en-tropie nulle. Progressivement réchauffées, les molécules de glace os-cillent de plus en plus fortement autour de leur position moyenne ;cette énergie de vibration augmente jusqu'à une valeur capable derompre l'inter-attraction assurant la cohésion des molécules cristalli-sées. C'est ce que l'on appelle la fonte ou fusion de la glace (accompa-gnée d'une contraction de volume, c'est pour cette raison que les gla-çons flottent dans l'eau produite). L'eau liquide est donc entropisée parrapport à la glace. Si l'on poursuit ce réchauffement, arrive de mêmeun moment où les molécules d'eau liquide, encore solidarisées par desliaisons de type [123] hydrogène, accumulent suffisamment d'énergie

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pour se dissocier davantage encore les unes des autres ; elles se libè-rent alors de l'état liquide en passant à l'état de vapeur : c'est l'évapora-tion, à la température ambiante, ou l'ébullition, à 100°C sous la pres-sion ordinaire. Comme tout gaz, la vapeur d'eau est alors à l'état deplus grand désordre moléculaire, les molécules étant devenues indé-pendantes les unes des autres : l'entropisation est alors maximale. In-versement, la condensation de la vapeur d'eau puis sa prise en glaceconstituent des mécanismes néguentropiques, puisque l'ordre intermo-léculaire augmente à chaque étape.

Mais au-delà de toute expérience, ou de tout théorème, le bon sensintuitif amène à relier la qualité d'un système non seulement à son de-gré d'organisation mais aussi à sa complexité (ce qui ne signifie passa « complication ») : s'il est facile... mais pas toujours très malin, de« brouiller les cartes », il faut de l'énergie - mais aussi quelque chosede plus - pour passer d'un état de système désordonné à un état struc-turé. Ce quelque chose est tout bonnement de l'information, étymolo-giquement de la mise « en forme(s) ». Ordre et désordre ont doncquelque rapport avec l'organisation d'une part, avec l'énergie d'autrepart. Dans l'histoire des sciences et des concepts, de telles réflexionspréliminaires remontent à la fin du XIXe siècle, lorsque James Max-well imagina une situation physique quelque peu paradoxale : deuxrécipients identiques A et B, l'un rempli d'un mélange équimoléculaired'hydrogène et d'oxygène, l'autre placé sous vide, sont mis (lentement)en communication. Les pressions s'uniformisent alors à une valeurévidemment égale à la moitié de celle, initiale, du récipient A. Dansce processus, la possibilité de travail mécanique a été intégralementutilisée, mais le mélange gazeux est resté identique à lui-même, c'est-à-dire aussi « désordonné » qu'au départ. Que l'évolution ait été entro-pique est manifeste en envisageant le processus inverse : peut-on rai-sonnablement s'attendre à voir les molécules de gaz ainsi déplacéesrevenir spontanément dans le récipient A initial, plus encore d'y reve-nir pour l'un des gaz, et non pour l'autre ?

Avec Maxwell, imaginons maintenant l'existence d'un « bon petitdiable » placé à la communication des deux récipients : il donne lepassage à chaque molécule d'hydrogène qui se présente, il le refuseaux molécules d'oxygène. À la fin du processus, les deux récipients Aet B se retrouvent à la même demi-pression que précédemment, maisleurs compositions gazeuses diffèrent, l'un rempli d'hydrogène pur, et

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l'autre d'oxygène : le système A + B s'est donc organisé, ordonné, in-formé, néguentropisé. Cette nouvelle situation a obéi « mécanique-ment » au Premier principe de la Thermodynamique mais elle dérogeau Second, puisque l'apparition d'une hétérogénéité de structure auraitété acquise « gratuitement » ! Puis le démon de Maxwell resta endor-mi jusqu'à ce que Léo Szilard, en 1929, fît remarquer que si l'on peutadmettre qu'il n'y a pas eu de travail matériel, il n'en est pas de mêmedu point de vue « intellectuel » : pour réussir son tri, le démon doitsavoir distinguer les molécules d'hydrogène et d'oxygène (parexemple avoir su concevoir, construire, installer, faire fonctionner unebarrière de diffusion gazeuse triant les molécules par leur taille,comme les isotopes 235 et 238 de l'uranium, à Pierrelatte ; ou bien lescentrifuger, comme en Iran, ce qui consomme moins d'énergie, maisceci est une autre histoire...). En d'autres termes, pour trier, le démonde Maxwell a dû disposer d'une « connaissance », correspondant à laquantité d'information nécessaire au processus de séparation.

Estimons maintenant à quelle quantité d'énergie peut correspondrecette information. À cet effet, on fera appel au calcul des probabilitésen considérant tout état organisé comme une situation privilégiéeparmi tous les cas possibles. L'idée est que tout gain de complexitéimplique une suite de choix favorables entre situations successiveségalement [124] probables. Ainsi, dans un choix pile/face, chacunedes deux situations étant équi-probable, le désordre est maximal ; tota-lement aléatoire, la situation est donc hautement entropisée. Inverse-ment, si quelque information permet à coup sûr de prévoir pile au dé-triment de face, la probabilité est égale à l'unité, et le désordre infor-matique nul : la situation, totalement prévisible, est à entropie nulle.En 1948, Claude Shannon a donc définitivement exorcisé le démon deMaxwell en définissant l'information comme la différence d'entropieexistant entre l'état désordonné que constitue tout choix aléatoire (pri-vé d'information) et l'état ordonné que constitue la connaissance avé-rée de la situation : I = ∆S. Toute situation probabiliste peut se rame-ner à un choix binaire séquentiel OUI / NON (les ordinateurs adorentce genre de raisonnement, ils ne sont même capables que de cela...),par exemple choisir la bonne carte parmi un jeu de 32 par un premierchoix entre deux paquets de 16 cartes, un second entre deux paquetsde 8, puis de 4, puis de 2, soit 5 choix binaires successifs, ce quidonne une première idée de la valeur minimale de l'information re-

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quise (5 choix successifs sont moins coûteux que 32 tirages répétés auhasard...). Si nous appelons bit (binary digit) la quantité d'informationcorrespondant à chaque choix binaire, celle nécessaire à la connais-sance du jeu de 32 cartes vaut donc 5 bits ; et puisque 2 puissance 5 =32, l'information nécessaire I est égale, à une constante près, au loga-rithme de 32 = 5 dans une échelle à base 2. Donc, I = ∆S = K. Log p (p étant la probabilité de l'événement). Si p = 1, I = 0 : une situationtotalement connue ne réclame en effet aucune information pour êtremaîtrisée !

En fin de compte, il existe une correspondance entre l'unitéd'information, le bit, et les unités de la thermodynamique par les-quelles s'exprime habituellement l'entropie, à savoir le joule et le kel-vin. Empruntant à la thermodynamique statistique, la constante k deBoltzmann (du nom d'un physicien allemand, en 1873) est égale à1,38.10-23J/K (K = degré absolu = °C + 273). Bien que dépendant dessystèmes matériels considérés, l'énergie correspondant à un quantumd'information est relativement faible, moins d'une calorie par bit. Onutilise souvent comme unité pratique l'octet, égal à 8 bits. Pour choisirla bonne carte dans un paquet de 1000, il faut dépenser 10 bits, soit1,25 octet, de l'ordre d'une calorie.

Qu'il existe une relation physique entre énergie et information est confirmé -s'il en était besoin - par un phénomène biologique du plus haut intérêt, celui dufonctionnement de notre cerveau : alors que cet organe constitue 2 % environ dela masse corporelle adulte, il consomme 20 % de l'énergie de celle-ci, le décuplede la moyenne de l'organisme. Même pendant le sommeil et en l'absence de toutstimulus externe, cette consommation reste élevée ! Chez le nourrisson, la dé-pense énergétique cérébrale est proportionnellement encore plus forte, puis ellebaisse avec l'âge, avec elle les capacités d'assimilation cognitive. D'où l'on peutadmettre qu'il vaudrait peut-être mieux « câbler les neurones » en enseignant le« parler/écrire/lire/compter » dès le plus jeune âge au lieu d'attendre, pour d'obs-cures raisons où le politiquement correct a probablement une responsabilité nonnégligeable... Par ailleurs, si l'on connaissait l'exacte relation entre activité intel-lectuelle ou affective et énergie biologique mise en œuvre, alors pourrait-on ex-primer la première en bits, pour la comparer à celle de nos médias et autres élec-tro-gadgets proposés par la modernité culturelle...

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Pour montrer la générabilité du concept, on peut comparer le coûtdes informations biologiques (par exemple au niveau des ADN, por-teurs de l'information génétique) et culturelles [125] (par exemple unepièce de théâtre). Un acide nucléique de masse moléculaire égale à unmillion de daltons contient une séquence de 4 000 nucléotides rangésen ordre univoque. Comme dans tout ADN il existe 4 nucléotides, laprobabilité de fabriquer au hasard une telle structure est donc de uneparmi 44000 possibilités ; autrement dit se succèdent 4 000 choix con-tenant chacun 2 bits, d'où une information totale de 8 000 bits, un ki-lo-octet. On peut calculer de même que Britannicus, pièce de JeanRacine constituée de 1 750 vers de 40 signes (25 lettres et 7 ponctua-tions) correspond à une quantité d'information de 350 000 bits (44 ki-lo-octets) : il y a donc une chance (pas très élevée, reconnaissons-le),égale au nombre 1 suivi de 105 000 zéros, pour qu'un analphabètefrappant au hasard sur un clavier puisse (re)composer une telle « di-versité poétique 48 »...

48 L'analyse statistique de ce livre nous apprend que chacune de ses pages esten moyenne composée de 3 800 caractères, intervalles (« blancs ») compris.En admettant - comme ci-dessus - qu'il s'agisse de choix successifs dans unalphabet de 32 signes, soit 5 bits, chaque page devrait coûter seulement18 750 bits (= 2,34 kilo-octets) ; or c'est de 7,36 kilo-octets qu'il s'agit, soit3,14 fois plus : pourquoi cet excès, qui rappelle la quadrature du cercle ? Enpartie parce que le nombre de signes d'un tel texte, non seulement s'appuiesur les 32 signes « basiques », mais sur diverses ponctuations particulières(parenthèses et crochets, guillemets, tirets, etc.), sur les signes + et -, °, =et %, sur les majuscules, italiques, etc., sur quelques lettres grecques, sur lespositions exposant et indice, etc. Au total de l'ordre de 200 signes, chiffrecompris entre 128 (7 bits) et 256 (8 bits), amenant à quelque 28 000 bits =3,5 kilo-octets par page ; restent donc 3,9 kilo-octets attribuables à d'autres« coûts » du système (logiciels, etc.).

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Quelques aspects de l'entropie

Entropie faible Entropie forte

Énergie noble : mécanique, chimique,lumineuse, électrique, biochimique...

Énergie dégradée : thermique

Ordre élevé, organisation, complexité,information

Désordre, incertitude, hasard, uniformité

État cristallin État amorphe, liquide, gazeux

Eau douce, sel cristallisé Eau saumâtre, polluée

Air et eau purs Air et eau pollués

Métal pur, élaboré Minerai brut, métal oxydé

Forêt spontanée, stratifiée, plurienne,« sauvage »

Plantation alignée, équienne, monospéci-fique

Bocage, polyculture Openfield, monoculture

Torrent, marais Barrage, plan d'eau

Originalités ethniques et culturelles,folklore, patois, régionalismes

Uniformisation planétaire, mass média,basic english

Hôtellerie et cuisine de terroir Hôtellerie et restauration internationales

Campagne ou ville Banlieues, bidonvilles

Peinture, sculpture Matériaux bruts

Silence ou musique Bruits

De gauche à droite, entropie et dégradation croissantes

De droite à gauche, néguentropie et organisation croissantes

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[126]

LA BIODIVERSITÉ,UNE INFORMATION BIOLOGIQUE

Alors que le mot « biodiversité » a sans doute été imprimé des mil-lions de fois et proféré par des milliards de bouches depuis le début dusiècle, sa définition reste un exercice nécessaire bien que doublementpérilleux d'un point de vue pédagogique 49 : ou bien (comme relevédans un cours universitaire !) la biodiversité est tout bonnement défi-nie comme la « diversité de la vie » (on pouvait s'en douter, c'est unpeu court, jeune homme...) ; ou bien un effort d'explicitation est tenté(qui passera peut-être pour de l'obscurité technocratique aux yeux decertains) : la biodiversité est « la quantité et la qualité de l'informationcontenue dans tout biosystème, de l'ADN à la biosphère, en passantpar l'individu, la population, le peuplement, l'écosystème et les éco-complexes (paysages, biomes) » 50 ; sa valeur dépend de la quantitéd'énergie solaire que l'évolution a investie (parfois avec quelques re-vers...) pendant des millions et des millions d'années dans la chaîne deprogrès qui va de la première bactérie à l'homme. Cette définition sys-témique n'est en rien novatrice, et la médecine sait qu'il faut recher-cher à plusieurs niveaux emboîtés les informations relatives à la santéhumaine : les gènes (maladies génétiques), la cellule (cancers, etc.),les organes (le foie, le cœur, mais aussi le sang), l'organisme entier(l'individu) considéré comme biosystème, sans oublier qu'il s'intègre

49 Des « écolo-sceptiques » n'ont pas manqué de s'emparer de telles difficultéspour transformer leur propre ignorance en certitudes doctrinales : « Pendantdes décennies, la science écologique a tenu pour valide, de manière insis-tante, l'hypothèse selon laquelle les endroits où la faune et la flore interagis-sent avec leur environnement physique constituent des communautés ou dessystèmes. Les scientifiques ont considéré que ces endroits étaient régis parcertaines règles et qu'ils étaient organisés. [...] Des endroits de ce genre sontsupposés exister en un lieu appelé le « monde naturel », très différent de laville ou de la banlieue où nous vivons, vous et moi. Quant à savoir où com-mence et où finit le « naturel » par opposition à ce qui n'est pas « naturel »ou à ce qui est « surnaturel » - voilà qui n'est pas très clair. » (Mark Sagoff.Science et éthique en matière de politique environnementale, in « Ecoso-phies, la philosophie à l'épreuve de l'écologie », p. 128. Éditions MF, 2009).

50 Ph. Lebreton. Biodiversité et écologie : quelques réflexions théoriques etpratiques. Bull. mens. Soc. Linn. Lyon, 1998, 67, pp. 86-94.

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lui-même dans une « anthroposphère » c'est-à-dire la société et sonenvironnement !

Au niveau élémentaire des gènes, on admettra volontiers que labiodiversité dépende du nombre de combinaisons et d'enchaînementsdes quatre bases nucléiques (puriques et / ou pyrimidiques) consti-tuant les ADN de tout être vivant. Cette expression de la biodiversitérejoint le domaine du « langage », ou sémantique prise au sens large(vide supra). Consécutivement, les ornithologues peuvent considérerqu'au sein d'une avifaune forestière, chaque espèce d'oiseau tient lerôle informatif d'une base nucléique dans un ADN, d'un amino-acidedans une enzyme, ou d'un signe dans une tragédie de Racine. Ces rap-prochements un peu incongrus, mais légitimes, permettent de com-prendre pourquoi les mutations biologiques, spontanées ou provo-quées (agents chimiques, radiations...), s'opposent plus souvent à labiodiversité qu'elles ne la favorisent : il est rare que les coquilles dutypographe offrent un supplément ou une originalité sémantiques 51.Par ailleurs, à partir de combien de lettres ou de mots « mutés », untexte devient-il différent, et incompréhensible (et par qui) ? À partir decombien de bases modifiées assiste-t-on à l'apparition d'un nouveautaxon viable, problème important mais subtil au niveau infraspéci-fique, d'autant que toutes les bases et séquences nucléotidiques n'ontpas la [127] même valeur fonctionnelle et que, dans la synthèse pro-téique, le même amino-acide peut être appelé par plusieurs codons(séquence de trois bases) différents. À une échelle supérieure de l'or-ganisation biologique, une cellule bactérienne de quelque 2 micronsde diamètre contiendrait environ 1012 bits d'information (soit 3.1013

Giga-octets par gramme). D'où l'on peut conclure que l'informationnécessaire à l'élaboration d'une sauterelle est certainement supérieureà celle d'une navette spatiale, voire à celle contenue dans la GrandeBibliothèque de Paris !

Plus simplement, toujours en faisant appel aux notions d'informa-tion et de probabilité d'occurrence, on peut atteindre à une connais-sance de la diversité d'un peuplement végétal ou animal, voire des

51 La tradition veut que le célèbre vers de Malherbe : « Et Rose, elle a vécu ceque vivent les roses... », adressé à Cléophon du Périer, père de la défunte,provienne d'une modification involontaire du vers initial : « Et Rosette a vé-cu... », nettement moins gracieux, convenons-en !

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deux simultanément. Ainsi, en vertu de l'adage : « une espèce (vi-vante), une niche (écologique) », une forêt abritant 35 espèces d'oi-seaux possède non seulement une avifaune plus diverse, mais offre àcoup sûr un milieu vital lui-même plus divers qu'un autre boisementabritant seulement 20 espèces. Si, dans de telles forêts, un transectmontre que la probabilité que le prochain arbre rencontré appartienneà la même espèce que le précédent est égale à l'unité (100 % de pro-babilité, certitude, certitude...), la diversité (arborée) de cette forêt estévidemment nulle : c'est une monoculture, comme celle du Douglas,importé d'Amérique du Nord. Inversement, si cette probabilité de ré-pétition spécifique est faible, c'est-à-dire qu'à un sapin succède unhêtre, puis une autre espèce, alors la forêt est-elle diverse. Cette notiond'occurrence peut s'étendre à un niveau supérieur de l'organisationbiologique, comme celui des paysages, naturels et/ou anthropisés : si,tous les 10 ou 100 mètres, les mêmes « formes » (reliefs, versants,cours d'eau, boisements, constructions...) reviennent répétitivement,alors le paysage est-il « monotone » (cf. monoculture) ; alternent-ellesdans « un beau désordre » (qui, dans la nature, obéit à des lois sous-jacentes et, dans la culture, peut être « un effet de l'art ») 52, alors lepaysage est-il divers, et évoque-t-il en nous autant d'impressions etd'émotions, elles-mêmes riches et diverses. La même démarche peutévidemment s'appliquer à l'urbanisme (moderne ou traditionnel), ou àl'art des jardins.

Cette assimilation de la diversité à l'information a donc conduitClaude Shannon à proposer, en 1948, une formule probabiliste où la« diversité informatique » d'un ensemble est donnée par : H' = - Σ p(i). log(base 2) p(i), où p(i) est la fréquence (probabilité de rencontre) d'unsous-ensemble au sein d'un ensemble, par exemple espèce au sein d'unpeuplement. Si nous réduisons maintenant une forêt à un ensemble Ade 10 espèces arborées en compétition (l'espèce dominante occupantla moitié de l'espace disponible, la seconde la moitié de l'espace rési-duel, etc., soit une nomocénose de type log-linéaire), H' est égal à 2,0,valeur moyenne traduisant la soumission de la biodiversité aux con-traintes écologiques et phyto-cénotiques (disponibilité des ressources,compétitions, aléas climatiques, etc.) intégrées à moyen et long termes(tableau à la suite).

52 Ars suprema celare artem, le summum de l'art est de savoir cacher l'art...

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[128]

Fréquence ou Densité relative (en %)

Espèce (rang) Modèle A Modèle B Modèle C Modèle D

N° l 50 100 10 16,1

N° 2 25 0 10 15,3

N° 3 12,5 0 10 13,0

N° 4 6,3 0 10 12,0

N° 5 3,2 0 10 9,9

N° 6 1,6 0 10 9,8

N° 7 0,8 0 10 7,4

N° 8 0,4 0 10 7,4

N° 9 0,2 0 10 5,5

N° 10 0,1 0 10 3,6

Total 100 100 100 100

Indice H' de Shannon 2,0 0,0 3,3 3,2

A = « naturel » B = monoculture C = arboretum D = aléatoire

À l'opposé, la diversité spécifique selon Shannon de la plantationde Douglas B est nulle, évidemment (l'ennui naquit un jour de l'uni-formité...). Paradoxalement, la diversité d'un arboretum C où 10 es-pèces auraient été plantées en densités égales serait supérieure à cellede la forêt naturelle A, soit 3,3 contre 2,0. Pourquoi ? Parce quel'ordre - primaire - de ce peuplement artificiel a nécessité (et nécessitepour son maintien) la mise en œuvre d'une forte quantité d'information(et d'énergie) d'origine anthropique, qui resterait à prendre en compteplus globalement. Mais à noter aussi que la diversité d'un peuplementaléatoire D de 10 espèces avoisine 3,2 (valeur obtenue par simulationaprès tirage au sort), plus que celle d'un peuplement « spontané » : lepur hasard n'existe donc pas dans la nature, pas davantage que l'uni-formité ! Soulignons aussi que lorsque deux milieux ont des structuresbien distinctes (forêt versus lande, par exemple), la relation entre di-versité bio-informatique et richesse spécifique est plutôt floue ; en re-

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vanche lorsque l'on compare deux ou plusieurs écosystèmes de struc-tures voisines, il y a peu de différence entre ces deux expressions de labiodiversité. La seconde (le nombre d'espèces) étant plus commode àacquérir que la première (qui tient compte de leurs proportions), oncomprend que les écologues se permettent souvent de remplacer lapremière par la seconde pour juger de la « qualité » d'un écosystème.

Le nombre d'espèces (végétales et/ou animales : plantes à fleurs,lichens, oiseaux, etc.), jadis qualifié de « richesse », est donc un indi-cateur fréquemment utilisé de la biodiversité, d'autant que l'on disposede « flores » ou de « faunes » (listes ou atlas d'espèces en un milieudonné) à toutes échelles géographiques. Mais ceci ne doit pas faireoublier que d'autres paramètres sont à prendre en considération,comme le prouvent divers cas de figure loin d'être particuliers : l'étagealpin (dépourvu d'arbres, au-delà de 2100 mètres : les alpages) ou lapartie supérieure des rivières (zone lotique, plus froide, bien oxygénéeet généralement oligotrophe, c'est-à-dire pauvre en matière organiqueet/ou en sels minéraux) accueillent manifestement moins d'espècesanimales que les niveaux qu'ils surmontent (étages boisés, subalpin etmontagnard ; zones inférieures, dites lénitiques, des cours d'eau).Doit-on pour autant mépriser ces écosystèmes qui abritent en fait desespèces très spécialisées, à niche écologique étroite (espèces dites sté-noques, antonyme de banales), hautement originales, [129] comme leLagopède alpin, ou les Salmonidés « poissons nobles » appréciés despêcheurs sportifs. Lorsque la construction d'un barrage fluvial permetl'implantation de poissons « blancs » au détriment de la remontée dusaumon migrateur, peut-on prétendre avoir véritablement « diversi-fié » et enrichi la rivière ? Bien évidemment non !

Localement, on observe un plus grand nombre de Vertébrés enAmérique du Nord qu'en Europe occidentale moyenne et méditerra-néenne, dans des milieux apparemment homologues, par exemple 22Picidés (espèces de la famille des Pics) contre 9 en Europe, mais aussiun plus grand nombre de Conifères (arbres dits aussi résineux), 90espèces contre 37. Une double homothétie se fait donc jour, l'Amé-rique du Nord étant 2,5 fois plus riche (en pics comme en conifères)que l'Europe, et chaque espèce de pic « exigeant » 4 espèces de rési-neux dans les deux cas. En revanche, si nous comparons les deuxsous-ensembles (qui relèvent du même biome holarctique = hémis-phère boréal), il est manifeste, comme l'ont déjà remarqué les biogéo-

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graphes, que le « grain du paysage » est différent dans les deux cas,changeant (en moyenne !) tous les 100 km en Amérique contre unetrentaine en Europe : la première est plus riche globalement maismoins diverse localement que la seconde. Un autre exemple peut êtrefourni, qui prouve la réalité des biocénoses, puisque (figure 8), lenombre d'espèces d'oiseaux dans chacune des 7 îles de l'archipel desCanaries est proportionnel à celui des espèces de végétaux, ce qui im-plique une relation de cause à effet réciproque.

Corrélation entre diversités avifaunistiqueset floristiques aux Canaries

Figure 8

Corrélation linéaire entre biodiversités spécifiques avifaunistiques (en ordon-nées, nombre d'espèces d'oiseaux) et floristiques (en abscisses, nombres d'espècesde plantes) dans l'archipel des Canaries (résultats inédits). De gauche à droite :Lanzarote - Fuerteventura – Hierro – Gomera - La Palma - Gran Canaria - Tene-rife.

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En fait, la relation est bi-univoque, car si les oiseaux dépendentbien des plantes (qui leur fournissent habitat et nourriture, directe :végétivores, ou indirecte : insectivores ou carnivores), l'inverse estégalement vrai pour la lutte antiparasitaire ou la dissémination dessemences (de même, si l'abeille dépend de la flore pour son nectar,celle-ci dépend des abeilles pour sa pollinisation, etc.).

Au-delà de la diversité (quelle qu'en soit l'expression), un autre cri-tère majeur est celui de la « connectivité » des espèces présentes, quiseule rend compte de la fonctionnalité de la vie. Sinon, le zoo du parcde la Tête d'Or (ville de Lyon), malgré la présentation d'espèces dansune savane habilement reconstituée, serait-il à considérer comme plus« biodivers » que la réserve naturelle des Hauts-Plateaux du Vercors,au prétexte qu'il abrite trois fois plus d'espèces animales (très specta-culaires pour la plupart) que celle-ci ? Dans le second cas, nous avonsune réalité écologique à contempler (il est vrai avec parfois bien desdifficultés d'accès et d'observation, car « la nature, ça se mérite... »)alors que dans le second il s'agit d'un spectacle certes de qualité (cequi n'est pas le cas de tous les zoos...), mais très proche de celui queva nous offrir sous peu la télévision 3D sur grand écran plat, à dégus-ter sur canapé... Lorsque l'emploi de l'indice de Shannon (qui prendpourtant en compte l'abondance relative des espèces) nous « prouve »en Vanoise que la biodiversité de l'étage alpin (au-dessus de la limitedes boisements) est inférieure à celle des étages boisés : H' = 3,3 (+/-0,5) versus 4,8 (+/- 0,1), n'y a-t-il pas simplification et réduction-nisme, le résultat choquant notre opinion intuitive (l'abondance en-gendre la banalité) sur la valeur et la protection de la haute montagneet de ses paysages ? Alors que le pinson peuple nos forêts à raison de50 couples/km2 en moyenne, le lagopède alpin réclame 100 hectarespour abriter deux individus dans le milieu contraignant de l'étage al-pin-nival ; en outre, le fait que le pinson soit rencontré dans 6 des 8sous-étages de la montagne, c'est-à-dire qu'il présente une grande am-plitude de niche écologique, alors que le lagopède n'en occupe au plusque 2 (de la pelouse alpine aux neiges éternelles), souligne bien laplus grande originalité du second oiseau. La prise en compte de cesparamètres permet donc de dépasser les notions de richesse spécifiqueou de diversité informatique, redonnant ici au lagopède la « valeur »que nous lui accordions déjà plus intuitivement.

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Un critère « d'authenticité écosystémique » est également à prendreen compte, nonobstant les succès qualitatifs de l'horticulture et del'agriculture, cousines sophistiquées de la nature, d'où l'attention por-tée par les scientifiques à l'indigénat des espèces (un arbre exotiqueimporté est-il bien accompagné des champignons mycorhiziens néces-saires à sa symbiose nutritionnelle ?) et à la naturalité de leur acclima-tation (les traitements forestiers locaux sont-ils conformes aux exi-gences écophysiologiques des essences importées ; rendent-ils comptedes structures d'âge traduisant les aptitudes démographiques des di-verses espèces ?).

Résumons : l'abondance des espèces et des individus est certes àpriori un signe de richesse des écosystèmes et de leurs milieux (il vautmieux être riche et en bonne santé que pauvre et malade, mais il y aparfois des « mauvaises graisses »...) ; mais, au-delà de cette attitudechiffrée un peu comptable, des notions de « qualité de la vie » doiventêtre également prises en considération : rareté et originalité, indigé-nat et naturalité ; de même le niveau d'organisation des écosystèmesest-il à privilégier, car il rend le meilleur compte du fonctionnementde la vie. Ainsi, est-il aberrant, qu'au début des années 2000 une circu-laire du ministère (français) de l'Agriculture ait pu placer le Tulipierde Virginie (et d'autres espèces [131] « exotiques ») sur la liste desespèces arborées susceptibles de subventions au reboisement, « autitre de la biodiversité 53 »... On notera enfin qu'il n'a été ici fait appelqu'à des valeurs qualitatives, à dimensions quasi esthétiques et mo-rales 54 car le respect de la biodiversité considérée comme « res-

53 Fort heureusement, un débat - un peu difficile - au sein d'une Commissionrégionale de la Forêt, en présence de forestiers d'État mieux éclairés, a per-mis de redresser le tir en s'appuyant sur la Convention alpine ratifiée en2006 par la France. Il est par ailleurs frappant de constater, lors de visites deterrain, que des personnes bardées de diplômes, même dans le domainetechnique considéré, se révèlent totalement imperméables à ce qui constituedes évidences pour d'autres individus de niveaux réputés plus « modestes ».Mais peut-être le système éducatif (vocation, sélection, programmes, ensei-gnants) est-il en l'occurrence tout aussi responsable que « la valeur sociale »ou la qualité intrinsèque des personnes.

54 On citera à nouveau le « philosophe » américain Mark Sagoff : « En dehorsdes considérations esthétiques et spirituelles, pourquoi la biodiversité indi-gène serait-elle meilleure ? La biodiversité indigène est limitée ; de nou-velles espèces peuvent lui être ajoutées. Les savants savent (sic !) que les

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source » pour l'homme est de surcroît une évidence économique : es-pèces végétales utilisées comme banques ou modèles de « diversitépharmacologique » (tonicardiaques, comme la digitaline ; anticancé-reux, comme le taxol, etc.) ; espèces animales considérées comme in-dicateurs ou « sentinelles écologiques » (oiseaux des agro-écosystèmes, lichens des villes ou des forêts soumises à la pollutionatmosphérique, etc.).

L'accord de Nagoya : un espoir pour la préservation des espèces

Calculé par le WWF à partir du statut de 1 686 espèces de Vertébrés àl'échelle mondiale, « l'Indice de la planète vivante », pris comme référence1,00 en 1970, est resté sensiblement stable pendant la décennie suivante (1,02en 1975, 0,97 en 1980) ; mais il baisse depuis sans aucun doute possible : 0,85en 1990, 0,82 en 2000, 0,71 en 2005 et 0,68 aujourd'hui.

« Le taux d'extinction actuel (des espèces animales et végétales) est de 100 à1 000 fois supérieur au taux moyen constaté dans l'histoire de l'évolution de laplanète. » « En 2007, l'UICN (Union internationale de conservation de la na-ture) estimait, dans sa liste rouge, qu'une espèce d'oiseau sur 8, un mammifèresur 4 et un batracien sur 3 étaient à considérer comme menacés dans leur sur-vie. 15 à 37 % des espèces sont vouées à l'extinction d'ici à 2050. » Par ail-leurs, « depuis 50 000 ans, concomitamment à l'arrivée de l'Homme (Homosapiens) les espèces animales de plus de 1 000 kg de l'hémisphère Nord ontdisparu à 80 % ».

Enfin, on peut éthiquement considérer que le sort des Hominidés actuelsautres que nous (le Chimpanzé Pan troglodytes, le Bonobo Pan paniscus, leGorille Gorilla gorilla, l'Orang-Outang Pongo pygmaeus) pose un problèmetout aussi moral que scientifique : l'extinction dans la nature, quasi certaine àcourt ou moyen terme, de nos « cousins » relèverait d'un « crime contre l'an-thropoïdité », éthiquement comparable à ceux que notre espèce a déjà commissur elle-même dans sa propre histoire, récente ou passée.

D'après Laurence Caramel. Le Monde Bilan Planète 2010, n° hors-série nov.

espèces exotiques constituent souvent une stimulation considérable pour ladiversification biologique (comme le lapin en Australie ou l'ambroisie enEurope, sans doute ?). [...] Le génie génétique peut introduire l'ADN den'importe quelle espèce dans l'organisme de pratiquement n'importe quelmembre d'une autre espèce, rendant par là même possible une création debiodiversité à peu près illimitée. »

Mark Sagoff. « Science et éthique en matière de politique environne-mentale », in Ecosophies, la philosophie à l'épreuve de l'écologie, 2009, p.144.

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2010, fig. p. 23. Source : Sépaq-Parcs Québec, 2010.

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NATURALITÉ :NATURE ET ENVIRONNEMENT

« Qu'est-ce que la nature ? Celle que nous connaissonsest un héritage de cinq cent mille (sic !) ans de civilisationhumaine ; dans la nature originelle, on ne trouve ni jardin

ni culture. Qui décidera de ce qui est « naturel ? »

Guy Sorman. Faut-il peindre la France en vert ?Le Figaro, 1er juillet 2003, p. 12.

Pour mieux fonder et éclairer le concept de biodiversité, une dis-tinction indispensable est à faire entre nature et environnement,termes souvent utilisés indistinctement. Le terme de nature est à ré-server à l'ensemble des choses, des êtres et des phénomènes indépen-dants de notre espèce (tardivement apparue sur Terre, faut-il le rappe-ler), alors que l'environnement est une vision étymologiquement an-thropocentriste du même milieu originel, progressivement modifié parnotre action, ce qui nous modifie d'ailleurs dialectiquement par ré-troaction. La confrontation des deux adjectifs naturel et artificiel (cedernier signifiant produit par l'art de l'homme) est plus éclairante en-core : est naturelle la forêt primaire, épargnée par la hache ou le bétaildomestiqué ; est artificiel (constitue un artefact), le boisement alignéde Douglas, d'origine exotique : « La nature représente en réalité lasomme totale (et interactive) des conditions et des principes qui in-fluencent ou plus exactement conditionnent l'existence de tout ce qui avie, y compris l'homme lui-même » (Henry Fairfield Osborn, La Pla-nète au pillage, 1948. Réédition Actes Sud 2008).

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L'ancienneté de l'Homme moderne

Il y a 500 000 ans, le genre Homo était représenté par l'espèce Homo erectus(l'Homme « debout ») qui, s'il « domestique le feu et met au point des tech-niques élaborées de fabrication des outils de pierre » présente un volume crâ-nien encore inférieur à 1 000 cm3. « Les fossiles humains les plus anciens, quiaient été clairement reconnus par l'ensemble de la communauté scientifiquecomme des Homo sapiens archaïques (néanthropiens), sont datés d'une cen-taine de milliers d'années » (p. 326). En pratique, l'Homme dont nous sommesles descendants (Homo sapiens subsp. sapiens, volume crânien 1 300 cm3 enmoyenne) n'a vraiment commencé à transformer la nature qu'après la dernièreglaciation, il y a quelque 12 000 ans, avec l'invention progressive de l'agropas-toralisme, c'est-à-dire la domestication des espèces « sauvages », animales etvégétales, et la modification résultante des milieux originels.

D'après Claude-Louis Gallien, Homo. Histoire plurielle d'un genre singulier,1988, p. 326.

En fait, les deux pôles « Nature » et « Environnement » se complè-tent plus qu'ils ne s'opposent, deux types de critères pouvant jalonnertoute situation sur un continuum :

- la diversité biologique déjà discutée, traduite par le nombre, larareté, l'originalité, l'authenticité, la naturalité des espèces végé-tales et/ou animales présentes, révélatrices de la biodiversité dumilieu ambiant ;

- les parts d'énergie (tracteurs, engrais) et/ou d'information(pesticides, espèces hybrides ou OGAM) introduites parl'Homme dans les écosystèmes, tous outils grâce auxquels noustransformons la nature en environnement, par le processusd'aménagement. Cet apport d'énergie et/ou d'information peut« organiser » autant qu'il déstructure (anthropisation = entropi-sation) : du pôle naturel on passe au pôle culturel, par le proces-sus de civilisation.

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À considérer l'histoire des sociétés et de leurs arts, on est en droitde penser que la confrontation Homme/Nature détermine au moins enpartie la qualité d'une culture, comme l'énergie découle de la confron-tation de deux sources hétérothermes. Il serait donc simpliste, etmême dangereux, d'opposer sans plus nature et environnement,Homme et Nature, plus encore de vouloir éliminer l'un au profit del'autre, et réciproquement, au lieu de les juxtaposer pour une cohabita-tion fructueuse.

Ainsi l'Homme médiéval, défricheur de bas-fonds arbustifs,comme en Dombes, a-t-il été un acteur empirique de diversification,donc d'enrichissement naturaliste d'un milieu ingrat dont il importenéanmoins de conserver un témoignage local. Mais nous avons sou-vent une image déformée ou réductionniste de la nature : suite à ladéprise rurale, l'apparition « des ronces et des genêts », tellement hon-nie, n'est qu'un stade transitoire normal vers les boisements dits clima-ciques, c'est-à-dire en équilibre avec le sol et le climat. De même, si lanature efface certains marais et tourbières par le même dynamismevégétal ligneux, elle en recréait jadis sans cesse par le jeu des éboule-ments ou la libre divagation des cours d'eau aujourd'hui entravés parnos aménagements. L'utilité, voire la « nécessité » d'interventions hu-maines pour entretenir ou maintenir certains milieux naturels, ne sontdonc pas une preuve de l'inaptitude de la nature à s'autogérer mais, àune autre échelle spatio-temporelle, une légitime compensation denotre destruction des systèmes forestiers ou hydrologiques originaux.

Pour autant, la nature est-elle empreinte ou génératrice de « dé-sordre » ? L'histoire et l'art des jardins, de la Renaissance aux espacesverts urbains contemporains, en passant par les jardins « à la fran-çaise », cartésiens, et les jardins anglais, romantiques et pseudo-naturels, donnent un bon exemple d'une reconstitution intellectuelleplus ou moins anthropocentriste : « Le jardin classique rêvait, nonsans orgueil, d'une totale maîtrise de la nature, le modèle qui lui suc-cède choisit l'utopie inverse. [...] Une telle transformation ne peut secomprendre sans ce que l'on pourrait appeler l'invention de la nature,c'est-à-dire l'acception du terme dans son sens actuel. » (Jean-RobertPitte, Histoire du paysage français, Tallandier, Paris, nouv. édit,1994.) Au-delà du « jardin », l'agriculture soulève la même question,la « campagne » étant pour le citadin déraciné un fréquent substitut de

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la nature... les insectes en moins ! Pourtant, quelle distance entre lebocage de jadis et les hectares de maïs hybride, dépourvus de toutchant d'oiseau. Mêmes ambitions pour le forestier, de sylviculteur de-venu « ligniculteur » intensif, tout en prétendant satisfaire le dogmeofficiel de la tri-fonctionnalité « production/récréation/protection »(sans toujours respecter les règles imposées en principe à tous dans lesespaces protégés : parcs nationaux, sites classés). Le clivage passeentre les plantations de Douglas nord-américain, importé à la fin duXIXe siècle, et la hêtraie-sapinière indigène, apparue lorsque nousquittâmes nos cavernes.

Ainsi l'homme apporterait « l'ordre civilisateur ». Certes un ordrehumain existe, on l'a dit, mais c'est un ordre primaire, binaire, mili-taire, un ordre « d'alignement », sans aucune mesure avec l'ordre et larégulation complexes, multidimensionnels, des communautés et desmilieux naturels. En fait, pour beaucoup de nos contemporains urbani-sés, la nature ne serait-elle pas ce lieu où l'on s'ennuie le jour, par in-sensibilité, et où l'on a peur la nuit, par ignorance ? Remarques dumême ordre pour l'animal - quel qu'il soit - souvent considéré commesymbole de la nature : là aussi le clivage passe au milieu de cette« fausse classe », avec d'un côté les animaux domestiques (animauxd'élevage ou de compagnie), désormais incapables de vivre sans nouset dont nous sommes devenus responsables, comme des adultes enversdes enfants ; de l'autre les animaux sauvages, qui n'ont nul besoin denous [134] - bien au contraire ! - envers qui nous n'avons à priori au-cun droit moral d'ingérence (sauf cas de réelle et légitime défense), unpeu comme des adultes envers d'autres adultes.

Mais le naturaliste scientifique s'inquiète aussi sur le fait de savoirdans quelle mesure de telles considérations sont bien convaincantespour le « commun des mortels », non seulement parce que certainsscientifiques ne sont pas des experts en médiatisation, mais parcequ'une partie d'entre eux est plus adepte du paradoxe ou de la publicitéque de la rigueur et de l'objectivité régissant en principe toute dé-marche scientifique : puisqu'il y a déjà eu cinq crises de la biodiversi-té, bien avant l'apparition de l'homme, qui nous prouve que noussommes bien les responsables de celle dont on nous rebat les oreilles ?Si la nature a déjà su vaincre cinq crises de la biodiversité, elle saurabien faire de même pour la sixième ! Est-il vraiment crucial qu'il y ait17 espèces de vers de terre plutôt qu'une, même pour les sols, si elle

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est performante ? Ne découvre-t-on pas chaque année des milliers de« nouvelles » espèces, et le milieu marin n'est-il pas encore quasi in-connu ? 55 Ne faut-il pas faire confiance à la biologie, qui a réalisé desperformances remarquables dans les dix dernières années pour maîtri-ser et améliorer la nature ? N'est-il pas plus simple et plus efficace deconserver cette biodiversité dans des zoos ou dans des congélateurs,pour la reconstituer en temps plus opportuns ou plus favorables, lors-que nous aurons résolu tous les problèmes - ô combien prioritaires -de l'humanité souffrante ? En fin de compte, a-t-on vraiment besoin detous les papillons du monde, alors que les médias modernes, dont lesprouesses techniques progressent à vue d'œil, nous offrent tant de di-vertissements et d'enrichissements culturels ? En revanche, accordtotal sur le fait qu'après la sixième crise, il y aura certainement autrechose : mais quoi, et surtout qui ? Bref, l'homme ne serait en rien res-ponsable - ou si peu que cela ne vaudrait pas la peine d'en parler - dela crise annoncée (comme du réchauffement climatique, sans aucundoute dû à des astres échappant à notre contrôle).

55 Entre autres arguments avancés par certains auditeurs lors d'un débat publicsur la radio France-lnter, le 25 octobre 2010.

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Les six crises de la biodiversité

Première 440 millions d'années, fin de l'Ordovicien. Ce sont les espècesmarines qui paient le plus lourd tribut.

Deuxième 370 millions d'années, fin du Dévonien. Les espèces marinessubissent à nouveau le plus lourd tribut.

Troisième 250 millions d'années, fin du Permien. Plus de 90 % des es-pèces disparaissent.

Quatrième 215 millions d'années, début du Jurassique. Les Reptiles et lesAmphibiens paient le plus lourd tribut.

Cinquième 65 millions d'années, début du Tertiaire.

Les Dinosaures (mais aussi des mollusques et des reptiles ma-rins) en font les frais.

Mais s'ouvre alors la chance des Mammifères.

Sixième Holocène = temps contemporains de l'Homme Homo sapiens

La vitesse d'extinction atteint environ 2 % des espèces (ter-restres) par siècle ; elle est de 100 à 1 000 fois supérieure àcelle des crises antérieures.

« Soyez la crainte et l'effroi de toutes les bêtes de la Terre » (Genèse, 9,2).

[135]

À telles objections, les réponses ne sont pas toutes aisées, card'ordre à la fois scientifique et socioculturel : on insistera d'abord surle fait que la définition de la biodiversité ne se limite pas au nombred'espèces (même si c'est le niveau d'estimation et de discussion le pluscommode) mais qu'elle se situe plutôt à l'échelle des écosystèmes,dont les réseaux d'interactions interspécifiques ont tout intérêt à êtrecomplexes pour assurer leur stabilité et celle de la biosphère (dontcelle de notre propre espèce qui en reste dépendante, quoi qu'elle enait). À propos du milieu marin, on nous permettra de ne pas partagerl'optimisme de ceux qui voient en lui le futur grenier de l'humanité(les mêmes, sans doute, qui croyaient au bifteck de pétrole...) : le ren-

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dement de la récolte acharnée de cette ressource gratuite est de plus enplus faible, et remplacer la morue de l'Atlantique par l'empereur, ou lethon rouge de Méditerranée par le grenadier, ne sera que reculer pourmieux sauter. On notera ensuite que si la nature a su favoriser lesmammifères (dont nos ancêtres...) après la cinquième crise, ce sontbien les seigneurs de l'époque - les Dinosaures dont le point de vuerétrospectif serait sans doute différent (si leur petite tête leur permet-tait d'en avoir un...) - qui en ont fait les frais : à qui le tour ? Ensuiteencore, lorsque l'on parle de « nouvelles » espèces récemment décou-vertes, il s'agit d'espèces qui viennent d'être identifiées par les cher-cheurs et non pas d'espèces qui viennent d'être créées (Christophe Co-lomb n'a pas créé les Indiens qu'il découvrit en 1492 !).

Avec les grosses pattes de sa technologie triomphaliste, l'homme se comportecomme un éléphant dans un magasin de porcelaine, celui de la biodiversité.

Prof. Mollo-Mollo

Enfin, les précédentes crises se sont étalées sur des millions d'an-nées, pour l'extinction des vétérans comme pour la création de jeunesespèces (comme la nôtre), alors que les inventaires conduits depuis unsiècle montrent que la vitesse actuelle des extinctions terrestres estsupérieure d'un facteur 100 à celle des précédentes crises. Pour neprendre qu'un exemple, si les chimpanzés et les gorilles sont à deuxencablures de la disparition, serait-ce parce qu'ils n'ont plus le goût devivre ou, plus simplement, parce que la pression humaine sur leurexistence (la « viande de brousse »...) ou sur leur milieu (les planta-tions de palmiers à huile à la place de la forêt ombrophile primaire) enest majoritairement responsable ? Pour traiter des mêmes primates, n'ya-t-il pas une dimension éthique et morale au problème de voir dispa-raître des êtres vivants avec lesquels nous partageons plus de 95 % denos gènes (pour une fois, le terme de génocide ne serait pas galvau-dé) ? Si la technique réussissait à nourrir et distraire 20 milliardsd'humains (ou réputés tels...), l'Homme, espèce suprêmement intelli-gente et sensible, ne se priverait-il pas d'une dimension culturelle dontse sont inspirés tant d'artistes, de la Symphonie pastorale de Beetho-ven aux Nymphéas de Manet ? Quant aux papillons, nous suffira-t-ilde pouvoir les contempler de plus près sur écran 3D, sans qu'ils s'en-

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volent, contrairement à ce qui se passe dans ce qu'il resterait de na-ture 56. Et s'il ne s'agissait pas, plus simplement, d'un déni freudiendevant cette « vérité qui dérange », attitude analogue à celle prêtée àLouis XV : « Après moi le déluge » ?

[136]

56 En France, où les espaces en principe fortement protégés au sens de l'UlCN.(Union internationale de conservation de la nature) ne constituent qu'un pourcent des surfaces forestières du territoire, le ministère de l'Agriculture etl'Office national des forêts, soutenus par le ministère de l'Environnement,ont longtemps refusé d'abandonner l'exploitation d'arbres séculaires (forêt del'Orgère, en zone centrale du Parc national de la Vanoise), jusqu'à ce quel'État ait été successivement condamné par le tribunal administratif de Gre-noble et par la cour administrative d'appel de Lyon (sur intervention d'uneONG de protection de la nature, la FRAPNA, Fédération Rhône-Alpes deprotection de la nature).

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Le futur a-t-il un avenir ?(pour une responsabilité socio-écologique)

Deuxième partieLES CONSTATS

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Deuxième partie :Les constats

Chapitre V

LE PASSÉ :LES « TRENTE GLORIEUSES »

« Ce que l'on désire maintenant, ce que le monde entierrecherche, c'est l'aisance, le confort qui apportela satisfaction de tous les sens. Par conséquent,le monde va au-devant d'un esclavage spirituel

tel qu'il n'en a encore jamais connu. »

Friedrich Nietzsche

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L'Homme primitif a certes porté une part de responsabilité dans ladisparition de grands Herbivores, tout juste évitée dans la secondemoitié du XIXe siècle pour le bison ou le bouquetin ; et ce sont bienles navigateurs méditerranéens, de l'Antiquité au XVIIIe siècle, qui ontmis à blanc les forêts de Grèce et d'Espagne, d'où les paysages dénu-dés et rocailleux encore visibles aujourd'hui. Mais, dans la longuemarche engagée il y a près de dix millénaires par la domesticationd'espèces animales et végétales, un seuil décisif a été franchi avecl'appropriation des ressources énergétiques fossiles, d'où l'avènementde la société industrielle au XIXe siècle ; l'apogée idéologique, sinonmatérielle, s'en situe dans la seconde moitié du XXe siècle, peu aprèsla fin de la Seconde Guerre mondiale.

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5.1. Les Trente Glorieuses(1945-1975)

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Pour relancer la vie, notamment celle de l'économie, « rien ne vautune bonne guerre », nous dit la sagesse (ou le cynisme) populaire...Alors que la Première Guerre mondiale avait conduit à la crise finan-cière en une décennie, le second après-guerre a réussi à tripler ce dé-lai, perpétuant une période faste correspondant sensiblement à la du-rée d'une génération. Le hasard d'être né vers 1930 a ainsi permis à unmilliard d'êtres humains (en France, 24 millions de naissances entre1946 et 1975) d'avoir connu l'essentiel de leur [140] vie active pen-dant l'intervalle de temps le plus riche et le plus divers de toute l'his-toire. En 1945 en effet, des ruines sont à relever dans une grande par-tie du monde, et un pays sort intact et grandi du conflit, les États-Unis,qui vont offrir en l'imposant un modèle technique et économique,voire social et moral, auquel toute la planète cédera progressivement,bon gré mal gré. À cet instant, les techniques (chimie, nucléaire) et lesusines (véhicules terrestres et aériens) issues de la guerre cherchent àse reconvertir en tournant vers la société civile une production qui netrouve plus de débouchés guerriers. Chaque pays tente plus ou moinsbien de se tirer d'affaire, mais l'Europe occidentale bénéficie du se-cours intelligent quoiqu'intéressé des USA qui, de 1947 à 1951, ap-portent à 16 pays plus l'Allemagne de l'Ouest une aide de 170 mil-liards de dollars (en valeur actuelle) pour leur reconstruction et leuréquipement. Les Européens allaient eux-mêmes s'entraider en créantl'Europe des Six (Traité de Rome du 25 mars 1957 instituant le Mar-ché commun), la Communauté européenne du charbon et de l'acierayant pris les devants en 1951, suivie par l'Euratom en 1957.

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- Loi du 8 avril 1946, créant Électricité de France et Gaz de France.

- Loi du 17 mai 1946 créant les Charbonnages de France.

- Traité de Paris du 18 avril 1951, créant la CECA (Communauté européennedu charbon et de l'acier).

- Traité de Rome du 25 mars 1957, créant la CEEA (Communauté euro-péenne de l'énergie atomique), plus connue sous le nom d'Euratom.

- Création le 23 octobre 1956, sous l'égide de l'ONU, de l'AlEA (Agence in-ternationale de l'énergie atomique).

- Création en 1966 de ERAP, entreprise nationalisée sous le nom de Sociéténationale Elf-Aquitaine le 1er septembre 1967.

Sous quelque régime politique que ce fut (et la République en con-nut alors beaucoup), la France n'a pas été en reste dans cette entreprisequi allait effacer en moins de dix ans l'essentiel des ruines et des re-tards, et promouvoir ce que l'économiste Jean Fourastié allait appeleren 1979 Les Trente Glorieuses (dans un livre sous-titré La révolutioninvisible de 1946 à 1975), paraphrasant ainsi les trois journées révolu-tionnaires de juillet 1830. L'épisode connut son terme avec le rapportdu Club de Rome sur Les limites de la croissance (1972) et le premierchoc pétrolier (automne 1973), signant la fin de « l'énergie facile »dans le contexte géopolitique engendré par la guerre Irak/Iran.

Jean Fourastié (1907-1990)

Ingénieur de l'École centrale de Paris mais aussi diplômé de Sciences Po etdocteur en droit, Jean Fourastié travailla au Commissariat au Plan de 1944 à1964, fut directeur de recherche à l'EPHE (École pratique des hautes études,Paris) puis occupa la chaire d'économie et de statistiques industrielles auCNAM (Conservatoire national des arts et métiers). S'il est reconnu commel'un des meilleurs « explicateurs » de la période et s'il fut parfois emporté parune fougue bien excusable à son époque (notamment dans le jugement portésur le développement agricole), il ne fut pas pour autant un « technocrate pro-ductiviste », annonçant ainsi dès 1965 une société où le temps de travail dimi-nuerait volontairement et rationnellement, jusqu'à ne plus représenter que 1 200heures de travail par an (40 semaines de 30 heures) pendant 35 ans environ,soit 40 000 heures pour une vie humaine (Les 40 000 heures, Gauthier-Laffont,1965).

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[141]

LE BABY-BOOM

En France, le pays avait pu être accusé d'avoir connu, dans la pre-mière moitié du XXe siècle, une attitude démographique « malthu-sienne » : de 1891 à 1945, la population métropolitaine était restéesensiblement constante, à 40 +/- 1 million d'habitants. Dès la libéra-tion de la majeure partie du territoire, un « baby-boom » se produisait,qui allait faire passer notre population de 40,1 millions d'habitants, àla fin de 1946, à 52,3 à la fin de 1974, soit + 30 % en une génération.À ce phénomène, le vieillissement de la population et l'immigrationont certes contribué autant que le baby-boom initial mais, de 1946 à1973 inclus, la natalité annuelle s'est toujours maintenue entre 805 et882 milliers de naissances (moyenne 843 +/- 25 milliers ; minimums805-810 en 1953-1956 ; maximums 878-882 en 1971-1972) : en 29ans, naîtront ainsi 24 millions d'enfants, dont certains auront déjà 20ans en mai 1968. Par la suite, le seuil inférieur de 800 000 naissancesannuelles est approché dès 1974 (801 milliers) et ne sera plus dépasséqu'une seule fois, en 1981 (805 milliers). La natalité moyenne pour lesdouze années suivantes, de 1974 à 1985, sera de 765 +/- 30 milliers,en baisse (significative) de 10 % par rapport à celle des Trente Glo-rieuses.

DU CHARBON AU GAZ NATUREL

Le charbon a certes connu son apogée en France pendant lesTrente Glorieuses, mais on ne saurait assimiler celles-ci au « Tout-Charbon », ni les périodes suivantes au « Tout-Pétrole » et au « Tout-Nucléaire ». Nationalisé en 1946, avec 48 millions de tonnes con-sommées (valeur égale à celles de l'immédiat avant-guerre, importéepour un quart environ), c'est exactement au milieu des Trente Glo-rieuses que se situent les maximums de production indigène de char-bon (60 millions de tonnes en 1958) et de sa consommation (70 mil-lions de tonnes en 1960), celle-ci oscillant encore autour de 50 mil-lions de tonnes jusqu'à la fin de la décennie 1970. Car le pétrole allaitprendre progressivement le relais, ne serait-ce que pour répondre à lademande sociale en automobile (la 4 Chevaux Renault est commercia-

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lisée en 1947, la 2 Chevaux Citroën en 1949), atteignant déjà près dela moitié de l'énergie charbon en 1955 et l'égalant en 1962. En 1973,au premier choc pétrolier, le pétrole était déjà cinq fois plus consom-mé que le charbon (113 contre 23 Mtep !) alors que le gaz n'atteignaitencore que la moitié de celui-ci (12 Mtep). Popularisé par la décou-verte des gisements du Sud-Ouest (Saint-Marcet, 1939 ; Lacq, 1951 ),le gaz « naturel » (méthane) remplace progressivement le « gaz dehouille », ou « gaz de ville », à base de monoxyde de carbone (trèstoxique) produit à partir du charbon pour la fabrication du coke à finsmétallurgiques ; la barre des 5 Mtep annuels du gaz naturel est fran-chie en 1966 puis elle connaîtra une progression (importée) régulièrede 3,7 % par an dans les deux décennies 1980-2000, se substituantprogressivement au pétrole.

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Les Trente Glorieuses

Variables démographiques Le début1946

Le milieu1960

La fin1975

Population (en millions d'habitants) 40,5 45,9 52,6

Population urbaine (en millions d'habitants) 21,9 28,4 38,3

(en % du total) 54 % 62 % 73 %

Natalité annuelle (en milliers de naissances) 840 816 762

Taux brut de naissances (pour mille habitants) 20,7 17,8 14,5

Taux de fécondité (enfants par femme) 3,0 2,73 1,93

Activités industrielles

Production industrielle (indice 100 en 1938) 99 (en 1947) 204 (en 1957) 452 (en 1973)

Consommation en charbon(en millions de tonnes)

48 60 (en 1958) 29 (en 1973)*

Production électrique (en milliards de kWh) 27 (en 1948) 68 175

Production d'aluminium (en milliers de tonnes) 48 235 393 (en 1974)

Production de matières plastiques (en milliers detonnes)

- 150 (en 1956) 2 640 (en 1974)

Variables économiques et sociales

Secteurs d'activités lI/II/III(primaire/secondaire/tertiaire)

36/32/32 % - 10/39/51 %

Part de l'import + export (par rapport au PNB) 18,6 %(en 1958)

- 36,2 %(en 1979)

Endettement accès à la propriété (en milliards defrancs)

3,7 (en 1954) - 212 (en 1974)

Logements tout confort (en % du total) 4 % - 58 %

Possession d'un réfrigérateur (par rapport aux foyers) 3 % 30 % 94 % (en 1978)

Possession d'un téléphone (par rapport aux habitants) 5 % 12 % (en1965)

25 %

Possession d'un téléviseur (par rapport aux foyers) < 1 % 13 % 81 %

Voitures en circulation (en millions) 1(2 en 1938) 6 (en 1960) 15 (en 1976)

Adapté (et complété) de Jean Chesneaux (1922-2004), De la modernité, La Découverte-Maspéro,Paris, 1983, 270 p. Cité in Philippe Lebreton, La nature en crise, Sang de la Terre, 1988, p. 153.

* Même si l'extraction nationale en est aujourd'hui nulle, 17 millions de tonnes de charbon ont étéencore importées en 2009.

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On doit néanmoins nuancer la description de cette période, au coursde laquelle certains biens apparurent tardivement, comme les matièresplastiques ou la télévision, alors que d'autres furent plus précoces,ayant déjà atteint un niveau significatif vers 1960. Quelques indica-teurs en rendent compte, dont le plus spectaculaire est sans doute la[144] multiplication par 7 de la consommation d'électricité (gaz etélectricité furent nationalisés dès 1946), la multiplication par 4 à 5 dela production industrielle, l'expansion de la voiture ou la pénétrationdu réfrigérateur dans le tiers des foyers. Dans les modes de consom-mation, la nourriture et les transports représentent au total en 1949près de la moitié du budget d'un ménage (44 % pour la nourriture,contre moins de 6 % pour les transports). En 1968 comme en 1980, lamême somme a légèrement baissé (à 40-41 %), mais les transports ontpresque doublé en 1968 par rapport à 1949, et encore une fois en1980 ; ils atteignent alors 20 % des dépenses, rejoignant presque lanourriture, qui n'est plus qu'à 21 %. Sur l'ensemble de la période, deuxautres paramètres sociétaux sont à considérer : la prédominance crois-sante de la population urbaine (de 62 % en 1960 à 73 % en 1975), labaisse des activités du secteur primaire et la montée en puissance dutertiaire, le secondaire représentant encore en gros la moitié des em-plois. À des titres divers, sont également typiques des Trente Glo-rieuses : le remembrement agricole, le Plan Neige, le Concorde, ledéni de la nocivité du tabac ou de l'amiante... Pour autant, malgré lesinterrogations, voire les doutes soulevés par la première crise del'énergie 57, celle-ci ne casse pas brutalement l'évolution de la plupartdes activités ou de modes de vie : les indicateurs de 1980 amplifientgénéralement ceux de 1970 et, malgré la deuxième crise du pétrole en1979, l'addiction à la croissance l'emporte sur la prudence après lepremier trébuchement de 1973 (cf. tableau p. 143).

57 En octobre 1973, la guerre du Kippour quadruple (momentanément, enmonnaie constante) le prix du brut, à nouveau doublé en 1979-1980 par laguerre Irak-Iran.

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1970 1975 1980Énergie et industrie

Consommation totale d'énergie 100 - 145Consommation électriqueIndividuelle 100 124 168(en kWh/an) 2 688 3 331 4 527Collective 100 129 179(en milliards de kWh/an) 137 176 244Production industrielle 100 - 180Production Chimie 100 120 162Industries agroalimentaires 100 - 137

AgricultureProduction 100 105 131Engrais (somme N, R K) 100 137 133Pesticides 100 (en 1971) 169 322

LogementParc de logements 100 - 120Idem, en millions 19 - 23Résidences individuelles dans chantiers autorisés 100 140 200Idem, en % 33 % 46 % 66 %Résidences secondaires 100 155 190Idem, en millions 1,1 1,7 2,1

TransportsMénages avec automobile 100 (en 1969) 116 (en 1973) 132Idem, en % 52,8 % 61,5 % 69,5 %Nombre de km x passagers 100 (en 1973) - 130Idem, en milliards 330 - 430Consommation de carburants 100 - 180

TourismeVacances d'été (jours/France) 100 115 122Idem, en millions 470 542 572Vacances d'hiver (jours/France) 100 119 162Idem, en millions 90 107 146Vacances année (jours/France) 100 116 128Idem, en millions 560 649 718Vacances année/Étranger 100 127 138Idem, en millions 107 136 148Vacances année/France + Étranger 100 118 130Idem, en millions 667 785 866Adapté du Séminaire Prospective des Activités économiques, Technologies nouvelles et Envi-ronnement. Paris, 25-26 février 1986. Complété Banque mondiale, 2010 (pour l'électricité)

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Enfin, c'est aux toutes dernières heures des Trente Glorieuses et dugaullisme, sous la présidence agonisante de Georges Pompidou, que lePremier ministre Pierre Messmer allait endosser le choix du nucléaire,énergie à double visage dont la part militaire avait tout pour plaire auxhommes issus de la Seconde Guerre mondiale, traumatisés par lechoix néfaste de la ligne Maginot et fascinés (positivement et négati-vement !) par le modèle américain. Un mélange des genres nucléairemilitaire/nucléaire civil, chapeauté par le CEA (Commissariat àl'énergie atomique), allait s'instaurer dans un climat politique où l'onignorait plus ou moins candidement, et pour le plus grand bien de lanation, toute « transparence », et où l'on ne pensait pas que les choixtechniques pussent avoir la moindre résonance sociopolitique. Politi-quement, les Trente Glorieuses se ferment donc avec le décès du pré-sident Georges Pompidou, le 2 avril 1974 ; on doit également garderen mémoire que Mai 68 s'est produit pendant les Trente Glorieuses,dans une société « étouffée » par la chape gaullienne, préludant ainsiaux changements du milieu de la décennie suivante.

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5.2. La société de consommation

« Être heureux, c'est gagner10 % de plus que son beau-frère. »

(Mon beau-frère)

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Paradoxalement, Mai 1968 a été l'occasion pour le « capitalismepaternaliste » de se transformer en « libéralisme sauvage », dans uneoptique libérale-libertaire contestant un pouvoir « sûr de lui et domi-nateur ».

[145]

LES « BESOINS » DE CONSOMMATION

En pleine crise économique, Keynes, « Perspectives économiquespour nos petits-enfants » (1930), cité dans Essais sur la monnaie etl'économie, Payot, 1971, pp. 133-134, écrivait : « Il y a des besoinsabsolus en ce sens que nous les éprouvons quelle que soit la situationde nos semblables » ; ce peuvent être des besoins matériels, comme lanourriture, le logement, la santé, l'éducation, mais aussi des besoinsqualitatifs, comme la culture, les loisirs, l'estime, l'affection...« D'autres besoins sont relatifs en ce sens que nous les éprouvons sileur satisfaction nous procure une sensation de supériorité vis-à-vis denos semblables » ; ce sont plutôt des besoins qualitatifs, comme leshonneurs, mais souvent aussi des besoins matériels sur-dimensionnés :un habillement sophistiqué, une belle demeure avec piscine chauffée,une plus grosse voiture, une montre-bracelet de marque... Leur listen'a aucune raison de se restreindre, considérée jadis par le fisc commedes « signes extérieurs de richesse », dont se nourrit un système éco-nomique avide de croissance. L'attitude à l'origine de tels comporte-ments a reçu le nom de consumérisme ; d'autres auteurs - plus plai-samment - préfèrent parler de « satiété de consommation ».

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Quelques chiffres pour mesurer le phénomène : entre 1938 (indice100 ; à la sortie de la guerre, le revenu national était tombé momenta-nément à l'indice 83) et 1975, le revenu national global a été multipliépar 4. Mais, comme dans le même laps de temps, la population estpassée de 42 à 53 millions d'habitants, le revenu individuel a progres-sé d'un facteur 3,15 (d'après Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses, p.212). Deux secteurs seront ici considérés : avec l'agriculture, « laquantité de la vie » ; avec les loisirs et le confort, « la qualité de lavie ». Certes, dans le même temps, l'industrie - toujours localisée pourl'essentiel - a considérablement progressé (les « matières plastiques »,issues des hydrocarbures, innovent pourtant), mais seuls la mutationélectronique et l'outil numérique changeront sa nature, encore fondéesur la sidérurgie, la mécanique, la chimie. En revanche, pour l'agricul-ture, il s'est agi d'une véritable mutation, provoquée par l'entrée enforce de la mécanique et de la chimie, justement.

A — L'agriculture

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L'AGRICULTURE INTENSIVE, UNE MUTATION : ÉNER-GÉTIQUE, HYDRIQUE, PÉDOLOGIQUE... ET HUMAINE

Avant d'envisager la situation de notre pays, on peut donnerl'exemple extrême de la Libye, où la culture de luzerne en plein désertest un gaspillage de deux ressources fossiles « indigènes », le pétroleet l'eau. En France, l'agriculture intensive n'est pas durable si l'énergieconsommée continue à être détaxée (gazole) et si l'eau continue à êtregratuite de fait, alors que le consommateur urbain paie ces deux res-sources de plus en plus cher. Évidemment, c'est bien sur le même con-sommateur que devra être répercutée la double charge eau/ énergied'une exploitation agricole ; au-delà de l'image idyllique offertechaque année par le Salon de l'agriculture, au moins cela aura-t-il lemérite de la clarté, qui seule permettrait d'accéder à une réelle durabi-lité.

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La baisse du taux de ruralité en France de 1930 à 2009

Concomitante de la diminution des agriculteurs (quand une exploitation agri-cole ferme, un nombre corrélatif d'artisans et de services disparaît, jusqu'audernier garagiste et à la dernière école communale, en passant par la petite épi-cerie de campagne et le bureau de poste : c'est du « déménagement du terri-toire »...), le taux de ruralité a évolué à la baisse en France depuis la fin de laPremière Guerre mondiale, atteignant encore la moitié de la population en1930 (voir figure 9. Source INSEE).

Évolution du taux de ruralité en France de 1930 à 2010

Figure 9

Une atténuation apparaît (autour de 48 %) et persiste, du Front populaire à lafin de la Seconde Guerre mondiale, puis une dégringolade linéaire se fait jour de1946 (46,8 %) à 1975 (27,1 %), avec une pente annuelle de - 0,7 % : c'est unsymptôme des Trente Glorieuses ! Un palier se manifeste (à 26 +/- 1 %) de 1980 à1995, mais la chute reprend jusqu'à nos jours (22,4 % en 2009), avec une penteannuelle de - 0,2 %. En valeurs absolues, la baisse est plus marquée encore,puisque la population globale est passée de 40,1 millions d'habitants en 1946 à62,5 en 2009, soit de 20 à 14 millions de ruraux (corrélativement, de 20,5 à 48,5millions d'urbains).

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En 60 ans, un rural né en 1945 aura connu toute la trajectoire desTrente Glorieuses, puis des « Trente Insoucieuses ». En 1946, oncomptait près de 6 millions de « paysans », encore 1 600 000 exploi-tants agricoles en activité en 1970 (pour 51 millions de Français, soit3,1 %) ; ils sont aujourd'hui 600 000 agriculteurs (pour 62 millions deFrançais, soit 1,0 %). Plus de 20 % de ces derniers peuvent être assi-milés à des travailleurs pauvres : ces six derniers mois [147] (de2010), 40 000 agriculteurs français ont rempli des demandes d'inscrip-tion au RSA, principalement dans le secteur laitier.

Mauvaises notes pour les sols !

« La Terre, c'est 15 milliards d'hectares. En moins de 10 000 ans d'agriculture,l'homme a créé deux milliards d'ha de désert, dont un milliard au XXe siècle.La désertification (actuelle) a une vitesse de 10 millions d'ha/an, et nous en dé-boisons autant : 5 millions en Asie, 2 millions en Afrique et 3 millions sur lecontinent américain. Il ne nous reste plus actuellement que 1,75 milliard d'hapour 6 milliards d'habitants, ce qui nous fait 2 300 m2 par habitant ».

« Depuis 20 ans, 90 000 ha de vignes ont été plantés dans l'Aude au détrimentdu maquis, végétation qui avait repoussé après la déforestation du Moyen Âgeet du XVIIIe siècle. Un maquis a une perméabilité de 80 à 100 mm d'eau (80 à100 litres par m2) par heure. Celle des sols de vignes traités à l'herbicide sansplus aucune matière organique mais avec le passage des tracteurs, est de unmm d'eau par heure. Or en novembre et décembre derniers, il est tombé 500mm d'eau en 36 heures (près de 15 mm d'eau par heure). Le maquis aurait pules absorber, pas les vignes. »

« Les érosions sont devenues catastrophiques. En Europe, l'érosion est d'autantplus violente qu'on descend vers le sud. La Suède, c'est 10 tonnes de terre paran, la France 20 tonnes, l'Espagne 60 tonnes, l'Afrique du Nord 100 tonnes.Les pays tropicaux 500 tonnes. » « Les sols sont biologiquement morts. Dansles années 1950, on avait 2 tonnes de vers de terre à l'hectare (une biomassesupérieure à celle des broûteurs domestiques) ; aujourd'hui on en a 100 kg (20fois moins) ! »

Claude Bourguignon (ex-chargé de recherches à l'INRA, auteur de Le sol, laterre et les champs, Sang de la Terre, 2008). Entretien avec Patricia Riveccio.BIO Santé, 2008, pp. 13-15.

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Quelles sont les conséquences de l'agriculture intensive ?

« Une vraie perturbation des cycles de l'azote, gaz (pourtant) le plus répandudans l'atmosphère, qui permet la croissance des plantes. Pour le bétail, nous necultivons presque plus de luzerne, de lotier, de sainfoin (plantes qui fixent gra-tuitement l'azote atmosphérique et fournissent des protéines végétales riches enazote). À la place, nous importons des protéines de soja, donc de l'azote, quivient du Brésil. Et pour nos cultures, quand il s'agit d'apporter de l'azote auxcéréales et aux betteraves, on le fait avec des engrais azotés de synthèse, coû-teux en énergie fossile importée sous forme de gaz « naturel » russe et norvé-gien. Pour compléter le tableau, à cause des prix garantis, « rémunérateurs, in-citatifs et stables » 58, nous sommes devenus exportateurs de céréales, quenous bradons aux pays du Sud... (Comme nos kWh nucléaires à nos collègueseuropéens, en somme : nous sommes devenus un pays d'économie « minière »,c'est-à-dire « basique », avec peu de valeur ajoutée) [...]. « Comment PascalLamy et Dominique Strauss-Kahn peuvent-ils penser que les échanges interna-tionaux, tels qu'ils sont négociés aujourd'hui, nous donnent une agriculture etun environnement de qualité ? Pourquoi la raison ne l'emporte-t-elle pas ?Parce que beaucoup de gens ont investi dans la recherche génétique, la grandedistribution, l'agro-industrie ! » Dès lors, comment s'y prendre ? « On ne doitpas revoir les émeutes de la faim de 2007-2008. Il faut donc que le paysanéthiopien puisse manger du teff, le paysan andin du quinoa, de l'amarante et du[148] lupin, le paysan sénégalais du mil et du sorgho, que tous ces paysans nesoient pas obligés de rejoindre les bidonvilles ou de traverser le désert et laMéditerranée pour arriver ici. »

Vincent Rémy. Entrevue avec Marc Dufumier. (Professeur et chercheur àAgroParisTech.) « Le malaise paysan », Télérama, n° 3144, 2010. pp. 16-22.

Pour payer le tracteur et les engrais (sans oublier les traites au Cré-dit Agricole, pour que celui-ci puisse installer une agence dans l'unedes tours du World Trade Center à New York ?) et livrer des céréaleset du lait à des prix aussi proches que possible des cours mondiaux,l'agriculteur français est « aidé » par la PAC (Politique agricole com-

58 Céréaliers et betteraviers (plus proches de Paris... et de Bruxelles ?) sont lesprincipaux bénéficiaires des subventions françaises et européennes à l'agri-culture. Encore ne considère-t-on pas - entre autres - les 150 millions que legouvernement français vient d'engager pour éliminer les algues des plagesbretonnes, au lieu de traiter le problème au niveau des effluents animaux,cause première !

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mune de l'Europe) pour un montant annuel de 10 milliards d'euros,soit environ 165 000 € par exploitation ; ce chiffre n'est évidemmentqu'une moyenne, puisque la viticulture est très peu aidée et que lagrande agriculture reçoit 60 % du montant global.

Agriculture, environnement et territoires.Quatre scénarios à l'horizon 2025

Les relations entre agriculture et environnement en France de 1960 à 2005

1. La situation en 1960 :un héritage en voie de modernisation

Des systèmes agraires avec de nombreuses variations locales du modèle poly-cultural et familial. Des agro-écosystèmes en bon état environnemental, richesen espèces et en habitats. Néanmoins, débuts de la modernisation : accroisse-ment moyen de la taille des exploitations et déclin de la population agricole dèsla fin des années 1950 ; création des SAFER ; avènement du machinisme agri-cole, des engrais et de l'irrigation. Agriculture et environnement sont encoretrès dissociés.

2. Les évolutions du système entre 1960 et 1985 :l'âge d'or de l'agriculture productiviste

« Produire pour nourrir » et « De la ferme à la firme » deviennent les maîtresmots. Gains de productivité (triplement en 25 ans) ; baisse des prix des produc-tions avec élimination des exploitations les moins productives (division par 2du nombre des actifs agricoles). Céréalisation et industrialisation de l'élevage.Mobilisation professionnelle et sociale sous consensus politique ; la PAC (Poli-tique agricole commune) accompagne le mouvement de spécialisation des ter-ritoires. La demande sociale concerne les équipements plus que l'environne-ment, qui n'est pas (encore) un déterminant agricole.

3. Les conséquences en 1985 :une spécialisation et une modernisation achevées

Un recul général de la polyculture, des zones marginalisées et de la SAU (Sur-face agricole utile) (- 9 % entre 1960 et 1985). Moins d'agriculteurs, plus demachines, d'engrais et d'énergie. Spécialisations territoriales avec différencia-tion des systèmes de production entre grandes régions. Rupture des équilibresenvironnementaux, avec baisse de la qualité des eaux, dégradation des habitatset de la biodiversité, régression des zones humides. C'est l'apogée du producti-visme, avec une émergence de ses remises en cause.

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4. Les évolutions entre 1985 et 2005 : l'apparition de la complexité

Intégration achevée de l'agriculture au modèle industriel. La saturation desmarchés pousse les IAA (Industries agricoles et alimentaires) à développer lavaleur ajoutée et à exporter dans une Europe élargie. La matière première joueun rôle de plus en plus réduit. De moins en moins d'agriculteurs sur des exploi-tations plus grandes. Le revenu par actif agricole se rapproche du revenumoyen du Français. Une exigence se fait jour pour des produits de qualité. Denouveaux acteurs ruraux et une demande environnementale apparaissent, avecun rôle des APN (Associations de protection de la nature) ; une réglementations'instaure (directives européennes) : nitrates, habitats ; mesures agro-environnementales.

[149]

5. La situation en 2005 : l'agriculture à la croisée des chemins

Le poids des inerties : pas de bouleversements en 1985-2005 contrairement à1960-1985. Baisse de la SAU et du nombre des exploitations ; corrélativement,le modèle polycultural est désormais effacé au profit de grands ensemblesagraires spécialisés, avec augmentation de la productivité. Quelques tentativesambiguës de changements environnementaux : restauration de haies, enherbe-ments de lisières et jachères, utilisation « raisonnée » des engrais et des pesti-cides ; des succès ponctuels pour la biodiversité. Mais l'agriculture reste unpoint noir par rapport aux secteurs industriels et domestiques. Le problème dela qualité des eaux persiste et celui des OGM (Organismes génétiquement mo-difiés) apparaît.

La Documentation Française, 2006. 222 pages.

Adaptation de l'introduction (3 pages) aux notes de lecture (16 pages) de M.Albert-Louis Roux (ancien professeur de biologie animale et d'hydrobiologie àl'Université Lyon-I ; ancien président du Comité scientifique et du Conseild'administration de l'Agence de Bassin Rhône-Méditerranée)

On pardonnera beaucoup à Edgard Pisani qui, après avoir étécomme ministre de l'Agriculture le chantre de l'agriculture européenneintensive, a su changer d'avis devant les excès et les effets pervers in-duits, au point d'écrire - dès 1980 - la confession qui suit (complétéepar un livre plus récent : Le vieil homme et la terre, 2004).

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Edgard Pisani, Une politique agricole pour l'Europe. Pour la Science, N°spécial L'Avenir économique du Monde, N ° 37, nov. 1980, pp. 76-94.

« Nous ne pouvions pas ne pas faire allusion à l'insécurité croissante dumonde dès les premières lignes du présent article. Nous ne pouvons pas ne pasy revenir d'une façon plus substantielle. Il y a l'insécurité militaire. [...] Maiss'est pernicieusement développée une insécurité d'un tout autre type. Elle apour fondements la doctrine du libre-échange, la règle de la division interna-tionale du travail, la diffusion inconsidérée des technologies certes productivesmais inadaptées, la méthode des avantages comparatifs. Tout semblerait nousconduire à un XXIe siècle où l'industrie s'implanterait dans le Tiers Monde àsalaires bas et à matières premières abondantes et où les vastes et riches plainesdu Nord deviendraient les greniers de l'Univers, seuls à accueillir, en quelquesconcertations aseptisées, de merveilleux laboratoires, de provocants pensoirsoù s'élaborerait le destin du monde, peut-être le meilleur des mondes. Leschoses n'iront pas ainsi, du moins pas tout à fait, car apparaissent déjà les désé-quilibres que provoque la spécialisation excessive. »

« Aujourd'hui, l'énergie coûte cher et les chômeurs sont légion. Définirions-nous aujourd'hui une politique agricole toute semblable à celle d'il y a 20ans ? » « C'est en fait à une ré-écriture totale de notre civilisation, de notre éco-nomie, de notre société qu'il faut procéder. » « Pourquoi laisser disparaître desexploitations que l'on pourrait sauver, dès lors que celui qui quitterait sa terreest appelé à devenir un chômeur en ville, non un travailleur ? Est-ce sociale-ment raisonnable de l'envisager ? Est-ce économiquement rentable ? Ni l'un, nil'autre. Les méfaits humains du non-travail des jeunes en particulier ne sont pasencore perçus à leur vraie dimension. Ils changent nos équilibres et boulever-sent nos valeurs individuelles et sociales : des hommes sont atteints. Mais, desurcroît, la fermeture d'une exploitation agricole n'aboutit en fait qu'à un dépla-cement de charges : aussi n'aurait-il pas mieux valu s'organiser pour que lechômeur ait les moyens de vivre sur sa terre ? Il ne s'agit pas de figer l'agricul-ture sous prétexte que le chômage existe. Il s'agit d'orienter son évolution detelle sorte qu'elle n'en produise pas davantage. »

[150]

« Ainsi, faut-il faire effort pour que l'agriculture consomme moins d'éner-gie et en produise... un peu. Il ne s'agit pas de rêver d'une biomasse qui devien-drait à elle seule le pétrole vert, l'or vert de l'Europe. Il ne s'agit pas de cons-truire de vastes centrales vers lesquelles convergeraient des quatre coins del'horizon des charrois de paille, de sarments de vigne, de déchets forestiers oude jeunes arbres plantés tout exprès. Il s'agit d'approfondir l'idée d'une écono-mie énergétique villageoise autocentrée, approvisionnée, pour partie au moins,par combustion ou fermentation de produits agricoles locaux. Il s'agit aussi demesurer avec plus de rigueur le rapport qui existe désormais, aux nouveaux

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prix, entre le coût des emprunts industriels et énergétiques et la valeur de laproduction complémentaire acquise grâce à ces emprunts. L'agriculture euro-péenne est sans doute, pour une grande part du moins, insensiblement entréedans la zone des rendements décroissants et elle continue ses pratiques. C'est làque prendrait à nouveau sa place l'analyse du concept de productivité. La crisede l'emploi et celle de l'énergie doivent intervenir comme facteurs dans l'effortd'adaptation de la politique agricole européenne ».

(Note : écrit il y a plus de trente ans !)

B — Confort et loisirs

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Dans cette même période euphorique, la « civilisation des loisirs »progresse également, en été puis en hiver, puis à l'étranger : d'une base100 en 1970, le nombre de jours de vacances annuelles a augmenté de30 % dix ans plus tard (+ 22 % en été, mais + 62 % en hiver) ; la pro-gression du taux de séjour à l'étranger dépasse un peu celui de la ten-dance intérieure, avec + 48 % sur la décennie. Entre 1960 et 1976, lenombre de voitures en circulation a été multiplié par 2,5, passant de 6à 15 millions de véhicules. Aux mêmes dates, 13 et 81 % respective-ment des foyers sont en possession d'un téléviseur et le nombre de ré-sidences secondaires a presque doublé, passant de 1,1 à 2,1 millions.En 1978, la quasi-totalité des ménages (94 %) est en possession d'unréfrigérateur contre 30 % en 1960, et 3 % seulement en 1946 !

Entre 1970 à 1980, à l'articulation des deux périodes consécutivesde la croissance française, le nombre moyen annuel de journées devacances prises par les Français passe de 667 à 866 millions (+ 30%),mais ce chiffre global recouvre deux préférences : plus de touristes enFrance qu'à l'étranger (718 contre 148 millions : 83/17 %) et, enFrance, plus en été qu'en hiver (572 contre 146 millions : 80/20 %).Depuis, le Plan Neige a fait des sports d'hiver une véritable industrie,au point de manquer de... neige, sa matière première. Quand on ob-serve la prolifération des golfs et des canons à neige, goulus en eau eten énergie, deux ressources qui feront cruellement défaut au XXIe

siècle, on se demande bien ce que pourrait signifier l'expression « tou-

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risme durable » ! En somme, les fils d'agriculteurs reconvertis en mo-niteurs n'ont pas changé d'élèves, à cela près qu'ils côtoient désormaisdes Parisiennes, et plus des Tarines... De même aujourd'hui, lorsque letourisme lointain soutient la croissance aérienne, n'est-il pas « surréa-liste » que des compagnies aériennes achètent ou commandent massi-vement des avions de ligne dont la conception, voire la durée d'utilisa-tion, sont prévues pour 30 voire 40 ans, méconnaissant ainsi la dispo-nibilité, la nature ou le coût des carburants à l'horizon 2030 (20ans...) ? Pas davantage, dans une véritable fuite en avant, ne semblepas prise en compte l'éventualité de bouleversements géopolitiquespétroliers ou, plus banalement, d'un changement d'attitude deshommes d'affaires, dont les importateurs d'ail d'Argentine ou deviande de sanglier d'Australie...

[151]

Aldous Huxley (1894-1963). Le Meilleur des Mondes (Brave New World,1931). Traduc. franc. 1946, avec nouvelle préface, 355 p.

« Il n'y a pas si longtemps, on avait conditionné (les classes subalternes) à ai-mer les fleurs en particulier et la nature sauvage en général. Le but visé, c'étaitde faire naître en eux le désir d'aller à la campagne chaque fois que l'occasions'en présentait, et de les obliger ainsi à consommer du transport ». Mais « lesprimevères et les paysages ont un défaut grave : ils sont gratuits. L'amour de lanature ne fournit de travail à nulle usine. On décida d'abolir l'amour de la na-ture, du moins parmi les basses classes ; d'abolir l'amour de la nature, mais nonpoint la tendance à consommer du transport. [...] Le problème consistait à trou-ver à la consommation du transport une raison économiquement mieux fondéequ'une simple affection pour les primevères et les paysages. Elle fut dûmentdécouverte. Désormais nous conditionnons les masses à détester la campagne,mais simultanément nous les conditionnons à raffoler de tous les sports en

plein air entraînant l'emploi d'appareils compliqués 59. De sorte qu'on con-somme des articles manufacturés, aussi bien que du transport ».

59 Belle prémonition des sports de neige actuels qui, sur des matériels sophisti-qués sans cesse obsolètes et des pistes remodelées et quotidiennement da-mées, font évoluer des densités humaines proches de celles des métros pari-siens, le tout à proximité immédiate (comme en Tarentaise) d'espaces proté-gés (parc national de la Vanoise) !

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5.3. Décolonisationet néocolonialismes ;

immigration

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Le jour même (8 mai 1945) où les Alliés mettaient le nazisme àterre, des révoltes éclataient à Madagascar, et en Algérie (Sétif etGuelma), qui firent des milliers de morts sous le gouvernement dugénéral de Gaulle, qui avait tant fait pour la libération du peuple fran-çais de l'occupation hitlérienne. Le 23 novembre 1946, le bombarde-ment de Haïphong par la marine française ouvre « officiellement » unconflit qui sera clos sur le terrain le 7 mai 1954 à Diên Bien Phu, le 22juillet suivant avec les accords de Genève. Charles de Gaulle (1890-1970) fut un héros politique de stature exceptionnelle qui, à deux re-prises, sauva la France du naufrage et lui conserva son honneur : pen-dant la Seconde Guerre mondiale ; dans les processus de décolonisa-tion. Pour autant, entraîné par un ressentiment vivace contre les États-Unis, il céda à deux travers : être en retard d'une guerre, croyant que laforce de frappe, aujourd'hui vaine devant les formes diverses de laguerre subversive, assurerait la sécurité et la grandeur de la France ;croire que la politique pourrait dominer les forces partisanes de latechnofinance. Faute d'avoir choisi à temps d'être la première despuissances de second rang, la France n'est même plus la dernière desnations de premier ordre ! Est-ce bien ainsi que l'on prépare un « cheret vieux pays » à aborder le siècle à venir ?

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DÉCOLONISATION ET NÉOCOLONIALISMES

« Le comportement borné de l'homme en face de la na-ture conditionne leur comportement borné entre eux. »

Karl Marx, L'idéologie allemande, 1846.(Dommage que la Gauche ait jeté aux orties

l'une des quelques vérités « modernes »de Karl Marx...).

[152]

« Glorieuses », les années 1945-1965 le furent certes aux yeux del'économiste, certainement moins du point de vue politique et humain,puisqu'elles connurent les guerres d'Indochine et d'Algérie, sanction-nées par l'indépendance de ces deux pays, ainsi que par celles du Ma-roc (le 2 mars 1956), de la Tunisie (le 20 mars 1956) puis des pays del'Afrique noire francophone, momentanément regroupés pour la plu-part au sein de l'Union française. Le 1er novembre 1954, début del'insurrection algérienne armée, l'Algérie considérée comme « fran-çaise » comptait 9 millions d'habitants, dont 8 millions de statut « in-digène ». En juillet 1962, lorsque 900 000 pieds-noirs arrivent en ca-tastrophe en métropole (alors peuplée de près de 48 millions d'habi-tants), suite au référendum national sur l'autodétermination du 8 avril1962 qui obtint 90 % de Oui, la natalité commence à baisser enFrance. Rien à voir dans l'exode d'Algérie avec la charge de l'Alle-magne de l'Est (16 millions de personnes) pour l'Allemagne de l'Ouest(alors 64 millions d'habitants), à partir de la réunification du 3 octobre1990, elle-même consécutive à la chute du mur de Berlin le 9 no-vembre 1989 ; coût estimé de la réunification : 1 600 milliards d'eurosen 20 ans.

De surcroît, la décolonisation française n'a pas empêché la poli-tique des « porte-avions » constituée par les îles et les enclaves encoredépendantes de la France à travers le monde 60, ce qui fait aujourd'hui

60 La liste est longue : Saint-Pierre et Miquelon, Guadeloupe et Martinique,Guyane, îles Kerguelen (pourvues d'une flotte marchande battant pavilloninternational !), Terre Adélie, Mayotte et les Comores, la Réunion, Djibouti,Nouvelle-Calédonie, Polynésie, etc.

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de notre pays la puissance la plus répandue dans le monde. D'autantque, du colonialisme « traditionnel » au néocolonialisme, le systèmetechno-industriel aujourd'hui au pouvoir a pris efficacement le relais.Perdurent les pratiques relevant de la « Françafrique », notammentpour la mainmise sur certaines ressources minières, ou l'octroi debases militaires (accords dits de « coopération et d'assistance mili-taires ») qui permettent de garantir le tout. Plus généralement, la déco-lonisation « politique » s'accompagne de la néocolonisation mondialede l'énergie (pétrole du Nigeria, uranium du Gabon) et des ressourcesalimentaires (ivoire et huile de palme, baleines et thon rouge, chocolatet café). Car les pays asiatiques émergés ou émergents, dépourvus decertaines richesses (espaces agraires, énergie, etc.), comme le Japon,la Chine, l'Inde, les « dragons du Sud-Est », plus tard les pays arabo-pétroliers, commencent à se livrer (ou se livreront) à une férocemainmise sur les pays politiquement pauvres mais riches de certainesressources, pour la plupart en Afrique subsaharienne, d'autres enAmérique du Sud ou en Indonésie. Et cette néocolonisation a touteschances d'être plus cruelle encore, pour les hommes comme pour lanature, que celle dont ont été coupables les nations européennes àcheval sur les XIXe et XXe siècles ! Dans certains pays pauvres, descapitaux privés ou d'état vont acquérir des terres pour intensifier descultures vivrières spoliant les petits cultivateurs en aggravant la situa-tion démographique et la pullulation périurbaine dans le Tiers Monde.En 2008 (quotidien Le Monde du 14 avril 2009), la Corée du Sud + laChine + l'Arabie Saoudite + les Émirats Arabes-Unis ont acheté 7,3millions d'hectares dans le monde.

La néocolonisation de pays sous-développéspar des pays « émergents »

« Afin de garantir leurs approvisionnements alimentaires et/ou énergétiques, denombreux pays investissent dans des terres agricoles dans des pays en déve-loppement. Face à ce phénomène en pleine croissance, la communauté interna-tionale semble démunie. Le phénomène n'est pas [153] nouveau. Mais ilsemble s'emballer depuis les crises alimentaires de 2007-2008 et la flambée desprix des matières premières. L'appropriation de terres agricoles de pays du Sudpar des investisseurs publics ou privés s'est en effet accélérée, au pointd'inquiéter la communauté internationale. L'OCDE, la Banque mondiale, laFAO... se penchent très sérieusement sur le sujet aujourd'hui. Le principe ? Desinvestisseurs, issus de pays dépendants des importations alimentaires et cher-

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chant à externaliser et sécuriser leur production alimentaire nationale, achètentdes terres agricoles dans d'autres pays. L'Arabie Saoudite, le Japon, la Chine,l'Inde, la Corée du Sud, la Libye et l'Egypte font partie des principaux ache-teurs actuels. »

« Ce qui est nouveau, c'est la taille des acquisitions, les nouvelles motivationsqui y président [...], le manque considérable de transparence et de consultationpublique et l'implication accrue des gouvernements » note la Coalition interna-tionale pour l'accès à la terre (ILC) dans un rapport. Selon les prévisions dumodèle Agrimonde développé par le CIRAD et l'INRA, « entre 2000 et 2050,les surfaces cultivées mondiales auront progressé de 19 % à un rythme moyende 7,5 millions d'hectares nouvellement cultivés par an, soit un rythme presquedeux fois plus rapide que celui observé entre 1961 et 2000. Les nouvelles sur-faces agricoles auront été trouvées essentiellement en Afrique subsaharienne eten Amérique latine, et dans une moindre mesure en Asie. »

« L'achat de terres, dans des pays où généralement règne l'insécurité alimen-taire, pour externaliser la production alimentaire devrait donc se poursuivre.Conscients des risques de dérive, les principaux observateurs prêchent pour unencadrement de ces pratiques, sans toutefois trouver la manière d'appréhenderle problème. » « Le phénomène est difficile à estimer, du fait du manque detransparence de ces nombreuses transactions. Près de 20 à 30 millions d'hec-tares (200 000 à 300 000 km2) de terres auraient fait l'objet d'acquisitions cesdernières années, un chiffre probablement sous-évalué ». « La Banque mon-diale a identifié environ 400 projets répartis dans 80 pays, dont près du quart(22 %) sont en cours de réalisation. La plus grande partie (37 %) de ces projetsd'investissement est destinée à la production alimentaire (cultures et élevage) eténergétique, agrocarburants principalement (35 %). L'Afrique concentre lamoitié des projets, suivie par l'Asie, l'Amérique latine et l'Europe de l'Est. Par-mi les critères de choix, la Banque mondiale note la disponibilité des terres, lafaible mécanisation et la gouvernance foncière médiocre. »

« Une étude de la FAO, de l'INED (Institut international pour l'environnementet le développement) et du FIDA (Fonds international de développement agri-cole) souligne que si les fonds souverains jouent un rôle important dans cestransactions, le secteur privé et les investisseurs non étrangers tiennent un rôlenon négligeable. Ainsi, l'accaparement de terres à des fins spéculatives par lesélites locales, via la privatisation de terres collectives, ne doit pas être sous-évalué. Face à ces acteurs souvent peu scrupuleux, les populations locales ontpeu de poids. Les droits d'usage coutumiers sont ignorés, ils sont dès lors ex-pulsés ou privés de l'usage des terres. »

« D'aucuns jugent que ces opérations à grande échelle menacent les droits fon-ciers des pauvres, en particulier des détenteurs des droits coutumiers et collec-tifs, la sécurité alimentaire des pays hôtes et l'environnement. Mais on peut es-timer qu'ils constituent des investissements dans un secteur et des régions quien ont grandement besoin, et contribuent peut-être à lutter contre la pauvreté et

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atteindre les objectifs de développement, ainsi qu'à satisfaire les besoins ali-mentaires de la planète », note le Club du Sahel et de l'Afrique de l'Ouest(CSAO) et l'OCDE, dans un document de travail de décembre 2009 ; sur le ter-rain, le tableau est moins rose... »

Sources : Actu-Environnement.com (Sophie Fabrégat, 27 juillet 2010) (voiraussi le « Blog de l'habitat durable »).

[154]

L'IMMIGRATION

« Sans un Orient libre et digne, point d'Occidentqui tienne. Sans un Maghreb démocratique

et prospère, pas d'Europe qui vaille. » 61

Louis Massignon (1883-1962).

Pudiquement qualifiée de « mouvements de populations », quellesqu'en soient les causes et modalités politiques, l'immigration présentedivers visages : depuis la fin de la Première Guerre mondiale, il y eutles réfugiés politiques (les Russes blancs, les Arméniens, etc. ; la listeactuelle est encore longue) ; les réfugiés démographiques (l'Irlande dela moitié du XIXe siècle, l'Afrique noire actuelle, poussées par la faimet le délabrement économique) ; les réfugiés environnementaux (euxaussi contraints par la faim, mais pour cause de dérèglement clima-tique) ; les réfugiés « socioculturels » enfin, éblouis par le mirage oc-cidental comme des papillons attirés par la flamme (les vedettes dufootball ou du show-biz comptent parmi les réussites de cette catégo-rie). Bien entendu, ces divers cas de figure ont connu des déclinaisonstrès différentes selon les latitudes et les époques, mais ils peuvent au-jourd'hui coexister, en proportions variables, dans les mêmes pays.Populations immigrées et pays d'accueil peuvent trouver là des avan-tages, voire une certaine complémentarité : les premières en amélio-

61 In « 2003, Année de l'Algérie », Colloque à l'Institut du monde arabe, Paris,sous la tutelle de l'Unesco. Cité par un journaliste algérien, dans Le Mondedu 6 février 2003.

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rant leurs revenus, les seconds en profitant d'une main-d'œuvre tail-lable et corvéable à quasi merci ; la croissance des BTP ou de la pro-duction automobile pendant les Trente Glorieuses bénéficia de cephénomène, avec elle les consommateurs français ainsi aspirés par« l'ascenseur social ».

Il est sans doute regrettable, d'un point de vue éthique et politique,que les brassages (intenses ou insidieux) de populations consécutivesà l'immigration s'accompagnent de réactions de rejet plus ou moinsexprimé des arrivants par les populations en place. L'histoire - passeulement celle du XXe siècle - fourmille d'exemples parfois tragiquesdémontrant qu'au-delà de certains seuils numériques et/ou qualitatifs,l'immigré n'est plus considéré comme un individu digne de respect,mais comme le représentant d'un monde envahisseur, mettant en causela maîtrise du territoire, des ressources et des emplois, ainsi que lestraditions, comportements et usages locaux. Un tel comportement tientà notre nature « animale » : il suffit d'observer le sort réservé à cer-tains individus « particuliers » dans une basse-cour (ou dans une courd'école...) pour admettre qu'il y a là un phénomène biologique pro-fond, d'autant plus difficile à analyser puis à maîtriser. Ce qui est « in-humain » n'est donc pas tellement que ces réactions dites racistes exis-tent, mais qu'elles ne soient pas dominées par la « civilisation ». Maisce qui n'est pas très rationnel non plus, c'est que des pulsions affec-tives homologues - au signe près - méconnaissent cette réalité et l'exa-cerbent par des attitudes certes généreuses, mais quelque peu angé-liques : qui veut faire l'ange peut faire la bête ! De plus, pousser lesquestions sous le tapis ne fait que le jeu de l'extrême droite.

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[155]

Colombey-les-Deux-Mosquées

« Ceux qui prônent l'intégration ont une cervelle de colibri, même s'ils sont trèsintelligents. Essayez d'intégrer l'huile et le vinaigre. Agitez la bouteille. Aubout d'un moment, ils se séparent de nouveau. Les Arabes (sic !) sont desArabes, les Français sont des Français. Vous croyez que le corps français peutabsorber 10 millions de musulmans 62 qui seront demain 20 millions, et après-demain 40 millions (en 2010, 36 millions) ? Si nous faisions l'intégration, sitous les Arabes et Berbères d'Algérie étaient considérés comme Français,comment les empêcherait-on de venir s'installer en métropole, alors que le ni-veau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s'appellerait plus Co-lombey-les-Deux-Eglises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées. »

Charles de Gaulle (déclaration faite à Alain Peyrefitte le 5 mars 1959).

Sinon, pourquoi de tels fossés, souvent sanglants, entre Irlandaiscatholiques et protestants, entre Canadiens francophones et anglo-phones, entre Flamands et Wallons, entre citoyens des États de l'ex-Yougoslavie, entre Arabes et Kabyles, entre Israéliens et Palestiniens,entre Indiens et Pakistanais, entre Catalans et Castillans... Dans cesconditions, comment ne pas reconnaître qu'il y a quelques similitudeségalement légitimes entre le « droit à la différence » et le « droit àl'identité », pourquoi ne pas admettre qu'en ayant été opposé à la fran-cisation de l'Algérie, on puisse être aujourd'hui inquiet du phénomèneinverse ? Quant à la recette pour déclencher les conflits, elle estsimple, bien qu'elle contienne six ingrédients et toutes leurs combinai-sons possibles : langues différentes, religions différentes, statuts so-cio-politiques différents, modes et niveaux de vie différents, démo-graphies différentes ; enfin, « faciès » différents, même si ce n'est pasun délit. C'est bien parce qu'elle met en jeu un cocktail de ces ingré-dients que la question israélo-palestinienne reste sans réponse, mêmeimposée de l'extérieur. A contrario, même si l'immigration italienne etespagnole en France a soulevé bien des passions, il y a un demi-siècleet plus, son assimilation a été facilitée par une religion et un fonds lin-

62 Le christianisme s'implanta en Numidie (une partie des actuelles Algérie etTunisie) en l'an 256, région évacuée en 430 par les Romains ; l'arrivée del'Islam déclencha des luttes de résistance de 665 à 708.

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guistique communs, lien encore aujourd'hui possible entre Espagne etAmérique latine.

Plus récemment n'est-il pas politiquement incohérent qu'une partienotable de ceux qui s'indignent de l'immigration maghrébine enFrance provienne de ceux qui plaidaient pour l'Algérie française et la« fraternisation » ? Inversement, avoir été opposé à la colonisation duMaghreb et s'être prononcé en faveur de l'indépendance de l'Algérie,au nom du droit des peuples à l'autodétermination et du droit à la dif-férence, ne donne-t-il pas aujourd'hui quelque droit à s'interroger surla justification et les effets pervers d'une immigration massive et ra-pide ?

[156]

Quelle politique d'immigration ?

Tant que l'on reste dans le qualitatif (les cas particuliers...), on est dans l'inca-pacité de définir une politique (l'intérêt général à terme...) : « Agis de telle sorteque ton comportement puisse devenir une règle universelle : n'envisage que cequi est généralisable sans risques exagérés. » (Cf. Emmanuel Kant, 1724-1804 : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu puisses vouloir enmême temps qu'elle devienne une loi universelle », et Michel Rocard, 1990 :« La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit savoiren prendre fidèlement sa part. »).

On peut rappeler que la Méditerranée reste imprégnée d'une culture millénairelargement commune à ses riverains actuels. Pour respecter la tradition d'uneFrance terre d'accueil et d'intégration, il faudrait que chaque candidat prennel'engagement probatoire de sa volonté d'intégration et de respect des lois etcoutumes du pays d'accueil, notamment d'un principe de laïcité définitivementancré dans nos mœurs. Sinon, serait répétée « à l'envers » la faute commise parla colonisation, qui niait l'identité de l'autre pour ne pas avoir à la respecter. Ilfaut également savoir que, conformément aux mécanismes démographiques, untaux annuel d'immigration égal à 1 p. mille de la population d'accueil corres-pond (en France) à un accroissement démographique de 2 millions de per-sonnes en une génération (30 ans) ; à terme, le phénomène est d'autant plus netque les immigrants sont jeunes et/ou prolifiques.

Une double condition mutuelle semble fondamentale en ce do-maine : le respect entre individus ; une volonté d'intégration à la socié-té d'accueil. Ce respect a été totalement absent de la conquête de

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l'Amérique du Nord par les Européens et le « melting-pot » idéalisépar les États-Unis a ressemblé fort à la lutte du pot de terre contre lepot de fer ; il a été le lot de toutes les colonisations. D'un autre côté, lavolonté d'intégration (c'est-à-dire le respect du pays d'accueil) se voitaujourd'hui de plus en plus contestée chez ceux que le hasard ou leurvolonté a amenés sur le sol européen. Intégration ne signifie pourtantpas assimilation (assimilé : étymologiquement, rendu semblable), etles particularismes ont un droit (et un devoir) de leur mémoire, danstoutes les communautés aujourd'hui présentes sur notre sol, qu'ellessoient bretonnes, arméniennes, portugaises ou maghrébines. Ce quiimporte, c'est l'effacement des particularismes au profit d'un projetcommun ; à cette question, la France - quelles qu'aient été ses erreurs,même pendant la colonisation - a toujours apporté une réponse géné-reuse, celle de l'école, laïque, et pour le moins neutre et égalitaire. De-puis la Troisième République, cette école a été l'outil de l'intégrationintérieure et de l'ascension sociale ; il devrait en être de même aujour-d'hui, malgré les difficultés de notre système éducatif (mais ceci estune autre histoire...).

Repentance, ou « le crépuscule du monde occidental »

Une déclaration de Jacques Chirac, en 2001 à Yaoundé, devant quelques jour-nalistes, ou « Histoire démagogique de l'Afrique racontée par un politicienadepte des Arts Premiers ».

« Nous avons commencé par saigner ce continent pendant quatre siècles etdemi avec la traite des Noirs, ensuite nous avons pillé ses matières premières.Puis nous leur avons envoyé nos élites qui ont évacué la totalité de leur cul-ture. Aujourd'hui, comme il faut faire les choses avec plus d'élégance, nous lesdélestons de leurs cerveaux grâce aux bourses d'étude, les plus brillants ne re-venant pas chez eux. Au bout du compte, la malheureuse Afrique n'est pas dansun état brillant, et comme nous nous sommes enrichis à ses dépens, nous luidonnons des leçons en guise de prime ! »

[157]

1/ « Nous », qui, nous ? Nous les « Français » et les « Européens », tous seuls,ou bien aidés par les roitelets locaux à l'origine de la filière de l'esclavage, etles marchands arabes convoyant ce bétail jusqu'aux ports ? Nous, les trois-quarts de notre population de 1830, lors de la conquête de l'Algérie ou, plustard, celle de l'Indochine ou du Congo ? Nous, le peuple, ou bien le sabre et legoupillon, qui nous tenaient dans le même temps en esclavage intellectuel pournous envoyer au massacre en 14-18 ? Nous, les électeurs de l'époque, en ou-

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bliant les quelques courageux et lucides politiciens (Clemenceau et Jaurès) ouintellectuels (Anatole France et André Gide) de la Troisième République, hos-tiles à la colonisation (prônée par Gambetta et Jules Ferry) ?

2/ « Ses matières premières » ? Par exemple l'uranium du Gabon et du Niger,qui fait tourner nos centrales nucléaires en toute « indépendance nationale » ?Mais cela n'existait-il pas déjà entre 1995 et 2007, lorsqu'un certain ChiracJacques régnait à l'Elysée ?

3/ « Nos élites », quelles élites ? Les sergents de la coloniale, ou nos sémina-ristes et nos bonnes sœurs, eux-mêmes colonisés et intoxiqués par une religionqui méprisait les hommes en croyant détenir toute la vérité ?

4/ La totalité de leur culture. Quand j'entends ici le mot culture, je sors monSocrate et mon Praxitèle, qui n'ont jamais colonisé l'Afrique ni l'Extrême-Orient.

5/ Leurs plus brillants cerveaux ne reviennent pas chez eux : mais qui ouquoi les en empêche ? N'est-ce pas plutôt le choix et le problème inverses ? Nerestent-ils pas chez nous par commodité, réaction il est vrai bien humaine, plu-tôt que de retrouver le sous-développement de leurs cousins restés au pays ?

6/ Nous donnons des leçons (à l'Afrique) ? Que dirait-on si l'on dénigrait sonemploi de la démocratie et son ignorance de la démographie ? Que dirait-on sinous ne lui avions pas apporté ce qu'elle n'avait pas été capable de découvrir :la santé et l'éducation, si nous lui avions emprunté ce qui fait partie de sa cul-ture : l'excision ou des croyances aussi fumeuses que celles de nos campagnesmédiévales ?

En réalité, le colonialisme, cet esprit de domination, de conquête, de mépris,est la chose humaine du monde la mieux partagée. Seuls ceux qui, dans le con-texte de leur époque, ont eu la lucidité et le courage de s'y opposer, ont le droitd'en parler, et celui de ne pas endosser les péchés des autres, surtout lorsqueceux-ci ont participé à la « pacification » en Algérie ou ont été les acteurs de la« Françafrique ». Et pour qu'il n'y ait aucune ambiguïté, précisons qu'à défaut« d'excuses » nous sommes prêts à saluer le droit, le courage et le mérite desVietnamiens et des Algériens qui ont dû arracher de haute lutte à la France leurindépendance, après des décennies de conquêtes et d'exploitation indues.

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« On me parle de progrès, de « réalisations », de mala-dies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d'eux-

mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, decultures piétinées, d'institutions minées, de terres confis-quées, de religions assassinées, de magnificences artis-tiques anéanties, d'extraordinaires possibilités suppri-

mées ».

Aimé Césaire (1913-2008),Discours sur le colonialisme, 1 950.

[158]

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 258

[159]

Deuxième partie :Les constats

Chapitre VI

LE PRÉSENT :LES « TRENTE INSOUCIEUSES »

6.1. Adéquations« Population/Ressources »

« Depuis la sortie des cavernes, l'homme a déclenchéune exponentielle ; et une exponentielle,

ça va très vite... surtout vers la fin. »

Prof. Mollo-Mollo

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S'il est aisé de fixer - en France - le début de la période ayant suc-cédé aux Trente Glorieuses (l'élection de Valéry Giscard d'Estaing à laprésidence de la République, en mai 1974), il est plus difficile d'enpréciser le terme, même au niveau mondial. On pourrait tout bonne-ment songer à la fin du millénaire, d'autant que le gendarme du mondevacille, le 11 septembre 2001, lorsque s'écroulent les Twin Towers àNew York ; plus près de nous, la crise financière des « subprimes » -la plus importante au monde depuis le krach boursier de Wall Streeten 1929 - pourrait aussi servir de borne finale, à l'automne 2008. Enfin de compte, on adoptera le terme moyen de 2005, d'autant qu'ilpermet d'ériger en loi générationnelle les 30 années écoulées, coïnci-dant chez nous avec la stagnation de la consommation énergétique.

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Dans un premier temps, on serait tenté de parier de « Trente Doulou-reuses », le désenchantement ayant succédé à l'euphorie des années1945-1975 ; mais on peut s'étonner aussi de l'insouciance, de l'incons-cience avec lesquelles cette période a été abordée puis poursuiviemalgré l'avertissement donné par la première crise du pétrole. Celle-civit en effet la remise en cause publique de la notion comme de la réa-lité de la croissance, notamment par le rapport du Club de Rome, TheLimits of Growth, publié en 1972, qui provoqua à la fois l'indignationdu CNPF (Conseil national du patronat français) et du PCF (Particommuniste français).

[160]

Évolution de la consommation électrique individuelleen France de 1960 à 2010

Figure 10

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La courbe représentative de la consommation électrique individuelle enFrance est typiquement une sigmoïde (cf. chap. 2.3 B. Fig. 5, p. 67) connaissantson point d'inflexion vers 1984, à 5 000 kWh/an. La partie initiale, exponentielle,se linéarise vers 1972, à 3 000 kWh/personne/an, à la fin des Trente Glorieuses.Un ralentissement est perceptible dès 1995, vers 6 800 kWh, tendant à 1 % près àun palier à partir de 2004 ; valeur moyenne 7 850 +/- 80 kWh : la fin des TrenteInsoucieuses.

Il sera donc ici question des « Trente Insoucieuses », pour quali-fier rétrospectivement une légèreté sans doute freudienne, à laquellequelques explications, sinon quelques excuses, peuvent être trouvéesau monde occidental : la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989,a laissé croire un moment au capitalisme qu'il était devenu, et pourlongtemps, le maître du monde ; mais il s'est depuis discrédité, rongé àson tour de l'intérieur, d'autant que les Dragons asiatiques sont venusle concurrencer sur son propre terrain. La construction de l'Europes'est poursuivie, notamment avec l'instauration de l'euro, le 1er janvier2002, qui a pu faire croire à ses habitants qu'ils appartenaient désor-mais à une superpuissance capable de se mesurer avec les États-Unisou la Chine ; mais d'autres forces antagonistes sont apparues, baséesnon plus sur l'économie mais sur des valeurs « étranges », qualita-tives : les religions, avec les civilisations ou les sociétés qui en procè-dent. Plus matériellement, l'avènement (mondialisé) du numérique alaissé croire un instant à l'existence de nouvelles ressources, à la créa-tion de nouvelles richesses ; mais la concrétisation du réchauffementclimatique, au beau milieu de la décennie 1980, n'a pas reçu toute l'at-tention qu'elle méritait, même dans certains milieux dits scientifiques.

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[161]

A — Le microcosme français

Retour à la table des matières

Pendant la première décennie de la période, le septennat de ValéryGiscard d'Estaing (27 mai 1974 - 21 mai 1981) représente l'avènementd'une « société libérale avancée », d'une intelligence rapidement con-trainte par les réticences publiques, entre gaullisme et Union de lagauche. La loi sur la majorité à 18 ans est adoptée le 5 juillet 1974,celle dite de l'IVG (Interruption volontaire de grossesse), à l'initiativede VGE et de Madame Simone Veil, le 17 janvier 1975. Puis lagauche s'installe pour deux septennats, avec elle une générosité cer-taine mais bien des naïvetés matérielles (d'autant qu'elle cède aisémentau mythe du progrès des forces productives...), accompagnées debeaucoup de condescendance envers les valeurs dites écologistes. Lacroissance démographique se poursuit régulièrement, pesant d'autantsur nos importations de pétrole ou autres matières premières, malgréla montée du nucléaire. Quant à la situation énergétique, elle a certeschangé depuis la fin des Trente Glorieuses, moins cependant dans cer-tains secteurs ou pour divers paramètres qu'on pourrait le penser (ta-bleau à la suite).

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L'évolution énergétique en France de 1973 à 2005 (2009)(unité : Mtep/an).

1973 1979 1985 1990 2000 2005 (2009)

Énergie primaire (mise en œuvre) 180 193 202 228 268 276 259

Énergie finale (réellement utile) 133 139 129 141 157 161 156

Énergie finale/primaire(efficacité, en %)

74 % 72 % 64 % 62 % 59 % 58 % 60 %

Énergie primaire indigène(incl.. Électronucléaire)

44 48 94 111 131 137 130

Énergie primaire indigène(en % du total)

24 % 25 % 47 % 49 % 49 % 50 % 50 %*

Nombre d’habitants(en millions, métropole)

51,9 53,5 55,2 56,6 58,9 61,0 62,5

Énergie primaire (tep/habitant) 3,47 3,61 3,66 4,03 4,55 4,52 4,14

Énergie finale (tep/habitant) 2,58 2,60 2,34 2,49 2,67 2,64 2,51

Source des données : Chiffres-clés de l'énergie. Repères. Commissariat général au Développementdurable. Oct. 2010,36 p.

* On rappelle que l'énergie nucléaire est décomptée pour sa valeur thermique dans l'énergie diteprimaire (= au niveau de la production), alors que dans l'énergie finale (= au niveau de l'utilisateur)elle vaut pour sa forme électrique, égale au tiers de la précédente. Dans ces conditions, si le tauxd'indépendance énergétique (= rapport des énergies indigène et totale « réelles ») approchait 25 %dans les années 1960-1970 (charbon sans nucléaire), il n'atteint pas en fait aujourd'hui 50 % (nu-cléaire sans charbon) mais 30 % (Cf. chap. 3, § 3 B, encart p. 86).

Après 30 années fastes et la première « crise du pétrole », que laquantité d'énergie dite primaire (« à la source ») ait pourtant augmentéen France de plus de 50 % (276/180 = 1,53) entre 1973 et 2005 peutapparaître comme un phénomène normal, le « niveau de vie » généralayant incontestablement progressé entre-temps, même si ce « ressen-ti » que l'on appelle « pouvoir d'achat » laisse penser le contraire à unemajorité de consommateurs 63. En 40 ans [162] (1970-2007), le niveau

63 Pour un même revenu, exprimé en argent constant (corrigé de l'inflation), lamanière de dépenser peut induire des effets très différents selon les per-

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de vie apprécié par le revenu médian des ménages (converti en eurosde 2007) a doublé, passant de 9 040 à 18 170 €, « en dépit du premierchoc pétrolier de 1974 » (Source : Revue Capital, octobre 2010, p.64). Un correctif semble apporté par l'évolution de l'énergie dite finale(au niveau du consommateur), dont l'augmentation n'a été que de20 % (161/133 = 1,21) dans le même temps. D'ailleurs, si l'on consi-dère l'efficacité avec laquelle l'énergie primaire est convertie en éner-gie finale, on voit qu'elle était meilleure dans les années 1970 (prèsdes trois quarts) que depuis les années 1990 (60 +/- 2 %) ! Ce résultatparadoxal s'explique tout bonnement par la pratique consistant à dé-compter l'électricité nucléaire pour sa valeur thermique totale (un ré-acteur de 1 000 MWé est ainsi considéré comme une machine de3 000 MWth), alors que l'énergie finale s'exprime de manière plus réa-liste en kWh réellement « palpés » par le consommateur ! La mêmeprise en compte thermique gonfle à 130 Mtep la contribution de l'élec-tricité au bilan primaire total, d'où « un taux d'indépendance énergé-tique de 50 % grâce au nucléaire » (le président de la République,après bien d'autres, dans une allocution publique au début de 2011), ledouble apparemment des années 1970, bien qu'il reste de l'ordre de30 % au niveau de l'énergie finale.

Si l'on passe de la population française au « Français moyen », laréalité est également plutôt surprenante, puisque loin d'avoir progres-sé, la dépense annuelle énergétique n'a pas bougé de manière signifi-cative en 40 ans, s'inscrivant (à mieux de +/- 5 % près) autour de 2,55(+/- 0,11) tep/personne/an, sans tendance significative ! Les causes dece phénomène sont complexes, tenant, heureusement, à de meilleuresperformances (appareils domestiques : éclairage, congélation ; con-sommation automobile, etc.), malheureusement en partie au déclin del'industrie et de l'artisanat indigènes, avec délocalisation des produc-tions donc des consommations apparentes d'énergie et de matières

sonnes et les situations. Certes, une TV à écran plat ne coûte guère plus au-jourd'hui qu'une TSF en 1970, et le prix d'une voiture a incontestablementbaissé dans le même temps, à performance et sécurité accrues. Mais il suffitde penser à des rubriques comme le téléphone portable ou l'ordinateur poursaisir que leur achat et leur entretien, faibles voire nuls il y a une générationà peine, empiètent forcément maintenant sur d'autres postes plus basiques,comme la nourriture ou le logement, d'où une « insatisfaction relative » bienréelle.

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premières. Le corollaire est tout aussi réel : tout bien importé ne coûteévidemment rien au bilan énergétique national, mais si l'achat d'unevoiture étrangère est une aubaine à cet égard, c'est une pénalité pournotre balance des paiements, autant que l'importation d'hydrocar-bures ! En réalité, il y a donc eu en France (et dans la plupart des na-tions occidentales) une croissance de la consommation énergétiqueindividuelle, que l'on peut estimer à près d'une tep supplémentaire parpersonne et par an. Dit autrement, ce n'est pas tant la Chine qui con-tribue à dérégler le climat par ses rejets de gaz carbonique, que nous-mêmes par nos importations en provenance de ce pays (sans oublierque les trafics aériens ne sont pas comptabilisés dans les bilans car-bone).

Un troisième paramètre est à considérer : la consommation collec-tive ayant augmenté tandis que stagnait celle des individus, il est aiséd'en déduire que la démographie est en cause, s'étant en effet accruede plus de 18 % entre 1973 et 2004 en métropole. En d'autres termes,si l'amélioration énergétique et la récession industrielle ont contribué àrendre bon gré mal gré la France « énergétiquement vertueuse », c'estsa croissance démographique qui pénalise aujourd'hui notre budgetcollectif en énergie. La natalité n'est pas en cause, équilibrée autour dutaux nécessaire au renouvellement des générations ; la situation estplus complexe pour les deux autres sources, l'allongement de la duréedévie (mais ce paramètre, lié à la fois aux progrès de la médecine etau baby-boom des années 1950, approche désormais de son asymp-tote), l'immigration (qui n'a en revanche aucune raison de s'atténuerdans les années à venir). En fait, l'autonomie énergétique d'un payspeut faire l'objet de deux politiques : proportionner la démographieaux ressources (on dira qu'il s'agit d'un comportement « naturel »,voire animal...), chercher ailleurs les ressources « nécessaires » à sa-tisfaire les appétits des convives indigènes (on rappellera que bien desconflits et des colonisations n'eurent pas d'autre origine, comporte-ment « humain », [163] voire animal aussi...). Quoi qu'il en soit, unevision sans doute peu conformiste du problème sera de souligner qu'àpartir du moment où le seuil d'autonomie d'un pays (d'un peuple, d'unclan, d'une famille...) est franchi, tout individu supplémentaire pèse à100 % sur le bilan de la collectivité à laquelle il accède, quel qu'ensoit le mécanisme ! Dès lors, pourquoi s'étonner de la persistance desembouteillages ou du renchérissement de l'immobilier et du foncier ?

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Dépenses énergétiques et Produit intérieur brut France,pendant les « Trente Insoucieuses »

1973 2004

1/ Formes énergétiques (énergie finale)

Charbon 17,7 Mtep (13,4 %) 6,3 Mtep (3,9 %)

Pétrole 85,2 (63,3 %) 73,2 (45,4 %)

Gaz 8,8 (6,6 %) 35,2 (21,8 %)

Électricité thermique 13,6 (10,1 %) 36,1 (22,4 %)

Énergies renouvelables (dont hydraulique) 9,0 (6,7 %) 10,4 (6,5 %)

Total 134,3 Mtep (100,0 %) 161,2 Mtep (100,0 %)

Par habitant (52,0 millions) 2,58 tep (60,5 millions) 2,66 tep

2/Secteurs de consommation (énergie finale)

Industrie + Sidérurgie 48,0 Mtep (35,9 %) 37,7 Mtep (23,4 %)

Agriculture [sensu stricto) 3,0(2,2 %) 2,9(1,8 %)

Transports 26,3(19,7 %) 50,8(31,5 %)

Résidentiel et Tertiaire 56,2(42,1 %) 69,8 (43,3 %)

Total 133,6 Mtep (100,0 %) 161,2 Mtep (100,0 %)

3/Autonomie énergétique (énergie primaire)

Production indigène 43,5 Mtep 138,1 Mtep

Importations nettes 144,9 139,0

Disponibilités 182,4 275,3

Dépendance énergétique* 76,1 % 50,2 %

Consommation (corrigée climat) 179,6 276,2

4/ Produit intérieur brut (PIB) (en Euros constants/année 2000)

PIB global (milliards €) 764 1536 + 101 %

Population (millions hab.) 51,9 60,5 + 16,5 %

PIB individuel (milliers €) 14 720 25 390 + 72 %

* Nucléaire considéré comme indigène et décompté sous forme thermique, triple de l'élec-trique.

En ce qui concerne le taux d'autonomie énergétique, on constate que nos importations (hydro-carbures pour l'essentiel) n'ont pas sensiblement bougé entre 1973 et 2004. Si la production diteindigène (électronucléaire pour l'essentiel) a plus que triplé (x 3,2), cette augmentation a cor-respondu sensiblement à la croissance de la consommation générale dans le même intervalle(31 ans = une génération).

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Sources : Annales des Mines, INSEE, et DGEMR ministère de l'Économie

Lorsque les pouvoirs publics ont lancé le programme « tout nu-cléaire » (plan Messmer, 1973-1974, dans la foulée de la premièrecrise de l'énergie, octobre 1973, guerre du Kippour ; l'OPEP augmentealors de 70% le prix du brut), il aurait sans doute été judicieux de pré-voir une taxe particulière sur cette nouvelle forme d'énergie. C'estl'inverse qui a été fait, par la création de la TIPP (Taxe intérieure surles produits pétroliers), venant compléter, en doublant [164] voire tri-plant sensiblement la TVA 64 des carburants. S'il n'y a rien de cho-quant - bien au contraire - à instaurer une taxe particulière sur un pro-duit importé, dont le coût ne pouvait que croître en tendance, et dontles effets sur l'environnement sont (désormais) notoires aux plans lo-cal et global, il aurait dû en être de même pour cette « nouvelle élec-tricité » qu'était l'électricité nucléaire, mais à propos de laquelle onvoulait rassurer le consommateur.

B — L'anthropo-écosystème mondial

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Au niveau mondial, la faim n'est pas (tellement, ou seulement)énergétique mais relève de la physiologie, tout simplement ! End'autres termes, ce ne sont plus les machines qu'il faut songer à nour-rir, comme chez nous, mais les humains eux-mêmes, encore souventmachines dans les pays en voie de développement. Peu après la Se-conde Guerre mondiale, la « révolution verte » dans le Tiers Monde acertes permis de doubler sensiblement une disponibilité céréalière jus-qu'alors stagnante per capita. Mais, depuis 1980 (cf. tableau ci-dessous), un nouveau palier a été atteint, la production continuant à

64 La TIPP rapporte en moyenne 25 milliards d'euros par an, loin derrière laTVA (tous achats ; 142 milliards), la CSG (72 milliards), l'impôt sur le re-venu (54 milliards), l'impôt sur les sociétés (44 milliards), etc. En sont dis-pensés les transports aériens, une partie des transports publics et routiers, lesagriculteurs et les marins-pêcheurs.

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augmenter dans l'absolu (elle double entre 1970 et 2010) mais ne pou-vant au mieux que compenser la croissance démographique.

Tendances mondiales de la populationet de la consommation d'énergie et de céréales

1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010*

Population (milliards hab.) 3,70 4,08 4,45 4,86 5,30 5,72 6,12 6,52 6,87

Croissance (%/an) 2,04 1,84 1,95 1,81 1,60 1,42 1,28 1,09

Énergie primaire (en Gtep/an) 5,02 5,78 6,63 7,17 8,12 8,57 9,29 10,54 11,50

Croissance (%/an) 3,03 2,95 1,62 2,66 1,10 1,67 2,70 1,83

Par personne (tep/an) 1,36 1,42 1,49 1,48 1,53 1,50 1,52 1,62 1,67

Croissance (%/an) +0,80 +1,02 -0,17 + 0,79 -0,47 + 0,24 +1,33 + 0,71

Production céréalière (G tonnes/an) 1,11 1,21 1,44 1,55 1,71 1,74 1,86 2,02 2,13

Croissance (%/an) 1,88 3,76 1,57 1,97 0,39 1,38 1,74 1,08

Par personne (en kg/an) 300 297 324 320 322 304 304 310 312

Conditions for Survival, Asahi Glass Foundation, 2009,48 p. Adapté du tableau, p. 7.

* Estimations pour 2010.

Sources : World Population Prospectus, UN ; Statist Rev. World Energy 2007, BP ; Jap. Ministr. Agric.Forest Fish.

Les taux moyens annuels de croissance sont exprimés (linéairement) par rapport aux cinq années précé-dentes. Quelques constats et commentaires sur ces données, alimentaires ou non :

1. Le taux de croissance de la population s'est ralenti, franchissant vers le bas en 1976 la barrière de 2,0 %par an (temps de doublement = 35 ans, une génération). On rappelle néanmoins qu'un taux constant se tra-duit par une croissance exponentielle et que seul un taux nul permettrait de stabiliser la croissance démo-graphique.

2. Dans le même temps, la croissance de la consommation globale d'énergie a été en moyenne de 2,2 % paran, avec des creux en 1985,1995 et 2009. Corrélativement, le taux de croissance de la consommation éner-gétique individuelle est légèrement positif sur les 40 ans envisagés, mais avec une forte dispersion : + 0,54+/- 0,62 %/an, due aux années 1985 et 1995. Le taux de 2005 est le plus élevé de la période, en relation

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avec le décollage économique de la Chine et de l'Inde.

3. Sur cette période 1970-2010, le taux annuel de croissance de la consommation globale de céréales a tou-jours été positif, ressortissant à + 1,7 +/-1,0 %/an, bien que légèrement inférieur à celui de l'énergie : + 2,2+/- 0,7 %/an. En revanche, la consommation individuelle reste sensiblement constante : 310 +/- 10 kg/an(maximum en 1980-1990), soit 850 g par jour et par personne (3400 kcal, toutes consommations confon-dues, y compris celles consacrées à l'élevage du bétail). Ce qui signifie que la production alimentaires'essouffle à suivre la démographie, et que le niveau alimentaire n'a de chances de s'améliorer pour les plusmal nourris que si les plus riches acceptent de moins gaspiller, de manger moins et, surtout de diminuer laconsommation de protéines animales, dispendieuses en énergie.

[165]

« Une solution parfois proposée sans vergogne est la création de grandes usinescentrales de nourriture où les plantes comestibles seraient cultivées dans dessolutions aqueuses de produits chimiques (cultures « hydroponiques ») 65 [...]Peut-être un jour une humanité de plus en plus durement pressée sera heureused'avoir recours à des ressources de cet ordre [...], mais on ne peut s'empêcherde se demander si ceux qui mettent en avant de telles idées ont bien envisagé lasituation à la lumière de tout ce qu'elles impliquent. La mise en action de tellesthéories aurait pour conséquence une révolution sociale d'une telle ampleur quetoute la structure de la société humaine s'en trouverait mise en pièce. »

(Henry) Fairfield Osborn. La Planète au pillage, 1948. Réédition Actes Sud,2008, p. 83.

D'autres rubriques que l'énergie ou la nourriture pourraient êtreprises en compte pour juger de la durabilité de notre croissance : « Lafinitude ne vaut pas seulement pour les ressources fossiles, mais plusgénéralement pour les ressources minérales, et tout spécialement pourcertains métaux précieux et semi-précieux qui peuvent constituer desgoulots d'étranglement technologique. Voici quel serait, à consomma-tion constante, l'état des stocks pour les métaux les plus exposés. Or :17 ans ; argent : 13 ans ; cuivre : 31 ans ; zinc : 17 ans ; plomb : 22ans ; palladium : 15 ans (Science & Vie hors série, juillet 2008,n° 243, pp. 46-47). Les efforts de prospection n'ont pas été en ces ma-tières aussi systématiques que pour le pétrole, mais il n'en reste pas

65 C'est aujourd'hui pratiquement le cas pour les tomates cultivées sous serre,en Hollande ou même en Espagne.

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moins que la surabondance des ressources chères aux économistesclassiques est loin derrière nous. » (Dominique Bourg. « L'impératifécologique », Esprit, déc. 2009, pp. 59-71). À nuancer par le fait queles métaux et métalloïdes de base comme le fer, l'aluminium et le sili-cium (les argiles...), ou l'azote pour les engrais (l'air, tout bonne-ment...), sont en fait « illimités » si l'énergie nécessaire à leur extrac-tion et à leur élaboration restait disponible à bas coût ; de plus, denouvelles technologies peuvent libérer le marché de certains élémentschimiques (passage de la photo argentique à la numérique), etc.

Tout augmente...

Voitures particulières : 5 millions en 1950, 19 millions en 1980, 31 millionsen 2010.

Trajet moyen pour aller au travail : 15 km en 1975, 19 en 1999, 26 en 2010.Autoroutes : 174 km en 1960, 5 251 en 1980, près de 12 000 en 2010.

Pavillons : sur les 437 000 logements mis en chantier en 2007 (record histo-rique), plus de la moitié sont des maisons individuelles (construites sans archi-tecte à 95 %). Moins de 10 000 sont écologiques.

Hypermarchés : 2 en 1960, 115 en 1970, 407 en 1980, plus de 1 400 en 2010.En 2009, 4 millions de m2 de surface commerciale ont été créés, nouveau re-cord.

Sols urbanisés : les surfaces agricoles ont diminué de 50 000 ha par an dansles années 1980, du double dans les années 1990. La moitié des sols urbanisés,proches de villes, constituaient les meilleures terres agricoles.

Xavier de Jarcy et Vincent Rémy. « Comment la France est devenue moche »,Télérama, n° 3135, 10 févr. 2010.

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[166]

6. 2. La techniqueet la science en question

« De l'arbre de la Connaissance du Bien et du Maltu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras,

tu deviendras passible de mort. »

Genèse II, 8-9 & 15-17.

A — Le scientisme, ou la religion du savoir

« Celui à qui l'on dit ce qu'il doit trouver n'est pas unchercheur. Celui à qui l'on dit comment il doit peindre

ou composer n'est pas un artiste. L'artiste est un chercheur,comme le chercheur est un artiste.

Tous les deux "jouent", ce qui agace les gens sérieux.Mais c'est ainsi que le monde peut avancer. »

Professeur Mollo-Mollo

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La connaissance scientifique n'a vraiment émergé qu'à la fin duXVIIIe siècle, liée ou suscitée (à l'Occident) par la parution de l'Ency-clopédie (1751-1772). Mais la science et la technique, à ne pas con-fondre 66, ont toujours été indissolublement liées, l'une précédant laseconde dans certains domaines (la chimie, enfin débarrassée descroyances alchimiques), l'inverse dans d'autres (l'énergétique). Puis lessuccès matériels - y compris militaires - de la société industrielle ontconduit l'esprit humain à une véritable adoration du savoir techno-

66 R&D, Recherche et Développement : le chercheur est un « scientifique » quiignore ce qu'il va trouver (ou pas trouver). Le développeur est un « techni-cien » à qui l'on a demandé de résoudre (quitte à ne pas arriver à résoudre)un problème. Le chercheur est proche de l'artiste, le développeur de l'artisan(cf. la racine commune du mot latin ars).

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scientifique, avec ses prêtres (les « savants ») et ses temples (les labo-ratoires) ; à la fin du XIXe siècle, on peut parler de « scientisme », lascience nourrissant l'idée de progrès, souvent accompagnée d'une forteempreinte laïque (pour ne pas dire anticléricale), comme avec PierreLarousse (1817-1875), auteur du Grand dictionnaire universel duXIXe siècle.

En l'an 2000

Discours prononcé au banquet de la Chambre syndicale des produits chimiquesle 5 avril 1894 par M. Marcellin Berthelot, de l'Académie française (et autreslieux...).

(Science et morale, Paris, Calmann-Lévy, 1909, pp. 508-515.)

« Un jour viendra où chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée,sa petite motte de matière grasse, son petit morceau de fécule ou de sucre, sonpetit flacon d'épices aromatiques, accommodé à son goût personnel ; tout celafabriqué économiquement et en quantités inépuisables par nos usines ; tout celaindépendant des saisons irrégulières de la pluie ou de la sécheresse, de la cha-leur qui dessèche les plantes, ou de la gelée qui détruit l'espoir de la fructifica-tion ; tout cela enfin, exempt de ces microbes pathogènes, origine des épidé-mies et ennemis de la vie des hommes.

Ce jour-là, la chimie aura accompli dans le monde une révolution radicale,dont personne (sic !) ne peut calculer la portée ; il n'y aura plus ni champs cou-verts de moissons, ni vignobles, [167] ni prairies remplies de bestiaux.L'homme gagnera en douceur et en moralité, parce qu'il cessera de vivre par lecarnage et la destruction des créatures vivantes. Il n'y aura plus de distinctionentre les régions fertiles et les régions stériles. Peut-être même que les désertsde sable deviendront le séjour de prédilection des civilisations humaines, parcequ'ils seront plus salubres que ces alluvions empestées et ces plaines maréca-geuses engraissées de putréfaction, qui sont aujourd'hui les sièges de notreagriculture.

Dans cet empire universel de la force chimique, ne croyez pas que l'art, labeauté, le charme de la vie humaine soient destinés à disparaître. Si la surfaceterrestre cesse d'être utilisée, comme aujourd'hui, et disons-le tout bas, défigu-rée par les travaux géométriques de l'agriculture, elle se couvrira alors de ver-dure, de bois et de fleurs ; la terre deviendra un vaste jardin, arrosé par l'effu-sion des eaux souterraines, et où la race humaine vivra dans l'abondance etdans la joie du légendaire âge d'or.

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Gardez-vous, cependant, de penser qu'elle vivra dans la paresse et la corruptionmorale. Le travail fait partie du bonheur : qui le sait mieux que les chimistes iciprésents ? Or il a été dit dans le livre de la Sagesse : "Qui accroît la science,accroît le travail". Dans le futur âge d'or chacun travaillera plus que jamais. Or,l'homme qui travaille est bon, le travail est la source de toute vertu. Dans cemonde renouvelé, chacun travaillera avec zèle, parce qu'il jouira du fruit de sontravail ; chacun trouvera dans cette rémunération légitime et intégrale, lesmoyens pour pousser au plus haut son développement intellectuel, moral et es-thétique. »

Appel aux lecteurs

Peut-être avez-vous lu avec une narquoise consternation les lignes qui précè-dent, écrites par celui qui fut considéré comme l'un des plus grands « savants »de son temps, couvert de l'admiration publique et de tous les honneurs officiels.Un peu de recul et de modestie néanmoins : si nous nous projetons un siècle enarrière, dans le contexte de l'époque, sommes-nous sûrs que nous aurions eu lamême réaction qu'aujourd'hui ? Soupçon corrélatif : et si aujourd'hui, par ha-sard, nous n'étions pas en train de gober, voire de défendre, ce que les pantinsqui gesticulent sur la scène médiatico-scientifique du « progrès par la science »(comme certains disaient, entre-temps, « Arbeit macht frei, le travail rendlibre ») sont en train d'enfourner à l'opinion publique ?

Sans le savoir, Georges Bernanos (Dans La liberté pour quoifaire ? 1953) répondra un demi-siècle plus tard à la naïveté pseudo-scientifique de Marcellin Berthelot : « Les imbéciles trouvent cemonde raisonnable parce qu'il est savant, alors que la vie nous dé-montre tous les jours qu'il est des savants parfaitement déraisonnables,que la science ne confère nécessairement ni le bon sens, ni la vertu. Lemonde moderne qui se vante de l'excellence de ses techniques est enréalité un monde livré à l'instinct, je veux dire à ses appétits. Voilàpourquoi il s'oriente de lui-même vers des expériences qui ne sem-blent si hardies que parce qu'elles lui sont nullement proposées par laraison, mais inspirées par l'instinct. Il tire vanité de ce que ces expé-riences sont nouvelles, sans se préoccuper beaucoup de savoir si ellessont réalisables ou non, car il se flatte de pouvoir vaincre toutes lesdifficultés par ses techniques. Si de telles expériences sont irréali-sables, les techniques ne sauraient pourtant permettre de les pour-suivre jusqu'au bout, mais sans doute sont-elles déjà capables de lesmener assez loin pour les rendre irréversibles, c'est-à-dire engager

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notre espèce dans des voies sans issue. » En effet, peut-être à la suitede la Première Guerre mondiale (où l'aviation et les gaz de combatavaient tenu un rôle aussi déterminant qu'innovateur), le doute s'ins-talle et les premières critiques se font jour, d'ordre humaniste(Georges Duhamel) ou scientifique (André Breton, Robert Hainard),qui remettent en cause la prétention même de l'homme à expliquer lemonde par une démarche pseudo-rationnelle.

[168]

La mise en cause de la science dans les années 1930-1940

« La majeure partie des découvertes (scientifiques) se révélant susceptiblesd'applications, elles ont été ponctuellement appliquées, déterminant diversesmétamorphoses notables dans la vie matérielle et morale des groupes humains.Avec beaucoup d'entrain, et même de courage, et même d'inconscience, leshommes ont multiplié les efforts pour « s'adapter » aux nouvelles conditions del'existence. Les savants, petits et grands, mis en goût par leur succès, ont faitdes découvertes de plus en plus nombreuses, si bien qu'il en est résulté untrouble très grave dans le rythme de la vie individuelle et sociale. [...] L'effortchaque jour plus ardu que l'on demande aux hommes est donc un effort pours'adapter à cette inadaptation continue. » (pp. 55-56.) « La solution de chaqueproblème entraîne, immédiatement, l'ouverture d'un autre problème, plus coû-teux et plus glouton. Loin de se simplifier, de s'alléger, le débat se complique ets'alourdit de jour en jour. » (p. 58.) Georges Duhamel, Querelles de famille,1932.

« Les lois établies d'après l'observation des phénomènes [...] représentent notrestructure mentale projetée sur l'inconnu. » On doit « reconnaître l'impuissancede l'homme de science à reconstruire le monde, dès lors que celui-ci se trouveau terme des dernières découvertes, entièrement démonté 67. Il apparaît quel'ensemble des pièces juxtaposées, étiquetées et classées, ne forme pas plus lemonde qu'une succession de planches anatomiques ne forme un homme. »Jean-Louis Bédouin. André Breton, Seghers, 1949, p. 39.

« Le mécanicisme est le fonctionnement du modèle rationnel imitant la réalité,non la réalité elle-même. Il faut bien se rendre compte que la science ne con-naît pas la réalité, mais un modèle mécanique construit d'après elle. [...] Il faut

67 Pourtant, l'image forcément objective que la diffraction de rayons X donnedes molécules dont la théorie chimique avait « intellectuellement » prédit etdécrit la structure, ne plaide-t-elle en faveur - au moins sur ces cas relative-ment simples - d'une aptitude « de l'homme de science à reconstruire lemonde » ?

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toujours se garder de prendre le mannequin pour l'homme. C'est ce que fait lemécanicisme. »

Robert Hainard. Nature et mécanisme, 1946. (Réédition augmentée : Le mi-racle d'être. Science et Nature. Sang de la Terre, 1997, p. 96).

La Seconde Guerre mondiale (la bombe atomique...) n'a faitqu'amplifier la contestation qui - à tort ou à raison - vise aujourd'huitous les secteurs de la vie humaine, au premier chef la santé à traversl'alimentation, mais aussi les pratiques agricoles intensives, les trans-ports, le bruit, etc., le tout plus ou moins résumé par le terme d'envi-ronnement. Les réticences à ces remises en cause sont évidemmentnombreuses, parfois vives, qu'elles relèvent de l'inconscient (l'abandond'une foi est toujours chose délicate) ou du trop conscient (l'abandond'intérêts est toujours chose pénible). La mise au placard par les USA,au milieu des années 1970, de leur SST (Super Sonic Transport), alorsque la France s'indignait de voir les aéroports américains momenta-nément refusés à leur Concorde, n'était pourtant pas à considérercomme une hostilité politique ni comme une jalousie technologique,mais comme un acte de « réelle modernité », ou de « postmoderni-té » : pour la première fois, après mûre réflexion technique, écono-mique et environnementale, une nation renonçait à construire cequ'elle était pourtant parfaitement capable de faire (nonobstant noscocoricos...). La suite allait leur donner raison, sur tous les plans. Qua-rante ans plus tard, un autre président américain fait preuve de lucidi-té : « Barak Obama propose une révision radicale de la mission de laNASA ». « Le nouveau budget supprime le projet Constellation (de la[169] précédente administration), qui prévoyait la construction denouveaux engins spatiaux et fusées pour remplacer les navettes spa-tiales actuelles, ainsi que le retour sur la Lune. Il s'agira pour la NASAde mettre au point des technologies permettant à des robots et à desêtres humains (?) d'aller en profondeur dans l'espace. » (Le pro-gramme spatial américain, selon Barak Obama. 16 avril 2010).

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La maîtrise des airs, une technique parfois rétrograde...

Le 6 mai 1937, le dirigeable Hindenburg (200 000 m3 d'hydrogène) s'enflammeet explose à son atterrissage à Lakehurst, près de New York. Après 2-3 jours devoyage à 100-150 km/h, 35 personnes périssent brûlées vives. Le 25 juillet2000, le Concorde F-BTSC (90 tonnes de carburant, le poids de l'avion à vide)s'enflamme et explose au décollage à Roissy, près de Paris. Brûlées vives, 109personnes périssent après 5 minutes de vol, prélude à un voyage de 3 heures à2 200 km/h. Dans les deux cas, comment l'orgueil et l'infantilisme techniquesont-ils pu permettre la conception et la mise en œuvre de véritables bombesvolantes potentielles, tôt ou tard vouées aux aléas matériels ou humains ? Laréponse est dans les lignes, écrites en 1997, de l'un des concepteurs du Con-corde, ce « bel oiseau blessé » : S. Bonnet (Aérospatiale, branche aéronau-tique). Du Concorde au Supersonique futur. Navigation, 1997, vol. 45, n° 178,pp. 191-204 : « Concorde [...] a désormais démontré la faisabilité technique dutransport commercial civil supersonique et ceci en toute sécurité ; il a ainsi ou-vert la voie à la prochaine génération d'avion supersonique. Les précisions surl'expansion très soutenue du marché des longs courriers conduisent à penserque le futur Supersonique pourrait être vendu à 500 voire 1 000 exemplairesd'ici 2025. [...] Les études [...] sont encourageantes et les améliorations néces-saires sont envisageables dans les dix ans à venir, permettant ainsi au futur Su-personique de devenir une réalité avant 2010. »

Question : des « chercheurs » sont-ils encore aujourd'hui rétribués pour cesétudes, décidées et financées par qui, et sous quel contrôle démocratique ?

Notes techniques : 1/ Sur les 8 appareils achetés par Air-France, l'un a connu12 000 heures de vol, un second 7 500 heures ; les 6 autres ont en moyenne vo-lé 700 heures, servant au mieux de « donneurs d'organes » (stock de pièces derechange) pour les deux premiers. 2/ Le Concorde consommait 17 litres aux100 km et par passager, contre 3-4 litres pour les gros subsoniques actuels.

En 1971, Raymond Cartier, directeur de Paris Match, affirme : « Ceux quicondamnent le supersonique sont de la même espèce que ceux qui ont con-damné le chemin de fer. Mais c'est toujours le Progrès qui a eu raison. » Aprèsl'accident, Jean-Cyril Spinetta, président d'Air-France, déclare : « Concorde nes'arrêtera pas vraiment car il ne sortira jamais de l'imaginaire des hommes. »

Une tentative annoncée de réconciliation consiste à parler désor-mais de « Culture scientifique et technique », dont le principe même,comme celui du paradis, est sans doute pavé de mauvaises intentions :tout d'abord, il dévoie la notion même de « culture », qui doit partir del'homme, et non de ses outils ; ensuite, il la banalise, puisque l'onparle désormais de culture culinaire, médiatique, sportive, etc. (ce que

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les Anglo-Saxons appellent « way of life ») ; enfin, il ne s'agit souventque d'une tentative d'apprivoiser le citoyen à la société technicienne.En fait, plutôt que de contaminer la culture par la science, mieux vau-drait amender la science par la culture (tant il est vrai que certains prixNobel - et même des artistes - sont quasi incultes en dehors de leurmeccano). Mais la question de fond demeure, [170] que les lazzis oules indignations des bien-pensants ne sauraient désormais éluder : faceaux performances techniques de la physique et de la biologie, ne de-vrait-on pas envisager que l'homme puisse s'interroger sur l'éventuali-té de ne pas mettre en application tout ce que la science permet d'envi-sager ? N'est-ce pas la vieille parabole de l'arbre de la connaissanceaux fruits amers, qui agace tant de chercheurs « désintéressés » ?Comme la langue d'Ésope, la science peut être la meilleure ou la piredes choses dans ses applications : lorsque le déchiffrage du génomehumain aura été mené à son terme, tels parents apprendront que leurcadet souffre d'une maladie rare, mais susceptible d'être guérie par lesconquêtes de la thérapie génique, tandis que leur aîné bénéficie d'uneparticulière résistance aux radiations gamma lui ouvrant une belle car-rière de « liquidateur » de centrale nucléaire...

Jean-Paul II et Simone de Beauvoir, même combat ?

Jean-Paul II, le 12 novembre 1983 devant l'Académie des sciences pontifi-cales : « En refusant de se lancer dans certains domaines de la recherche qui,l'histoire l'a montré, débouchent inévitablement sur des résultats redoutables,les savants du monde entier doivent s'unir dans un effort commun pour désar-mer la science et constituer une force providentielle pour la paix. »

Note : Il n'est interdit à personne d'émettre une idée ou une proposition. Mais ildoit être entendu que cela ne doit cacher aucun présupposé, aucune idéologie,aucun dogme préalable. S'être trompé à propos de Galilée ou de Darwin peutlaisser sceptique sur le bien-fondé de cette démarche anti-scientiste, même sil'on peut approuver l'idée de « désarmer la science », y compris aussi au senscivil du verbe « désarmer. »

Simone de Beauvoir (La Force de l'âge, 1960) : « Pour nous (Beauvoir etSartre), l'ingénieur représentait l'adversaire privilégié ; il emprisonne la viedans le feu et dans le ciment ; il va droit devant lui, aveugle, insensible, aussisûr de soi que de ses équations et prenant impitoyablement les moyens pour lesfins ; au nom de l'art, de la culture, de la liberté, nous condamnions en luil'homme de l'universel. »

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Moins frontalement, pourquoi nous croyons-nous obligés de con-fier tout de suite à la technique le soin de mettre en application ce quela science vient de découvrir (esprit de lucre mis de côté, pour simpli-fier) ? Étant donné le pas de temps de l'histoire humaine, que repré-senterait un « cessez-le-feu » de quelques années, qui aurait commeavantage non seulement de souffler un peu (comme en pharmacologie,on parle d'AMM = Autorisation de mise sur le marché, par principe deprécaution) mais de jeter un regard dans le rétroviseur pour réhabiliterdes voies d'étude et de progrès imprudemment laissées en arrière. Partransposition du « pari pascalien », que seraient quelques années per-dues dans le progrès de la science et du monde en cas de prudenceexagérée ? Et quelle valeur prendraient-elles si ce même progrèsscientifique se révélait être un leurre ou un poison ?

« Si l'on avait appliqué le « principe de précaution » du temps de la marine àvoile, Christophe Colomb n'aurait pas découvert l'Amérique en 1492 ! » Ré-ponse : « Oui, et alors ? »

Prof. Mollo-Mollo

[171]

L'excitation permanente du progrès.

« Nous excitons les inventeurs, comme les spectateurs du cirque excitent, parleurs bravos, les clowns et les acrobates. Nous voulons posséder le plus récentmodèle de tous ces appareils qui nous lassent d'autant plus vite qu'ils nous ontamusés plus fort. Nous voulons avoir toutes sortes de drogues ; nous voulonsdes mécaniques nouvelles pour nous aider à manger, à boire, à pleurer, à rire, àfaire l'amour. » (p. 63). « Est-il possible d'empêcher les inventeurs d'inventer ?Est-il possible d'empêcher l'esprit humain de porter ses fleurs, ses fruits et de selivrer à sa passion, quand bien même elle se retournerait, comme toute passiondigne de ce nom, contre celui qui la nourrit ? » « Tout le monde trouve naturelque les militaires soient de temps en temps au repos. Je ne vois pas pourquoiles inventeurs jouiraient d'une licence indéfinie dans leurs pratiques et leursdébordements. Pourtant, il est entendu que les inventeurs vont continuerd'inventer, puisqu'on ne peut les en empêcher. » (pp. 68-69).

Georges Duhamel. Querelles de famille, 1932.

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L'ambiguïté et la responsabilité de la science

« On ne peut plus se satisfaire d'avancer (que) la découverte scientifique, c'estcomme la langue d'Ésope : bonne pour le bien comme pour le mal en fonctionde qui l'utilise. Aujourd'hui, la grande transformation, compte tenu des réper-cussions du changement technique, c'est que la grande majorité des scienti-fiques ne peut plus se regarder dans un miroir tout en refusant de dire : "J'y suispour quelque chose". Ils y sont tous pour quelque chose. » « Il faut éviter deuxnaïvetés lorsqu'il est question de politique de la science. La première est decroire que si l'on traite d'orientations, de problèmes, d'objectifs et d'activitésscientifiques, les politiques de la science sont par là même scientifiques. Orelles ne le sont pas plus que n'importe quelle autre forme de politique, qu'ils'agisse de politique agricole, industrielle et de diplomatie, c'est-à-dire d'uni-vers où interviennent d'abord les passions et les intérêts de chercheurs. La deu-xième naïveté est de postuler, comme le siècle des Lumières l'a fait avec uneconviction qui aurait pu convertir l'humanité, que précisément la rationalité, oule bon sens selon Descartes, était la chose la mieux partagée [...].

De sorte que l'institution scientifique apparaît à la fois comme porteuse de cequ'il y a de plus ambitieux en l'homme - la poursuite du savoir - et de tous lesinconvénients que l'on a pu découvrir depuis que, précisément, cette poursuitea débouché sur une rationalité visant à la maîtrise totale des phénomènes natu-rels. Il est évident que la fin du XXe siècle a engagé à dénoncer les limites dudiscours cartésien. L'homme maître et possesseur de la nature amène à s'inter-roger sur la manière dont nous pouvons devenir maîtres et possesseurs despièges de la science et de la technique. » En somme, l'homme ne sera vraimentHomme qu'après s'être lui-même interdit de toucher aux fruits ambigus del'arbre de la connaissance du bien et du mal.

Jean-Jacques Salomon. Science et démocratie, pp. 190-201, in La Science,l'homme et le monde. Les nouveaux enjeux, direction Jean Staune, 2008.

B — Y a-t-il encore un « pouvoir politique » ?

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Détenteurs, légitimes ou non, de l'autorité suprême, les dirigeantspolitiques (« les politiciens ») ont toujours eu des problèmes de pou-voir avec ceux qui n'auraient dû être que leurs subordonnés : les mili-taires et les prêtres (plus dignement : l'Armée et l'Église, parfois en-nemis, parfois alliés) ; plus récemment, les techniciens et les finan-ciers, généralement associés, [172] même si les seconds l'emportentprogressivement sur les premiers. Dans son discours de fin de mandat,

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le 17 janvier 1961, le président Dwight Eisenhower (un ancien mili-taire, pourtant) dénonçait en termes très vifs le « complexe militaro-industriel » résultant de « la conjonction entre un immense establish-ment militaire et une importante industrie privée de l'armement, nou-veauté (dont) nous ne pouvons ni ignorer ni omettre de comprendre lagravité des conséquences [...]. La possibilité existe, et elle persistera,que cette influence connaisse un accroissement injustifié, dans desproportions désastreuses et échappant au contrôle des citoyens. Nousne devons jamais permettre au poids de cette conjonction d'intérêts demettre en danger nos libertés et nos méthodes démocratiques. » L'éco-nomie étant une guerre continuée par d'autres moyens (pour paraphra-ser Clausewitz), c'est de coalition technico-économique, pire, demainmise « technofinancière » qu'il faut aujourd'hui parler, parexemple pour expliquer la soumission longtemps aveugle de notresociété au lobby électronucléaire mis en place par le pouvoir gaullien(référence pourtant à un autre général de la Seconde Guerre mon-diale...).

« Les postes décisionnels du ministère de la Recherche sont tenus largementpar des cadres du CEA (Commissariat à l'énergie atomique), appareil marquédans ses pratiques par son origine et ses attaches militaires, plus que par sesfonctions industrielles, car il a toujours fonctionné sur un marché captif, celuides nucléaires, civil et militaire. Tant il est vrai que le néolibéralisme, qui veutfaire de la concurrence l'alpha et l'oméga de l'organisation sociale, se voit obli-gé de l'imposer d'en haut, disciplinairement, et aboutit à un hybride cumulantles défauts du marché et de la bureaucratie. C'est en ce sens qu'il est permis deparler pour la France d'un néolibéralisme d'essence dirigiste. »

Jean-Paul Malrieu, La Science gouvernée. Librairie Ombres blanches, 2011, p.86-87.

Cette évolution résulte de plusieurs causes, dont les deux princi-pales sont peut-être la complication croissante des problèmes auxquelsl’Homo politicus se voit confronté, et la rapidité avec laquelle il estdésormais tenu d'y répondre. Le temps où Pic de la Mirandole, à la findu XVe siècle, pouvait prétendre embrasser le champ de toutes lesconnaissances étant révolu, appel est fait à des « experts » des di-verses disciplines, chargés de « conseiller » leurs ministres en tempsréel, experts auxquels il est demandé - outre la solidité de leurs dos-

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siers - de savoir concilier esprit de synthèse et objectivité, les talentsde « communication » restant (en principe...) l'apanage du titulaireministériel. À dire vrai, ce que l'on entend parfois dans la bouche decertains politiciens (agriculture, démographie, énergie, etc.) peut lais-ser pantois à plusieurs titres (en 2011, le ministre de l'Énergie :« L'augmentation du prix des carburants trouvera sa solution avec ledéveloppement de la voiture électrique » ; le président de la Répu-blique : « Ceux qui naissent aujourd'hui deviendront centenaires pourla moitié d'entre eux. ») Tout ceci surprend moins si l'on songe àl'interchangeabilité des postes ministériels, véritable jeu de chaisesmusicales. Plus au fond, lorsque la « gouvernance » et la « transpa-rence » électronucléaires de la France sont verrouillées par le haut parles lobbies technofinanciers (EDF et AREVA, appuyés sur de grandesentreprises du BTP et de l'ingénierie), par le bas par les intérêts d'unecaste de salariés (préservés et choyés par un syndicalisme et ses comi-tés d'entreprise), quel espoir reste-t-il de voir le monde politique, li-brement élu mais « sous influence », maîtriser et décider réellement enla matière ? Lorsque le président de la République, bien entouré etpris en mains par les cabinets ministériels à dominance [173] techno-cratique de son gouvernement, affecte une partie des 35 milliardsd'euros du grand emprunt 2010 à la « sécurisation nucléaire », à quoicorrespond réellement une décision qui bafoue l'expression démocra-tique ? Peut-être la doctrine d'une politique débordée par les enjeux detous ordres est-elle aujourd'hui bien proche de ce que Jean Cocteaumettait dans la bouche de l'un de ses héros : « Puisque ces mystèresnous dépassent, feignons d'en être les organisateurs... » (Les Mariés dela Tour Eiffel, 1921).

L'aveuglement politique face aux problèmes du long terme

« Lord Edward sursauta à ce mot de progrès. Il avait touché une détente, dé-clenché un flot d'énergie.

"Le Progrès", fit-il, en écho, et son accent, minable et embarrassé, fut remplacépar un flot de certitude. Le Progrès ! Vous autres politiciens, vous en parleztoujours... Comme s'il devait durer... indéfiniment... Toujours plus d'autos, plusd'enfants, plus de nourriture, plus de publicité, plus d'argent, plus de tout, etpour toujours... Vous devriez prendre quelques leçons dans mon domaine, labiologie physique. Le progrès, vraiment ! Qu'est-ce que vous comptez faire ausujet du phosphore, par exemple ? La question avait l'allure d'une accusation

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personnelle.

Mais tout cela est absolument à côté de la question, dit Webley, impatienté.

Au contraire, répliqua Lord Edward, toute la question est là. Sa voix était de-venue forte et sévère. Il parlait avec une cohérence bien plus grande qu'à l'ordi-naire. Le phosphore avait fait de lui un autre homme ; il avait une opinion for-tement motivée sur le phosphore, et partant, il se montra fort.

Avec votre agriculture intensive, reprit-il, vous enlevez tout simplement à laterre son phosphore. Plus d'un demi pour cent par an. Il disparaît complètementde la circulation. Et puis, cette façon de gaspiller des centaines de milliers detonnes d'anhydride phosphorique dans vos égouts ! Vous le versez tranquille-ment dans la mer ! Et c'est cela que vous appelez le progrès ! Vos systèmesmodernes de tout-à-l'égout ! Le ton de sa voix était plein de mépris flétrissant.Vous devriez vous occuper de le remettre là d'où il vient. De le rendre à laterre. Lord Edward secoua un doigt tendu en signe d'admonestation, et fronçales sourcils. À la terre, vous dis-je.

Mais tout cela n'a aucun rapport avec moi, protesta Webley.

— Eh bien, il faudrait que cela en eût, répondit sévèrement Lord Edward. Voi-là précisément où le bât vous blesse, vous autres politiciens. Vous ne pensezmême pas aux choses importantes. Vous parlez de progrès, et de suffrages, etde bolchévisme et chaque année vous laissez perdre dans la mer un million detonnes d'anhydride phosphorique. C'est idiot, c'est criminel, c'est... c'est jouerdu violon pendant que Rome est en flammes. Il vit Webley qui ouvrait labouche pour parler, et se hâta de prévenir ce qu'il imagina devoir être son ob-jection. Vous croyez sans doute, dit-il, que vous pouvez compenser cette perteau moyen des roches phosphatées ? Mais que ferez-vous quand les dépôts enseront épuisés ? Il piqua du doigt le plastron d'Everard. Alors quoi ? Deuxcents ans à peine, et ce sera fini. Vous vous imaginez que nous sommes enprogrès, parce que nous mangeons notre capital. Les phosphates, le charbon, lepétrole, allez, gaspillez tout ! Voilà votre politique !... Et, en attendant, vousêtes là à tournailler et à chercher à nous donner la chair de poule en parlant derévolution !

— Mais, bon Dieu ! dit Webley, partagé entre la colère et l'amusement, votrephosphore peut attendre. L'autre danger est imminent. Vous désirez donc unerévolution politique et sociale ?

— Est-ce qu'elle réduira la population, et arrêtera la production ? demandaLord Edward ?

— Bien sûr.

— Alors, certainement je désire une révolution. Le Vieux avait des idées àl'échelle géologique et n'avait pas peur des conclusions logiques.

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— Oui, certainement. Illidge pouvait à peine se retenir de rire.

[174]

— Mon Dieu, si c'est là votre opinion... commença Webley. Mais Lord Edwardl'interrompit.

— Le seul résultat de votre progrès, dit-il, c'est que dans quelques générationsil y aura une vraie révolution, une révolution naturelle, cosmique. Vous êtes entrain de détruire l'équilibre. Et, en fin de compte, la nature le rétablira. Et leprogrès vous fera sentir fort mal à son aise. Votre chute sera aussi rapide quevotre ascension. Plus rapide, car vous serez en faillite, vous aurez gaspillé votrecapital. Il faut un certain temps à un homme riche pour réaliser ses ressources.Mais une fois qu'elles ont toutes été réalisées, il ne lui faut guère longtempspour crever de faim. » Webley haussa les épaules. Il est timbré, ce vieux fou !se dit-il à lui-même, et, à haute voix :

— Des droites parallèles ne se rencontrent jamais, Lord Edward. Aussi, je voussouhaite le bon soir. Et il prit congé de lui. »

Aldous Huxley (1894-1963). Point Counter Point, 1926. (Contrepoint, traduc-tion Plon, 1961).

« La Science en miniature :une introduction aux nanotechnologies »

« Au seuil d'avancées spectaculaires dans le domaine de la biologie synthé-tique, les possibilités d'abus ou de catastrophe par inadvertance sont énormes.En janvier 2006, des scientifiques ont dévoilé une nouvelle technique automa-tisée qui rend plus facile et plus rapide la synthèse de n'importe quel génomede petite taille, y compris le virus de la variole ou d'autres pathogènes qui pour-raient être utilisés par des bio-terroristes. »

« Les nanotechnologies soulèvent beaucoup d'inquiétudes. Les nouvellesformes de vie autoréplicables, particulièrement celles conçues pour fonctionnerde manière autonome dans l'environnement, vont-elles ouvrir une boîte dePandore aux conséquences imprévisibles et incontrôlables ? En 2004, les ré-dacteurs du magazine Nature (n° du 7 octobre 2004) ont demandé aux scienti-fiques travaillant dans le domaine de la biologie de synthèse « de se concerteret de réfléchir attentivement aux risques, perçus et avérés, et de maîtriser leursactions en conséquence. »

Hope Shand & Kathy Jo Wetter. État 2006 de la Planète, Institut Worldwatch,Edit. française, Genève, chap. 5, pp. 110-111.

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 283

6.3. L'économie et la financeen question

« Depuis que, à l'échelle mondiale, la valeur deséchanges de valeurs mobilières dépasse celle des biens,

que la haute technologie est le moteur principal de l'inno-vation et que le secteur tertiaire relègue au second plan lesactivités industrielles de nombreux pays, le terme "société

de l'information" n'est plus limité aux ouvrages de prospec-tive et envahit le discours économique et politique. »

François-Pierre Le Scouarnec

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Dès le premier échange entre primates (des biens : un œuf pour unfruit ; des valeurs : une fleur épanouie contre une pierre colorée...), labase de l'économie était posée : l'échange à bénéfices mutuels. Métalrare et incorruptible (physiquement...), l'or prend le relais, à la foisrichesse réelle et symbole monétaire, successivement transformé enmonnaie papier puis en « monnaie électronique », celle-ci manipuléepar les traders : de la valeur palpable on est [175] passé à l'oxymore dela « valeur virtuelle ». Dès la fin du XVIIIe siècle, l'économie est su-jette à controverses et à contestations, qui vont de la technique à lapolitique, d'Adam Smith (« la main invisible du marché »...) à Proud-hon (« la propriété c'est le vol »...). Aujourd'hui, le thème est loind'être épuisé... Par ailleurs, un rappel d'ordre méthodologique n'estpeut-être pas inutile : s'il y a vraiment un « système économique »,alors faut-il rappeler deux lois systémiques : un système « isolé » esttôt ou tard voué à la mort, par entropisation ; un système totalement« ouvert » n'est plus un système, puisqu'il a été fondu avec d'autres.En fait, un système ne doit être ni (trop) ouvert, ni (trop) fermé ; maistoute la difficulté réside dans le fait de définir - et de mettre en œuvre- son taux optimal d'ouverture (Cf. Eco-Logique, 1978, p. 3 : « Unsystème aux frontières floues, qui aurait avec son environnement destransferts constants et importants de matière et d'énergie, ne mériteraitplus un tel nom »).

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A — L'économie libérale

« Tout en ne cherchant que son intérêt personnel(l'individu) travaille souvent d'une manière

bien plus efficace pour l'intérêt de la sociétéque s'il avait réellement pour but d'y travailler. »

Adam Smith (1723-1790)

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Pas plus qu'il n'est apte à fonder un « ordre sociétal », le dogme li-béral de l'autorégulation de l'économie ne semble à même de répondreaux nouveaux défis, dont l'inéluctable montée du cours des matièrespremières consécutive à la demande croissante des pays émergents, età l'épuisement des ressources non renouvelables (au-delà du peak oilpar exemple). En outre, raréfaction et valorisation vont entraîner lamise en exploitation de réserves de plus en plus sensibles du point devue écologique (l'exploitation offshore) et politique (le pétrole duMoyen-Orient) ; et comme l'environnement n'a pas de valeur et decaution monnayables, la « main invisible » ne disposera évidemmentpas de chèques crédibles pour acheter la non-exploitation des res-sources ultimes. Alors que les placements boursiers ne concernentmême pas un Français sur 25 68, pourquoi les cours du CAC 40 sont-ils annoncés plusieurs fois par jour et dans tous les médias, même lesplus populaires, accompagnés de commentaires appropriés : si labourse stagne ou baisse, elle ne perd pas, « elle consolide », ou il y a« prise de bénéfice » ! Il est vrai qu'il en est de même pour tous lesparis : le PMU serait-il la Bourse du prolétaire ?

68 « Les actions cotées représentent 17,9 % du patrimoine financier des mé-nages américains contre seulement 3,4 % de celui des ménages français. »En Allemagne, 6,7 % ; en Grande-Bretagne, 8,8 % ; en Espagne, 10,7 %(Autorité des marchés financiers, 2009).

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« L'économie n'est pas seulement la science des lois qui régissent les biensrares. C'est une approche exclusivement individualiste qui n'envisage que lesrapports entre des individus et des choses et, plus particulièrement, qui déduitles rapports inter-individuels des rapports que les individus tissent avec leschoses. Des lois économiques se déduit, en silence, l'ordre social. » DominiqueMéda, Qu'est-ce que la richesse ?, 1999, p. 161.

[176]

Libéralisme, néolibéralisme et ploutocratie 69

« Qu'est-ce que le libéralisme ? Il est habituel de distinguer le libéralisme poli-tique du libéralisme économique. Pourtant, l'un et l'autre apparaissent au XVIIe

siècle puisque l'ouvrage posthume de William Petty l'Arithmétique politique,qui fut l'un des premiers à expliciter la notion des lois naturelles de l'économie,est paru en 1690, soit la même année que I Essai sur le gouvernement civil deJohn Locke, le plus célèbre théoricien de l'anti-absolutisme. L'auteur de la Ri-chesse des nations (1776), Adam Smith, considéré comme le fondateur de lascience économique, est d'ailleurs un philosophe avant d'être un économistelibéral. En réalité, le libéralisme s'est affirmé au XVIIIe siècle comme un mou-vement philosophique et sociologique visant à substituer aux aléas suspects dela politique, les lois objectives et impersonnelles du marché. Certes des mar-chés avaient existé dans les cités de l'Antiquité, mais la notion de lois du mar-ché était au XVIIIe siècle une idée neuve qui semblait promettre aux individus,avec le « doux commerce », un cadre socio-politique autorégulé exempt d'arbi-traire. »

« Ce sont ces valeurs dont se réclament les libéraux des XIXe et XXe siècles,avec toutefois d'infinies nuances qui s'expliquent surtout par la mutation an-thropologique intervenue subrepticement au cours du XIXe siècle du fait de larapide diffusion en Europe et en Amérique du Nord de la révolution indus-trielle. Celle-ci se caractérise non seulement par l'apparition et le développe-ment dans la production artisanale, puis agricole, de machines mues par l'éner-gie fossile - le charbon, en attendant le pétrole et le gaz - mais aussi par lasubstitution progressive de sociétés de capitaux aux entreprises individuelles,familiales ou aux sociétés de personnes. La combinaison de ces deux change-ments se traduisit notamment par l'apparition d'une nouvelle classe sociale, leprolétariat ouvrier, dont le paupérisme et la misère suscitèrent la naissance desdoctrines socialistes, mais aussi l'interventionnisme limité de nombre de libé-

69 Du grec ploutos, richesse ; ploutocratie = « le pouvoir des riches ».

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raux comme John Maynard Keynes avec la Théorie générale de l'emploi, del'intérêt et de la monnaie (1936) ou encore Karl Popper avec La Société ou-verte et ses ennemis (1945) ».

« Antérieurement à cette orientation, parfois même socialisante, du libéralisme,l'économie néoclassique d'un William Jevons, d'un Léon Walras ou d'un Vil-fredo Pareto avait entrepris une mathématisation de la science économique surle modèle de la physique newtonienne, se réclamant aussi du libéralisme, maisassimilant progressivement toutes les relations sociales aux lois du marché, lesdésirs solvables aux besoins, les valeurs aux prix et les ressources naturelles aucapital. L'œuvre de Friedrich von Hayek et celle de Milton Friedman de l'Écolede Chicago, préconisaient une réduction drastique du rôle de l'État qui se tra-duisit par les politiques de déréglementation et de mondialisation de MargaretThatcher (de 1979 à 1990) et de Ronald Reagan (de 1981 à 1989), avant-gardede la vague néolibérale qui s'étendit depuis lors à l'immense majorité des États.La dérive « ploutocratique » du libéralisme triomphait. »

« La Révolution industrielle au XIXe siècle et son expansion mondiale au XXe

siècle furent principalement conduites par des pouvoirs se réclamant de di-verses variantes du libéralisme, mais dans un contexte où les individus étaienttoujours plus supplantés par les prétendues « personnes morales » que sont lessociétés de capitaux. Ses bienfaits pour de larges secteurs des premiers paysindustrialisés et de quelques autres doivent être mis à son crédit. Mais, en re-gard, que de misères sociales et de dégâts infligés à la nature et, surtout, quelleeffroyable perspective que celle de l'effondrement inéluctable 70 de la sociétéindustrielle ! En effet, le système capitaliste se réclamant du libéralisme nepeut prospérer et même survivre qu'en poursuivant la croissance économique eten la maximisant. Or la croissance illimitée dans un environnement limité estévidemment impossible. Toutefois, la prise de conscience par l'opinion pu-blique des dommages causés par le système industriel à l'environnement accuseplus d'un siècle de retard par rapport au décollage de l'industrialisation. Car cen'est que bien après la Seconde Guerre mondiale que naquirent l'environne-mentalisme et la sensibilisation de larges secteurs sociopolitiques à l'écologie.Aujourd'hui, la Biosphère est malade [177] de l’Homo sapiens industrialis.Faute d'un éco-civisme biosphérique, l'avenir de l'humanité est passé du « rêveaméricain » au cauchemar de la fin d'un monde, le nôtre ! »

Ivo Rens (professeur honoraire de l'Université de Genève).

Paru dans le n° 3, juin 2010, de L'Essor, La Chaux-de-Fonds (Suisse).

70 Note : le terme de « développement durable » n'aurait-il pas été créé pourexorciser par anticipation freudienne celui de « effondrement inéluctable »de la civilisation industrielle ?

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Ivo Rens a été fonctionnaire international à Genève de 1957 à 1963, Privat-Docent à la faculté de droit de l'université de Genève dès 1960, Conseiller duVice-Premier ministre de Belgique (Paul-Henri Spaak) de 1963 à 1965, chargéde cours de 1965 à 1968, puis professeur d'histoire des doctrines politiques à lafaculté de droit de l'université de Genève jusqu'en 2000. De 1991 à 1998, il aété le rédacteur de la revue SEBES (Stratégies énergétiques, Biosphère et So-ciété).

LE PIB FRANÇAIS

Pour apprécier le revenu d'un pays, et par là même celui du « ci-toyen moyen », donc les niveaux de vie (en première approximation),on a défini le PIB (Produit intérieur brut, initialement qualifié dePNB, Produit national brut). En France, sa valeur exprimée en valeurconstante, en milliards d'euros, par référence à l'année 2000, a prati-quement doublé en une génération, de 764 milliards d'€ en 1973 à1536 milliards en 2004, soit + 3,3 % par an en croissance linéaire. Lapopulation étant passée de 51,9 à 60,5 millions d'habitants dans lemême intervalle, la croissance individuelle est un peu inférieure, égaleà 14 720 € par personne et par an en 1973 à 25 390 € en 2004, soit +72,5 % et + 2,4 % par an. Au premier trimestre 2011, le PIB françaiss'élevait à 1950 milliards d'euros par an, soit un PIB individuel moyenun supérieur à 30 000 € par an (USA et Suisse : 35 000 ; Brésil 7400 ;Maroc 2 900) ; en 2010, les importations se sont élevées à 444 mil-liards d'€ et les exportations à 396 milliards d'€, d'où un déficit de 51milliards d'€, environ 20% des échanges. La dette publique françaises'établissait à la fin de 2010 à 1591 milliards d'€ (au sens de Maas-tricht), soit 24 600 € par habitant (environ 73 000 € par foyer fiscal),soit 84 % du PIB annuel. Dans le même temps, d'après Jacques Mar-seille (L'argent des Français, 2009), le patrimoine, défini comme lasomme des biens et avoirs fonciers et financiers, atteignait près de150 000 € par Français : placé à cet égard dans le peloton de tête descitoyens des principales nations, chaque Français est donc enmoyenne devenu bien plus riche que son pays !

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Évolution du PIB quotidien par habitant entre 1960 et 2001dans le Monde

(en $ US aux parités de 1990).

1960 1980 2000

Pays développés 24,2 (+ 90 %) 45,9 (+ 48 %) 68,0

États-Unis 35,4 (+ 63 %) 57,8 (+ 56 %) 90,1

Europe des 15 22,4 (+ 91 %) 42,8 (+ 41 %) 60,3

Europe de l'Est 10,3 (+ 119 %) 22,6 (- 31 %) 15,5

Pays en développement 3,4 (+ 74 %) 5,9 (+ 88 %) 11,1

Asie 2,2 (+ 64 %) 3,6 (+ 203 %) 10,9

dont Chine 1,9 (+ 42 %) 2,7 (+ 433 %) 14,4

Afrique subsaharienne 3,6 (+ 28 %) 4,6 (- 13 %) 4,0

Amérique latine 9,9 (+ 82 %) 18,0 (+ 10 %) 19,8

Monde 8,1 (+ 79 %) 14,5 (+ 37 %) 19,9

Adapté de Ch. de Perthuis. La génération future a-t-elle un avenir ?, 2003, p. 44.

Dans les pays développés, sur les quarante années, le PIB individuel des Euro-péens est resté voisin des deux tiers (68 +/- 5 %) de celui du Nord-Américain. Si,dans les années 1960 et 1980, le PIB individuel de l'Européen de l'Est atteignaitla moitié de l'Européen de l'Ouest, il ne s'agissait plus que du quart en 1990.Alors que le PIB individuel de l'Européen de l'Est dépassait (de peu) en 1960celui de l'Américain du Sud, il lui était inférieur en 2000, ainsi qu'à la moyennemondiale ; depuis, il a été dépassé par la Chine. En 2009, les dépenses militairesconstituaient 2,4 % du PIB mondial (1,7 % pour la Grande-Bretagne, 4,5 % auxUSA).

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[178]

Comparaison de quelques pays pour leur PIB, exprimé en PPA(Parité de pouvoir d'achat)

Mieux qu'un PIB exprimé par la simple addition des flux financiersrésultant des productions, des consommations et des échanges, la dé-finition du PPA permet sinon une parfaite, du moins une meilleureappréciation du « vécu individuel » dans divers contextes sociétaux :si un logement coûte 5 fois plus cher en Grande-Bretagne qu'en Hon-grie, et les distractions 5 fois moins chères à Naples qu'à New York, àquoi bon gagner 5 fois plus dans un pays ou une ville plutôt que dansun autre, si le même rapport « qualité/prix » peut être obtenu partout ?Même avec ce correctif, on constatera que l'Allemand ou le Françaismoyen ont un pouvoir d'achat quintuple de celui du Chinois, et dé-cuple de celui de l'Indien, toutes choses égales par ailleurs (comme sicette formule avait jamais signifié grand-chose...).

PIB individuel (corrigé PPA) en 2009, exprimé en $ US/an (arrondi au der-nier chiffre). Entre parenthèses, rang du pays dans le classement mondial.Source : FMI.

Luxembourg (1) : 78 410. Qatar (2) : 78 260. Norvège : (3) 51 980. USA (6) :45 930. Allemagne (20) : 34 390. France (22) : 33 430. Japon (23) : 32 550.Russie (51) : 14 900. Brésil (76) : 10 500. Thaïlande (89) : 8 050. Chine (97) :6 780.1nde (127) : 3 010. République Démocratique du Congo (182) : 330.

Les économistes (à en croire le professeur Mollo-Mollo)...

Les économistes ne seront contents que lorsque chaque pays exportera tout cequ'il produit et importera tout ce qu'il consomme. Car, de même que l'État ré-clame sa dîme à chaque transaction, les imports-exports prélèvent leur part àchaque mouvement de marchandises, même virtuelles...

Les économistes nous disent que la balance des paiements de nos relationscommerciales avec la Chine s'équilibrera entre l'achat de tee-shirts et la ventede centrales nucléaires. Mais pourquoi ne nous parlent-ils jamais de « balancedes emplois » ? Sans doute parce qu'un milliard d'euros dans le nucléaire créemoins d'emplois que dans le textile...

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Les économistes veulent tout et son contraire : que les salaires soient modestesmais que les consommateurs soient gourmands, que les femmes travaillentmais que la démographie progresse, que les jeunes achètent les grandesmarques mais se contentent de petits boulots, que la Chine achète nos Airbusmais qu'elle ne nous vende pas ses tee-shirts...

Les économistes sont comme les cartomanciennes : ils expliquent tout et pré-voient tout... mais après.

B — Globalisation économique,mondialisation et délocalisations

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Les échanges (et les conflits) commerciaux entre peuples sontvieux comme l'histoire ; ils ont même provoqué l'indépendance dupays le plus puissant (pour l'instant...) de la planète, les États-Unisd'Amérique. Mais aujourd'hui - et la technique y est pour beaucoup -ce ne sont plus des marchandises et de l'argent que l'on met en circula-tion, mais du savoir-faire et de la force de travail, par le biais de ladélocalisation. Cette « libre circulation », sinon de toutes [179] lespersonnes, du moins « des biens », déclinée au niveau européen etmême mondial (sous l'égide de l'OMC, Organisation mondiale ducommerce), a ouvert en effet la porte à toutes les possibilités de mani-pulation des richesses, grâce à ce que l'on a pu qualifier d'économienumérique. C'est avec la crise financière de 2008 qu'une réalité estapparue sur la place publique, jusqu'alors connue (et comprise ?) desseuls initiés : la technique informatique fonctionnant à la vitesse de lalumière, des transactions opaques peuvent circuler instantanémentd'un bout à l'autre de la planète, dont le montant quotidien peut at-teindre le budget annuel de bien des États, du moins du monde sous-développé.

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« En 1973, la circulation quotidienne sur les marchés des changes était de 15milliards de dollars. Elle est aujourd'hui de plus de 1,5 million de milliards dedollars » (100 000 fois plus !). « La plus grande partie des mouvements dechange sont spéculatifs et ne concernent pas des investissements ou de la créa-tion de richesse. Les montants impliqués sont 40 à 60 fois les échanges réels »(p. 34). « La croissance du PNB par habitant ces 30 dernières années a été as-sez modeste - moins de la moitié de celle du quart de siècle qui a précédé laglobalisation » (p. 36).

John Saul, Mort de la globalisation, 2005.

L'énergie - contrairement à ce que pense « le bon peuple » - n'étantpas (encore) payée à sa vraie valeur, les transports de matières pre-mières et de produits élaborés ont tout à gagner (sic !) de s'implanterdans des pays où le coût de la main-d'œuvre d'une part, le respect del'environnement de l'autre, sont considérés comme des préoccupationsde nantis ; à priori, l'écologie rejoint ici le socialisme. Pourtant, lors-que - pour compenser la baisse de leur pouvoir d'achat, ou même pouraugmenter celui-ci, tout simplement - les consommateurs françaisachètent des produits moins chers en provenance de pays dits émer-gents, ils pratiquent « une délocalisation à domicile » génératrice defermetures d'entreprises locales, de pertes d'emplois (le leur, éventuel-lement...), elles-mêmes à l'origine d'une baisse du PIB et du pouvoird'achat global, conduisant ainsi à une spirale de paupérisation.

Avantages et inconvénients de la délocalisation

Avantages (à court et moyen terme)

- le coût réduit de la main-d'œuvre, des charges et impôts permet l'exporta-tion du travail matériel. Avec un seul ordinateur, on devient « hommed'affaires », car l'informatisation permet de gérer à distance en gardant lamain en temps réel.

- les matières premières (énergie, minerais, produits végétaux, etc.) ne sontpas puisées dans les ressources des pays riches.

- l'énergie à bas prix permet de réimporter les produits ainsi obtenus (sansconsommation apparente d'énergie, sans pollutions ni pénalisation car-bone).

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Inconvénients (à moyen et long terme)

- une partie du savoir diffuse localement, ouvrant la porte à la « coopéra-tion technique » (centrales nucléaires, Airbus...) et même, un peu plustard, à l'innovation par les pays d'accueil (la Chine, l'Inde). On n'a plusalors ni pétrole, ni idées.

- le commerce local (même celui des grandes surfaces) régresse, virtualisépar internet.

- reste qu'il faut alors gérer (avec quels moyens ?) les produits ou les be-soins inexportables (enseignement, soins de santé, aide à domicile, etc.),à moins de se lancer dans le cercle supervicieux de l'importation de main-d'œuvre...

[180]

Globalisation et mondialisation

« Nous ne pourrons revenir sur la globalisation ; elle est là pour durer. La ques-tion est : comment la faire marcher ». Joseph Stiglitz (in John Saul, Mort de laglobalisation, 2005, p. 46). « La solution dont nous ne disposons pas consiste-rait à stopper la globalisation du commerce et de l'économie ». Amartya Sen(ibid., p. 47).

Joseph Stiglitz (prix Nobel d'économie en 2001), au lendemain de sa démissionen 2000 de chef économiste à la Banque mondiale : « Le FMI n'a cessé de ser-vir les intérêts de l'économie mondiale pour servir ceux de la finance mondiale.La libéralisation des marchés financiers n'a peut-être pas contribué à la stabilitémondiale, mais elle a bel et bien ouvert d'immenses marchés nouveaux à WallStreet. »

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C — Les effets perversd'une économie sauvage

« Le retard des sciences économiques et socialessur les sciences de la matière est l'une des causesdes malheurs actuels de l'humanité. La technique

emporte l'homme vers des horizons imprévus. »

Jean Fourastié (1907-1990)Le Grand Espoir du XXe siècle (1963)

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Il y a quinze années déjà, Viviane Forrester, dans un livre ayantconnu le succès public (L'horreur économique, Fayard, 1996) a soule-vé le problème des dégâts humains résultant de la déconnexion entreéconomie et emploi : « Les « créations de richesse » deviennent desprétextes lointains, de plus en plus évanescents, superflus eux aussi, àces opérations obsessionnelles, à ces danses de Saint-Guy dont dépen-dent de plus en plus la planète, et la vie de chacun. Ces marchés nedébouchent sur aucune « création de richesse », aucune productionréelle. Ils n'emploient guère de personnel, puisqu'à la limite il suffitd'un ou de quelques téléphones et ordinateurs pour brasser des mar-chés virtuels. Or, sur ces marchés, qui n'impliquent pas le travail d'au-trui, qui ne sont pas producteurs de biens réels, les entreprises (entreautres) investissent, de plus en plus souvent, de plus en plus de partsde leurs bénéfices, le profit y étant plus rapide, plus important qu'ail-leurs, et c'est à permettre de tels jeux néofinanciers, autrement plusfructueux, qu'aboutissent bien souvent les subventions, les avantagesconcédés afin que ces mêmes entreprises embauchent ! » (p. 124).

« Dans ce contexte, créer des emplois à partir des « créations de ri-chesses » relèverait de l'humanitarisme puisque la croissance (en fait,du seul profit) ne débouche pas sur le développement ni même surl'exploitation de produits terrestres, mais sur ces étranges piétinementsoniriques, et certainement pas, et plus du tout sur la nécessité d'un tra-vail humain, a fortiori d'un labeur accru. Elle représente souvent, enrevanche, l'occasion d'installer ou de perfectionner les systèmes tech-

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nologiques, la robotisation, capable de réduire, au contraire, le poten-tiel humain, donc d'économiser une part d'un secteur financier sur lecoût salarial. Des sociétés en plein essor, bénéficiaires, licencient enmasse. Rien n'est plus avantageux. D'autant qu'on ne leur consent pasmoins des « aides à l'emploi », sans leur demander de comptes, sansles obliger en rien à embaucher comme il était prévu » (p. 125).

Plus récemment, Christian de Perthuis (La génération future a-t-elle un avenir ? Développement durable et mondialisation, 2003) con-firme en soulignant les distorsions engendrées au sein du marché del'emploi : Robert Reich (chargé du département du Travail sous laprésidence [181] Clinton) et Pierre-Noël Giraud (un économiste fran-çais) ont des analyses « remarquablement convergentes mettant l'ac-cent sur la polarisation croissante des ressources sur une minorité quigénère l'exclusion de plus en plus sévère de la partie de la populationn'ayant pas accès au travail qualifié. Les mécanismes de ces distor-sions s'inscrivent dans le cœur de la dynamique de nos systèmes éco-nomiques. Robert Reich oppose la masse des travailleurs non qualifiésaméricains à ceux qu'il dénomme de façon imagée « les manipulateursde symboles », autrement dit les travailleurs qui se meuvent aveccompétence et habileté dans l'univers numérique. Les premiers subis-sent une concurrence mondiale du travail non qualifié et s'appauvris-sent. Les seconds s'approprient une part croissante du revenu nationalen s'accaparant tous les gains de productivité dégagés par l'écono-mie ». Pierre-Noël Giraud élargit ce type d'observations à l'ensembledes pays occidentaux. Il a été l'un des premiers à diagnostiquer l'im-portance du rattrapage de l'Asie en développement par rapport auxpays riches, qui ont réduit une partie des inégalités dans le monde »(p. 45).

LE CHÔMAGE STRUCTUREL DE MASSE

En France (données INSEE), le taux de chômage (en % de la popu-lation potentiellement active), égal à 2 % seulement en 1970, peuavant la fin des Trente Glorieuses, est passé à 3 % en 1976, 5 % en1980 et 9 % en 1985, date à partir de laquelle il est resté dans la four-chette 9 +/- 1 % (en valeurs absolues 2,6 millions de « demandeursd'emploi » en métropole à la fin de 2010). Le taux réel, en partie mas-qué par diverses formules sociales ou pseudosociales, est évidemment

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supérieur, estimé à quelque 4 millions en tant que « privés d'un réelemploi ». Par ailleurs, le malaise au travail est tel qu'il s'inscrit désor-mais dans les causes médicalement reconnues du suicide (France Té-lécom, Police, ONF).

Deux « bonnes idées » sociales pour l'emploi(l'une de gauche, l'autre de droite)

1. Passer des 40 aux 35 heures de travail hebdomadaires, ce qui devraitcréer (25 millions actifs x 40 / 35) = 2,8 millions d'emplois, soit le nombre dechômeurs au même moment. Parfait ! OUI MAIS... en gardant les salaires (oùtrouver alors l'argent pour payer les recrutés ?) et en augmentant la productivité(où sont les débouchés s'il y a à la fois plus de travailleurs et plus de produitspar travailleur ?).

2. Passer de 60 à 62 ans l'âge de la retraite, ce qui devrait maintenir sur lemarché de l'emploi (2 ans x 700 000 travailleurs par tranche d'âge) = 1,4 mil-lion d'emplois. Parfait ! OUI MAIS... comment trouver les postes de travailpour les chômeurs en exercice (sic !) et les jeunes qui arrivent sur le marché del'emploi, au total 2,8 millions de personnes ?

Proposition : Et pourquoi pas les deux à la fois, en laissant le choix à chacun,à salaires égaux ?

Réponse : « Mais par la croissance, mon bon Monsieur, par la CROIS-SANCE ! »

Au niveau mondial, la situation n'est pas plus brillante, confinantmême à la catastrophe dans certains pays. En Europe (chiffres offi-ciels de janvier 2010), par exemple et par ordre croissant : Pays-Bas,4,2 % ; Autriche, 5,3 % ; France, 10,1 % ; Espagne, 18,8 % ; Lettonie,22,9 % ; pour l'ensemble des pays de l'Europe des 27 : 10,0 % (23millions). En Amérique (chiffres de janvier 2009) : Paraguay, 5 % ;USA, 7 % ; Argentine, 8 % ; Brésil, 8 % ; Chili, 8 % ; Venezuela,8 %. En Asie (idem) : Thaïlande, 1 % ; Taïwan, 4 % ; Japon, 5,2 % ;Pakistan, 7 % ; Iran, 13 % ; Afghanistan, 40 % ; Népal, 46 % ; Turk-ménistan : 60 %. En Afrique (idem) : Nigeria, 5 % ; île Maurice,7,4 % ; Égypte, 9,4 % ; Maroc, 10 % ; Tunisie, 14 % ; Afrique du Sud(ensemble), 23,5 % ; Kenya, 40 % ; Zambie, 50 % ; Libéria, 85 % !

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[182]

Discours de réception du prix Nobel de l'économieMilton Friedman en 1976

« Une économie rigide très statique (étatique) assigne une place fixe à chacun,alors qu'une économie dynamique très progressiste (libérale), qui offre des op-portunités toujours changeantes et encourage la flexibilité, peut avoir un forttaux naturel (sic !) de chômage. » C'est en fait la loi de la jungle appliquée auxsociétés humaines, à cela près que, dans la nature, le prédateur est lui-mêmesanctionné s'il ne sait pas ne pas aller trop loin dans son appropriation du mi-lieu et de ses voisins.

En 2007 en Europe, la durée annuelle du travail se répartissaitcomme suit, autour d'une moyenne (10 pays) de 1 620 heures : Pays-Bas, 1 413 heures ; Allemagne, 1 432 heures ; France, 1 559 heures(2 230 heures en 1950) ; Italie, 1 566 heures ; Suède, 1 601 heures ;Grande-Bretagne, 1 607 heures ; Espagne, 1 775 heures. Les quelque81 % d'Espagnols pourvus d'un emploi travaillant 360 heures de pluspar an que les Néerlandais, qui détiennent le record du plein-emploiavec plus de 95 %, pourrait-on penser que le partage du travail soitune réponse au chômage ? 71.

« La mondialisation, le chômage et les impératifs de l'humanisme »

« L'instauration d'une société humaniste est gravement compromise si le fonc-tionnement de l'économie génère trop de revenus indus et engendre du chô-mage, si la promotion sociale est insuffisante et si des conditions défavorabless'opposent à l'épanouissement des individualités, si l'environnement écono-mique est trop instable, et si le cadre institutionnel de l'économie est inappro-prié ». Maurice Allais, p. 288.

71 Une analyse préliminaire à partir des quelques présentes données laisserait àpenser que le plein emploi européen corresponde (à + / - 4 % près) à 1 410heures de travail, soit 40 semaines de 35 heures de travail par an. Il y a prèsd'un demi-siècle, Jean Fourastié préconisait 40 semaines de 30 heures detravail par an (pendant 35 ans environ, soit 40 000 heures de travail pour unevie humaine) (Les 40 000 heures, 1965).

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« Le sous-emploi massif [...] désagrège peu à peu le tissu social. Cette situationest économiquement, socialement et éthiquement inadmissible à tous égards.Ce chômage s'accompagne partout du développement d'une criminalité agres-sive, violente et sauvage, et l'État n'apparaît plus capable d'assurer la sécuriténon seulement des biens mais également des personnes, une de ses obligationsmajeures. De plus, une immigration extracommunautaire excessive sape lesfondements mêmes de la cohésion du corps social, condition majeure d'unfonctionnement efficace et équitable de l'économie de marché. Dans son en-semble, cette situation suscite partout de profonds mécontentements et génèretoutes les conditions pour qu'un jour ou l'autre l'ordre public soit gravementcompromis, et que soit mise en cause la survie même de notre société » (p.289).

« Le fonctionnement libre et spontané du marché conduit à une allocation op-timale des ressources », enseignée et admise sans discussion dans toutes lesuniversités américaines et, à leur suite, dans toutes les universités du mondeentier (est) l'origine et le fondement de toute la doctrine libre-échangiste dontl'application aveugle et sans réserve à l'échelle mondiale n'a fait qu'engendrerpartout désordres et misères de toutes sortes » (pp. 293-294).

Maurice Allais (Prix Nobel 1988 de Sciences économiques) In La Science,l'homme et le monde. Les nouveaux enjeux, direction Jean Staune, 2008, pp.286-303.

[183]

VERS UNE MISE AU PAS DE LA FINANCE ?

Devant les dérives financières croissantes et des effets mettant encause la crédibilité et la stabilité même de certains États (la Grèce etl'Irlande certes, mais aussi les États-Unis, où la controverse a fait rage,pendant l'été 2011, entre démocrates et républicains), les politiciens nepeuvent donner l'impression de l'impuissance : « Le G20 affiche ledésir de limiter l'instabilité de la finance. S'il y parvient, il faudra en-core remettre celle-ci au service de l'économie. » « Le pouvoir de lafinance est-il sans limite ? Pendant les années 2000, banquiers, fondsspéculatifs et autres financiers se sont enrichis en nourrissant une spé-culation d'ampleur historique. Les gouvernements ont dû mobiliserdes milliers de milliards d'euros pour sauver les banques et éviter quel'économie plonge dans la dépression. Pratiquement deux ans et demi

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après la panique qui a suivi la chute de Lehman Brothers, qu'est-ce quia changé ? À priori, rien. Les banques se sont hâtées de rembourserl'aide des États - accordée pratiquement sans condition - et se trouventles mains libres. Les marchés continuent de spéculera cœur joie »(Christian Chavagneux et Sandra Moatti, « Il faut remettre la finance àsa place », Alternatives économiques, n° 293, juillet-août 2010, pp. 7-15. La régulation de la finance). Les courbes présentées dans cetteanalyse démontrent trois phénomènes dont l'ampleur tendancielle nelaisse aucun doute :

1. Alors que le nombre de crises économiques n'atteignait pas ladizaine avant 1982, il a dépassé 20 après 2007.

2. La finance capte (de plus en plus) les profits, avec une progres-sion moyenne linéairement significative, passant de 10 % en 1948 à35 % en 2008.

3. Dans le secteur des banques d'affaires, la progression des profitsa été le quadruple en 2008 par rapport à 1948 pris comme référenceunitaire, alors qu'elle n'a atteint que 1,8 à peine pour le secteur « Fi-nances et Assurances ».

« Le stock des actifs de BNP Paribas était, en 2008, de 2 075 milliards d'euros,alors que la dette publique de la France se montait à 1 428 milliards d'euros. »« Dès l'exercice 2009, BNP Paribas a annoncé des bénéfices qui ont atteint 9milliards d'euros. » Michel Pinçon et Monique Pinçon-Chariot, Le présidentdes riches, pp. 178 et 176, 2010.

« Pourtant, en même temps qu'ils géraient l'urgence, les grandspays avaient ouvert de vastes chantiers de régulation, destinés à enca-drer le pouvoir de la finance. C'est ce qui se joue au G20. » « Des ins-titutions de contrôle de la finance ont été créées ou renforcées. Despolitiques précises ont été définies et tous les chantiers avancent peuou prou. » « S'il réussit malgré les dissensions entre les États et le lob-bying intense des établissements financiers, le G20 réduira - pour untemps du moins - le pouvoir de nuisance de la finance et son instabili-té chronique. Ce sera un progrès, mais il demeurera insuffisant. Car ilfaudrait ensuite remettre la finance au service de l'économie. Ce quiréclame des mesures plus ambitieuses, porteuses d'une modification

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en profondeur du comportement des banques, des actionnaires maisaussi des États. » « Mesures plus ambitieuses » ou simples replâtragesde surface ?

« Jadis, les techniciens cherchaient des solutions à nos problèmes ; aujourd'hui,les commerciaux cherchent des problèmes à leurs solutions. »

Professeur Mollo-Mollo

[184]

« Remettre la finance à sa place » est désormais une formule quisemble partagée au plus haut sommet de l'État (sous un pouvoir dedroite, à priori plus indulgent envers l'argent) : « La grande questiondu XXIe siècle : comment remettre l'économie au service del'homme ? » « Le capitalisme purement financier est une dérive quibafoue les valeurs du capitalisme. » « Le métier de banquier n'est pasde spéculer, c'est d'analyser le risque du crédit [...], c'est de financer ledéveloppement de l'économie. Si le capitalisme financier a connu unetelle dérive, c'est parce que les banques ne faisaient plus leur métier.Pourquoi prendre le risque de prêter à des entrepreneurs quand il est sifacile de gagner autant d'argent en jouant sur le niveau de la Bourse,sur les marchés ? » Le sauvetage serait en bonne voie : « Le G20 pré-figure la gouvernance planétaire du XXIe siècle. Sans le G20, le cha-cun-pour-soi l'aurait emporté, sans le G20, il n'aurait pas été possiblede réglementer les bonus, de venir à bout des paradis fiscaux, dechanger les règles comptables (pour) faire émerger un nouveau mo-dèle de croissance, à inventer l'État, l'entreprise et la ville du XXIe

siècle. » (Nicolas Sarkozy, dans son intervention du 27 janvier 2010,en ouverture du 40e Forum économique mondial de Davos, cité parMichel Pinçon et Monique Pinçon-Chariot, Le président des riches,2010, pp. 161-162.)

« Le pouvoir de l'argent [...] n'a jamais été aussi grand, insolent, égoïste, avecses propres serviteurs jusque dans les plus hautes sphères de l'État ».Stéphane Hessel, Indignez-vous !, 2010, p. 11.

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Il convient donc désormais de distinguer « Économie réelle » et« Économie financière » ou mieux, « Économie réelle » et « Écono-mie virtuelle », et même Économie (« réhabilitée ») versus Financiari-sation. L'économie dévoyée doit être remise à sa place par de vraispolitiques. Il faut revenir de « la morale » à « l'éthique », comme re-venir de « la finance » à « l'économie », une économie réelle qui inté-grerait les dimensions sociales et environnementales. En d'autrestermes, il faut réintégrer dans l'économie les valeurs humaines qu'ellea soigneusement expulsées - comme l'environnement par l'agriculture- pour maximiser son apparente réussite avec l'aide de la froide tech-noscience. Pour regagner quelque utilité, à défaut de crédibilité, lemonde financier est à donc mettre au pas sous une quadruple condi-tion :

1. Une condition strictement et classiquement économique : toutetransaction doit être gagée par un bien ou un service tangible.

2. Corrélativement, une condition technique : toute transaction« virtuelle » doit être prohibée.

3. Une condition sociétale : toute transaction doit correspondre àune demande ou à une utilité sociale, sans sollicitation créatricede frustrations, et se voir taxée à l'égal du travail.

4. Une condition éthique : le travail doit être rémunéré prioritai-rement au capital ; les écarts de revenus doivent être contenusdans un éventail nettement inférieur à celui aujourd'hui prati-qué, et qui ne cesse de s'enfler. Pour l'usager, la distinction est àfaire entre banques « d'investissement » et celles de « crédit »(banques « d'affaires » et de « dépôts »).

L'EUROPE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE :UNE SOLUTION ?

L'Europe de la paix et de la culture, oui. Mais une Europe de la fi-nance, qui ne voit dans l'Europe que l'élargissement des marchés (lesgrandes surfaces françaises en Pologne...) et l'accès à une main-d'œuvre peu coûteuse (la fabrication de la Logan en Roumanie...),non ! Écoutons encore Maurice Allais (1911-2010. Prix Nobel 1988de sciences économiques) :

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[185]

« La politique commerciale de l'Union européenne a peu à peu dé-rivé vers une politique mondialiste libre-échangiste, contradictoireavec l'idée même de la constitution d'une véritable Communauté eu-ropéenne. » « Une exigence incontournable : la préférence commu-nautaire. Ce principe a une validité universelle pour tous les pays ougroupes de pays. Pour toute économie régionale, un objectif raison-nable serait que, par des mesures appropriées (par exemple une poli-tique tarifaire des transports basée sur le renchérissement de l'énergiepar l'intégration des coûts environnementaux) et pour chaque produitou groupe de produits, un pourcentage minimal de la consommationcommunautaire soit assuré par la production communautaire à l'exclu-sion de toute délocalisation. La valeur moyenne de ce pourcentagepourrait être de l'ordre de 80 % » 72.

« L'économie mondialiste qu'on nous présente comme une panacée("universelle", le pléonasme serait pour une fois acceptable...) ne con-naît qu'un seul critère, "l'argent". Elle n'a qu'un seul culte, "l'argent".Dépourvue de toute considération éthique, elle ne peut que se détruireelle-même » (Maurice Allais, « La mondialisation, le chômage et lesimpératifs de l'humanisme » ; pp. 286-303. In La Science, l'homme etle monde. Les nouveaux enjeux, direction Jean Staune, 2008).

72 Soit 20 % d'échanges avec la Non-Europe. Ce chiffre diffère peu de ceuxdisponibles : 17,0 et 17,4 % pour les pourcentages respectifs des exporta-tions et des importations de l'Europe avec le reste du Monde (Source :Wikipédia, oct. 2010). « Première puissance commerciale mondiale, l'Unioneuropéenne représente 20 % du volume total des importations et des expor-tations mondiales. » « C'est pourquoi (elle) soutient aujourd'hui fermementla libéralisation du commerce mondial, dans l'intérêt des pays riches etpauvres » (Source : Europa, le portail de l'Union européenne. Nov. 2010).

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D — Économie et écologie

« Face aux risques écologiques et sociaux, le motd'ordre du soviétisme était : « Organisons les dégâts » ; ce-

lui du libéralisme est : « Laissons faire les dégâts. »

Prof. Mollo-Mollo

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On est en droit relever le caractère antinomique que revêtent au-jourd'hui le substantif « économie » et l'adjectif « économe » car, dansune société consumériste où le gaspillage et l'obsolescence des pro-duits sont la règle et même le but, l'économie moderne est tout, juste-ment, sauf économe. Une tarte-à-la-crème du développement durable,et même de certains écologistes consensuels, est qu'il n'y a pas d'anti-nomie entre économie et écologie, à la simple condition de rendre lapremière un peu plus vertueuse (par un retour à ses propres principes),et de rendre la seconde plus réaliste (par l'intégration des inévitablesparticularités du comportement humain dans les sèches équations dé-crivant le fonctionnement des écosystèmes...). Comparaison faite avecle domaine social, l'analogie est claire : réformisme ou révolution ?Que l'écologie (prise au sens large, technique inclus) puisse soulagerle porte-monnaie de certains consommateurs n'est pas douteux,comme avec les lampes « à économie d'énergie », une énergie dont laproduction obéit par ailleurs de plus en plus à la loi des rendementsdécroissants. Mais les économies faites par certains ne se traduiront-elles pas par un manque à gagner pour d'autres, et sans contrepartieslocales dans l'emploi si l'on est obligé d'importer pour avoir tardé dansl'accès aux nouvelles technologies (cf. la politique française deschauffe-eau solaires et des éoliennes) ?

[186]

Le PIB n'agrège-t-il pas les dépenses consécutives à un accident dela route : dépanneuse, SAMU, rééducation fonctionnelle ou frais d'ob-sèques... et achat d'un nouveau véhicule ? En d'autres termes, etcomme aurait dit ma grand-mère : faire (en polluant) et défaire (endépolluant), c'est toujours travailler (en engrangeant des profits).

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Comment expliquer à un économiste qu'acheter un climatiseur pourlutter contre la canicule engendre un cercle vicieux thermodyna-mique ? Mais comment faire comprendre à un physicien qu'acheter unclimatiseur est un bienfait pour l'emploi ? Enfin, comment faire ad-mettre à un politicien ou à un syndicaliste qu'ils doivent mettre d'ac-cord l'économiste et le physicien, tous deux électeurs, n'ayant de sur-croît pas forcément la même conception du court et du long terme, desintérêts général et particulier ?

Relation entre Intensité d'émission de C02 et Activité économique (PIB)

Comme le dit la sagesse des nations, « on n'a rien sans peine », et l'on conçoit aisémentque l'activité économique (sauf à se fonder sur la vente des tableaux de maître, et encore...),ne puisse se passer de dépenses matérielles, notamment en énergies fossiles. Pour comparerà cet effet « l'efficacité » de divers pays et régions du globe, on exprimera les tonnages degaz carbonique émis (industrie, transports, chauffage, etc.) pour un niveau de PIB, dontl'unité choisie est ici le « million de $ US ramené au volume de l'année 2000, exprimé enparité de pouvoir d'achat » (Source : Agence internationale de l'énergie, 2010) ; pour lesémissions, il s'agit de tonnes de C02 émises en 2008.

Des tonnages de gaz carbonique on peut passer aux tonnages exprimés en carbone enmultipliant les premiers par le coefficient 0,273 (rapport des masses moléculaires), par lecoefficient 0,341 pour passer aux tonnages en hydrocarbures (mix pétrole/méthane). Plusfaible est le rapport obtenu (en moyenne mondiale, 157 tonnes d'hydrocarbures = 460tonnes de gaz carbonique par million de dollars), meilleure est l'efficacité économique desconsommations carbonées du pays ou de la région considérés.

Région et/ou pays Émission de gaz carbonique(en tonnes/1 M$ US) en 2008

Variation (linéaire, % / an)par rapport à 1990

Amérique du Nord 469 - 1,62

Dont USA 477 - 1,72

Amérique latine 271 - 0,28

Dont Brésil 221 + 0,57

Europe + ex-URSS 406 - 2,23

dont Allemagne 342 - 2,09

France 210 - 1,37

Afrique 356 - 0,69

Moyen-Orient 916 + 1,05

Extrême-Orient 457 - 1,04

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dont Chine 593 - 2,67

Inde 331 - 1,16

Japon 320 - 0,76

Océanie 552 - 0,87

MONDE 460 - 1,49

Pourvus et gros consommateurs respectifs de pétrole et de charbon, le Moyen-Orient et laChine sont les deux plus gros émetteurs de gaz carbonique de la planète pour un mêmePIB. Les plus performants (du moins pour ce critère...) sont la France et le Brésil, la pre-mière près de trois fois plus efficace que la Chine, grâce notamment à l'électronucléaire(surtout si le plutonium est valorisé dans le PIB...). En fait, c'est la Suède (non ici détaillée),où l'hydraulique côtoie plus que largement le nucléaire, qui est en tête du classement géné-ral des nations de plus de 8 millions d'habitants.

Mais la vertu se mesure également à la tendance à terme, qui place la Chine encore en tête,suivie cette fois-ci par l'Allemagne (peu nucléarisée, et forte consommatrice de charbon) ;mais il y a eu une inversion de tendance de 5 % par an en Chine entre 2002 et 2005. LeBrésil est en queue de classement, avec le Moyen-Orient, qui cumule donc les mauvaisesnotes. L'Inde et le Japon sont à des niveaux relativement voisins pour les deux critères.

Source : Commissariat général au Développement durable. Bull. Serv. Observ. Statist.,n° 175, déc. 2010, p. 2 (données AIE).

[187]

Entre 1975 (la fin des Trente Glorieuses) et 2009, le PIB obtenupour une quantité donnée d'énergie a été multiplié en France par 1,26au niveau primaire et par 1,61 au niveau final ; si l'efficacité énergé-tique a ainsi été améliorée aux deux niveaux, elle l'a été davantage àcelui de la consommation qu'à celui de la production (tableau à lasuite).

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Évolutions comparées du PIB et de la consommation d'énergie en France(Source : « Chiffres-clés de l'énergie », ministère de l'Écologie, oct. 2010, p. 31).

1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2009

Intensité énergétique*

Primaire 132 110 108 103 100 102 96 90 87

Finale 145 135 125 110 100 98 90 87 84

* L'intensité énergétique est définie comme le rapport entre la quantité d'énergie (primaire= production ; finale = consommation) utilisée dans une année et le montant annuel du PIB. Plusfaible est ce rapport, meilleure est l'efficacité du système, dite encore « élasticité énergétique ».

Unités arbitraires, année 1990 prise comme référence 100.

L'ÉCOLOGIE ET L'ÉCONOMIESONT-ELLES COMPATIBLES ?

Tout dépend de ce que l'on entend par le mot « économie », mêmesi la racine du mot est commune avec celui d'écologie (oikos = l'habi-tat, le milieu ; nomos = la loi ; logos = le discours) ; mais le doutepeut venir si l'on se rappelle qu'il n'est parfois rien de pire que deuxfrères ennemis ! Des écologistes, soucieux de l'intérêt général, disentque l'écologie sert l'économie, et que les deux disciplines sont doncparfaitement compatibles, et même « co-actives ». Ainsi, lorsque laville de Munich, grâce à la maîtrise de milliers d'hectares de forêts demontagne, dispose d'un château d'eau auto-épurateur de fonctionne-ment gratuit, ne sommes-nous pas en présence d'un exemple convain-quant de développement durable avec satisfaction de l'intérêt général :environnement, santé publique, finances des collectivités locales ?

Il s'agit donc bien alors d'une « saine économie » ; mais lorsque lessociétés de gestion des eaux (en amont et en aval), considèrent lemême problème, c'est d'un tout autre œil puisque - justement - la fi-nance n'y intervient pas (ou très peu, lors de l'achat des terrains, quiont d'ailleurs d'autres « aménités », gratuites ou non : régulation cli-matique, biodiversité, tourisme récréatif doux). La finance n'est doncpas forcément compatible avec l'économie, encore moins avec l'éco-

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logie ! De même une station de lagunage est-elle moins « intéres-sante » qu'une station d'épuration des eaux, puisque non génératrice detravaux de génie civil. Car polluer et dépolluer, c'est à nouveau « faireet défaire (puisque) c'est toujours travailler »... et palper deux fois, àl'aller et au retour, pour le privé (chiffre d'affaires) comme pour l'État(TVA et impôts). Mais, psychologiquement parlant, il est plus grati-fiant de faire que de ne pas faire, car gérer sans intervenir directementest un processus subtil, discret, dont les effets s'inscrivent dans lemoyen ou le long terme (par exemple pour le reboisement après catas-trophe naturelle ou coupe à blanc).

Mais le problème de la compatibilité de l'économie et de l'écologien'en est un que si l'on s'obstine à vouloir intégrer les « externalités en-vironnementales » dans les calculs économiques ; il ne pourra se ré-soudre que lorsque l'on entreprendra d'intégrer la démarche écono-mique dans les sciences des cycles biogéochimiques, dont dépend toutle vivant, et donc la dimension économique de l'existence humaine.

[188]

« Tout objet nouveau, mais aussi tout service nouveau, susceptibles de trouverune demande, entrent immédiatement sur le marché. Et si la demande n'est pasencore là spontanément, mais peut grandir et prospérer, les appareils de la sé-duction publicitaire, armés de leurs techniques spécifiques, sont disponiblespour générer l'attrait des consommateurs. Les meilleurs objets sont ceux quicréent une sorte d'addiction, la palme de l'efficience revenant à ceux qui créentcette addiction chez les enfants. »

Jean-Paul Malrieu, La Science gouvernée, 2011, pp. 48-49.

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Le futur a-t-il un avenir ?(pour une responsabilité socio-écologique)

Troisième partieLES PERSPECTIVES

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Troisième partie :Les perspectives

Chapitre VII

LE FUTUR : À L’ORÉE DES« TRENTE CALAMITEUSES »

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La crise !

« Nous rencontrons chaque jour des hommes aux traits anxieux qui demandent,avec des larmes dans la voix : « Que pensez-vous de la crise ? » Ils ajoutentaussitôt, pour bien montrer l'ampleur de leur souci : « Terrible, cette crise de lasoie artificielle », ou : « Redoutable, cette crise du caoutchouc ». Plus raressont ceux qui risquent un coup d'œil planant, et qui parlent de crise écono-mique. Il faut dire à tous ces gens qu'en fait de crise, nous allons connaître unecrise de civilisation. La soie artificielle est intéressée dans l'affaire, sans doute,et l'économie mondiale ; mais encore la morale, la politique et la sociologie,mais aussi l'avenir de l'espèce et le salut de l'esprit, mais enfin tout ce qui estl'humanité, avec son histoire, ses religions, ses ambitions, ses passions, ses es-pérances. »

« Dès qu'on en vient à ce thème, le plus grave et j'allais dire le seul en cet ins-tant du monde, la meute des gens qui s'imaginent aller de l'avant parce qu'ils selaissent emporter au fil du fleuve, tous ces pionniers du progrès, tous ces pion-niers paresseux se prennent à pousser de grands cris ! » : « Quoi ! Voulez-vousdonc vous opposer à la marche du monde ! On ne remonte pas le courant ! Ilfaut vivre avec son siècle. » « Et autres billevesées dont j'ai les oreilles à vif ».

Georges Duhamel, Querelles de famille, 1932, pp. 40-41.

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 309

7.1. Chronique d'une crise annoncée

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Dès 2005 - voire même plus tôt, en tout cas avant LA crise de 2008qui allait secouer le monde financier - des signes étaient apparus d'unrenversement des valeurs ayant gouverné la planète depuis la fin de laSeconde Guerre mondiale ; ces signes, nous les avons mentionnés aupassage (accompagnés du terme quelque peu ésotérique de « sig-moïde »), dans des domaines ou des contextes à priori bien distincts :la stabilisation de la croissance démographique mondiale (à l'excep-tion de l'Afrique subsaharienne) (chap. 2.3. C, [192] p. 70 ; fig. 6), lastabilisation de la productivité céréalière dans le Tiers Monde (chap.2.3. B, p. 67 ; fig. 5), la stabilisation de la consommation électrique duFrançais (chap. 6,1, fig. 10, p. 160). Cela ne ressemble-t-il pas étran-gement à ce que le Club de Rome appelait, une génération plus tôt,« les limites de la croissance » ? Plus trivialement, depuis que les pro-phètes de malheur répètent que l'on va « droit dans le mur », ne se-rions-nous pas déjà, non pas devant, mais DANS le mur annoncé ?

Au tournant des deux siècles, bien des idées nouvelles sont appa-rues, jusqu'alors insoupçonnées, sous-estimées ou méprisées par lespolitiques (libéraux et marxistes), les syndicats, les églises... : lesdures réalités de l'environnement ; la fin du mythe de la modernitéoccidentale et de sa supériorité historique ; une contestation de l'indi-vidu face à l'oppression financière du pouvoir techno-économique etles effets pervers d'une globalisation naguère encore présentée commeun eldorado par quelques gourous. Nous assistons à une crise multi-dimensionnelle, systémique : démographique, énergétique, écolo-gique, économique, culturelle, politique, pleinement humaine, à la-quelle personne ne voit d'issue, en tout cas ni rapide ni facile. Les an-nées, voire les décennies qui s'ouvrent peuvent être qualifiées, sanscatastrophisme de principe, de « calamiteuses ».

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« On assiste à la fin d'une période de domination occidentale qui aura durédeux cent cinquante ans. [...] On est ainsi, après la guerre, parvenu à notre âged'or, les Trente Glorieuses : un meilleur partage des richesses et la constructiondes systèmes de protection sociale. [...] Aujourd'hui, les syndicats, la Sécuritésociale, les services publics, tout ça est remplacé par l'argent, le simple ar-gent... »

« Nous sommes devant un choix : ou l'on vit dans un monde de consommationau sens le plus fort du terme, de non-production, et ça dure ce que ça dure, carnous ne sommes plus en mesure d'exploiter le reste du monde, et l'Afrique etl'Asie ont une alternative, la Chine, ou bien on invente un nouveau type de so-ciété, et c'est très compliqué. »

« La mondialisation a fait disparaître le social. » « Nous avons vécu avec l'idéedes philosophes Descartes et Bacon qu'il fallait dominer la nature. Maintenant,il faut gérer les rapports nature et culture, et donc imposer des limites à l'éco-nomie. Ces limites ne sont pas sociales, elles sont vitales. » « Le monde deslois s'écroule, mais le monde des droits se referme. » « On assiste donc à uneformidable montée de forces non plus sociales, mais morales. La question es-sentielle, c'est : comment recréer de l'esprit démocratique ? »

Alain Touraine, « La mondialisation a fait disparaître le social. On l'a remplacépar la compassion, l'humanitaire », Télérama, n° 3182, 5 janvier 2011, pp. 13-16. Cf. Alain Touraine, Après la crise, 2010.

A — Le microcosme français

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L'ÉCONOMIE, LA POLITIQUE

Pour la première fois sous la Ve République - hasard conjoncturel,signe des temps ou volonté politique (Valéry Giscard d'Estaing vientde succéder à Georges Pompidou) - toujours est-il que 1974 est lapremière année où le budget de l'État n'est pas voté en équilibre ; au-jourd'hui, on aboutit à un déficit dépassant 80 % du PIB annuel, nousl'avons vu. À ce point, la situation a été portée au terme de la volontépatiemment imposée aux politiques et aux populations par une logiquelibérale où la technofinance a progressivement infléchi l'idée géné-reuse, mais un peu naïve à l'usage, que ses pionniers et les citoyens de

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bonne volonté avaient pu se faire de l'Europe : la paix entre lespeuples et l'Euratom à visage pacifique (mais chaque pays [193] gardesoigneusement, à la demande de la France dans le traité de Maastricht,ses choix énergétiques et la pratique de ses ventes d'armes) ; la librecirculation des personnes et des biens, et l'ouverture à la mobilité de lajeunesse (avec le formatage des esprits pour la main-d'œuvre de de-main) ; l'ouverture des marchés pour la consommation par tous (maisla mondialisation des multinationales françaises de la grande distribu-tion et de l'agroalimentaire français), etc. Le tout sous l'emprise et lagouverne de « polytechnarques » noyautant les cabinets ministériels etles conseils d'administration, moins soucieux de l'intérêt général ethumain que de la réalisation de technoprojets mégalomanes et dispen-dieux, adeptes de la financiarisation à outrance et soucieux de leursplans de carrière : on passe d'une DDA productiviste à un parc natio-nal sans aucun état d'âme ; on inflige à l'homme et à la nature le jougde raisonnements simplistes issus de cerveaux cubiques...

LA DÉMOGRAPHIE

Entre 1973 et 2005, la population de la France métropolitaine estpassée de 52 à 61 millions d'habitants, soit + 17 % en une génération,et cette croissance s'est poursuivie puisqu'en 2009 encore, la France agagné 356 000 habitants. Au 1er janvier 2010, elle comptait65 447 374 habitants de toutes nationalités, dont 96 % en métropole et4 % dans les départements d'outre-mer ; deux millions de Françaisvivent à l'étranger. Rien de comparable, donc au « baby crash » del'Espagne ou de la Hongrie dans les années qui viennent, nous l'avonsdit. Néanmoins, avec 350 000 personnes en plus chaque année, il nes'agit pas d'une croissance zéro, et cela implique de prendre ce sup-plément en charge, de le loger, de le nourrir, de le chauffer, de lemouvoir, etc. Quant à l'emploi, la solution existe, contenue dans leslignes qui précèdent : nos juniors n'auront qu'à s'expatrier au sud-ouestou à l'est de chez eux pour trouver chaussure(s) à leur(s) pied(s). Àmoins que d'autres - latino-américains d'un côté, appauvris des paysde l'Est de l'autre - aient pris la place, pour moins cher ; affaire(s) àsuivre...

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L'évolution démographique française sur plus de deux générations

Entre 1945 et 2011, la population française (métropolitaine) est passée de 40 à 64 millions d'ha-bitants, soit + 24 millions, en moyenne + 360 000 par an ; avec quelques fluctuations de secondordre, cet accroissement est dû à trois phénomènes sensiblement du même ordre de grandeur :la natalité, la sénescence, l'immigration. Plus récemment, soit depuis le début de ce siècle, lapopulation a continué de s'accroître, mais avec un ralentissement tout récent probablement dû àla conjoncture politique. Sur l'ensemble de la décennie, l'accroissement annuel moyen a été de394 +/ - 45 milliers d'individus, mais avec trois périodes assez distinctes : la première pendantles 4 premières années, autour de 410 milliers de nouveaux habitants, la deuxième avec les deuxannées fortes 2005 et 2006 (deux accroissements annuels voisins de 450 milliers de personnes),précédant une baisse en 2007 amenant à un second palier autour de 335 milliers d'individus.

Année 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010

Population(en millions)

58,9 59,3 59,7 60,1 60,5 61,0 61,4 61,8 62,1 62,5 62,8

Accroissement(en milliers depersonnes/an)

409 419 416 403 458 437 395 340 339 325

Sur l'ensemble de la décennie, l'accroissement de 3,9 millions d'individus correspond à un tauxde croissance annuel moyen de 0,64 % (6,4 p. mille), pouvant conduire au doublement de lapopulation en un peu plus d'un siècle. La France est ainsi dans le peloton de tête des pays euro-péens, non seulement pour son accroissement démographique mais pour sa natalité. À noter quel'évolution assez récente des structures familiales (familles monoparentales et/ou recomposées ;maternités décalées ; population étudiante et « adulescente » ; personnes en maisons de retraitesans libérer leur logement) a amplifié les effets de la croissance démographique stricto sensusur les disponibilités de logements.

Sources : INSEE et INED, valeurs au 1erjanvier de l'année mentionnée ; chiffres arrondis aumillier d'habitants. Les modalités de recensement ayant changé dans l'intervalle, des écarts desecond ordre sont possibles pour certains chiffres récents (ou anciens...).

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[194]

L'ÉNERGIE

Pour juger complètement de la politique énergétique poursuiviedepuis la fin des Trente Glorieuses, il faut d'une part suivre son évolu-tion jusqu'au tout début du présent siècle, d'autre part noter en préa-lable que cette politique s'est bon gré mal gré et, à l'insu de la majoritédes Français, récemment stabilisée ; elle a même régressé, en partie(mais en partie seulement) suite à la crise financière de 2008-2009.Autant sinon plus que la plupart des nations industrialisées, la Francea connu depuis la dernière guerre mondiale d'importants changementsqualitatifs et quantitatifs en matière d'énergie. En 1946, le charbonconstituait 86 % des sources d'énergie utilisées dans notre pays ; il n'acependant pas totalement disparu du paysage énergétique, avec 17,4millions de tonnes consommées en 2009 (dont 46 % pour la produc-tion d'électricité), totalement importées. La dernière mine française (laHouve, en Lorraine) a été en effet fermée le 8 avril 2004, suite à lasignature du pacte charbonnier de 1994. Mais le pétrole a pris rapide-ment le relais, atteignant près de la moitié de l'énergie charbon en1955 et l'égalant en 1962.

Pourtant, depuis les Trente Insoucieuses, le pétrole a régulièrementdécru dans la consommation (totale) française, passant des trois quartsde notre énergie à moins de la moitié depuis 1997 (en valeurs abso-lues : 112 et 71 Mtep). Cette « amélioration » est fréquemment - etofficiellement - portée au crédit de l'électronucléaire, mais elle peutl'être tout autant, voire davantage, à celui du gaz naturel. En effet, sinous prenons en compte pétrole et gaz, regroupés comme « hydrocar-bures » (à peu de chose près, mêmes origines naturelles, mêmes pos-sibilités matérielles, même géopolitique avec avantages et risques af-férents, etc.), leur pourcentage est constant depuis 1988 dans le « bou-quet énergétique » de notre pays : 70% (à 1 % en plus ou en moins) !En valeurs absolues, il s'agit de 107 Mtep (à +/- 3 % près), dans

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l'exact rapport deux tiers/un tiers depuis le début de ce siècle, avec uncertain avantage de commodité en faveur du second 73.

Mais au-delà de cette première approche, depuis l'orée du XXIe

siècle, un constat susceptible d'extrapolation est celui de la stagnation,et même de la tendance à une légère décroissance, de la consomma-tion d'énergie dans notre pays. Néanmoins, loin d'être la conséquenced'un comportement réfléchi et délibéré, car toujours inscrit dans une« volonté de croissance », le phénomène est le résultat de quelquesprogrès (économies d'énergie, abandon de certaines pratiques dispen-dieuses, etc.) et de bien des contraintes (déclin de l'industrie indigène,crises économiques ou sociales, etc.). Rappelons aussi que, depuis cepalier énergétique, dans un pays stabilisé à deux enfants par femme, lapopulation est pourtant passée de 59 à 63 millions d'habitants, crois-sance décennale à peine moins importante (+ 7%) que celle du globe,de 6,10 à 6,85 milliards d'individus (+ 11 %). On en déduit aisémentque la consommation énergétique individuelle moyenne française n'apu que baisser !

73 II est donc tout à fait normal que les prix de ces deux formes de carbonehydrogéné fossile soient mutuellement indexés et puissent être taxés dansl'intérêt général, économique et écologique.

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[195]

Consommation française en énergie primaire,exprimée en tep/personne de 1960 à 2009

Figure 11

Source : Université de Sherbrooke, Canada, 20101. 1960 : 1,74. 1965 : 2,17. 1970 : 3,05. 1975 : 3,17.2. 1980 : 3,59. 1985 : 3,73. 1995 : 4,17. 2000 : 4,38. 2001 : 4,50. 2002 : 4,48.2003 : 4,51. 3. 2004 : 4,55. 2005 : 4,54.2006 : 4,44. 2007 : 4,40. 2008 : 4,35. 2009 : 4,30.1975/1960 = x 1,822 (= + 82 %) 2005/ 1975 = 1,432 (= + 43 %).

On peut distinguer trois périodes successives correspondant aux Trente Glorieuses(ici, pour partie, de 1960 à 1975, augmentation de 82 % de la consommation enénergie primaire par individu), aux Trente Insoucieuses (de 1975 à 2000, la crois-sance se poursuit quasi linéairement, mais l'augmentation n'est que de 43 % en 25ans), et au début des Trente Calamiteuses (la consommation a plafonné puiscommencé à décroître, passant de 4,55 à 4,30 tep, après un maximum éphémère à4,53 +/- 0,02 en 2003-2005).

Ce constat global est détaillé à la suite de 2005 à 2009 aux deuxniveaux d'énergie dite primaire (sources) et secondaire (emplois).

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La stabilisation de la production et de la consommation françaises d'énergie*

Moyenne des années 2005 à 2009 inclus (Source : ministère de l'Écologie)Données (en Mtep/an) arrondies à l'entier proche

Energie dite primaire utilisée Énergie dite finale consommée

Charbon 12 +/- 1 (4,5 %) Sidérurgie 6 +/- 1 (3,5 %)

Pétrole 89+/- 4 (32,8 %) Industrie 31 +/- 1 (19,3 %)

Gaz naturel 40 +/- 1 (14,9 %) Résidentiel et Ter-tiaire

69 +/- 1 (43,1 %)

Électricité thermique (incl. nu-cléaire)**

116+/- 3 (42,7 %)

Agriculture 4 +/- 0 (2,5 %)

Énergies renouvelables (incl. hydrau-lique)

14 +/- 2 (5,1 %) Transports 50 +/- 0 (31,5 %)

Total *** 271 +/- 6 Mtep/an Total 159+/-2 Mtep/an

* En notant que l'énergie contenue dans les produits importés ne figure pas dans cette comptabilité.

** En notant qu'il s'agit de 3 parties d'énergie thermique totale pour 1 partie d'énergie électrique obte-nue.

*** En incluant les usages dits non énergétiques (= matière première, pour la pétroléochimie, pour ca16 Mtep).

Commentaires

1. Aussi bien la production que la consommation globales sont qualifiables de constantes sur la périodequinquennale considérée.

2. Mais comme dans le même temps, la population est passée de 60,4 à 63,6 millions de personnes, il ya donc une légère diminution de la consommation individuelle d'énergie (finale) : de 2,67 à 2,53 tep,soit - 0,14 tep/personne/an, soit - 5 % sur la période considérée, environ - 0,7 % par an. À noter quecette valeur individuelle est égale à celle connue en 1973, à la fin des Trente Glorieuses : 2,56tep/personne, ce qui témoigne à la fois de certaines économies d'énergie, mais aussi du déclin de la pro-duction industrielle indigène et de l'augmentation des importations de produits porteurs d'énergie « ca-chée ».

3. À cette dernière remarque près, le « rendement énergétique » de la France est resté relativementconstant, égal à 58 % ; il est donc nettement meilleur que celui des États-Unis, égal à 42 % seulement.

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4. Quant à « l'indépendance énergétique », il serait illusoire de la calculer à partir des données figurantdans la rubrique « Énergie primaire », puisque la quantité d'électricité nucléaire affichée l'est en valeurthermique, dont les deux tiers restent inutilisés et même polluants. En outre, une énergie dont 100 % dela matière première est importée depuis des années de pays où règne l'insécurité (AQMI : Al Qaïda auMaghreb) et dont on pille les ressources en polluant l'environnement est-elle aussi « indigène fran-çaise » que cela ?

En se référant à l'évolution antérieure des quatre grandes sourcesd'énergie non renouvelables, il est douteux que ce ralentissement soittransitoire, car la tendance semble bien inscrite dans les faits (tableauci-dessous ; chiffres en gras des récentes années, p. 197) : les troissources majeures auxquelles s'adresse notre pays pour se « nourrir »cohabitent en effet depuis 10 ans dans des proportions étonnammentsemblables : 46,1 +/- 0,4 % pour le pétrole ; 23,1 + /- 1,0 % pour legaz naturel ; 24,2 +/- 0,3 % pour l'électronucléaire ; seul le charbon(ici laissé pour compte) confirme sa tendance à la baisse. Dans cesconditions, on voit mal - sauf cataclysme pétrolier (mondial, poli-tique) ou nucléaire (national, technique) - comment un changement derégime politique pourrait permettre d'inverser la vapeur (si l'on peutdire...). Seules les énergies dites nouvelles pourraient venir se substi-tuer à une partie du nucléaire, permettant ainsi une sortie honorable decelui-ci de la scène française, européenne et mondiale. Aucun espoiren tout cas de reprendre l'exponentielle énergétique dont notre enfances'est vue gavée...

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L’évolution énergétique en France depuis la fin de la Deuxième Guerre mondialeEn valeurs absolues, Mtep/an, et relatives (en % du total)

Année Charbon Pétrole Gaz Nucléaire Total

1946 31,2 (86,0 %) 5,0 (13,8 %) 0,1 (0,2 %) 0,0 (0,0 %) 36,3 Mtep

1950 33,2 (76,3 %) 10,1 (23,3 %) 0,2 (0,4 %) 0,0 (0,0 %) 43,6

1955 35,7 (67,0 %) 17,3 (32,5 %) 0,3 (0,5 %) 0,0 (0,0 %) 53,3

1960 36,0 (56,9 %) 25,0 (39,5 %) 2,3 (3,6 %) 0,0 (0,0 %) 63,3

1965 35,5 (40,0 %) 49,2 (55,4 %) 4,1 (4,6 %) 0,1 (0,1 %) 88,8

1970 29,1 (24,1 %) 83,7 (69,5 %) 7,6 (6,3 %) 0,1 (0,1 %) 120,5

1973 23,0 (15,4 %) 112,7 (75,5 %) 12,6 (8,4 %) 1,1 (0,7 %) 149,4

1975 20,2 (15,6 %) 93,6 (72,2 %) 14,6 (11,2 %) 1,3 (1,0 %) 129,7

1980 24,9 (16,4 %) 101,2 (66,6 %) 19,8 (13,0 %) 6,0 (4,0 %) 151,9

1985 19,0 (13,9 %) 76,7 (55,8 %) 22,5 (16,4 %) 19,2 (14,0 %) 137,5

1990 15,9 (10,9 %) 79,2 (54,0 %) 24,3 (16,6 %) 27,2 (18,6 %) 146,7

1995 12,3 (7,9 %) 80,9 (52,3 %) 28,7 (18,5 %) 32,9 (21,3 %) 154,8

2000 11,4 (7,6 %) 69,8 (46,5 %) 33,1 (22,0 %) 35,9 (23,9 %) 150,2

2005 10,8 (6,6 %) 75,3 (46,2 %) 37,9 (23,2 %) 39,1 (24,0 %) 163,1

2007 10,1 (6,5 %) 71,6 (46,1 %) 35,5 (22,8 %) 38,2 (24,6 %) 155,4

2008 9,8 (6,3 %) 71,2 (45,7 %) 36,6 (23,5 %) 38,2 (24,5 %) 155,8

2009 8,3 (5,6 %) 68,5 (46,2 %) 35,7 (24,1 %) 35,7 (24,1 %) 148,2 Mtep

Données fournies avec arrondissement à une seule décimale après la virgule, mais calculs depourcentage effectués sur des données comportant deux décimales après la virgule. Chiffresen gras = paliers.

Sources :

1/ Pour l'ensemble de la période : T. Boden, G. Marland, PJ. Andres (CDIAC = CarbonDioxide Information Analysis Center, ORNL = Oak Ridge National Laboratory, USA), juin2010 (émissions de gaz carbonique, exprimées en tonnes de Carbone pour les combustiblessolides, liquides et gazeux, hors émissions de l'industrie du ciment).

2/ Pour la période 1946-1975 : Michel Jura - L'énergie en 1980 : le pari nucléaire, Économieet Statistiques, n° 88, avril 1977, pp. 15-27 (tableau 7, en Mtep).

3/ Pour la période 1980-2007 : E.I.A. = Energy Information Administration, Electricity Pro-duction in France by Source (courbe électronucléaire, en TWh).

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4/ Pour la période 1990-2009 : Commissariat général au Développement durable. Repères.Chiffres clés de l'énergie en France, octobre 2010, 36 p. (toutes sources, en Mtep ou TWh).

Commentaires

1/ Les données fournies en masses d'élément carbone (en relation avec les émissions de gazcarbonique) ont été converties en molécules combustibles opportunes (coefficient 1,000 pourle charbon, coefficient 1,183 pour le pétrole assimilé au décane, coefficient 1,333 pour le gaznaturel = méthane). La conversion énergétique a été effectuée par le biais des enthalpies mo-laires « Les TWh "nobles" ont été convertis en tep par la relation 1 MWh = 0,077 tep PCI,Pouvoir calorifique inférieur, hors chaleur de condensation de la vapeur d'eau de la combus-tion ». (Chiffres clés de l'Énergie, p. 36).

2/ Les données disponibles, mutuellement recoupées, amendées et/ou transformées en tep,sont des valeurs d'énergie dite primaire (« à la source »). Toutefois, pour l'électricité, c'est letiers de la valeur totale « thermique » (chaleur dissipée dans l'environnement + énergie élec-trique) qui a été prise en compte (Chiffres clés de l'énergie, p. 6), au titre d'énergie utile, com-parable à celle des combustibles carbonés, utilisés pour le chauffage ou les transports. On rap-pelle qu'à contenu énergétique identique (ici, en Mtep), les émissions de gaz carbonique sont1,4 à 1,5 fois plus élevées pour les charbons que pour les hydrocarbures.

3/ Provenant des émissions de gaz carbonique, les chiffres ici présentés pour le charbon nedoivent pas surprendre par leur apparente faiblesse : d'une part, ils seraient à multiplier par 1,5pour passer des tep aux tec ; d'autre part, ils sont basés sur une teneur de 100 % en élémentcarbone, ce qui est loin d'être le cas pour les divers « charbons » ou autres combustibles so-lides. Les 10,8 Mtep (importés) consommés en France en 2009 correspondent en fait à un ton-nage de 17,4 millions de tonnes de charbons, en provenance des USA (3,9 millions de tonnes),d'Afrique du Sud (2,9 Mt), Australie (2,9 Mt), Colombie (1,7 Mt), etc.

4/ Les quatre sources énergétiques ici considérées ont en commun d'être fossiles, uraniuminclus, et non renouvelables à notre échelle. Mais le total énergétique comporte également (en2009) 20 Mtep d'énergies renouvelables, comme l'hydraulique, le bois-énergie, l'éolien, etc.(cf. chap. 9, 2). Du coup, le total étant de quelque 168 Mtep/an (moyenne des années 1990 à2009), le gaz naturel et l'électronucléaire, au lieu de représenter chacun un peu moins du quartdes énergies, en constituent environ 21 %, le reste à l'avenant ; mais la comparaison relativedes quatre énergies « anciennes » demeure évidemment inchangée.

5/ Aux extrémités de la trajectoire (1946 et 2009), en ne considérant que le carbone fossile, lepourcentage charbons/hydrocarbures est passé de 86 /14 % à 7 / 93 % ; le seuil 50 / 50 % a étéfranchi en 1962. De 1973 à 1985, pendant la première décennie du programme électronu-cléaire, le rapport charbon/hydrocarbures est resté remarquablement constant (16 / 84 %, àmoins d'un % près), ce qui tendrait à prouver que les économies carbonées ont davantage por-té sur le charbon que sur le pétrole, priorité pourtant affichée ! Ce n'est d'ailleurs qu'en 2001que le charbon est passé en dessous de la barre des 10 % du total du carbone fossile.

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[198]

Évolution des énergies de 1946 à 2009 en France

Figure 12

Évolution des formes d'énergie (consommées en France) entre 1 946 et 2009

Courbes de bas en haut : 1/ Evolution (relative) de la consommation en charbon.2 / Évolution de la somme charbon + pétrole. 3 / Évolution de la somme charbon+ pétrole + gaz. 4 / Somme (100 %) de la consommation en charbon + pétrole +gaz + électronucléaire.

Autrement dit, aire située :

- en dessous de la première courbe : consommation en charbon,

- entre la première et la deuxième courbe : consommation en pétrole,

- entre la deuxième et la troisième courbe : consommation en gaz naturel,

- entre la troisième courbe et l'horizontale 100 % : consommation en électriciténucléaire.

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 321

Que notre politique énergétique récente puisse être d'une granderigidité (en croisant les doigts... car rigidité est au moins synonyme destabilité) est confirmé par les modes d'utilisation de ces sources par lesprincipaux secteurs d'activité de notre pays. Le croisement maximal sefait entre « Électricité +Gaz » et « Résidentiel +Tertiaire », tendancequi n'a aucune raison de se ralentir compte tenu de la « tertiarisation »et de l'informatisation de notre société ; l'Industrie se partage essen-tiellement entre « Gaz naturel » et « Électricité ». Le reste, bien quedivers, reste de second ordre, à la seule exception de « Pétrole » ver-sus « Transports », addiction mutuelle dont l'avenir ne saurait s'ins-crire que dans une cure de désintoxication (tableaux à la suite, com-plétés par l'encart, p. 202).

Dans la mesure où les consommations totales ont assez peu variéentre 1973 et 2009 en valeurs absolues (144 +/- 15 Mtep, soit + / -10 %), on utilisera ici pour une meilleure lecture les parts de con-sommation exprimées en pourcentages (arrondis à l'entier) par rapportaux totaux, quitte à fournir quelques précisions dans certains cas ; leprocédé évite en outre les conversions entre unités Mtep et kWh. Lasidérurgie est incluse dans l'industrie, l'agriculture (faible et constante)dans les transports.

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 322

[199]

Évolution de la consommation finale française de la consommation d'énergie(en pourcentage des totaux, quelles que soient les unités)

1973 1985 2000 2009

Sources confondues

Industrie et Sidérurgie 36 % 30 25 21 baisse

Résidentiel et Tertiaire 42 42 41 44 stabilité

Transports et Agriculture 22 29 34 35 hausse

Pétrole (consommations de la pétrochimie et pour l'électricitéportées sous « Industrie/Sidérurgie »)

Industrie et Sidérurgie 44 % 27 26 22 baisse

Résidentiel et Tertiaire 30 25 17 16 baisse

Transports et Agriculture 26 48 56 63 hausse

Gaz naturel (consommations de la pétrochimie et pour l'électricitéportées sous « Industrie/Sidérurgie »)

Industrie et Sidérurgie 68 % 51 45 42 baisse

Résidentiel et Tertiaire 32 49 54 57 hausse

Transports et Agriculture < 1 < 1 1 1

Electricité (toutes sources confondues, avec nucléaireégal à 75-80 % du total électrique)

Industrie et Sidérurgie 56 % 39 35 30 baisse

Résidentiel et Tertiaire 38 57 61 65 hausse

Transports et Agriculture 6 4 4 5

À cette échelle, le charbon n'apparaît plus dans la comptabilité nationale, résidueldans certains secteurs de l'Énergie et de l'Industrie, quantités satisfaites par des impor-tations.

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 323

Commentaires

1. Dans la consommation finale totale, l'industrie baisse régulièrement, le résiden-tiel/tertiaire reste stable, les transports augmentent (toujours tributaires du pétrole, legaz et l'électricité ne leur apportant que très peu). On peut donc dire que l'électronu-cléaire n'a rien économisé, tout au plus a-t-il remplacé le pétrole que l'on aurait dûimporter pour répondre à la croissance automobile : en un sens, des véhicules élec-triques circulent depuis plus de 20 ans sur nos autoroutes et nos chemins de cam-pagne...

2. Dans la part prise par le pétrole, l'industrie s'écroule (divisée par 2), le résiden-tiel/tertiaire diminue (pénétration de l'électricité, puis du gaz). Les transports explo-sent, passant de 26 à 63 % de la consommation finale en 2009 (42 millions de tonnesdans les années 2000 contre 23 millions à la fin des Trente Glorieuses). Cette aug-mentation correspond en fait (en gros) à celle de la circulation automobile (et aé-rienne), résultant elle-même de la croissance démographique (de 40 à 65 millionsd'habitants), de l'augmentation des niveaux de vie et des changements de comporte-ments, le tout à peine tempéré par l'amélioration des performances des véhicules etune conduite (un peu) plus apaisée de conducteurs terrestres.

3. Dans la part du gaz naturel (dont les % sont à considérer avec précaution, sa con-sommation ayant presque triplé en absolu entre 1973 et 2009), l'Industrie baisse appa-remment d'un tiers mais double en valeur absolue. Le résidentiel/tertiaire doublepresque en relatif, et explose en absolu (x 5 : de 55 à 283 TWh ; chauffage électriqueet climatisation ont accru leurs parts de marché). Ici, les Transports sont plus quemarginaux.

4. Enfin, pour l'électricité, qui a triplé en absolu, l'industrie baisse en pourcentagemais augmente (x 1,6 ; moins que le gaz) en absolu. Le résidentiel/tertiaire explose (ilquintuple en absolu : chauffage et climatisation, électronique au sens le plus large).Les transports (trains, trams, métros) bougent peu et restent marginaux, malgré leurdoublement absolu en 35 ans, de 6 à 12 TWh, soit 2,2 % seulement de la somme élec-trique. En d'autres termes, l'électronucléaire n'a pu répondre - en les provoquant -qu'aux besoins fixes, et en aucune manière sensible à ceux de la circulation, malgrél'électrification ferroviaire (la SNCF consomme un peu plus de 1 % de l'électricitéproduite en France). Directement, il est plus que douteux que l'engouement naïï quiémerge cycliquement (sic !) pour la voiture électrique puisse un jour se concrétisersignificativement, pour des raisons autant humaines que physiques. En revanche,l'électricité a plutôt satisfait la demande domestique et tertiaire, créant des habitudesen partie artificielles et dispendieuses (comme la climatisation « hors propos »). Indi-rectement, bien qu'au prix d'une facture pétrolière persistante, elle a sauvé l'image del'automobile qui, sans cela, aurait montré plus crûment encore ses tares physiques etses limites environnementales et financières. « L'électricité facile » a ainsi retardé uneprise de conscience pourtant nécessaire ; confortant de mauvaises habitudes de con-fort, elle a laissé la voie libre aux illusions de lendemains qui déchanteront d'autant...

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 324

[200]

L'utilisation sectorielle des diverses sources d'énergie en France en 2009Chiffres clés de l'Énergie (Charbon, p. 13. Pétrole, p. 16. Gaz naturel, p. 20. Électricité, p. 23).

Charbon (Mt) Pétrole (Mt) Gaz (TWh -PCS) Électricité (TWhé)

Sidérurgie 4,9 - 6,0 12,0

Industrie 2,4 4,7 147,0 (30 %) 121,0 (27 %)

Électricité carbonée 8,1 0,9 42,0

Agriculture - 3,3 - 7,0

Transports - 46,2 (68 %) 4,0 13,0

Résidentiel et tertiaire 0,6 12,5 283,0 (59 %) 289,0 (65 %)

Total 17,4 Mt 67,6 Mt 482,0 TWh 442,0 TWhé*

En Mtep 10 + 67 + 38 + 37=152**

Les chiffres les plus significatifs sont imprimés en gras.

* Dont 51 TWh d'électricité non nucléaire.

** Plus 11,6 Mtep de pétrole et 15,0 TWh de gaz naturel consommés comme matières pre-mières de la chimie.

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 325

Énergie : consommation et productionÉvolution entre 1973 et 2009 (France)

Consommation 1973 2009 Différence

Industrie + Sidérurgie 48 Mtep (36 %) 33 Mtep (21 %) -15 Mtep (-31 %)

Agriculture 3 Mtep (2 %) 4 Mtep (3 %) + 1 Mtep

Transports 26 Mtep (20 %) 50 Mtep (32 %) + 24 Mtep (+ 92 %)

Résidentiel + Tertiaire 56 Mtep (42 %) 69 Mtep (44 %) + 13 Mtep (+ 23 %)

Total (énergie « finale ») 133 Mtep 156 Mtep + 23 Mtep (+ 17 %)

Par habitant 51 millions 2,61 tep/an 62 millions 2,51 tep/an - 3,8 %*

Production (énergie « indigène ») 2009

Hydrocarbures 2 Mtep (1,5 %)

Électricité primaire 113 Mtep

dont nucléaire (en énergie primaire, mais 36 Mtepen énergie finale)

107 Mtep (81,7 %)

dont hydraulique + éolien 6 Mtep (4,6 %)

Biomasse, déchets et divers 16 Mtep (12,2 %)

Total (énergie « primaire », mais 54 Mtep en éner-gie finale)

131 Mtep (100,0 %)

Importations 2009

Charbon 11 Mtep (8,4 %)

Pétrole 82 Mtep (62,6 %)

Gaz 38 Mtep (29,0 %)

Total (énergie « primaire ») 131 Mtep (100,0 %)

Total général (énergies primaires indigènes + im-portées)

262 Mtep (180 Mtep en 1973) mais 185 Mtepen énergie finale

* On voit que la consommation énergétique individuelle a plutôt faibli en une génération (récessionindustrielle et efficacité consommatrice conjuguées) tandis que la consommation collective (démo-graphique : immigration et vieillissement) a augmenté d'un sixième (+ 17 %).

Source : CGDD, 2010 (Commissariat général au Développement durable).« Repères. Chiffres clés de l'énergie », octobre 2010,36 p., en particulier pp. 8-10.

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 326

[201]

Les hydrocarbures : évolution entre 1973 et 2009 (France)(par secteurs de consommations, en Mtep/an)

1973 2000-2005 / 2008-2009

Pétrole Gaznaturel

Hydrocarbures Pétrole Gaznaturel

Hydrocarbures

Branche

Énergie 14,8 3,5 18,3 (16,3 %) 1,2 (0,3) 2,8 (1,0) 4,0 (3,7 %)

Industrie et Sidérurgie 24,1 3,9 28,0 (25,0 %) 5,8 (1,1) 12,5 (0,5) 18,3 (16,8 %)

Résidentiel et Tertiaire 32,7 4,2 36,9 (33,0 %) 14,0 (1,4) 21,9 (1,2) 35,9 (32,9 %)

Transports et Agriculture 28,6 0,1 28,7 (25, 6%) 50,5 (0,8) 0,3 (0,1) 50,8 (46,6 %)

100 % 100 %

Total (hors Pétrochimie) 100,3 11,7 112,0 71,4 37,5 (1,6) 108,8 (3,4 %)

Adapté de « Chiffres clés de l'énergie en France », Commissariat au Développement durable, octobre2010, 30 p.

Notes

1. Les données pour le gaz étant fournies en TWh, elles ont été converties en Mtep avec l'équiva-lence officielle 1 MWh = 0,077 tep (hors chaleur de condensation).

2. Les quantités d'hydrocarbures utilisées pour la pétroléochimie (matières plastiques, engrais, etc.)ne sont pas ici prises en compte (en année moyenne, de 1973 à 2009, 11,4 +/- 2,2 Mtep de pétrole et1,9 +/- 0,4 Mtep de gaz).

Remarques

La consommation (et, consécutivement, nos importations) en hydrocarbures n'a pas sensiblementbougé entre les Trente Glorieuses et les Trente Insoucieuses, à cela près que le gaz est venu rempla-cer une partie du pétrole. Le fait est particulièrement net pour la rubrique « Résidentiel et Tertiaire »,dont la part est ainsi demeurée constante dans le budget global (37 versus 36 %).

En revanche, la rubrique « Transports » (+ Agriculture, mineure à cette échelle) a presque doublé,passant de 29 à 51 Mtep (de 26 à 51% dans le budget global).

Le total étant constant, la compensation de la croissance des transports a été prise, d'une part sur labranche « énergie » (de 18 à 4 Mtep), de l'autre sur la branche « Industrie + Sidérurgie » (de 28 à 18Mtep).

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 327

La connaissance de notre comportement énergétique est affinée enconsidérant l'importance de nos importations d'énergie, donc notretaux d'indépendance énergétique (apparemment 50 %, en réalité30 % ; vide infra), l'évolution de notre consommation en hydrocar-bures en relation avec le phénomène des transports (p. 202), notreconsommation récente en électricité (p. 203).

Ainsi, malgré la montée en puissance de l'électronucléaire dans lesannées 1980-1990, la dépendance française aux hydrocarbures n'a pasdiminué sensiblement, passant de 112 à 109 Mtep par an entre 1973 etla décennie 2000-2010 : si le nucléaire a remplacé quelque chose dansnotre budget énergétique, c'est le charbon, et pas les hydrocarbures, onl'a montré ; en outre, depuis la dernière décennie du siècle dernier,tout notre uranium est importé, ce qui soumet désormais notre poli-tique énergétique aux mêmes aléas qu'avec les autres sources fossiles.Dans ces conditions, notre dépendance énergétique passe de 131 à 238Mtep sur 262 (en énergie primaire), soit 90 %, bien pire qu'en 1973(autre forme « d'insouciance », voire d'inconscience) !

« Un humain rejette en moyenne 4,2 tonnes de C02 (1,15 tonne de carbone) paran. En 2006, un Français rejetait en moyenne 6,2 tonnes de CO2 (1,70 tonne decarbone) et environ 9 tonnes équivalent CO2 en prenant en compte tous les gazà effet de serre. » Ceci malgré l'électricité nucléaire dont la France a le taux deconsommation individuel le plus élevé du monde.

[202]

BIEN QU'UN PEU PLUS VERTUEUSE,L'ADDICTION À LA VOITURE S'EXACERBE !

Entre 2000 et 2008, sur une base 100 en 1990, résultat des amélio-rations technologiques ou d'une conduite plus douce, la consommationaux cent kilomètres est passée de l'indice 90 en 2000 (déjà en baissepar rapport à la référence 100 de 1990) à l'indice 84 en 2008 (unebaisse de 6,7 %) ; mais les émissions de GES (en équivalent CO2) nesont passées que de 112 à 108 dans le même laps de temps (une baissede 3,6 % seulement). Dans le même temps, le parc français de voi-tures particulières est en effet passé de l'indice 120 à l'indice 132 (+

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 328

10% = + 1,5 % / an), l'intensité de la circulation (exprimée en mil-liards x km annuels) se ralentissant quelque peu, passant de 120 à 123« seulement ». (Adapté de « L'environnement en France », édit. 2010,ministère de l'Écologie, www.stats.environnementdeveloppement-durable.gouv.fr).

Au 1er janvier 2010, la France comptait 37,4 millions d'automo-biles, en augmentation de 0,6 % par rapport à 2009 (entre 1998 et2002 : + 2 % / an). Sur ce total, 83 % sont des véhicules particuliers(âge moyen 8,2 ans ; part du diesel 56 %), soit 1,2 véhicule par foyer(décompté pour 2,5 personnes, tous âges confondus). (Source : CCFA= Comité des constructeurs français d'automobiles).

Énergie et transports

Les rapports entre transports et énergie nous paraissent tout « naturels », etpourtant ! Depuis un siècle et plus, nous avons utilisé le pétrole pour dévelop-per des moyens de transport terrestres et aériens totalement dépendants d'unesource qui n'est qu'un hasard géologique : après tout, les processus de fossilisa-tion conduits pendant des millions voire des milliards d'années, auraient trèsbien pu ne donner naissance qu'aux seuls charbons ! Dans cette hypothèse, seulle transport maritime aurait pu prendre le relais de la marine à voile et nos vé-hicules routiers ne seraient pas tous automobiles, mais hippomobiles (une par-tie de la Wehrmacht l'était encore en 1939...) ! Les mêmes contingences restentaujourd'hui prégnantes, car la traction ferroviaire électrique, même devenuelargement majoritaire en France avec le développement du réseau TGV, ne re-présente qu'une très faible partie de la consommation d'énergie dans le do-maine des transports ; et si le trafic passager a progressé, c'est grâce à une pu-blicité et une tarification agressives sur le fondement socioécologique des-quelles on peut s'interroger, voire émettre quelques réserves déontologiques.

Même si l'on ajoute à la circulation ferroviaire la consommation (électrique)des transports terrestres urbains ou périurbains homologues (métros, RER,tramways), la palme revient toujours, et largement, à la circulation routière,vouée à l'inverse à la consommation quasi exclusive de pétrole, le tout sansremise en cause significative depuis un demi-siècle ! En 2009, les transportsroutiers ont consommé plus de 40 millions de tonnes de pétrole, à compareraux 23 millions de 1973 (alors que la consommation aux 100 km a baissé de30 % environ, notamment avec la montée en force du diesel) ! Unités conver-

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 329

ties, la route consomme 97 % de l'énergie consacrée aux transports. En pra-tique, même en négligeant ici les paramètres humains (notamment la part prisepar le pouvoir syndical dans la gestion du fret ferroviaire et maritime), un anta-gonisme, que certains aimeraient qualifier de complémentarité, existe - et per-durera - entre les transports « captifs » ouverts à toute énergie (successivementcharbon, pétrole, électricité) et les transports « libres », techniquement addictéssans correctif réaliste aux seuls hydrocarbures ; l'aviation constitue le point ex-trême du phénomène, même si certains veulent croire « à tout prix » à l'auto-mobile électrique, et si personne n'ose encore prétendre que les charters de tou-ristes voleront un jour grâce à l'électricité, embarquée ou solaire !

[203]

« La question n'est pas de savoir si le prix du carburant à la pompe franchira ounon la barre des deux euros, mais quand... »

Christophe de Margerie, P-DG de Total, le 12 avril 2011

« La question n'est pas de savoir si une catastrophe électronucléaire va se pro-duire ou non dans le monde, mais quand... »

Prof. Mollo-Mollo, le 12 avril 1986

De l'électricité, parlons-en à nouveau, justement.

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 330

Production et consommation électriques en France au début du XXIe siècle

Moyennes des années 2005 à 2009, en TWhé (électriques) par an,complétées par l'année 2010 pour la partie Production

Production brute (sources) Consommation finale (secteurs)

Electricité brute : 565 (15) TWhé Sidérurgie : 12 (00) TWhé = 2,8 %

Thermique nucléaire : 433 (19)* = 76,6 % Industrie : 24 (02) = 28,7 %

Thermique carboné : 63 (03) = 11,2 % Résidentiel et Tertiaire : 277 (09) = 64,1 %

Renouvelable : 69(07) = 12,2% (hydraulique+ éolien + photovoltaïque)

Agriculture : 7 (00) = 1,6 %

Transports (urbains et ferroviaires) : 12 (00) =2,8 %

Total : 565 (15) = 100,0 % Total : 432 (07)** = 100,0 %

Sources : Chiffres clés de l'énergie. Repères, CGDD, 2009 et 2010 + RTE, janvier 2011pour la production brute en 2010. Moyennes suivies de leur écart-type (entre parenthèses).

* Plus précisément, baisse (significative) de l'ordre de 10 % de la production électro-nucléaire entre 2005 (452 TWhé) et 2010 (408 TWhé). De même en pourcentage par rapportà la production électrique totale, avec plus de 4 points de baisse entre 2005 (78,5 %) et 2010(74,2 %), soit près de 6 % en valeur relative. Dans le même temps, la production non-nucléaire est passée de 125 à 144 TWhé, soit + 15 % : s'agirait-il - en douceur - d'une « pré-sortie » du nucléaire ?

** Entre 2005 et 2010, la consommation globale d'électricité étant demeurée sensiblementconstante (à 1 % près environ), il y a eu baisse avérée de la consommation individuelle,puisque la population a augmenté dans l'intervalle (de 61,0 à 62,8 millions de personnes,soit + 1,8 millions de personnes en 5 ans, soit + 0,6 % par an). L'extrapolation de la courbe1960-2010 laisserait envisager une consommation individuelle de l'ordre de 6 kWh / per-sonne/ an vers 2020, soit une baisse de quelque 15 % (affaire à suivre ?). (Cf. chap. 2, § 4.B, fig. 2 et chap. 6, § 1, fig. 10).

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B — L'anthropo-écosystème mondial

Retour à la table des matières

1. LA DÉMOGRAPHIE

Aujourd'hui, si l'on admet que l'empreinte écologique est à la foisd'origine énergétique et démographique, la « popullulation » mondialeest un problème de même gravité que la débauche énergétique occi-dentale. Pourtant, si l'on reconnaît désormais internationalement qu'ilexiste une « crise de l'énergie », la même opinion relative à la démo-graphie reste un tabou quasi universel, curieusement partagé par desclans ou lobbies pourtant par ailleurs opposés (« progressistes » vs« fondamentalistes » ; catholiques vs musulmans). De tels comporte-ments découlent probablement non seulement de l'ignorance biolo-gique mais de l'inconscient collectif ; ils sont d'autant plus difficiles àdissiper et même à analyser. Pour l'écologue européen, s'il est doncutile de rappeler que le niveau de consommation [204] de chacun est àremettre en cause, il faut dire aussi que celui de tous l’est plus encore,et sur l’ensemble de la planète : ceux dont l’expansion de la consom-mation individuelle est à diminuer, ceux dont la croissance démogra-phique collective est à juguler.

À l’horizon 2050 (un peu plus d’une génération), les prévisionstournent autour de 9 milliards d’individus, soit 50 % de plus qu’autournant du siècle (une forte croissance urbaine est en cours dans leTiers Monde) ; mais la fourchette va de 8 à 11 milliards selon lessources, données ou méthodes (voir chap. 2.3 C, fig. 6, p. 70), quin’exclut même pas la possibilité d’une décroissance (dont on devinequ’elle serait plus subie que réfléchie…) (cf. aussi chap. 8, § 1 A). Àl’heure actuelle, de fortes disparités démographiques existent - et sub-sisteront - entre les divers continents (certains moins que d’autres,néanmoins…).

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Données démographiques continentales et mondialesSource : ONU. World Population Prospect, 2006. Population : 2008.

Age médian(50/50)

Classes d’âge0-14/15-60/>

60 ans

Taux de fertilitéenfants/femme

Populationen millions

Afrique 19 ans 41 / 54 / 05 % 4,67 987 (14,6 %)

Asie (+ Océanie) 28 ans 28 / 63 / 09 % 2,34 4 110 (60,9 %)

Europe 39 ans 16 / 63 / 21 % 1,45 731 (10,8 %)

Amérique du Nord 36 ans 21 / 62 / 17 % 2,02 342 (05,1 %)

Amérique latine 26 ans 30 / 69 / 09 % 2,37 580 (08,6 %)

Monde 28 ans 28/ 62 / 10 % 2,55 6 750 (100,0 %)

Pour 2050, les projections de l'ONU prévoient une stabilité plus ou moins nette pour l'Amé-rique du Nord (car les USA atteindront peut-être les 400 millions d'habitants !), l'Amériquedu Sud et l'Europe ; une croissance forte en Asie jusqu'en 2050 mais stabilisée ensuite au-tour de 5 milliards d'habitants ; une forte croissance (doublement) en Afrique, ralentie maispersistante jusqu'en 2100.

2. L'ÉNERGIE

« Des forêts sont mortes en quantités énormes, il y a quelques millions d'an-nées. L'homme a déterré leurs cadavres et il s'offre le luxe d'un bon gueuletontant que dure la charogne. Quand l'approvisionnement sera épuisé, il reviendraà la portion congrue, comme font les hyènes dans les intervalles qui séparentles guerres et les épidémies. [...] On découvre un gisement carbonifère, unenappe de pétrole. Des villes s'élèvent, des chemins de fer se construisent, desbateaux vont et viennent. Pour un observateur habitant la lune [...], les nitratesdu Chili, le pétrole du Mexique, les phosphates de Tunisie - à chaque décou-verte, un nouveau fourmillement d'insectes. On peut s'imaginer les commen-taires des astronomes lunaires : ces êtres présentent un tropisme remarquable etpeut-être unique vers les charognes fossilisées. »

Aldous Huxley, Contrepoint, Plon, p. 158.

Sur le thème des « charognes fossilisées », voir aussi le point de vue de l'histo-rien des sciences (Jacques Grinevald, La Biosphère de l'Anthropocène. Climatet pétrole, la double menace, Genève, 2007.)

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Dans le débat mondial sur l'énergie, l'accent est mis à juste titre surles énergies carbonées fossiles (charbons, pétrole et gaz, les deux der-niers cumulables comme « hydrocarbures »), ceci pour plusieurs rai-sons :

[205]

* Quantitativement, ces énergies représentent depuis longtemps,et pour longtemps encore, une large proportion des ressourcesprimaires, par exemple 81 % en 2005 (complément, dansl'ordre : biomasse, hydraulique, nucléaire).

* Qualitativement, elles sont à l'origine des principaux problèmesou conflits (mais le nucléaire peut prendre la relève...), soit avecles rejets de gaz carbonique, soit pour les relations entre paysproducteurs et consommateurs.

* L'idée selon laquelle l'électricité - non polluante et universelle -serait une réponse à de telles préoccupations ne tient pas à di-vers titres : elle n'est pas une source mais un vecteur énergé-tique (elle figure d'ailleurs déjà pour les deux tiers de sa produc-tion dans la rubrique « carbone fossile ») ; il n'y a pas de gise-ments d'électricité (même remarque pour l'hydrogène).

* Les transports participent pour 15 % aux émissions de gaz à ef-fet de serre (22 % pour les émissions de gaz carbonique), dansles proportions suivantes : 73-75 % pour les transports ter-restres, 14-15 % pour les transports aquatiques et 11-12 % pourles transports aériens. Ce dernier secteur nourrit de grandes am-bitions pour les décennies qui s'ouvrent, non seulement pour letrafic voyageur mais aussi pour le fret intercontinental (où ilentre en concurrence avec le transport aquatique : vitesse contresobriété).

* À ces émissions énergétiques s'ajoutent celles - mineures maisen forte croissance - dues à la production de ciment, ceci àdouble titre : pour le fonctionnement des fours, pour le gaz car-bonique émis à partir de la matière première principale, le cal-caire (masses molaires respectives 44 et 100). Au total, le ci-ment provenant d'un mélange calcaire/argiles dans la proportionmoyenne 80 / 20 %, une tonne de ciment correspond en gros à

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 334

l'émission d'une tonne de gaz carbonique (580 kg provenant ducalcaire, 300 kg du fuel de combustion, 120 kg des transports etde la manutention).

De 1950 à 2010, les émissions de gaz carbonique ont quintuplé,passant de 6 à plus de 31 Gt (gigatonnes = milliards de tonnes), soit de1,63 à 8,60 Gt de Carbone considéré comme source primaire. Par ha-bitant, la croissance est bien plus modeste, doublant à peine dans lemême temps, de 0,64 à 1,25 tonne/an exprimée en Carbone (valeurpresque atteinte en 1979 déjà, avec un minimum intermédiaire de 1,10en 2000). La valeur individuelle annuelle est donc en moyenne de 4,6tonnes de gaz carbonique, mais avec de fortes disparités géopolitiques(vide infra). L'augmentation de la consommation est donc davantagedue à la croissance démographique qu'à celle du niveau de vie moyen(4,2 x 1,25 = 5,3).

En 1950, le charbon (les charbons, incluant lignite, etc.) est res-ponsable des deux tiers des émissions carboniques, mais sa prédomi-nance bascule en faveur des hydrocarbures en 1967-1968, même s'ilreste constant en valeur absolue de 1965 à 1969 (1 464 + / - 17 Mt deCarbone) ; le gaz naturel (méthane) est alors modeste, passant la barredes 10 % au même moment, pour gagner le palier 19 % à partir de2000 seulement. Pour autant, accompagnant la croissance générale(surtout dans les pays émergents), le charbon double encore en valeurabsolue entre 1975 (1 673 Mt) et 2007 (3 295 Mt), tout en restantconstant depuis 1970 à la valeur relative 38 +/- 2 %, le double du plusrécent palier gazier. Le pétrole a connu son maximum relatif (près de48 % en tonnage) en 1977 mais, continuant sur sa lancée, il n'a étédépassé par le charbon qu'en 2006 seulement ; il a franchi la barre des[206] 3 000 Mt entre 2003 et 2004. Le gaz naturel ayant pris le relais àla fin du siècle, l’ensemble des hydrocarbures a atteint 61 % en 2000,avec une tendance de fond de 58 +/- 2 % du total carbonique de 1970à aujourd’hui.

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Tableau A : en valeurs absolues (massiques)Émissions carboniques (en Mt C/an) à partir des énergies fossiles primaires

Total Charbon Pétrole + Gaz = Hydrocarbures Par tête

1950 1630 1070 423 97 520 0,64

1960 2 577 1410 849 235 1084 0,85

1970 4076 1556 1839 516 2355 1,11

1980 5316 1947 2422 740 3162 1,20

1990 6149 2409 2 517 1026 3 543 1,16

2000 6 738 2342 2831 1291 4122 1,10

2005 7 971 3 032 3 079 1479 4 558 1,22

2007 8365 3 295 3 087 1551 4 638 1,25

Mt C/an t C/an

Adapté de : Oak Ridge National Laboratory, CDIA (Carbon Dioxide Information Analysis Cen-ter), USA. Site : www.globalcarbonproject.org, Carbon Budget 2009,9 juin 2010.Chiffres en gras = palier. Cf. production céréalière mondiale, chap. 6 1B, p. 164.

Notes : 1 / Les bilans sont donc ici massiques (en carbone ou en gaz carbonique), mais il faudraitaussi tenir compte des valeurs énergétiques puisque, pour la même quantité d'élément carbone, lepétrole rapporte un tiers de plus en énergie (x 1,35 fois) et le gaz naturel deux fois plus (x 2,03)que le charbon (produits considérés comme purs). En fait, en brûlant du gaz naturel (méthane,CH4), l'hydrogène de la molécule apporte autant d'énergie que le carbone présent. 2 / On peutconstater que la consommation énergétique mondiale per capita stagne depuis 1980, rattrapéepar la démographie.

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 336

Tableau B : en valeurs relatives (en % du total)Émissions carboniques (en %) à partir des énergies fossiles primaires

Total Charbon Pétrole + Gaz = Hydrocarbures Ciment

1950 1 630 65,6 % 26,0 6,0 32,0 1,1

1960 2 577 54,7 32,9 9,1 42,0 1,7

1970 4 076 38,2 45,1 12,7 57,9 1,9

1980 5 316 36,6 45,6 13,9 59,5 2,3

1990 6 149 39,2 40,9 16,7 57,6 2,6

2000 6 738 34,8 42,0 19,2 61,2 3,4

2005 7 971 38,0 38,6 18,6 57,2 4,0

2007 8 365 39,3 36,9 18,5 55,4 4,5

Mt C/an

Commentaires

1/ Le croisement charbon/pétrole (en émission de gaz carbonique) s'est produit entre 1967 (1 448/ 1 423 Mt de CO2) et 1968 (1 448 / 1 551 Mt de CO2). En pourcentages, les consommations decharbon sont égales à elles-mêmes depuis 1970, celles de pétrole sont passées par un maximumdepuis la première crise de l'énergie, celles de gaz n'ont vraiment percé qu'au début de ce siècle.Au total, les hydrocarbures s'inscrivent sur un plateau plus ou moins fluctuant (58 + / - 1-2 %)depuis 40 ans !

2/ En absolu, de quinze ans en quinze ans, les émissions ont été multipliées par 2,00 en 1955-1970, par 1,33 en 1970-1985 et par 1,24 en 1985-2000, résultant de la montée en puissance dupétrole et du gaz ; mais ceci surtout dans les pays développés car, depuis le début du présentsiècle, la croissance en Chine et en Inde a fait (et fera encore) un large appel au charbon, dont cesdeux pays sont bien pourvus. En 2008 et 2009, les émissions mondiales se sont élevées à 8 510 et8 480 Mt de Carbone, ce qui traduit une certaine stabilisation, en partie consécutive à la criseéconomique, donc à caractère éventuellement transitoire.

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 337

[207]

Considérée au niveau individuel, la consommation a certes doublédepuis 1950 mais, depuis la fin de la décennie 1970, elle oscille autourde la valeur 1,2 tonne / an / habitant (écart-type 0,06 tonne, soit + / -5 % seulement). Cette stabilisation paradoxale provient de ce que lacroissance démographique du Tiers Monde, à basse consommationindividuelle, est venue masquer la consommation des pays riches (àdémographie ralentie) et de quelques pays émergents (dont la Chine).Quant au ciment, s'il a connu une progression régulière l'ayant amenéde 1,1 à 4,5% (un quadruplement) de 1950 à nos jours, sa contributionreste modeste (380 Mt) en absolu. Au total, la consommation de car-bone fossile a jadis doublé en 15 ans (taux de croissance exponentielle+ 4,6 % / an), entre 1955 et 1970 (2 043 et 4 076 Mt respectivement),puis à nouveau entre 1970 et 2005, mais en 35 ans cette fois (taux decroissance + 2,0 % / an).

En ce qui concerne les responsabilités géopolitiques, les pays occi-dentaux participaient en 1990 pour près des deux tiers (64 versus36 %) aux émissions carboniques, contre un peu moins de la moitiéaujourd'hui (46 versus 54 %) ; un basculement s'est produit assez ré-cemment, en 2005, en faveur des pays « en développement », autourde 3 800 Mt de carbone annuellement relâchées pour chaque sous-ensemble mondial. En 2009, la crise économique engendrée par lekrach financier a fortement impacté le Japon (- 11,8% par rapport à2008) ou les USA (- 6,9 %), mais en affectant peu les taux de crois-sance de l'Inde (+ 6,2 %) et de la Chine (+ 8,0 %). Pour la consomma-tion carbonée individuelle, le peloton de tête est représenté par le Qa-tar, avec 14 tonnes annuelles per capita (moins d'un million d'habi-tants), et le Koweït (9,3 t / an ; moins de 3 millions d'habitants), suivisd'assez loin mais plus significativement par les USA (5,2 t / an / per-sonne ; 305 millions d'habitants en 2009). Parmi les déshérités,l'Afghanistan (0,01 tonne), Madagascar (0,03 tonne) ou le Libéria(0,05) ; un peu plus haut, le Sénégal (0,13), l'État palestinien (0,17), lePakistan (0,27), le Vietnam (0,36), et un géant, l'Inde (0,39), etc. LaChine est à 1,35 t / personne / an, Israël à 1,88 et le Japon à 2,71. Dansle même continent asiatique, la disparité va donc de plus de 100 à 1entre pays de même confession, séparés par le mur de la rente de si-tuation pétrolière.

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« Chaque jour qui passe nous rapproche d'un choc imminent que nous igno-rons : la fin du pétrole bon marché »

Yves Cochet, 2005. Pétrole Apocalypse.

La prééminence encore accordée aujourd'hui à l'utilisation, indus-trielle (élaboration de produits) ou privée (croissance des transports),du pétrole a conduit à s'interroger sur l'épuisabilité de cette ressource,exprimée non seulement en quantités de réserves fossiles mais en an-nées d'utilisation, compte tenu de notre consommation soutenue dansles pays développés, et croissante dans les pays émergents. Dès lesannées 1950, le géologue américain Marion King Hubbert s'était inter-rogé à ce propos, désignant sous le terme de « peak oil » le momentoù l'extraction (faussement appelée « production ») mondiale de pé-trole passerait par son maximum, puis déclinerait en absolu et/ou parrapport à la demande. Certes, les réserves « prouvées » ou « esti-mées » n'ont cessé de croître depuis cet appel à la prudence, mais il estaujourd'hui patent que le temps du pétrole aisément [208] accessible(à tous points de vue : géologique, géographique, politique, écolo-gique, financier) se situe derrière nous, et non dans des lendemainspaisibles. Pour les optimistes, qui font confiance à l'extrapolation dupassé, ce pic ne se situerait que vers 2020-2040, ce qui n'est tout demême pas très éloigné mais laisse aux puissants en place le tempsd'achever leur carrière. L'Agence internationale de l'énergie a long-temps nié le problème, mais elle admet désormais l'horizon 2020,voire 2010 si la demande dépassait l'offre. Quant aux « pessimistes »(réalistes ?), ils vont jusqu'à se demander si le pic pétrolier ne seraitpas déjà franchi à l'heure actuelle, et s'il ne faudrait pas regarder dansle rétroviseur plutôt qu'à travers le pare-brise...

Quoi qu'il en soit et quelle qu'en soit la date, le peak oil est ou seraforcément atteint un jour ou l'autre, et son principe même ne sauraitêtre mis en cause ; reste à en connaître la date exacte (mais sont déjànés ceux qui auront à subir et gérer les crises corrélatives), et surtoutla forme : pic ou plateau de rémission temporaire, mais avec une certi-tude : la courbe représentative n'aura rien d'une « courbe en cloche »,elle ne sera en rien symétrique. Vers le passé (côté gauche d'une

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courbe de Gauss), la montée a été forcément lente, la demande étantliée aux progrès techniques, avec les avènements successifs de l'indus-trie (consommatrice d'énergie primaire et de matière première) et destransports terrestres et aériens (sans négliger les reconversions mari-times). Dans le futur (côté droit de la courbe), l'évolution à la baissesera beaucoup plus abrupte, même si les pays développés adoptent despratiques ou des attitudes moins consommatrices, car les pays émer-gents, à l'économie et à la démographie croissantes, n'auront rien decomparable à ce qu'a connu l'Occident de 1930 à 1990. Et comme toutce qui abrupt est sujet à problèmes, compte tenu de l'inertie des phé-nomènes humains (individuels ou collectifs), nul doute à ce propos : ladescente du toboggan sera rude, et les conflits géostratégiques (déjàouverts, et plus qu'en filigrane, par les guerres d'Irak conduites à l'ini-tiative des USA) risquent hélas de devenir monnaie courante, aveceux tous les désordres entre nations ou à l'intérieur de leurs sociétésrespectives.

7.2. Géopolitique des ressourceset de l'environnement humain

A — Energie et population

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Les quelque 29 milliards de tonnes de gaz carbonique émis en2008 correspondaient à la défossilisation de 10 Gt d'hydrocarbures(davantage en charbon) et/ou de 8 Gt de carbone. Il est curieux - maisnon surprenant à la réflexion - de constater que l'Amérique du Nord,l'Europe et la Chine, les trois principales puissances économiques duglobe, participent pour la même valeur aux émissions de gaz carbo-nique de la planète (sensiblement 6,5 milliards de tonnes chacune), autotal, les deux tiers de celles-ci.

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[209]

Région et/ou pays Emission de CO2

(en Mt tonnes)en 2008

% par rapport autotal mondial

Coefficientmultiplicateur

2008/1990

Évolution(linéaire, %/an)

par rapportà 1990

Amérique du Nord 6 555 22,3 % x l,18 +1,0 % / an

dont USA 5 596 19,0 % x l,15 + 0,8 % / an

Amérique latine 1 068 4,3 % x l,77 + 4,3 % / an

dont Brésil 365 1,2 % x l,88 + 4,9 % / an

Europe + ex-URSS 6 686 22,8 % x 0,84 - 0,9 % / an

dont Allemagne* 804 2,7 % x 0,85 - 0,9 % / an

France 368 1,3 % x l,05 + 0,3 % / an

Afrique 890 3,0 % x l,63 + 3,5 % / an

Moyen-Orient 1 492 5,1 % x 2,52 + 8,4 % / an

Extrême-Orient 11 226 38,2 % x 2,33 + 7,4 % / an

dont Chine 6 550 22,3 % x 2,92 + 10,7 % / an

Inde 1 428 4,9 % x 2,42 + 7,9 % / an

Japon 1 151 3,9 % x l,08 + 0,5 % / an

Océanie 431 1,5 % x l,53 + 2,9 % / an

MONDE 29 381 96,5 % ** x l,40 + 2,2 % / an

** + 3,5 % de

« soutes inter-

nationales »

* Malgré les critiques faites à l'Allemagne pour son utilisation du charbon (notamment du lignite,héritage de la R.D.A.) pour la production d'électricité et nonobstant l'autosatisfaction électro-nucléaire de la France, il est curieux de constater que l'Allemagne a amélioré son comportementcarbonique entre 2008 et 1990, alors que celui de la France s'est dégradé dans le même temps !Peut-être les centrales à charbon et les éoliennes allemandes ont-elles fait quelques progrès.

Mais les coefficients multiplicateurs traduisant l'évolution de cesblocs « démo-énergétiques » différent considérablement dans les troiscas : s'ils correspondent à une faible croissance (+ 15 % en 18 ans)pour les USA, il s'agit de régression pour l'Europe (- 16 %) - ici péna-

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lisée il est vrai par son jumelage statistique avec l'ex-URSS - et d'unquasi triplement pour la Chine ! Peut-être parce que les chiffres desbarils de pétrole sont plus assurés que ceux des états civils du TiersMonde, les experts ne considèrent pas tous les mêmes urgences (maison peut les mettre d'accord en leur suggérant de s'intéresser aux deuxà la fois).

[210]

Des experts appellent à freiner la croissancede la population mondiale

Source AFP pour Environnement Online, 23 septembre 2009.

« La croissance non régulée de la population accélère le changement clima-tique, endommage les écosystèmes et condamne de nombreux pays à la pau-vreté, concluent 42 experts dans une série d'études publiées le 21 septembre2009, prônant un contrôle des naissances pour la ralentir. Actuellement, chaquesemaine 1,5 million d'êtres humains supplémentaires grimpent à bord du vais-seau Terre, ce qui pourrait conduire à un désastre planétaire. »

« Il faut mettre davantage l'accent sur la nécessité d'un contrôle des naissances- toutes les femmes devraient être protégées pour éviter des naissances non dé-sirées », déclare un éditorial collectif publié dans la revue British Royal SocietyJournal.

« Dans de nombreux pays (parmi) les moins développés, une croissance rapideet continue de la population pourrait entraîner famine, échec du système éduca-tif et conflits », selon Malcolm Potts du Centre Bixby pour la population, lasanté et le développement durable (Université de Californie).

« La quasi-totalité (98 %) de la croissance (démographique) devrait se produiredans les pays en développement, particulièrement en Afrique, dont la popula-tion doit doubler pour atteindre 1,93 milliard d'habitants d'ici à 2050. »

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« Haro sur les idées reçues... »

INED, Institut national des études démographiques, France, 2008.

« C'est une idée reçue de penser qu'en étant moins nombreux, nous allonsmieux vivre. Nos ancêtres de 1800, qui étaient un milliard, vivaient très mal etsouffraient de famines. Leur espérance de vie plafonnait à 25 ou 30 ans. Endeux siècles, nous avons fait d'énormes progrès, tout en nous multipliant par6,5. Demain, nous pourrions tout à fait être 10 milliards, il y a de la place pourtout le monde. La question sera alors plutôt celle des inégalités de mode devie. »

« L'écologiste sceptique »

« La croissance démographique comporte son propre mécanisme de régula-tion : quand les gens deviennent plus riches et sont en meilleure santé, ils onttendance à avoir moins d'enfants [...] L'ONU estime que la croissance de la po-pulation mondiale sera pratiquement terminée en 2100 et que la population sestabilisera juste en dessous de 11 milliards d'êtres humains. » « Grâce au déve-loppement des techniques agricoles, chaque hectare de terre est devenu de plusen plus productif. Et c'est grâce à cette application de l'intelligence humaineque la production de nourriture a devancé la croissance démographique. » « Lerecul de la biodiversité : bien que réel, le phénomène a été très exagéré. » « Lapollution est elle aussi un phénomène largement surestimé. » « Tout cela vaclairement à l'encontre de cette litanie dont on nous rebat les oreilles. »

Bjorn Lomborg. « The Skeptical Environmentalist : Measuring the Real Stateof the World ». Cambridge University Press, 2001. Bref article du même au-teur : Courrier International, n° 607, 20-26 juin 2002, pp. 42-43.

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[211]

B — Agriculture

« J'ai été, quant à moi, productiviste. Ce qui se passeaujourd'hui m'inspire plus d'inquiétude que d'espoir. À

vouloir forcer la terre, nous prenons en effet le risque de lavoir se dérober. À vouloir mondialiser le marché, nous fai-

sons fi du besoin que tous les peuples ont de vivre à leurmanière du travail de leurs terres. À industrialiser le

monde agricole, nous chassons des paysans dont les villeset les usines ne savent plus que faire. »

Edgard Pisani, Un vieil homme et la terre, 2004.

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On dit « OGM » mais les hybrides, les « races » animales ou les cultivars deséleveurs et des horticulteurs étaient déjà des « organismes génétiquement mo-difiés ». En revanche, lorsque l'on introduit dans une espèce des génomesd'autres espèces (unicellulaire : une levure, le gène de l'insuline ; ou pluricellu-laire : une plante comme le maïs, etc.), il s'agit d'organismes génétiquement etartificiellement modifiés : par honnêteté sémantique, on devrait alors parlerd'OGAM et non pas seulement d'OGM.

Prof. Mollo-Mollo

Dans la seconde moitié du XXe siècle, grâce à l'amélioration géné-tique et culturale du blé, cette céréale a vu multiplier par 3,4 sa pro-ductivité annuelle (exprimée en quintaux / hectare) dans les pays endéveloppement (Source : FAO, juillet 2005). Mais la courbe représen-tative de cette évolution présente une allure sigmoïdale tout à fait ty-pique de toute croissance soumise à des facteurs limitant, de natureinterne ou externe (cf. chap. 2.3 B, fig. 5, p. 67). Dans les années1950, on observait un plateau plus ou moins fluctuant autour de 8quintaux ; le décollage s'est produit à partir de 1963 et la courbe a prisune allure exponentielle avec un point d'inflexion vers 1985 et uneproductivité moyenne alors égale à 20 quintaux. Le plafond sigmoïdal

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a été atteint en 1997-1998, avec 27 quintaux par hectare et par an(dans le Tiers Monde).

IMPACTS AGRONOMIQUESDU DÉRÉGLEMENT CLIMATIQUE

Si nous ne disposons pas de données homologues depuis 2005, lephénomène semble général - dans le temps comme dans l'espace -puisque « le rendement du blé plafonne en France dans la quasi-totalité des régions ». Bien qu'elle soit soumise au premier ordre à ladisponibilité en eau et en nutriments minéraux, « la plus grande partiede l'érosion des rendements (sic !) est (désormais) expliquée par lessécheresses et surtout par les fortes températures ». « Le rôle négatifdes fortes températures à l'origine du plafonnement à l'échelle mon-diale a été (relevé) par d'autres auteurs : sur le blé (Lobell et coll.,2007) et sur le riz (Peng et coll., 2004) ». « Il convient de mentionnerque dans les modèles socio-économiques globaux, source des scéna-rios prédictifs de la planète, le caractère toujours linéaire est toujourspris en compte. Notre constat remet en cause la prise en compte d'unetelle hypothèse 74 ». En France, en 2010, la productivité moyenne dublé tendre a été de 71 quintaux par hectare (production nationale : 35millions de tonnes + 2,5 millions de tonnes de blé dur à 49 quin-taux/ha), conforme à la moyenne quinquennale de 71,2 quintaux(Source : Terre-net Média). [212] Mais en Russie, la canicule de 2010a fait chuter à 60-65 millions de tonnes la récolte de blé, qui avait étéde 97 millions de tonnes en 2009 (Source : OMS, 14 septembre 2010).

Worldwatch Institute. L'État de la planète. Redéfinir la sécuritémondiale. 286 p. Chapitre 4. Cultiver la sécurité alimentaire. Daniel leNierenberg et Brian Halweil, pp. 85 et 86.

Page 85. « En altitude dans les Andes péruviennes, une nouvellemaladie a envahi les champs de pommes de terre dans le village deChallabamba. Un temps plus chaud et plus humide, associée à unchangement climatique, a permis au mildiou de grimper à 4 000 m le

74 Philippe Gate, Nadine Brisson & David Gouache (Arvalis-lnstitut du Végé-tal, La Minière, et INRA-Avignon, U.S. Agroclim.)- Les causes du plafon-nement du rendement du blé en France : d'abord une origine climatique.Acad. Agric. Fr., 5 mai 2010.

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long de la montagne, pour la première fois depuis les milliers d'annéesque les hommes plantent les tubercules dans cette région. En 2003, lesfermiers ont assisté à la destruction presque totale de leurs plants. »

Page 86. « Les ingénieurs agronomes de l'Institut international derecherche pour le riz aux Philippines remarquent déjà (avant 2004) surune base régulière des dommages dus à la chaleur au Cambodge et enInde, ainsi que dans leurs fermes d'essai à Manille, où la températuremoyenne est supérieure de 2,5 °C par rapport à cinquante ans aupara-vant. Le chercheur John Sheehy explique que « la récolte de céréales,riz, blé et maïs, peut diminuer de 10 % pour chaque degré d'échauffe-ment au-dessus de 30 °C ». « Sheehy prévoit que la récolte de céréalesdans les Tropiques pourrait baisser de 30 % dans le demi-siècle pro-chain, période au cours de laquelle la population locale - déjà malnourrie - augmentera de 44 %. » (Sources : John Sheehy, I.R.R.I. (In-ternational Rice Research Institute), Manilla, Philippines. 23 mai2004. PNUE (Programme des Nations Unies pour l'Environnement),« Climate Change : Billions Across The Tropics Face Hunger andStarvation as Big Drop in Crop Yields Forecast », Commun. Presse, 8novembre 2001).

Agriculture : anticiper les bouleversements

« Augmentation des températures, diminution des jours de gel, sécheresses es-tivales précoces et quasi chroniques... Comment l'agriculture s'adaptera-t-elleaux effets du changement climatique ? » « Si elle peut avoir un rôle de puits decarbone (accumulation du carbone dans les sols), l'agriculture contribue cepen-dant à hauteur de 76 % aux émissions de protoxyde d'azote, issu de la trans-formation des engrais azotés par les bactéries du sol, et pour 69 % aux émis-sions de méthane produit par les ruminants. Ce sont des gaz à effet de serre trèspuissants, respectivement 300 fois et 23 fois l'effet du CO2. » « Partout, lamême vache, la prim'Holstein, produit un lait abondant, et, comme on surpro-duit, on le déshydrate pour qu'un jour en Afrique on le réhydrate avec une eauqui ne sera peut-être pas potable. » Lettre du Hérisson, FNE (France NatureEnvironnement), N° 235, novembre 2009, p. 10.

L'agriculture intensive est responsable de 25 % des émissions mondiales du gazcarbonique, de 60 % du méthane et même de près de 80 % des oxydes d'azote,tous gaz à effet de serre (GES) (L'Écologiste, n° 11, octobre 2003).

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LA DÉSERTIFICATION MENACELES MOYENS DE SUBSISTANCED'UN MILLIARD DE PERSONNES

Extrait du discours d'Achim Steiner, directeur du PNUE (Pro-gramme des Nations Unies pour l'environnement), le 17 juin 2010.

[213]

« À l'échelle mondiale, la désertification a gagné 3,6 milliardsd'hectares, ce qui représente 25 % de la surface terrestre de la planète.La désertification menace les moyens de subsistance de près d'un mil-liard de personnes dans quelque 100 pays, causant 42 milliards de dol-lars de pertes économiques chaque année. » « Alors que la dégrada-tion des terres et la désertification qui en résulte posent de grands dé-fis et entraînent des conséquences parfois effrayantes dans de nom-breux pays, on a observé quelques cas de succès de gestion et de con-servation de l'environnement (comme) dans le district de Machakos auKenya (où) le gouvernement a travaillé main dans la main avec lesagriculteurs locaux pour améliorer les pratiques agricoles en vue delutter contre les effets de la désertification, conséquence de l'érosiondes versants montagneux et de l'assèchement des terres forestièresabattues. » « En fin de compte, nous avons tous les outils nécessairespour lutter contre la menace de l'avancée du désert, ce qui nous mettraaussi sur la voie de la réduction de la pauvreté. Un agriculteur dont laterre devient saine, à nouveau, peut assurer ses propres moyens desubsistance. »

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L'agriculture et l'eau

« L'augmentation de la production de nourriture par hectare de terre ne va pasde pair avec l'augmentation de la population, et la planète n'a virtuellementplus de terres arables ou d'eau ». [...] « Selon le Programme des Nations Uniespour l'Environnement, les aquifères se régénèrent très lentement, généralementà des taux allant de 0,1 à 0,3 % par an. Au Tamil Nadu, en Inde, le niveau desnappes phréatiques a chuté de 25 à 30 mètres dans les années 1970 à cause dupompage excessif destiné à l'irrigation. En Chine, le niveau des nappes baissede 1 mètre par an à Pékin, et de 4,4 mètres à Tianjin. Aux États-Unis, lesnappes phréatiques sont surexploitées, les pompages excédant de 25 % enmoyenne leurs taux de renouvellement. L'aquifère d'Ogallala qui s'étend sousune partie du Nebraska, du Dakota et au Sud, du Colorado, du Kansas, del'Oklahoma, du Nouveau-Mexique et du Texas a perdu le tiers de ses capacitésdepuis 1950. L'eau de l'aquifère d'Ogollala est pompée 3 fois plus vite que sontaux de renouvellement. Des aquifères, dans certaines parties de l'Arizona, sontpompés 10 fois plus rapidement que leur taux de renouvellement. »

David Pimentel (professeur au Collège d'agriculture et des sciences de la vie del'Université Cornell) et Anne Wilson (assistante de recherche à l'UniversitéCornell, USA).

Traduction in État de la Planète Magazine, Worldwatch Institute, n° 32, juillet-août 2008, 7 p.

LES CONFLITSPOUR L'ACCÈS AUX RESSOURCES

« Eau, le défi du siècle »

« Les conflits pour l'usage de l'eau se multiplient, notamment entre paysd'Afrique. C'est le cas, par exemple, du Sénégal qui menace de reprendre sonprojet d'exploitation du fleuve Sénégal aux dépens de la Mauritanie et du Mali,déjà passablement assoiffés. Autre exemple : l'Ethiopie, aux sources du NilBleu, veut sa part dans l'exploitation du fleuve. Un projet qui prévoit la cons-truction de 36 barrages provoque la colère de l'Egypte, utilisateur « historique »des eaux du Nil... ».

Dossier, Christophe Polaszek. Nouvelles Ircantec, n° 38, janv. 2010, p. 9.

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[214]

Worldwatch Institute. L’État de la Planète 2005. Redéfinir lasécurité mondiale. 286 p.

Chap. 1. La sécurité redéfinie. Michael Renner.

Page 7. « De plus en plus de conflits éclatent au sujet de l’accèsaux ressources naturelles renouvelables comme l’eau, les terresarables, les forêts et les ressources de la pêche. […] L’épuisementprogressif des ressources naturelles et l’augmentation de la demande,dus à la pression démographique et à une consommation individuelleaccrue, contribuent à intensifier les tensions et le développement deviolences locales dans des pays comme le Brésil, la Côte d’Ivoire,Haïti, le Mexique, le Nigeria, le Pakistan, les Philippines et le Rwan-da. L’eau est certainement la denrée la plus précieuse. Tant sa quantitéque sa qualité sont cruciales pour répondre aux besoins fondamentauxque sont l’alimentation et la santé. Or, d’ici à 2015, presque 3 mil-liards de personnes (soit 40 % de la population mondiale selon lesprojections démographiques) vivront dans des pays où l’eau se ferarare. Il n’y aura peut-être pas de guerres entre États, contrairement auxprédictions de certains, mais il est vraisemblable que les troubles lo-caux se multiplieront. »

Pages 7-8. « Le sentiment de sécurité ou d’insécurité que peutavoir un individu est très lié à son approvisionnement en nourriture.Or, même si la guerre et les troubles civils jouent un rôle importantdans certains cas, la sécurité alimentaire d’une population dépendavant tout de sa situation économique, de la disponibilité en eau, de larépartition des terres et de l’état de l’environnement. La proliférationdes fermes industrielles et la promotion de la monoculture engendrentd’ailleurs une inquiétude croissante au sein de la population au sujetde la régularité et de la qualité de l’approvisionnement alimentaire.Environ 1,4 milliard de personnes (en 2003) sont confrontées quoti-diennement à la fragilité de leur environnement. Plus de 500 millionsvivent dans des régions arides, plus de 400 millions tirent leur subsis-tance d’un sol très pauvre, quelque 200 millions de petits paysans oude paysans sans terres sont contraints de cultiver des terrains escarpés,enfin, 130 millions vivent dans des régions récemment déboisées oudans des milieux forestiers fragiles. La productivité des sols tendant às’épuiser rapidement, les habitants sont contraints de s’ouvrir à de

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nouvelles perspectives et de se rendre dans des villes parfois éloi-gnées, où ils seront alors en compétition avec d’autres habitants ru-raux. » (Source : Banque mondiale. World Development Report 2003.New York, Oxford Univers. Press, 2003, p. 60-61).

Page 9. « Le ministre canadien de l’Environnement a déclaré, enfévrier 2004 que « les changements climatiques constituent, à longterme, une menace pour l’humanité plus grave que le terrorisme. Enraison du réchauffement et de ses conséquences, des centaines de mil-lions de personnes sont en effet susceptibles d’être chassées de leurslieux d’habitation, ce qui pourrait déclencher une véritable catastropheéconomique. » Il est par ailleurs probable que ces réfugiés ne serontpas les bienvenus ailleurs dans la mesure où ils représenteront unesource de tensions supplémentaires en ce qui concerne l’accès auxterres, aux emplois et aux services sociaux. »

Chap. 2. À la recherche des rapports entre démographie et sécuri-té. Lisa Mastny & Richard P. Cincotta.

Pages 28-29. « La transition démographique mondiale (passage defamilles nombreuses à des familles équilibrées) demeure malheureu-sement inachevée. Environ un pays sur trois (beaucoup de paysd’Afrique subsaharienne, du Moyen-Orient, de l’Asie du Sud et del’Asie centrale) se situait toujours au début de ce processus, avec destaux de fécondité supérieurs [215] à quatre enfants par femme. »(Source : The 2002 Revision. New York, United Nations PopulationDivision, 2003). « Des études récentes suggèrent que ce sont ces paysqui ont les plus grands risques de se retrouver impliqués dans un con-flit civil armé, incluant aussi bien des rébellions politiques et eth-niques que de la violence étatique ou du terrorisme international. Laplupart d'entre eux s'enlisent dans une situation démographique qui lesaffaiblit. En leur sein se trouve une proportion croissante de jeunesqui, pour beaucoup se retrouvent sans emploi ou sous-employés.Beaucoup de ces pays voient aussi leur population urbaine augmenterrapidement, souvent bien au-delà des capacités d'accueil des villes. »

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Taux de fécondité (2002) 7,1 7,0 6,8 5,6 3,0 2,1 1,8 1,3 1,2

Classe d'âge 20-34 ans (extrapolé2010), en % de la populationtotale

55 55 56 57 40 27 30 21 19

Chap. 5. Gestion des conflits liés à l'eau. Aaron T. Wolf, AnnikaKramer, Alexander Carius & Geoffrey D. Dabelko.

Pages 39-40. « Les revendications concurrentes d'eau douce pour-raient compliquer les efforts de résolution de vieux conflits au Moyen-Orient. Depuis plus de trente ans, Israël limite le nombre de puitsagricoles que peuvent creuser les Arabes de Cisjordanie alors que lescolons israéliens continuent à creuser plus profondément, ce qui danscertains cas met l'eau hors de portée des puits palestiniens moins pro-fonds. Depuis 1967, la proportion des terres cultivables irriguées parles agriculteurs palestiniens est passée de 27 % à environ 5 % provo-quant une augmentation du nombre de chômeurs et une baisse de laproductivité. »

Christiane Calus. « Les nappes phréatiques abreuvent la moitié du monde. »« L'aquifère de la Montagne, qui s'étend entre Israël et la Cisjordanie, est aucœur d'un conflit entre les deux gouvernements. Israël consomme environ85 % de la ressource alors que l'essentiel des pluies et des eaux de surface quialimentent cette nappe phréatique provient du territoire palestinien. Les négo-ciations serrées qui se sont déroulées sur cette question ont été officiellementsuspendues après le début de la seconde intifada » (Le Monde, 21 mars 2003).

Pages 100-101. Nombre de pays partageant un bassin : 8 pourl'Amazone et le lac Tchad ; 9 pour le Rhin et le Zambèze ; 10 pour leNil ; 11 pour le Congo et le Niger ; 17 pour le Danube. « 145 nationsse trouvent sur des bassins internationaux et 33 pays sont presque en-

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tièrement inclus dans ces bassins. » Ceux-ci « couvrent 45% de la sur-face terrestre, abritent environ 40 % de la population mondiale et re-présentent 60 % de l'écoulement des cours d'eau dans le monde ».

Terres cultivables et malnutrition

« La surface de terre cultivable par personne a diminué de plus de moitié de-puis 1960, et la production par personne de céréales, la nourriture de base, esten baisse partout dans le monde depuis 20 ans » « Le problème ne se limite pasaux pays en voie de développement. La population américaine - la plus grosseconsommatrice du monde - s'accroît rapidement. [216] Atteignant maintenantpresque 300 millions de personnes (plus de 310 millions à la fin de 2010), ellea doublé en 60 ans. » « Les estimations actuelles de l'ONU prévoyant une sta-bilisation mondiale à 9 milliards d'individus sont discutables, principalement àcause de la structure très jeune de cette population et de l'impulsion que celaengendre. Une grande partie de cette population se situe dans la tranche d'âge15-40 ans, dont les taux de reproduction sont élevés. Même si le monde entieradoptait une politique de deux enfants par couple, il faudrait environ 70 ansavant que la population mondiale ne se stabilise autour de 12 milliards, soit(presque) le double d'aujourd'hui. »

« De nombreux êtres humains souffrent déjà de la faim et/ou de malnutrition.Se basant sur la production céréalière, qui représente environ 80 % de l'alimen-tation mondiale (humains et bétail), la FAO a rapporté que la quantité de nour-riture produite par personne était en baisse depuis 1984. [...] D'après le Dépar-tement américain de l'agriculture, la production céréalière américaine a aug-menté d'environ 3 % par an entre 1950 et 1980 mais, depuis, le taux d'augmen-tation de la production de maïs et d'autres céréales importantes n'est que d'àpeu près 1 %. L'OMS estime que plus de 3 milliards de personnes souffrent demalnutrition (manque de calories, carences en protéines, fer, iode ou vita-mines). C'est le plus grand nombre et la plus grande proportion de gens malnourris jamais enregistrés. »

« Sur une surface totale de 13 milliards d'hectares (130 millions de km2) sur laplanète, les terres cultivables représentent 11 %, les pâturages 27 %, les forêts32 % et les zones urbaines 9 % 75. La majeure partie des 21 % restants n'estpas adaptée à l'agriculture, aux pâturages ou aux forêts » en raison de sols sté-riles ou peu profonds, ou d'un environnement climatiquement hostile (qui atous risques de s'accentuer). « En 1960, quand la population mondiale n'attei-

75 Cf. chap. 4.2, p. 102 « Les terres et les sols » : 26 millions de km2 de terrescultivables, à comparer aux 130 x (11 % + 27 %) = 49 millions de km2 iciprésentés. En 2000, la surface moyenne mondiale de terres arables était es-timée à 3 900 m2, à comparer aux 5 000 m2 de 1960 du présent texte.

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gnait qu'environ 3 milliards d'individus, on disposait approximativement d'undemi-hectare (5 000 m2) cultivable par personne, surface minimale pour laproduction d'une alimentation variée, saine et nutritive, comme celle consom-mée en Europe. Mais à mesure que la population humaine augmente et étendson activité économique, avec toutes les infrastructures qui en découlent,comme les systèmes de transport et les structures urbaines, la surface vitale re-couverte est perdue pour la production. Au niveau mondial, la surface culti-vable disponible par personne est désormais d'environ 0,23 hectare (2 300 m2).Aux États-Unis, on compte déjà à peu près 0,4 ha de terre par personne utilisépour des constructions urbaines et des autoroutes, et la surface cultivable dis-ponible est descendue ces 30 dernières années à 0,5 ha (cf. chap. 4, p. 103 :6 500 m2 par personne aux USA en 2000). En Chine, la surface cultivable parpersonne est descendue de 0,11 ha à 0,08 ha (1 100 à 800 m2) en 25 ans, en rai-son de l'augmentation continue de la population, de l'érosion et de la dégrada-tion extrême des sols. »

« À travers le monde, les taux d'érosion sont plus élevés que jamais. D'aprèsune étude de l'International Food Policy Research Institute, on estime que 10millions d'ha (100 000 km2) de terres cultivables sont abandonnés chaque an-née dans le monde à cause de l'érosion des sols. Dix autres millions sont gra-vement endommagés chaque année par la salinisation due en grande partie àl'irrigation et/ou des systèmes d'écoulement inappropriés. La majeure partie dela surface additionnelle nécessaire pour remplacer ces pertes annuelles vientdes zones forestières. Le besoin urgent d'accroître la production agricole estresponsable de plus de 60 % de la déforestation massive à travers certaines par-ties du monde. » « Les pertes dues à l'érosion sont graves dans la mesure où lerenouvellement de la couche arable est extrêmement lent. Il faut environ 500ans pour qu'une couche de 2,5 cm de terre arable se renouvelle. [...] Le tauxd'érosion des sols agricoles va d'environ 10 tonnes/ha/an aux États-Unis à 401/ha/an en Chine. Pendant les 30 dernières années, le taux d'érosion des sols enAfrique a été [217] multiplié par 20. Une étude menée en 1996 en Inde a établique l'on pouvait perdre jusqu'à 5 600 t/ha/an de sol dans certaines conditionsparticulièrement arides ou ventées. »

David Pimentel (professeur au Collège d'agriculture et des sciences de la vie del'Université Cornell) et Anne Wilson (assistante de recherche à l'UniversitéCornell, USA). Traduction in État de la Planète Magazine, Worldwatch Insti-tute, n° 32, juillet-août 2008, 7 p.

On pourrait allonger le propos en s'interrogeant sur le coût énergé-tique de telles ambitions, sur la famine de l'été 2011 dans la corne del'Afrique, sur l'espoir de voir la mer devenir mère nourricière pourdemain (cf. Laurence Caramel. « L'accord de Nagoya : un espoir pourla préservation des espèces ». Le Monde Bilan Planète 2010, n° hors-

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série nov. 2010, figures p. 23), alors que sous des influences diverses(exploitation directe, réchauffement climatique, etc.), les mangrovesont reculé de 18 % entre 1970 et 2005 ; il s'agit de 37 % pour les ré-cifs coralliens, surtout entre 1982 et 1988. Dans le même laps detemps, la surexploitation des stocks de poisson a augmenté de plus de30 %.

Optimisme ou pessimisme ?Le point de vue d'agronomes et de géographes

1. Propos de Sylvie Brunel, géographe (professeur à Paris IV Sorbonne).

« La planète pourrait aisément porter le double de la population actuelle... àcondition de rémunérer correctement les paysans. » Car « des réserves de pro-duction considérables existent autant en termes d'accroissement des rende-ments que d'extension des superficies cultivées : l'Afrique, l'Amérique latine, laRussie sont loin d'avoir dit leur dernier mot ! » « La faim est liée à un problèmenon pas de production mais de répartition. Ceux qui souffrent de malnutritiondans les bidonvilles ou les campagnes sont trop pauvres pour acheter de lanourriture. Même quand la production alimentaire d'un pays est excédentaire,certains groupes humains n'ont pas accès à une alimentation correcte. Le Brésilet l'Inde en sont de bons exemples. »

« Les fortes densités de population sont un facteur de progrès et de sécuritéalimentaire, car elles stimulent la recherche et l'adoption d'innovations agri-coles. On souffre de la faim dans des "édens verts" et peu peuplés... mais trou-blés politiquement, comme en Afrique centrale. À l'inverse, des pays soumis àde fortes tensions climatiques, tels ceux du Sahel, ne connaissent plus les fa-mines parce qu'ils ont appris depuis des décennies à gérer le risque alimen-taire. »

« Ce n'est pas le nombre des hommes qui compte, mais la façon dont ils utili-sent le milieu dans lequel ils vivent. Le rôle des techniques agricoles est essen-tiel : l'Asie, avec la riziculture, nourrit de fortes densités de population dans lesespaces limités des grandes plaines rizicoles et des deltas, mais elle a dû adop-ter dans les années 1960 la révolution verte pour résoudre le défi dunombre 76. »

76 Lester Brown et Norman Borlaug (1914-2009 ; prix Nobel de la paix en1970 pour l'invention de nouvelles variétés de blé) ont toutefois « répété à

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2. Propos de Marcel Mazoyer, agronome (professeur en Systèmes agraires àParis XI).

« Nous mangerons, nos enfants mangeront, la planète aura de quoi se nourrir. »« La production agricole est aujourd'hui largement excédentaire, le systèmecapitaliste dispose de ressources en terres et de capacités techniques largementsuffisantes pour nourrir au moins 10 milliards d'êtres humains. » (Même lors-que les conditions climatiques et l'accès à l'énergie seront moins favorablesqu'aujourd'hui ?).

[218]

3/ Propos de Marc Dufumier, agronome (professeur en Développement agri-cole à Agro Paris Tech).

« Pour qu'un humain soit correctement nourri, il lui faut 2 200 kilocalories parjour. Pour produire cette quantité journalière, il faut 200 kg de céréales par an.Or la Terre en produit aujourd'hui l'équivalent de 330 kg par humain. » « Oncultive aujourd'hui 1,5 milliard d'hectares 77, il reste 4,2 milliards d'hectares deterres cultivables non exploitées. » « Ces terres (en Afrique, des savanes et dessteppes qui restent en friche faute d'engrais, de fumier, etc.) ne sont ni pauvres,ni en forêt, ni trop arides, ni inondées. »

Propos recueillis par Émilie Lanez, dans Le Point, n° 1952, 11 février 2010,pp. 52-69. « Quand nous serons 9 milliards sur la Terre. La bombe humaine. »

L'optimisme, pour ne pas dire le triomphalisme anthropocentré desagronomes et de géographes, fait en un sens écho à celui de médecins,qui voient très sérieusement la longévité humaine moyenne atteindreun jour 120 ans, ignorant sans doute le problème du coût des retraites,des prothèses et des gardes gériatriques. Ces utopies n'ont rien denouveau, proférées depuis les années 1970, après ce que l'on a appeléla première crise du pétrole. Ainsi, à en croire Colin Clark (cité par P.Duvigneaud, La synthèse écologique, 1974), la Terre pourrait abriter140 milliards d'habitants en satisfaisant aux conditions suivantes : 82

maintes reprises que la seule issue à l'impasse alimentaire est le contrôle desnaissances » (Paul Ehrlich, La bombe P, 1972, p. 151).

77 Soit 15 millions de km2. Dix pour cent des terres sont donc cultivés puisque,sur la surface du globe (510 millions de km2), 150 millions de km2 sontémergés. Mais à ces terres « cultivées », il faut ajouter au moins autant desurfaces pâturées, de manière plus ou moins extensive, surtout dans le TiersMonde.

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millions de km2 seraient mis en culture, avec une productivité égalantcelle des meilleures terres de l'hémisphère nord ; l'humanité (l'inhu-manité ?) adopterait un régime végétalien à base de pain de céréales,supplémenté de vitamines et de substances minérales et azotées ; laration énergétique quotidienne serait de 2 410 kilocalories par per-sonne. Le Terrien serait alors nourri (logé, véhiculé, distrait ?) par laproduction de 600 m2, contre 2 ha aujourd'hui (33 fois plus). Sansdoute conscient de certaines limites, Clark admet la nécessité d'un ré-gime comportant des protéines animales ; les surfaces s'élèvent alors à1 800 m2 par personne et la population « tolérable » revient à 45 mil-liards d'individus...

Dans le même temps, tout aussi futuriste mais plus réaliste, DavidGates (Scientific American, n° spécial Energy and Power, sept. 1971,pp. 89-100) proposait les rations suivantes dans l'hypothèse d'unechaîne alimentaire « courte » : 64 millions de km2 de cultures + pâ-tures, ne dépassant pas la productivité mondiale moyenne ; ce régimemixte correspondrait à 3000 kilocalories/personne/jour car « bien quecertaines populations du globe subsistent sur la base de 2000 kilocalo-ries (moyenne générale de l'époque : 2350 kilocalories), les êtres vi-vant à un tel niveau ne peuvent être très actifs et jouer un rôle effectifdans une société industrialisée complexe ». Mais « cette analyse estsans aucun doute bien trop simplifiée. Même avec une augmentationconsidérable de la productivité, un niveau plus élevé de production enprotéines, une meilleure utilisation des terres et des océans (!), il estimpensable toutefois que la Terre puisse jamais supporter raisonna-blement plus de 10 à 12 milliards d'individus. [...] Si la population nedépasse jamais 8 milliards, les chances de la nourrir seront bien plusgrandes et les risques considérablement réduits. »

Tout a été dit, mais rien n'a été compris... peut-être parce que lessciences humaines - chose curieuse à priori - ne prennent pas suffi-samment en compte les limites propres à nos [219] capacités et à noscomportements sociaux, reproche qu'elles font pourtant parfois àl'écologie, discipline accusée « d'antihumanisme » (voir par exempleJean Jacob. « Du droit de servir de fumier ou la face cachée de l'éco-logie ». Esprit, février 1994, pp. 23-39).

Quarante ans après, nous ne pouvons que reprendre une partie denos commentaires à propos de telles prospectives (Eco-Logique. 1978,pp. 225-226) : « Pour lors, Collin Clark a-t-il songé aux surfaces sup-

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plémentaires que réclameront les zones minières, industrielles, urbani-sées et les nouveaux moyens de transport reliant les écosystèmes agri-cole et industriel ? » « L'expérience montre déjà que ces besoins con-somment en général les terres les plus productives (et) rejettent l'agri-culture sur des zones marginales à productivité et rendement infé-rieurs. La réussite de tels projets sous-entend enfin que l'homme sesoit rendu maître de tous les inconvénients naturels (sécheresse, inon-dations) ou provoqués (érosion, latérisation, pollutions, incendies,épidémies et épizooties) » ; et dérèglements climatiques ajouterait-onaujourd'hui.

« Surtout, le succès d'une telle politique, notamment dans le TiersMonde, est lié à l'acquisition d'un niveau culturel, scientifique et tech-nique élevé ; le problème de l'éducation semble donc préalable à toutautre, ne serait-ce que pour résoudre la question démographique. Puis,comment négliger les aspects plus spécifiquement humains ? Tant demillions de km2 pour l'agriculture, tant pour l'industrie, tant pour lelogement, l'homme se réduit-il vraiment aux seules fonctions ani-males : manger, travailler et dormir ? Le pain lui est indispensable,mais il ne vit pas seulement de pain ; il lui faut satisfaire des besoinsd'ordre distractif, affectif, culturel, intellectuel. »

« Les propositions agrotechniques tendent à simplifier les écosys-tèmes, donc à condamner l'environnement à la plus sinistre banalité. Àla biosphère succédera la technosphère ; mais devant des horizons debéton et de maïs, l'homme restera-t-il homme ? S'il s'adapte à ce"Meilleur des Mondes" aseptisé, la dialectique de l'homme et du mi-lieu n'entraînera-t-elle pas la disparition de l'espèce au sens actuel duterme ? On peut dès lors se demander s'il n'existe pas une limite sub-jective, psychosociologique, de la croissance et si elle ne précède pasla limite objective, techno-économique. À ce point de la réflexion, lesarguments cessent évidemment d'être techniques pour devenir philo-sophiques. Certains avanceront la nécessité de conserver des biocé-noses climaciques pour maintenir des banques de gènes, des milieuxtampons, pour disposer de témoins qualitatifs (ce que l'on appelle au-jourd'hui la biodiversité) ; d'autres ne verront là que nostalgie pas-séiste, nocive pour l'homme futur. Mais puisque tout équilibre metpareillement en cause la demande et l'offre, peut-être serait-il aussiefficace de limiter les naissances que d'augmenter les récoltes, et

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moins coûteux de produire des pilules que de fabriquer des trac-teurs ? »

« On peut en effet considérer comme plus humaine toute solutionqui laisserait à nos descendants un monde encore diversifié, au lieud'une immense machine uniformisée, si fonctionnelle soit-elle. Il estvrai que cette dernière satisferait grandement l'instinct productivisteprimaire qui pousse l'homme à dominer le monde ; la stabilisation,solution de sagesse, serait psychologiquement déprimante pour tousceux qui, jusqu'à présent, ont mené les destinées terrestres. [...]. Sansdoute, la Terre pourrait supporter (aux deux sens du terme !) éventuel-lement dix milliards d'humains au maximum, mais un chiffre inférieurà la population actuelle (alors 3,7 milliards d'habitants, contre 6,7 au-jourd'hui...) ne permettrait-il pas à nos descendants de bénéficier à lafois d'un vrai progrès, et des cadeaux gratuits du milieu naturel ances-tral ? »

[220]

7.3. Modifications des milieuxet des écosystèmes

(dérèglements climatiques)

Retour à la table des matières

« Avec un rythme d'augmentation de 3,4 % / an de la consommation d'énergie,celle-ci dépasse de loin les prévisions les plus pessimistes établies par les éco-nomistes du GIEC en 1995. » « Le phénomène climatique (connaît) lui-mêmeune accélération inattendue. [...] On pourrait assister à une disparition de la ca-lotte estivale arctique dans les 10 à 15 prochaines années alors qu'elle n'étaitattendue que pour la seconde moitié du XXIe siècle ».

Dominique Bourg. L'impératif écologique in Retour sur terre, retour à nos li-mites. Esprit, déc. 2009, p. 62.

Sur le sujet, voir notamment Jacques Grinevald, La Biosphère del'Anthropocène. Climat et pétrole, la double menace. Georg. Edit.(Genève), collection SEBES, 2007, 293 p.

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A — L'effet de serre

Il y a plus de deux siècles, le Genevois Horace-Bénédict de Saus-sure (plus connu sans doute par l'ascension du mont Blanc en août1787) constate qu'un thermomètre éclairé par le soleil dans une boîtevitrée s'échauffe davantage qu'un autre laissé à l'air libre. Un demi-siècle plus tard, le baron Joseph Fourier, ancien préfet de l'Isère etmembre de l'Académie des sciences, extrapole et traduit le phénomèneen termes de l'époque : « La température (terrestre) est augmentée parl'interposition de l'atmosphère parce que la chaleur (énergie solaire)trouve moins d'obstacles pour pénétrer l'air, étant à l'état de lumière(visible) qu'elle n'en trouve pour repasser dans l'air lorsqu'elle est con-vertie en chaleur (radiations infrarouges) ». Le terme « d'effet deserre », assimilant l'atmosphère à la paroi vitrée du thermomètre saus-suréen, n'apparaît qu'en 1869, sous la plume d'Augustin Mouchot ;une autre image consiste à considérer l'atmosphère comme une « sou-pape radiative » dans l'équilibre énergétique du système Soleil/Terre(Photosphère/Géosphère).

Puis le phénomène est précisé par les physiciens Wien et Tyndall.D'après le premier, la longueur d'ondes maximale de la radiationémise par tout corps est inversement proportionnelle à sa températureexprimée en degrés Kelvin (température dite absolue) : à 290 K (17°C), la Terre est à considérer comme un « radiateur » émettant dansl'univers à une longueur d'ondes voisine de 10 microns, à comparer àla fenêtre « visible » du Soleil, comprise entre 0,40 micron (radiationsviolettes) et 0,75 micron (radiations rouge sombre). Les gaz di-atomiques (di-azote, di-oxygène) sont quasi transparents à ces di-verses longueurs d'ondes, tandis que les gaz tri- ou poly-atomiques(ozone = tri-oxygène, méthane, vapeur d'eau, oxydes d'azote, CFC,regroupés sous le sigle GES, gaz à effet de serre) laissent passer lalumière solaire mais absorbent tout ou partie du rayonnement terrestreré-émis dans l'infrarouge moyen : du coup, la température moyenne auniveau de la mer, voisine de 15 °C, est (fort heureusement) de quelque30 °C plus élevée qu'elle le serait en l'absence d'effet de serre. Ce quipose aujourd'hui problème n'est donc pas l'effet de serre en tant quetel, mais sa possible variation par suite de changements de la composi-tion chimique de l'atmosphère.

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[221]

LE RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE

Et voici qu'à la fin du XIXe siècle, le Suédois Svante Arrhenius(prix Nobel de chimie en 1903) émet l'idée futuriste selon laquelle lesémissions de gaz carbonique dues à l'emploi du charbon par l'industriehumaine puissent induire un échauffement significatif de notre cli-mat : « Les éléments de l'atmosphère qui sont cause de l'effet de serresont (surtout) la vapeur d'eau et le gaz carbonique [...]. De très faibleschangements dans la composition de l'air atmosphérique peuvent avoirdes conséquences considérables 78 ». Estimant déjà (avec les moyensde calcul de l'époque !) que le doublement de la teneur en gaz carbo-nique pourrait induire un échauffement proche de 5 °C, Arrhenius n'yvoyait que des avantages pour son pays, susceptible d'accéder ainsi àl'autonomie céréalière... Le sujet ne suscite guère de réactions et il fautfranchir deux guerres mondiales pour qu'il revienne-en force - àl'ordre du jour, en 1957-1958, avec les premiers résultats des sondagesglaciaires de la station internationale Vostok (dans l'Antarctique) etles premières mesures en continu par Charles Keeling de la teneur engaz carbonique dans l'atmosphère (aux îles Hawaï).

D'une part on observe à Hawaï une augmentation régulière de lateneur « moderne » de l'air en CO2, avec trois phases aux pentes crois-santes, en 1960-1975, 1975-1995 et 1995-2010, au taux annuel moyenactuel de 2 ppmv (parties par million, en volume) ; la teneur oscille encours d'année, plus forte en hiver (boréal), à cause d'une moindre pho-tosynthèse et d'une plus forte consommation carbonée humaine, plusfaible en été. En 2010, on approche des 390 ppm, à comparer aux 315ppm de 1957, et aux 280 ppm de l'époque préindustrielle, au début duXIXe siècle ; le seuil symbolique des 400 ppm sera atteint vers 2015.D'ores et déjà, le gaz carbonique et les autres GES d'origine majoritai-rement anthropique (méthane, oxydes d'azote) dépassent 460 ppmd'équivalent carbonique. D'autre part, les carottages de Vostok autori-sent une remontée dans les temps géologiques, l'analyse de la glaceprélevée jusqu'à 3 000 mètres de profondeur (correspondant à plu-

78 Arrhenius S., 1896 - On the influence of carbonic acid in the air upon thetempérature of the ground. Philosoph. Magaz., 41, pp. 237-276.

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sieurs centaines de milliers d'années, et couvrant ainsi plusieurs gla-ciations) permettant non seulement d'analyser la teneur en CO2 alorsdissous dans l'eau ainsi « fossilisée », mais de déterminer la tempéra-ture de l'époque, à partir du rapport des deux isotopes O 16 et O 18des mêmes molécules d'eau.

De très nettes corrélations apparaissent alors à cette échelle entreles teneurs et les températures (indépendamment du fait que le CO2 sedissout d'autant mieux dans l'eau que celle-ci est froide) ; il en est demême du méthane qui, bien que présent à teneur bien plus faible, pos-sède un rôle non négligeable (estimé à près de 20 % du total de l'effetde serre, contre près de 60 % pour le gaz carbonique), en raison d'uneabsorption infrarouge 25 fois plus forte à concentrations égales. Pourautant, corrélation (statistique) n'impliquant pas forcément relation(causale) directe, on peut se demander si la température augmenteparce que la teneur en GES est plus élevée ou si, inversement, unéchauffement dont les causes resteraient à déterminer pourrait être àl'origine d'un relâchement accru de gaz carbonique et / ou de mé-thane ; la concomitance des deux phénomènes gazeux n'est pas à ex-clure, même comme phénomène naturel, avec effet de boucle (« rétro-action positive ») comme en cas de dégel du permafrost aux forteslatitudes holarctiques (Sibérie, Canada).

[222]

« La grave crise écologique actuelle est sans conteste une crise de désynchroni-sation. On épuise les ressources naturelles à un rythme bien plus élevé que lareproduction des écosystèmes tandis qu'on déverse nos déchets et nos poisons,on l'a vu pendant l'été 2010 dans le golfe du Mexique, à une vitesse bien tropélevée pour que la nature s'en débarrasse. D'ailleurs, le réchauffement de laTerre signifie littéralement qu'on accélère l'atmosphère, parce qu'une augmen-tation de la température équivaut à une augmentation de l'agitation des molé-cules qui la composent. »

Hartmut Rosa (auteur de Accélération. Une critique sociale du temps, La Dé-couverte, 2010, 474 p.), propos recueillis par Frédéric Joignot. Au secours, toutva trop vite, Le Monde Magazine, supplém. Monde n° 20402, 28 août 2010, p.17.

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PERSPECTIVES CLIMATIQUES

La question émerge vraiment sur la place publique en 1965, lors-que Roger Revelle (dont Al Gore, futur vice-président des États-Unis,futur prix Nobel 2007 et auteur du film titré en Français Une véritéqui dérange, fut l'étudiant à Harvard) remet une étude sur le sujet augouvernement américain. En 1971, dans son livre consacré au risquedémographique (P. Ehrlich, trad. franc. 1972, p. 68), Paul Ehrlichécrit : « Au point où nous en sommes, il est impossible de prévoirquelles seront les conséquences ultimes de notre utilisation irrespon-sable de l'atmosphère. Nous savons cependant que des variations,même infimes, de la température terrestre moyenne, pourraient avoirde graves répercussions. Une baisse de quelques degrés, et ce seraitpour nous une nouvelle époque glaciaire, qui aurait des conséquencesdésastreuses pour la productivité agricole des pays (aujourd'hui) tem-pérés. À l'inverse, une hausse de quelques degrés ferait fondre lesglaces du Groenland et de l'Antarctique, entraînant une hausse du ni-veau des mers de 90 mètres. » « En résumé, on peut dire que lorsquenous polluons, nous altérons l'équilibre énergétique de la Terre. Quece soit au niveau du globe, ou localement, les conséquences clima-tiques pourraient être catastrophiques. Allons-nous vraiment continuerpourvoir ce qui va se passer ? Qu'avons-nous à gagner à cette "rouletteécologique" ? » Soulignons que ces lignes précèdent de quelque 15ans les premiers signes vraiment tangibles d'échauffement, apparus aumilieu de la décennie 1980 (vide infra).

En 1972, le « Rapport Meadows » sur les limites de la croissance,commandité par le Club de Rome, fait plus médiatiquement état de laquestion, puis le 7e Congrès de l'OMM (Organisation mondiale mé-téorologique) traite officiellement du problème deux ans plus tard àGenève. En 1987, cet organisme fournit trois scénarios respectivement« bas » (pente 0,06 °C/décennie, simple constat séculaire), « moyen »(0,3 °C/décennie = 3 °C/siècle) et haut (0,8 °C/décennie = 8 °C/siècle)pour l'évolution de la planète au XXIe siècle. L'année suivante, à l'ini-tiative de l'OMM et du PNUE (Programme des Nations unies pourl'environnement) est créé l'IPPC = GIEC (Groupe intergouvernemen-tal d'experts sur l'évolution du climat) dont le rapport 2001 envisageune fourchette d'échauffement de 1,5 à 5,6 °C pour un doublement de

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la teneur en CO2, avec une probabilité de 66 % (un écart-type autourde la valeur moyenne de 3,5 °C) ; cette fourchette est précisée en jan-vier 2007, avec une probabilité dépassant cette fois-ci 90 % (deuxécarts-types autour de la moyenne). Sur le terrain toutefois, mis à partle faible échauffement séculaire constaté entre 1880 et 1980 (p. ex. +0,59 °C à [223] Lyon, conforme à la moyenne mondiale), rien nesemble se manifester jusqu'au milieu de la décennie 1980 79.

Mais, à partir de 1985 environ, les choses bougent avec, parexemple, sur la période 1967-2007, pour cinq stations de Rhône-Alpessituées entre 280 mètres (Dombes) et 2 000 mètres d'altitude (Va-noise), un échauffement annuel moyen de 0,039 +/- 0,019 °C, plusélevé en été qu'en hiver et plus marqué en plaine qu'en altitude. Extra-polé sur un siècle (sous l'évidente réserve de la poursuite del’échauffement et de sa cause principale hautement probable, l'émis-sion de gaz à effet de serre), la fourchette couvre de + 2,0 à + 5,8 °C,remarquablement proche de celle fournie par le récent rapport du

79 Si la révolution industrielle est apparue (en Angleterre) dès le premier tiersdu XIXe siècle, on peut dater de la fin de la Seconde Guerre mondiale sonexpansion généralisée à la planète et son augmentation significative (popula-tion et niveaux de vie en rendent également compte), traduites plus directe-ment encore par la « courbe de Keeling ». Entre le démarrage des TrenteGlorieuses, en 1945, et le décollage thermique de 1985 se sont donc écou-lées 40 années d'inertie (plus d'une génération humaine), ce qui montre bienl'existence de seuils de pollution planétaires et d'hystérésis écologique.

Car les écosystèmes réagissent de manière « élastique » et non « plas-tique » : dans le second cas la déformation répond rapidement, mais de ma-nière « molle », à la sollicitation ; dans le premier elle « encaisse », résistantjusqu'à un point de rupture alors difficilement correctible. Inversement, sup-primer la cause du phénomène peut restaurer assez vite la situation dans lepremier cas ; en revanche, l'amélioration ne peut se faire qu'avec des délaisdu même ordre que la détérioration dans le second, voire n'être plus possiblesi les mécanismes réparateurs (p. ex. la photosynthèse planctonique) ont étéaffectés. Le même mécanisme vaut pour la pollution des nappes phréatiquespar les nitrates agricoles, celle-ci prenant autant de temps (une trentained'années) à disparaître après cessation des apports qu'elle en a mis pour semanifester depuis leur démarrage.

À noter un effet vertueux du réchauffement climatique, puisqu'en hiverun degré centigrade de température ambiante permet d'économiser 7 % dansla consommation domestique. Mais l'effet pervers symétrique existe aussi,puisque la climatisation estivale (dans les locaux ou dans les véhicules) estencore plus coûteuse en sens inverse !

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GIEC : + 1,8 à 4,0 °C pour « la fin du XXIe siècle » : le pire n'est doncpas le plus invraisemblable ! À noter que - du moins sur ces cinq sta-tions de Rhône-Alpes, distantes de quelque 150 km - le réchauffementne s'est nullement ralenti depuis le début du siècle, contrairement àcertaines allégations : + 0,45 °C en Dombes et + 0,43 +/- 0,13 °C enVanoise (période 2001 -2007 comparée à la période 1995-2000).

En 1989, la température moyenne annuelle a franchi pour la pre-mière fois 12 °C en Dombes et 10 °C à Bourg-Saint-Maurice ; on re-marquera « l'année canicule » 2003 (13,0 °C en Dombes et 11,3 °C enTarentaise). La pente extrapolée sur un siècle (entre 1965 et 2065) estde + 6,6 °C en Dombes et de + 5,3 °C en Tarentaise. Un examen plusattentif des données montre l'existence d'un « virage » dans les années1986-1988. Consécutivement, on distingue deux périodes assez dis-tinctes : un quasi-palier suivi d'une montée persistante et accusée de latempérature moyenne annuelle, exprimée en °C (fig. 13 et commen-taires).

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[224]

Réchauffement climatique en Rhônes-Alpes de 1968 à 2011

Figure 13

Réchauffement climatique en Rhône-Alpes dans les quatre dernières décen-nies. Courbe du haut : en Dombes (Ain), peu au nord de Lyon (altitude 280 m).Courbe du bas : en Tarentaise (Savoie), à Bourg-Saint-Maurice (altitude 863 m).Référence : Delorme M. et coll., 2009 - Analyse et réflexions préliminaires surl'évolution climatique en Vanoise. Trav. Sci. Parc nation. Vanoise, XXIV, pp. 69-104, complété.

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Dombes(Marlieux, 01)

Tarentaise(Bourg-St-Maurice, 73)

280 m (46° 02'N / 05° 02'E) 863 m (45° 37'N / 06° 46'E)

Période 1968-1986 10,2 +/- 0,5 °C 8,9 +/- 0,4 °C

Période 1987-2011 11,9 +/- 0,6 °C 10,3 +/- 0,6 °C

Différence + 1,64 °C + 1,37 °C

(risque statistique inférieure 1 p. mille)

Dans le même massif de la Vanoise, trois autres stations (étagées de 1100 à 2 000m) connaissent des différences moins accusées, phénomène probablement dû àdes situations locales particulières (proximité de masses glaciaires générant desvents catabatiques ; vent transfrontalier connu sous le nom de Lombarde). Dansles cinq stations, l’échauffement est plus marqué en printemps-été qu'en au-tomne-hiver.

« En 2100, la température moyenne de la Terre aura augmenté de1,8 °C à 4,0 °C, le niveau des océans se sera élevé de 28 à 43 cm. Desvaleurs supérieures ne sont pas à exclure. D'ici là, des épisodes clima-tiques extrêmes, tels que canicules ou sécheresses, se produiront deplus en plus fréquemment. L'essentiel de l'augmentation des tempéra-tures moyennes observées depuis le milieu du XXe siècle est très pro-bablement dû à l'augmentation des [225] concentrations de gaz à effetde serre engendrées par l'homme. C'est une avancée depuis la conclu-sion du troisième rapport du GIEC en 2001, qui était que l'essentiel duréchauffement observé pendant les cinquante dernières années estprobablement dû à l'augmentation des concentrations des gaz à effetde serre. » « On est ainsi passé de probablement (probabilité supé-rieure à 66 %, soit +/- 1 écart-type) à très probablement (probabilitésupérieure à 90 %, soit +/- 2 écarts-types), et l'expression « engen-drées par l'homme » a été ajoutée. » « Pour l'avenir proche, les scienti-fiques envisagent une réduction de la couverture neigeuse et du pergé-lisol (permafrost, couche de terre glacée en Sibérie et au Canada), uneplus grande fréquence (très probablement) de vagues de chaleur etd'événements à fortes précipitations, des cyclones à plus forte intensi-

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té » (GIEC = Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution duclimat, et Hervé Kempf, Le Monde 2, n° 19293, 3 févr. 2007, pp. 1-8).

Le CO2, bouc émissaire ?

Avant d'aller plus loin, livrons quelques définitions sémantiques et quelquesremarques « de bon sens ». Tout d'abord, compte tenu des conventions de lan-gage courant et scientifique, on n'utilisera pas indifféremment les termes de ri-gueur croissante « croyance/hypothèse/théorie/modèle/vérité ». Pour l'ins-tant, la cancérologie en resterait au premier stade si elle envisageait une in-fluence de Jupiter sur l'occurrence du cancer de la prostate, tandis que la clima-tologie (qu'on ne confondra pas avec la météorologie) est tout de même parve-nue au stade de modèles autorisant corrélations et prédictions avec un risquestatistique inférieur à 10 % ; quant à la « loi » de la chute des corps, sa validitéapproche (asymptotiquement) le risque zéro 80. Parlons aussi de la « loi de lamajorité », et de sa variante élitiste de « l'argument d'autorité », qui ne sauraiten effet être avancée pour valider ici définitivement et à elle seule la responsa-bilité du gaz carbonique : après tout, Galilée était bien isolé lorsqu'il affirmait,contre les esprits officiels de son époque, que la Terre tournait autour du Soleil,et non l'inverse.

Après tout également, c'est bien grâce à des pionniers ou des contestataires quela Science a souvent progressé, nonobstant l'avis des « docteurs ». Aujourd'hui,le problème réside dans le fait que ce n'est pas un académicien médiatique quitient le rôle de Galilée, mais un respectable prix Nobel, Svante Arrhenius qui,bien avant tous les autres « savants », a proposé une « hypothèse CO2 » que lamajorité des spécialistes actuels a perfectionnée en un modèle parfaitementcompatible avec des faits théorisés bien avant d'avoir été perceptibles. Poppern'aurait certes rien à redire à une telle épreuve de « falsification » ! Ensuite, sil'affirmation (très prudente, en deçà de l'intime conviction personnelle de laplupart des experts du GIEC) d'une sécurité à 90 % de la corrélation gaz carbo-nique vs échauffement peut paraître osée au nom d'un principe de précautionpris à l'envers, quel parieur s'abstiendrait de miser gros s'il était assuré d'unetelle sécurité statistique devant une table de jeu ?

Traitons maintenant brièvement des autres GES (Gaz à effet de serre) que leCO2. Puisque le méthane n'a rien de négligeable comparé à ce propos avec legaz carbonique, pourquoi privilégier le premier ? Parce qu'il y a redondance etcorrélation entre ces deux gaz, pourtant situés aux deux bouts de la chaîned'oxydo-réduction du carbone, le premier en tant que carbone réduit et res-

80 On ne confondra pas les « lois » scientifiques avec celles des économistes(qui prennent leurs désirs pour des réalités) et celles des juristes (lois qui nesont que des conventions, d'ailleurs périmées à chaque passage de frontièrepolitique).

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source énergétique, le second comme déchet, car oxydé « à mort ». Tous deuxsont sans cesse générés et/ou relâchés dans les cycles biogéochimiques, maiségalement par les activités humaines agricoles et industrielles : le méthane parles vents des ruminants ou les fuites de l'industrie pétrolière, le second parl'industrie, l'agriculture, le chauffage et les transports ; on pourrait d'ailleursintégrer les oxydes d'azote dans ces inventaires. Intégrer [226] ces trois gazpondérés ne ferait donc que majorer le coefficient de proportionnalité existantentre gaz carbonique et effet de serre, avec une certaine amélioration pédago-gique, il est vrai : lorsque nous utilisons du « gaz naturel » avons-nous suffi-samment conscience que 4 % de fuites entre gisement et cuisinière ont autantd'effet de serre que la combustion des 96 % réellement utilisés ? Un compos-tage mal géré ne serait-il pas plus nocif pour l'atmosphère que l'incinération desordures ménagères ?

Remarque complémentaire : si le gaz carbonique et le méthane se révélaientdans 30 ans n'être pas la cause du réchauffement climatique, quelle heureusesurprise et quel bonheur cela serait-il pour nos enfants, qui disposeraient ainsides réserves d'hydrocarbures que nous aurions épargnées à tort mais, sans lesavoir, pour leur bien-être...

La participation des gaz polyatomiques dans le bouquet des gaz àeffet de serre est la suivante : vapeur d'eau 60 % ; gaz carbonique26 % ; ozone 8 % ; méthane et protoxyde d'azote 6 % 81. On parleradonc de l'eau, dont la mise en cause aurait au moins l'avantage (enpartie de l'eau, dont la mise en cause aurait au moins l'avantage (enpartie posthume...) de réconcilier Haroun Tazieff et Claude Allègre :oui, la vapeur d'eau est un gaz à effet de serre, mais le cycle de cettemolécule n'a rien de comparable à celui du gaz carbonique, avec desflux annuels atmosphériques 60 fois supérieurs, largement plus en-core dans le grand réservoir océanique qui alimente l'atmosphère àleur interface commune. Surtout, le gaz carbonique est en faiblequantité dans l'atmosphère, si bien que sa capacité à s'y accumulerest quasi sans limites, contrairement à celle de la vapeur d'eau(comme en témoigne pour celle-ci la réalité des nuages et des préci-pitations). En d'autres termes, si le CO2 est un facteur « limitant parle bas », dont toute variation est donc sensible, ce n'est pas le cas dela vapeur d'eau, déjà fortement saturante, et dont le cycle n'a pas deraisons majeures de s'amplifier, tout au plus de s'accélérer quelque

81 Kiehl J.T. & Trenberth K.E., 1997 - Earth's Annual Mean Energy Budget.Bull. Amer. Meteo. Soc, 78, pp. 197-208).

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peu, avec effets sur les précipitations. Si l'injection annuelle dans l'airde 2 ppm de gaz carbonique (une accumulation de + 0,5 % / an) nepeut être sans effet à moyen terme, un échauffement superficiel dequelques °C en un siècle ne saurait être bien significatif pour le cycleglobal de l'eau, hors problèmes ponctuels comme la modification del'albédo (réflectance terrestre de la lumière solaire incidente) etl'augmentation de la couverture nuageuse par les traînées du traficaérien d'altitude. Néanmoins, la prise en compte de la vapeur d'eauaurait l'intérêt de mieux considérer les impacts du transport aérien(vols touristiques, commerciaux, militaires) sur l'environnement, pla-cé « hors réglementation » à l'heure actuelle par consensus écono-mique et politique. Enfin, pour relativiser les parts éventuellementprises par divers phénomènes dans le bilan énergétique de notre pla-nète, le GIEC a précisé que le « forçage radiatif du surplus de gaz àeffet de serre [...], égal à plus de 2 W/m2 (est) à comparer à environ0,2 W/m2 au cours d'un cycle de 11 ans d'activité solaire » et, ajoute-rons-nous, aux 168 W/m2 d'énergie solaire qui parviennent naturel-lement au niveau du sol.

LE GAZ CARBONIQUE DANS L'AIR

En 1960, 40 % du CO2 émis allait dans l'atmosphère, et 45 % en2008, ce qui signifie que les puits terrestres et marins réagissent moinsefficacement pour piéger les émissions. Sur la période 2001-2007,l'augmentation annuelle moyenne du taux de CO2 dans l'atmosphère aété de 2,02 +/- 0,30 ppmv. À ce rythme, et compte tenu d'une teneurde 386 ppmv en 2009, la barre symbolique des 400 ppmv sera fran-chie en 2017.

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[227]

Où (en) est le carbone ?

Décennie 1901-2000 Décennie 2001-2010

Carbone émis Gt de C/an Gt de C/an

Carbone défossilisé 6,5 +/- 0,2 8,1 +/- 0,8

Sources terrestres 1,5 +/- 0,1 1,0 +/- 0,1

Total 8,0 Gt 9,1 Gt

Carbone absorbé

Atmosphère 3,1 +/- 1,4 4,3 +/- 0,7

Puits océanique 2,2 +/- 0,1 2,4 +/- 0,2

Puits terrestres 2,6 +/- 1,4 2,1 +/- 1,0

Total 7,9 Gt 9,1 Gt

Source : calculé d'après Global Carbon Budget 2010. Tyndall Centre for ClimateChange Research (cf. Peters et al., 2011 - Rapid Growth in CO2 émissions afterthe Global Financial Crises of 2008-2009. On line Nature Geoscience Dec. 4 th.2011).

Remarques : chiffres arrondis à 2 décimales après calculs sur 3 décimales. Puitsterrestres estimés par différence à partir des 4 autres informations. (*** = risquestatistique < 1 p. mille, * = risque < 1 %, NS = risque > 5 %).Différence assurée au risque *** pour le C défossilisé et les sources terrestres, aurisque * pour l’atmosphère et les océans ; NS pour les puits terrestres.

Commentaires

La première mauvaise nouvelle pour l'environnement (mais elle est bonne pour leséconomistes...) est que la consommation d'énergie fossile, un instant freinée par lacrise financière, est repartie à la hausse en 2010 ; sur les deux décennies 1991-2000 et 2001-2010, l'augmentation a été de 1,6 Gt / an en moyenne, soit + 25 %.La seconde mauvaise nouvelle réside dans l'accélération de l'injection de gaz car-bonique dans l'atmosphère, avec + 1,2 Gt / an en moyenne, soit + 37 % entre lesdeux décennies successives. Une bonne nouvelle consiste en la diminution d'untiers de l'émission de Carbone actuel terrestre, ce qui indiquerait un ralentissementde la déforestation et/ou des autres usages abusifs (urbanisation, etc.) des sols parl'Homme. Les puits (absorption) terrestres que sont les terres et les océans restentsensiblement égaux à eux-mêmes (au total 4,8 Gt / an).

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RESPONSABILITÉS, ACTIONS ET RÉSULTATS

Le consommateur (sur)-développé occidental est 10 fois plus fautifde ce point de vue que l'Asiatique ou l'Africain, plus prolifiques il estvrai.

Émission carbonée individuelle au niveau mondial(en tonnes de CO2 émis, per capita et par an)

Monde 4,39 tonnes (référence 1,00)(1,2 tonne de carbone)

OCDE* 10,61 indice 2,42

Russie 8,53 indice 1,94

Moyen-Orient 7,52 indice 1,71

Europe non-OCDE 5,05 indice 1,15

Chine 4,92 indice 1,12

Amérique latine 2,31 indice 0,53

Asie 1,38 indice 0,31

Afrique 0,90 indice 0,21

* Organisation de Coopération et de Développement Economiques, siégeant àParis et regroupant 34 pays membres, développés pour la plupart.

Source : adapté de « Oak Ridge National Laboratory », CDIA (Carbon DioxideInformation Analysis Center), USA. Site : www.globalcarbonproject.org, CarbonBudget 2009, 9 juin 2010.

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[228]

En France, si l'industrie et les déchets, voire l'agriculture et l'éner-gie, ont globalement réalisé quelques progrès, ceux-ci ont été presquecontrebalancés par les transports et le résidentiel + tertiaire (tableau àla suite). Néanmoins, la population ayant augmenté dans les 16 annéesconsidérées, une amélioration individuelle de quelque 10 % est à por-ter à notre actif.

Contribution des secteurs d'activité aux émissions de CO2

en 2006 en France

Contribution(en %) en 2006

Variation entre 1990 et 2006

Transports 26,4 % + 20,0 % (relatifs)

Industrie 20,0 % - 24,5 %

Agriculture 19,2 % - 12,0 %

Résidentiel + Tertiaire 18,6 % +14,0 %

Énergie 13,3 % - 09,0 %

Déchets 2,5 % - 14,7 %

Total 100,0 % - 04,0 %

540 Mt équiv. CO2 Cf. 1990 : 562 Mt équiv. CO2

Population totale 62 millions 1990 : 58 millions

(+ 5 millions = + 8,6 %)

Émission/individu 8,71 équiv. C02 9,71 équiv. CO 2 (- 1,01 = - 10,3 %)

Adapté de WWF-France, Changements climatiques.

Comprendre et réagir, non daté (> 2006), 35 p.

« Dans le cadre du Protocole de Kyoto, l'objectif assigné à laFrance est de stabiliser sur la période 2008-2012 ses émissions de

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 373

GES (Gaz à effet de serre) au niveau de 1990. » Pour ce faire, « laFrance a mis en place, en janvier 2000, le PNLCC (Programme natio-nal de lutte contre le changement climatique), paquet qui comprendune centaine de mesures dans tous les secteurs d'activité. En 2004, unPlan Climat est venu le renforcer et fixer un objectif de division par 4des émissions de GES à l'horizon 2050 (dit Objectif Facteur 4, inscritdans la loi de Programme de 2005 fixant les orientations de la poli-tique énergétique française) ».

Les résultats obtenus (en 2006) appellent néanmoins les commen-taires suivants :

1/ Secteurs en progrès : la situation est confuse, malgré une ten-dance globale faible aux économies (- 4 %), plus marquée au niveauindividuel (- 10 %). Deux secteurs d'activité (déchets et énergie) por-tent sur de basses valeurs, absolues et/ou relatives, et sont donc de peud'influence. L'attribution pour 2006 de 19 % de responsabilité à l'agri-culture est en totale contradiction avec le chiffre de 3 % qui lui estofficiellement attribué dans la consommation globale d'énergie de laFrance ; le premier chiffre est sans doute plus réaliste que le second,englobant probablement les consommations « périphériques » : en-grais, aliments pour bétail, transports (amont et aval) et stockage, ac-tivités agroalimentaires. Les progrès du secteur industrie sont à doubletitre en trompe-l'œil : non seulement ils correspondent à la fermeturede nombreuses usines et ateliers « indigènes », mais les chiffres neprennent pas en compte les délocalisations (production automobile) etles importations (produits de consommation) qui reportent sur les paysdits émergents (dont la Chine) nos consommations réelles. Il y a doncfort à parier que ce secteur n'est pas en progrès réel, puisque la con-sommation des ménages occidentaux n'a pas connu de baisse signifi-cative dans les années récentes. On en reparlera.

[229]

2/ Secteurs sans progrès : la situation est plus claire, même si elleest sous-interprétée par l'opinion, publique et privée. Le secteur destransports - qui porte sur plus du quart de nos émissions - persistedans ses dérives, mais a peut-être connu une légère correction depuisla récente crise financière. Quant au « Résidentiel + Tertiaire », enaugmentation globale de 14 %, il laisse à penser que les gaspillagespersistent (cf. la faveur de la climatisation, domestique, collective,

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automobile), sans pouvoir être compensés significativement par le dé-veloppement de l'isolation ou du solaire thermique, pourtant bien mé-diatisés, et plutôt bien aidés par les pouvoirs publics.

3/ Tendance globale : les mesures ou les phénomènes les plusimmédiats ou les plus aisés à mettre en œuvre étant derrière nous, onpeut craindre que les légers progrès réalisés dans les quinze annéesécoulées (1990-2006) ne soient pas à la hauteur des ambitions affi-chées ; le paradoxe serait que les progrès nécessaires pour atteindreles objectifs ne soient que des effets « perversement vertueux » de lacrise économique, et de son impact sur la consommation et la crois-sance matérielles.

Christian de Perthuis. « La génération future a-t-elle un avenir ? ». Dévelop-pement durable et mondialisation, Belin, Paris, 2003, 192 p.

Un « conflit de priorités porte sur les concurrences qui risquent d'apparaître àcourt terme entre l'écologique et l'économique 82. Le niveau unitaire des émis-sions de gaz à effets de serre tend à s'accroître avec le développement 83 : lemontant des émissions est de l'ordre de 6 tonnes d'équivalent carbone par habi-tant aux États-Unis, 2,3 tonnes en Europe et moins de 0,4 tonne en Inde. Demultiples voies permettraient de réduire le montant des émissions unitairesdans les pays riches, surtout aux États-Unis, sans réduction importante du ni-veau de vie des habitants. Compte tenu du poids des pays industrialisés dansles émissions (65 % des émissions mondiales pour 18 % de la population), ceserait un progrès considérable. Mais la question majeure des prochaines décen-nies concernera l'évolution des émissions en provenance des économies duSud ». « En effet, les pointages de l'Agence internationale pour l'énergie révè-lent que leur part dans les émissions mondiales s'est accrue d'environ 10 %dans les deux dernières décennies du fait de l'accélération de la croissance dansles pays d'Asie en développement. »

En tonnes de CO2/personne/an (entre parenthèses : par rapport à lamoyenne mondiale prise comme unité de référence), les consomma-tions de divers pays étaient en 2003 : USA : 20,1 (x 4,8). Australie :18,3 (x 4,4). Canada : 16,5 (x 3,9). Arabie Saoudite : 15,0 (x 3,6).Russie : 9,9 (x 2,4). Allemagne : 9,8 (x 2,3). Japon : 9,4 (x 2,2).

82 Nous dirions plutôt : « entre l'écologique et la finance ».83 Nous dirions plutôt : « tend à s'accroître avec la croissance ».

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Royaume-Uni : 9,2 (x 2,2). Europe des 15 : 9,1 (x 2,2). France : 6,2 (x1,5). Chine : 2,7 (x 0,64). Brésil : 1,8 (x 0,43). Inde : 1,2 (x 0,29). Ke-nya : 0,2 (x 0,05). (Source : Division statistique des Nations unies,2003. Adapté de WWF-France, « Changements climatiques. Com-prendre et réagir », loc. cit., p. 8).

LA RESPONSABILITÉDES PAYS ÉMERGENTS ASIATIQUES

Sans vouloir leur jeter (ici) la pierre (car comment leur refuser cedont nous avons bénéficié, et ce que nous persistons à vouloir con-sommer, en leur demandant souvent de le produire [230] pour nous),on doit constater que les « Tigres d'Asie et d'Orient » ne sont pas surle chemin de la vertu, que nous-mêmes n'empruntons qu'à regret ousous la contrainte. En prenant comme base 100 en 1990 « les émis-sions de carbone liées à l'utilisation de combustibles fossiles »(Source : WWF-France. Vers un New Deal climatique. Guide dePoche, 2009, 48 p., p. 21), les émissions étaient multipliées en 2005par : Malaisie : 4,3. Qatar : 4,1. Indonésie : 2,8. Emirats arabes unis :2,3. Koweït : 2,1. Inde : 2,0. Taïwan : 2,0. Arabie Saoudite : 1,9. Co-rée du Sud : 1,8. Singapour : 1,3. Chine : 1,2. (pour comparaison,USA : 1,2). En 2009, la Chine a été le premier acheteur mondial devéhicules automobiles (13 millions), ce qui ne fait après tout qu'unevoiture par an et pour 100 Chinois. À ce train-là, avant d'avoir (enmoyenne) une voiture par ménage comme en France (ou en EuropeOccidentale), les Chinois mettront 50 ans pour nous rattraper. Certes,mais ça fera tout de même 650 millions de voitures (et encore, à popu-lation constante...).

B — Les catastrophes naturelles

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Il est indéniable que, de plus en plus et à l'échelle mondiale, nousentendons parler de cyclones, ouragans, inondations, tremblements deterre et autres cataclysmes économiquement coûteux et humainementmeurtriers. Les dommages, pris ou non en charge par les compagniesd'assurances, en témoignent, sans doutes possibles. Pour autant, cette

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recrudescence est-elle bien réelle et, surtout, est-elle significativementattribuable au dérèglement climatique global dû aux activités hu-maines ? Un premier biais possible est celui de la détection et del'enregistrement de ces phénomènes, aujourd'hui suivis de manière deplus en plus rigoureuse (surveillance satellitaire) à l'échelle mondiale.Un deuxième biais est celui de la médiatisation en temps réel, qui jetteen pâture à l'opinion publique, images à l'appui, le moindre déborde-ment ou la moindre secousse jadis ignorés de la majorité publique. Untroisième point est l'accumulation de richesses matérielles suite àl'élévation des niveaux de vie moyens, même dans les pays pauvres.

Pour autant, absoudre l'homme de toute responsabilité (indirecte)dans l'amplification des catastrophes naturelles serait tout aussi incon-séquent que d'y voir une « punition écologiste » de ses fautes d'espèceconquérante ! Lorsqu'au XIXe siècle, un voyageur britannique auBangladesh décrivait une mangrove et une jungle de plusieurs di-zaines de km de profondeur isolant du rivage les populations locales,il est évident que même les plus graves tsunamis ne pouvaient alorsavoir la moindre influence sur la survie de celles-ci, aujourd'hui pous-sées à la mer par la soif de terres sous la pression démographique.Lorsque Jean-Jacques Rousseau s'adressait en ces termes en écrivant àVoltaire, le 18 août 1756, à propos du tremblement de terre de Lis-bonne : « Convenez que (si) la nature (sic !) n'avait point rassemblé làvingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cettegrande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrementlogés, le dégât eut été beaucoup moindre, et peut-être nul », il se com-portait en véritable visionnaire de l'urbanisme, dont pourraient s'inspi-rer bien des ingénieurs modernes ou autres aménageurs contemporainsen zones inondables, près des rivières comme sur les rivages marins.La catastrophe de Fukushima est un exemple dramatique de telles im-prévoyances indignes de pays dits développés, malgré toute la réputa-tion (par ailleurs méritée) dont bénéficie le Japon en matière de pré-vention des risques sismiques.

[231]

Il y a un quart de siècle déjà, s'inspirant de travaux américains,François Ramade montrait (Les catastrophes écologiques, 1987) queles désastres naturels, spontanés, amplifiés ou provoqués par l'homme,avaient sensiblement doublé de fréquence entre 1960 et 1980 dans lesquatre catégories « Inondations » (de 15 à 32 événements annuels),

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« Tremblements de terre » (de 7 à 13), « Tempêtes » (de 18 à 23) et« Sécheresses » (de 5 à 12) ; il estimait en outre que les erreurs pos-sibles d'inventaires allaient plutôt dans le sens d'une sous-estimationque l'inverse. Mais au-delà de tous les biais d'évaluation financière desrisques climatiques, la réalité de l'influence du réchauffement sur lesaléas climatiques ne saurait être sérieusement niée, même s'ils demeu-rent imprévisibles à court terme spatio-temporel. Au cours des 20 der-nières années, le nombre de cyclones importants a encore doublé dansle monde. En août 2010, alors que l'Europe occidentale connaissaitdes températures inférieures aux moyennes 84, la Russie subissait unelongue canicule déclenchant des feux de forêts sur plus de 200 000hectares, polluant le ciel de Moscou et menaçant trois centres nu-cléaires (les forêts polluées par Tchernobyl et les centres de retraite-ment de combustibles nucléaires pouvant relarguer les radioélémentscontenus) ; dans le même temps, des inondations ravageaient l'Europecentrale (Pologne, etc.). Plus à l'est mais simultanément, les inonda-tions étaient encore plus catastrophiques au Pakistan, avec plus de1 500 morts et 15 millions de sinistrés. Mais si le dérèglement ducycle de l'eau provient évidemment du réchauffement, il se manifestede manière encore plus imprévisible que celui-ci. À tout cela s'ajoutele fait que l'homme occidental se comporte comme un enfant gâté,oubliant les chutes de neige du milieu du siècle dernier, et s'indignantlorsqu'elles viennent aléatoirement perturber sa bougeotte aérienne(cf. aussi le volcan islandais de l'été 2010), ferroviaire ou automobile(d'autant qu'entre 1990 et 2004 - une demi-génération seulement - lenombre de véhicules routiers a augmenté de 20 % au total, passant de41,4 à 49,1 pour 100 habitants).

84 Les références thermiques se définissent comme la moyenne des 30 annéesprécédentes pour une station météorologique donnée. La période de réfé-rence actuelle couvre donc de 1980 à 2010, c'est-à-dire qu'elle englobe déjàplus de 20 ans de réchauffement ; les écarts positifs à cette référence sontdonc en réalité plus marqués encore par rapport aux valeurs connues il y aplus d'une génération.

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Marie-Béatrice Baudet. Avant-propos. De Port-au-Prince à Nagoya. Le Monde.Bilan Planète 2010. Les temps forts et les acteurs de l'année. N° Hors-Série,170 p.

« Fin octobre, Munich Re, le géant allemand de l'assurance, a ouvert le grand-livre des comptes : les neuf premiers mois de l'année (2010) ont vu le plusgrand nombre de catastrophes naturelles liées aux conditions climatiques de-puis cent trente ans, depuis que l'entreprise en fait le recensement. 95 % desvictimes vivent dans les pays les plus pauvres, là où les politiques de préven-tion font défaut et où les habitations sont vulnérables » (et - ajouterons-nous -là où les enfants et les femmes font souvent les trois quarts de la population).« L'urbanisation massive et anarchique des pays en développement, qui ne sesoucient guère des risques de submersion ou des normes parasismiques à res-pecter, est une véritable plaie. »

Comparée au reste du Monde, l'opinion européenne, surtout l'opi-nion française, n'a pas la « culture du risque naturel », compte tenu dela clémence générale de notre territoire, dont les derniers volcans sesont éteints du temps de l'homme des cavernes, où les tremblementsde terre sont de fréquence et de gravité de second ordre, et où les ou-ragans restent exceptionnels (même si, après les lourds épisodes fores-tiers de novembre 1982, [232] décembre 1999 et janvier 2009 85 cequi était qualifié de fréquence centennale soit plutôt à considérercomme de l'ordre de la décennie). En 2010, les inondations côtières enFrance atlantique ont montré l'inconséquence des élus locaux (chargésdes permis de construire dans le cadre de la décentralisation), des ser-vices de l'État (en principe chargés du contrôle a posteriori des plansd'urbanisme), des promoteurs (on peut les comprendre, à défaut de lesabsoudre) et - surtout dirons-nous - des acheteurs (bien représentatifsdu niveau moyen en la matière de la France profonde, un peu trop pro-fonde en l'occurrence). La même année, l'éruption du volcan islandaisEyafjöll provoque « la plus grande crise de l'histoire de l'aviationcommerciale », bloquant au sol, le 18 avril, 84 % des vols européens...

85 Les 26 et 27 décembre 1999, en quelques heures, les ouragans Martin etLothar mettent à bas en France près de 4 % des arbres, 6 à 7 % du volumede bois sur pied, 120 à 140 millions de mètres cubes de bois, plus d'un an deproduction, près de trois ans de récolte (Ph. Lebreton, L'Homme et les Rési-neux. 2002, pp. 116-117).

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avant que survienne, à la mi-décembre, un phénomène de même am-pleur avec des chutes de neige somme toute « normales » à l'échelleclimatique ! En fait, pris dans son confort domestique et véhiculaireclimatisé, le Français moyen se refuse à la fois de prendre au sérieuxun réchauffement dont il a « bénéficié » depuis plus de 20 ans, maiss'offusque d'avoir à subir des épisodes aléatoires de moyenne ampleurdont il a perdu la mémoire de manière quelque peu freudienne !

Aussi, scientifiquement comme psychologiquement, répétons qu'ilserait préférable de subordonner la réalité du réchauffement clima-tique à celle, plus générale, de dérèglement climatique, qui inclut lavariabilité instantanée, bien palpable mais incomprise, dans l'incontes-table tendance statistique à terme (confusion, primaire et générale,entre « météorologie » et « climatologie »). D'ici à 2050, le GIEC en-visage l'existence de 150 millions de « réfugiés climatiques », d'autantque 380 millions de personnes vivent aujourd'hui dans des villes si-tuées à moins de 10 mètres au-dessus du niveau de la mer.

C — Réchauffement climatiqueet santé publique

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Avec la mondialisation des échanges conjuguée au réchauffementclimatique, la dissémination des insectes vecteurs de maladies est de-venue une réalité. Il en est ainsi du moustique vecteur de la maladieWest-Nile, dont le premier individu sur le sol américain fut identifiédans un avion arrivé à New York en 1999 et dont l'espèce avait gagnéla plus grande part des USA dès 2005. Le SRAS (Syndrome respira-toire aigu sévère), « première maladie émergente du XXIe siècle »,apparut en Chine en novembre 2002 et atteignit son maximum de dis-sémination mondiale en juillet 2003 ; 8 445 cas furent signalés, en-traînant 812 décès (chiffres OMS). Selon Paul Epstein (« Les risquesde prolifération des maladies », Pour la Science. Dossier, janvier-mars2007. Climat. Comment éviter la surchauffe ?), « le froid diminue ladissémination de ces maladies (paludisme, dengue, fièvres jaunes, en-céphalites) ; il limite la prolifération des moustiques à des saisons etdes régions où les températures restent supérieures à certains minima,

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et le gel hivernal tue de nombreux œufs, larves et adultes. Les mous-tiques anophèles, qui transmettent les parasites du paludisme, commePlasmodium falciparum, ne disséminent cette maladie que dans leszones où les températures dépassent habituellement 15 °C ; les mous-tiques Aedes aegypti, responsables de la transmission de la fièvrejaune et de la dengue, ne véhiculent le virus que là où les températuresfranchissent rarement (vers le bas) la [233] barre des 10°C. » « Unechaleur excessive tue les insectes aussi efficacement qu'un froid in-tense. Néanmoins, à l'intérieur de la gamme de températures où ilssurvivent, les moustiques prolifèrent plus vite et piquent plus dans unair plus chaud. Parallèlement, un accroissement de la températureaugmente la vitesse à laquelle les éléments pathogènes parviennent àmaturité et se reproduisent dans l'animal. À 20 °C, il faut 28 jours auparasite immature Plasmodium falciparum pour se développer com-plètement, seulement 13 jours à 25 °C. »

Dans le Courrier de la Planète n° 44 (Global Change n° 10, mars-avril 1998, p. 57) on lit : « Hormis dans les régions froides, où la mor-talité due au froid reculerait, le réchauffement climatique aurait essen-tiellement des conséquences préjudiciables sur la santé humaine.D'une part, le renforcement et l'allongement des vagues de chaleuraugmenteraient la mortalité et les affections cardio-respiratoires, sur-tout en ville. D'autre part, les aires touchées par les maladies infec-tieuses véhiculées par les insectes tropicaux s'étendraient considéra-blement. Une hausse de 3 à 5 °C permettrait au paludisme de coloni-ser de 4 à 17 millions de km2 supplémentaires, menaçant 60 % de lapopulation mondiale, contre 45 % aujourd'hui. L'OMS s'attend égale-ment à une recrudescence et à une expansion de la fièvre jaune, de ladengue, de l'onchocercose (la « cécité des rivières ») et de la maladiedu sommeil. Le réchauffement et la multiplication des inondationsprovoqueraient aussi une extension des maladies infectieuses non vé-hiculées par des insectes, comme la salmonellose et le choléra. Cer-taines populations seraient également touchées par la raréfaction del'eau douce (potable), la chute des rendements agricoles et la pollutionde l'air. »

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« La métropole va devoir s'habituer à vivreavec des maladies tropicales »

« Ce que les spécialistes annonçaient depuis plusieurs années s'est réalisé : lemoustique-tigre Aedes albopictus favorise la transmission dans l'Hexagone devirus venus des tropiques, contre lesquels traitements et vaccins n'existent pasencore. » « Deux cas de dengue « autochtones » ont été signalés les 13 et 18septembre 2010 dans les Alpes-Maritimes et deux enfants résidant à Fréjus(Var) se sont révélées porteuses du virus du chikungunya alors qu'elles n'ontpas voyagé dans les zones où la maladie sévit habituellement. » « Le risqueaugmente d'année en année, parce que la répartition et la densité des popula-tions d'albopictus augmentent ». « Dans des zones de Nice, Fréjus ou Mar-seille, il n'y a plus moyen de manger dehors tant l'insecte est incommodant. Ilprogresse en tache d'huile de 50 à 100 km par an. » « Aedes albopictus, contrai-rement à son cousin aegypti, qui transmet la dengue dans les Caraïbes, n'a(heureusement) pas encore développé de résistance aux rares insecticides dis-ponibles. Mais le moustique comme le virus ont déjà montré leur formidablecapacité à muter. »

Paul Barelli & Hervé Morin. Le Monde, N° 20428, 28 septembre 2010, p. 4,citant Didier Fontenille, entomologiste à l'IRD (Institut de recherche en déve-loppement).

Canicule, accidents de la route et mortalité

La canicule d'août 2003 a beaucoup ému l'opinion publique fran-çaise, et l'on peut aujourd'hui en chiffrer précisément les consé-quences en analysant les tables de mortalité mensuelles de l'INSEE(sur 6 années : 2001 à 2006, et 4 mois consécutifs : juin à septembre).

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[234]

Nombre de décès en France métropolitaine(canicule de l'été 2003) (données INSEE)

2001 2002 2003 2004 2005 2006

Juin 41 846 42 132 42 604 39 021 40 172 40 776

Juillet 43 230 42 319 43 760 39 975 39 780 43 185

Août 42 518 40 461 56 550 39 091 38 870 40 156

Septembre 40 973 40 322 41 137 39 360 38 973 40 304

Données. Mois précédant et encadrant la canicule : 42 000 +/- 1 100 décès par mois. Picd'août 2003 = + 14 600 décès par rapport à la normale, (cf. le chiffre officiel de 15 000décès.) Mortalité des mois homologues des deux années suivantes, « normales » : 39 500+/- 600 décès. Différence des moyennes : 2 500 décès de moins pendant ces 8 mois = aumoins 20 000 décès « récupérés ».

Commentaires

L'analyse démographique des mois d'été 2001 à 2003, qui met en évidence 14 600 décèssupplémentaires en août 2003, est en parfait accord avec le chiffre officiel de 15 000 dé-cès, basé à l'époque sur les enquêtes hospitalières et médicales. Ce qui est plus intéressantde constater, c'est que les mois homologues des deux années suivantes 2004 et 2005 ontconnu une mortalité significativement inférieure aux chiffres antérieurs, avec unemoyenne de 39 500 décès, inférieure de 2 500 décès environ à la « normale ». De plus, ila fallu attendre l'année 2006, pour que la mortalité repasse significativement la barre des40 000 décès (41 100 +/- 1 400 morts), niveau comparable aux années antérieures. Ainsi,les décès de la canicule de 2003 n'ont été en moyenne « que » l'anticipation de décès« programmés » pour les deux années normales suivantes... Un économiste pourrait dis-cuter de l'incidence comptable de cette « anticipation meurtrière » sur le niveau desCaisses de retraite, le trou de la Sécu, voire même le PIB en partie nourri par le chiffred'affaires des pompes funèbres. Il nous paraît plus humain, après avoir exprimé le phé-nomène en morts x années anticipées (ici donc 14 600 x 2 = 29 000 décès x années, unefois par décennie), de le comparer à celui qu'entraînent annuellement les accidents de lacirculation dans la classe d'âge de 15 à 25 ans, de l'ordre de 1 000 à 1 200 décès annuels(sans parler des infirmités à vie) ; le bilan est alors de 1 100 x (78 - 20) = plus de 60 000décès x années anticipés, chaque année, soit environ deux fois plus x 10 ans = 20 foisplus par génération... (le chiffre de 78 ans est l'espérance de vie moyenne aux années encause, celui de 20 ans est la valeur moyenne de la classe d'âge considérée).

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7.4. Niveaux et qualités de vie(Éducation, Santé, etc.)

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« La crise écologique est sans doute la plus profonde jamais affrontée par l'hu-manité, au moins dans les temps historiques, et elle met en jeu des questionsmorales, philosophiques et matérielles d'un ordre fondamental ; les problèmestechniques auxquels nous sommes confrontés ne sont que l'aspect le plus vi-sible de tout un ordre de questions dont nous ne pouvons plus faire l'écono-mie » (pp. 19-20). « Inéluctablement, la démocratie moderne, c'est-à-dire ladémocratie libérale où l'individu prime sur le collectif, démultiplie les besoinsdes hommes et augmente leur pression sur l'environnement » (p. 52).

Bertrand Méheust, La politique de l'oxymore. Comment ceux qui nous gouver-nent nous masquent la réalité du monde, Les empêcheurs de penser en rond,2009.

[235]

A — L'Éducation (un éternel débat...)

« Le véritable progrès démocratiquen'est pas d'abaisser l'élite au niveau de la foule,

mais d'élever la foule vers l'élite. »

Gustave Le Bon (1841-1931).Hier et demain. Pensées brèves. Flammarion, 1918 (!).

Il faut mettre fin à la formation, à la sélection et à la primauté descerveaux technophiles, qui ont valu à la France tant de méga-projetsbrillants mais stériles (Concorde, Liaison Rhin-Rhône, Superphénix,etc.), heureusement tombés en dernière instance devant les évidences,sinon écologiques, du moins économiques. Il faut redonner valeur auxvocations (pourquoi sélectionner les futurs médecins par les mathéma-tiques ?). Il faut adopter des points de vue « post-scientistes », « ho-listes », relevant de la systémique, où tous les éléments et les acteurs

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sont à mettre en relations causales mutuelles, pour une véritable intel-ligence (étymologiquement : une inter-relation) des hommes et de lanature, de l'Homme et de la Nature. À l'autre bout de l'échelle des va-leurs éducatives, il faut reconnaître l'échec de la politique de l'Éduca-tion nationale menée par tous les régimes politiques, de droite commede gauche, depuis une génération, et y porter remède : à quoi sert-il dedonner 86 un baccalauréat dévalué, qui n'a pas en moyenne la valeurde l'ancien brevet supérieur (mais permet d'entrer presque automati-quement à l'université), voire celle du certificat d'étude (où la majoritédes élèves savait lire, écrire et compter à 12 ans, ce qui permettaitl'ascension sociale à défaut d'entrer en sixième) ? Certes, le problèmen'est pas nouveau, mais ce sont bien des « gens du peuple » qui l'ontposé, il y a longtemps, et sans démagogie.

« Demandez à n'importe qui ce qui vous reste à faire en sortant du Lycée, ettout le monde vous répondra qu'il vous reste tout à faire. Le baccalauréat n'estqu'une formalité de fin d'études. [...] C'est le mot d'adieu de votre enfance ter-minée. Maintenant seulement la vie commence. » « Ce que je voudrais, ce n'estpas la suppression de l'enseignement général et élevé ; c'est précisément le con-traire. Je voudrais que tout enfant fût appelé à cette communion intellectuelle, àcette culture complète qui, certes, ne fait pas des hommes propres à ceci ou àcela, mais qui fait des esprits ouverts à tout. Ce serait l'idéal égalitaire, le seulraisonnable, le seul naturel, le seul fécond, qui donnerait à tous indistinctementle pain des lettres, des arts et des sciences, qui traiterait le plus humble commeun souverain qu'il est en République. » « Et maintenant, allez ! Voici mainte-nues, autant que possible, les chances égales. La bataille commence ! Place auxforts. Mais nul n'a le droit de se plaindre, sinon à la nature même des choses.La société a fait envers tous tout son devoir. » Mais, plutôt que « vouloir enle-ver cette instruction supérieure aux rares heureux qui en profitent [...] ne vaut-ilpas mieux songer au nivellement par l'élévation générale que par l'abaissementuniversel ? » « Vallès crie : plus de bacheliers ! J'estime qu'il vaut mieux crier,même en vain : tout le monde bachelier ! »

Jean Richepin, compte-rendu du livre de Jules Vallès (1832-1885), Le Bache-lier (1881). Analyse parue dans le Gil Blas du 1er juin 1881 (il y a donc 130ans, plus de quatre générations...).

86 Au taux de 85 % de réussite, avec les deux tiers de la tranche d'âge scolari-sée à ce niveau, soit plus de la moitié de bacheliers chaque année dans latranche d'âge considérée.

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Avoir promis aux parents ou grands-parents le bachot pour leursenfants, en laissant sous-entendre que, puisqu'il avait permis à ceux-làd'accéder aux professions nobles (médecin, notaire, ingénieur, cadre,etc.), il en serait de même une ou deux générations plus tard, cela nes'appelle-t-il pas de la démagogie ? Comment en être arrivé là, d'au-tant que la France se situe assez nettement au-dessus de la moyennedes pays développés (Source : OCDE ; dépenses publiques par enfanten 2007) en ce qui concerne les moyens attribués à la politique fami-liale, avec près d'un quart de ceux-ci au-dessus de la moyenne desclasses d'âge de 0 à 17 ans : pas moins de 41 050 € (!) en France,contre 33 250 € pour les autres pays de l'OCDE (+ 23 %). La diffé-rence est surtout marquée pour la classe d'âge des maternelles (+46 % : faut-il y voir un rapport avec une politique française plutôt pro-nataliste ?), relativement faible pour les collèges (de 6 à 11 ans : +8 %), modérée à l'âge du lycée (+ 23 %) (Adapté de Le Nouvel Obser-vateur, n° 2426, 5 mai 2011).

« Les pouvoirs publics doivent éclairer objectivement les agents économiques...et cela sans attendre qu'ils entrent dans la vie professionnelle, dès l'école donc.Les programmes scolaires, l'enseignement, les résultats qu'il obtient font l'objetde controverses véhémentes. Pour les uns, le progrès est spectaculaire : les ado-lescents d'aujourd'hui sont beaucoup plus mûrs, informés, préparés à l'existencevraie que leurs parents. La télévision, dit-on, est une annexe vivante de laclasse. Elle est une leçon de choses permanente. Les jeunes à partir de cettebase de départ réaliste feront mieux que les « anciens » formés dans les disci-plines « abstraites », « conventionnelles », « rigides ». » « À ce plaidoyer, beau-coup d'autres opposent des constats consternants ; nos enfants connaissent peut-être beaucoup de choses, disent-ils, mais ils savent beaucoup moins bien l'es-sentiel : le français (morphologie et syntaxe), l'arithmétique, les rudiments degéographie, d'histoire et de sciences naturelles... que possédaient parfaitement à12 ans les possesseurs du modeste certificat d'études, a fortiori à 16 ans les pos-sesseurs de l'excellent brevet. Aujourd'hui, prétendent les pessimistes, l'écolejette sur le marché du travail, à 16, 18, 20 ans et plus, une masse dépourvue desbases intellectuelles élémentaires : on ne sait plus écrire (on téléphone), on ne litplus (la BD, la télévision et la radio sont moins fatigantes), on ne compte plus(la calculatrice de poche s'en charge). »

Jacques de la Vaissière, La productivité pour quoi faire ?, 1983, p. 35. Note :1983 = 27 ans, presqu'une génération !

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Rechercher ce qu'il y a de meilleur dans chacun (« manuel » ou« intellectuel », peu importe) et permettre toutes les « passerelles » et« reconversions » ultérieures possibles, au lieu de réviser tous les deuxans les programmes et d'imposer à tous les mêmes modes éducatifs(inspirés de doctrines plus ou moins farfelues venues de « sciencessociales »), cela ne serait-il pas plus réaliste et « humain » pour bâtirune nouvelle société et répondre aux nouveaux défis ? Le jour où iln'y aurait plus d'agriculteurs, d'entrepreneurs, de commerçants pourcontribuer à faire tourner l'ensemble de la société, alors la situation decelle-ci ne serait pas brillante ; mais celui où il n'y aurait plus de lati-nistes ou d'hellénistes, spécialistes des deux langues dont est née lacivilisation occidentale (et dont ont été imprégnées les autres, à tort ouà raison, via le commerce et la science), alors une page de l'histoiredes hommes serait définitivement tournée, pour tous.

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B — La santé et les soins médicaux

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DANS LES PAYS DU TIERS MONDE

Outre la démographie, déjà traitée ici (« trop traitée », estimerontpeut-être certains...), le problème des pandémies est ici majeur, obs-tacle au développement ; le SIDA est évidemment au cœur du propos,malgré de récents progrès curatifs dus à la baisse (plus ou moins for-cée) du prix des médicaments. De 1981 (premier cas reconnu) à 2009,on estime à plus de 60 millions le nombre de personnes infectées et àprès de 30 millions celles décédées. En 2007, 33 millions de per-sonnes étaient infectées dans le monde, la moitié de femmes et 2 mil-lions d'enfants de moins de 15 ans. En Afrique du Sud, 20 % de la po-pulation est contaminé ; en Zambie et au Zimbabwe, l'espérance devie des femmes est réduite à 33 ans. Pendant la même année 2007, cesont 2,7 millions de personnes qui ont été infectées et 2 millions quisont décédées. Le SIDA représente la première cause de mortalité enAfrique subsaharienne, qui connaît les trois quarts des décès mon-diaux. (Source : Programme commun des Nations unies sur le

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VIH/SIDA, août 2008). En 2009, 69 % des nouvelles infections (aunombre de 33,4 millions) et 1,3 million de décès (sur un total mondialde 2 millions) ont eu lieu en Afrique subsaharienne (Source : ONUsi-da, rapport du 24 novembre 2009). Mais certaines autres régions oupays sont également localement touchés (en Asie ou en Europe del'Est). Ces chiffres sont évidemment dramatiques à tous égards, hu-mains et économiques.

« Les projections réalisées en 1990 par l'ONU - qui ne prenaient pas encompte alors l'épidémie de Sida et ses conséquences démographiques - étaientde 2,3 milliards d'habitants en Afrique en 2050. Le scénario envisagé aujour-d'hui est de 2 milliards, si les traitements disponibles sont diffusés et l'épidé-mie enrayée » (INED).

Mais, quelque cruels puissent être et paraître ces faits, il convientaussi d'en relativiser l'importance démographique à l'échelle d'unsous-continent et de les replacer dans l'histoire de l'humanité pourmieux considérer son avenir. Même cumulés sur 4 ans, moins de dixmillions de décès représentent de l'ordre de 1 % de la population afri-caine concernée. Et les historiens ne peuvent s'empêcher de penser audrame que fut la Grande Peste qui couvrit et ravagea l'Europe, alorspeuplée de seulement 65 millions d'habitants environ, au milieu duXIVe siècle : partie de ports méditerranéens en 1347-1348, en prove-nance d'Orient, l'épidémie fit plus de 25 millions de victimes, soit 30 à40, voire 50 % de décès selon les régions ; chez les personnes infec-tées, la mortalité atteignait 60 % des malades ! La vague ne s'arrêtaqu'en 1351-1352, dans les pays Scandinaves et en Russie, laissant der-rière elle un continent dont on estime qu'il mit près d'un siècle à s'enrelever du point de vue démographique. Ainsi la France, qui comptaitdéjà 17 millions d'habitants vers 1340, n'en atteignait encore qu'unedizaine de millions un siècle plus tard. D'autres auteurs estiment à 20millions d'habitants la population française à l'arrivée de la GrandePeste, et 15 millions à son achèvement ; mais à la fin du siècle, elleétait tombée vers 12 millions et ne repassera la barre des 20 millionsqu'en 1457, chiffre encore du même ordre sous le règne d'Henri IV, en1600 ! Car les séquelles de telles catastrophes ne se comptent pas seu-lement en termes d'individus, mais de structures familiales et sociales

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avec répercussions intergénérationnelles lourdes de conséquenceshumaines. En revanche, il y eut après la Grande Peste quelques effetsparadoxalement générateurs de certains progrès sociaux puisque, fautede main-d'œuvre, les propriétaires terriens [238] furent contraintsd'améliorer les conditions de travail des paysans : les formes plus oumoins présentes, latentes ou larvées du servage disparurent de facto àcette époque. Peut-être la décongestion de certaines zones hyperpeu-plées laisserait-elle aujourd'hui plus de « respiration » à des popula-tions vivant dans des conditions indignes d'un monde dit civilisé...

DANS LES PAYS DÉVELOPPÉS

On ne peut dénier à la médecine moderne des prouesses qui au-raient été considérées jadis comme totalement imaginaires : la pro-thèse totale du genou et de la hanche, aujourd'hui la greffe du visage.Plus quotidiennement, doit-on considérer comme seul critère l'espé-rance de vie actuelle des femmes françaises (84 ans) et de leurs com-pagnons (77 ans) et d'en déduire que, décidément, nous vivons une« époque formidable » ? Critères et causes sont en réalité bien pluscomplexes, que l'on peut essayer de débrouiller pour mieux saisir lesperspectives en ce domaine. Mais il y a aussi ces maladies nosoco-miales dont on ne peut dire qu'elles valident l'idée de progrès, et l'insi-dieuse évolution du niveau de fond de la santé publique résultant de latransmission des maladies génétiques aux générations futures (diabète,maladies rares, etc.) (en attendant sans doute que la thérapie géniqueet les cellules-souches totipotentes viennent tout régler, ou tout ampli-fier ?). Ou bien encore l'historique fuite en avant (vaccins, antibio-tiques, antiviraux) que nous impose l'extraordinaire capacité des mi-cro-organismes à évoluer pour survivre eux-mêmes (mutations bacté-riennes, recombinaisons virales, conduisant à l'apparition de souchesde plus en plus résistantes ou « agressives »).

On doit tout d'abord dénoncer à nouveau des formules commecelles attribuées à l'INED (car l'on veut espérer, pour la crédibilité decet organisme officiel, qu'il s'agisse de déformations journalistiques),selon lesquelles « la durée de vie moyenne a plus que triplé en Franceen deux siècles et demi, passant de 25 ans à plus de 80 ans aujour-d'hui », soit un gain de 55 ans (longévité « moyenne », 43 ans en 1850et 60 ans en 1940) ! Répétons que c'est comparer là deux stratégies

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démographiques éminemment distinctes, la stratégie r du Siècle deLouis XIV, à forte mortalité infantile, et la stratégie K de notreépoque, à prédominance adulte. Pour un démographe digne de cenom, ce qui doit être comparé pour apprécier de telles évolutions, cesont les âges réels au décès (et non l'espérance de vie au même mo-ment, extrapolation hasardeuse, comme toutes les extrapolations) ouplus crûment encore, l'espérance dévie à 20 ans, rétrospectivementmesurée par l'âge au décès des adultes des générations passées, ainsi« dépolluée » des décès en bas âge, qui atteignaient alors la moitié desnaissances !

Or, dès le XVIIe siècle, l'âge moyen au décès des adultes en Franceétait proche en France de 60 ans, soit une espérance de vie à 20 anselle-même proche de 40 ans ; aujourd'hui, suite à une maîtrise quasitotale de la mortalité infantile (au crédit de la médecine mais dû aussià l'élévation des niveaux de vie), cette même espérance de vie estdonc égale à 60 ans, soit une multiplication par 1,5 et non par plus de3 comme affirmé. À noter que la charge procréative (trait typiquementr) explique à elle seule l'essentiel de l'amélioration constatée, puisquedans l'intervalle séculaire considéré, les hommes n'ont gagné « que »15 ans, alors qu'il s'agit de 25 ans pour leurs compagnes, physiologi-quement épuisées après la ménopause par les grossesses succes-sives 87. En d'autres termes, alors que les femmes décédaient avantleurs époux jusqu'au début du XIXe siècle, la tendance s'est symétri-quement inversée depuis, la charge féminine de [239] la descendanceayant baissé plus vite que la consommation d'alcool ou les accidentspour les hommes, à partir de l'époque industrielle. Dans la même lo-gique, il devenait prévisible que le phénomène allait s'inverser avecl'accession des femmes aux diverses « dignités masculines », entreautres le tabac, justement : dans les 10 dernières années, le nombre decancers du poumon (sexes confondus, hommes majoritaires) a été di-visé par 2 en France, alors que celui des femmes a été multiplié par 4en 15 ans. Les femmes octogénaires, sur lesquelles se basent les cal-culs actuels de l'espérance de vie de leurs petites-filles, ont peu connu

87 Contrairement à une idée reçue, plutôt héritée du XIXe siècle urbain, lesdécès en couche restaient rares, concernant moins de 5 % des naissances etsurvenant après plusieurs couches, 5 à 7 en moyenne. Une mère avait doncmoins d'un risque sur cent de mourir en couches ou de ses suites immédiates(un mois).

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le tabac, à peine l'alcool ou les résidus de pesticides dans leur alimen-tation puis dans leur chair !

Ces faits amènent à considérer que l'amélioration de la longévitédoit au moins autant à la « médecine préventive » (diététique, hygièneélémentaire et cadre de vie) qu'à la « médecine curative », ce qui in-cite à discuter du coût social de tels progrès. Moins de tabac et moinsd'alcool, autant d'économisé (malgré les taxes) pour les finances pri-vées et publiques (quitte à reporter les dépenses et les emplois sur lelogement, par exemple), alors que les prouesses de la chirurgie ou dela chimiothérapie sont éminemment coûteuses. Ne simplifions pasabusivement, car l'imagerie médicale et la pharmacologie, elles aussidépensières, participent à ce progrès, à mi-chemin entre prophylaxieet interventions curatives. Quoi qu'il en soit - et « le trou de la Sécu »est là pour en témoigner, comme l'inquiétude du coût de la lutte contreles pandémies (grippes réelles ou supposées, SIDA bien réel, etc.) - laquestion se pose à proche terme du « rapport qualité / prix » de la mé-decine moderne : devant la sophistication et l'extension sociale de cer-taines pratiques, il n'est pas impossible que des « choix », individuelsou collectifs, apparaissent inéluctables, susceptibles d'entraver desavancées médicales davantage fondées sur la performance techniqueque sur la prophylaxie ou l'ambiance, le coût des soins ne pouvant dé-sormais que croître 88.

LONGÉVITÉ ET RETRAITES

L'augmentation de la longévité dans les pays riches doit être relati-visée. En France, le gain est d'un trimestre par année, avec un écart de7 ans entre femmes et hommes, pour une longévité moyenne voisinede 80 ans (cf. chap. 2.1 B, p. 55). Selon les sources les plus officielles(INED, France) confirmant celles de pays plus avancés (USA), l'aug-

88 Les économistes parlent du coût des seniors de manière parfois assez légère,mais l'on a pu tout autant calculer que la canicule de l'été 2003, avec ses15 000 morts en France, a permis à la collectivité « d'économiser » plus d'unmilliard d'euros, avec deux années d'anticipation de décès et près de 40 000€ de retraites et de frais annuels « évités » par personne à charge pour lesCaisses de retraite et la Sécurité sociale (mais tout autant soustraits au PIB età l'emploi, car les dépenses des seniors : consommation, accueil, loisirs etsoins, sont peu délocalisables).

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mentation de l'espérance de vie féminine est en voie de ralentisse-ment, alors que celle des hommes persiste. Si l'on parvient un jour à laconvergence et au plafonnement des longévités féminines et mascu-lines, un peu au-dessus de 80 ans en France, nulle panique ni phobie àentretenir devant un risque de submersion par des centenaires agres-sifs et coûteux ; mais - répétons-le - le problème des retraites est bienréel, quoique totalement imprévu par les politiciens qui prônaient il ya 60 ans l'impérieuse « nécessité économique » d'un baby-boom dansnotre pays ! Et lorsqu'un président de la République (en novembre2010) justifie le passage de 60 à 62 ans de l'âge de départ à la retraiteen avançant qu'un lycéen d'aujourd'hui sur deux sera centenaire (en2092 donc...), on est en droit de rester rêveur (et inquiet) sur les capa-cités de ses conseillers en gériatrie, et le sérieux de sa politique éco-nomique. Abordons plus concrètement le problème par trois re-marques qui ne conviendront sans doute au total ni à un camp ni àl'autre :

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1. Compte tenu de l'allongement indéniable de la durée de vie enbonne santé, il n'est pas indécent de faire passer de 60 à 62 ans l'âgelégal du passage à la retraite à taux plein. Rien ne permet néanmoinsd'affirmer que cet allongement va se poursuivre à la même vitesse.Inversement, si ce passage à 62 ans paraît insuffisant à certains (quicomparent la France à l'Espagne, à l'Allemagne ou à bien d'autrespays européens), il ne faudrait pas oublier que notre pays manifesteune fécondité bien supérieure à celle de ces pays et que si, en effet,l'Espagne a bien du souci à se faire pour trouver dans les adolescentsd'aujourd'hui les futurs financeurs des retraites de leurs aînés, la situa-tion est bien moins critique en France de ce point de vue.

1. La situation financière actuelle du budget de la Sécu

« Le rapport à la Commission des comptes de la Sécurité sociale de juin 2010ne laisse guère de doute sur la situation. Le déficit du régime général, qui avaitpeu varié entre 2003 et 2008, de l'ordre de la dizaine de milliards d'euroschaque année a doublé en 2009. La branche Maladie a connu la plus forte dé-gradation. La prévision pour 2010 situe ce déficit à hauteur de 26,8 milliards,dont la moitié, 13,1 milliards, pour la branche Maladie » (Thierry Beaudet,

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président de la MGEN. Valeurs mutualistes n° 267, juillet - août 2010, Édito-rial, p. 3). Pour chaque Français, ce déficit Maladie s'élève donc à 200 €, maisil ne s'agit que du déficit, alors que la dépense annuelle de la Sécurité socialeest de 400 milliards d'euros pour 65 millions de personnes vivant en France,soit 6 150 € par personne et par an, secteurs confondus !

2. Les perspectives de déficit pour la branche maladie de la Sécu

« Les 3 dernières années de la vie représentent (en France) 50 % des dépenses(de santé) de la vie » (Source : IRDES, Institut de recherche et documentationen économie de la santé, Paris, octobre 2010). En d'autres termes et à peu dechose près, « trois pour cent des Français dépensent la moitié du budget de lasanté », puisque la longévité dans notre pays est élevée, voisine de 80 ans. Dece constat découlent deux questions : qu'est-ce que cela représente en valeursabsolues ; quelle évolution envisager pour la décennie ?

D'après la DREES (Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et desstatistiques du ministère chargé de la Santé. « Les comptes nationaux de laSanté en 2009 », Etudes et Résultats, n° 736, sept. 2010), les DCS (dépensescourantes de santé) se sont élevées en 2009 à 223 Md€ (milliards d'euros) pour64,5 millions de personnes, soit 3 460 € par personne et par an ; les trois quartsde la dépense ont été pris en charge par la Sécurité sociale, le reste par les mu-tuelles et la participation privée. Si 3 % de la population (1,94 million, pas for-cément des personnes âgées) dépensent la moitié de ces 223 Md€, alors leurcoût individuel moyen (essentiellement dû à des examens, interventions, médi-caments ou soins très coûteux, liés à la sophistication explosive de la médecinemoderne), ressort-il en moyenne à 57 620 € ; inversement, les quelque 62,6millions de « petits malades » n'émargent-ils chacun qu'à hauteur de 1 780 €,30 fois moins !

Faisons maintenant l'hypothèse d'une nouvelle augmentation de 50 % du coûtde la médecine moderne (ou, ce qui revient au même, du nombre de « maladescoûteux ») dans la décennie qui s'ouvre (horizon 2020 et taux de croissance5 % par an), toutes choses constantes par ailleurs (nombre d'habitants, nombreet coût des « petits malades », longévité moyenne et rentrées sociales inchan-gées, etc., hypothèses plutôt optimistes). Alors le coût des équivalents-maladescoûteux passe-t-il de 111,5 Md€ à 167,3 Md€, constituant 60 % d'un budgettotal égal à 279 Md€ (en euros constants). Le trou annuel de la Sécu s'alourdi-rait 89 de 56 Md€, s'ajoutant au déficit actuel de 20 Md€ (5 % du budget géné-ral de la Sécurité Sociale), soit 1 170 € par personne et par an (le déficit passe-rait à 16 %). À noter que les coûts de la recherche et de la prévention ne sem-blent pas pris en compte dans ces calculs.

89 Peut-on dire d'un trou qu'il s'alourdit ? Oui, nous disent les physiciens nu-cléaires... mais il s'agit alors d'un « trou noir ».

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2. Il faut ensuite souligner que le montant des retraites - même sielles sont insuffisantes pour certains - est plus élevé qu'il ne l'a jamaisété dans l'histoire sociale française, à tel point que le pouvoir d'achatmoyen des retraités de notre pays est pratiquement égal à celui desactifs ! Une proposition : en excluant les faibles retraités (comme pourl'impôt sur le revenu), pourquoi ne pas faire contribuer les retraités« aisés » au financement des retraites, à l'égal des actifs ? Sociétale-ment parlant, cela serait plus pédagogique que de diminuer les re-traites en cours ou à venir, même si cela revenait à peu près au mêmedu point de vue des revenus réels.

3. Il faut enfin rappeler que, depuis une génération, nous vivonstous au-dessus de nos moyens, pénalisant ainsi nos enfants et petits-enfants à qui l'on voudrait ainsi demander d'assumer à la fois le con-fort des retraités, l'éducation d'enfants suffisamment nombreux pourperpétuer le système de retraite par répartition, et le remboursementd'une dette collective dont tout le monde a bénéficié, seniors et juniorsy compris. Toutes ces erreurs de perspectives viennent en fait de ceque, après la sonnette d'alarme qu'aurait dû être pour les responsablesle premier choc pétrolier, on a voulu continuer à vivre au même ni-veau que celui des Trente Glorieuses, ce qui était manifestement deplus en plus irréaliste ! Pourtant, il y a 35 ans, personne ne pleurait s'ilne disposait pas d'un écran plat géant de télévision, de voyages fré-quents tous azimuts, de tous les fruits en toutes saisons, ou de voituresdont le confort, les performances de vitesse et de consommation, lasécurité et le prix d'achat relèguent la Deuche au temps de la marine àvoile...

Mais, au-delà d'arguments « techniques » relevant de la démogra-phie ou de la consommation des ressources, il est trois questions quel'on est en droit de poser aux politiciens, et aux « économistes » quinous gouvernent à travers eux :

1. Est-il bien réaliste de fixer à 62 ans l'âge de la retraite alors quela moitié des Français (du public, du semi-public ou du privé) la pren-nent de gré ou de force bien avant, protégés par des statuts particuliers

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(non seulement EDF ou SNCF, mais, comme on l'apprend au fil desinformations, des agents du CEA, des raffineries, des ports de com-merce, des marins-pêcheurs, j'en passe et des meilleurs), sans oublierles chômeurs de longue durée et les retraités anticipés. Si nouvelledonne il y a pour les retraites, alors ne concerne-t-elle sans doute quela moitié des travailleurs, et s'il existe des niches fiscales, alors doit-onaussi parler des « niches sociales » (autrement dit, les avantages ac-quis) et en évaluer le coût pour l'intégrer dans le nécessaire effort àdemander à la collectivité.

2. Est-il bien réaliste de soustraire ainsi des offres d'emplois plusd'un million de personnes comptant entre 60 et 62 ans, alors qu'àl'autre bout de la pyramide des âges, nombreux sont ceux, de 20 à 30ans, qui piaffent à la recherche d'un boulot, gros ou petit ? En d'autrestermes, manque-t-on de travailleurs pour payer des cotisations pourabonder les caisses de retraite, ou ne manque-t-on pas, plutôt, hélas,de postes de travail ? Et si, depuis des années, on compte des millionsde demandeurs d'emploi, comment se résoudra le problème de lajeune génération (qui ne semble pas s'émouvoir, puisque les lycéensdéfilent aux côtés des robustes syndicalistes quinquagénaires qui ani-ment les défilés revendicatifs) ?

3. À ces questions, on connaît une première réponse : « les richespaieront » ; certes, le PIB de la France n'a jamais été aussi élevé et lessalaires ou les parachutes de certains dirigeants [242] ont atteint dessommets où l'inconscience se mêle à l'indécence ; on pourrait d'ail-leurs ajouter à la liste les vedettes du show-biz ou du « foutbole »,voire les gagnants du loto, ce dont même les plus démunis ne sem-blent pas toujours s'indigner. On s'accordera donc avec une majoritéde l'opinion publique et avec le peuple de gauche pour exiger une re-distribution sociale plus équitable d'un PIB et d'un taux de croissancequi restent (encore) dans le vert (mais jusqu'à quand ?).

Mais il est malheureusement tout aussi vrai que le partage des pro-fits de telle ou telle grande famille des produits de luxe ou de grandessurfaces, même chiffrés en milliards, entre 65 millions de Français,n'apporterait à chacun d'eux qu'une somme annuelle de l'ordre de 100€, bien inférieure à celle que chacun d'entre nous a économisé dans lemême temps en achetant une télévision Sony, une voiture Dacia ou untee-shirt chinois (avec autant d'emplois détruits en France... et autantde salariés à bas prix dans les pays « en voie de développement », se-

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lon l'hypocrite formule). Quant à la seconde réponse, on la connaît,proche de celle du Diafoirus de Molière (« le poumon, le poumon »,vous dis-je...) : la croissance, la croissance, LA CROISSANCE, vousdis-je... Comme si la croissance se commandait sur un claquement dedoigt, et comme si la croissance à deux chiffres que nécessiterait lamise au travail des jeunes, des moins jeunes et des ex-futurs retraitésétait réaliste, ne serait-ce qu'en considérant son impact sur les res-sources et l'environnement (développement durable, vous avez dit« durable », cher président ?). L'avenir des pays « en émergence éco-nomique » se situera d'ailleurs bientôt dans une problématique ana-logue : où prendre les ressources nécessaires à la poursuite de leur« décollage économique » au-delà d'une génération ?

LA PÉNIBILITÉ AU TRAVAIL

Enfin, même si le problème de l'âge de la retraite est moins pré-gnant en France qu'il le sera sous peu en Espagne ou en Italie, parexemple (sans parler de la Chine, lorsqu'y parviendront les classesd'âge de la génération de « l'enfant unique »), une autre question serabien difficile à résoudre, celle de la légitime prise en compte de la pé-nibilité des années de travail. Les tables de mortalité selon les profes-sions donnent une indication de l'espérance de vie à la prise de re-traite, donc de la durée potentielle de celle-ci, classiquement plus éle-vée chez un instituteur que chez un ouvrier d'usine ; du moins en pre-mière approche, car le mode de vie (hygiène, alimentation) intervientégalement, qui peut moduler cette prédiction statistique à la hausse ouà la baisse (la question est bien connue des assureurs sur la vie). Leproblème des 3 x 8 s'est généralisé (professions de santé, etc.) mais lesmachines et les ateliers ne sont tout de même plus ce qu'ils étaient en-core pendant les Trente Glorieuses.

En une génération, le monde a bougé, avec lui les catégories pro-fessionnelles, si bien que la distinction entre « bleus de chauffe » et« cols blancs » ne rend même plus compte de la réalité actuelle du tra-vail, encore moins de celle à venir ; le travail a aujourd'hui d'autresdimensions de pénibilité, comme le transport mais aussi - et surtout -le stress : un poste de secrétariat aussi cool soit-il devient pénible pourun banlieusard soumis à un déplacement pendulaire quotidien de 3heures ! Même au coin de la rue, certains emplois de relations pu-

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bliques (dont celui de professeur des collèges, des lycées, voire desécoles, bientôt des maternelles...) génèrent des tensions psychophysio-logiques pouvant aboutir au suicide. Dans ces conditions, commentcatégoriser la pénibilité ou, dépassant le cas [243] particulier, com-ment gérer objectivement la carrière de la plupart des salariés et desprofessions libérales du monde moderne ? Comment intégrer le risquelié aux pollutions et faire la part des pollutions strictement profession-nelles, urbaines et domestiques (certains composés volatils nocifs sontà plus forte concentration dans un salon que dans la rue...).

Avoir abordé ces problèmes ne prétend pas les avoir résolus, maisdevrait au moins éviter un débat primaire, largement stérile, entre par-tis politiques à propos des classes sociales.

[244]

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[245]

Troisième partie :Les perspectives

Chapitre VIII

SCÉNARIOSDÉMO-ÉNERGÉTIQUES

« L'avenir est dans les mains des esclaves,et on voit bien que le vieux monde sera changé

par l'alliance que bâtiront un jour entre eux ceuxdont le nombre et la misère sont infinis. »

Henri Barbusse (Le Feu, 1916)

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PARAMÈTRESET SOUS-ENSEMBLES DÉMO-ÉNERGÉTIQUES

En vingt siècles, de l'enfance du Christ (économie agropastorale) àla fin du XXe siècle (société industrielle), l'empreinte énergétique del’Homo sapiens a été multipliée par 150 (200 millions d'habitants x0,33 tep / an versus 6,4 milliards x 1,6 tep / an). À en croire cette évo-lution, le coefficient de responsabilité de la consommation (indivi-duelle) serait de 5 « seulement », et celui de la démographie de 30, cequi souligne bien l'importance du second paramètre, sous-estimé dansla plupart des réflexions. Certes, ces chiffres ne sont que desmoyennes, aux deux échelles historique et géographique ; ainsi, enAmérique du Nord, la moyenne mondiale est nettement dépassée,puisque ce sous-continent n'a été que tardivement peuplé par l'homme,

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qui a développé aux USA le plus haut niveau de vie de la planète. Ail-leurs, selon les pays, par exemple en Asie, les situations sont très con-trastées (Bangladesh vs Japon) ou très évolutives (Chine vs Afghanis-tan) ; mais, en première approximation, on peut reconnaître deuxsous-ensembles démo-énergétiques (naguère on disait : géopoli-tiques) : à l'Occident, le monde industriel, ou « développé » ; ailleursle reste, hypocritement « en voie - plus ou moins avancée - de déve-loppement », qu'on ne peut plus appeler le Tiers Monde depuis lachute du monde communiste. On pourra donc dire l'Occident, et leNon-Occident, ce dernier terme ne se voulant en rien péjoratif. Si laChine et l'Inde sont en décollage significatif par rapport à 1950, leurdémographie est [246] encore numériquement rurale et apparemmentralentie 90 ; s'il fallait affiner l'analyse, on considérerait plutôtl'Afrique subsaharienne, plus mal partie que jamais (même si le diren'est pas politiquement correct). On en restera donc à ce niveau ma-cro-analytique binaire, même si chaque nation peut et doit procéder àune gestion particulière dictée par des considérations internes, d'ordrepolitique ou culturel.

Consommation annuelle (énergie primaire, en 2006)

Moyenne mondiale l,82 tep / habitant

Bangladesh 0,16 (9 % de la moyenne mondiale)

France 4,15 (2,3 fois la moyenne mondiale)

États-Unis 7,75 (48 fois le Bangladesh)

90 Au total, 2,57 milliards d'habitants en 2000, soit alors 44 % du total de laplanète ; mais « seulement » 3,03 milliards prévus pour 2050, soit 33 %.

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8.1. Riches et pauvres,deux mondes en compétition

A — Aspects démographiques

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Les croissances démographiques observées aux bornes et au milieudu XXe siècle sont instructives en soi mais permettent aussi d'estimerles valeurs à attendre pour le milieu du siècle actuel, compte tenu desparamètres démographiques aujourd'hui relevés. Bien évidemment, lesextrapolations ne peuvent prendre en compte les aléas et imprévus detous ordres, naturels ou humains, mais des ordres de grandeurs sonttoujours préférables à l'ignorance.

« Lorsqu'on projette une population mondiale de 9 milliards, c'est en partant del'hypothèse que la fécondité va chuter sur la planète pour n'être plus que de 1,8enfant par femme. Nous en sommes loin sur le continent africain. Là réside laprincipale incertitude. C'est pourquoi certains pensent qu'en matière de baissede la fécondité, on a fait jusqu'ici le plus facile (sur le continent asiatique, dansle nord de l'Afrique). Il nous reste à limiter les naissances en Afrique subsaha-rienne (ainsi qu'au Proche et Moyen-Orient). Pour ne pas dépasser les 9 mil-liards, il faudra donc une politique volontariste en matière de droits desfemmes et de la scolarisation. Certains experts pensent même que les 9 mil-liards sont "impossibles", et que "tout cassera avant". »

Henri Léridon (directeur de recherche émérite à l'INED). Titulaire jusqu'enjanvier 2010 de la Chaire « Développement durable » du Collège de France.

Entrevue avec Émilie Lanez. Le Point, N ° 1952, 11 févr. 2010, p. 57.

Les valeurs actuelles les plus officielles (ONU) estiment en effet àun peu plus de 9 milliards d'habitants la population que la planète de-vra accueillir dans 40 ans, soit + 30 % puisque nous venons d'atteindreles 7 milliards d'individus ; sur l'ensemble de la première moitié duprésent siècle, la prévision est de + 50 % (tableau à la suite).

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[247]

Multiplication séculaire de la population dans 25 pays du Monde

Pays Population (millions d’habitants)

1900 1950 2000 (2050)Coefficient

multiplicateur*

2000/1900 2050/2000

1 / Brésil 17,0 54,0 170 (247) 10 (1,45)2 / Iran 7,0 17,0 70 (121) 10 (1,73)3 / Philippines 8,0 20,0 76 (128) 9,5 (1,68)4 / Allemagne 12,0 28,0 99 (147) 8,3 (1,48)5 / Algérie 4,0 8,7 30 (51) 7,5 (1,70)6 / Cuba 1,5 5,9 11,2 (11) 7,5 (0,98)7 / Sénégal 1,3 2,5 9,4 (23) 7,2 (2,45)8 / Maroc 4,2 9,0 30 (50) 7,1 (1,67)9 / Inde 200 358 1290 (1570) 6,4 (1,22)10 / Argentine 5,8 17 37 (55) 6,4 (1,49)11 / Madagascar 2,7 4,2 16 (47) 5,9 (2,94)12 / Chili 2,9 6,1 15 (23) 5,2 (1,53)13 / Tunisie 1,9 3,5 9,5 (14) 5,0 (1,47)14 / Népal 4,8 8,5 23 (52) 4,8 (2,26)15 / Australie 4,0 8,2 19 (27) 4,8 (1,42)16 / Afghanistan 5,0 8,2 22 (72) 4,4 (3,27)17 / Chine 300 555 1275 (1462) 4,3 (1,15)18 / Cameroun 3,5 4,5 15 (32) 4,3 (2,13)19 / USA 76 158 283 (397) 3,7 (1,40)20 / Japon 42 84 127 (109) 3,0 (0,86)21 / Suisse 3,5 4,7 7,2 (5,6) 2,1 (0,78)22 / Portugal 5,8 8,4 10 (9,0) 1,7 (0,90)23 / France 38 42 59 (62) 1,6 (1,05)24 / Grande-Bretagne 38 51 59 (59) 1,6 (1,00)25 / Allemagne 56 68 82 (71) 1,5 (0,87)Sommes ou moyennesmondiales

1660 2520 6100 (9200) 3,7 (1,51)

Source : UNFPA (United Nations for Populations Fund), 2001.* Sur la base des populations et des taux démographiques aux dates considérées, sans prise encompte des mouvements migratoires.On remarquera que dans les 10 premiers pays prolifiques mentionnés, 5 relèvent du catholi-cisme hispanique et 4 de l'Islam. Il faut attendre les 5 derniers pays ici retenus pour trouverl'Europe. Les deux géants asiatiques (Chine et Inde, autres religions) n'ont pas été les plus pro-lifiques, relativement parlant.

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En un peu plus d'une génération (de 1970 à 2008), une baisse géné-rale relative de la natalité (nombre annuel de naissances ramenées àmille habitants) a été notée dans le monde entier, à l'exception du seulGabon, passant de 33,9 à 35,6 naissances (+ 5 %), leader d'un pelotonnataliste comprenant l'Ouganda (- 2 % et 47,8), le Mali (- 4 % et49,2), la Sierra Leone (- 4 % et 44,7), le Nigeria (- 4 % et 36,7),l'Ethiopie (- 5 % et 43,7), etc. À l'opposé, les « vertueux » peuventpolitiquement surprendre, puisqu'il s'agit de la Corée du [248] Sud (-68 % et 14,8), de Cuba (- 60 % et 11,1), de l'Algérie (- 60 % et 16,9),du Vietnam (- 60 % et 16,3), de l'Iran (- 60 % et 17,2), etc. En valeursabsolues, autour d'une moyenne mondiale égale à 20,0 naissances / anpour 1 000 habitants, les dix pays les plus « malthusiens » (en dessousde 10,0 naissances) sont européens, accompagnés du Japon (celui-ciavec 1,38 enfant / femme adulte en 2008), et les dix plus « lapinistes »(plus de 42,0 naissances) sont africains, accompagnés de l'Afghanis-tan. Si nous classons les 192 pays en trois classes de natalité (du 1er au60e, du 61e au 120e, du 121e au 192e), la répartition mondiale en quatregrands continents (Océanie rattachée à l'Asie) montre de très nettesdifférences numériques, présageant donc de situations et d'avenirsdémographiques éminemment contrastés (adapté de Statistiques-mondiales.com ; octobre 2009).

Rang Europe Amérique Asie Afrique

1-60 45 6 9 0

61-120 2 22 26 10

121-192 0 5 23 44

Total 47 33 58 54

Ainsi, la quasi-totalité (96 %) des pays d'Europe se situe-t-elledans le premier tiers démographique mondial, contre 18 et 16 % pourl'Amérique et l'Asie, et aucun pour l'Afrique. L'Amérique et l'Asievoient la majorité de leurs pays classés dans le peloton médian (67 et

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45 % respectivement). En Chine, suite à une politique officielle quel'on pourra qualifier de coercitive, voire d'antidémocratique, l'accrois-sement démographique annuel est passé de 14,4 pour mille en 1990 à6,0 pour mille en 2003. L'Afrique regroupe 81 % de ses nations dansle tiers mondial le plus prolifique (aucun pour l'Europe). Plus fine-ment, l'Amérique du Nord, l'Australie et l'Asie du Sud-Est s'homolo-guent à l'Europe ; corrélativement, le reste de l'Asie et l'Amérique duSud rejoignent l'Afrique, le tout constituant les deux grands sous-ensembles planétaires respectivement qualifiables de Monde dévelop-pé (de type occidental) et de Monde en développement, dont les scé-narios démo-énergétiques seront discutés.

« La croissance non régulée de la population accélère le change-ment climatique, endommage les écosystèmes et condamne de nom-breux pays à la pauvreté », déclarent 42 experts dans une séried'études publiées le 21 septembre 2009 (Source : Environment-online.com). « Dans de nombreux pays (parmi) les moins développés,une croissance rapide et continue de la population pourrait entraînerfamine, échec du système éducatif et conflits » selon Malcolm Potts(Centre Bixy pour la population, la santé et le développement durable.Université de Californie). D'après Roger Short (Université de Mel-bourne, Australie), « la quasi-totalité de cette croissance (soit 96 %)devrait se produire dans les pays en voie de développement, particu-lièrement en Afrique, dont la population pourrait doubler pour at-teindre 1,93 milliard d'habitants d'ici 2050 ». En particulier « com-ment le Niger fera-t-il pour nourrir une population passant de 11 mil-lions actuellement à 50 millions en 2050, dans un pays semi-aride quipourrait être confronté à des problèmes climatiques », s'interroge LordAdair Turner (ancien chef du patronat britannique, qui préside l'autori-té des marchés financiers).

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[249]

B — Aspects énergétiques(et autres ressources, notamment agricoles)

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ÉNERGIE

L'énergie étant le moteur de toute action (non seulement confort ettransports, mais agriculture et industrie), son niveau de consommationdoit augmenter pour améliorer les niveaux de vie, comme le passagedes sociétés agraires (à dominante rurale) aux sociétés postindus-trielles (à dominante urbaine). Si, au niveau individuel, ce niveau pla-nétaire a stagné jusqu'au milieu du XIXe siècle, et à peine triplé entre1850 et 1950 (de 0,33 à 0,90 tep/an), la demande devra progresserd'autant entre 1950 et 2050 (de 0,90 à 2,00) pour satisfaire la qualitéde vie.

Évolution démo-énergétique de la planète pendant plus de deux siècles

Nombre d'habitantsen milliards

Énergie annuelletep / personne

Énergie annuelleGtep / planète

1800 0,97 env. 0,25 env. 0,25

1850 1,27 0,33 0,44

1900 1,66 0,70 1,16

1950 2,52 0,90 2,27

2000 6,09 1,60 9,74

2050 9,08 2,00 18,20

Mais les exigences ont été et seront encore plus fortes au niveaucollectif, puisqu'un quasi-doublement s'impose dans la première moi-

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tié du siècle qui vient de s'ouvrir (de 9,7 à 18,2 Gtep annuels entre2000 et 2050), avec une multiplication par 1,50 résultant de la démo-graphie, et une multiplication par 1,25 pour répondre à une augmenta-tion du niveau de consommation individuel. Selon Nicolas Bouleau(Retour sur terre, retour à nos limites. Esprit, déc. 2009, p. 87), « lesrejets globaux, de l'ordre de 50 Gt de CO2 équiv., augmentent ces der-nières années d'environ 3,5 % par an. [...] En absolu, les pays richesqui représentent un quart de la population mondiale, émettent autantque le reste du monde et réalisent les trois quarts du PNB (mais) entendance, l'augmentation des rejets est due principalement au« Groupe des pays d'Asie » : Inde, Chine, Corée, Japon, etc. » Ainsi,entre 1990 et 2009, l'augmentation des rejets de gaz carbonique a étésensiblement nulle dans les nations développées (restant au niveau de3,7 gigatonnes de Carbone par an) tandis qu'elle faisait plus que dou-bler (de 2,0 à 4,5 Gt C/an) chez les nations en développement(Source : Global Carbon Project, CDIAC 2009, et Le Quéré et coll.,Nature Geoscience, 2009).

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[250]

Répartition des rubriques énergétiques dans diverses régions du Monde

Adapté de J.-M. Jancovici. Quel futur pour la Terre, 2008. Données : année 2000.Source : Agence internationale de l'énergie

Source d'énergie Europe (15) États-Unis Chine Afrique Monde*

Charbon 1,6 (24 %) 5,3 (23 %) 1,4 (56 %) 0,3 (20 %) 1,1 (24 %)

Hydrocarbures 6,8 (56 %) 14,7 (63 %) 0,6 (24 %) 0,4 (27 %) 2,5 (56 %)

Biomasse végétale 0,4 (4 %) 0,8 (3 %) 0,5 (20 %) 0,8 (53 %) 0,5 (11%)

Électricité nucléaire 1,6 (15 %) 2,1 (9 %) 0,0 (0 %) 0,0 (0 %) 0,3 (7 %)

Énergies renouvelables 0,2 (2 %) 0,6 (2 %) 0,0 (< 1 %) 0,0 (< 1 %) 0,1 (2 %)

Total individuel kep/j 10,6 (100 %) 23,5 (100 %) 2,5 (100 %) 1,5 (100 %) 4,5 (100 %)

Total individuel tep/an 3,87 8,60 0,91 0,55 1,64

Population (en millions d'habi-tants)

380 300 1 300 900 6 500

Consommation collective(en milliards de tep d'énergieprimaire)

1,47 2,58 1,18 0,50 10,7

En % du total mondial 14 % 24 % 11 % 5 % 100 %

* En kep (kilogramme d'équivalent-pétrole) d'énergie primaire par personne et par jour (entre paren-thèses, en % du total des énergies)

Les hydrocarbures et le charbon sont, dans l'ordre, les deux sources majeures pour l'Europe et lesUSA, l'inverse pour la Chine (au total, en moyenne, 83 %) ; la biomasse est essentielle en Afrique(plus de la moitié) mais non négligeable en Chine ; le nucléaire est présent - mais secondaire - enEurope et aux USA. Au niveau mondial, les hydrocarbures et le charbon (80 %) écrasent la biomasseet le nucléaire.

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AGRICULTURE

La notion de population n'a de sens que confrontée aux ressourcesoffertes par le milieu. Dans un système complexe, plusieurs types deressources sont en jeu : la surface, la nourriture, l'eau, sans oublierl'énergie, valeur essentielle pour l'agro-industrie. Bien évidemment,ces quatre paramètres sont interconnectés, sinon interchangeables :augmenter les intrants énergétiques permet de produire plus de nourri-ture sur moins de surface ; irriguer de grandes surfaces permet de va-loriser des terres peu productives ; on peut absorber la population enbâtissant des gratte-ciel, mais c'est seulement le sommet de ces édi-fices, donc la même surface qu'au sol, qui pourrait éventuellement ac-cueillir des cultures hydroponiques ou des panneaux photovoltaïques.Ainsi, Jean-Louis Ballif (ancien agronome à l'INRA) écrit-il, dans Del'eau pour tous les affamés (Édit. Publibook, 2009. Cité par NouvellesIrcantec, n° 38, janv. 2010, p. 9) : « Soyons clairs : bon nombre derégions parmi les plus arides de la planète devraient purement et sim-plement abandonner la culture de plantes avides en eau. Dans bien despays, l'agriculture est la principale responsable des pénuries. Si nousvoulons apprendre à mieux gérer cet élément vital, nous devons con-sidérer l'eau comme une ressource précieuse, et non plus commequelque chose qui tombe du ciel. Nous avons besoin d'une véritableéthique de l'eau, qui respecte l'eau et les rivières. »

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[251]

Population mondiale, agriculture et malnutrition

« Walter Youngquist, ancien géologue de l'entreprise Exxon, a rapporté que[...] la production pétrolière américaine a atteint son apogée dans les années1970, et que 90 % des ressources ont déjà été extraites. Conséquence impor-tante de cette évolution : les importations américaines de pétrole sont montéesjusqu'à 56 % de la consommation en 2002 et elles continuent à augmenter, cequi rend l'économie vulnérable aux fluctuations du marché et aux situationspolitiques difficiles. Il est probable que ce scénario se répète au niveau mon-dial. La production de pétrole devrait atteindre son apogée entre 2005 et 2035,selon les différentes prévisions ; mais selon nous, les estimations les plus plau-sibles sont celles situées entre 2005 et 2010. Quand nous arriverons à cet apo-gée, l'impact de l'augmentation des prix de l'énergie sur l'économie de la plu-part des pays sera profond. L'agriculture moderne [...] nécessite de grandesquantités de pétrole et de gaz naturel (utilisés dans la production d'engrais azo-tés) et l'impact de l'augmentation des prix de l'énergie sur la production agri-cole se fait déjà sentir. »

David Pimentel (professeur au Collège d'agriculture et des sciences de la vie del'Université Cornell) et Anne Wilson (assistante de recherche à l'UniversitéCornell, USA).

Traduction in État de la Planète Magazine, Worldwatch Institute, n° 32, juillet-août 2008, 7 p.

De plus - et comme déjà noté (Chap. 5.3, pp. 152-153) - la compé-tition pour les terres agricoles va faire s'affronter non seulement« riches » et « pauvres » traditionnels, mais « nouveaux riches »émergents et « laissés pour compte » de l'ex-Tiers Monde, comme il-lustré par le Documentaire d'Alexis Marant Planète à vendre, diffuséle 19 avril 2011 par la Chaîne Arte : « C'est le Financial Times qui lepremier soulève un coin du voile. En novembre 2008, le quotidienbritannique révèle que le conglomérat sud-coréen Daewoo vient d'ac-quérir à Madagascar la jouissance, pour 99 ans, de... la moitié desterres arables de l'île ! Objectif : produire du maïs et de l'huile depalme pour le marché coréen. L'information fait l'objet d'une bombe.Et pas seulement à Madagascar, où la population ne décolère pas (faceà la contestation populaire, ce contrat a été résilié, mais il a contribuéà faire chuter le président Ravalomanana l'année suivante). Partout

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dans le monde, des journalistes et des associations enquêtent et dé-couvrent que « l'affaire Daewoo » n'a rien d'un cas isolé » (La ruéevers l'or vert, p. 70).

« Ce sont des hommes d'affaires saoudiens qui débarquent enEthiopie les poches pleines de pétrodollars. Objectif : ne plus être tri-butaires des marchés des denrées alimentaires, assurer l'approvision-nement de leur pays. Alors ils veulent des terres agricoles, beaucoup,énormément. La planète est à vendre ? On ne dénombre plus les pays(Chine, Inde, Japon, Malaisie, Corée du Sud, Egypte, Libye, Qatar...)qui, échaudés par les crises alimentaires et financières de ces dernièresannées, se sont engagés dans la conquête des terres les plus fertiles dumonde. Cinquante millions d'hectares ont ainsi changé de mains en2009. Pour les pays hôtes, d'Afrique mais aussi d'Amérique du Sud,d'Asie, d'Europe de l'Est, ce pourrait être une chance formidable dedéveloppement. » Mais « cette solide enquête de terrain montre queles populations locales ne gagnent bien souvent rien à l'affaire, bien aucontraire - en privilégiant l'agriculture intensive, on favorise plutôtl'exode rural ! Et puis, il y a l'autre facette de cette partie de Monopolyplanétaire : l'investissement purement spéculatif. Les acteurs de la fi-nance font désormais le pari que, dans un contexte de croissance dé-mographique, la terre nourricière constitue un placement sûr et ren-table » (Planète à vendre ; p. 105). Marc Belpois. Télérama, n° 3196,13 avril 2011.

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[252]

L'Égypte : libre certes, mais avec quelles perspectives ?

À l'époque agropastorale, sous le règne des Pharaons, l'Égypte a pu être consi-dérée comme une « terre promise ». Mais qu'en est-il aujourd'hui, lorsque cepays compte plus de 80 millions d'habitants 91, majoritairement concentrés sur5 % du territoire, dans le delta et la vallée du Nil, où leur densité atteint 1 500habitants au km2 ? D'après la Banque mondiale, les terres cultivables ne cou-vrent que 3 % du territoire et sont constamment grignotées par l'urbanisation.Après avoir été soutenue par l'URSS (qui l'a dotée du barrage d'Assouan, géné-rateur d'électricité mais stérilisateur des pêcheries méditerranéennes proches dudelta), l'Egypte est sous assistance économique et alimentaire des USA (2,1milliards de US $ par an), ce qui explique, au sein des pays arabes, une attitudeplutôt conciliante à l'égard d'Israël.

Sans atteindre la richesse des pays du Moyen-Orient, l'Egypte n'est pas dé-pourvue d'hydrocarbures, avec notamment une extraction de 700 000 barils degaz naturel par jour, dont une part exportée vers Israël ; cette ressource contri-bue pour près de 10 % au PIB national (valeur proche de celle du tourisme :11 %) et pour 40 % à ses exportations. En 2008, le PIB individuel (exprimé enPAA en valeur constante 2000) était de 5 000 US $ et la consommation élec-trique moyenne atteignait 1 935 kWh par habitant (Source : Statistiques-mondiales.com). Dans le contexte ouvert par la chute de la dictature Moubarak,comment vont opérer les nouveaux dirigeants, démocratiquement élus, pour(re)donner le bonheur au peuple ?

91 En cinquante ans, la population a été multipliée par 3,5 et le taux actuel de lacroissance démographique (un peu plus de 2 % par an) laisse attendre undoublement d'ici à 2045. À l'heure actuelle, l'âge médian est de 24,3 ans etun tiers de la population a moins de 15 ans !

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C — Quels scénarios pour l'avenir ?

« Pour que nos successeurs n'aient passous peu à se passer du nécessaire, il faut que noussachions dès aujourd'hui nous passer du superflu. »

Prof. Mollo-Mollo

Retour à la table des matières

Basée sur une bonne volonté universelle, une approche rationnelledevrait, dans un premier temps, apprécier le résultat comptable d'unlaisser-aller général, quelle qu'en soit la cause, dans un second tempsimaginer d'autres scénarios permettant d'améliorer l'anthropo-éco-système Terre, en faisant appel à la responsabilité consommatrice dumonde riche et à la responsabilité démographique du monde pauvre.La situation actuelle résultat est loin de pousser à l'optimisme, car lesmeilleures intentions semblent avoir pavé un enfer plus qu'ouvert unparadis ! Pourtant, il y a près de 40 ans déjà, un laboratoire du MIT(Massachusetts Institute of Technology), commandité par le Club deRome (créé en avril 1968), jeta un pavé dans la mare en publiant le« Rapport Meadows », intitulé The Limits of Growth, « Les limites dela croissance ». Utilisant la modélisation sur ordinateur - encore peupratiquée à l'époque - l'étude se fondait sur cinq paramètres : la démo-graphie, la production agricole, la production industrielle, les pollu-tions et les ressources non renouvelables, variables d'ailleurs intercon-nectées : il faut de l'énergie fossile pour intensifier les récoltes et nour-rir des appétits croissants, d'où pollution des sols et des eaux par lestracteurs et les engrais azotés, etc. Sur ces bases, les chercheurs pré-voyaient un ralentissement, une stagnation puis un écroulement éco-nomique de nos sociétés vers 2030 à 2050.

[253]

Le principal reproche (plus ou moins sincère ou intéressé) fait auRapport Meadows fut d'avoir considéré le Monde comme une seule etmême entité, alors qu'un Nord-Américain (chez qui il y a des trèsriches, mais aussi des très pauvres) consomme 20 fois plus de subs-

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tances et d'énergie qu'un habitant du Bangladesh. Autre critique, ulté-rieure : si le début de la décennie 1970 a marqué (en France, mais ail-leurs aussi) la fin de ce que l'on a pu appeler les Trente Glorieuses,« l'éco-volume » de notre espèce n'a pas pour autant cessé de croîtredans le Monde jusqu'à tout récemment, ayant presque doublé pour lapopulation (passée de 3,7 à 6,8 milliards entre 1970 et 2010) et plusque doublé pour l'énergie (de 5,7 à 12 milliards de tep primaires con-sommées par an dans le même intervalle) ; au total, multiplication par3,9. Entre-temps, des notions comme le « Développement durable »(H. Brundtland, Un programme global de changement, ONU, 1987)sont apparues ; l'efficacité économique de l'énergie s'est améliorée de30 %, passant de 4,7 à près de 6,1 milliards d'euros produits par Mtepconsommé dans l'Europe des 25, entre 1990 et 2010. Pourtant, en2008, Graham Turner, chercheur au CSIRO (équivalent australien duCNRS), reprenant les trois scénarios du MIT : 1/ « Business as usual »= Laisser-faire laisser-aller. 2/ « Monde super-technologique ». 3/« Monde stabilisé », concluait que l'état actuel de la planète corres-pondait bien plus au premier scénario qu'aux deux autres.

Plus simplement (et plus modestement), le présent propos est d'en-visager l'évolution factuelle de la situation et son extrapolation à unegénération, celle des enfants nés au tournant des deux siècles, qui au-ront à gérer le problème vers 2030-2050 ; on notera au passage que lasituation politique et économique a déjà singulièrement bougé dans lapremière décennie du XXIe siècle, entre l'attentat des Twin Towers etla crise financière ouverte en 2008. À cet effet, on procédera à quatremodifications méthodologiques :

1/ Remplacer les cinq indicateurs du MIT par deux seulement : lapopulation et la consommation d'énergie, en raison des redon-dances entre la plupart d'entre eux ; ainsi la pollution que repré-sente l'effet de serre est-elle étroitement liée à notre consomma-tion globale d'énergie.

2/ Scinder l'écosystème-Terre en deux sous-ensembles respecti-vement « développé » et « en voie de développement », dési-gnés comme « Occident » et « Non-Occident », car aller plusloin (Amérique du Nord, Europe, Pays dits émergents, Afrique

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subsaharienne, Monde arabe...) serait entrer dans le dédale de lagéopolitique des ressources et des comportements.

3/ Ne pas modéliser à partir des paramètres (économiques, écolo-giques...) mais considérer les évolutions réelles des décenniespassées puis extrapoler leurs tendances statistiques à l'horizon2030-2050 (avec l'hypothèse que la géopolitique mondiale vasuivre les tendances profondes du siècle écoulé).

4/ Se limiter à deux scénarios « enveloppes » (d'autant qu'il esttrès difficile de prévoir... surtout l'avenir). De la sorte, le sys-tème Homme / Biosphère étant résumé par les deux paramètresénergie et population, deux scénarios respectivement qualifiésde « consensus actif » et de « laisser-aller » peuvent être envi-sagés, à comparer à la situation actuelle.

l. Situation actuelle

Aujourd'hui, avec un niveau de consommation individuelle dé-cuple des Occidentaux par rapport au reste du monde, notre espèce -qui approche les 7 milliards d'individus - consomme un [254] peu plusde 8 milliards de tonnes d'équivalent-pétrole. En gros, un quart desTerriens consomme les trois quarts des ressources ; l'inverse pour lesparias de la Biosphère (tableau, partie 1).

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Perspectives démo-énergétiques (2010/2050)

1/ Equivalent énergétique de la population mondiale actuelle (2010)

Riches(développés)

Pauvres(sous-développés)

Total (Monde)

Occident Non-Occident Total

Nombre (milliards individus) 1,5 (22 %) 5,2 (78 %) 6,7 milliards

Consommation individuelle moyenne(tep/an)

4,0 0,4 l,2 tep/an

Consommation collective (Giga-tep/an) 6,0 (74 %) 2,1 (26 %) 8,1 Gtep/an

2/ Équivalent « scénario de consensus » (Plan A)Avec régulation démographique et amélioration énergétique

Nombre d'individus 1,4 (16 %) 7,6 (84 %) 9,0 milliards

Consommation individuelle 3,6 1,2 1,6 tep/an

Consommation collective 5,0 (35 %) 9,1 (65 %) 14,1 Gtep/an

soit + 74 % / 2010

3/ Équivalent « scénario de laisser-aller » (Plan B)Sans régulation démographique ni révision énergétique notable

Nombre d'individus 1,5 (15 %) 8,5 (85 %) 10,0 milliards

Consommation individuelle 4,5 0,6 1,2 tep/an

Consommation collective 6,8 (57 %) 5,1 (43 %) 11,9 Gtep/an

soit + 47 % / 2010

* Valeurs en énergie « finale » (= au niveau du consommateur), en incluant l'énergie contenue dansles produits importés. A multiplier par 1,5 environ pour obtenir l'énergie « primaire » (= au niveaudes sources).

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2. Scénario de consensus actif(tableau, partie 2, « plan A »)

Si l'on parvenait à un scénario à la fois (politiquement) délicat et(techniquement) réaliste, dit de consensus pour ne pas dire de com-promis, la charge démographique ne devrait pas dépasser les 9 mil-liards d'habitants vers le milieu du siècle en cours. Dans le mêmetemps, les nantis, dont le nombre stagne (une sous-natalité compenséepar l'immigration, comme en Espagne), accepteraient une baisse de10 % 92 de leur pouvoir énergétique, à tripler pour les Non-Occidentaux ; ceux-ci constitueraient alors 84 % des humains et con-sommeraient les deux tiers du total des ressources, quatre fois et plusqu'aujourd'hui. La consommation mondiale individuelle augmenteraitd'un tiers, passant au total de 8 à 14 Gtep, soit + 74 % par rapport àaujourd'hui. On conçoit qu'une telle ambition, qualifiable de ver-tueuse, risque de susciter plusieurs crises du pétrole ou de la bourse,d'engendrer plusieurs conflits locaux, et d'aboutir à un « dysfonction-nement durable » qui ne servira ni l'environnement planétaire, nil'ordre social. Cette expansion, les stocks d'énergie fossile et les pollu-tions ou risques afférents l'autoriseront-ils ?

[255]

3. Scénario de laisser-aller(tableau, partie 3, « plan B »)

Dans ce second scénario (business as usual : « vogue la ga-lère... »), si les « responsables » (politiciens, techniciens, intellectuels,etc.) baissent les bras, alors les Occidentaux repliés sur eux-mêmes(s'ils le peuvent...) et attachés au « maintien des avantages acquis »réclameront encore une augmentation de leur consommation, ici esti-mée (avec modération...) à 12 % (0,3 % par an sur le laps de temps

92 De 10 % « seulement » ! On voit déjà les problèmes que suscite en Occidentla perspective ou la réalité d'une baisse de 1 % du taux de croissance ou dupouvoir d'achat...

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considéré) ; dans le bilan global, leur part baissera pourtant, passantde 74 à 35% seulement. En revanche, revendiquant la « légitime satis-faction » des besoins des enfants qu'ils entendraient laisser venir aumonde comme par le passé 93, les Non-Occidentaux atteindraient les8,5 milliards d'individus et resteraient voués à un faible développe-ment absolu, même en passant de 0,4 à 0,6 tep/personne/ an (+ 50 %néanmoins !) grâce aux pays dits émergents et autres « dragons » loca-lisés ; le tout dans un contexte de tensions géopolitiques pour l'accèsaux ressources non renouvelables. Néanmoins, par la conjugaison desaccroissements énergétique et démographique, la consommation glo-bale des moins riches serait de l'ordre de 5 Gtep/an, contre 2 aujour-d'hui et 9 dans le scénario précédent. Au total, dans le schéma d'inertieainsi instaurée, la consommation planétaire approcherait 12 Gtep,moins que les 14 Gtep du scénario volontariste ! Cette situation, lespeuples du Non-Occident, témoins en direct de notre comportementégoïste, l'accepteront-ils sans se rebeller (sans oublier les moins favo-risés du monde occidental...) ?

Le dernier scénario s'accompagne d'une croissance globale de47 % par rapport à aujourd'hui, mais inférieure de 16 % (en valeurrelative) à celle prônée par le scénario politiquement vertueux ! Ainsi,réduire (de 7 et 17 % en valeurs relatives) la population et la con-sommation des riches, et tripler la consommation individuelle despauvres (scénario dit optimiste) augmente davantage l'empreinte denotre espèce sur la biosphère qu'un laisser-aller des comportementsactuels (scénario pourtant pessimiste) ! Mais avec le risque, dans laseconde hypothèse, d'exacerber les tensions entre les deux parties dumonde. Ainsi, même si la réalité a toutes chances (et quelquesrisques...) de s'inscrire entre les deux dents de la fourchette, l'avenirs'annonce paradoxal d'un point de vue politique, puisque le scénariode laisser-aller se révèle en fin de compte moins consommateur, doncmoins polluant pour la planète que le scénario « rationnel et volonta-riste »... Décidément, la lucidité et/ou la vertu ne paient pas ! Devantune telle ambiguïté, on ne proposera pas de conclusions péremptoiresou de recettes à proprement parler, mais on avancera deux questions :

93 Soit un milliard de naissances de plus que prévu.

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• À voir l'allure convergente des évolutions constatées, n'aurions-nous pas manqué un rendez-vous de l'histoire en 1974, lorsquela première crise du pétrole coïncida avec la fin des Trente Glo-rieuses, alors qu'il était peut-être juste temps d'infléchir la tra-jectoire du « supertanker » de notre société industrielle ?

• Mais, corrélativement, ne pouvons-nous pas aussi nous deman-der en vertu de quel sens de l'Histoire tout problème humaindevrait avoir une solution indolore ?

[256]

« Je ne sais pas pourquoi on devrait se féliciter que les personnes qui sont déjàplus riches que quiconque a besoin de l'être auraient dû doubler leurs moyensde consommer des produits qui ne donnent que peu ou pas de plaisir sauf celuid'être des symboles de richesse. » John Stuart Mill (1806-1873), cité parJacques-Yves Cousteau (1910-1997)

Vouloir élever le niveau de vie du Non-Occident dans un contextede globalisation/mondialisation de l'économie conduit inéluctablementà un affrontement d'autant plus sévère que les pauvres sont quatre foisplus nombreux que les riches. Dans ces conditions, il est totalementillusoire de laisser croire aux populations occidentales que leur « stan-ding » puisse se maintenir tandis que celui des populations du reste dumonde, en croissance démographique seulement ralentie, augmente-rait pour rejoindre le leur ; plus encore si les nantis prétendaient dansle même temps augmenter leur superflu et leurs gaspillages. En effet,les taux de croissance nécessaires à atteindre de tels objectifs sontd'ores et déjà incompatibles avec les ressources (matières premièresnon renouvelables, dont l'énergie et l'eau ; la nourriture, le logement).

L'obésité matérielle du monde occidental, démographiquement stabilisé, acomme miroir le grouillement d'un Tiers Monde dont la consommation quasistagnante ne saurait durer sans explosion, quoi qu'on fasse : explosion politiquesi le niveau stagne ; explosion environnementale s'il augmente.

Prof. Mollo-Mollo

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 417

« Les masses laborieuses » sont longtemps restées spoliées, exploi-tées, soumises, en raison de leur ignorance des réalités sociales, aussibien à l'intérieur d'une nation (par exemple la Grande-Bretagne victo-rienne, où seuls des bourgeois contestataires comme Friedrich Engelsou Karl Marx pouvaient analyser et s'exprimer) qu'au niveau mondial(par exemple entre colonies et mère patrie, celle-ci tenant soigneuse-ment le couvercle sur les ambitions et les éveils indigènes). Aujour-d'hui, en prise directe sur le monde grâce aux médias, la plupart desindividus de la planète ont accès aux réalités mais aussi aux miragesde la civilisation moderne, de ses bienfaits comme de ses clinquants ;d'où cette envie irrépressible de franchir, à leurs risques et périls, lesmilliers de kilomètres qui séparent les jeunes hommes surnumérairesde l'Afrique et d'autres continents, d'un Occident où l'accès à l'éduca-tion et à la santé est généreusement ouvert (à défaut de logement,d'emploi et de dignité sociale). Les mirages n'existent pas qu'au Saha-ra...

Opinion d'outre-tombe...

« La trop grande disproportion des conditions et des fortunes a pu se supportertant qu'elle a été cachée ; mais aussitôt que cette disproportion a été générale-ment aperçue, le coup mortel a été porté. Essayez de persuader le pauvre, lors-qu'il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu'il possédera la même instructionque vous, essayez de le persuader qu'il doit se soumettre à toutes les privations,tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource, ilvous faudra le tuer. »

Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, 1846.

[257]

Cette lutte pour la survie pourra prendre des formes contre les-quelles le monde « organisé » restera impuissant, malgré ses arme-ments et ses techniques sophistiquées ; elle se doublera, quoi qu'enpensent les cénacles politiquement corrects, d'un choc des civilisationsdû non pas à la technique et à la consommation, souhaitées par tous,mais à une conception différente des rapports entre individus, sociétéset états, souvent avec une collusion entre politique et religion, comme

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celle connue par l'Occident lui-même pendant des siècles 94. Si laTurquie est un jour admise dans l'Europe, la (soi-disant) barrière deSchengen se tiendra à la frontière de l'Irak ! Contre le déferlement despauvres vers les vitrines des riches, les armes massives et sophisti-quées ne serviront à rien (arrêterait-on les radeaux de la Méduse àcoup de drones ou de bombes à neutrons ?). Les guerres colonialesfrançaises ont démontré que la masse spoliée a toujours gain de cause,le temps, l'enlisement, la contrainte jouant en sa faveur (Indochine,Algérie). Mais si la révolte récente de pays arabes circum-méditerranéens contre des régimes et des dirigeants corrompus estbien une lutte légitime pour la démocratie, et doit être soutenue (sinonencouragée, encore moins provoquée...) comme telle, ses racines sontplus profondes et traduisent la soif d'une génération, acculturée parnos comportements et nos médias, à un niveau de vie décent, bienqu'elle englobe bien des illusions et répète bien des erreurs commisespar notre société occidentale. À regret, n'hésitons pas à dire que l'onne peut envisager de manière réaliste que de nouveaux dirigeants, sivertueux soient-ils, puissent jamais donner à la population le niveaude vie auquel elle aspire, vu le fossé creusé depuis des décennies entredes ressources naturelles limitées et une démographie démesurée,dans un contexte culturel et religieux risquant de cueillir les fruitsamers des proches désillusions.

L'Indice de Développement Humain est un outil de mesure de laqualité de la vie, basé sur trois paramètres : 1. Longévité et santé (es-pérance de vie à la naissance). 2. Éducation (taux d'alphabétisation etniveau d'études). 3. Standard de vie (PIB par habitant, corrigé pourparité du pouvoir d'achat). À partir de vingt pays représentatifs dumonde, on constate (risque statistique nettement inférieur à un pourmille) que l'Indice de Développement Humain décroît proportionnel-lement à l'importance de la classe d'âge inférieure à 15 ans. Sur cesbases, la moyenne mondiale de l'IDH est égale à 0,72 pour une pro-portion des < 15 ans égale à 27 % ; le taux maximal (= 1,00) corres-pond à une proportion des < 15 ans égale à 13 %. (Référence : Uni-versité de Sherbrooke, Québec. Classes d'âge : données démogra-phiques de l'ONU, 2007-2008).

94 Après tout, apparu en 622, le monde musulman en était en l'an 2000 de notreère à l'année 1378 de l'Hégire : pourquoi lui demander un humanisme quenous étions bien incapables de présenter au XIVe siècle ?

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En d'autres termes, à moins d'augmenter la taille du gâteau sansfaire péter la planète (vous avez dit « développement durable », chercousin ?), avoir beaucoup d'enfants est un obstacle à leur bien-être et àcelui de leurs parents : est-ce bien cela que souhaite l'aide humani-taire ? À noter que les deux points bas de la courbe, à droite, sont rela-tifs au Niger et à l'Afghanistan. Le premier intéresse la France pourson uranium, qui a valu à ce pays l'enlèvement de 5 ressortissants enseptembre 2010 ; l'Armée française participe à la pacification du se-cond, ce qui lui a déjà coûté plus de 70 morts.

[258]

Corrélation entre démographie et développement humain

Figure 14

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Lettre ouverte aux ONG (octobre 2009)

Chers Collègues,

Nous sommes nombreux à admirer le dévouement et la compétence dont votreassociation fait quotidiennement preuve dans ses actions humanitaires pour ré-duire la misère du Tiers Monde. Un milliard de personnes ne sont-elles passous la contrainte de la faim après tant de décennies d'efforts ? Je citerai unvieux proverbe chinois : « Quand le réservoir déborde, avant d'aller chercherune serpillière, le sage ferme le robinet ! » Autrement dit, si le gâteau n'est plusassez grand pour nourrir tous les affamés, comment ne pas s'interroger sur lamontée en puissance incontrôlée de tant de nouvelles bouches à nourrir ? N'est-il pas imprudent de faire venir au monde des êtres condamnés à s'entre-déchirersous peu pour survivre dans un milieu de plus en plus hostile et cruel, climati-quement et ethniquement ? Comme disaient les Anciens (lorsque nous étions50 fois moins nombreux) : « Laissez faire Vénus, et vous aurez Mars » ?

Intéressé à la fois par ce problème comme scientifique et citoyen, je n'ignorepas les questions sous-jacentes (d'ordre économique, sociologique, éducatif,éthique) et ne sous-estime pas les blocages conscients et inconscients (d'ordredéontologique, politique, religieux) qui conduisent à l'assourdissant silence ac-tuel des élites et des responsables sur la question de la démographie dans leTiers Monde. Voulant à la fois contribuer à lutter contre le sous-développement et à lever des tabous démographiques relevant d'une irrespon-sabilité collective, je suis non seulement prêt à poursuivre mon aide financièreaux ONG humanitaires, mais encore à doubler la mise.

J'assortis néanmoins cette proposition de la clause suivante : le montant anté-rieur continuerait à être attribué aux actions « habituelles », la nouvelle moitiéà la maîtrise simultanée de la natalité dans le même contexte. Pour symboliserce qui paraîtra peut-être politiquement et religieusement peu correct aux yeuxde certains, je propose une campagne intitulée pilule avec nourriture ou, plusprécisément, « droits féminins et pilule avec nourriture et soins », volets indis-pensables pour une humanité/féminité durable, consciente et responsabilisée àtous les niveaux.

Avec l'espoir de voir les réalités en face, je vous prie de recevoir, chers Col-lègues, l'assurance de mes sentiments dévoués et les meilleurs.

Professeur Mollo-Mollo

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[259]

D — Trois secteurs sensibles

Trois secteurs d'activités plus ou moins corrélés vont s'amplifier,qui vont modifier nos modes de vie et de consommation, dans la plu-part des pays, développés ou non.

L'urbanisation de la planète (la répartition des populations entrecampagnes et villes)

En France, le nombre des urbains a égalé celui des ruraux en1929 ; en 1848, il y avait un quart d'urbains seulement ; en 1878, untiers ; en 1965, deux tiers ; en 1996, trois quarts ; aujourd'hui, plus de78 %. Au niveau mondial, en 1800, seulement 2 % des humainsétaient des urbains ; la barre des 50 % a été franchie en 2000, avec uneprogression rapide puisque le taux mondial d'urbanisation atteignaitdéjà 56 % huit ans plus tard. Sur 158 pays dans le monde, une tren-taine seulement ont encore au moins deux tiers de population rurale ;près de 100 ont franchi la frontière 50/50 % et 27 ont même dépassé(vers le bas !) la limite de 22 % de leur population en milieu rural. Parcontinents (ou sous-continents), les taux d'urbanisation étaient (en2008), par ordre croissant : Afrique, 39 % ; Asie orientale, 40 % ;Proche et Moyen-Orient, 52 % ; ex-URSS, 64 % ; Europe, 73 % ;Amérique latine, 79 % ; Amérique du Nord : 81 %. (Source : Univer-sité de Sherbrooke, Canada).

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« Tout donne à penser que ces 3 milliards (d'humains supplémentaires à naîtred'ici 2050) vivront le plus souvent en ville. Ce ne seront pas les mégalopoles(ensembles urbains de population supérieure à 5 millions d'habitants) actuellesqui vont les absorber, mais les villes aujourd'hui de taille moyenne qui vontexploser. Or cet afflux de citadins ne sera pas canalisé par une offre d'emploisexistants, comme c'est le cas par exemple aujourd'hui dans l'urbanisation chi-noise, où les ruraux viennent chercher du travail. Cet afflux viendra grossir descommunautés urbaines qui n'auront pas d'activités économiques à lui fournir.Cela comporte un risque important de déstabilisation : risques d'émeutes, decrises alimentaires... Les maires de Kampala, de Niamey... sont-ils prêts, sont-ils assez écoutés ? »

Henri Léridon (directeur de recherche émérite à l'INED). Titulaire jusqu'enjanvier 2010 de la Chaire Développement durable du Collège de France.

Entrevue avec Émilie Lanez. Le Point, N° 1952, 11 févr. 2010, p. 57.

On devine - sans autres développements, tellement les exemplessont nombreux et concordants - l'importance et même la gravité deschangements sociopolitiques résultants : dans le monde développé, ladéprise rurale confine localement à la désertification, mettant en causel'aménagement même du territoire, avec dé-densification et « non-rentabilité » des services publics ; dans le monde en (espoir de) déve-loppement, à l'inverse, les problèmes sont plutôt d'ordre urbain, oupériurbain : à travers l'espace et le temps, des bidonvilles ou « fave-las » s'implantent, où des masses privées d'emplois (sinon parallèles...)et de perspectives s'entassent dans un manque d'hygiène et d'eau po-table, soumises à la pollution, à la drogue et à l'insécurité (AfriqueNoire, Amérique latine). Ainsi, « pour la première fois de l'histoirehumaine, plus de gens vivront dans les villes, moyennes et grandes,qu'à la campagne, en raison de l'exode rural : globalement, les 6,1 mil-liards d'humains recensés en 2000 étaient établis pour 47 % dans lesvilles ; pour 2025, on prévoit que les 8,2 milliards vivront à 60 % dansles agglomérations qui se seront profondément modifiées. Cette crois-sance est synonyme d'une explosion de formes précaires d'habitat etd'une croissance [260] de la pauvreté ; en outre, l'explosion urbaines'accompagne de graves problèmes environnementaux : les villesn'occupent que 2 % de la surface de la planète, mais consomment lestrois quarts des ressources utilisées annuellement » (Nathalie Blanc.

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Environnements naturels et construits : une liaison durable ? In Éco-sophies, la philosophie à l'épreuve de l'écologie, 2009, pp. 232-233).

Le tourisme (international)

En 1950, on comptait annuellement 25 millions de touristes dans lemonde, en 2010, plus de 900 millions, soit une croissance moyenne de15 millions par an en deux générations. Et l'OMT (Organisation mon-diale du tourisme) prévaut une hausse de 80 % des flux d'ici à 2020,soit 1 500 millions de personnes (en moyenne, + 60 millions par an),concernant alors 21 % de la population mondiale, avec une augmenta-tion des touristes venant des pays émergents d'Asie. Mais cinq phé-nomènes semblent d'ores et déjà à même de freiner cet optimisme :

1. Augmentation des coûts et de la réglementation du transportaérien.

2. Amplification des risques de terrorisme et complications ré-sultantes sur le transit des voyageurs.

3. Saturation et banalisation des milieux humains et naturels.

4. Amplification des aléas politiques et des risques terroristesdans les pays d'accueil (cf. Tunisie, Égypte...).

5. Augmentation des risques naturels et propagation des mala-dies tropicales, en liaison avec le réchauffement climatique.

Une récente analyse 95 confirme ces réserves : « Les classesmoyennes, responsables du tourisme de masse grâce à l'augmentationde leur niveau de vie, sont rattrapées par la crise économique. » [...]« Si ce luxe est encore accessible aux retraités de 2011, il y a fort àparier que, dans une vingtaine d'années, le tourisme aura un tout autrevisage » (p. 14). « Alors que l'OMT prévoyait, il y a cinq ans, 90 mil-lions de visiteurs (en France) pour 2010, la fréquentation baisse de-puis le pic atteint des 82 millions en 2007. En 2010, « seulement » 77millions ont été comptabilisés. Cette tendance, mondiale - moins

95 « Tourisme : changeons d'ère ». Panda Magazine (WWF France), n° 124,1er trimestre 2011, pp. 12-18.

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4,2 % - atteste de la mutation en cours » (p. 16). Corrélativement, leconcept même de tourisme va - au moins en partie - changer de vi-sage, voire d'âme, d'autant que « six pour cent des émissions de GESfrançais sont imputables au transport des touristes (français) ». « En2006, 7 % des touristes ont pris l'avion et 75 % leur voiture. L'avion agénéré 18,5 Mt de GES, contre 70 pour la voiture » (p. 17). Désor-mais, « il ne s'agit pas de confondre « tourisme durable » avec écotou-risme, tourisme solidaire, équitable ou éthique, écovolontariat, ni au-cune de ces niches économiques. Le tourisme durable se veut généra-liste (et) s'articule autour de deux idées fortes : la proximité et la vi-tesse réduite » (pp. 15-16).

Les transports (aériens et terrestres)

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le trafic aérien aconnu une expansion extraordinaire, le trafic de passagers ayant étémultiplié par 100, celui du fret par 200 ! La « hors taxation » mon-diale du transport aérien à la fin des hostilités, instaurée pour valoriserles progrès aéronautiques nés de la guerre, n'a jamais été depuis re-mise en question malgré l'épuisement des hydrocarbures, les effets deserre et de nébulosité. [261] Intégrée sur un schéma de croissance ex-ponentielle, cette croissance correspond à un taux moyen de + 8 % paran. Partant de très bas, la croissance initiale atteignait + 15 % par anentre 1945 et 1960, dans la première moitié des Trente Glorieuses ;dix ans plus tard, un ralentissement est noté, le nombre de vols passantnéanmoins de 9 à 48 millions entre 1970 et 2008. Dans le mêmetemps, la durée moyenne des vols passait de 1,5 à 2,1 heures, soit 1,4fois plus. Au total, le nombre de km x passagers a donc été multipliépar 7,4 en 38 ans, soit un taux annuel de croissance (exponentiel) de +5,4 % 96. Depuis, les perspectives des économistes tablent impertur-bablement sur des taux de l'ordre de + 5 % par an pour les 20 années àvenir, et les commandes d'Airbus (il est vrai moins goulus en énergieque leurs prédécesseurs ou leurs concurrents) continuent d'affluer dansles carnets, provoquant la joie des milieux d'affaires et des syndicats,alors que nous sommes dans le palier du peak oil. D'ici 2050, grâce

96 Entre 2010 et 2050, un taux de croissance de 5 %/an conduirait à une multi-plication par 7 du trafic aérien...).

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aux agrocarburants, pourrons-nous faire voler les avions sortant au-jourd'hui de nos usines ?

En juin 2010, les Émirats arabes unis, producteurs de pétrole, prennent une op-tion sur l'achat de 32 Airbus 380 (capacité jusqu'à 850 passagers, vol jusqu'à15 000 km sans escale), concept susceptible de voler de 2010 à 2050, bien au-delà du peak oil. Suivez mon regard : qui régira en 2050 le monopole du trans-port aérien dans le monde ? Les constructeurs d'avions ou les producteurs depétrole ?

Prof. Mollo-Mollo

En 1970, le fret aérien s'inscrivait pour 475 millions de tonnes xkm, chiffre doublé moins de 5 ans plus tard (995 Mt x km) ; les étapessont les suivantes : en 1980, 1 986 Mt x km ; en 1990, 3 996 ; en1995, 4 578 ; en 2000, 5 224 ; en 2007, 6 425 Mt x km. Dans la tren-taine d'années ayant correspondu aux « Trente Insoucieuses », puisau-delà, la croissance a été rigoureusement linéaire, malgré un légeremballement vers 1990 et un essoufflement au tournant des siècles. Lapente est de + 161 Mt x km par an, avec une multiplication par 13,5en 37 ans, soit un taux annuel de croissance (en intérêts simples) de +16 % !

Pour les transports terrestres, au début de 2008, la France comptait37,0 millions de véhicules, dont 30,7 de voitures particulières. Entre2004 et 2008, le taux de croissance avait été de l'ordre de 1 % par an,alors qu'il était de 2 % dans la décennie 1990. Entre 1990 et 2004, lenombre de voitures particulières est passé de 414 à 491 pour 1 000habitants et doit donc approcher aujourd'hui 520. Entre 1990 et 2005,la multiplication a été voisine de 2,5. Entre 1990 et 2003, la consom-mation moyenne est passée de 8,25 à 7,27 litres/100 km (= - 0,98 litre= - 12 %, baisse surtout due à la croissance des voitures diesel). Laconsommation globale française actuelle est de l'ordre de 41 Mtep,soit 50 milliards de litres. Une voiture a un coût annuel moyen de5000 €. Au niveau mondial, le milliard de véhicules a été franchi en2007.

Alors que les pays à « revenu faible et intermédiaire » comptent48 % du parc automobile mondial, ils connaissent 90 % des décès par

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accidents de la route. En France, alors que le nombre de décès attei-gnait 90 par milliard de km x passager en 1970, il était de 10 en 2003(extrapolé 8 en 2009) (division par 12 en 40 ans), après avoir été divi-sé par 2 en 1980, par [262] 3,6 en 1990 et par 6 en 2000. Cette année-là, le nombre absolu de morts était de 7 640 ; son minimum s'est situéen 2008 et 2009, avec 4 275 et 4 262 décès respectivement : uneasymptote a-t-elle été atteinte ? À la fin de 2010, on a frôlé les 4 000tués mais les chiffres sont repartis à la hausse dans les premiers moisde 2011.

Devant cette croissance non ralentie des transports, et les perspec-tives d'épuisement ou de renchérissement des sources d'énergie fos-sile, ne faudrait-il pas s'interroger ? Certes, la croissance des trans-ports (terrestres, maritimes, aériens) est un dogme de l'économie mo-derne, qui argumente sur la baisse des prix pour le consommateur et ladiversification alimentaire, culturelle, etc., bref une conquête de ladémocratie ! Mais cette baisse des prix est artificielle, car elle externa-lise les coûts sociaux et environnementaux. Certes, à première vue, ilest « social » de permettre à tout un chacun d'aller bronzer autourd'une piscine à Djerba ; mais n'y aurait-il pas plus d'authenticité à visi-ter les gorges du Tarn ou les abbayes de Bourgogne, quitte à moinsbriller dans les conversations autour des merguez ? En fait, l'un deséléments d'un développement réellement durable consisterait en unepolitique, locale et internationale, d'un renchérissement de l'énergie 97

qui permettrait d'économiser les devises d'importation du carburant,de traiter plus décemment les chauffeurs routiers (au lieu de pratiquerun dumping de l'emploi entre pays européens), de préserver l'environ-nement et les poumons des juniors. De plus, est-il vraiment indispen-sable d'importer de la perche du Nil ou des haricots verts du Kenya, endéfavorisant des productions plus locales, plus « économes » entermes non financiers ?

97 L'enterrement de la taxe Carbone en France est un excellent exemple de« non-politique » de l'énergie.

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Le juste prix du transport routier des marchandises

« Entre 1960 et 2000, le secteur du Transport routier de marchandises (enFrance) a vu ses émissions de CO2 multipliées par 5. Les déplacements routiersconcourent à 94 % des émissions du secteur transport, dont 28,5 % ont pourorigine le transport routier des marchandises. » « Un poids lourd chargé à 10tonnes par essieu use la route 10 000 fois plus qu'une voiture à 1 tonne par es-sieu » (A.A.S.H.O. Road Test, cité par Wikipedia, 2011).

Lettre du Hérisson, FNE (France Nature Environnement), n° 235, novembre2009, p. 9.

D'une manière plus générale encore, il convient d'augmenter leprix des ressources qui - contrairement à ce que pense le consomma-teur en bout de chaîne - ne sont pas payées à leur juste prix, y compriscelui des dégâts sociaux qui privent le même consommateur d'emploi,donc de pouvoir d'achat : il faut casser le cercle vicieux, car « si vousaugmentez les coûts du transport (des produits importés) par le biaisdu prix du pétrole et améliorez les salaires (des pays exportateurs)même un peu, la plupart des avantages du coût (de la globalisation)disparaissent » (John Saul, Mort de la globalisation, 2005, p. 47). Lestarifs devraient être progressifs, et non pas dégressifs (informatisationdes consommations en essence et en eau, avec prélèvements automa-tiques) ; il faut supprimer les « niches énergivores », comme celle del'aviation (voyageurs et fret) ; il faut moduler la taxation linéaire queconstitue toute TVA, en fonction de la nocivité environnementale etde l'utilité sociale. De même qu'il y a un SMIC, ou une tranche zérod'imposition sur le revenu, il devrait y avoir des tranches tarifairespour l'électricité (les compteurs électroniques sont capables de tellesprouesses comptables...), de même pour l'eau, en distinguant l'eau deboisson... et celle de la piscine ou de l'arrosage des golfs !

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[263]

8.2. Perspectives géopolitiquesparticulières

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Avant d'aborder la situation de quelques grandes puissances démo-graphiques et économiques, un aperçu de leur classement est instructifconcernant leurs disponibilités en énergies fossiles (tableau).

Disponibilités en énergies fossiles : principaux pays possesseurs dans le monde

Charbon Pétrole Gaz Uranium

1. USA 29 % 1. Arabie saoudite 20 % 1. Russie 23 % 1. Australie 22 %

2. Russie 19 % 2. Venezuela 13% 2. Iran 16 % 2. Kazakhstan 2 %

3. Chine 14 % 3. Iran 10 % 3. Qatar 14 % 3. USA 10 %

4. Australie 9 % 4. Irak 9 % 4. Turkménistan 4 % 4. Canada 10 %

5. Inde 7 % 5. Koweït 8 % 5. Arabie saoudite 4 % 5. Afrique Sud 9 %

Somme 78 % 60 % 61 % 63 %

Total 826 Gt 1 333 G barils 185 Gm3 3,3 Mt

Commentaires : le hasard géologique fait parfois bien les choses, mais laisse toutefoisapparaître des complémentarités ou des spécialités à même d'engendrer des divergencesgéopolitiques notables.

1/ Pour chaque source fossile, la concentration sur peu de nations est la règle, puisquecinq pays possèdent au moins 60 % de la ressource mondiale. Le premier pays possèdeau moins 20 % de chaque ressource.

2/ Pour le charbon et l'uranium, l'Occident (USA, Australie) est aussi bien, voire mieuxplacé que le Non-Occident. Pour les hydrocarbures, l'inverse est la règle : Iran, Paysarabes, Venezuela ; mais la Russie est en tête pour le gaz naturel !

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Si l'on se reporte à la fin du XIXe siècle et jusqu'à l'entre-deux-guerres du XXe, l'Angleterre 98 se trouvait dans une situation, dénon-cée par Charles Dickens et Karl Marx, de double colonialisme : in-terne, avec une classe ouvrière exploitée dans la phase de croissancede la société industrielle ; externe, puisqu'elle puisait dans les matièrespremières du monde entier tout en lui imposant l'achat de ses produitsmanufacturés. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, c'est l'inversequi prévaut : après avoir perdu ses colonies (dont l'Empire des Indes),la Grande-Bretagne s'est repliée sur elle-même et n'a plus guère deressources naturelles et humaines : sa dernière « industrie », les fi-nances de la City, n'a rien de bien assuré dans le contexte récent...

A - Le match USA - Chine

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Les tout puissants États-Unis d'Amérique seraient-ils un colosseaux pieds d'argile ? Cette nation a pourtant bien des atouts qui ont faitd'elle, depuis la Seconde Guerre mondiale, sinon le maître, du moinsle gendarme du monde. Ses atouts sont des réserves d'espace et de res-sources ; une haute technicité et un remarquable potentiel intellectuel ;une monnaie encore mondialement admise sinon vraiment solide ; unetradition d'adaptabilité et de réactivité ; sa population vient de franchirle cap des 300 millions d'habitants et l'extrapolation de la tendancepeut laisser envisager 400 millions vers 2050 (atout ou faiblesse ?).Mais les handicaps apparaissent peu à peu : une tradition conjuguantconsumérisme [264] et arriération ; une culture et une structure (eth-nique, religieuse...) hétérogènes et sans racines, sinon celles du « cow-boy » ; une fragilité économique qui va tôt ou tard exploser ; une dé-pendance matérielle croissante envers le reste du monde ; une bien-

98 Angleterre plus que Grande-Bretagne, car l'Ecosse, le Pays-de-Galles etl'Irlande pesaient alors peu ou différemment dans ce phénomène d'impéria-lisme commercial et de domination militaire. Avant l'Angleterre, l'Espagne,le Portugal et les Pays-Bas jouèrent le même rôle, mais à l'échelle de déve-loppement dite artisanale ; peu après, l'Allemagne et la France furent d'assezbrillants seconds, soigneusement tenus en marge par les Anglo-Saxons puispar les Américains du Nord.

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pensante attitude de force provocatrice, source de rejet voire de haine,où le symbole dépasse même souvent la réalité.

1923 : « Les capitalistes nous vendront eux-mêmes la corde pour lespendre » (Lénine).

1972 (février) : visite à Pékin de Richard Nixon, président des USA, qui ren-contre l'ancien président Mao Tsé-Toung et le Premier mi-nistre Chou En Lai.

1976 : (septembre) : décès de Mao Tsé-Toung.

1977 : « Les capitalistes nous achèteront eux-mêmes la corde pourles pendre » (Mao Tsé-Toung, apocryphe).

1978 : Deng Xiao Ping prend le pouvoir de fait.

1979 (janvier) : reconnaissance par les USA de la RPC (République populairede Chine).

1984 (octobre) : Deng Xiao Ping libéralise l'industrie et le commerce urbain.

Sortie exsangue et divisée, voire humiliée, de la Seconde Guerremondiale, la Chine, prise dans une main de fer communiste, a sucombler ses handicaps démographiques, alimentaires, technologiques,diplomatiques, jusqu'à émerger comme puissance de premier rang,grâce puis malgré son puissant voisin, l'URSS. Mais c'est de l'Occi-dent que la pleine légitimité est venue lorsqu'en janvier 1979, lesÉtats-Unis d'Amérique reconnaissent la République populaire deChine. L'année suivante, la Chine ne consomme encore que 400 mil-lions de tonnes de carbone fossile, moins de 8 % du total mondial(pour 18 % de la population mondiale). Les USA (5 % de la popula-tion mondiale) utilisent alors près du quart du carbone de la planète.En octobre 1984, Den Xiao Ping prend le pouvoir et libéralise l'indus-trie et le commerce urbain : une nouvelle « longue marche » est lan-cée, pour battre le capitalisme sur son terrain. Estimée par la con-sommation carbonée, l'activité industrielle de la Chine ne cesse des'amplifier tandis que celle des USA plafonne (tableau à la suite).

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Le match énergétique entre USA et Chine

(énergie primaire, sources carbonées confondues)Émissions annuelles de gaz carbonique, exprimées en milliards de tonnes (Gt) de carbone

Comparaisons faites en absolu et en pourcentages du total mondial.Adapté de Oak Ridge National Laboratory,

et CDIA (Carbon Dioxide Information Analysis), USA.

Monde1980 1990 1995 2000 2005 2006 2007 2008 2009

5,316 6,149 6,387 6,738 7,971 8,225 8,365 8,510 8,400

USA1,287 1,327 1,423 1,566 1,593 1,570 1,592 1,546 1,439

24,2 % 21,6 22,3 23,2 20,0 19,1 19,0 18,2 17,1

Chine0,400 0,671 0,905 0,929 1,531 1,667 1,783 1,897 2,049

7,5 % 10,9 14,2 13,8 19,2 20,3 21,3 22,3 24,4

USA/Chine 3,2 2,0 1,6 1,7 1,04 0,94 0,89 0,81 0,70

Entre 1980 et 2009, la consommation en carbone fossile de la Chine a été multipliée par 5,1 et par1,1 « seulement » pour les USA ; l'un et l'autre pays sont de part et d'autre de la moyenne mondiale,qui a elle-même crû d'un facteur 1,6 dans le même temps. En 1980, les USA consommaient le quartdu carbone mondial : en 2009, c'est le lot de la Chine !

[265]

Sur ce critère, la Chine est passée devant les USA entre 2005 et2006, avec un tournant situé vers 1,6 Gt d'émission carbonée en abso-lu, et 20 % du total mondial en relatif. Pour les USA, la courbemoyenne de croissance est de type parabolique, avec un palier égal à1,57 +/- 0,02 Gt de 2000 à 2008 inclus. Pour la Chine, la croissanceest exponentielle, avec un temps de doublement de 11-12 ans (tauxannuel + 6,0 %). Pour autant, ce succès chinois porte en lui les germesd'un déclin : en 1990, 16 % des émissions de CO2 étaient dues auxproduits exportés, chiffre passé à 30 % en 2005 : comment poursuivreune croissance de type exponentiel, sans buter contre des limites (res-sources, pollutions, etc.) d'autant plus dures à subir qu'elles auront étémasquées, par un mirage que l'Occident a lui-même connu avec lesdégâts économiques et humains que l'on sait.

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Politiquement, la Chine est menacée d'implosion à moyen terme :implosion sociale (enrichissement versus pauvreté), un nouveau Tienan Men prendra-t-il le relais des révolutions arabes ? Les valeurs con-fucianistes ont-elles été effacées par le « communisme écono-mique » ? Malgré la poigne sur le peuple, le pouvoir communiste à lachinoise risque de connaître à son tour le sort réservé à tout tyran ; lamasse démographique est une arme mais aussi une faiblesse, avec unepyramide déséquilibrée ; le contrôle drastique des naissances (mêmelocalement contourné ou atténué) aura autant d'effets pervers qu'en aen Europe le papy-boom actuel. Au plan international, l'attitude néo-colonisatrice de la Chine à l'égard du Tiers Monde se paiera un jourou l'autre. Dans ces conditions, la Chine cédera-t-elle la place dansune génération à l'Inde, ou à la Russie, ce dragon endormi riche deculture et de ressources, ouvert sur l'Occident et sur l'Extrême-Orient ?

Évolution comparée des consommations d'énergie fossilesdes USA et de la Chine

Figure 15

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[266]

B — L'Europe

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L'ALLEMAGNE ET LA FRANCE

« Qui n'a pas vu que les grands groupes français s'étaient largement détournésdes investissements industriels à long terme, pour entrer dans des logiques spé-culatives, où la cotation en bourse l'emportait sur la solidité de projets produc-tifs ? Faut-il citer Serge Tchuruk, PDG d'Alcatel, projetant d'en faire une « en-treprise sans usines » ? Ce mépris de la production matérielle a été encouragépar le discours politique, la politique étatique, centrée sur quelques activitésdites de pointe, où la France jouit d'un héritage gaullien, le nucléaire, l'aviation,et l'industrie d'armement, soutenus sinon directement pilotés par l'État. Lereste, l'industrie mécanique, la machine-outil, l'électronique, les métallurgies,la chimie et les matériaux, ont été laissés aux pays supposés incapables de sedétacher de ces productions archaïques et de prendre le virage de la modernité :à l'Allemagne d'abord, qui a maintenu son réseau d'industries dans ces do-maines, et dont la balance des paiements reste équilibrée, puis à la Chine et auxpays émergents. »

Jean-Paul Malrieu, La Science gouvernée, 2011, p. 11 8-119.

« Bonheur aux vaincus ? » : pourquoi l'Allemagne a-t-elle unemeilleure santé économique que la France ? Entre autres raisons parceque l'histoire l'a privée de colonies et de la bombe atomique, et l'a do-tée du droit du sang au lieu du droit du sol (adopté par Louis XIV etNapoléon Ier comme source de soldats et de contribuables). En unsens, l'Allemagne a donc eu bien de la chance d'avoir été vaincue àdeux reprises au XXe siècle, ce qui lui a évité d'avoir à gérer lescharges extérieures et les séquelles intérieures du colonialisme et dunéocolonialisme ; d'avoir à payer une « dispersion » autour du globe ;d'avoir à investir dans le nucléaire militaire et son jumeau, le nucléairecivil ; de s'être investie dans de glorieuses prouesses technologiques,lui permettant ainsi de développer un réseau de PME deux fois plus

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riche que celui de la France 99. Sans doute l'Allemagne bénéficie-t-elleaussi d'un niveau modéré en « cerveaux cubiques », ceux-là mêmesissus en France des écoles dites grandes et peuplant les grands corpsde l'État, à qui nous devons les réussites technofinancières des Con-corde, Superphénix, EPR, Rafale ou autres TGV 100, qui n'ont pasrapporté un centime à la balance commerciale de la France. Pour enrevenir à l'Europe - dont l'Allemagne et la France sont les deux piliers- croit-on que les nations émergentes se contenteront de néo-coloniserles pays pauvres comme l'Afrique noire ? Viendra peut-être notretour ! Après tout, Hitler, dans son projet d'un Reich millénaire, accor-dait « généreusement » à la France de devenir le grenier agricole et lemusée-music-hall de l'Europe. Il se pourrait bien qu'une partie duTiers Monde actuel - disons l'Extrême-Orient pour simplifier - envi-sage un jour le même sort pour l'Europe entière : fournir du pain et desjeux de cirque, voire des kWh nucléaires en gardant nos déchets, àdéfaut de culture et d'innovation. La valeur ajoutée, par un cruel retourdes choses, serait alors définitivement délocalisée, nous vouant [267]à une économie « minière », conforme à celle que nous avons imposéeau Tiers Monde pendant l'épopée coloniale.

L'ESPAGNE, L'ITALIE, LA GRÈCE

La crise financière démarrée en 2008 a mis en lumière, malgré leurintégration à l'Europe économique, les faiblesses de ces trois sœursméditerranéennes, qui ont en commun de vivre en grande partie dutourisme, de ne pas avoir de sources indigènes d'énergie (à part le so-leil) et peu de matières premières, d'avoir une comptabilité nationaleet privée un tantinet laxiste, d'avoir subi des dictatures historiques dedroite, d'avoir pourtant depuis connu la gauche, d'avoir subi une forteemprise cléricale encore prégnante 101 tout en présentant paradoxale-ment des taux de natalité parmi les plus faibles du monde. D'où la

99 65 000 PME (de 50 à 999 employés) contre 30 000 chez nous, soit 1,7 foisplus en tenant compte des populations.

100 Vous oubliez Ariane et Airbus, dira-t-on ! Justement, Airbus et Ariane con-tiennent un bon dosage d'Europe, et de germanité.

101 En Grèce, « l'Église (orthodoxe) ne paie pas d'impôts. Pourtant l'Église étantle premier propriétaire du pays, l'imposer permettrait de rééquilibrer le bud-get de l'État » (LyonPIus, jeudi 18 septembre 2008, p. 16).

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question : comment s'en tirer dans un tel contexte ? Réponse : « le pirepeut être parfois le plus vraisemblable », avec juste une petite chancepour l'Espagne, qui peut faire (et a déjà fait) appel à l'immigration« qualitativement tempérée » des Latino-Américains ; ceux-ci - mal-gré quelques mauvais souvenirs séculaires - possèdent en effet encommun avec l'ex-mère patrie la même langue et la même religion,quoique nuancées au second ordre.

LA RUSSIE

Quand l'ours sortira-t-il de son hibernation ? La faillite du mar-xisme soviétique ne doit pas masquer les potentialités du pays, mêmeamputé de ses bastions occidentaux (Bélarus, Ukraine) ou méridio-naux (Géorgie). L'ex-URSS a d'incontestables atouts, au moins autantque les USA : vastes espaces, même climatiquement ingrats ; impor-tantes ressources énergétiques et minières (tableau ci-dessous) ; unetradition culturelle, scientifique et technique de caractère occidental,remontant au XIXe siècle et même avant (Pierre le Grand, Catherine IIla Grande).

Source énergétique Réserves* Rang mondial Production Rang mondial

Gaz naturel 23,4 % 1er 9,6 % 1er

Charbon 19,0 % 2e 4,6 % 5e

Pétrole 6,3 % 7e 12,4 % 2e

Hydraulique 5,3 % 5e 6,0 % 4e

Uranium 5,2 % 3e 6,0 % 4e

* En pourcentage du total mondial 2008 (Source : Wikipédia).

Mais les handicaps sont pour l'instant nombreux, plus humains quematériels (ce qui n'est pas moindre...) : une population et, surtout, unedémographie en baisse (en 2009, le taux de mortalité, 16,1 p. mille,l'emporte sur celui de la natalité, 11,1 p. mille), une morbidité et unniveau de santé indignes d'un pays moderne (en 2008, l'espérance de

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vie à la naissance n'atteint pas 62 ans chez les hommes, 73 ans chezles femmes) 102.

[268]

Mais le taux de chômage (6,2 %) est de type occidental... La Rus-sie est donc actuellement en phase de turbulence et de réorganisation,avec trois handicaps socioculturels : les oligarques ont succédé auxapparatchiks ; une masse est séculairement résignée, qui devra se ré-veiller ; une hétérogénéité ethnique est source de conflits de typepostcolonial (Caucase, Asie). Débarrassée du postcommunisme, laRussie rejoindra tôt ou tard l'Europe (et l'Occident), qui recouvriraalors ce que les géographes appellent le domaine holarctique (de Vla-divostok à l'Alaska, d'est en ouest). Alors prendra-t-elle le relais d'unJapon puis d'une Chine (?) confrontés à des handicaps de diverses na-tures. Décidément, l'Europe va bien « de l'Atlantique à l'Oural », etmême un peu plus loin !

8.3. Les « victimes prioritaires »

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Deux sous-ensembles humains semblent d'ores et déjà sacrifiés :un sous-ensemble démographique, la jeunesse actuelle, avec « le cu-mul des illusions » ; un sous-ensemble biogéographique, l'Afriquesubsaharienne, avec « le cumul des handicaps ». De même que lefroid mesuré par le thermomètre est aggravé par le vent, en tant quetempérature « ressentie », de même la misère ressentie est celle qu'ag-grave la vision en direct, médiatisée et mondialisée pour tous, de larichesse matérielle, du luxe et du clinquant, bref de la facilité dumonde occidental ; et plus que la misère réelle, la misère ressentie estla mère légitime des révoltes et des batailles. En un sens, les écrans

102 En 2008, un ISF de seulement 1,49 enfants par femme nubile (mais 3,40 enTchétchénie...). Dans ces conditions, la population pourrait passer de 146 à102 millions d'habitants entre 2000 et 2050. 57 % des décès sont de naturecardio-vasculaire, 14 % de nature cancéreuse. Il n'y a pas moins de 1,8 % desuicides et 1,7 % d'accident de la route dans les causes de mortalité ! La sé-ropositivité du SIDA atteint 1,1 % des adultes.

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TV ont remplacé - à l'envers - l'opium que la religion offrait locale-ment aux classes et aux peuples en souffrance.

« La pauvreté a littéralement explosé dans nombre de territoires de l'ex-blocsoviétique, dont certains ont été les premiers à connaître une diminution del'espérance de vie [...] Pauvreté en forte hausse également en Afrique où l'espé-rance de vie a commencé à diminuer, mais à l'échelle du continent. Plus guèrede progrès en la matière en Amérique latine, mais des avancées considérableset touchant d'énormes masses humaines en Asie du Nord et de l'Est. » (p. 44.)

Christian de Perthuis, La génération future a-t-elle un avenir ? Développementdurable et mondialisation, 2003.

A — Les Juniors

(Les deux générations nées ou à naître de 1980 à 2030, ou « Géné-rations 2000 »).

« Être jeune, c'est pouvoir se dresser et secouerles chaînes d'une civilisation périmée, oser

ce que d'autres n'ont pas eu le courage d'entreprendre. »

Thomas Mann (1866-1946).

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L'ÉVOLUTION SOCIOLOGIQUE :UNE NOUVELLE LUTTE DES CLASSES ?

En une génération (celle née après 1968), une révolution sociétales'est produite qui ne semble pas avoir suffisamment « interpellé » lessociologues et les politiciens, du moins en profondeur, peut-être parcequ'elle risquait de mettre à bas un siècle de certitudes capitalistes oumarxistes. Certes, il existe encore des (très) « riches » et des (très)« pauvres » [268] mais, considérés par le statisticien, ils ne constituent(en Europe) que les deux marges d'une courbe de Gauss (courbe « encloche »), avec moins de 5 % de la distribution à ses deux extrémités.À la coupure séculaire entre nobles et tiers état de 1789, à l'oppositionfrontale entre bourgeois et prolétaires du Front populaire, a succédé

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plus insidieusement l'apparition de deux « classes sociétales », cellesdes « jeunes » et celle des « adultes » (les premiers manipulés par lesseconds, au nom de l'argent, quoi qu'ils en aient) voire des « vieux »,chacune fondée sur une « culture » particulière, même à des niveauxde vie distincts : habillement, nourriture, loisirs, musique-bruit, lec-ture-BD, rassemblements, mobilité exacerbée (la « bougeotte »),drogue, sexualité, religions ou sectes, etc. Certes, en attendant des'assagir comme jadis en s'intégrant au moule ambiant par l'accessionà l'emploi et au couple, les « ados » ont toujours été en opposition plusou moins affirmée avec la génération de leurs parents, génialementparfois (mais tout le monde ne peut pas, sans dons ou sans efforts, êtreun petit Rimbaud à lui tout seul...). Certes, avec l'alcool (qui persisteet signe), la drogue a sévi dès le XIXe siècle mais, apanage de couchessociales aisées, voire élitistes (cf. l'emblématique Jean Cocteau), ellerestait numériquement marginale.

« La culture de masse américaine et japonaise gagne le monde entier, surtoutparmi les adolescents, mais on assiste plutôt à la dissolution des formes cultu-relles anciennes qu'à la formation d'une nouvelle culture. La distance augmenteentre les élites « globalisées » et le reste de la population. C'est encore plus vraipour la langue car, chez les jeunes surtout, la langue dominante est devenuecelle des SMS qui est un système mieux conçu pour exprimer des faits et dessentiments que des idées générales. » Alain Touraine, Après la crise, op. cit.,2010, pp. 152-153.

Ici, la coupure est bien plus profonde et les aînés contemplent par-fois avec stupeur (amusement, indulgence, agacement, commisération,mépris, en tout cas sans envie, sauf celle de leurs jalouses artères...) lespectacle de ces « ovnis culturels » issus d'une société de consomma-tion dont ils ont été eux-mêmes, non seulement les premiers bénéfi-ciaires mais les principaux instigateurs, donc les responsables histo-riques. Et le phénomène est d'autant plus navrant que cette éternellequalité de la jeunesse, la contestation (remise en cause justifiée desaînés et des fausses traditions, espérance généreuse en de nouvellesvaleurs, etc.) semble avoir disparu : dans leur majorité, nos enfants etpetits-enfants ne sont pas contre nous, c'est bien pire, ils sont à côté, etmême out of plane... C'est la rupture intergénérationnelle : les juniors

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ont aujourd'hui des comportements et des divertissements d'adultes...et réciproquement pour certains. Pour autant, jamais adultes et jeunesn'ont été aussi distants !

Dans une société stable (démographiquement et économiquement), il ne peut yavoir d'ascension sociale sans descension sociale ; d'où la pseudo-solution de lacroissance pour éluder le problème.

Prof. Mollo-Mollo

En endossant les coûteux uniformes que leur propose (que leur im-pose...) la marchandisation des adultes (les vêtements ou les lunettesde marques...), pourquoi la jeunesse ne [270] voit-elle pas qu'elleadopte et valide ce qu'il y a de plus méprisable dans les valeurs et lecomportement de ses aînés : l'abrutissement individuel et sociétal ?Dans toute l'histoire de l'humanité, jamais sans doute la classe des Ju-niors n'a-t-elle été aussi persuadée d'être indépendante et d'avoir jetéaux orties les traditions révolues, et à la fois soumise de fait à uneclasse d'adultes dominants et manipulateurs se servant d'elle commed'un troupeau consommateur ! Lorsque les ados font la promotion,imprimée en grosses lettres sur leurs coûteux tee-shirts, de telle outelle marque à la mode, ignorent-ils qu'ils font gratuitement un petitboulot de jadis, celui des hommes-sandwich ? Refuser la musique mi-litaire, fort bien, nous l'avons fait avant eux (Albert Einstein : « Jeméprise ceux qui aiment marcher en rangs sur une musique : ce nepeut être que par erreur qu'ils ont reçu un cerveau ; une moelle épi-nière leur suffirait amplement ») ; mais comment ne pas entendre quece que l'industrie des médias a réussi à imposer comme « musique » àla jeunesse ressemble étrangement à la musique militaire, véritabletechnique psychophysiologique de l'envoûtement doctrinal : rythmesplus que primaires, niveaux sonores exacerbés, prédominance des per-cussions et des cuivres, « inexistence » des textes ? Nos petits-enfants,quoi qu'ils en aient, ne seraient-ils pas par hasard plus moutonniersque nous l'étions à leur âge ? 103

103 Pour paraphraser Nizan : « Je ne laisserai personne dire qu'avoir eu vingtans au moment de la guerre d'Algérie était le meilleur âge de la vie... »

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Lorsque plus d'un million de jeunes se réunissent à Duisbourg (le25 juillet 2010) pour une « love parade techno » laissant à terre unequinzaine de morts, on reste attristé, plus encore atterré par de telsgrégarismes. Comme dans le conte de Grimm, quel maléfique joueurde flûte était-il caché dans la foule pour conduire ses victimes au tré-pas, quel air charmeur et mortifère a-t-il joué pour les séduire à cepoint ? On ne peut même plus parler de classe ou de culture domi-nante ni même moyenne, mais de pensée unique, plus simplement.Était-il vraiment nécessaire de sortir du Moyen Âge dans lequel nousétions (paraît-il) plongés pour accéder aussi vite à tant de médiocrité(au sens étymologique du qualificatif médiocre...) ?

« La souplesse, le frémissement d'un destin, son poids d'espoir et de crainte,c'est ce qui est refusé, ce qui se refuse à tant de jeunes, filles et garçons, empê-chés d'habiter la société telle qu'elle s'impose à eux comme la seule viable - laseule respectable aussi, la seule autorisée. La seule proposée, mais comme unmirage, puisque, seule licite, elle leur est interdite ; seule en cours, elle les re-jette ; seule à les environner, elle leur demeure inaccessible. On reconnaît là lesparadoxes d'une société fondée sur le « travail », c'est-à-dire sur l'emploi, alorsque le marché de l'emploi non seulement périclite mais périt ».

Viviane Forrester, L'horreur économique, 1996, p. 80.

On assiste en fait à une véritable duperie des jeunes par la classeadulte dominante, qui octroie apparemment aux premiers la « liberté »(la licence individuelle), « l'égalité » (l'accès et le droit de tous à tout,mais « aux bas morceaux »), la « démocratie » (ils ont le droit de vote,mais ne l'utilisent pas, ou peu), les « jeux de cirque » (la dévaluationde l'image, des sons, du goût, etc. ; les loisirs frelatés, le monde vir-tuel, etc.), la « pseudo-fraternité » (le nivellement par la base). Dans lalutte qui se prépare, les Juniors subiront un choc matériel à laquelleleur éducation (sic !) ne les a pas préparés (affectivement, éthique-ment, etc.), bien au contraire (le [271] superflu considéré comme lenécessaire, l'artificiel comme le naturel, le virtuel comme le réel).Comment réagiront-ils : marginalisation, déliquescence, indignation,révolte ?

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« Nous vivons au sein d'un leurre magistral, d'un monde disparu que des poli-tiques artificielles prétendent perpétuer. Nos concepts du travail et par là duchômage, autour desquels la politique se joue (ou prétend se jouer) n'ont plusde substance : des millions de vies sont ravagées, des destins sont anéantis parcet anachronisme. L'imposture générale continue d'imposer les systèmes d'unesociété périmée, afin que passe inaperçue une nouvelle forme de civilisationqui déjà pointe, où seul un très faible pourcentage de la population terrestretrouvera des fonctions. L'extinction du travail passe pour une simple éclipsealors que, pour la première fois, dans l'Histoire, l'ensemble des êtres humainsest de moins en moins nécessaire au petit nombre qui façonne l'économie etdétient le pouvoir. Nous découvrons qu'au-delà de l'exploitation des hommes, ily avait pire, et que, devant le fait de n'être même plus exploitable, la foule deshommes tenus pour superflus peut trembler, et chaque homme dans cette foule.De l'exploitation à l'exclusion, de l'exclusion à l'élimination... ? ».

Viviane Forrester, L'horreur économique, 1996, 4e de couverture.

À propos du financement des retraites par répartition, l'augmenta-tion de l'âge auquel on pourra « faire valoir ses droits à la retraite » ale double avantage d'allonger la durée de cotisation et de diminuer ladurée de versement des pensions ; la logique en est donc à priori cré-dible... si l'on veut oublier que les postes de travail ainsi maintenuspour les aînés ne seront évidemment pas disponibles pour leurs cadetsen attente d'emploi ! Certes, tous les demandeurs d'emploi (primo-candidats ou chômeurs) ne sont pas forcément aptes à occuper tous lespostes des aînés ; certes, les jeunes mis au travail vont (cyniquement)coûter moins cher à rétribuer que des seniors hiérarchiquement mieuxplacés ; certes, des chômeurs coûtent encore moins cher que de jeunesactifs même moins rétribués ; certes, de toute façon, une forte partiedes seniors sera déjà partie à la retraite ou au chômage avant d'at-teindre de nouveaux seuils de droit à la prise de retraite ; certes,certes. Mais l'essentiel demeure : ce n'est pas tant de travailleurs sup-plémentaires que l'on manque pour payer les retraites que de postes detravail ou d'emplois ; sinon, pourquoi ne pas puiser - au moins pourpartie - dans le volant de 3 millions de chômeurs, 10 % de la popula-tion (potentiellement) active, l'équivalent de quatre années de travail,autant d'années de retraites ?

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On doit donc s'interroger sur les risques sociopolitiques à exclureainsi davantage encore les jeunes du marché de l'emploi. Nés et élevésdans une société ayant mis la consommation au premier rang des va-leurs, habitués à un confort ou à un agrément (les voyages toutes lati-tudes, la bagnole, le téléphone portable, les consoles de jeu, etc.) queleurs grands-parents ont à peine connu (en tout cas pas dans leurpropre jeunesse), accepteront-ils sans protester la sobriété de fait queleur imposera un statut de « petits boulots » ? Accepteront-ils sans serévolter de voir se fermer devant eux les portes d'un eldorado que lapublicité et les médias continuent de présenter comme un droit desplus élémentaires ? Plus encore que leurs aînés, qui n'avaient vu là quedu superflu, ne seront-ils pas durement affectés, « addictés » par laprivation de ce qui est devenu un nécessaire, « un avantage acquis »pour reprendre un slogan emprunté à la phraséologie syndicale ?

[272]

« La dignité que l'école pour tous devait donnera tous les membres de la socié-té [...] se retourne quand elle boursoufle ses prétentions, en humiliation de ceuxà qui a été faite une offre promotionnelle à laquelle ils ne pouvaient satisfaire,moins par défaut de capacités que parce que l'offre d'emploi était illusoire. ».Jean-Paul Malrieu, La Science gouvernée, 2011 p. 108.

Du coup, et bien considéré, maintenir des jeunes (et pas seulementceux des banlieues) au chômage ne serait-il pas socialement plus dé-vastateur et risqué, dans le présent et pour l'avenir, que de mettre encause des seniors ayant eu le privilège de vivre ce qui restera les deuxplus riches générations de toute l'histoire ? Pour répondre à ce risque,avec ce second degré qu'autorise l'humour britannique, Aldous Huxleya froidement fourni quelques recettes il y a 80 ans : « À mesure quediminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a ten-dance à s'accroître en compensation. [...] Conjointement avec la liber-té de se livrer aux songes en plein jour sous l'influence des drogues,du cinéma et de la radio (la télévision n'existait pas en 1932, mêmecomme prototype), elle contribuera à réconcilier ses sujets avec laservitude qui sera leur sort ! »

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La sinistrose des jeunes Français

« À peine plus du quart des jeunes Français de 16 à 29 ans (= nés entre 1979 et1992) interrogés jugeaient l'avenir prometteur contre 60 % des Danois, 54 %des Américains du Nord ou 32 % des Espagnols. Sur la perspective de trouverun travail satisfaisant, l'écart est impressionnant, entre les opinions positivesdes Scandinaves (60 %) et des Français (27 %). »

Enquête internationale 2008 de la Fondation pour l'innovation politique, inAlain-Gérard Slama, La Société d'indifférence, 2010.

À la question des lendemains ainsi promis à la jeunesse, la mêmeréponse politicienne est apportée par la gauche comme par la droite :la croissance, mais quelle croissance, alors que la crise vient de cassertous les espoirs antérieurs, déjà bien démentis par les faits ? Unecroissance fondée sur une industrie exsangue, sur une agriculture coû-teuse, sur une consommation déprimée ? Une croissance qui nous ra-mènerait intellectuellement au passé, qui ferait table rase du dévelop-pement prétendument durable, qui hypothéquerait davantage encorel'avenir de ces enfants ? Chose curieuse, cet appel à la croissance rap-pelle le discours de Paul VI en 1965 à la tribune des Nations unies :« Vous devez vous efforcer de multiplier les pains, pour approvision-ner les tables de l'humanité et non pas favoriser un contrôle artificieldes naissances - œuvre de déraison - pour diminuer le nombre des in-vités au banquet de la vie » (« infortunés convives 104 », sans doute ?)(cité par Paul Ehrlich, la bombe P, 1971, p. 138). Curieuse conver-gence de Marx, de Keynes et d'un Pape ! Sans doute la génération quis'ouvre, celle de ceux nés ou à naître depuis 1990, sera-t-elle une« génération sacrifiée », chargée de nourrir les [273] vieux et les chô-meurs 105, sans oublier de soutenir ou relancer la natalité et d'en faireles frais, « par-dessus le marché ». Au vu des récentes secousses con-

104 Nicolas Gilbert (1750-1780), « Au banquet de la vie infortuné convive, j'ap-parus un jour et je meurs ».

105 En Europe, le taux de chômage des moins de 25 ans est en moyenne ledouble de celui des chômeurs de tous âges : 20,9 % contre 9,5 % dansl'Union européenne des 27 ; aux Pays-Bas, 8,1 % contre 4,2 % ; en France,21,0 % contre 10,1 % ; en Espagne, 39,6 % contre 18,8 % ; en Lettonie,43,6 % contre 22,9 %. (Source : Eurostat, 1er mars 2010).

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nues par l'Afrique méditerranéenne (Maghreb, Egypte, Libye), on peutconstater une certaine similitude revendicatrice entre les deux rives dela mare nostrum des Anciens ; au sud aussi, il y a « lutte de classesd'âge », au sein d'une société monothéiste dont le taux d'incroyants estélevé, comme chez nous. Au lieu d'assister à une mutuelle opposition,entendra-t-on bientôt : « Jeunes de tous les pays, unissez-vous... » ?

B — L'Afrique noire (subsaharienne),un continent plus que mal parti...

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La situation démographiqueau Maghreb (2005)

Algérie Tunisie Maroc Moyenne

Taux annuel de natalité (p. mille) 16,9 15,5 19,7 17

Taux annuel de mortalité (idem) 4,6 5,1 4,7 5

Taux annuel de croissance (idem) 12,3 10,4 15,0 12

Temps de doublement (années) 56 ans 66 ans 46 ans 57 ans

Indice synthétique de fécondité(enfants / femme / sur sa vie)

1,79 1,74 2,23 2,0

Âge médian (années) 26,6 ans 28,3 ans 26,5 ans 27 ans

Tranche d'âge 0-14 ans 25,4 % 24,0 % 28,7 % 26 %

Tranche d'âge 15-64 ans 69,5 % 69,2 % 65,4 % 68 %

Tranche d'âge > 65 ans 5,1 % 6,9 % 6,0 % 6 %

Espérance de vie (naissance)

Pour les hommes 71,7 ans 73,4 ans 72,4 ans 73 ans

Pour les femmes 74,9 ans 77,0 ans 78,7 ans 77 ans

Taux d'alphabétisation

Pour les hommes 78,8 % 83,4 % 65,7 % 75 %

Pour les femmes 61,0 % 65,3 % 39,6 % 55 %

Accès à l'eau potable 89 % 82 % 81 % 84 %

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Les géographes (et les oiseaux migrateurs) le savent : le Sahara estune barrière bien plus sévère que la Méditerranée ! De fait, un fossésépare Maghreb et Sahel, d'autant que, pendant sept siècles, l'Afriquedu Nord a été berbérophone et chrétienne, voire juive, avant d'êtreconquise par la culture arabophone et musulmane. Aujourd'hui,Afrique septentrionale et Afrique subsaharienne ont des paramètresdémographiques bien distincts (tableau ci-contre). Au Maroc, de 7,0enfants par femme en 1970, la fécondité moyenne serait passée à 2,3en 2008 ; alors que 8 % seulement des femmes (fécondes) y prati-quaient la contraception dans les années 1960, il s'agissait de 63 % en2004. Mais pour l'Afrique subsaharienne, [274] la population est pré-vue pour doubler avant 2050, puisqu'on y observe un taux de crois-sance annuelle de 22 p. mille habitants, d'où un temps de doublementde l'ordre de 30 ans seulement. L'Afrique noire est certes riche en res-sources diverses (minerais métalliques, or et diamants, pétrole, poten-tialités agronomiques), mais ces atouts peuvent la handicaper plus quela servir, attirant les appétits d'une Asie en mal de croissance : après lepillage colonialiste par l'Occident (l'ex-Congo du roi des Belges, entreautres prédateurs), le relais est en train d'être pris pour une mise à sacnéocolonialiste par la Chine ou autres pays émergents.

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La situation démographiqueen Afrique subsaharienne (2005)

Niger Centrafrique Tanzanie Moyenne

Taux annuel de natalité (p. mille) 50,7 33,9 37,7 41

Taux annuel de mortalité (idem) 20,9 18,7 16,4 19

Taux annuel de croissance (idem) 29,8 15,2 21,3 22

Temps de doublement (années) 23 ans 45 ans 32 ans 31 ans

Indice synthétique de fécondité 7,4 4,4 5,0 6

(enfants / femme / sur sa vie)

Âge médian (années) 16,5 ans 18,4 ans 17,7 ans 17,5 ans

Tranche d'âge 0-14 ans 46,9 % 41,9 % 43,7 % 44 %

Tranche d'âge 15-64 ans 50,7 % 53,9 % 53,6 % 53 %

Tranche d'âge > 65 ans 2,4 % 4,2 % 2,6 % 3 %

Espérance de vie (naissance)

Pour les hommes 43,8 ans 43,5 ans 44,9 ans 44 ans

Pour les femmes 43,7 ans 43,6 ans 46,4 ans 45 ans

Taux d'alphabétisation

Pour les hommes 25,8 % 63,3 % 85,9 % 25-85 %

Pour les femmes 9,7 % 39,9 % 70,7 % 10-70 %

Accès à l'eau potable 46 % 70 % 68 % ca. 60 %

Lorsqu'en 1970, René Dumont publia son livre L'Afrique noire estmal partie, le tollé des bien-pensants et des politiquement corrects futgénéral, doublé du mépris technoscientiste le plus total : c'était faireinjure, non seulement à un peuple sympathique et méritant que nousavions tiré de l'ignorance, de la famine et de la maladie grâce à un co-lonialisme éclairé, mais à nos propres valeurs, notamment celles d'uneagriculture intensive, celle de la « révolution verte » de Borlaug. Pour-tant, si « Lester Brown est tout à fait enthousiaste, il ne perd pas devue les dangers écologiques inhérents à la révolution verte. Il pensequ'en mettant les choses au mieux, elle peut faire monter les taux de

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production pendant encore dix ou vingt ans, soit 1980-1990. NormanBorlaug, qui obtint le prix Nobel (de la paix, en 1970) pour l'inventionde nouvelles variétés de blé, a formulé la même opinion. Ces deuxhommes ont répété à maintes reprises que la seule issue à l'impassealimentaire est le contrôle des naissances » (Paul Ehrlich. La bombeP, op. cit., p. 151).

Chaque année, deux millions de personnes disparaissent du fait duSIDA, la majorité en Afrique subsaharienne ; mais à chaque décade(10 jours, pas 10 années...), le même nombre de nouveau-nés vient ycompenser ces décès. Depuis le début de l'épidémie, le [275] nombrede décès est de 30 millions d'individus ; 30 millions de décès, autantde douleurs familiales ; mais quel poids relatif dans une population de6 milliards d'individus ? Cinq pour mille... Ce qui évoque la cyniqueboutade prêtée à Napoléon Ier au lendemain de la bataille d'Eylau, le 9février 1807 : « une nuit de Paris réparera tout cela... « Toutefois, si leSIDA, dans les pays développés, ne constitue plus aujourd'hui qu'unesomme de douloureux cas individuels (néanmoins fort coûteux pour laSécurité sociale collective), il en est tout autrement dans certains paysd'Afrique noire où la génération adulte est gravement affectée, aupoint de perturber gravement le fonctionnement de l'ensemble de lasociété. Ainsi, en Afrique du Sud, la moitié des femmes âgées de 25ans sont-elles contaminées par le SIDA ; pour le Cameroun, CatherineVincent, rapportant les résultats obtenus dans ce pays, avec une priseen charge de 46 % des séropositifs, souligne qu'ils traduisent une « si-tuation paradoxale : succès sans précédent dans l'histoire mondiale dela santé publique (3 millions de personnes vivant en Afrique subsaha-rienne bénéficient aujourd'hui des traitements anti-VIH) (mais) la luttecontre le sida reste impuissante à enrayer la pandémie. En effet, quanddeux personnes commencent un traitement contre le sida, cinq autres,dans le même temps, sont nouvellement infectées. La maladie conti-nue de courir plus vite que les soins » (Cameroun, « Succès de la poli-tique contre le sida », Le Monde. Bilan Planète 2010, n° spécial, p.148).

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« En Afrique, 7 millions de travailleurs sont décédés du SIDA entre 1985 et2000. Au Kenya, la consommation de nourriture a chuté de 40 % dans lesfoyers où vivaient des malades atteints par le VIH. Les femmes, qui constituent80 % de la main-d'œuvre agricole, représentent en effet environ 60 % des per-sonnes infectées en Afrique subsaharienne. Nombre d'entre elles ont dû aban-donner les champs pour soigner leur mari et leur famille » (p. 75).

Worldwatch Institute. L'État de la Planète, Redéfinir la sécurité mondiale,2005, 265 p. Chap. 4. « Cultiver la sécurité alimentaire », Danielle Nierenber-get Brian Halweil.

Condamner le préservatif en Afrique noire devrait donc morale-ment impliquer la prise en charge matérielle des enfants à venir, dansun contexte de corruption, de guerres tribales, de crise climatique, demalnutrition et de famines, de maladies.

« Je veux avoir quinze gosses »

Bien que déjà marié et père de 3 fils, Afizou Amadou tient absolument à unenouvelle union. « Mon rêve, c'est d'avoir 15 gosses. Mon frère aîné Hassan adéjà 12 enfants. Il m'a dépassé largement. Il faut que je m'y mette, sans ça, c'estévident, on va mal me considérer ». Les rêves natalistes de ce petit commerçantde Niamey expriment un sentiment partagé par une grande majorité de Nigé-riens, les champions du monde en termes de natalité. La croissance démogra-phique atteint ici le taux record de 3,3 % [r = (n - m) = 33 naissances p. millepersonnes et par an], ce qui signifie qu'à ce rythme la population passera de 14millions aujourd'hui à 53 millions aux environs de 2050. Le pays possède unindice de fécondité de 7,1 enfants par femme en âge de procréer.

Au Niger, le prestige social d'un individu (mâle !) et son statut au sein de lafamille sont intimement liés à l'importance de sa descendance. Pour un peu,Afizou Amadou ferait presque figure de malthusien si on le compare à sonpère, qui a eu 45 bambins de 7 épouses au cours de sa vie [...]. Les marabouts,ces maîtres d'école coranique, bénéficient d'une grande autorité dans la popula-tion nigérienne, musulmane à 85 %. Ils sont consultés sur la plupart des af-faires sociales et familiales. Pour tous les acteurs de la planification familiale,les marabouts incarnent [276] une des principales forces de résistance à labaisse de la natalité [...]. Tayeb Abdallah, 28 ans, petit marabout de quartier,affirme : « En tant que musulmans, nous sommes totalement contre la limita-tion des naissances. Un vrai croyant n'utilise pas les moyens de contraception.Ce n'est pas à toi de dire combien d'enfants tu dois avoir, c'est seulement à

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Dieu. » Et si on est trop pauvre pour les nourrir et les éduquer ? « C'est Dieuqui s'occupe de donner à manger, c'est pas à toi de t'en occuper. » Ce qui rap-pelle les vers de Jean Racine (Athalie) : « Aux petits des oiseaux Dieu donneleur pâture, et sa bonté s'étend sur toute la nature... » Le Niger, classé commele pays le plus pauvre de la planète par les Nations unies, souffre d'appauvris-sement des sols, d'insécurité alimentaire chronique et d'exode rural. Le tauxd'alphabétisation n'y dépasse pas 12 % pour les femmes (chez les hommes,quatre fois plus).

Mehdi Benchelah, envoyé spécial du Point au Niger (Le Point, n° 1952, 11 fé-vrier 2010, pp. 62-64).

À ce point, la question doit être nettement posée : même si les in-dicateurs démographiques de l'Afrique noire et leur extrapolation surdes bases techniques officielles ne sont pas discutables en tant quetels, leur « crédibilité de terrain » l'est-elle pour autant ? Se refuser àvoir les choses en face ne condamne-t-il pas les jeunes générationsafricaines à de tragiques « régulations », analogues à celles subies parles lemmings ? Lorsque le Rwanda a été le siège de massacres inter-ethniques, a-t-on assez souligné le fait que la densité de population ydépassait 400 habitants au km2, autant qu'en Belgique ?

D'ici à 2050, « les populations du Libéria, du Congo, du Niger, de l'Afghanis-tan vont tripler. Celles d'Ethiopie, du Nigeria, du Yémen vont doubler. Et si,dans ces pays, les libertés et autres besoins fondamentaux ne sont pas au ren-dez-vous, ils pourraient être entraînés dans la violence. »

Général Michael Hayden, directeur de la CIA.

Conférence à l'université du Kansas, avril 2008, cité dans Le Point, n° 1952,février 2010.

Il est donc (pour nous) douteux que les Africains atteignent lesdeux milliards d'habitants prévus pour 2050, non pas grâce à une pla-nification réfléchie et volontaire, mais à cause de mécanismes où rai-son et humanité n'auront que peu de part : « L'explosion numérique ducontinent noir a démarré. En 2009, l'Afrique a franchi le cap du mil-liard de ressortissants. [...] Malgré de lourdes ponctions démogra-phiques, l'Afrique aura doublé en 2050 ; deux milliards d'habitants lapeupleront alors. Un chiffre, un seul, pour s'en convaincre : le Nigeria

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met au monde chaque année plus d'enfants que tous les pays del'Union européenne. » « Que feront demain ces millions de jeunesAfricains affamés, contemplant l'Occident vieillissant s'empiffrer etprêcher les bonnes manières ? À l'échelle de l'histoire humaine, la pé-riode est vertigineuse, éminemment explosive. » (Emilie Lanez, LePoint, 11 février 2010, p. 54). On peut certes souhaiter l'inverse, maiscertaines positions - d'ailleurs tempérées de prudence formelle - sem-blent prendre leurs désirs pour des réalités : la démographie pourrait-elle vraiment venir au secours de l'économie africaine, et nonl'inverse, d'autant que le PIB individuel, après avoir crû de 28 % entre1960 et 1980, a décru de 13 % entre 1980 et 2000 (tableau ci-dessous) ?

[277]

La démographie au secours de l’économie en Afrique ?

« La croissance économique s’installe en Afrique, grâce notamment à une den-sification géographique spectaculaire. Mais les défis à relever restent considé-rables. » En 2050, « les zones effectivement habitables (en Afrique subsaha-rienne) auront une densité moyenne de l’ordre de 150 habitants par kilomètrecarré, ce qui propulsera l’Afrique parmi les zones les plus peuplées de la pla-nète. […] Ce processus de peuplement crée par lui-même de la croissance éco-nomique. Les mécanismes sont bien connus : la création de vastes marchés in-térieurs aux pays et l’installation de relations villes-campagnes, les campagnesnourrissant les villes et les villes produisant des services et des biens pour lescampagnes (qui) avaient l’habitude d’exporter leurs produits à l’étranger, et lesvilles d’importer leur nourriture du reste de la planète. » Néanmoins, « tous cesphénomènes sont fragiles et réversibles » (migrations internes, niveau de con-flictualité, pression écologique, menaces sur les ressources naturelles). « Bref,ce n’est pas une croissance sans accrocs ni sans cycles, mais elle est tout demême assez solidement installée. »

Jean-Michel Sévérino (ancien directeur général de l’Agence française du Déve-loppement ; auteur, avec Olivier Ray, de Le temps de l’Afrique, Odile Jacob,2010). Cité in « L’Afrique à l’heure de la croissance ». Alternatives écono-miques, n° 293, juillet-août 2010, pp. 88-89.

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Évolution du PIBen Afrique subsaharienne

entre 1960 et 2000*

1960 1980 2000

Population en millions d'habitants 290 (x l,66) 480 (x 1,63) 780

PIB annuel collectif en milliards de $ US 380 (x 2,4) 800 (x 1,4) 1140

PIB individuel en $ US / jour 3,6 (+ 28 %) 4,6 (- 13 %) 4,0

* Adapté de Ch. de Perthuis. La génération future a-t-elle un avenir ?, 2003, p. 44.

« Mangé » par la croissance démographique, le triplement du PIB collectif entre 1960 et 2000n'a pas empêché une baisse de 13 % du revenu individuel moyen dans les 20 dernières annéesdu siècle.

Question annexe, pour clore le propos : comment les nations del'Asie du Sud-Est, tout aussi pillées et spoliées par la colonisation desXIXe et XXe siècles, ont-elles pu accéder si vite au statut de paysémergents, alors que leurs ressources naturelles n'étaient guère plusfavorables ? Même interrogation pour les populations respectivesémigrées en Europe occidentale, ou celles issues de la « colonisation »de la côte ouest des USA par la diaspora chinoise.

En Afrique, subsaharienne et méditerranéenne, plus qu'ailleurs, la femme estl'avenir de l'homme… à l'expresse condition que mères et matrones considèrentd'un tout autre œil l'éducation de leurs filles... et plus encore celle de leurs fils.

Professeur Mollo-Mollo

[278]

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[279]

Troisième partie :Les perspectives

Chapitre IX

CHOIX ET ENJEUXÉNERGÉTIQUES

« En France, en 1968, quand on importait tout le pé-trole qui servait à faire notre électricité, il ne venait

à l'idée de personne de considérer celle-ci comme « indi-gène » ; mais, 40 ans après, quand on importe

tout l'uranium qui sert à la produire, il est au contraireadmis de le dire. Pourquoi ? »

Professeur Mollo-Mollo

9.1. Les énergies fossiles,ou énergies « classiques »

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On soulignera que les énergies fossiles sont non seulement épui-sables, mais entropisantes parce que terrestres ; inversement, les éner-gies renouvelables sont néguentropisantes parce que solaires, doncextérieures à l'écosphère. Mais si le charbon d'un côté (qui est pour-tant de l'énergie solaire fossilisée) et le photovoltaïque de l'autre(énergie lumineuse, instantanée et garantie pour des milliards d'an-nées) sont des sources d'énergie clairement distinctes à tous égards, ladémarcation est parfois plus subtile entre les autres formes auxquellesl'homme a fait appel, ou envisage de le faire, pour satisfaire ses be-soins multiples, notamment en confort et en mobilité. La question se

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complique en outre avec la prise en compte de l'électricité - qui n'estpas une source, répétons-le, mais un vecteur énergétique - dont lesmodes d'obtention et le stockage soulèvent de multiples problèmes detous ordres. On abordera la question par un rappel des formes lesmoins discutables des énergies-stocks, basées sur le carbone, puis parle traitement d'une énergie moderne très discutée, l'électro-nucléaire,qui rassemble la plupart des problèmes auxquels l'homme est confron-té dans sa quête : disponibilité, durabilité, rentabilité, risques et pers-pectives.

[280]

Réserves énergétiques (fossiles) et durabilités estimées (en 2008)

Charbon : 578 Gtep = 60 % (durabilité 183 ans).

Pétrole : 172 Gtep =18 % (44 ans).

Gaz naturel : 185 Gtep =19 % (183 ans).

Uranium : 30 Gtep = 3 % (48 ans).

Total : 965 Gtep (85 ans).

Valeurs « conventionnelles » = en l'état actuel des connaissances.

En valeurs « non conventionnelles », réserves totales estimées à 1 228 Gtep(durabilité 109 ans).

Source : BP Statistical Review of World Energy, 2009.

A — Le charbon

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Sans doute trop vite enterré, surtout dans des pays comme le nôtre,le charbon (houille + lignite) reste la réserve fossile d'énergie la plusimportante de la planète, avec les USA (268 gigatonnes de réservesestimées), la Russie (173 Gt), la Chine (126 Gt), l'Inde (109 Gt) etl'Australie (87 Gt) comme principaux propriétaires, sur un total mon-dial proche de 900 Gt. Transposé en équivalent-pétrole, ce tonnagecorrespond à quelque 600 Gtep ; il faut néanmoins noter que les esti-

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mations dépendent non seulement de la qualité des charbons considé-rés, mais du prix que l'on est prêt à payer pour leur extraction.

Les réserves de combustibles suivant leurs coûts

Réserves de charbon : 850 milliards de tonnes récupérables (550 Gtep), soit150 ans de consommation au taux actuel. Mais « l'efficacité polluante » decette source est telle que des techniques efficaces (et rentables...) de récupéra-tion du gaz carbonique sont une condition préalable d'appels massifs à son em-ploi.

Réserves de pétrole prouvées et extractibles : 177 milliards de tep (consom-mation annuelle actuelle : 4 milliards de tep ; envisagée pour la consommationen 2050 : le double ?). Au rythme actuel, les réserves assurent donc 44 ans deconsommation ; au rythme moyen de 6 milliards de tonnes d'ici à 2050, moinsde 30 ans (2040 !). En prenant en compte « les réserves supposées (sables etschistes bitumineux, gisements dont l'accès n'est aujourd'hui pas autorisé) », onaccéderait à 880 milliards de tep, soit 200 ans de consommation actuelle (maisil s'agit de tep « bruts », dont le coût énergétique, environnemental et financierserait très élevé par rapport à celui d'aujourd'hui).

Réserves de gaz prouvées : 150 milliards de tep, soit 60 ans de consommationau taux actuel. « Toutefois, avec de nouvelles techniques de forage et de fractu-ration des sols, pour créer une perméabilité accrue, on arrive pour le seul terri-toire des USA à au moins un siècle au taux actuel de leur consommation. »

Au total, l'humanité disposerait de 880 Gtep de réserves énergétiques lui assu-rant trois quarts de siècle (horizon 2080-2090) de fonctionnement sur la basedes quelque 11,5 Gt d'énergie primaire annuellement consommée à l'heure ac-tuelle, moins évidemment si - comme il semble inévitable - la consommationmondiale augmente sous la pression du Non-Occident.

Robert Dautray & Jacques Lesourne, L'humanité face au changement clima-tique, 2009. (p. 305. Sources : AIE/OCDE).

B — Les hydrocarbures (pétrole + gaz naturel)

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Le peak oil (ou « pic de Hubbert », du nom de son concepteur) dé-signe la date à laquelle la production (en fait, la destruction) cumuléedes hydrocarbures par l'homme égalera la quantité des [281] réservesencore existantes ; pour une courbe en cloche, on parlerait de mé-

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diane. À consommation stabilisée, la courbe peut être sensiblementsymétrique mais, à consommation croissante, sa pente « aval » vas'accentuer au fur et à mesure que les années s'écouleront. Ceci dit,bien des incertitudes subsistent sur les volumes de ces réserves,« prouvées » ou « extrapolées » : sommes-nous au niveau du peak oil,l'avons-nous déjà dépassé (et de combien), est-il encore devant nous(et pour combien de temps encore) ? Personne ne peut le dire aveccertitude (à +/- 10 années près cependant, notre société « est » dans lepeak oil) ; non pas tellement à cause d'une incapacité des géologuesprospecteurs mais en raison des flous tactiques entretenus par les Ma-jors (les « Grandes Compagnies », comme on disait au Moyen Âge ?)et par les États, consommateurs (États-Unis) ou producteurs (OPEP),pour des raisons géostratégiques.

D'après l'AIE, « le pic pétrolier (pétrole « conventionnel », c'est-à-dire hors bi-tumes ou gaz de schistes, etc.) a été atteint en 2006 ».

Rapport annuel de l'Agence internationale de l'énergie, Perspectives mondialesénergétiques, 2010.

De plus, au fur et à mesure que les réserves en hydrocarbures vontse raréfier, les forages vont être de plus en plus profonds, de plus enplus lointains (en mer ou vers les pôles), ce qui va rendre la rechercheet l'exploitation de plus en plus aléatoires, toujours plus coûteuses.Ainsi l'offshore doit-il passer de 6 % à 16 % de l'exploitation pétro-lière dans la décennie à venir. L'appel à des forages de plus en plusrisqués (cf. l'accident des puits de la BP dans le golfe du Mexique enété 2010), non seulement accroîtra le coût financier de l'extraction pé-trolière, mais son coût énergétique : arrivera un jour une limite phy-sique, où il faudra investir plus d'énergie pour obtenir du pétrole qu'iln'en apportera à l'utilisateur potentiel : nouvel exemple de la loi desrendements décroissants et de l'entropie généralisée.

Changer l'économie pétrolière !

Des géologues pétroliers comme Colin Campbell (ancien géologue d'Amoco)estiment que « même en comptant avec l'accroissement de l'exploration et lesprogrès technologiques, la quantité de pétrole découverte va en s'amenuisant.

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Par ailleurs, les découvertes se font dans des régions de plus en plus éloi-gnées ». Campbell et ses collègues renvoient à des données indiquant que lesdécouvertes mondiales pétrolières ont plafonné au début des années 1960 etn'ont cessé de baisser depuis au fil des décennies. Les découvertes annuellesreprésentent aujourd'hui moins du cinquième de leur niveau maximal. Ils ajou-tent que la production (sic !) a dépassé les découvertes faites dans les trois der-nières décennies et que ce fossé continue de s'élargir. S'ils reconnaissent le rôlejoué par les progrès technologiques, dans l'accroissement de la production, ces« pétro-pessimistes » pensent néanmoins que ces avancées permettent seule-ment d'extraire un peu plus de pétrole d'un gisement donné et que cet accrois-sement de l'efficacité ne fait qu'accélérer en fait l'épuisement des gisements.Selon les derniers modèles élaborés, la production mondiale va inéluctable-ment commencer à baisser en 2007. Un peu plus tôt ou un peu plus tard selond'autres prévisions » pp. 127-128. (Sources : C. J. Campbell & J. H. Laherrère,« The End of the Cheap Oil », Scient. Amer., mars 1998. Cf. aussi : K. Aleklett,Upsala Univ. The Peak and Decline of World Production of Oil. Asia PacificEnergy Conférence, sept. 2004).

Comme en Alaska (2 millions de barils par jour en 1988 à moins d'un millionen 2004), « la production plafonne ou a décliné dans 33 des 48 grands paysproducteurs, y compris dans 6 des 11 pays producteurs de l'OPEP. De fait, laproduction décroît déjà en Grande-Bretagne et en Indonésie et n'augmente pasde façon significative en Norvège, au Mexique ou [282] au Venezuela. Par ail-leurs, les prévisions optimistes ont subi un sérieux revers en mars 2004 quandRoyal Dutch Shell, la deuxième compagnie pétrolière privée du monde, a re-connu avoir artificiellement gonflé des années durant les chiffres de ses ré-serves. Ceci a renforcé les doutes sur les chiffres de l'industrie faisant état deréserves substantielles. » pp. 127-128. (Source : C. Mortished, OPEC, « Set toRaise Target Oil Price », The Times, London, 13 sept. 2003).

« Des conjectures précédentes sur les pics pétroliers se sont avérées prématu-rées. Mais certains analystes du courant dominant pensent que les pessimistespourraient avoir raison cette fois-ci. PFC Energy, une entreprise respectée deprévisions pétrolières basée à Washington, a publié une étude en septembre2004 selon laquelle la production pétrolière mondiale atteindrait son sommetautour de 2015, sans dépasser de plus de 20 % le niveau actuel. Sur la based'une analyse de l'évolution des réserves et de la production pays par pays, lesdécouvertes pétrolières ne sont pas suffisantes pour soutenir la croissance de laconsommation. » pp. 128-129. (Source : Jeffrey Bail, « As Price Soar, Doom-sayers Provoke Debate on Oil's Future », Wall Street Journal, 21 sept. 2004).

Worldwatch Institute. L'État de la Planète 2005. Redéfinir la sécurité mondiale.265 p. Chap. 6. Thomas Prugh, Christopher Flavin & Janet L. Sawin, Changerl'économie pétrolière (pp. 121-143).

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Mais ces considérations « rationnelles » sont sans doute en partieacadémiques, méconnaissant les paramètres humains qui réduisent lesdonnées physiques à un aspect de la question : celle-ci a bien plus derisques d'être réglée plus radicalement par les rivalités intra-musulmanes (Shiites versus Sunnites ; Pays Arabes versus Iran, avecIsraël soufflant sur la braise), d'où déstabilisation politique du Moyen-Orient et, par effet domino, des producteurs « solidaires » au sein del'OPEP. Est-il paradoxal d'écrire que les USA et l'Occident rendraientun signalé service à l'Iran en boycottant son pétrole, lui permettantainsi de thésauriser une précieuse denrée dont le prix ne saurait dé-sormais qu'augmenter, même à production égale, suite à une demandecroissante de la Chine ou de l'Inde (au total 2,5 milliards d'habitants),dans le même continent.

Émissions carbonées et économie

« Une étude effectuée par le cabinet-conseil McKinsey a évalué le potentiel deréduction des émissions mondiales à 35 % par rapport aux niveaux de 1990,d'ici 2030. En dépit des coûts associés aux changements de mode de vie néces-saires et à certaines technologies coûteuses, le coût mondial de la plupart destechnologies et mesures étudiées par les consultants serait aux alentours de200-350 milliards d'euros annuels pour les deux prochaines décennies. Cechiffre annuel représente moins de 1 % du produit intérieur brut (PIB) mondialen 2030. La moitié environ de cette somme serait investie dans les pays en dé-veloppement. »

« D'ici 2030, l'éolien, le solaire et d'autres énergies renouvelables pourraientcouvrir près d'un tiers de tous les besoins énergétiques mondiaux ; l'efficacitéénergétique pourrait réduire les émissions de gaz à effet de serre de plus d'unquart ; et la déforestation dans les pays en développement - qui est un des plusgros moteurs du changement climatique et une menace considérable pour ledéveloppement durable - pourrait être presque totalement arrêtée. Et tout celapour un coût inférieur à 0,5 % du PIB mondial. Ce chiffre ne représente qu'unefaible fraction de l'économie mondiale, mais il fait paraître encore plus minus-cules les quelques milliards de dollars que les pays développés ont jusqu'icipromis de consacrer aux changements climatiques et à leurs conséquences dansles pays en développement. »

« L'intensité carbone et économies d'énergie. »

L'intensité carbone mesure les quantités d'émissions produites par les écono-mies carbonées pour chaque dollar de leur PIB. C'est une autre façon d'identi-fier les « gros émetteurs » de la [283] planète » (on peut aussi dire qu'il s'agitde l'efficacité économique de la gestion énergétique de tout un chacun, indivi-

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du ou nation). « Certains pays tirent très peu de richesses de leurs émissions,parce que leur économie est « fortement carbonée. » En général, ils brûlent ducharbon et gaspillent l'énergie ainsi produite. D'autres pays, en utilisant descombustibles renouvelables et en ne gaspillant pas l'énergie, ont des intensitéscarbone beaucoup plus faibles. D'une manière générale, les nations riches utili-sent mieux l'énergie, mais certains pays pauvres également (et vice versa) ».« Ainsi, la Suisse et le Cambodge produisent aux alentours de 9 000 dollars dePIB pour chaque tonne de CO2 émise. Mais les USA, l'Australie et le Laosproduisent seulement 2 000 dollars. Du côté des hautes intensités, la Russie etla Chine ne produisent que 400 dollars environ de richesse par tonne d'émis-sion. »

« Depuis 1990, ce sont les pays en développement, en particulier l'Inde et laChine, qui ont obtenu les plus importantes baisses en matière d'intensité éner-gétique, puisqu'elles ont réduit leur intensité énergétique de 40 % et 60 % res-pectivement. » « Le plan quinquennal actuel de la Chine a comme objectif deréduire l'intensité énergétique de 20 % entre 2005 et 2010. C'est l'objectif deréduction le plus ambitieux du monde. Les industries à forte utilisation de car-bone comme les cimenteries, les fonderies et les aciéries ont été chargées del'atteindre. Mais les communautés et les citoyens chinois peuvent égalementjouer un rôle. Le WWF a lancé une campagne en Chine intitulée "20 conseilsde gestes écocitoyens pour atteindre 20 %" ». Ang Li de WWF-Chine ex-plique : « Si les 1,3 milliard de Chinois suivent nos 20 conseils de gestes écoci-toyens, nous pourrions économiser chaque année 300 millions de tonnes decharbon », soit l'équivalent de 200 millions de tonnes de pétrole.

Source : WWF-France, Vers un New Deal climatique, Guide de Poche, 2009,48 p., pp. 36-37 et 43.

Obama prépare l'après-pétrole (Focus, Le Figaro, 23 juin 2010,n° 20494, p. 20).

La marée noire du golfe du Mexique « va nous pousser à repensernotre politique environnementale et énergétique », Barak Obama, 14juin 2010.

« Des milliards de dollars pour les renouvelables. » « Au Texas,l'éolien a fait un bond de près de 40 % en 2009. » « Au large de capCode, 130 turbines à vent fourniront 420 MW de puissance instal-lée », le tiers d'une tranche nucléaire. Pour l'instant, « le vent ne four-nit que 0,35 % de l'énergie aux Américains » et « le solaire (chauffageplus électricité) ne pèse que 0,07 % », mais la puissance photovol-taïque installée a progressé de 39 % en 2009. Au total (hydrauliqueinclus), les énergies renouvelables (ne) constituent (que) 7 % du pa-

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nier énergétique nord-américain. « Les gaz de schistes, une aubainepour cent ans. » « Aux États-Unis, un kilowatt produit par une cen-trale au gaz revient à 1 000 dollars contre 2 000 dollars pour l'éolien,4 000 pour une centrale au charbon et 6 000 à 8 000 pour le nu-cléaire. » « Reste que les forages de gaz de schistes posent des risquesde sécurité et de pollution, a rappelé le gendarme de l'environnementen Pennsylvanie. » En 2008, les gaz de schistes représentaient déjà8,6 % de la consommation de gaz, elle même égale à 24 % du panierénergétique (soit 2,1 % de la consommation globale) avec une prévi-sion de croissance de + 250 % (x 3,5) pour 2020. Le pétrole reste ma-joritaire, avec 39 % du total, source dont 60 % est importé ; leurpropre production [7,1 millions de barils (1 baril = 159 litres = 0,135tonne) par jour en 2009] représente 8,5 % du total mondial. Avec« 2 % de la population mondiale, les USA consomment près de 22 %du pétrole de la planète ».

« La seconde vie du charbon devenu propre ». « Le charbon repré-sente 22 % des sources d'énergie des USA et l'économie de plusieursÉtats en dépend encore largement. Le salut, espère l'industrie char-bonnière, viendra de la capture et du stockage souterrain du CO2 ».[284] Pour l'instant, « son coût reste dissuasif. Pour rendre (cette tech-nique) compétitive, l'État a investi 3,4 milliards de dollars en 2009 ».

« Le nucléaire relancé après 30 ans de gel. » Suite à l'accident de lacentrale nucléaire de Three Mile Island, le 28 mars 1979, « la con-fiance dans l'atome civil fut durablement rompue. En 30 ans, pas unenouvelle centrale ne fut mise en chantier. Avec leurs 104 réacteurs (detoutes tailles) en service, les USA restent néanmoins la première puis-sance nucléaire civile (en valeur absolue). L'atome fournit 20 % del'électricité (et 8 % de l'énergie totale), comparé aux 77 % (et 17 %)du nucléaire français ». 26 réacteurs sont en projet. « La constructionde deux réacteurs (doit) démarrer dans l'État de Géorgie en 2016. Le20 mai 2010, le groupe français AREVA a bénéficié d'une garantiefédérale de 2 Md de dollars pour une usine d'enrichissement d'ura-nium dans l'Idaho » 106. Le 19 mars 2009, Obama avait déclaré :« Nous pouvons rester l'un des principaux importateurs de pétrole, ou

106 En octobre 2010, la commande a été annulée pour raison de non-rentabilitéfinancière par les autorités américaines. Depuis, Fukushima a rebrassé lescartes...

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nous pouvons faire des investissements qui nous permettraient de de-venir le premier exportateur mondial d'énergie renouvelable » ; il avait« alors évoqué la création de 5 millions d'emplois grâce aux énergiesvertes et 150 milliards de dollars investis en dix ans pour stimuler l'ef-fort privé ». Son ministre de l'Énergie, Steven Chu (prix Nobel dephysique 1997) estime « qu'une compétition mondiale se joue surl'énergie du futur (et que) chaque minute perdue par les États-Unispour faire la course en tête sera saisie par la Chine ».

C — L'uranium. L'énergie électronucléaire

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L'ÉLECTRICITÉ

Si l'on veut promouvoir une société postindustrielle « électroni-sée », l'électricité apparaît à priori comme l'énergie du futur... à celaprès qu'elle est un remarquable - et redoutable - mélange de qualités etde défauts. Toutes les qualités de la « versatilité » (comme disent lesAnglo-Saxons), puisqu'elle peut indifféremment faire rouler des TGVou tourner la roulette des dentistes, éclairer nos caves ou alimenternotre ordinateur, moins rationnellement nous chauffer ou mobiliserdes vélocipèdes. Mais tous les défauts de la « fugacité » puisqu'ellepas stockable de manière massive et commode ; pas davantage iln'existe de « gisements » d'électricité 107. « À consommer de suite...mais avec modération », telle pourrait donc être sa publicité pour lasociété de l'avenir. La même remarque vaut d'ailleurs pour l'hydro-gène, pas davantage enfoui dans quelque couche géologique d'unOrient fabuleux, comme le pétrole ou le gaz naturel, et qu'il faut bien

107 Sinon aux poissons gymnotes, on pourrait penser aux orages pour nous ali-menter en énergie électrique. D'après Gérard Berger (directeur de recherchesà Supélec, Gif-sur-Yvette ; 2009), un éclair correspond en moyenne à uneénergie de 500 Mégajoules, délivrée sous une puissance de 20 gigawatts. Unorage moyen sous nos latitudes de 100 éclairs correspond donc à 50 Giga-joules, soit 12 Gigacalories, soit un peu plus d'une tonne-équivalent-pétrole(1 tep). Mais cette source est tellement aléatoire et dispersée, difficile etcoûteuse en outre à collecter, que « pour si peu d'énergie, ça ne vaut pas lapeine de mettre en œuvre un système quelconque, mais (orage, ô désespoir)ça valait la peine d'y réfléchir » (www.pfgtechnologie.be).

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fabriquer par craquage du méthane (son plus proche cousin chimique)d'autant que sa production par décomposition électrolytique de l'eau,sous basse tension continue (1,23 V), est à cent lieues de répondre auxexigences de rendement, de quantités et de débits exigés par nos appé-tits (sans parler des problèmes techniques de sa gestion : transport,stockage, distribution, utilisation). En fait, l'électricité restera toujourspénalisée par l'impossibilité de la stocker et déstocker de manièremassive et rapide. Les [285] premières piles et les premiers accumula-teurs sont nés dans la seconde moitié du XIXe siècle et, non seulementleurs caractéristiques n'ont été depuis améliorées qu'au second ordre(batteries faisant appel à d'autres électrodes que le plomb), mais lessubterfuges de tous ordres depuis imaginés (comme le pompage enaltitude ou le stockage d'air comprimé) soulèvent d'autres problèmespratiques du même ordre (dont les vitesses de compression et de dé-tente, que n'aime pas non plus le second principe de la thermodyna-mique). Rien dans la physique moderne, rien dans la connaissance deplus en plus intime de la matière subatomique ne laisse entrevoir depiste pour faire de l'électricité le support multi-doué de nos ambitions.

Pour la production d'électricité, le charbon occupe encore large-ment la première place au niveau mondial, suivi par le gaz et par l'hy-draulique, puis par le nucléaire ; pétrole et énergies renouvelablesferment la marche (tableau, Agence internationale de l'énergie ; don-nées pour 2008).

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Source primaire Énergie produite,en TWhé

Idem, en %

(au niveau mondial)

Énergies fossiles

Charbon (dont lignite) 8 263 40,8 %

81 %Gaz 4 301 21,2 %

Pétrole 1 111 5,5 %

Nucléaire 2 731 13,5 %

Énergies renouvelables

Hydraulique 3 288 16,2 %

19 %

Éolienne 219

Biomasse et déchets 267 Somme

Photovoltaïque et thermique* 13 2,8 %

Géothermique 64

Marémotrice 5

Total 20 262 TWh 100,0 %

* Le solaire thermique (les chauffe-eau solaires) n'est pas pris en compte, bienqu'économisant souvent de l'électricité.

Cette production annuelle mondiale de quelque 20 000 TWh équi-vaut au fonctionnement de 2 900 centrales thermiques d'une puissancenominale d'un gigawatt (1 000 mégawatts). Les énergies fossilescomptent pour pas moins de 81 % ; de près ou de loin, les énergiesrenouvelables (19%) sont d'origine solaire, immédiate (photovol-taïque) ou très différée (géothermie). En France, en 1948, provenant àparts sensiblement égales du thermique et de l'hydraulique (sur un to-tal de 27 TWh, 47 % et 53 % respectivement), la production d'électri-cité s'est progressivement tournée vers le thermique nucléaire avec lamise en marche des centrales de Fessenheim (en Alsace) en 1977, etde Bugey (dans l'Ain) l'année suivante. La consommation nationaleatteignait déjà 137 TWh en 1970, puis 244 en 1980 (+ 107 TWh = +78 %) ; depuis 2004, elle s'est stabilisée autour de 484 +/- 6 TWh,

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dont 75 à 80 % de nucléaire selon les années. Avec l'équivalence1 TWh = 1012 Wh = 0,86.1012 Kcal, la consommation électrique an-nuelle de la France (dont 59 réacteurs nucléaires d'une puissance no-minale totale de 63 GW) correspond à la dissipation à la source de1,38.1012 Kcal, quantité de chaleur à même d'échauffer de 5 °C un vo-lume d'eau de 132 millions de m3 d'eau.

Par tête de consommateur, on est passé de 1 500 kWh/an en 1948 à7 945 kWh/an en 2004 et 2005 (maximum historique), avec les seuilssuivants (arrondis aux centaines) : 2 000 kWh [286] en 1965, 3 300 en1975, 4 500 en 1980, 5 400 en 1985, 6 100 en 1990, 7 500 en 2000 et7 600 en 2009 (Source : Université de Sherbrooke, Canada) (cf. fig.10, chap. 6.1, p. 160). La même stabilisation récente est relevée auxUSA (13 600 kWh par personne en 2005-2007) ou en Suède, maisdepuis plus longtemps (1985), autour de 15 000 kWh. Néanmoins, laprogression de la production électrique est une réalité dans la plupartdes pays, où elle reste synonyme d'accession à la modernité (tableau àla suite).

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L'évolution de la consommation mondiale d'électricité au XXIe siècle

Source : EDF (URL) Données en TWh/an. % arrondis et complétés.

Régions mondiales et pays 2001 (TWh et %) 2008 (TWh et %) 2008/2001 (%)

Amérique du Nord 4 207 (29,6 %) 4 718 (22,5 %) + 12,2 %

États-Unis 3 687 4 156 + 12,7 %

Canada 520 562

Amérique Centre et Sud 817 (05,8 %) 1 119 (06,0%) + 36,9 %

Brésil 309 428 + 38,5 %

Mexique 179 215 + 20,1 %

Europe 3 146 (22,1 %) 3 999 (21,5 %) + 27,2 %

Union européenne (27 pays) 2 900 3 295 + 13,6 %

Allemagne 560 587 + 04,8%

France 451 494 + 09,5 %

Italie 308 339 + 10,1 %

Royaume-Uni 364 372 + 02,2 %

ex-URSS (12 pays) 1 089 (07,7 %) 1 298 (07,0 %) + 19,2 %

Russie 770 913 + 18,6 %

Asie (incl. Océanie & Moyen-Orient) 4 520 (31,8 %) 7 447 (40,0 %) + 64,7 %

Chine 1 397 3 293 +135,7 %

Japon 1 005 645 - 35,8 %

Inde 421 1 030 + 144,7 %

Australie 201 240

Afrique 418 (03,0 %) 562 (03,0 %) + 34,5 %

Afrique du Sud 196 32 + 18,6 %

Reste de l'Afrique 222 330 + 48,6 %

MONDE 14 197 (100,0 %) 19 143 (100,0 %) + 34,8 %

Données : Key World Energy Statistics 2003 and 2010 - International Energy Agency, IEA.

Remarque (de second ordre) : il semble que ce soit par erreur que le total mondial de la consom-mation électrique en 2008 figure pour 18 603 kWh ; il s'agit plutôt de 19 143 kWh. La haussemondiale entre 2001 et 2008 est donc de 34,8 % et non pas de 31,1 %.

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Commentaires

- Le Japon est le seul pays qui régresse (- 36 %) : pourquoi donc, en 2010, a-t-il voulu prolon-ger de 10 ans les centrales de Fukushima ?

- L'Amérique du Nord est le (sous)-continent qui progresse le moins (+ 12 %), suivi par l'ex-Russie (+ 19 %) et par l'Europe (+ 27 %).

- L'Asie (surtout Chine et Inde) connaît une importante croissance (+ 65 %, avec + 136 et +145 % pour les deux pays cités).

- L'Amérique et l'Afrique (+ 37 % et + 35 %) sont en situation intermédiaire, probablementavec de fortes disparités internes, surtout pour le second continent.

En 35 ans, la consommation électrique mondiale a triplé, passantde 6 129 TWhé en 1973 à 18 603 en 2008, avec les étapes suivantes :11 828 en 1990, 14 990 en 2000 et 15 985 en [287] 2004. Mais cettecroissance a été très diverse selon les continents et les pays, avec desperspectives elles aussi très diverses pour les décennies à venir.

L'ÉLECTRONUCLÉAIRE :SON IMPORTANCEET SES APTITUDES ÉNERGÉTIQUES

Si l'électricité représentait (en 2008) 17,2 % de l'énergie finalemondiale (Source : EDF-Panorama de l'électricité : URL), elle prove-nait pour environ 39 % du charbon, 20 % du gaz, 19 % d'énergies re-nouvelables (dont l'hydraulique, la biomasse, l'éolien, etc.), 15 % dunucléaire et pour 7 % seulement du pétrole... Puisque le nucléaire re-présente 15 % de la production électrique au niveau mondial, sa parttombe donc à 2,6 % dans la consommation énergétique finale (0,172 x0,15 = 0,0258 = 2,6 %) ; exprimées en énergie « finale » (c'est-à-direau niveau du consommateur), d'autres données amènent aux mêmesordres de grandeur : 2,3 % (17,2 x 13,5 %) de l'énergie consomméedans le monde (cf. chap. 3.4.), disons 2,5 %. Moins de 3 % de sonbudget planétaire, notre espèce ne saurait-elle donc pas se passer d'uneforme d'énergie qui porte en germe tant de risques potentiels ? En quoidoubler son niveau résoudrait-il le problème de l'énergie dans lemonde ?

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Électronucléaire : une réponse aux besoins énergétiques du Monde ?

Le 6 novembre 2010, sur France-lnter, un représentant d'AREVA a déclaré ensubstance : « L'électronucléaire est indispensable puisque le monde doit dou-bler sa consommation d'énergie d'ici à 2050 ». En faisant la part médiatique deschoses (nous n'en sommes tout de même plus aux temps glorieux du Tout Nu-cléaire, même si le président de la République, dans la foulée de Fukushima,nous met en garde contre « le retour à la bougie »), on est en droit de mettre àl'épreuve des chiffres de telles ambitions en posant la question : « Combienfaudrait-il construire de centrales nucléaires dans le monde pour passer des 8Gtep d'énergie annuellement consommés en 2010 aux 16 qui semblent doncnécessaires à certains en 2050 ? »

Doubler ainsi en 40 ans implique une disponibilité annuelle en 2050 de 8 Gtepsupplémentaires 108, ce qui correspond à 4700 tranches d'un GWé, soit 120tranches à installer en moyenne par an sur les 40 années à venir, 2,3 par se-maine (1,3 milliard d'€ par jour, à raison d'un coût d'installation estimé à 4 mil-liards par GW, non inclus le coût des lignes électriques, des usines de retraite-ment, du stockage des déchets et du démantèlement des installations en fin devie). Sur les 40 ans à programmer, la dépense approcherait 19 000 milliards d'€une somme dont on peut penser, soit qu'elle va faire tourner le schmilblick etcréer des emplois en proportion, soit qu'elle va saigner le consommateur mon-dial...

Un audit indépendant et impartial est donc nécessaire, non pas tellement sur lenucléaire « technique » que sur le nucléaire « financier ». On passera ici sur lesmodalités géopolitiques des implantations de centrales (car les kWh ne s'expor-tent pas en électro-tankers), les risques de dissémination de matière fissile etles risques « tout court », proportionnels au nombre de réacteurs, d'usines deretraitement et de stockage de déchets. Bien entendu, cette hypothèse de crois-sance à 100 % électrique se veut ici une démonstration par l'absurde mais,même à hauteur de 20 %, elle laisse rêveur (deux centrales créées par mois) ;elle tend aussi à démontrer que si chacun économisait 20 % de ce qu'il con-somme en énergie, on sauverait 4 000 milliards d'€ à placer ailleurs, et autre-ment, pour la Biosphère.

108 Une année de fonctionnement d'un réacteur d'un GWé, avec un taux de dis-ponibilité de 80 % (incidents, accidents et arrêts programmés pris encompte) équivaut à 7 000 heures à plein régime, soit 7 000 milliards de kWh(7 TWh) ; un tep équivalant à 4100 kWhé, 8 Gtep correspondent à 32800 TWhé, soit la production annuelle de 4700 tranches d'un GWé.

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[288]

En France, en 2009, l'électricité nucléaire constituait 37,3 Mtep surun total de 169 Mtep au niveau du consommateur ; sa participation ànotre budget énergétique est donc de 22 %, valeur nettement supé-rieure à la moyenne mondiale : c'est une des « exceptions fran-çaises »... Mais cette énergie n'atteint pas la quantité de pétrole brûléedans le même temps par nos transports, soit 46 Mtep (« Chiffres-clésdes Énergies », ministère de l'Écologie, oct. 2010, pp. 7 et 17). Avec63 GW de puissance électronucléaire installée, la France n'est pourtantque la deuxième puissance mondiale, derrière les États-Unis ; maiselle est la première par habitant (1,00 kW par habitant ; USA : 0,33kW), la première également pour la part du nucléaire dans son électri-cité (75-80 % contre 20 % aux USA, mais environ 50 % en Belgiqueet en Ukraine). À l'heure actuelle, les réserves mondiales (pour un prixinférieure 80 $ US le kilogramme d'uranium) sont estimées à 2,5 mil-lions de tonnes ; en cas de renchérissement, elles pourraient atteindre3,9 (source AlEA-Agence internationale de l'énergie atomique), voire5,5 millions de tonnes. Au rythme actuel de 64 000 tonnes consom-mées par an, la valeur de 3,9 Mt assurerait 60 ans de fonctionnementpour un parc mondial identique à l'actuel (moins évidemment, et enproportion, si la puissance installée devait doubler, ou tripler). Unepartie des matières fissiles issues du démantèlement des armementsnucléaires des USA et de la Russie peut, au second ordre, modifier ladonne. Au passage, on est en droit de s'interroger sur la participationde l'électronucléaire à l'émission de gaz à effet de serre, notamment degaz carbonique, bien qu'il soit courant de dire - en première approxi-mation - que « les centrales nucléaires sont propres puisqu'ellesn'émettent aucun gaz » (Louis Néel, prix Nobel de physique en 1970,mais aussi fondateur et directeur du CENG de Grenoble), car ce pointde vue myope restreint le problème au fonctionnement « normal »d'un réacteur nucléaire. En réalité, c'est « du berceau à la tombe » qu'ilfaut traiter du problème, ce qui amène à constater que la filière n'estpas totalement propre non plus de ce point de vue (vide infra 9.2 A, p.303).

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L'ÉLECTRONUCLÉAIRE :TRANSPARENCE ET DÉMOCRATIE

À comparer la faveur stratégique longtemps connue par le nu-cléaire civil dans les deux pays européens les plus en pointe (France etex-URSS), on peut parler de « nucléaire d'État », et même de « nu-cléo-capitalisme d'État », instauré dès 1945 et depuis omniprésentsous tous les régimes successifs (encart ci-dessous).

Le nucléaire gaullien perdure

« Les quatre barons historiques (Pierre Guillaumat, André Giraud, GeorgesBesse 109, Michel Pecqueur) qui ont rêvé d'un « Shell de l'atome » sortent tousdu corps des Mines. C'est-à-dire de l'élite du service public. Une vingtaine decerveaux par promotion dont les onze plus brillants élèves de Polytechnique(nommés pour la vie à l'âge moyen de 24 ans). [...] À l'Assemblée nationale lesgardiens du temple nucléaire, tous partis confondus, de Claude Gatignol(UMP) à Christian Bataille (PS), veillent toujours au grain. Mais jusqu'àquand ? C'est maintenant de Bruxelles que vient la menace la plus sérieusepour la technocratie nucléaire française. Le commissaire européen chargé del'énergie, l'Allemand Gunter Oettinger [...] demande que l'on procède à destests de résistance sur toutes les centrales nucléaires de l'Union européenne.Pire : il précise que les expertises doivent être indépendantes. Le lobby [289]nucléaire français se mobilise pour que l'Elysée mette son veto à l'ingérence.Finalement, les nucléocrates français ont obtenu que les autorités nationales -et non européennes - procèdent à ces tests. »

« Mais le lobby atomique ne se déploie pas que dans les hautes sphères. Pourtous ceux qui souhaitent améliorer la transparence de la filière et relancer ledébat, les quelque 200 000 salariés dépendant de l'industrie du nucléaire civil[...] constituent un obstacle beaucoup plus difficile à surmonter. Pour eux, les58 réacteurs français ou l'EPR de Flamanville ne sont pas des sujets de talk-shows. Mais un gagne-pain. Qu'ils soient ingénieurs ou ouvriers, chacun oupresque est souvent un lobbyiste par conviction ou par nécessité. Avec le sou-tien, au nom de l'emploi et de l'indépendance nationale, de la CGT et des der-

109 Lorsque la mémoire de Georges Besse (assassiné le 17 novembre 1986 parAction directe) est évoquée, celui-ci est régulièrement présenté comme« l'ex-PDG de Renault », alors qu'il fut aussi « impliqué dans les ventesfrançaises de nucléaire militaire à l'Iran et à l'Irak » (Source : Wikipédia,avril 2011).

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niers députés du Parti communiste, l'inoxydable Daniel Paul, député du Havreen tête. » Guillaume Malaurie. Peut-on sortir du nucléaire. Le Nouvel Observa-teur. n° 2419 du 17-23 mars 2011, pp. 74-75.

Lorsqu'il s'agit de prendre des décisions en ce qui concerne l'éco-nomie, la technologie, la sécurité, etc. de l'énergie nucléaire, lorsquese posera la question des réacteurs devant remplacer ceux majoritai-rement construits entre 1975 et 1990, on risque fort de se trouver de-vant la même situation de « conflits d'intérêts » que celle révélée enFrance dans le secteur pharmaceutique avec le scandale du Médiator,la plupart des « experts officiels » étant recrutés en France dans lemême corps, moulé à la louche depuis que l'Empereur Napoléon Ier acréé les grands corps d'État et les filières de formation et de recrute-ment opportuns. Dans l'opinion publique, depuis que le nuage deTchernobyl s'est arrêté à nos frontières, la CRIIRAD (Bureau d'exper-tise nucléaire indépendant, dont le sérieux n'est même plus contestépar les pouvoirs publics) n'a-t-elle pas acquis plus de crédibilité queles organismes successifs de « sûreté nucléaire » fonctionnant sous lahoulette du ministère de l'Industrie ? Sur le même thème, on peut rap-peler les déclarations péremptoires, dans les années 1980, du directeurde la SEITA (alors organisme public), se gaussant des risques sani-taires du tabac en utilisant les arguments d'arrière-garde de ses homo-logues nord-américains !

La transparence nucléaire

« Notre politique nucléaire se poursuit dans une opacité de plus en plus contes-tée. Même les membres de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scien-tifiques et technologiques n'ont pas eu le droit de consulter l'intégralité du rap-port Roussely, qui a servi de base aux décisions du dernier Conseil de politiquenucléaire. De fait, les responsables politiques français - Sarkozy en tête - secomportent davantage comme les représentants de commerce de notre atomecivil que comme les garants d'un avenir énergétique pensé dans l'intérêt géné-ral » (Dominique Nora, journaliste). Le Nouvel Observateur, Peut-on sortir dunucléaire. N°2419 du 17 au 23 mars 2011, pp. 74-75.

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Au cœur du lobby nucléaire. Le Nouvel Observateur, N° 2421 du 31 mars-6avril 2011, pp. 20-32. « S'il y avait eu des EPR à Fukushima, il n'y aurait pasde fuites possibles dans l'environnement, quelle que soit la situation » (AnneLauvergeon, directrice d'AREVA, le 16 mars 2011, devant la Chambre des dé-putés). « Il faut laisser aux techniciens les problèmes techniques. Et si le nu-cléaire avait été une décision foncièrement politique, il aurait fallu pendantbeaucoup plus longtemps préparer (sic !) les politiques et leur apprendre uncertain nombre de choses ». (Marcel Boiteux, ancien PDG d'EDF).

[290]

Guillaume Malaurie, Le Nouvel Observateur, n° 2430, 2 juin 2011, pp. 88-92.Bonnes feuilles du livre de Corinne Lepage, La Vérité sur le nucléaire. Lechoix interdit, Albin Michel, 2011. « Depuis un demi-siècle, les intérêts éco-nomiques et stratégiques du nucléaire civil sont si vertigineux qu'ils se confon-dent avec l'intérêt de l'État. Cela peut se concevoir... à condition toutefois quela puissance publique inspire confiance et puisse rassurer l'opinion quand sur-vient un accident dans une centrale. Or, depuis des lustres, le grand bond del'énergie nucléaire repose sur des non-dits, des silences, des secrets. Il aura fal-lu Tchernobyl et la fable du nuage radioactif bloqué aux frontières du Rhinpour que l'imposture soit révélée ».

C'est, non pas une loi, mais « le décret n° 63-1228 du 11 décembre 1963 [...]qui a permis la construction des 58 réacteurs français, de l'usine de retraitementde La Hague, du Centre de Marcoule ou du réacteur Superphénix. Autrementdit, le Parlement a été prié de regarder ailleurs pendant que se réalisait le choixle plus structurant de tout l'après-guerre, en violation flagrante de l'article 34 dela Constitution et avec la bénédiction du Conseil d'État » (p. 90).

Au niveau international, ce manque de démocratie marque égale-ment l'AlEA (prix Nobel de la paix !), pompier pyromane ayant mi-nimisé les conséquences sanitaires et environnementales de Tcherno-byl, et longtemps hésité sur les risques du nucléaire « civil » iranien.

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« Le seul objectif réel de l'AlEA est le développement [...] de l'énergie nu-cléaire. Cet objectif revêt une importance telle que d'autres agences liées àl'ONU, en particulier l'OMS (Organisation mondiale de la santé) et le PNUE(Programme des Nations unies pour l'environnement) ne peuvent s'intéresser eta fortiori communiquer sur les conséquences sanitaires de l'utilisation del'énergie nucléaire sans avoir obtenu l'autorisation [...] de l'AlEA (en vertu)d'un accord incroyable signé le 28 mai 1959 [...], par exemple l'article III selonlequel « l'OMS et l'AlEA [...] peuvent être appelées à prendre certaines me-sures restrictives pour sauvegarder le caractère confidentiel de certains docu-ments » (p. 89).

L'ÉLECTRONUCLÉAIRE :LES RÉELS COÛTS FINANCIERS

Lorsqu'on annonce officiellement que le kWh français est le meil-leur marché d'Europe, de quoi parle-t-on ? En sortie de centrale ouchez le consommateur ? Les prix annoncés incluent-ils ou non danstous les pays celui de l'abonnement qui, en France, double sensible-ment la note pour le consommateur (et vient d'être fortement augmen-té pour les plus modestes) ? Les prix intègrent-ils le coût de la gestiondes déchets de moyenne et longue période (vitrification, enfouisse-ment contrôlé, etc.) et du démantèlement des installations caduques(bien plus élevé que prévu, comme vient de le révéler le petit réacteurde Brennilis) ? Serait-ce pour cela qu'une augmentation des tarifs de30 % est demandée par EDF sur les 5 années à venir ?

Aujourd'hui, la France est dans l'impossibilité d'investir pour ladeuxième série de réacteurs, n'ayant pas fini de rembourser les capi-taux empruntés pour la première, dont la faveur était en outre soute-nue par celle du nucléaire militaire ; on tente donc de prendre le vi-rage vu l'ampleur à long terme des nouveaux investissements néces-saires. À cet effet, on dénationalise le marché de l'énergie, ouvrantainsi à GDF-Suez la possibilité d'investir dans l'électronucléaire, grâcesans doute à la manne ouverte d'année en année par l'augmentationdes tarifs du gaz. Ainsi, comme avec la formule des « sociétés d'éco-nomie mixte », on cumule les inconvénients : les (quelques) revenuspour le privé, les (plus probables) déficits pour la partie publique,c'est-à-dire le consommateur et le contribuable.

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[291]

Nucléaire français. Un Tchernobyl financier ?

« Au 1er janvier 2010, l'endettement d'EDF s'élevait à 42,5 milliards d'euros(280 milliards de francs, séquelle du premier programme électronucléaire, nonencore complètement soldé) pour un résultat brut d'exploitation de 17,5 mil-liards d'euros, soit 2,4 fois moins. » « Henri Proglio (P-DG d'EDF) a dû de sur-croît annoncer un recul de 74 % du bénéfice du groupe, tombé de 3,9 à 1,0 mil-liard d'euros l'an dernier » (p. 90).

« La situation financière d'EDF peut-elle s'améliorer ? Les cours de la boursene vont pas dans ce sens, avec - 53 % en trois ans et - 10 % entre janvier et dé-but avril 2011. » (p. 91), avant même Fukushima.

Guillaume Malaurie, Le Nouvel Observateur, n° 2430, 2 juin 2011, pp. 88-92.Bonnes feuilles du livre de Corinne Lepage, La Vérité sur le nucléaire. Lechoix interdit, 2011.

Pourtant, contrairement aux prévisions et promesses de nos ingé-nieurs et économistes, rien n'est moins sûr qu'un électronucléairevraiment rentable. Les deux réacteurs EPR (1,6 GWé chacun) vendusà la Finlande par AREVA ont vu leur coût dériver (de 3,0 à 6,0 Md€)au fur et à mesure que s'accumulaient les retards de construction (prèsde 4 ans de retard en 2011 ). Les indemnités dues à la Finlande sontgaranties par la COFACE, c'est-à-dire par l'État, donc par le contri-buable français. Dans le même temps, le salaire de l'ex-directriced'AREVA avait augmenté de 33 % alors que le Groupe voyait son bé-néfice net diminuer de 21 % ; elle émarge également au conseil d'ad-ministration d'autres groupes comme Total (qui ne paie pas d'impôtsen France...), ce qui lui permet de dépasser le million d'euros de ré-munération annuelle.

Les ressources franco-françaises d'uranium étant épuisées ou d'ex-traction non rentable (comme pour les hydrocarbures et le charbon),nous sommes désormais dépendants des ressources « françafricaines »du Gabon et du Niger. Si l'uranium est vraiment le pain énergétique dedemain, ne s'agit-il pas là d'une attitude typiquement néocolonialiste,analogue à celle des Émirats arabes unis achetant des terres dans leTiers Monde pour assurer leur nourriture ? Ainsi, de même que laFrance (et la plus grande part de l'Europe) est tributaire de l'étranger

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pour ses approvisionnements en hydrocarbures, de même l'est-ellepour l'uranium, soumise aux risques de terrorisme, ce qu'a illustré l'en-lèvement de 7 personnes en septembre 2010 sur le site, en principeprotégé, que la société AREVA a créé à Arlit, dans le nord du Niger,pour l'extraction de minerai uranifère.

L'ÉLECTRONUCLÉAIRE :« ASSURANCES TOUS RISQUES » ?

Plus que tous les contrôles techniques (certes nécessaires, voiremême utiles) dont l'industrie nucléaire, mondiale et française, vas'autogratifier suite à Fukushima, la plus grande preuve de sécurité quipuisse être offerte au citoyen serait que soit déplafonné le montantactuel (dérisoire, vu l'ampleur des risques potentiels) que les compa-gnies d'assurance acceptent de couvrir en cas d'accident, quel qu'ilsoit, relevant de la chaîne nucléaire, de la mine aux déchets. Industrieet assureurs sont confortés dans cette attitude par la quasi-totalité desÉtats dits démocratiques, dont la France, ce qui signifie, plus qu'im-plicitement, que les dégâts de plus forte ampleur seront pris en charge(s'ils le sont...) par l'État et/ou la collectivité des citoyens, c'est-à-direpar les victimes elles-mêmes en dernier ressort. Le risque nucléairepris en charge par les assurances en France est plafonné à 541 millionsd'euros, sans doute parce [292] que l'usage veut que l'État soit sonpropre assureur. Mais qu'en est-il lorsque la production et/ou la ventede l'électricité nucléaire et les problèmes annexes (devenir des dé-chets, etc.) passeront - même pour partie - du public au privé ? Mais sil'énergie nucléaire française est « sûre » - tous risques de type Tcher-nobyl (résultant des « incompétences soviétiques ») ou Fukushima(résultant de « l'improbable conjoncture d'un tsunami de forte am-pleur ») étant hors de propos chez nous - pourquoi le plafond d'assu-rances n'est-il pas plus élevé, voire illimité ? Entrons même un instantdans la logique pour la pousser à son terme : puisqu'il n'y a pas derisques, pourquoi s'assurer, même pour un euro ?

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Quelques précisions sur le droit et la responsabilitéen matière nucléaire civile

« Sur le plan international, l'assurance des accidents nucléaires fait l'objet de la« Convention de Paris du 29 juillet 1960 », amendée le 28 janvier 1964 et le 16novembre 1982 (24 articles et 2 annexes ; ratifiés notamment par la France le 9mars 1966). Les exploitants du nucléaire doivent s'assurer auprès du poold'assurances Assuratome, mais cette mutualisation leur assure des provisionsinsuffisantes en cas d'accident majeur. Par exemple, le nucléaire français dis-pose d'une capacité d'intervention d'Assuratome de 541 millions d'euros (parcentrale ou par réacteur ?), qu'il est prévu de porter à 700 millions d'euros (engros, 15 % du coût de la construction et du démantèlement d'un réacteur sansproblème...), ce qui reste bien moins que le coût des dégâts induits par un acci-dent nucléaire majeur. L'assurance des accidents nucléaires (dits civils) estdonc spécifique, avec une gestion partagée entre l'exploitant de la centrale etles États concernés, c'est-à-dire les citoyens et les contribuables ». Source :Wikipédia, avril 2011.

Plus largement, voir aussi : Rens I. & Jakubek J., Radioprotection et droit nu-cléaire (Entre les contraintes économiques et écologiques, politiques etéthiques), ouvrage collectif (21 contributeurs, p. 13-350 + annexes, pp. 351-414), dans la collection SEBES (Stratégies Énergétiques, Biosphère et Socié-té), publié par Georg, Genève, 1998.

De plus, quelle que soit l'hypothèse (assurances fortes ou assu-rances nulles), comment traiter des risques encourus par d'autres in-dustries énergétiques de statut privé ? Déplafonnera-t-on le risque prispar les raffineries de pétrole, en invoquant le principe pollueur/payeur,ou bien l'exonérera-t-on par avance de toute responsabilité, au nom etau prix de l'intérêt général ? Dans un pays (encore) aussi centralisé etétatisé que le nôtre en matière d'activités stratégiques, quelle diffé-rence d'attitude sera-t-elle retenue pour traiter des centrales nucléairesEDF, à majorité ou exclusivité de capitaux publics, et des centralesnucléaires « privées », construites et gérées par exemple par GDF-Suez ou par TOTAL ? Vaste débat éventuellement dominé par l'adagelibéral : « Mutualiser les risques et privatiser les profits ? » Dès queles querelles de préséance entre EDF et AREVA auront été définiti-vement réglées par le pouvoir politique (en place ou à venir, car droiteet gauche françaises, noyautées par les corps d'État, ont toujours étécomplices à ce propos), il sera intéressant de voir comment de grandes

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entreprises comme GDF-Suez vont aborder le problème de la rentabi-lité strictement financière de l'électronucléaire ; mais dans tous lescas, une augmentation substantielle des tarifs tranchera le débat.

L'ÉLECTRONUCLÉAIRE :Y A-T-IL UN AVENIR POUR LE NUCLÉAIRE ?

Outre les problèmes de la rentabilité économique, et du devenir dedéchets radioactifs à termes moyen (dizaines et centaines d'années) etlong (milliers voire millions d'années), un handicap à la croissancenucléaire réside dans le risque de sa dissémination [293] politico-militaire. Janus à deux fronts, l'énergie nucléaire dite pacifique est in-dissociable de l'énergie nucléaire militaire, revers de la médaille :l'une ne se serait d'ailleurs pas développée sans l'autre, et réciproque-ment, pour des raisons à la fois économiques et psychopolitiques.L'exemple de la France est flagrant mais, plus près de nous, la comé-die que joue depuis des années l'Iran, bernant impunément le reste dumonde (des USA à l'AlEA), prouve bien le risque encouru de voirl'arme nucléaire tomber entre les mains de politiciens ou de religieuxirresponsables et fanatisés. Vendre le nucléaire pacifique, c'est fournirla bombe A à des pays qui pourront alors pratiquer sinon l'acte, dumoins le chantage ou le terrorisme nucléaire à bas prix 110, légitimantla riposte défensive voire préventive d'Israël, ce qui provoquerait alorsl'embrasement du Proche et du Moyen-Orient. Un autre scénario estcelui de la déstabilisation politique de pays « Arabes-Amis » (ArabieSaoudite, Émirats arabes unis, Koweït, Qatar), avec prise de pouvoirpar des factions islamistes prônant la guerre sainte, attitude politico-religieuse reprenant, avec 750 ans de décalage, l'état d'esprit de lachrétienté des croisades, ironique et sanglant retour de l'Histoire...

Par ailleurs, la surgénération étant un leurre temporel (cf. chap. 3.4B, pp. 92-93), on doit s'interroger sur les ressources mondiales en ura-nium, et la durée d'utilisation qui pourrait en résulter, comme estimé àjuste titre pour les autres énergies fossiles non renouvelables, de typecarbone. Contrairement aux hydrocarbures, l'uranium partage avec lecharbon le fait d'être une ressource « minière », c'est-à-dire solide. À

110 Sans compter que l'ultracentrifugation met désormais l'uranium 238 forte-ment enrichi, donc la bombe H par relais, à la portée de tout pays moyen-nement industrialisé, comme l'était la France en 1968.

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l'heure actuelle, la teneur des minerais exploités est de l'ordre de 1-2kilogrammes en uranium métal / tonne. Ce qui signifie que si un« charbon » est riche de 80 % en carbone, son exploitation laisse surplace 20 % de « stériles », générateurs de terrils ou autres « crassiers »des pays noirs ; mais aussi que l'uranium laisse plus de 99 % de dé-chets sur place. Du coup, l'exportation massique du minerai est-elleimpensable et la concentration doit en être locale, par des opérationschimiques fournissant le « yellow cake », un concentré d'oxydesd'uranium. Bien évidemment, la notion de « quantité de réserves » estétroitement liée à celle du prix de revient : plus rare devient le pré-cieux métal au fur et à mesure qu'il est arraché aux entrailles de laterre, plus sa valeur financière augmente, ce qui déplace le curseurvers des teneurs plus faibles, devenues ainsi « rentables ». Mais auxlimites « économiques » se superposera toujours (comme pour le pé-trole) une limite « physique », lorsqu'extraire et concentrer le minerairequerra plus d'énergie qu'il n'en fournira.

« Tchernobyl, Fukushima, les catastrophes se succèdentsans qu'on en tire de leçons »

Titres de l'entrevue de Alain de Halleux par Samuel Gontier, Télérama n°3197, 20 avril 2011, pp. 42-44. Réponses de Alain de Halleux, réalisateur dudocumentaire Tchernobyl for ever, diffusé sur Arte le 26 avril 2011.

« À chaque accident, l'industrie nucléaire essaie de montrer qu'il existe des so-lutions. C'est la France qui a convaincu le G 7 d'annoncer la construction d'unnouveau confinement » pour Tchernobyl. Il y a là « trois avantages : donner duboulot aux entreprises françaises (groupes Vincy, Suez...), redorer leur image...et peut-être cacher la misère. » Il a « fallu plus de six cent mille liquidateurspour aller boucher le trou à Tchernobyl. » « Qu'on soit pro ou anti, [294] peuimporte, nous pouvons nous accorder sur un point : il ne faut pas que ça pète.Or, à long terme, si l'on ne veut pas que ça pète, le seul moyen, c'est d'en sor-tir. »

« Les réacteurs de Fukushima sont comme des braises qui, lentement, conti-nûment, inexorablement, dégagent de la radioactivité. Le pays sera très touché.Quand les investisseurs s'apercevront (comme à Tchernobyl) qu'il est impos-sible de réhabiliter les régions sinistrées, le capitalisme pourrait bien se retrou-ver dans le même état que le système soviétique de 1986, caractérisé parl'irresponsabilité et la fragilité économique. » Incompatible avec le libéralisme,l'atome l'est aussi avec la démocratie. « Il n'est viable que dans un systèmeautoritaire. Ou dans une société utopique fondée sur la solidarité et le sacri-fice. » « Le nucléaire, je (serais) pour. À condition que le PDG d'EDF s'engage

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à prendre la pelle et le seau si ça pète. » En l'occurrence, « les gens qui déci-dent de prolonger l'exploitation des centrales font penser aux généraux de laguerre de 1914, planqués à 50 kilomètres du front. Ils raisonnent dans une lo-gique à court terme, névrotique, morbide. »

« La France, pays le plus nucléarisé au monde, possède une responsabilité pla-nétaire dans ce domaine ». Ce que l'État et EDF appellent le « retour d'expé-rience (du sextuple accident de Fukushima) nécessiterait de remplacer tous lesdiesels, désuets, des centrales françaises ; de construire des confinements pourtoutes les piscines de refroidissement des (combustibles usés des) réacteurs ; detirer au sort des liquidateurs parmi les citoyens et de provisionner l'argent né-cessaire en cas d'accident. »

L'ÉLECTRONUCLÉAIRE :UNE CHANCE POUR LA FRANCE ?

De même que la force de frappe se révèle aujourd'hui totalementinopérante face aux nouvelles formes de la subversion (le terrorisme,les déplacements de populations, les révoltes locales...), de même lenucléaire dit pacifique n'est pas une réponse crédible aux problèmesde sécurité et d'indépendance. Pas plus que Ben Laden n'a été neutra-lisé par une bombe à neutrons, pas davantage les camions transportant44 tonnes de tomates espagnoles n'encombreront nos autoroutes enconsommant des électro-mégawatts/heures. Bien conseillé (ou plutôt,bien entouré), le président de la République actuel croit pourtant en unavenir qui chante pour le nucléaire français, promis comme Airbus àde juteuses exportations (à cela près que Airbus, justement, n'est passeulement français mais européen, avec l'Allemagne, l'Angleterre etl'Espagne comme partenaires). On peut douter d'un tel optimisme enregardant la carte de visite d'EDF/AREVA, les deux frères ennemis :un échec technologique majeur, avec la filière dite surgénératrice ; unservice après-contrat décrédibilisé, avec des EPR ayant pris 4 ans deretard à l'allumage et plus de 80 % de surcoût.

L'avenir du nucléaire en France se jouera probablement (sauf le castoujours possible d'un accident majeur), non pas sur des argumentspseudo-techniques mais sur des critères d'ordre financier, dans un con-texte de crise économique et de privatisation libérale : si l'électronu-cléaire a stagné aux USA pendant 20 ans, alors qu'il prospérait enURSS et en France, c'est parce que, dans ces deux derniers États, laconjugaison d'un pouvoir politique (en France, le gaullisme) et d'une

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compétence technologique (un corps d'ingénieurs) centralisés a cou-vert des choix dangereux et à courte vue pour l'intérêt général. Au-jourd'hui, dans le triple contexte du plafonnement de la consommationélectrique, de la catastrophe de Fukushima (qui a déjà entraîné l'aban-don de l'électronucléaire par plusieurs pays) et de la crise financièremondiale, l'exportabilité de la filière EPR paraît très compromise,rappelant ainsi la longue liste des prouesses franco-françaises dispen-dieuses et invendables, de Concorde au Rafale (pour ne parler que dece qui vole...).

[295]

« Nous vivons en France sous l'hybridation du colbertisme et du libéralismespéculatif : l'État soutient des méga-industries protégées, telle que le nucléaireou l'aviation, mais le personnel dirigeant des grandes entreprises fait primer lacotation boursière et recommande à l'État un comportement farouchement libé-ral à l'égard des individus et en matière de prélèvements fiscaux. » Jean-PaulMalrieu, La science malmenée, 2011, p. 98.

Si l'électronucléaire devait un jour connaître une relance significa-tive, les éventuels fournisseurs seraient plutôt la Corée du Sud ou laChine, aptes à fournir des réacteurs moins sophistiqués (moins sûrs ?),donc moins coûteux. Compte tenu du prix de l'EPR (sans parler del'argent imprudemment investi par gloriole par Jacques Chirac dansITER...), le marché intérieur sera alors insuffisant pour rentabilisercette génération de réacteurs, l'impasse française pouvant égalementsigner la fin de l'électronucléaire au niveau mondial par effet domino.Pourtant, une honorable porte de sortie est ouverte, qui pourrait re-cueillir un consensus réaliste, celle de l'abandon progressif de la filière(comme pour les bouilleurs de cru : un corps en voie d'extinction...),étalé sur 20 à 25 ans compte tenu de l'âge des plus récents réacteurs enplace : « les Verts en ont rêvé, le PS le fera-t-il ? ».

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EPR : les ratages du nucléaire

« EPR (European Pressurized Water Reactor) est le fleuron d'AREVA etd'EDF. Quatre exemplaires de ce réacteur de troisième génération, le plus puis-sant du monde (1 600 mégawatts), sont aujourd'hui en construction en Fin-lande, en France (Flamanville), les deux derniers en Chine. Le premier de ceschantiers, qui a démarré en 2005, devait être bouclé en quatre ans. Mais ARE-VA, maître d'œuvre du projet, indique désormais que le réacteur ne sera pasopérationnel avant fin 2012. Et le groupe, qui avait sous-estimé les délais et lesdifficultés, a dû provisionner 400 millions d'euros supplémentaires pour faireface aux pénalités de retard. Ses provisions se montent à présent à 2,7 milliardsd'euros, alors que le réacteur devait être livré à l'électricien finlandais TVOcontre 3 milliards d'euros. La situation n'est pas meilleure à Flamanville, oùEDF, cette fois, a confirmé un report de deux ans du démarrage de son EPR.Lancé en 2007, le chantier ne sera pas achevé avant fin 2014. Son coût, évaluéà l'origine à 4 milliards d'euros, devrait passer à 5 milliards d'euros ». Pierre LeHir, Le Monde. Bilan Planète 2010, Nov. 2010, p. 79.

Notes : 1/ Le 27 juillet 2011, EDF reconnaissait un retard de 2 ans dans laconstruction de l'EPR de Flamanville, et un surcoût amenant (pour l'instant) lanote à 6 milliards d'euros, au lieu des 3,5 initialement prévus. 2/ En été 2011, legroupe allemand Siemens s'est désengagé du nucléaire.

L'après Fukushima en France : l'opinion d'un polytechnicien...

« Heureusement, on a arrêté le surgénérateur Superphénix en 1998, car il étaitbasé sur l'utilisation du plutonium, un million de fois plus dangereux que l'ura-nium. Comment a-t-on pu imaginer faire d'un matériau aussi dangereux lecombustible d'une filière de réacteurs exportable dans le monde entier ? »(Note : Avec le MOX, combustible contenant 7 % de plutonium à côté del'uranium, AREVA a fait en partie le même pari, dans des centrales françaiseset dans le réacteur Fukushima-Daichi 3 [760 MW] de TEPCO, construit parToshiba en 1974). « Il est lassant d'entendre des dirigeants qui n'y connaissentrien continuer à dire n'importe quoi. Nicolas Sarkozy (qui affirme que si l'onrefuse le nucléaire, on doit accepter de s'éclairer à la bougie) ne croit pas sibien dire ; un jour, et pourquoi pas dès cet été, les Français s'éclaireront [296] àla bougie : comme nous sommes le seul pays au monde à avoir choisi de pro-duire 80 % de notre électricité avec une seule source, le nucléaire [...], si noussommes contraints d'arrêter nos réacteurs, nous retournerons à la bougie ! Pasbesoin d'une catastrophe, juste un gros pépin générique, ou d'une sécheresse etune canicule exceptionnelle. Car on ne peut pas faire bouillir l'eau des ri-vières » (que l'on utilise pour refroidir les réacteurs).

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Question : « Comment expliquez-vous l'inconscience française ? » Réponse :« Par l'arrogance du Corps des ingénieurs des Mines, d'une part, et la servilitédes politiques, de l'autre. Une petite caste techno-bureaucratique a gouverné lesquestions énergétiques depuis toujours (avec le charbon), puis le pétrole, et en-suite le nucléaire. Ils ont toujours poussé jusqu'à l'extrême, et imposé aux poli-tiques, la manie monoénergétique. » « Dès les années 1970, un chercheur sué-dois a écrit une étude sur le fait que le nucléaire marche dans certains pays etpas dans d'autres. Il en a conclu qu'une structure politico-administrative autori-taire et centralisée avait permis qu'elle se développe (surtout) dans deux pays :l'URSS et la France. Pour de fausses raisons - indépendance énergétique, puis-sance de la France - on maintient le lien entre le nucléaire civil et militaire. [...]Au lieu de se dire que si les Allemands font autrement, on pourrait peut-êtreregarder... Non, on décide que les Allemands sont des c... » « Il y avait jadisl'alliance Areva-Siemens pour proposer les réacteurs EPR, mais Siemens en estsorti depuis des années. On peut toujours se rassurer en pensant que les Alle-mands se trompent, mais on peut difficilement soutenir qu'ils aient fait ces der-nières décennies de mauvais choix et que leur industrie soit faiblarde... »

Nucléaire, c'est déjà hier. Télérama, n° 3205 du 18-24 juin 2011, pp. 13-24.

Une entrevue de Vincent Rémy avec Bernard Laponche (polytechnicien, phy-sicien nucléaire).

LA VOITURE ÉLECTRIQUE :LE MIROIR AUX ALOUETTES

Depuis une dizaine d'années, la voiture électrique est présentéecomme LA réponse (non polluante de surcroît !) à la pénurie ou àl'augmentation du prix du pétrole, et sa relance a animé les Salons del'automobile de Genève et de Paris en 2010. Rien de très nouveaupourtant, puisque La Jamais Contente, fonctionnant sur accumula-teurs, a été le premier véhicule terrestre, en 1899, à dépasser les 100km à l'heure (en pointe) ! Mais la bonne question en matière de véhi-cule n'est pas tellement la vitesse de pointe que celle de croisière et,surtout, le degré d'autonomie, c'est-à-dire la distance pouvant être par-courue avec « un plein de carburant ». Dans un article déjà ancien (Ph.Lebreton. Le véhicule électrique autonome : alternative écologiquecrédible ou gadget électro-publicitaire ? SEBES, 1995, pp. 79-89),nous nous étions livré à la comparaison de véhicules légers de livrai-son fonctionnant respectivement au gazole et à l'électricité (accumula-teurs au plomb). Les résultats (fondés sur plusieurs modèles, et sur desdonnées de l'ADEME) avaient été sans appel : autonomie et capacité

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inférieures d'un facteur 4 à 10 et - plus important encore d'un point devue fondamental - rendement en bout de chaîne « Source énergétique /Transport fourni » nettement inférieur : 0,16 pour la chaîne « thermo-électrique » (c'est-à-dire utilisant l'électricité produite par une centraleà fioul) versus 0,26 pour la chaîne « thermique » (c'est-à-dire utilisantdirectement le gazole). Autrement dit, dans ces conditions (comme enAllemagne ou en Chine, où l'électricité est d'origine charbonnière), lavoiture électrique, tout en offrant de bien moindres services, émet 1,6fois plus de GES (en l'occurrence, gaz carbonique) que le véhicule àpétrole traditionnel. Ce qui n'empêche pas des « experts » français devoir la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion (nucléarisées ?)comme des sites idéaux pour accueillir la voiture électrique (France-lnter, 5 octobre 2011) !

[297]

D'après Dautray & Lesourne (loc. cit., 2009, p. 264), en ce qui concerne lesvoitures tout électrique : « tout ce que l'ingénierie permet a été effectué, denombreux progrès ont été obtenus. [...] Toutefois, malgré d'importantes avan-cées, le but n'a pas été complètement atteint. C'est donc maintenant à la re-cherche fondamentale en électrochimie, en matériaux, en chimie, de permettrede remplir le cahier des charges d'une voiture tout-électrique. »

La firme chinoise BYD a récemment déposé des brevets pour une variante desbatteries au lithium-ion, appelées Fe ou LFP (lithium-fer-phosphate), avec uncoût abaissé de 50 %, une meilleure longévité et une recharge plus rapide.Source : Le Nouvel Observateur, n° 2418, 10-16 mars 2011, p. 73.

Certes, des progrès ont été depuis réalisés en ce qui concerne lesbatteries, plus performantes mais plus sophistiquées, donc bien pluscoûteuses. De plus, l'électricité peut être d'origine nucléaire, ce quichange la donne... mais sans l'éclairer, ni l'améliorer : vaut-il mieuxsubir les effets d'un kilogramme de gaz carbonique ou ceux de 10 mil-licuries de Strontium 90 (chiffres totalement pris au hasard, pour leprincipe) ? À cette contingence biophysique, l'économie ajoute desparamètres artificiels rendant les choix d'autant plus ambigus pour leconsommateur : le gazole est soumis à la TIPP pour les voitures maisil est détaxé pour les tracteurs agricoles et les avions ; le gazole estdonc « surenchéri » pour une majorité de consommateurs (sauf lors-

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qu'ils sont touristes aériens ou mangeurs de maïs) mais le kWh élec-trique, s'il acquitte une TVA, échappe à toute autre taxe : dans cesconditions, comment avoir une politique cohérente de consommationde l'énergie ?

En pratique, un point faible crucial de la voiture électrique, pesantfortement sur ses performances, est constitué par les batteries - quellesqu'elles soient - dont le rendement d'utilisation dépend très fortementde la vitesse de leur charge : une nuit ou une heure divise ce rende-ment par deux, de 80 à 40 % ; de même pour leur décharge, car roulerà 50 ou à 100 km/h, ce n'est pas la même chose non plus ! En cumu-lant ces deux paramètres temporels, le rendement de la transformationde l'énergie électrique en énergie mécanique peut passer de 4 à 1,voire pire. Le rendement, mais aussi la durabilité des batteries, qu'ilfaut savoir recharger à bon escient, ni trop vidées ni trop remplies. Ilfaut plusieurs heures pour charger un accumulateur de voiture de ca-pacité de l'ordre de 10 kWh alors que la moindre pompe de station-service délivre en quelques minutes 50 litres de carburant, soit 500kWh, 50 fois plus ! Ce paramètre (dont dépend le coût d'amortisse-ment du matériel, plus essentiel que sur un véhicule thermique) peutaller lui aussi du simple au double en cas de négligences ou de mé-semploi systématique, par exemple 500 cycles de charge/décharge aulieu de 1 000. Bref, dans tous les cas de figure, le « réservoir élec-trique » exige une gestion optimalisée, donc une autre manière deconduire que ne remplacera jamais l'informatique embarquée la plussophistiquée. Par ailleurs, Jean Syrota (auteur d'un rapport intitulé« Véhicule 2030 ») estime que « les tests normalisés ne prennent pasen compte la consommation des accessoires (phares, essuie-glaces,dégivrage arrière) et surtout le chauffage ou le refroidissement del'habitacle. [...] On peut donc conclure qu'en usage réel urbain, l'auto-nomie d'un véhicule électrique pourrait être réduite de moitié ». Enoutre, « en juillet 2009, l'ADEME se fendait d'une note dans laquelleelle estimait que "le bilan du véhicule électrique en émission deCO2/km est proche des voitures de classe B actuellement : 126 gCO2/km du puits à la roue", contre 161 g/km pour la moyenne desventes en 2008 » (Stéphen Kerckhove. La voiture électrique... l'ato-mobile ! Sortir du nucléaire, n° 47, automne 2010, pp. 13-14).

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[298]

Peut-être la seule vertu du véhicule électrique - outre quelques casphysiques particuliers (campus hospitaliers ou universitaires, centresvilles touristiques ou traditionnels, etc.) - serait-elle d'instiller uneautre relation entre le conducteur et l'outil, d'induire l'abandon du cultemachiste de la vitesse et du bruit (même avec une BMW Active Hy-brid de 485 cv ?).

« BMW Active Hybrid : l'hybride au service de la joie (sic !).

Le secret réside ici dans la combinaison d'un moteur V8 essence avec deux mo-teurs électriques. Le conducteur peut solliciter 485 ch, mais aussi rester élec-trique et parfaitement neutre en CO2 jusqu'à 65 km/h. La technologie Full Hy-brid de la BMW Active Hybrid X6 permet en effet de rouler soit en tout élec-trique, soit avec le seul moteur thermique ou encore en associant les deuxmodes de propulsion. » « Alors pourquoi attendre demain pour conduire la voi-ture de demain ? » (Publicité BMW, septembre 2010, p. 9).

Questions : Est-il vraiment utile de changer quelque chose à un moteur si l'onconserve tel quel ce qu'il y a sous le casque du conducteur ? BMW aurait-il faitsien le slogan hitlérien, simplement inversé : Freude durch Kraft, « la joie parla force » ?

Dans certaines conditions, on pourrait reconnaître aux véhiculesélectriques autonomes l'intérêt de se substituer (pour partie) au chauf-fage électrique (une autre hérésie thermodynamique) au lieu de s'yajouter. Comment ? Par l'obligation, en cas d'achat d'une voiture élec-trique, de remplacer un chauffe-eau électrique préexistant par unchauffe-eau solaire, de rendement thermodynamique égal à l'unité,puisque l'on passe directement du thermique au thermique et que lesoleil est gratuit. Les aides attribuées à ces deux équipements indivi-duels cumulés seraient plafonnées (en France, à 5 000 €) et la voitureélectrique deviendrait ainsi pour partie une voiture électro-solaire, àhauteur de 2 500 kWh annuels (soit l'équivalent thermique de 240litres de gazole = 6 000 km pour une consommation Clio de 4 litresaux 100 km) pour 5 m2 de capteurs en ensoleillement moyen. Dans lespays où l'électricité et l'eau chaude sont fabriquées à partir de fuel oumême de charbon, le gain environnemental serait même supérieur :moins de GES et pas de déchets nucléaires à la fois.

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En fait, ce que cherche à faire croire la voiture électrique, c'est quetout peut continuer comme avant, moyennant une couche de peintureverte camouflant un développement faussement durable. Ce dont nousavons besoin (outre une politique encore accrue des transports encommun), ce n'est pas de véhicules, hybrides ou non, capables de toutfaire, en ville comme sur autoroute, c'est d'autres véhicules adaptésaux réels besoins : pour les ménages disposant de deux voitures (ilssont nombreux, quoi qu'on en dise), la voiturette électrique seraitavantageusement remplacée par une deux-chevaux améliorée (no-tamment pour la sécurité) ou par une smart moins sophistiquée ; pourles autres, un véhicule thermique ne consommant que 3 litres aux centkilomètres est possible avec les nouveaux matériaux et les nouvellestechniques déjà présents dans les cartons des constructeurs ; le coût deces véhicules resterait inférieur à celui des voitures hybrides qui nesont qu'un pis-aller, voire un gadget de luxe utilisé comme cache-richesse de notre société agitée, saisie par la bougeotte perpétuelle.Cette performance est à portée de main en l'état actuel et prévisibledes connaissances scientifiques et techniques. Pourquoi ne pas faireplus simple quand c'est trop compliqué ? Plus délicate sera la conver-sion de l'aménagement du territoire, qui a vu les travailleurs, soumis à« déplacements pendulaires » domicile/travail dûs aux coûts de l'im-mobilier, devenir les victimes et les otages des systèmes financiers ;[299] mais la gauche a-t-elle jamais eu la lucidité et le courage de trai-ter devant l'électeur de ces problèmes éminemment « politiques » ?

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Les véhicules électriques autonomes

Énergie & Développement Durable Magazine, n° 30, juillet-août 2010. « Étudecomparative sur l'offre de voitures hybrides et électriques », Anonyme, pp. 50-53. Bilan réalisé par l'Ambassade de France en Suisse, à l'occasion du Saloninternational de l'automobile de Genève. 91 véhicules présentés (30 hybrides +18 rechargeables ; 37 électriques, dont 10 d'origine française + 6 à piles à com-bustibles).

Véhicules (totalement) électriques

« À leur très grande majorité, les voitures sont équipées de batteries lithiumavec des capacités d'au moins 10 kWh (1 litre de carburant, sic !). L'autonomiemoyenne tourne autour de 120-160 km (à quelle vitesse ?). L'autonomie, la re-charge et le prix sont les points névralgiques du développement des voituresélectriques. »

Remarques. La consommation de tout véhicule automobile, outre son aérody-namisme (peu contraignant aux faibles vitesses), est surtout due à son poids. Orles batteries, c'est lourd, très lourd, parfois même comme du plomb ! Depuisque les premiers accumulateurs ont été inventés, au XIXe siècle, on n'a rientrouvé de mieux que ces « batteries », sans avoir significativement amélioréleur rapport qualité/prix. Pour tous les modèles présentés dans ce compte-rendudu salon de Genève, aucune information complète n'est fournie sur le prix, lapuissance (maximale), l'autonomie (à quelles vitesses), le rendement de lacharge électrique (entre 8 heures et 20 minutes...). Les prix vont de 17 900 € à38 000 €.

Énergie & Développement Durable Magazine, ibid., pp. 26-31. Venturi Auto-mobiles ré-inventent la Croisière Jaune du XXIe siècle.

Modèle : Citroën Berlingo Électrique de série, « Powered by Venturi » BatterieNi/NaCI de 23,5 kWh (2,4 litres de carburant). Régénération à la décélération.Équipé de batteries supplémentaires, autonomie 400 km (surpoids ? surcoût ?vitesse ?). Moteur : puissance maximale 42 kWélectr. (57 ch). Recharge à80 % : 5 heures sous 3 200 W. Autonomie : 120 km (à quelle vitesse, surtoutavec l'équivalent de 2,4 litres de carburant ?). Charge utile 500 kilogrammes(sans les batteries supplémentaires !) ; poids total en charge ? Distance fran-chie : 14 000 km entre le début de mai et la mi-juillet, de la Chine à la France,soit environ 70 jours, d'où une distance quotidienne moyenne de 200 km.

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9.2. Énergies renouvelables,ou énergies « nouvelles »

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Dans les énergies « solaires », directes ou indirectes, on distingueraselon le critère temps : fossile (déjà traité), instantané (de la minute àla semaine, du chauffe-eau solaire à l'hydraulique, qui dépend ducycle de l'eau), différé (de l'année à la décennie, car l'herbe et lesarbres mettent un an à un siècle pour pousser).

A — Le solaire instantané : hydraulique,éolien, photovoltaïque, photothermique

Sur un total de 20 Mtep (nets ou bruts ?) provenant d'énergies re-nouvelables en France en 2009, la première place est officiellementtenue par une source que l'on ne saurait [300] pleinement qualifier de« nouvelle », puisqu'il s'agit du bois-énergie, pour 46 % du total. Vientensuite une autre vieille connaissance, l'énergie hydraulique, dont lespossibilités sont quasi saturées en France depuis la domestication duRhône et des vallées alpestres opportunes, avec 25 % du total (4,9Mtep plus précisément). Les agrocarburants s'inscrivent pour 2,3Mtep, soit 11 %, et les déchets urbains renouvelables pour 1,3 Mtep,soit 6 %. Quant au reste, soit 2,6 Mtep, il s'agit des pompes à chaleur(énergie bien ambiguë en pratique...) pour 0,95 Mtep, de l'énergie éo-lienne pour 0,67 Mtep, des résidus agricoles, de biogaz, de géother-mie, de solaire thermique (chauffe-eau solaires) et de photovoltaïque.Ce total de 20 Mtep correspond à un peu plus de 15 % de la produc-tion nationale énergétique.

En 2009, la somme des électricités hydraulique, éolienne et photo-voltaïque, égale à 70 TWh (soit 13 % de la production dite brute)équivalait à la production d'une dizaine de réacteurs nucléaires. Si lesressources de l'hydroélectricité ont été pratiquement épuisées dans

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notre pays, la marge reste grande pour les énergies éolienne et photo-voltaïque, la puissance installée de celle-ci ayant été multipliée par 1,4entre 2007 et 2009 (de 270 à 380 MW) ; pour l'éolien, dans le mêmetemps, la progression est un peu supérieure, avec une multiplicationpar 1,9 (de 2 500 à 4 800 MW). En ce qui concerne les chauffe-eausolaires, à la fin de 2009 on comptait 1,9 million de m2 de capteurs(contre 0,26 seulement en 2007, multiplication par 7), soit environ400 000 installations individuelles alors que notre pays compte plusde 30 millions de logements ! Pour 75 %, l'eau chaude sanitaire estpourtant un excellent substitut du gaz naturel et de l'électricité, tropsouvent encore utilisés par facilité (Source : Chiffres clés de l'énergieen France, octobre 2010, p. 27).

Comparaison de diverses sources d'énergie, renouvelables ou non

Référence : 1 TWhé (un térawatt x heure électrique = un milliard de kWh) =14 % de la production annuelle d'un réacteur électronucléaire de 1 GWé fonc-tionnant 7 000 heures / an à pleine puissance. 1 TWhé = 0,22 Mtep d'où 1 Mtep= 4,5 TWhé.

La même quantité d'énergie (en expression thermique) de 1 Twh est égalementobtenue à partir de l'une des sources suivantes :

1. Énergies fossiles

Combustion de 330 000 tonnes de charbon (avec 1,5 tec = 1 tep). Combustionde 220 000 tonnes de pétrole. Combustion de 160 millions de m3 de gaz natu-rel. Fission de 22 tonnes d'uranium naturel.

2. Énergies renouvelables

Combustion de 1,1 million de m3 de bois (0,55 million de tonnes de bois sec =15 % d'humidité), soit 0,7 % de la production biologique des forêts françaises.Fonctionnement de 1 million de panneaux photovoltaïques de 10 m2 (puissance1 kW). Fonctionnement de 0,5 million de chauffe-eau solaires de 5 m2 (rende-ment 28 %). Fonctionnement de 200 éoliennes de puissance nominale 2 MW(sur la base de 2 500 heures / an).

Adapté (et complété) de Chiffres-clés de l'énergie, octobre 2010, p. 26.Pour les chauffe-eau solaires : www.outilssolaires.com

Comme d'autres réalisations technologiques, l'énergie hydrau-lique des barrages (de retenue ou au fil de l'eau) a toujours eu la fa-veur du public français. Les seniors se rappellent ainsi de l'engoue-

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ment national créé par la mise en service, à partir de 1948, du barragede Génissiat [301] (400 MWé), ajoutant 10 % à l'alimentation élec-trique des Français en 1950, alors qu'il ne suffirait pas aujourd'hui aufonctionnement de nos 20 millions de téléviseurs couleur les plus éco-nomes (25 W) pendant une soirée ordinaire. Renouvelable ne veutpourtant pas dire « indolore », et l'implantation des barrages en France(notamment la domestication du Rhône du Léman à la Camargue) etles multiples obstacles opposés sur les fleuves et rivières à la remon-tée des poissons migrateurs sont là pour prouver les atteintes aux pay-sages et à la biodiversité de telles sources d'énergie électrique.

Autre fluide d'origine solaire encore plus directe que l'hydraulique,l'énergie éolienne est la redécouverte d'une source renouvelable trèsen faveur dès la Renaissance dans des pays comme la Hollande oul'Espagne. Aujourd'hui pourtant, certains « écologistes » 111 partent enguerre contre ces nouveaux moulins à vent, alors qu'ils n'avaient pasété émus (eux ou leurs pères) par les multiples pylônes à haute tensionémaillant le paysage français depuis les Trente Glorieuses, lorsque laconsommation électrique doublait tous les 7 ans. D'après le ministèrede l'Écologie (Jean-Louis Borloo, le 7 juillet 2010), 1 000 MWé d'éo-liennes (400 éoliennes de 2 à 3 MW) sont désormais installés chaqueannée et 7,7 TWh ont été produits en 2009 (soit l'équivalent d'un réac-teur nucléaire de 1 100 MWé fonctionnant à pleine puissance avecune disponibilité de 80 %). Le taux moyen de disponibilité de l'éolienen France est de l'ordre de 23 % seulement sur l'année (de 12 à 42 %selon les mois), mais la source est gratuite et sans déchets, et cela n'apas de prix ! Même si Archimède, grâce à des miroirs solaires, a réus-si (du moins le dit-on) à enflammer les voiles de la flotte romaine as-siégeant Syracuse, on voit mal comment l'Iran pourrait mettre à malIsraël grâce à une « bombe éolienne » de son invention. Et si les éo-liennes françaises n'économisent qu'une tranche nucléaire, ne pourrait-

111 II s'agit plutôt de « nimbystes » (de l'américain nymby, Not In My Back Yard= Pas dans mon arrière-cour). Moralement parlant, refuser une énergie natu-relle renouvelable et sans déchets devrait s'accompagner d'un comportementéconomisant autant que les potentialités de la source incriminée. Plus direc-tement : « Vous ne voulez pas d'éolienne dans votre arrière-cour ? OK, maisalors économisez sur votre budget électrique ce qu'elle aurait apporté à lacollectivité ! » (Prof. Mollo-Mollo, 2005).

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il pas s'agir justement de celle à côté de laquelle vous habitez en toutequiétude, mais qui pourrait exploser l'année prochaine ?

« La Chine veut se tourner vers l'énergie du vent pour tenter de réduire sa fortedépendance au charbon (qui) reste en 2010 la source de 80 % de son électricité.Mais les efforts du pays commencent à porter leurs fruits : ses capacités élec-triques ont doublé en 2009 pour grimper à 25,8 GW et devraient dépasser les150 GW (à peu près le parc électronucléaire japonais actuel, égal à 48 GWé, dumoins avant Fukushima) d'ici à 2020. » Les « 34 turbines, d'une capacité de 3mégawatts chacune (total : 100 MW nominaux), ont commencé à transmettreleur électricité au réseau national, le 6 juillet 2010. [...] Les éoliennes de Don-nai doivent alimenter 200 000 foyers de Shanghai. [...] Avec des coûts d'instal-lation bien plus élevés que sur terre, l'opération est financièrement périlleuse. Ila fallu débourser 253 millions d'euros pour construire ce parc. »

Harold Thibault. Donghai. Les éoliennes chinoises à la conquête des mers, LeMonde. Bilan Planète 2010 (p. 56).

À la fin de 2009, la puissance nominale éolienne installée dans lemonde était de 158 GW ce qui, avec un « rendement » (disponibilitétemporelle par rapport à la puissance nominale) égal à 20 % (de 16 à25 % selon les sites), équivaut à 32 tranches nucléaires d'un GWé. Les[302] USA sont en tête (35,2 GW installés), suivis par la Chine (26,0GW ; puissance nominale correspondant à 3 réacteurs EPR) et l'Alle-magne (25,8 GW), l'Espagne(19,1 GW) 112 ; la France vient loin der-rière, avec 4,5 GW, puissance équivalant à celle d'une tranche nu-cléaire de 1 GWé (Source : 2000watts.org ; février 2010).

La politique française en matière d'énergie photovoltaïque té-moigne des capacités de nos élites. Imbus de leurs Concorde, Super-phénix et autres prouesses, nos ingénieurs ont commencé par se gaus-ser de cette énergie non conventionnelle, trop simple à mettre enœuvre ! Puis les politiciens sont intervenus, avec un plan démago-gique consistant à surpayer les kWh produits. Se sont alors engouffrésdans la brèche des importateurs et des commerciaux qui ont « as-phyxié » les potentialités françaises. Le gouvernement, inquiet de la

112 L'Espagne vient de dépasser l'Allemagne, avec une production annuelle de43 GWh (près de 10 Mtep) en 2010, première source d'électricité (21 %),devant le nucléaire (Source : OSEC, Suisse ; 5 juin 2011).

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niche fiscale consommatrice de devises ainsi créée, a fait alors marchearrière... décourageant ainsi l'émergence d'un marché vrai intérieur (dufabricant à l'installateur). Quant à l'énergie photothermique (autre-ment dit, les chauffe-eau solaires), la timidité des Français par rapportà ses voisins est incompréhensible, il suffit de voyager quelque peu(en Grèce, certes, mais aussi en Autriche...) pour en être convaincu.En France, si le quart (18 fois plus qu'au début de 2010) des 28 mil-lions de logements principaux étaient équipés de chauffe-eau solairesde 5 m2, 14 TWh d'électricité (ou de gaz naturel) seraient économisés,l'équivalent de deux réacteurs nucléaires de 1 000 MWhé ou de 3 mil-lions de tonnes de pétrole.

Chauffage électrique et chauffe-eau solaires

« Aujourd'hui, on ne parle que de l'électricité, mais ce qu'il faudrait d'abordinstaller partout, c'est des chauffe-eau solaires ! Rien de plus simple : unfluide caloporteur circule dans un tube sous un panneau vitré, et permet d'ob-tenir de l'eau à 60 °C. L'Allemagne, pays moins ensoleillé que la France, a dixfois plus de chauffe-eau solaires. [...] L'éolien, sa compétitivité face au nu-cléaire est acquise (Note : en intégrant tous les coûts du nucléaire, du « ber-ceau à la tombe »). En ce qui concerne le photovoltaïque, les Allemands anti-cipent des coûts en baisse de 5 % chaque année. [...] Les énergies renouve-lables, sous un mot collectif, sont très différentes, et peuvent couvrir à peuprès tous les besoins énergétiques. Les Allemands estiment qu'elles couvriront80 % des leurs d'ici à 2050. C'est plus que crédible, à condition de toujoursrechercher les économies d'énergie. »

« En dix ans, les Allemands ont créé près de 400 000 emplois dans les éner-gies renouvelables. » En France, « comme on a fait trop de centrales nu-cléaires, il y a eu toujours eu pression pour la consommation d'électricité, enparticulier pour son usage le plus imbécile, le chauffage électrique, pour le-quel la France est championne d'Europe. [...] Cela crée du coup un problèmede puissance électrique globale : en Europe, la différence entre la consomma-tion moyenne et la pointe hivernale est due pour moitié à la France ! Résultat,l'hiver, nous devons acheter de l'électricité à l'Allemagne, qui la produit avecdu charbon... ».

Nucléaire, c'est déjà hier, Télérama, n° 3205 du 18 au 24 juin 2011, pp. 13-24.Une entrevue de Vincent Rémy avec Bernard Laponche.

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[303]

Le rendement des transformations d'énergie :« du berceau à la tombe ! »

D'une manière générale, si l'on veut mesurer l'efficacité de toute « produc-tion » d'énergie, il convient de considérer non seulement le « réacteur » (cen-trale thermique, carbonée ou nucléaire, mais aussi barrage hydroélectrique,éolienne ou panneau photovoltaïque) mais l'ensemble de la chaîne ayant con-duit de sa fabrication à son recyclage (« du berceau à la tombe »), y comprisl'obtention de son « combustible » et la neutralisation de ses déchets. Certes,même sans bilan ou savants calculs, il est évident qu'une centrale thermiquebrûlant du lignite émet plus de gaz carbonique qu'une centrale nucléaire ouqu'un chauffe-eau solaire 113. Ceci étant dit, aucun transformateur d'énergien'est totalement propre sous lui, et des estimations - aux résultats parfois erra-tiques - ont été avancées pour comparer entre elles différentes sources, tradi-tionnelles ou renouvelables.

Dans un document récent (Benjamin K. Sovacool, 2010. - A Critical Evalua-tion of Nuclear Power and Renewable Electricity in Asia. J. Contempor. Asia,Vol. 40, n° 3, p. 386), une synthèse a été présentée de 103 études de cycles devie, aboutissant à une valeur moyenne de 66 grammes de CO2 par kWh élec-tronucléaire, se décomposant comme suit :

1. Phase amont (front end), de la mine d'uranium au réacteur : 38 %.

2. Construction du réacteur (construction) : 12 %.

3. Fonctionnement du réacteur (opération) : 18 %.

4. Phase aval : (back end) : 14 %.

5. Démantèlement (decommissioning) : 18 % 114.

113 En ne considérant que la phase de combustion, une centrale à charbon émetenviron 1 kg de CO2 par kWhé produit, sur les bases suivantes : charbon à70 % de carbone pur, à pouvoir calorifique égal à 6 kcal/g, transformé enénergie électrique avec un rendement de 35,3 %, avec l'équivalence 1 kWhthermique = 860 kcal (1 000 g de CO2 = 273 g de carbone = 390 g de char-bon = 2 340 kcal = 2,72 kWh thermique = 0,96 kWh électrique).

114 Le retraitement des combustibles usés et le stockage des déchets sont-ilsinclus dans le « back end » et/ou dans le « decommissioning » ? Dans la né-gative, les rejets carbone seraient à majorer (mais de combien ?). En 2005,le coût du démantèlement de l'usine de retraitement de Seallafiels (ex-Windscale, Grande-Bretagne) était officiellement estimé à plus de 30 mil-liards de £ soit plus de 35 milliards d'€.

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En comparaison, « des générateurs à source renouvelable produisent de l'élec-tricité avec 9,5 à 38 grammes de CO2 par kWh produit. Les technologies àélectricité renouvelable sont donc 2 à 7 fois plus efficaces (de ce point de vue)que les réacteurs électronucléaires ». D'après la SFEN (Société françaised'énergie nucléaire), le kWhé produit en France (avec 80 % de nucléaire) se-rait responsable de l'émission de 90 g de CO2 ; en Allemagne, le ministère del'Environnement donnait en 2007 les valeurs suivantes : 31 à 61 g/kWh pourle nucléaire, 23 pour l'éolien, 39 pour l'hydraulique et 89 pour le photovol-taïque. Pour conclure (provisoirement), peut-être pourrait-on mettre dans unpremier panier les énergies carbonées, émettant de 600 g (gaz naturel) à 1 000g (charbon) de gaz carbonique par kWh électrique, dans un second, l'ensembledes autres énergies, nucléaire et renouvelables, émettant autour de 50 +/- 20 gseulement. À cela près que les énergies renouvelables ne laissent pas derrièreelles de déchets millénaires, et que si les terroristes d'AQMI peuvent prendreen otages des techniciens d'AREVA, ils ne peuvent pas arrêter le vent du sud(pas davantage celui du nord, d'ailleurs...).

B — Le solaire différé :la biomasse, herbacée et ligneuse

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Les estimations de la biomasse végétale annuellement produite,grâce à la photosynthèse, par les écosystèmes de la planète vont de150 à 200 gigatonnes de matière sèche (MS), avec un contenu énergé-tique de 4 kcal/g (cf. chap. 4.2. B, p. 106). Calculés par rapport [304]à la quantité d'énergie lumineuse inondant la Terre, les rendements dela photosynthèse sont (apparemment) dérisoires, mais la productivitévégétale dépasse pourtant localement plus de 10 tonnes par hectare etpar an (zones humides, forêts naturelles, cultures). Le gaz carboniqueest lui-même un facteur limitant de la photosynthèse, ce qui pourraitinciter à absoudre nos émissions par ailleurs responsables de l'effet deserre ; mais s'il fait plus chaud, les plantes auront plus soif ; même sion leur trouve à boire et qu'elles poussent ainsi plus vite, la qualité dela biomasse (les valeurs nutritionnelles qualitatives, les caractéris-tiques mécaniques de la cellulose ou du bois obtenus, etc.) ne s'en res-sentiront-elles pas ? On parlera ici successivement de la biomasse

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herbacée (les biocarburants ou, mieux, les « agrocarburants »), puisde la biomasse ligneuse (le bois).

« Il y a quarante ans, « ils » nous promettaient du bifteck de pétrole ; aujour-d'hui, « ils » proposent de faire du pétrole avec du colza ; vous verrez bienqu'un jour ou l'autre, « ils » découvriront comment faire de la viande avec del'herbe. »

Prof. Mollo-Mollo (2007).

LA BIOMASSE HERBACÉE

Deux « molécules » d'amidon (CH2O), soit 60 grammes, permet-tent - après hydrolyse en glucose - la formation d'une molécule d'étha-nol C2H5-OH, soit 46 grammes, d'enthalpie égale à 337 kcal. (7,33kcal/g, soit 7,0 kcal/g pour de l'éthanol commercial à 96% d'eau ; den-sité 0,787). L'enthalpie de l'essence (assimilée à l'octane) est égale à10,5 kcal/g ; densité 0,752) : à poids égal, l'essence est donc 1,5 foisplus énergétique que l'éthanol ; un litre d'éthanol équivaut à 0,70 litred'essence. Par ailleurs, 1 kg d'éthanol = 1,27 litre et 1 kg d'essence =1,33 litre ; un litre d'éthanol contient donc 5 510 kcal et un litre d'es-sence 7 900 kcal. Un kg d'éthanol = 7 000 kcal = 0,667 kep ; donc,une tonne d'éthanol = 0,67 tep. CQFD !

Récapitulons : une récolte (annuelle) de 100 quintaux à l'hectare degrains de maïs (une belle performance, obtenue avec forte injectiond'énergie mécanique et chimique) avec une teneur en matière sèche(MS) égale à 87 %, donne 87 quintaux x (46/60) = 66,7 quintaux =6,67 tonnes d'éthanol (= 9,48 m3 d'éthanol) = 4,5 tep. La consomma-tion annuelle en hydrocarbures des transports en France étant donnéepour 46 Mtep (Chiffres-clés des Énergies, oct. 2010, p. 17), on voitdonc qu'il faudrait cultiver chaque année 10 millions d'ha, 100 000km2 de terres céréalières pour répondre à la demande de la circulationautomobile française. Or la SAU (Surface agricole utile) était enFrance en 2009 de 293 000 km2 (53 % du territoire), dont 255 000sont exploités. Certes, il n'est pas question de faire rouler du jour aulendemain tous les véhicules français au bioéthanol, mais il faut noterque le calcul ci-dessus suppose un rendement de transformation chi-mique parfait, ne faisant entrer en ligne de compte ni le prix (énergé-

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tique) des engrais et des travaux, ni les rendements d'hydrolyse et defermentation conduisant de l'amidon à l'alcool, ni le coût de la distilla-tion de l'éthanol dilué en éthanol azéotropique, ni le coût des trans-ports du maïs aux usines et de l'éthanol aux stations-service, etc.Même en restreignant au dixième du parc automobile la pénétrationdu bioéthanol ou - ce qui revient à peu près au même - à une additionde 10 % d'éthanol à un carburant d'origine pétrolière, il faudrait attri-buer 10 000 km2 à ces cultures de biomasse (valeur du même ordre degrandeur que celle envisagée par les forestiers, bien [305] que ceux-cine parlent que de 4 à 5 Mtep, ce qui impliquerait un rendement de lachaîne ligneuse égal à 10 % seulement ?). En pratique, en admettantun rendement global de la filière agricole des énergies vertes égal à25 %, c'est donc 40 000 km2 (la surface de 7 fois la somme Guade-loupe + Martinique + Réunion) qu'il faudrait mettre en œuvre pour ce« retour à la terre (qui) ne ment pas » 115.

Détourner ainsi la biomasse des bouches auxquelles elle a été an-cestralement vouée peut paraître inoffensif dans des pays connaissantdes surplus agricoles ; il peut en être autrement dans des pays moinsbien dotés, directement, ou indirectement (cessation d'importations decéréales en provenance de pays nantis). Ces effets pervers sur l'ali-mentation ont été dénoncés, précisément chiffrés aux États-Unis :« Sur les 416 millions de tonnes de céréales récoltées en 2009 auxÉtats-Unis, 119 millions (soit 29 %) sont allées aux distilleries d'étha-nol pour être transformées en carburant. Soit assez de céréales pournourrir 350 millions de personnes » pendant la même année. (« Volti-geur », Actualité générale, Écologie et Environnement, 9 février2011). De plus, l'impact financier est beaucoup plus élevé dans lespays en développement (où la nourriture représente de 60 à 90 % dubudget familial) que dans les pays riches (où elle n'atteint que 10 à

115 La même accusation implicite de naïveté vaut pour la voiture électrique (enattendant la voiture à hydrogène) : remplacer le parc automobile de notrepays par des véhicules électriques amènerait pourtant [45 Mtep = 45 x 4,1TWh(é) = 185 TWh(é)] à augmenter la puissance actuelle du parc électronu-cléaire actuel de 45 % environ, c'est à dire construire 27 nouvelles tranchesnucléaires (puissance nominale 1 GW ; production annuelle 7 TWh) pourrépondre à cette demande. Quant au coût, le dixième d'une telle ambition(deux réacteurs EPR) représenterait déjà 12 milliards d'€, en admettant làaussi un rendement intégral de la chaîne énergétique et une adéquation spa-tio-temporelle parfaite entre demande et utilisation de l'électricité.

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20 % de celui-ci). Ainsi, une augmentation de 20 % du prix des cé-réales aura-t-elle un impact moyen 5 fois plus élevé dans les premierspays que dans les seconds. Plus concrètement, l'arrêt des exportationsde céréales par la Russie suite à la canicule de l'été 2010 dans ce paysa propulsé le prix du blé à près de 240 € la tonne, proche du niveaurecord mondial déjà atteint en 2007 ; d'où une hausse de 6 à 10 % duprix des aliments pour bétail en Europe occidentale, et même de 10 à15 % pour les aliments de la volaille (Emmanuel Colombie, L'Ex-press, 10 août 2010). Sans entrer dans le débat des rendements desagrocarburants de première (huile brute de presse) ou de seconde (es-térification industrielle) génération, on suggérera de restreindre laproduction (huiles dieselisables de première génération) à l'autocon-sommation agricole à l'échelle individuelle ou départementale (Coo-pératives ou Chambres d'Agriculture), hors monde industriel, pour desraisons de « rendements ». Mais la proposition sera peut-être mal re-çue par divers intérêts, d'autant que les agriculteurs bénéficient déjà dela détaxation du gazole...

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À propos de l'agriculture : vers une rationalité économique ?

Comment sortir de la crise de l'agriculture française ?

« Il faut commencer par recombiner agriculture et élevage 116. C'est difficileparce que les agriculteurs se sont endettés dans la course aux machines, puisdans l'agrandissement des exploitations pour amortir ce matériel. Quelqu'un quivient d'investir dans une grosse [306] moissonneuse-batteuse ne peut investirdans une salle de traite. Cette spécialisation excessive fait qu'en Bretagne, où ily a une surconcentration animale, les animaux mangent un soja azoté importédu Brésil et, comme ces animaux ne reposent plus sur des pailles - les paillessont dans le Bassin parisien, où on cultive les céréales -, qu'on ne fabrique plusde fumier mais du lisier, les urines et les excréments percolent jusqu'auxnappes phréatiques. L'azote se transforme en nitrates, on dépasse les normeseuropéennes (mais qui se soucie à Bruxelles des quotas et des aides visant lamême exploitation ?), les eaux sont imbuvables, le littoral est pollué » (et lestouristes désertent l'auberge rurale que le fils d'agriculteur tentait de faire vivrepour vivre lui-même...).

Que va-t-il se passer en 2013, lors de la renégociation de la PAC ?

Depuis vingt ans, la PAC (Politique agricole commune), à cause des surpro-ductions, est attaquée dans les enceintes internationales, le GATT autrefois,l'OMC (Organisation mondiale du commerce) aujourd'hui : on a perdu une ba-taille en 1992 parce que le syndicat majoritaire des agriculteurs français, laFNSEA, au lieu d'accepter des quotas sur les exportations de céréales, les cé-réaliers et les sucriers, ont campé sur leurs positions et refusé les quotas. Évi-demment, on a perdu, il a fallu cesser les subventions aux exportations, rem-placées par des "aides directes" (payées par le contribuable français) aux agri-culteurs. Aujourd'hui, il faut revoir la copie : pour que les contribuables accep-tent de continuer à financer nos agriculteurs, ces derniers vont devoir produireun environnement sain et beau et des aliments de bonne qualité ». Plus proba-blement, le gouvernement en place (de gauche ou de droite) prendra le relaisdes aides européennes...

Vincent Rémy. Entrevue avec Marc Dufumier (Professeur et chercheur àAgroParisTech). Le malaise paysan, Télérama, n° 3144, 2010, p. 16-22.

116 La perversion suprême, biologiquement et sanitairement parlant, est due auxchercheurs de l'agro-alimentaire officiel et privé qui ont proposé la fabrica-tion et l'emploi des « farines animales », véritable coupure du pacte écolo-gique entre les deux règnes végétal et animal. Si le « principe de précau-tion » avait existé avant 1980, alors aurait-il été pleinement justifié, puisqueles bio-ingénieurs de l'époque ignoraient tout de ce qui allait être découvertet appelé un peu plus tard « le prion » ! Dans le même corps de métier, quipeut aujourd'hui affirmer que les OGAM (Organismes génétiquement et ar-tificiellement modifiés) ne cachent pas des risques du même ordre ?

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LA BIOMASSE LIGNEUSE

Dans le monde forestier, produire de la biomasse et stocker simul-tanément du carbone, n'est-ce pas la quadrature du cercle ? Nousavons vu (chap. 4.2 B, p. 110) qu'une forêt jeune fixe 4 fois moins decarbone dans le sol qu'une forêt mature ; que l'exploitation d'une forêtjeune dépense plus d'énergie fossile que celle d'une forêt plus âgée ;que la biodiversité d'une plantation jeune est inférieure à celle d'uneforêt âgée : le tout sans considérer le devenir du carbone fixé, princi-pal phénomène déterminant à terme.

Philippe Leturcq (ancien professeur d'Université et chercheur du Laboratoired'analyse et d'architecture des systèmes, CNRS). Bois-énergie : une fausse« bonne solution » pour atténuer l'effet de serre. Forêt-entreprise, n° 192, mai2010, op. 46-50.

Avant-propos. « L'utilisation du bois « en substitution » des combustibles neparaît pas poser question, tant est profonde la conviction générale de la primau-té des énergies renouvelables. Pourtant, une évaluation des masses de dioxydede carbone mises en jeu pour la même quantité d'énergie thermique montreque, comparé aux sources d'énergie non renouvelables, le « bois-énergie » ex-trait de la forêt contrarie les efforts de limitation de l'effet de serre. »

Résumé. « L'utilisation du bois comme combustible est réputée « neutre » vis-à-vis de l'effet de serre, ce qui justifie en apparence l'exploitation des forêts àdes fins énergétiques, en substitution de sources d'énergie fossile. Or le bois estun excellent piège à carbone, un très mauvais combustible, et si on le brûle, onocculte le rôle de puits de carbone de la forêt. La comparaison des caractéris-tiques intrinsèques des divers combustibles montre effectivement que dans lamesure où le bois peut être conservé en forêt sur pied ou hors forêt comme ma-tériau, son utilisation pour la production de chaleur contrarie l'effort général delutte contre l'effet de serre. La conclusion est qu'il serait préférable de favoriserla production et l'utilisation de bois d'œuvre ou, à défaut, d'industrie et de limi-ter les usages énergétiques aux déchets ligneux et aux produits bois parvenanten fin de vie. »

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Tableau (adapté, p. 47).

Filière Production thermique Production de CO2 Massenécessaire

Thermique kcal./g combustible g/g combustible g/kcal. g/g équivalentpétrole

Bois (anhydre) 4,3 1,83 0,43 2,3

Charbon 7,0 2,83 0,40 1,4

Fuel 10,3 3,16 0,31 1,0

Gaz naturel 10,8 2,54 0,24 0,9

(normes USA)

LES POTENTIALITÉS (ÉNERGÉTIQUES)DE LA FORÊT FRANÇAISE

(Sources : IFN = Inventaire forestier national ; ECOFOR, etc.)

La forêt française couvre 16 millions d'hectares (29 % de la surfacemétropolitaine, en progrès depuis un siècle et demi) avec un volumemoyen sur pied de 188 m3/ha (64 % de feuillus, surtout en plaine ;36 % de résineux, surtout en montagne) ; cette densité de biomasseligneuse est la plus faible de l'Europe moyenne (Allemagne : 271m3/ha, Suisse 367 m3/ha). Ce qui n'empêche pas des forestiers d'État(qui ont par ailleurs la prétention de gérer nombre d'espaces protégés :parcs nationaux, sites classés, réserves naturelles) d'envisager l'exploi-tation accélérée du « surstock des forêts surannées » et de « la remiseen gestion (sic !) des peuplements forestiers surcapitalisés (ou) délais-sés par leurs propriétaires ». L'accroissement biologique (productivitéde biomasse) moyen de la forêt française est de 5,0 m3/ha/an (pluspour les résineux, moins pour les feuillus), correspondant en gros à unâge moyen des peuplements de 38 ans seulement (en Suisse, environ70 ans). Chaque année, la synthèse (naturelle) de biomasse forestièreest égale à 90 (+/- 10) millions de m3, dont le tiers reste sur pied. Surle total récolté (environ 60 millions de m3), un tiers est utilisé comme

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« bois de feu » (officiellement 3 millions de m3, les 17 autres étantpudiquement considérés comme « auto-consommés ») 117.

D'après une étude du ministère de l'Agriculture (Ateliers REGE-FOR, « Les défis énergétiques : des objectifs ambitieux pour la fo-rêt », juin 2009), le bois-énergie représentait en 2006 un peu plus de lamoitié (54 %) des énergies renouvelables en France, soit 8,7 Mtep paran, près de 4 % de notre énergie primaire. À l'horizon 2020, l'exploita-tion de 12 millions de m3 supplémentaires est prévue (soit 3 Mtep),auxquels devraient s'ajouter 4 à 5 Mtep de cultures « ligno-cellulosiques » sur plus d'un million d'hectares (10 000 km2) ; les es-sences envisagées devraient avoir une productivité annuelle de 12 t(MS) par hectare, du même ordre de grandeur que celle du maïs, cequi sous-entend l'appel à des intrants de même nature (fertilisants,pesticides, mécanisation) et à des essences exotiques (le tout au nomde la biodiversité, probablement).

117 Une grande part relève d'une économie parallèle, apparemment ignorée duministère des Finances, au nom de la paix sociale en milieu rural. En zonecentrale du Parc national de la Vanoise, en principe hautement protégé, leprélèvement de bois mort est « toléré » au nom de la tradition dite de l'af-fouage, en principe réservé aux seuls habitants de la commune. Cette forêtne permet donc pas l'étude du cycle du carbone en forêt de montagne, alorsque les quelques espaces hautement protégés devraient avoir un rôle de « la-boratoire grandeur nature ».

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[308]

Émission de particules fines par la combustion du bois,comme pour le diesel !

On ne peut aujourd'hui omettre de parler du problème des particules fines, no-cives à la fois par la taille (physique) et par la structure (chimique : hydrocar-bures aromatiques polycycliques). Comme quoi l'enfer peut-être pavé debonnes intentions, en vertu de l'inéluctable principe de l'entropie : toute action,quelle qu'elle soit, engendre apparition d'une dégradation du système au seinduquel elle s'exerce, corrélative d'une baisse de rendement, puisque c'est juste-ment le « manque à produire » qui est la source des nuisances : échauffement,bruit, pollution physique, pollution chimique, pollution radioactive... Lors de lacombustion du bois, comme de toute biomasse ligneuse ou ligno-cellulosique,des particules fines sont donc émises en quantités tributaires des conditionsd'emploi, individuelles ou collectives (chaufferies), pénétrant dans les orga-nismes animaux par le biais de la respiration. Localement, l'impact sur la santépeut être supérieur à celui des véhicules diesel normalisés en France, mais nerespectant pas les plus récentes réglementations européennes : « Depuis 2007,on sait que les combustions de biomasse sont à l'origine, les jours les plusfroids, de 70 % des émissions de particules fines. [...] Le chauffage au bois estle principal responsable de cette pollution » (Source : 20minutes.fr, 26 janvier2011). « L'étude européenne CARBOSOL dirigée par le professeur M. Le-grand (CNRS, Grenoble) révèle la gravité du problème. [...] Il est reconnu quele chauffage au bois est toxique, extrêmement polluant et fortement nocif à lasanté. [...] Des chercheurs ont ainsi établi qu'en hiver, 50 à 70 % de la massedes aérosols carbonés provient de la combustion de biomasse (feux de chemi-née, feux de jardin) ». (Source : Alertenvironnement, 3 mars 2011).

C — Les négawatts : les économies d'énergie

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Pour reprendre la plaisante et déjà ancienne formulation d'AmoryLovins (Conférence Green Energy, Montréal, 1989), les négawattsreprésentent toutes les économies d'énergie susceptibles d'être réali-sées, avec le double intérêt d'optimiser les ressources et de diminuerles rejets (quels qu'ils soient : gaz à effet de serre ou radio-éléments).Pour développer le concept, on distinguera ici les « mini-watts » etles « anti-watts ». Un bon exemple de mini-watts est l'utilisation de

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la voiture thermique (à essence ou gazole), où l'outil est conservé (lesconstructeurs apprécieront...) mais mis en œuvre de manière plus rai-sonnée, et raisonnable : « en douceur, souple, pas si vite, gonflé, etc. »(dans ce dernier cas, il s'agit des pneus, pas du conducteur...) ; c'est la« conduite apaisée », avec moins de pollution, moins d'accidents,moins de devises gaspillées (et moins de TIPP, avouons-le). En cumu-lant les dix recettes ainsi prônées par l'ADEME, l'économie d'énergie -et d'argent - peut atteindre 30 %, sans gros problèmes. Tout en concé-dant un taux annuel de croissance de 3 % (les économistes jubile-ront...), un tel résultat permet de gagner 10 années, ne serait-ce quepour attendre les progrès techniques en ce domaine (la voiture con-sommant 3 litres aux 100 kilomètres, qui disqualifiera définitivementla voiture électrique, même hybride). L'investissement (l'achat du vé-hicule) étant conservé, l'économie porte essentiellement sur le fonc-tionnement, mais de manière immédiate et durable.

Le rapport à l'économie est assez différent avec les anti-watts,dont l'exemple ici retenu est l'isolation thermique du bâti, de l'habitatprivé aux immeubles de bureau, sans oublier les ateliers et usines quisubsistent ; un avantage gratuit est celui de l'isolation phonique, d'oùgain sur le stress. Comme pour les mini-watts, des économies sontaisées ; les techniques sont compréhensibles, à portée de main etd'achat ; elles créent de l'emploi « indigène ». Les chauffe-eau solairesrelèvent de la même démarche, à cela près - chauffage électrique[309] oblige ? - que l'industrie française est ici déficitaire (trop simplepour un technocrate ?), d'où un coût élevé et un déficit de devisespuisque les panneaux et leurs accessoires sont pour l'essentiel impor-tés. Un bilan économique et énergétique serait d'ailleurs à faire entreles ressources en matière grise et en argent investies par la Francedans la génération écoulée (depuis la première crise de l'énergie...)dans les « glorieux projets » d'une part, invendables à l'étranger,d'autre part dans des « projets humbles » (isolation, chauffe-eau so-laires, etc.), plus proches du citoyen, de ses besoins et de son emploi.Devant l'ampleur de la tâche, on se bornera ici à présenter les particu-larités de chacune des deux sous-classes de négawatts dont il vientd'être question (tableau à la suite).

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Les néga-watts

Les mini-watts Les anti-watts

Exemple : le véhiculeautomobile sobre

Exemple : l'isolationthermique de l'habitat

Acceptabilité sociétale plutôt délicate assez aisée

Investissements financiers moyens modérés (aidés)

Retour sur investissement immédiat différé

Effet sur la balance commerciale très positif faible à négatif

Impact sur l'environnement immédiat mais limité immédiat et important

Impact sur l'emploi plutôt négatif plutôt positif

Contexte sociétal et impact des négawattssur l'économie et sur l'environnement en France

Les difficultés d'ordre sociologique et les conséquences écono-miques (au sens restrictif du terme...) des comportements « vertueux »nécessaires ne sauraient être dissimulées, encore moins niées. L'addic-tion du Français moyen (le qualificatif n'est pas ici péjoratif, mais seveut « statistique », rien de plus...) à la voiture est incommensurable :au supermarché, on discute de la hausse du carburant en laissant tour-ner les moteurs ; dans des manifs, on s'indigne (à juste titre) des pro-jets d'exploitation de gaz de schistes, mais sans toujours remettre encause sa propre consommation. On considère comme banal de fran-chir des milliers de km en avion pour bronzer au bord d'une piscine,sans voir les bouleversements induits chez les populations « indi-gènes » (quitte à tomber des nues lorsque se produisent des atten-tats...). Pour l'économie, la non-consommation aura sans aucun doutedes effets pervers pour les lobbies et leurs actionnaires, mais elle verrades réorientations du pouvoir d'achat (ou de ce qu'il en reste pour cer-tains) vers d'autres secteurs d'activité. Pour les emplois, certains pansdu commerce (les agences de voyages hors Europe...) devront se re-convertir : « la Corrèze, pas le Zambèze » (comme disait déjà dans lesannées 1960 le directeur de Paris-Match, même pour de tout autres

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raisons), et si certains sont voués à disparaître (les importateurs demotos japonaises et de quads), d'autres apparaîtront dans l'artisanatlocal, non délocalisable (les économies d'énergie). À ce propos, unbilan socio-économique comparé devrait être honnêtement fait entreles emplois induits dans la filière énergétique par l'électronucléaire etpar les énergies renouvelables, nonobstant les déclarations à l'em-porte-pièce : « L'abandon du nucléaire mettrait en péril un milliond'emplois en France » (Henri Proglio, P.-D.G. d'EDF, 9 novembre2011). 118

[310]

Un autre exemple de négawatts - avec l'intérêt de montrer qu'unegestion vraiment écologique va dans le sens du progrès - est celui del'éclairage, lorsqu'on remplace des lampes à incandescence (rende-ment de transformation de l'électricité en lumière de l'ordre de 5 %seulement) par des lampes fluorescentes « à économie d'énergie »dont le rendement peut dépasser 20 %, voire frôler les 80 % avec lesLED = diodes électroluminescentes. Une nuance insolite néanmoins :si, par ailleurs, vous conservez votre chauffage électrique, autant gar-der vos vieilles ampoules ! Pourquoi ? Parce que la quantité d'électri-cité qu'elles ne savent pas transformer en lumière ne disparaît pas pourautant, mais est convertie en chaleur : autant de gagné pour votrechauffage, que n'auront pas à produire vos radiateurs électriques (sansfaire du vice une vertu...).

Vers une « Société à 2000 watts » ?

« En Suisse, la vision « Société à 2 000 watts » fait son chemin. Le but à at-teindre est que chaque personne consomme 2 000 W en moyenne. Une visionparfaitement compréhensible et motivante. »

Motivante certes, mais parfaitement compréhensible, c'est moins sûr, sauf àfaire parfaitement la distinction entre puissance et énergie ! Car « 2 000 watts »nous renvoie à la notion « d'esclave énergétique » (cf. chap. 3.1 et S), dans lamesure où notre organisme, considéré comme machine énergétique, corres-pond pour un adulte consommant chaque jour 765 g d'aliments glucidiques(poids sec, soit 2 740 Kilocalories) à une puissance moyenne de 133 watts. Un« régime à 2 000 watts », toutes sources et dépenses confondues, corresponddonc à la présence permanente de 15 acteurs énergétiques (soi-même + 14 es-

118 MEDEF/CGT, même combat ?

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claves), sous forme de nourriture certes, mais aussi d'éclairage, de voiture,d'ordinateur, de réfrigérateur, de rasoir électrique, d'ascenseur... bref, tout ceque nous utilisons quotidiennement, même pour ceux d'entre nous disposant derevenus (financiers) apparemment modestes. Par rapport à l'Egypte antique,cette moyenne de 14 esclaves assistant leur maître fait d'ailleurs de beaucoupd'entre nous de véritables pharaons.

Que représentent 2 000 watts ? « En Suisse par exemple, la consommation (in-dividuelle, tous usages, même collectifs) est en moyenne de 52 560 kWh parannée et par personne. Sachant qu'une année comporte 8 760 heures, cela re-présente 6 kWh = 6 000 W de manière ininterrompue. Chaque personne con-somme donc actuellement 3 fois plus que l'objectif de 2 000 W. [...] En 1960,la Suisse était une société à 2 000 W. » « Une voiture qui roule à 100 km/h né-cessite environ 10 kW (10 000 W) d'énergie mécanique (finale). Comme unmoteur a un rendement d'environ 30 %, ça fait plus que 30 000 W d'énergiethermique (primaire) » ; pendant qu'elle roule, évidemment, pas lorsqu'elle estau repos au garage.

« La vision de la société à 2 000 watts est issue de la menace de l'épuisementdes réserves pétrolières et du spectre du réchauffement climatique. Elle a étédéveloppée d'abord au sein de Novatlantis, un réseau de recherche et de déve-loppement regroupant des instituts et des laboratoires de la vénérable École po-lytechnique fédérale. Elle est basée essentiellement sur des études concernantles économies d'énergie, sans perte de qualité de vie. » Aujourd'hui, une fa-mille suisse de 4 personnes consomme 4 960 watts (par personne), arrondis à5 000 watts (la différence aux 6 000 watts cités plus haut résulte des économiesd'échelle : un célibataire et un ménage avec deux enfants peuvent utiliser lamême voiture, mais elle dépend aussi du solde de « l'énergie grise, dépenséedans les pays étrangers pour la production des biens importés »).

« L'étude considère que la société à 2 000 W est réalisable, mais c'est un projetà très long terme » (on parle de 2050, voire 2150 !), d'autant que « le secteurhabitation et travail comporte le plus important potentiel d'économies. Celles-cicoûtent cependant cher et se feront [311] au rythme du renouvellement du pa-trimoine immobilier. » « Le canton de Genève décline la vision en « Société à2 000 watts sans nucléaire. » Bâle s'engage comme « région pilote » dans lecadre de ce projet. Les architectes, urbanistes, politiciens, tous utilisent ceterme comme référence. « La vision de "société à 2000 watts" a exercé uneénorme stimulation sur l'imagination et la volonté d'agir dans notre pays ! »

Extraits d'un article de Félix Dalang (Coordination Énergie. Genève. [email protected]).

Revue Sortir du Nucléaire, n° 30, avril-mai 2008, pp. 34-35.

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Deux remarques générales avant quelques suggestions pratiques(non limitatives) : nos problèmes de ressources et de pollutions, mesu-rables au premier ordre par notre consommation d'énergie, provien-nent essentiellement de notre nombre et/ou de nos appétits trop élevéspour pouvoir être supportés par la planète. À bien des égards, « letemps du monde fini commence »... et pas seulement pour les explora-teurs, consommateurs d'énergie soit dit en passant (suivez mon re-gard...). Après les erreurs successives (et cumulatives) du tout-pétroleet du tout-nucléaire, il convient d'admettre définitivement l'exigenced'un « panier énergétique » optimisant (localement) la consommation,car « les petits ruisseaux font les grandes rivières » des économies toutaussi bien que celles des gaspillages, individuels ou collectifs. Cet ou-vrage n'étant pas un guide du comportement quotidien du citoyen éco-logiste du futur, on se limitera ici à des pistes générales de « bonnepratique environnementale » au niveau sociétal, fondés sur les critèresd'économie, énergétique ou autre.

1. ALIMENTATION

Étiqueter le contenu en énergie (du champ à la poubelle, en passantpar l'assiette, y compris les « pertes en ligne ») des produits alimen-taires, avec mention obligatoire du pays d'origine. Améliorer le tauxd'utilisation des aliments (statistiquement, seulement une salade surdix finit dans notre estomac).

Infléchissement des régimes carnés, en se rappelant que le porc etle poulet, monogastriques, ont un rendement de transformation nutri-tionnelle (RTN) 119 sensiblement triple de celui du mouton ou dubœuf (polygastriques) ; cf. aussi l'économie villageoise de l'Asie duSud-Est, qui ajoute aux ressources terrestres celles d'eau douce etd'eau marine littorale. La carpe de Dombes est plus économe que lesaumon du Pacifique !

119 RTN = proportion d'énergie vivante transformée en une autre énergie vi-vante lors d'une étape de chaîne alimentaire ; par exemple, herbe transfor-mée en campagnol puis campagnol transformé en faucon crécerelle, avecdes rendements de l'ordre de 10 % à chaque étape (cf. loi de Lindeman,1942). (Cf. chap. 4.3 A, p. 120).

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2. ÉNERGIE RÉSIDENTIELLE ET TERTIAIRE

Progressivité des tarifs de l'électricité pour le résidentiel et le ter-tiaire ; plafonner et réguler l'éclairage urbain. Imposer les diagnosticsd'économie d'énergie dans tous les locaux des collectivités territorialeset locales : il y a en France 30 000 mairies dont les locaux sont tropsouvent encore de véritables passoires énergétiques, où des personnelset/ou des élus peu motivés (à cet égard du moins) travaillent en brasde chemise en janvier.

- Encadrer en les baissant les prix des abonnements d'énergie(électricité, gaz) par rapport à la consommation, de telle sorteque celle-ci ne se trouve pas favorisée de fait. Supprimer les[312] tarifs très préférentiels accordés aux agents EDF, car sichacun veut conserver ses « avantages acquis » (équivalentsyndical de ce que l'on appelait les « privilèges » sous l'AncienRégime, privilèges abolis un certain 4 août 1789...), alors notresociété n'est pas encore sortie de l'auberge !

- Appliquer réellement la réglementation thermique (chauffage etclimatisation ; éclairage et isolation) dans les espaces publics etles surfaces commerciales. Dans certains restaurants ou lieux deréunion ou de spectacle, on propose en été des températures declimatisation (18 °C) inférieures aux températures de chauffage(23 °C) offertes en hiver ! Privilégier les aides publiques auxmesures d'économie d'énergie les plus efficaces (rapport quali-té/prix/ emploi), c'est-à-dire ne pas octroyer d'aides pour le pho-tovoltaïque à des particuliers ou des entreprises n'ayant pas pré-alablement procédé à des opérations d'isolation, de pose dechauffe-eau solaires ou d'économies d'énergie « passives »(climatisation par « puits canadien »).

3. TRANSPORTS

- Remise à plat de la taxation énergétique de l'aviation civile,dont on (ne) sait (pas) qu'elle est exonérée depuis la fin de la

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dernière guerre mondiale, pour reconvertir l'industrie des chas-seurs et des bombardiers en développement touristique. Ren-chérissement du transport aérien individuel à courte (versusvoie ferrée) et longue distance (versus voie maritime), et du fretalimentaire et commercial intercontinental. Vu sa rareté crois-sante et les risques de tous ordres induits (de l'environnementaux conflits), on peut soutenir que l'énergie n'est pas assezchère, puisqu'elle permet de véhiculer des concombres de Sé-ville à Stockholm !

- Surtaxer l'énergie (carburants, électricité) pour les engins (mo-biles ou fixes) de loisirs ou de spectacle : Quads, motos tousterrains, gros 4x4, voitures de rallyes, etc. (le plus souvent im-portés, donc consommateurs de devises), courses de F1, Paris-ex-Dakar, remontées mécaniques. L'équivalent des recettes se-rait annuellement affecté à un FADER (Fonds d'aide au déve-loppement des énergies renouvelables, telles qu'ici définies),cogéré par l'État et les Régions. Rétablir la vignette (suppriméepar la Gauche...) pour les voitures rejetant plus de 100 g de C02

(ou son équivalent électronucléaire). Mettre un terme à la mas-carade de la voiture électrique, avec suppression des aides et in-terdiction extra-urbaine pour raisons de sécurité.

- Monter des opérations PTTMF (Petits taxis du Tiers Mondefrancophone) en réhabilitant des véhicules européens d'occasion« classiques » (non bourrés d'électronique sujette à pannes),avec mise en œuvre d'une chaîne « enseignement technique / ar-tisans garagistes en France / livraison par bateau avec cadreONG hors circuits commerciaux et politiques / taxis économes,moins polluants et mieux sécurisés pour le Tiers Monde / arti-sans garagistes locaux ».

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Le futur a-t-il un avenir ?(pour une responsabilité socio-écologique)

Quatrième partieQUEL AVENIR ?

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[314]

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Philippe Lebreton, Le futur a-t-il un avenir ? (2012) 509

[315]

Quatrième partie :Quel avenir ?

Chapitre X

LE FUTUR A-T-IL UN AVENIR ?

10.1. De l'écologie à l'écologisme :est-ce politiquement correct ?

« Les écologistes perdent toutes les élections ;ils ont à peu près disparu de la scène politique. José Bové,

leur chef emblématique, est en prison pour son méprisdes lois et de la justice ; sa cause est surannée. »

Guy Sorman. Faut-il peindre la France en vert ?Le Figaro, 1er juillet 2003, p. 12.

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Dans les deux premiers tiers du siècle écoulé, les naturalistes, lenez dans le guidon, se sont d'abord intéressés à ce que l'on appelle au-jourd'hui la biodiversité : petites fleurs, petits z'oiseaux, plus d'ailleurscomme collectionneurs que comme protecteurs. Dans le même temps,comme le reste de l'opinion publique, ils prêtaient attention à la beautédes paysages, à l'interface nature / culture. Dans la seconde moitié dumême siècle, la fureur et le bruit des tracteurs, des tronçonneuses etdes bulldozers ont attiré leur attention sur l'impact du monde industrielsur la campagne et la nature : urbanisation des rivages et de la mon-tagne, rectification et domestication des rivières et des fleuves, assè-

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chement des zones humides, dénaturation des forêts, intrusion de lachimie dans l'agriculture et la biologie, tous phénomènes assimilés auprogrès par leurs promoteurs et la plupart de leurs bénéficiaires. Lafaveur de tels comportements relève non seulement de l'ignoranceécologique mais de l'inconscient culturel ; elle est donc d'autant plusdifficile à dissiper et même à analyser. Pour le naturaliste, la relationest évidente entre la débauche énergétique et le recul des ressources etdes richesses naturelles, mais s'il est opportun de rappeler que [316] leniveau de consommation de chacun est à remettre en cause, il faut direaussi que celui de tous l'est plus encore. Il devient alors politiquementlégitime de s'emparer et de traiter d'un thème du plus haut intérêt con-ceptuel et pratique. Cette prise de conscience a certainement été àl'origine de l'engagement de bien des individus ou associations natura-listes dans l'écologisme, associatif ou politique 120. Mais d'autres mili-tants ont trouvé leur engagement (comme on disait du temps des petitscamarades...) à partir d'une facette plus « sociale » du système sociétal(car les deux qualificatifs doivent être aujourd'hui distingués, le se-cond évidemment plus global).

« Le passage des mouvements issus de la société industrielle (par exemple, lessyndicats) aux nouveaux mouvements sociaux et culturels (par exemple, lesmouvements écologistes, politisés ou non) s'est opéré rapidement. »Alain Touraine, Après la crise, Seuil, Paris, 2010, p. 102.

Bien qu'apparue comme discipline scientifique autonome il y aplus d'un siècle (en 1866, Ernst Haeckel invente le mot, donc le con-cept, un an après que Rudolf Clausius ait énoncé le principe de l'en-tropie), l'écologie, et son avatar sociopolitique, l'écologisme, n'ontdonc progressé que récemment dans le monde des idées, puis danscelui des acteurs, provoquant une véritable « révolution culturelle » ;ceci explique à la fois tant d'enthousiasme et tant d'hostilité, surtoutdans les écoles en place, philosophiques, religieuses ou politiques,

120 À noter - comme dans la tradition scientifique - le caractère internationalistedu mouvement écologique, ce dont témoignent les déclinaisons françaisesdu WWF (World Wildlife Fund) ou de Greenpeace, associations d'origineanglo-saxonne.

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avec des interrogations décisives : l'Homme actuel est-il vraiment sor-ti de l'état de Nature ? A-t-il enfin compris qu'il n'est pas le centre duMonde, voire de l'Univers ? A-t-il vraiment admis que son espace estdésormais fini ? A-t-il compris que son temps est désormais compté ?Mais aujourd'hui, l'écologie étant passée sur la place publique, soitelle a été « enfumée » par les adeptes du « développement durable »,soit elle commence à horripiler les égoïsmes personnels et corpora-tistes 121 ; et le dogme socio-économique se refuse obstinément à larévolution néo-copernicienne nécessaire. De plus, la crise économiquesert de prétexte pour évacuer les projets de régulation de la « crois-sance non durable » : la taxe carbone (régulation des excès matériels),la taxation bancaire (régulation de la finance virtuelle).

« Associations de l'écologie : un grand service politique ? »

« L'action des associations (de protection de l'environnement) doit être lue se-lon un double registre. Transversalement, elles assurent une fonction culturellede formation qu'aucune autre institution n'accomplit. Verticalement, elles ef-fectuent un travail majeur de suivi de l'application des lois, de dénonciation deses violations, et constituent de fait, pour les plus importantes d'entre elles, devéritables para-administrations. Elles sont donc doublement engagées dans« le » politique, et par là même, fortement interpellées par « la » politique. »Pierre Lascoumes (CNRS, Univ. Paris I). Pouvoirs locaux, n° 15, déc. 1992,pp. 68-73.

Une naïveté – politique - voudrait que le profit ou l'intérêt justifieou explique tout, la démocratie consistant à régler cette dualité. Le faitque l'énergie nucléaire ait en France d'aussi [317] fervents « soute-neurs » dans les milieux financiers inféodés à la droite, et dans desmilieux syndicaux de gauche tout autant soumis à une vision scientistedu progrès, est bien là pour démontrer la vanité de telles explications.Devant les forces conjuguées de tels clans, c'est à une autre concep-tion de la politique qu'il convient évidemment de faire appel ! À cepoint, on n'échappera pas à l'interrogation : l'écologie est-elle degauche ou de droite, ou d'ailleurs ? D'autant qu'un homme de droiteintelligent peut arriver aux mêmes conclusions qu'un homme de

121 Cf. Nicolas Sarkozy : « l'environnement, ça commence à bien faire » (6mars 2010, Salon de l'agriculture).

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gauche généreux. « En décembre 1965, en pleine campagne électoralepour les présidentielles, le sénateur Pierre Marcilhacy (que l'on quali-fierait aujourd'hui de centriste de droite) consacra sept minutes de sonquart d'heure de télévision à la question de l'environnement. [...] Ildemanda ce qu'on faisait pour éviter le gaspillage et la pollution : Oui,on va me dire que j'aborde un sujet technique mais en réalité ce n'estpas un sujet technique, c'est le sujet de notre vie ! » 122 Conséquem-ment, le sénateur obtint 1,7 % des suffrages exprimés ! Mais s'il fallaitdonner ici une définition des écoles politiques traditionnelles, alorsdirions-nous : la droite privilégie le niveau de l'individu, la gauchecelui de la société ; les dépassant toutes deux, l'écologisme s'intéresseau destin de l'espèce humaine (et de la biosphère), dont dépendent so-lidairement société et individus.

L'Écologie est-elle soluble dans la Gauche ?

La gauche peut-elle bâtir une société « sobre » ? Charles-Ferdinand Ramuz(1878-1947) répond : « Je hais le socialisme qui a la haine de l'argent au lieud'en avoir le mépris. »

« On reproche au socialisme de brider l'essor de l'individu, mais la libre con-currence arrive au même résultat, non par des contraintes partielles et pré-voyantes, mais de la façon la plus atroce : par l'étouffement le plus concret, leplus matériel. » [...] « Nous sommes l'objet d'un dressage permanent exercésurtout par la publicité, visant à faire de nous des consommateurs. Cette « so-cialisation » est bien la plus hypocrite et la plus sordide qui soit, entre lesmains des défenseurs de l'individu, de la "libre" entreprise et de la "libre" con-currence ».Robert Hainard, Expansion et Nature, Le courrier du livre, 1972, p. 158.

Question : « Si la droite se convertissait réellement à l'écologie, voteriez-vouspour elle ? » Réponse : « Oui, car ce ne serait plus la droite. » « Et si la gauchefaisait de même ? » « Oui, car ce serait enfin la gauche ».Philippe Lebreton, L'ex-croissance, 1978, pp. 328-329.

« Que penser des étiquettes droite et gauche quand un candidat potentiel duParti socialiste à la présidence de la République peut s'offrir un appartementdont le coût mensuel dépasse la retraite annuelle d'un professeur de lycée ? »Professeur Mollo-Mollo.

122 Cité par Patrick Gominet et Danielle Fournier (Fournier, précurseur del'écologie, Les Cahiers dessinés, Paris, pp. 228-229).

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[318]

10.2. L'acceptabilité sociétaledu changement socio-écologique

Peut-on faire le bonheur des gens malgré eux ?« Quand j'étais jeune, je croyais aux idéals et à l'égalité.

Depuis, j'ai voyagé et vu le monde, et constaté qu'il y a bienpeu d'égalité. Je crois toujours à la démocratie, mais je

pense que l'évolution de l'humanité durera encore dix milleans, sinon plus... et qu'en attendant on peut obtenir

des résultats plus ou moins appréciablespar une dictature raisonnable. »

Agatha Christie (Le secret de Chimneys, 1925).

Retour à la table des matières

Ceux qui critiquent la société techno-financière sont à leur tour te-nus de s'interroger sur le bien-fondé de leurs positions, et sur leur« opposabilité » aux tiers ; ce qui devrait placer nos sociétés devant undouble problème : le scientifique doit accompagner sa découverted'une réflexion sur les divers effets possibles (sans se limiter, bienévidemment, aux aspects bénéfiques ou gratifiants) en envisageantdans le même temps les effets qualifiables de pervers à tous les ni-veaux, de l'individu à l'environnement, en passant par la société. Dû-ment informé, le politique pèse alors le pour et le contre puis, prenantses responsabilités, informe et consulte la communauté citoyenne quil'a librement élu, sans pour autant lui confier les pleins pouvoirs. Bienévidemment, dans le « jeu à somme constante » d'une croissance (ma-térielle) zéro, une péréquation des devoirs et une redistribution desdroits seront indispensables, d'ailleurs envisagées par la Déclarationdes droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 (Art. 6) : « Tousles citoyens [...] sont également admissibles à toutes dignités [...] se-lon leur capacité [...] leurs vertus et leurs talents ».

À voir ce qui est désormais intégré dans le « droit au bien-être » (lapiscine individuelle, les voyages exotiques, le 4 x 4 ou le quad, etc.), iln'est pas exclu que, suite aux renchérissements ou restrictions qu'en-

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gendrera forcément la raréfaction du pétrole dans le monde occidental,« les mécanismes élémentaires de la survie en milieu hostile (provo-quent) quelques oscillations entre la solidarité de proximité et la haineenvers ceux qui sembleront mieux protégés » (Yves Cochet, Apoca-lypse pétrole, 2005, p. 193). Les banderoles fleuriront sans doute unjour dans les défilés syndicaux du 1er mai pour exiger la baisse du prixdes carburants, au nom des « facilités acquises » par deux générationsinsouciantes... On veillera aussi au « nimby » (« Not in my backyard »,pas dans mon jardin...), traduction de l'égoïsme individuel et/ou con-sommateur : OK pour résister aux gaz de schiste, mais à condition deconduire cool pour aller à la manif... Déjà la contestation publiquecontre la politique de la limitation de la « violence routière » (les ex-cès de vitesse et autres comportements automobiles avérés dangereuxpar toutes les études statistiques objectives) montre les limites de touteremise en cause de l'addiction aux « facilités du progrès », dont la voi-ture individuelle, l'une des caractéristiques du monde moderne, mêmedans les pays en voie de développement.

[319]

Dominique Méda. Qu'est-ce que la richesse ?, 1999.

« En substituant le désir individuel subjectif au besoin - qui peut, lui, être ob-jectif, collectif, et dont on peut discuter - l'économie a en même temps renduimpossible la construction d'un bien commun. Et cela parce qu'elle a décidésouverainement que l'utilité ne pouvait être déterminée qu'à partir de la multi-plication infinie de désirs, tellement spécifiques, incomparables et particuliersqu'il sera impossible de les agréger, voire de les comparer » (p. 50). « L'argu-ment des besoins est l'argument majeur des thuriféraires de la croissance : nousdevons absolument viser à la croissance la plus forte possible, car les besoinshumains sont infinis. Et lorsqu'on a dit cela, tout est dit. Le contradicteur n'aplus qu'à plier bagage : car comment pourrait-il oser ne pas vouloir satisfaireles besoins humains, et donc faire progresser l'humanité, la rendre plus heu-reuse, toujours plus libérée de la tyrannie de la nécessité » (p. 88). « L'hypocri-sie consiste à ne s'intéresser qu'au taux de croissance de la consommation sansjamais regarder la manière dont celui-ci se décompose entre les différentes ca-tégories de la population, entre les différentes sortes de besoins. S'il s'avéraitque ce sont les désirs d'une minorité qui guident la production, pourrait-onalors vraiment dire que celle-ci est une production socialement utile ? » (p. 90).

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Face aux conquêtes techniques, le schéma démocratique ordinaireest souvent trop simple pour être adéquat, comme pour la premièrebombe A : Robert Oppenheimer participe à la création de l'arme ato-mique puis, effrayé des conséquences possibles, tente de faire partagerses doutes par les politiques. Pesant le pour (la défaite du Japon) maisignorant le contre (les risques à terme à l'échelle mondiale), le prési-dent Harry Truman décide de bombarder Hiroshima. « Cette vieillehistoire, qui reste toujours plus neuve », s'illustre aujourd'hui avec leproblème du dérèglement climatique et des mesures propres à le com-battre : trivialement, pour sauver le peuple français de la canicule, leprésident de la République doit-il imposer une taxe anticarbone auxdivers consommateurs ? La question est suffisamment compliquéepour qu'on la prenne à ses prémices. Le réchauffement est-il une réali-té physique ? La réponse est oui depuis un quart de siècle, sans aucundoute possible. Les gaz à effet de serre (dont le CO2) sont-ils la causemajeure de ce phénomène ? Depuis plusieurs années, la réponse estoui, avec plus de 90 % de « chances ». Prend-on un risque écono-mique sérieux à donner un coup de frein à la consommation du car-bone fossile ? Certainement pas du point de vue de la ressource, de sesprix ou des tensions géopolitiques, amenant tout au plus à amplifier etaccélérer le développement des économies d'énergie et des énergiesrenouvelables, plus créatrices d'emplois localisés et garantis que lesénergies « dures », pétrole et nucléaire.

Lorsque, dans la fièvre des événements subis par l'électronucléairejaponais en mars 2011, on entend dire en substance qu'il conviendra« de placer sous une autorité de niveau mondial (pourquoi pas l'AlEA,tristement illustrée par son faible niveau d'impartialité et de crédibilitésuite à la catastrophe de Tchernobyl ?) l'énergie électronucléaire pourrestaurer la confiance publique lui permettant de répondre aux indis-cutables besoins énergétiques de l'humanité », on ne peut s'empêcherde rappeler les lignes écrites par Aldous Huxley en 1946 dans sa pré-face à la seconde édition française du Meilleur des Mondes : « Aucours de cette période (qui s'ouvre), on peut admettre que l'énergienucléaire sera attelée à des usages industriels. Le résultat, la chose estassez évidente, sera une série de changements économiques et sociauxplus rapides et plus complets que tout ce qui s'est vu à ce jour. Toutesles formes générales existantes de la vie humaine seront brisées, et il

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faudra improviser des formes nouvelles pour se conformer à ce faitnon humain qu'est l'énergie atomique.

[320]

Ces opérations, qui seront loin de se faire sans douleurs, seront di-rigées par des gouvernements éminemment centralisés. [...] Afin deréduire la confusion, le pouvoir sera centralisé et la mainmise gouver-nementale accrue. » « À moins que nous ne nous décidions à décen-traliser et à utiliser la science appliquée, non pas comme une fin envue de laquelle les êtres humains doivent être réduits à l'état demoyens, mais bien comme le moyen de produire une race d'individuslibres, nous n'avons le choix qu'entre deux solutions : ou bien un cer-tain nombre de totalitarismes nationaux militarisés ; ou bien un seultotalitarisme supranational, suscité par le chaos social résultantdu progrès technologique rapide en général, et de la révolutionatomique en particulier, et se développant, sous le besoin du ren-dement et de la stabilité, pour prendre la forme de la tyrannie-providence » (souligné par nous).

L'emprise de la technique sur les esprits est d'ailleurs telle que,lorsqu'en pleine crise de Fukushima, tout le monde dénonce les « con-flits d'intérêts » dans les expertises de produits pharmaceutiques dan-gereux, rares sont ceux à envisager qu'il puisse (et doive) en être demême pour les expertises nucléaires : interrogés à la radio ou à la té-lévision, Madame L... (alors directrice d'AREVA) ou Monsieur B...(conseiller d'AREVA) sont invités pour défendre - sans aucun douteen toute indépendance et objectivité - l'électronucléaire français !Quant aux commissions officielles chargées de surveiller la santé pu-blique ou la sûreté nucléaire, il est révélateur de les comparer, le choixde leurs membres ayant de toute évidence été conduit dans les deuxcas au nom des « compétences », acquises dans les mêmes écoles, lesmêmes sérails, les mêmes parcours de carrière, à gauche comme àdroite... Si certaines bonnes âmes s'inquiètent des atteintes aux libertésindividuelles que pourrait entraîner un gouvernement des « Khmersverts », ont-elles eu conscience et se sont-elles indignées du déni dedémocratie constitué par de telles pratiques ?

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Que pensez-vous du nucléaire électrique ?

Baromètre d'opinion, calculé d'après un sondage conduit chaque année depuis 1994 sur 2 000personnes de plus de 18 ans : « Le choix du nucléaire pour produire les trois quarts de l'élec-tricité en France présente-t-il plutôt des avantages ou plutôt des inconvénients ? »

Source : Chiffres-clés de l'énergie. Commissariat général au Développement durable, France.

Édition octobre 2010, p. 3 (Enquête SOeS, Credoc).

Des avantages Des inconvénients Sans opinion

De 1994 à 1999 49,2 +/- 1,8 % 30,7 +/- 2,9 % 20,2 +/- 3,5 %

De 2000 à 2009 48,3 +/- 3,7 % 40,1 +/- 2,3 % 11,7 +/-1,9 %

Évolution Non Significative Significative Significative

Entre les deux périodes successives, la proportion de personnes favorables au nucléaire n'apas bougé de manière significative, à cela près que l'écart-type de la moyenne a augmenté, cequi signifie que les réponses sont désormais annuellement un peu plus erratiques. En re-vanche, la proportion des personnes défavorables a significativement augmenté (d'un tiers envaleur relative). Du coup, il apparaît que ce gain s'est effectué par un changement d'opiniondes indécis vers une opposition au nucléaire (à noter que ce transfert a resserré l'écart-typedes indécis résiduels).

Dans ces conditions, l'écologue peut-il, ou doit-il même intervenir,publiquement ou en sous-main, au nom de l'intérêt général dans l'es-pace et dans le temps, faisant ainsi « le bonheur du peuple » malgrélui ? En 1978, nous écrivions : « L'erreur consisterait à déclarer :l'écologie propose des remèdes infaillibles, elle peut donc imposer sadictature » (L'ex-croissance », p. 320). Ce serait en effet se comportercomme ceux qui ont imposé la force de frappe, la Hague ou ITER,sans véritable débat public ni même politique. Ce serait se comporter[321] en « écocrate », homologue de ces technocrates qui nous gou-vernent de fait, persuadés eux aussi d'œuvrer pour le bien commun. Etsi le pis-aller du « despote éclairé » venait à l'esprit, quel serait le des-pote qui désignerait ce despote, et de quel éclairement bénéficieraient-ils tous deux ? En revanche, rien n'interdit à l'écologiste d'agir dans lechamp politique pour y faire valoir son point de vue et ses arguments,même si le combat ressemble à celui du pot de terre contre le pot

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d'uranium. En fait, « le véritable écologisme doit faire prendre cons-cience à chacun des limites de la biosphère et, par voie de consé-quence, de ses propres limites dans le domaine de la consommation.Pour que ces limites soient comprises, admises et respectées, elles sedoivent d'être les mêmes pour toutes les couches sociales, imposéessans écofascisme, sans coercition, ni de manière autoritaire » (L'ex-croissance, pp. 317-318).

« L'ampleur de l'activité humaine et de son empreinte sur la planète doit fairel'objet d'un choix collectif, ou plutôt d'une succession de choix collectifs expli-cites de la communauté humaine. Et de tels choix ne peuvent eux-mêmes sedéfinir qu'à partir d'une appréciation du statut de l'espèce humaine au sein de labiosphère et de son rapport avec les autres espèces ; mais aussi d'une apprécia-tion des implications de cette réalisation, en termes d'avoir et en termes d'être,en termes d'objectifs individuels et en terme de relations sociales. C'est en cesens que l'on peut parler d'un problème politique, c'est-à-dire d'organisation dela cité. »

Christian Coméliau, La croissance ou le progrès ?, 2006, pp. 112-113.

En l'occurrence, l'évolution constatée en une génération dans lesmentalités et les comportements publics et particuliers ne pousse pas àl'optimisme : malgré tous les efforts « pédagogiques » prodigués, ac-quitter une taxe anticarbone est largement considéré comme une nou-velle forme d'impôt, pourtant sans commune répercussion financièreavec les dépenses apparues depuis trente ans dans le domaine de latéléphonie mobile ou des écrans géants, même dans des milieux mo-destes ! Le bon peuple (dont sa jeunesse) s'offusque de l'élitisme et dela hiérarchisation, prône l'égalitarisme (chacun est capable de tout et adroit à tout...), chacun vaut l'autre (et réciproquement), tout le mondeil est égal, etc., mais l'on trouve normaux les cachets des vedettes etles salaires des sportifs de haut niveau. Derrière leurs ordinateurs, des« économistes » négocient en temps réel au centime près le prix dukilo de légumes ou de fruits exotiques arrivant en Europe à contre-saison, à des prix dérisoires engendrés par la quasi-gratuité du trans-port aérien (sans parler des effets pervers engendrés dans les sociétéspaysannes locales...). On soutient généreusement la cause palesti-nienne mais, consommateurs de gauche et de droite confondus, on

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achète sans état d'âme les haricots ou les oranges produits dans leskibboutz israéliens implantés sur les terres arab(l)es. Socialement, laquestion des coûts ne peut certes être éludée, même si l'inflation(faible) était vraiment compensée par une hausse (modeste) des sa-laires, et si l'évolution des revenus était faite en euros réellement cons-tants : l'opinion générale - du moins l'opinion ressentie - est celled'une baisse notable du « pouvoir d'achat », à laquelle les exigencesenvironnementales participent en effet pour une part non négligeable(gestion des déchets, assainissement des eaux, etc.), totalement incon-nue il y a une génération. S'y ajoutent des considérations plus géné-rales comme la hausse du prix des logements, les variations des prixdes carburants (mais l'on oublie la baisse relative du prix des véhi-cules), etc. Il est donc avéré qu'à l'intérieur d'un revenu constant s'opè-rent des transferts de dépenses sur la nature desquelles on peut s'inter-roger.

En pratique, à des transferts de second ordre près (les dépenses deloisirs et de vacances, encore que l'avion à bas prix ne soit plus unobstacle [322] à la visite - même superficielle - de contrées lointaines,pour les seniors comme pour les juniors), deux postes de dépensesparaissent fonctionner, au moins globalement, comme des vasescommunicants : celui des « investissements électroniques » (la télé-phonie mobile, la photographie numérique, les logiciels de jeux, bien-tôt la TV 3D) ; celui de l'alimentation, où les prix de vente à la con-sommation n'ont guère de relations avec ceux de l'achat au produc-teur 123, phénomène quotidiennement ressenti et par là plus visible qued'autres.

On achète chaque jour une baguette de pain mais une fois par moisseulement la cartouche d'encre de son imprimante (10 € pour 5 ml,soit 2 000 € le litre d'encre noire, le prix d'une bouteille des annéesexceptionnelles des meilleurs crus de Bordeaux...) 124 Sur le parking

123 Alors que le prix moyen du pain dépasse les 3 euros le kilo, la céréale estpayée moins de 20 centimes au cultivateur, soit une « culbute » de plus de15 fois (les gros céréaliers, et les minotiers, ne sont pas pourtant les plus àplaindre au niveau de la PAC...). On pourrait aussi parler du prix du litre delait à la ferme et de celui d'un pot de yaourt fantaisie à 0 % de M.G. dans lesrayons des grandes surfaces.

124 Corrélativement, si les revues des associations de consommateurs comparentfréquemment les prix des imprimantes, elles sont beaucoup plus discrètes

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du supermarché, pendant que madame navigue en tête de gondole,monsieur laisse tourner le moteur pour la clim du 4 x 4 ; dans lescampagnes itou, le moteur du tracteur continue de polluer devant lebistro du village. Bref, l'outil de la pédagogie apparaît aujourd'huibien naïf (cf. Victor Hugo : « Ouvrez une école, et vous fermez uneprison... »), comme tant d'autres domaines le démontrent à l'envi :pour diviser par 2 le nombre de morts sur les routes, n'a-t-il pas fallu« contraindre » l'automobiliste à boucler sa ceinture, à ne dépasser ni130 km à l'heure ni 2 verres d'alcool, à ne pas téléphoner au volant,alors même que sa propre santé, sa sécurité et son porte-monnaieétaient en jeu ? De même, n'y a-t-il pas régression lorsqu'une granderevue associative nationale se proposant de guider le consommateurdans ses choix a abandonné son ton initial militant et critique à l'égardde ce qui s'appelait déjà la société de consommation, et vise plutôtdésormais à le renseigner sur la manière de consommer mieux, doncplus, pour le même prix ?

La réglementation tatillonne (ou : « le Progrès et ses contraintes »).

L'Homme des cavernes n'avait pas besoin de normes européennes pour éviterde prendre le courant en mettant les doigts dans une prise électrique, ni de ra-dars pour éviter de courir trop vite en allant chasser le mammouth. Tout pro-grès (« conquête ») matériel s'accompagne inéluctablement d'un « mode d'em-ploi de la modernité » ressenti comme une contrainte. L'environnementn'échappe pas à la règle, comme pour la gestion des déchets domestiques (trisélectif) et l'assainissement. De plus, 90 % des humains normalement consti-tués et/ou éduqués pourraient faire l'économie de 90 % des réglementations,soit par vertu soit par bon sens. Mais, dans toute société, il y aura toujours10 % de négligents, de petits malins ou de fraudeurs 125, à qui l'on doit ces rè-glements qui nous exaspèrent de temps à autre, mais nous protègent en perma-nence.

sur ceux des cartouches d'encre et autres fournitures. La commercialisation àbas prix des imprimantes s'inspire de la « méthode Polaroïd » où l'objet estquasi donné au client pour l'asservir au fournisseur par l'achat des consom-mables.

125 En mai 2011, la Régie Lyonnaise des Transports en Commun a estimé à11 % le nombre de fraudeurs. Mais, comme le disait le professeur Mollo-Mollo, il y a deux sortes de fraudeurs dans la société : « ceux qui sont frau-deurs parce qu'ils sont pauvres, et ceux qui sont riches parce qu'ils sont frau-deurs. »

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[323]

À un autre niveau, le même échec n'est-il pas enregistré pour la ré-gulation des naissances dans le Tiers Monde, quelles qu'en puissentêtre les explications (à ne jamais prendre pour des justifications) ? Etque penser de la naïve (et égoïste) affirmation si fréquente aujour-d'hui : « Je veux être libre, je fais ce que je veux » ? Quitte à passerpour un tenant de la vieille époque, la maxime « la liberté de chacuns'arrête là où commence celle des autres » est encore apte à fonder etréguler une véritable société, au sens plein du terme. Qui peut nier querefuser toute contrainte extérieure implique de s'imposer soi-mêmedes règles de comportement, tâche sans doute plus difficile encore !

« Dans un État, c'est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peutconsister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être point contraintde faire ce que l'on ne doit pas vouloir. »

Charles de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu. De l'esprit deslois, 1748, Genève.

« Regardez'y de près et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens,qu'il n'y a point et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres, que nous ne sommes quece qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaînedes événements ». [...] « Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nosactions, jointe à l'habitude que nous avons de confondre le volontaire avec lelibre. » Diderot (1756).

La question sociale et politique devient donc aujourd'hui pluscomplexe qu'il y a une génération : dévalués par tant de creux dis-cours, les politiciens, technocrates et autres élites ne sont plus cré-dibles pour une foule (car on ne peut plus parler de « société ») dontles individus entendent assumer « librement » leur destin personnel.Ce n'est pas d'un Sarkozy, ni même d'un Obama (même pas d'un Jean-Paul II), mais d'un Churchill dont nous aurions besoin qui, pourvaincre l'adversité, promettrait crûment de la sueur et des larmes, et nese gargariserait pas de mots creux en contradiction avec les faits (dé-veloppement durable versus relance d'un nucléaire générateur de dé-chets plurimillénaires et de tensions géomilitaristes). De ce décalagecroissant entre la réalité des problèmes et l'acceptabilité limitée desmesures éventuellement aptes à les résoudre, découle donc un pessi-

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misme fondamental : notre société est en crise, profondément, irréver-siblement, et pas seulement pour l'environnement ! Car il y a trenteans que les mesures dont il est aujourd'hui question auraient dû êtremises en œuvre.

« Les huit péchés capitaux de notre civilisation »

1973, pp. 163-166

Konrad Lorenz (Prix Nobel de physiologie et de médecine, 1973)

1/ Le surpeuplement de la terre [...] qui, par l'entassement, produit inévita-blement l'agressivité.

2/ La dévastation de l'environnement naturel qui atteint non seulement lemonde extérieur, mais détruit en l'homme tout respect de la beauté et de lagrandeur d'une création qui le dépasse.

3/ La course de l'humanité avec elle-même [...] toujours plus rapide avec ledéveloppement de la technologie.

4/ La disparition de tout sentiment fort et de toute émotion.

5/ La dégradation génétique (car) il n'existe (plus) de facteurs de sélectionvenant exercer leur pression sur le développement.

[324]

6/ La rupture des traditions (avec) un point critique où les jeunes générationsn'arrivent plus à s'entendre culturellement avec les anciennes, encore moins às'identifier à elles.

7/ La réceptivité croissante de l'humanité à l'endoctrinement, avec des pos-sibilités jamais atteintes dans l'histoire humaine.

8/ L'armement nucléaire, qui fait (pourtant) peser sur l'humanité un dangerplus facile à éviter que les sept processus (précédents).

Aujourd'hui, s'ajouterait ici le dérèglement climatique.

De notables progrès intellectuels et matériels ont certes été faitsdans le même intervalle, mais leur pente reste inférieure à celle desdégâts constatés ou prévisibles, tandis que persiste une conceptionbien naïve d'un progrès grâce auquel nos arrière-petits-enfants trouve-raient sur Mars un champ d'expansion et de relance pour notre génialeespèce ! Dans les faits, ce n'est plus « en douceur » mais par crisessuccessives, concomitantes ou corrélées (sociologiques, économiques,

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géopolitiques, et pas seulement écologiques ou environnementales)que le système technofinancier élaboré par la société occidentale, puisimposé au reste du monde, va évoluer de manière incontrôlée, avantde disparaître dans le désordre et la souffrance. Pessimisme ? Certes,mais après tout, au nom de quelle naïveté scientiste ou de quelle pré-destination religieuse tout problème devrait-il avoir une solution ? Aunom de quoi ou de qui, toute civilisation ou toute société serait-elleassurée d'être « un Reich de mille ans » ? Sauf scénarios catastro-phistes, ce n'est d'ailleurs pas l'espèce humaine qui est menacée entant que telle, encore moins la nature, mais ce sont des décennies,voire des siècles d'immobilisme et d'obscurantisme qui risquent des'ouvrir, comparables à ceux ayant couvert de l'invasion des Barbaresà la Renaissance. L'éventuelle renaissance sera cruelle, plus difficileencore, car ce n'est pas des forêts médiévales qu'il faudra ressortir,mais des ruines de nos citées et de nos banlieues, pour réhabiliter lesterres polluées des campagnes, les glaciers dénudés des montagnes.Selon Lao Tseu : « par temps de paix, le sage se consacre à la cité ; entemps de guerre, il songe à sa survie ». Égoïsme ou sagesse ? Dès lors,est-il utopique de croire en une démocratie socio-écologique sansfaire le bonheur des gens malgré eux ?

Aldous Huxley (1894-1963), Le Meilleur des Mondes (Brave New World),première édition en anglais en 1932. Édition en français en 1946, avec nouvellepréface.

Préface (pp. 20-21) : « Un État totalitaire vraiment « efficient » serait celuidans lequel le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques et leur arméede directeurs auraient la haute main sur une population d’esclaves qu'il seraitinutile de contraindre, parce qu'ils auraient l'amour de leur servitude. »

Texte (p. 46) : « C'est là qu'est le secret du bonheur et de la vertu, aimer ce quel'on est obligé de faire. Tel est le but de tout conditionnement : faire aimer auxgens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper. »

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[325]

10.3. Le développement, pas la croissance !Pourquoi la décroissance ?

« Le maintien de la population et du capitalà un niveau constant ne signifie aucunement

la stagnation de l'humanité. Il y aurait tout autant que parle passé des perspectives offertes au développement

de la culture sous toutes ses formes,au progrès moral et social. »

John Stuart Mill (1859).

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Il est dangereux d'emprunter son vocabulaire à une autre disciplineque la sienne. Les scientifiques ont commis cette imprudence séman-tique lorsqu'ils ont voulu qualifier ce qu'ils estimaient être une réalitéet une vérité, en empruntant le mot « loi » au droit romain (dura lex,sed lex) ; on parle ainsi de « la loi » de la chute des corps, ou de « laloi » de Joule. Mais, dans la mesure où pour un juriste une loi a unevaleur implicitement relative (puisque les lois changent aux frontièresde chaque nation, alors que les corps chutent de la même manière surchaque rive du Rhin), sans doute auraient-ils mieux fait d'emprunter àd'autres, tout aussi anciens, un vocabulaire mieux assis, reprenant parexemple aux mathématiciens de la Grèce antique le mot de « théo-rème » = « [proposition (mathématique) démontrée »].

La théorie (scientifique) représente l'état et la synthèse les plus probables, enl'état actuel des choses, de nos connaissances prouvées sur le sujet.

Dans un premier cas, la « vérité » est « révélée », tombée du ciel, dans le se-cond, elle est progressivement arrachée à la matière ; dans le premier cas, rienne permet de prouver que les autres ont tort, dans le second, tout permet de direque rien n'étaye la soi-disant théorie des premiers. Cette différence méthodolo-gique fondamentale explique que l'on soit en droit de nier que « toutes lesthéories se valent », même si « toutes les opinions sont respectables ».

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Il en est de même pour croissance et développement, mots rigou-reusement codifiés en biologie. Il y a croissance lorsqu'un organismeaugmente de taille (ou de masse) sans changer de structure, parexemple lorsqu'une plante feuillée « pousse », avant la floraison. Maislorsque la fleur, organe éminemment distinct, apparaît, alors y a-t-ildéveloppement, non seulement d'ailleurs de forme, mais de fonction.En d'autres termes, s'il y a innovation dans le développement, elle estabsente de la croissance ; celle-ci s'effectue selon le programme pré-établi, alors que la première exige un supplément d'information. Oubien encore, la croissance est essentiellement quantitative (et se rat-tache donc au premier principe de la bio-thermodynamique) alors quele développement est surtout qualitatif (et se rattache au second prin-cipe, en qualité de processus néguentropique). Un exemple physique :lorsqu'en pleine croissance industrielle, le pétrole a surgi à la fin duXIXe siècle (date symbolique parmi d'autres : 1897, naissance de laStandard Oil Company of New Jersey) puis s'est affirmé (entre lesdeux guerres mondiales) en détrônant progressivement le charbon,s'est-il agi typiquement d'un développement sans lequel l'automobileet surtout l'aviation n'auraient que très difficilement pris leur essor.Pourtant, dès le début du XXe siècle, il y eut quelques prophètes demalheur, comme le chimiste russe Alexis Tchichibabine (1870-1945)qui qualifiait de gaspillage [326] insensé le fait de brûler (d'entropi-ser...) du carbone « organisé », ressource épuisable constituant un édi-fice précieux pour la synthèse de molécules organiques plus élaborées.On ignorait pourtant alors tout des futures matières plastiques (commele polyéthylène) qui allaient se substituer massivement au bois ou àl'aluminium dans de nombreux domaines. Bel exemple de dévelop-pement générateur de nouvelles croissances (si l'on veut tout justifierpar rapport à celle-ci...) ! Car tout étant complexe dans la vie, non seu-lement croissance et développement peuvent coexister, comme àl'adolescence, mais des ambiguïtés se manifestent parfois : lorsqu'ap-paraît la première feuille d'un arbre, il y a développement ; mais dequoi relève la seconde ? De la croissance, puisqu'elle n'a plus rien àinventer par rapport à sa sœur aînée ? La croissance peut donc se ca-cher derrière le développement...

Une grande partie des controverses touchant à l'emploi de ces deuxtermes dans les domaines socio-économiques et politiques provient deleur banalisation et de leur confusion sous-jacente. Produire « toujours

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plus » de maïs par intensification agronomique est un banal processusde croissance, par ailleurs nocif à l'environnement ; à l'inverse, passerde la lampe à incandescence à une ampoule dite « à économie d'éner-gie » est un acte de développement. Baisser la consommation d'unechaudière en améliorant son rendement mais sans changer à son prin-cipe même (l'utilisation d'un combustible fossile) est un processus dedécroissance, en soi parfaitement louable, mais l'isolation thermiquedu local à chauffer, toute banale qu'elle soit, relève bien de dévelop-pement. Mettre 10 enfants ou monde pour en laisser périr 8 est de lacroissance entropique (car doublée d'un regrettable gaspillage de ma-tière première...) alors qu'en « élever » deux par une éducation et dessoins adéquats et attentifs est bien du développement, anthropique ce-lui-là. En prolongeant le propos, on voit que s'il est difficile de parlerde « croissance durable », il n'est pas interdit d'envisager un « déve-loppement durable ».

Des propositions formulées par Christian Coméliau en conclusionde son ouvrage La croissance ou le progrès (Op. cit., 2006, pp. 290-294), nous retiendrons ici celles mentionnant explicitement les notionsde croissance et/ou de développement (passages surlignés en gras parnos soins) :

« La poursuite de la pratique actuelle [...] qui consiste [...] à lamaximisation indéfinie du taux de croissance de la production glo-bale [...] n'est ni pertinente, ni souhaitable, ni possible dans lalongue durée. »

« Cela dit, la croissance de la production et du revenu reste au-jourd'hui [...], et pour un temps relativement long, une conditionet une composante indispensables du progrès social, au moinspour la majorité de la population mondiale. »

« On a pu parler d'une sorte de « rendement décroissant de la crois-sance ». On peut en déduire que la croissance globale ne mérite cer-tainement pas la même importance, en tant que critère de progrèssocial, dans les pays riches et dans les pays pauvres. »

« Il est urgent et indispensable de resituer dès à présent la crois-sance, en tant qu'objectif et en tant qu'instrument du progrès social, ausein d'un assortiment plus diversifié d'objectifs de développe-ment. »

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« Parce que l'objectif de croissance [...] doit être resitué dans unensemble plus large d'objectifs de société, le développement ou leprogrès social ne pourra jamais résulter de la seule logique del'économie de marché. »

[327]

« La pensée productiviste, portée par l'Occident, a entraîné le monde dans unecrise dont il faut sortir par une rupture radicale avec la fuite en avant du « tou-jours plus », dans le domaine financier mais aussi dans le domaine des scienceset des techniques [...]. Car les risques les plus graves nous menacent (qui) peu-vent mettre un terme à l'aventure humaine, qu'elle peut rendre inhabitable pourl'homme. »

Stéphane Hessel, Indignez-vous !, 2010, pp. 20-21.

Mais que veulent exactement les économistes en général, les finan-ciers plus particulièrement : un accroissement des valeurs boursières,des bénéfices et des profits, des biens à produire et à consommer, àleur tour générateurs de « valeurs », sans se soucier vraiment des réa-lités ou des qualités que recouvrent des transactions en partie vir-tuelles, véhiculées à la vitesse de la lumière par internet. Les socio-économistes (ou les politiciens ?) nous disent que le maintien de l'em-ploi (c'est-à-dire la stabilisation du chômage, sans plus) exige un tauxde croissance (économique) annuel de 3 % dans les pays développés.D'où deux remarques : n'est-ce pas avouer que le « rendement socié-tal » de l'économie baisse annuellement de 3 % à PIB constant 126 ?N'est-ce pas exiger, pour maintenir l'emploi, le doublement du mêmePIB en 23 ans, moins d'une génération ? Tout ceci est-il bien, non seu-lement durable, mais bien raisonnable et même réaliste ? Dans lemonde occidental, la croyance en la croissance économique amène« logiquement », compte tenu du vieillissement de la population, à

126 Par analogie, que dirait-on d'une voiture qui, d'années en années, consom-merait 3 % de plus de carburant pour rendre les mêmes services ? Accepte-rait-on cette situation comme une fatalité ou même une « loi » inéluctable,ou n'irait-on pas demander à son garagiste de revoir le réglage, l'usure oumême le principe du véhicule ou de son moteur ? De cette addiction à lacroissance, ne peut-on conclure qu'elle est la drogue de notre économie,drogue dure de surcroît ?

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reculer l'âge de la retraite (quitte à laisser bien du monde au bord de laroute). Ne va-t-on pas hélas plutôt vers un parcours « en trois tiers » :un premier tiers « éducatif » de la naissance à 25-30 ans, petites com-pétences/petits boulots (l'adulescence) ; un deuxième tiers du « pleinâge », comme on dit du plein-emploi, de 25-30 à 55 ans, âge auquelon jette le citron sur le bas-côté, après l'avoir pressé, stressé ; un troi-sième tiers, du « dernier âge », avec préretraite ou chômage, de 55 à80 ans.

« Parce que nous voulons maintenir indéfiniment l'expansion économique, tôtou tard nous aboutirons à des tensions intolérables. Faute d'oser aller au fonddes choses, nous allons à un désastre qui sera celui de la nature, de la civilisa-tion, et probablement des deux. Nos problèmes économiques sont économi-quement insolubles, parce que l'industrie fabrique accessoirement des produitsdont quelques-uns sont utiles ; mais elle est avant tout le champ clos de lacourse à la puissance. Nous arrivons à un point où l'émulation à produire de-vient un danger mortel, par la saturation, l'étouffement, l'intoxication où ellemène. Nous arrivons à un point où la course à la puissance perd son senspuisque la concurrence dont elle est l'enjeu entraîne un foisonnement qui étouf-fera bientôt le riche comme le pauvre. En vérité, l'expansion n'est une nécessitéqu'idéologique. Sous couvert de besoins physiques, faux ou faussés, nous pour-suivons des fins métaphysiques. Nous voulons nous prouver que le monde se-rait bien meilleur si nous l'avions fait. Notre civilisation est une croisade contrela nature. »

Robert Hainard, Expansion et Nature, Le Courrier du Livre, Paris, 1972 (4e decouverture).

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Pourquoi la décroissance ?

« Point de salut hors de la croissance ! Tel est le message que nous adresse pra-tiquement la quasi-totalité des économistes et des politiques, à droite comme àgauche, dans tous les pays. Car, de nos jours, la notion de croissance est forte-ment corrélée à celle de progrès qui, depuis deux siècles, a complètement en-vahi l'espace idéologique, d'abord en Occident, puis à l'échelle du globe. Pource qui est de la population mondiale, la croissance démographique confine dé-sormais à l'explosion. Voici deux mille ans, le niveau de la population humainese situait, selon les estimations, entre 170 et 400 millions d'habitants, celui del'an mil entre 250 et 350 millions ; la population humaine de 1800 voisinait lemilliard pour atteindre 1,6 milliard un siècle plus tard. En l'an 2000, nousétions 6,1 milliards d'individus et nous approchons aujourd'hui les 7 mil-liards. 127 Cette croissance explosive se retrouve dans plusieurs domaines dontcelui de la puissance destructive des armements, mais aussi dans celui, moinssinistre mais néanmoins lié, de la productivité agricole qui a rendu possiblel'explosion démographique. L'augmentation gigantesque de la productivitéagricole, intervenue pour l'essentiel depuis la Seconde Guerre mondiale, s'ex-plique par la motorisation toujours plus poussée de l'agriculture, inspirée desengins militaires, ainsi que par le recours aux insecticides, souvent issus desgaz de combat, et aux engrais chimiques, issus des surplus de guerre en com-posants d'explosifs. L'industrie agroalimentaire est ainsi toujours plus dépen-dante des ressources minières, et particulièrement du pétrole, dont le stock li-mité est pourtant promis à une prochaine déplétion.

Autrement dit, en moins d'un siècle, l'agriculture, qui dépendait depuis son ap-parition au Néolithique, voici quelque dix mille ans, du flux constant d'énergiesolaire captée par la photosynthèse chlorophyllienne, est devenue captive dustock d'une énergie rare dont l'espérance de vie ne se compte pas en millé-naires, ni même en siècles, mais en années. Qui plus est, en ayant troquél'énergie solaire, certes diffuse mais durable, contre l'énergie fossile concentréemais sans avenir, l'agriculture a certes vu croître spectaculairement sa produc-tivité, mais au prix d'une baisse non moins spectaculaire de son rendementthermodynamique, ce qui "signifie une réduction proportionnellement accruede la quantité de vie future" (citation de Nicholas Ceorgescu-Roegen, La dé-croissance, 2006, p. 138).

127 Le XXe siècle, malgré deux guerres mondiales depuis prolongées par demultiples conflits locaux ou régionaux, a donc vu l'humanité quasi quadru-pler, performance qui n'a que peu de chances (ou de risques...) de se renou-veler dans le siècle qui vient de s'ouvrir.

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Le plus étonnant est que ces constatations quant à l'évolution de notre espècesoient restées presque sans écho dans la profession des économistes, prison-nière d'un paradigme néoclassique archaïque, et plus généralement dans laclasse politique, piégée par la compartimentalisation académique du savoir etpar l'impératif démocratique des lendemains qui chantent. À cet égard, la criseéconomique, déclenchée par l'insatiable rapacité des milieux financiers, ne peutqu'aggraver la situation en raison des espoirs fallacieux suscités par la brutalechute des cours du pétrole qu'elle a (momentanément) provoquée.

Face à cette carence, des militants écologistes ont entrepris de préconiser l'aus-térité volontaire et la décroissance. L'initiative est sympathique et infinimentrespectable, comme l'est le choix de la vie contemplative. À l'instar de cettedernière, elle revêt valeur de témoignage, ce que je ne tiens nullement pour né-gligeable ; mais je conteste qu'elle soit apte à infléchir la dérive consuméristede nos sociétés industrielles, devenues dépendantes d'une énergie bon marché,et même à la détourner de leur foi aveugle en une croissance durable. Il resteque les individus et, le cas échéant, les communautés ayant opté pour la fruga-lité et la décroissance auront vraisemblablement moins à souffrir des événe-ments qui viennent, dont je vais à présent tenter l'esquisse.

[329]

Tributaires des énergies fossiles, et singulièrement des hydrocarbures, les so-ciétés industrielles ne pourront, à mon avis, leur survivre. Contrairement à ceque s'efforcent de faire accroire les artisans de l'électronucléaire (toujours desfervents de la concentration de la puissance et du pouvoir), ni la fission, ni lafusion thermonucléaire contrôlée, encore dans les limbes, ne pourront jamaisremplacer le charbon, le gaz et surtout le pétrole, en raison notamment des con-traintes sécuritaires liées à leur exploitation et à l'élimination de leurs déchetset, plus généralement, du fait de la nocivité du nucléaire pour la Biosphère. Lesénergies renouvelables ne le permettront pas non plus car elles se prêtent mal àla concentration énergétique et ne sauraient pourvoir à la débauche de puis-sance inhérente à notre train de vie industriel.

Bien que conscient des aléas de l'art de la conjecture, je tiens pour très probablel'effondrement de la civilisation industrielle dans un proche avenir. Cela dit, jene sais comment s'effectuera cette immense inversion. Sera-t-elle amorcée parune désindustrialisation progressive affectant d'abord les secteurs économiquesles plus énergivores condamnés par la hausse rapide des prix de l'énergie, pardes troubles sociaux causés par l'érosion du niveau de vie des masses aux-quelles les politiques avaient toujours promis l'inverse, par des sécheresses, desfamines et des épidémies consécutives notamment au dérèglement climatique,par une combinaison de ces facteurs, ou bien par le basculement des États dansla guerre pour s'assurer le contrôle des gisements encore productifs ? Comptetenu des records de violence enregistrés au XXe siècle, des conflits en cours oumenaçants en ce début du XXIe siècle et de la récente réorientation de l'OTAN

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dans un sens provocateur et interventionniste global, j'incline, avec effroi, pourcette dernière hypothèse, avec son cortège de militarisations et d'indiciblessouffrances.

Si, comme j'incline à le croire, l'humanité survit à la déroute de la civilisationindustrielle, non sans graves pertes et dégâts considérables, les sociétés resca-pées devront bien se contenter des énergies renouvelables, c'est-à-dire pourl'essentiel, du solaire sous toutes ses formes. Il n'en reste pas moins que cet ef-fondrement catastrophique consacrera une très brutale décroissance. Que celle-ci soit inéluctable, je le crois pour les raisons que j'ai ébauchées ci-dessus. Enrevanche, nos dirigeants pourraient encore en atténuer le choc s'ils prenaientconscience des infirmités de la science économique dominante, de l'inanité dela croissance indéfinie dans un monde fini et de l'extrême sollicitation de la ca-pacité de charge de notre planète. C'est à ces conditions seulement qu'ils pour-ront aspirer à gérer la déroute. Quant à l'organisation sociale de la société fu-ture, elle devra faire l'objet de recherches et de débats sur un fonctionnementéconomique permettant d'éviter la restauration d'une civilisation industrielle.Point de salut hors de la décroissance ! »

Ivo Rens, Genève, avril 2009.

Il est temps que les économistes apprennent puis admettent que leslois de la thermodynamique s'imposent à tous les systèmes, y comprisle système économique. On peut croire créer de la richesse en inté-grant dans le PIB des valeurs antagonistes comme la constructiond'automobiles et la consommation d'essence, mais aussi les frais dedépannage, de cliniques ré-éducatives ou de pompes funèbres. Mais ils'agit de pseudo-richesses compensatoires, qui se neutralisent aumieux pour le quotidien humain mais se paient en coûts sociaux ouenvironnementaux (créateurs d'emplois, il est vrai...). Bref, dans l'éco-nomie terrestre, aucun espoir d'échapper à la néguentropisation. L'ap-pel aux énergies fossiles n'est pas un élégant subterfuge, mais une ag-gravation de la situation globale, comme en témoigne l'effet de serreou la désertification postnucléaire des espaces contaminés de Tcher-nobyl ou de Fukushima.

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« À bas le développement durable !Vive la décroissance conviviale »

« Pour les uns, le développement soutenable/durable, c'est un développementrespectueux de l'environnement. L'accent est alors mis sur la préservation desécosystèmes. Le développement signifie dans ce cas bien-être et qualité de viesatisfaisants. » « La prise en compte des grands équilibres écologiques doit al-ler jusqu'à la remise en cause de certains aspects de notre modèle économiquede croissance, voire même de notre mode de vie. » « Cette attitude est assezbien représentée chez les militants associatifs et chez les intellectuels huma-nistes. » « Pour les autres, l'important est que le développement soit tel qu'ilpuisse durer indéfiniment. Cette position est celle des industriels, de la plupartdes politiques et de la quasi-totalité des économistes. À Maurice Strong décla-rant le 4 avril 1992 : « Notre modèle de développement, qui conduit à la des-truction des ressources naturelles, n'est pas viable, nous devons en changer »font écho les propos de George Bush (senior) : "Notre niveau de vie n'est pasnégociable." »

Serge Latouche, Revue Silence, n° 280 & 281. Févr.-Mars 2002. Débat « Nou-veau Millénaire. Défis libertaires ».

En revanche, si l'on change d'échelle d'espace et de temps en inté-grant le Soleil (du système terrestre on passe au système solaire, ausens holistique de ce terme), soleil qui a inventé ITER bien avantl'homme et disparaîtra bien après lui, alors pouvons-nous « tricher »dans notre petit sous-système terrestre, car notre agitation infime seperd et se dilue dans le silence (quasi) éternel des espaces infinis (cequi aurait dû rassurer, et non effrayer Blaise Pascal...) ; même si, dupoint de vue de Sirius, notre activité continue ainsi à dégrader leCosmos. Mais il convient peut-être de répéter que toutes les énergiesrenouvelables sont « extra-terrestres » : le solaire thermique et le so-laire photovoltaïque, évidemment instantanés ; l'énergie hydrauliqueet l'énergie éolienne sont aussi solaires, avec un différé dû au cycle del'eau ou à la mise en mouvement des masses d'air inégalement échauf-fées ; la biomasse, cultivée ou sauvage, est encore solaire, et si laLune peut nous fournir l'énergie marémotrice, c'est en vertu de l'at-traction qui existe entre elle et la Terre, au sein du système solaire,une fois de plus. Bref, s'inscrire dans ce qui, à notre échelle biolo-

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gique, relève de l'éternel et de l'infini, offre d'autres garanties ques'adresser à ce qui a été enfoui sous les pattes des dinosaures, sousforme de charbon ou d'uranium, à moins qu'un démon ait préparé toutcela pour nous accueillir lorsque nous sortirions des cavernes. C'est àpropos de tels problèmes, aussi spéculatifs que concrets, que NicholasGeorgescu-Roegen s'était interrogé, il y a 20 ans déjà, sans avoir étéjusqu'à présent suffisamment compris, encore moins entendu.

« La décroissance, un nouveau romantisme révolutionnaire »

« La société de croissance n'est pas soutenable ». Dans le concept de dévelop-pement durable, « ce n'est pas l'adjectif « durable » ou « soutenable » qui est encause, mais la notion même de développement. C'est évidemment sur ce pointque la notion de décroissance est extrêmement choquante puisqu'elle sous-entend qu'il y aurait un « au-delà du développement », idée presque impensablequi remet en question tout l'imaginaire occidental, fondé sur une croyanceaveugle dans le mythe du progrès depuis plus de deux siècles ». Mais « il estfaux que l'idée de décroissance nie la notion de progrès. Elle condamne lemythe du progrès, ce qui est bien différent. »

Jean-Claude Besson-Cirard. Journal Libération, 2 mars 2007.

[331]

Un cas concret, très prégnant dans notre pays : l'Europe agricole asubi pendant des années le problème des « excédents agricoles ».Première question : d'où proviennent-ils, alors que le nombre d'agri-culteurs n'a cessé de décroître depuis les années 1960-1970, et quel'on a mis des terres en jachère ? La réponse est (techniquement)simple : on produit trop parce qu'on a trop intensifié. Deuxième ques-tion : comment donc faire pour résorber ces excédents ? Réponsenaïve : en désintensifiant et en extensifiant, avec une meilleure quali-té. Réponse (officiellement) intelligente : en diminuant encore lenombre d'agriculteurs pour leur permettre d'être plus « performants »(plus intensifs). Réponse réelle : ne toucher à rien, parce que toutchangement « logique » nuirait aux intérêts d'un système économiquequi va des fabricants d'engrais aux transporteurs routiers, en passantpar le Crédit Agricole (la grenouille qui s'est crue plus grosse que lebœuf...) et les Chambres d'agriculture (qui vivent en parasites plusqu'en partenaires de l'agriculteur, et de la biosphère).

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10.4. L'Homme et l'Occidentont un avenir, mais lequel ?

« L'espèce humaine est à la fin de course. L'esprit n'estplus capable de s'adapter assez vite à des conditions qui

changent plus rapidement que jamais.Nous sommes en retard de cent ans sur nos inventions.

Cet écart ne fera que croître. »

H. G. Wells. L'esprit au bout du rouleau,Mind at the End of its Tether (1945).

A — La disparition de l'Homme

L'HOMME CONSIDÉRÉ COMME ESPÈCE

« Il n'y a que l'inutilité du premier délugequi empêche Dieu d'en envoyer un second. »

Nicolas Chamfort (1741-1794)

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Tant d'auteurs de science-fiction ont brodé sur le thème de la pos-sible disparition de notre espèce, que tout peut être dit, et son con-traire, à ce propos. L'attitude la plus médiatique est celle d'un catas-trophisme biologique voyant Homo sapiens succomber à court termesous les coups d'un super-virus conjuguant contagiosité de la grippe etvirulence du sida, ou sous les bavures de manipulations génétiquesdans les secteurs agricoles et médicaux ; de même pourrions-nous unjour rencontrer - avec nous la plupart des autres espèces - la trajectoired'un géo-croiseur, météorite à même de bouleverser la physique duglobe ; c'est d'ailleurs l'une des hypothèses avancées pour expliquer ladisparition des dinosaures.

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[332]

Homo sapiens a failli disparaître à deux reprises...

Deux fois au moins (jamais deux sans trois ?), Homo sapiens a failli dispa-raître : relativement près de nous, au milieu du XIVe siècle, la « grande peste »,véhiculée par le rat noir et ses puces, débarque en 1346 en Crimée, en prove-nance de Perse ; malgré les mises en quarantaine, elle se répand sur tout le con-tinent européen en peu d'années, laissant derrière elle la désolation en Italie,France, Espagne, Europe centrale et Scandinavie. Sur les quelque 400 millionsd'habitants que comptait alors la planète, 150 millions environ périrent, phé-nomène sans aucun précédent, absolu ou relatif. Paradoxalement, rien de com-parable avec les massacres des deux guerres mondiales du XXe siècle, qui fi-rent chacune plus d'une trentaine de millions de morts, augmentés pour la pre-mière par la grippe dite espagnole. Compte tenu des populations alors connues(en 1915, 1,8 milliard de personnes environ ; en 1940, 2,3 milliards), ces épi-sodes n'ont laissé qu'une trace infime sur l'exponentielle millénaire de notre es-pèce. Comme dit par Napoléon 1er (déjà cité) après la bataille d'Eylau : « unenuit de Paris effacera tout cela... » En comparaison, l'impact social et écono-mique de la grande peste noire fut donc énorme, qui remit même en cause (fa-vorablement !) les contrats de travail en milieu rural, faute de bras devant lesterres abandonnées ; des décennies furent nécessaires pour restaurer les effec-tifs humains. Par la suite, jamais la maladie ne réapparut avec une telle viru-lence, même lors de l'épisode provençal de 1720 rappelé par le Hussard sur letoit de Jean Giono. Une immunité avait-elle été alors acquise et conservée àtravers quatre siècles, ou bien la population contemporaine de Philippe VI deValois avait-elle été « purgée » de ses éléments les plus génétiquement sen-sibles ?

À une autre échelle de temps, il y a 70 000 ans, à l'aube de notre espèce, la po-pulation humaine tomba momentanément à 10 000 individus seulement,comme l'ont récemment révélé des analyses d'ADN conduites par des cher-cheurs nord-américains. Cause probable, « l'éruption du super-volcan indoné-sien Toba, qui a plongé la planète dans un hiver « nucléaire » pendant plusieursannées. [...] Notre espèce ne décollera vraiment qu'au Néolithique, il y a unedizaine de milliers d'années, peu après les dernières glaciations, « avec l'inven-tion de l'agriculture et de l'élevage. En deux millénaires, la population duMoyen-Orient décuple, passant de 500 000 à 5 millions d'habitants ! Entre -4000 et - 2000, les Européens passent de 2 à 23 millions d'individus ».

Frédéric Lewino, « La longue marche des hommes ne fut ni facile ni linéaire »,Le Point, n° 1952, 11 février 2010, pp. 68-69.

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En tant qu'espèce biologique, Homo sapiens nous semble avoir peude risques de disparaître à brève échéance même si, à l'échelle géolo-gique il est bien évident que « le monde a commencé sans l'homme ets'achèvera sans lui » (Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955).Notre nombre, notre polymorphisme génétique, notre polyvalence etnotre adaptabilité sont en effet tels qu'il restera bien quelque part despoches de résistance pour « ré-ensemencer » l'anthroposphère, àmoins que les conditions de vie de celle-ci aient été radicalementchangées par une catastrophe aléatoire (par exemple, variations ther-miques supérieures à 20 °C, en plus ou en moins, taux de radioactivitéélevé, etc.). Plus probable à terme mais moins crédible pour le pro-fane, est une dégradation insidieuse de notre milieu par nos actionsdélétères, amplifiées par notre nombre et notre dispersion. Ces effetsconcernent l'environnement physico-chimique (modification de l'at-mosphère, pollution des eaux, contamination des chaînes alimentaires)et se traduisent par la destruction des biotopes et la disparition consé-cutive d'espèces végétales, animales et microbiennes. Car l'homme,néoplasme de l'évolution, est bien « le cancer de la planète », dont lesmétastases peuvent d'ores et déjà être observées dans tous les recoinsde la biosphère.

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« L'homme par son égoïsme trop peu clairvoyant pour ses propres intérêts, parson penchant à jouir de tout ce qui est à sa disposition, en un mot, par son in-souciance pour l'avenir et pour ses semblables, semble travailler à l'anéantis-sement de ses moyens de conservation et à la destruction même de sa propreespèce. En détruisant partout les grands végétaux qui protégeaient le sol, pourdes objets qui satisfont son avidité du moment, il amène rapidement à la stérili-té ce sol qu'il habite, donne lieu au tarissement des sources, en écarte les ani-maux qui y trouvaient leur subsistance, et fait que de grandes parties du globe,autrefois très fertiles et très peuplées à tous égards, sont maintenant nues et sté-riles, inhabitables et désertes. Négligeant toujours les conseils de l'expérience,pour s'abandonner à ses passions, il est perpétuellement en guerre avec sessemblables, et les détruit de toutes parts et sous tous prétextes en sorte qu'onvoit des populations autrefois considérables, s'appauvrir de plus en plus. Ondirait que l'homme est destiné à s'exterminer lui-même après avoir rendu leglobe inhabitable. »

Lamarck (Jean Baptiste Pierre Antoine de Monet, chevalier de Lamarck ;1744-1829). « Système analytique des connaissances positives de l'homme »,Paris, 1820.

La « sixième extinction massive » dont nous sommes les acteurs,les témoins et les victimes, a ceci de particulier qu'elle est bien plusrapide que les autres, 100 à 1 000 fois d'après le catalogue des espècesdisparues ou en voie de l'être sous peu ; et là se situe peut-être le réelproblème de notre survie, qui dépend à plusieurs titres (écologiques,physiologiques et psychiques) du maintien d'un minimum de biodi-versité. Ayant tout détruit ou éliminé autour de lui, l'homme risque dese retrouver orphelin de la nature, privé non seulement des espècesgratuitement « utiles » (l'abeille, les passereaux, les vers de terre, lesbactéries du sol, etc.) ou commercialement « utilisables » (le thonrouge, les champignons comestibles, le gibier sauvage, etc.), maiségalement des espèces « superflues » (l'ours, l'éléphant, les fleurs deschamps, les libellules, etc.), voire « nuisibles » (le loup, les guêpes, lessouris, les plantes vénéneuses, etc.) ; il aurait alors littéralement scié labranche sur laquelle il est assis, depuis sa récente admission commepartenaire de la biosphère ! « Nul animal créé ne saurait résister à sondestin », écrivait Beaumarchais ; celui de l'homme serait-il doncd'asservir toute la biosphère, inconsciemment poussé par son extraor-

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dinaire dynamisme, par cette perpétuelle agressivité dont il a dû et sufaire preuve pour émerger, puis survivre jusqu'à présent ?

L'HOMME CONSIDÉRÉCOMME ÊTRE HUMAIN

« Une contrée au-dessus de laquelle onduleune forêt primaire n'est pas seulement capable

de produire du maïs et des pommes de terre,mais des poètes et des philosophes. »

Aldo Léopold (1887-1948)

Dans les conditions décrites, Homo sapiens sapiens a-t-il encorequelques milliers ou centaines de milliers d'années devant lui ? Maté-riellement, parviendra-t-il à reconstituer un milieu ambiant répondantà tous ses besoins, physiologiques et psychiques ? Trouvera-t-il cette« nouvelle Amérique » au fond des océans ou sur la planète Mars,puisant dans quelles sources l'énergie, l'oxygène et la nourriture ?Quant à l'ambition qui consisterait à « piloter » la biosphère dans sonintérêt immédiat, celle-ci « étant plus complexe que l'intelligencequ'elle a engendrée, la prétention (humaine) de la maîtriser et de laremodeler par l'invention de la technologie, et de maîtriser par unetechnologie supérieure les effets néfastes de [334] cette technologie, etainsi de suite à l'infini - cette prétention est par définition condamnéeà l'échec et donc, avec elle, la folie « transhumaniste » qui est en trainde couver sous la surenchère néolibérale » 128. Surtout, coupé de toutce qui n'est pas lui, l'homme resterait-il « humain » ou ne serait-il quele dernier « vivant » ? Car il serait alors privé du supplément d'âmenécessaire à toute culture et à toute humanité (n'en déplaise aux petitsphilosophes qui qualifient l'écologie d'anti-humanisme) : « Nos rap-ports avec la nature changent tellement quant à leur volume qu'ils ap-pellent un esprit de responsabilité que nous n'avons pas encore acquiset auquel nos manières de penser les plus modernes ne nous portent

128 Bertrand Méheust, La politique de l'oxymore. Comment ceux qui nous gou-vernent nous masquent la réalité du monde, 2009, p. 67.

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pas. » (Bertrand de Jouvenel, Arcadie. Essai sur le mieux vivre, 1968,p. 242).

À cet égard, Aldo Leopold a donc tout dit, au milieu du siècle der-nier : « Une contrée au-dessus de laquelle ondule une forêt primaire[...] n'est pas seulement capable de produire du maïs et des pommes deterre, mais des poètes et des philosophes », c'est-à-dire, au total, cedont l'homme a besoin pour être Homme. L'art et la culture, propres ànotre géniale espèce, seraient-ils en effet capables de satisfaire plei-nement nos aspirations, si nous puisions en nous la seule source denotre inspiration ? Et cet art aurait-il un avenir si la nature n'était jus-tement plus là pour nous aider à sortir de nous-mêmes ? En revanche,la nature survivra sans problème (même sévèrement modifiée, elle l'afait déjà à cinq reprises), car elle a tout le temps devant elle pour ré-organiser la vie, indépendamment de toute contingence ; nul besoin denous chez elle, ne nous ayant jamais attendus pour exister. L'hommeque nous sommes aurait alors disparu tout en survivant, espèce « au-tiste », homme déshumanisé n'ayant pour tout compagnon que lesjouets électroniques issus de son industrieuse activité : « Les robots-enfants débarquent. La semaine dernière, des chercheurs japonais ontdévoilé deux nouvelles créatures : un robot-enfant de 5 ans et un bébé-robot. Ces deux modèles ont pour but de reproduire l'acquisition desconnaissances et des capacités physiques humaines pour permettreaux robots de vivre (sic !) plus facilement avec les hommes. Le robotde 5 ans, M3-Kindy, qui dispose de grandes capacités de mouvement,d'expression et de sensation, est destiné au suivi de l'interaction entreadulte et enfant. Le robot Noby est, quant à lui, censé être un bébé deneuf mois, 71 cm et pesant 7,9 kg. Il est bardé de 600 capteurs, avecdes capacités sensorielles et physiques proches de celles d'un bam-bin » (www. Lyonplus.com, 15 juin 2010, p. 14).

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B — La disparition de sociétésou de civilisations

« Aujourd'hui, la conscience de la catastrophe possibleest plus forte que tout, et l'écologie politique

ne serait pas aussi puissante si elle ne puisait pasau plus profond du refus de la mort. » 129

Alain Touraine, 2010, Après la crise, p. 105.

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Ce qui est bien plus probable, et tout aussi inquiétant, que la dispa-rition de l'homme est celle de (certaines de) nos sociétés ou de noscivilisations. Doit-on distinguer les unes des autres ? Oui, car il peut yavoir des sociétés (ensembles structurés d'individus ou de groupeshumains) dépourvues de véritable civilisation. Il peut y avoir des so-ciétés qui perdent un jour leur degré de civilisation, ou en acquièrentun plus élevé, par des mécanismes complexes [335] dont la cause his-torique reste encore discutée pour certaines. Convenons ici qu'une so-ciété est surtout déterminée par ses techniques et par ses codes, alorsque la civilisation relève davantage de la culture et de l'éthique. Ainsiy avait-il une « société romaine » dont le goût morbide qu'elle atta-chait aux combats de gladiateurs peut laisser douter du degré de « ci-vilisation » (voir Paul Veyne, 2005. L'Empire gréco-romain, notam-ment chap. 9, « Païens et charité chrétienne devant les gladiateurs »,pp. 545-631).

129 En somme, il y a eu transfert de la crainte de la mort individuelle en faveurdes proches, puis de la société, de la civilisation, enfin de l'espèce.

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« Nous autres, civilisations,nous savons maintenant que nous sommes mortelles »

« Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d'empires coulésà pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexo-rable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciencespures et appliquées, avec leur grammaire, leurs dictionnaires, leurs classiques,leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurscritiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres.Nous apercevions à travers l'histoire, les fantômes d'immenses navires qui fu-rent chargés de richesse et d'esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais cesnaufrages, après tout, n'étaient pas notre affaire. » « Nous voyons maintenantque l'abîme de l'histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentonsqu'une civilisation a la même fragilité qu'une vie. » Paul Valéry, La Crise del'esprit (1919)

Tétanisés par les enjeux électoraux, les politiciens n'osent pasaborder la question de fond et dire les choses en face : nous avons vé-cu au-dessus de nos moyens depuis plus d'une génération, et jamaisl'Occident ne retrouvera le niveau de puissance qui a été le sien duranttout le XXe siècle ; corrélativement, devant l'émergence de grandesnations (Chine, Inde, etc.) et l'épuisement d'un monde fini, commentsatisfaire les appétits exacerbés par le consumérisme, comment ré-inventer un ascenseur social qui a plus de probabilité d'aller vers lebas que vers le haut ? Quant à l'exigence de « démocratie », lespeuples arabo-musulmans soulevés - à juste titre - contre leurs dicta-teurs, auront sous peu à aborder, sans pouvoir la régler, la questionsuivante : comment satisfaire les revendications matérielles desmasses sans disposer des ressources (ne serait-ce qu'alimentaires) né-cessaires à cet effet ? Bref, devant ces « damnés de la terre », la portede l'eldorado se ferme alors qu'ils croyaient l'avoir poussée avec suc-cès ; il est temps de songer à répartir dans la sobriété, ce qui n'a certesrien d'enthousiasmant et pose la difficile question d'un véritable « so-cialisme écologique ». Pourtant, devant la complication croissante dumonde, pourquoi tous les problèmes auraient-ils une solution, vieillecroyance scientiste enfouie dans notre subconscient ? La mort en a-t-elle une ? À cette question, la réponse est diverse selon le degré biolo-gique et sociétal auquel on s'adresse : à l'espèce Homo sapiens, au

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mode de société occidental, à l'Humanité et au Monde en général,mais aussi à des « niches » sociales, ethniques, religieuses, géogra-phiques particulières, désolidarisées de la communauté humaine (à ladouble condition d'en posséder les réels moyens et d'en subir les éven-tuelles conséquences).

UNE THÉORISATION DES CATASTROPHES ?

Au point où nous sommes parvenus (sic !), on doit se demander siles « naufrages » dont a parlé Paul Valéry étaient imprévisibles, sipersonne n'avait entrevu que la « civilisation » dont il procédait avait« la même fragilité que (sa propre) vie », si personne n'avait envisagéque les succès puissent tourner un jour à la stagnation, voire à la déca-dence, ce qui nous renvoie [336] à l'idée de progrès évoqué en tête decet ouvrage. Daniel Cohen compare à ce propos l'Europe et la Chine :« L'humanité doit à l'Europe d'avoir découvert la pierre philosophale :la possibilité d'une croissance perpétuelle, non pas seulement de lapopulation mais du revenu moyen de ses habitants. Cette découverte[...] est le fruit d'une lente évolution qui se dessine entre le XIIe et leXVIIIe siècles [...]. La croissance économique moderne va s'appuyersur un renouvellement technologique permanent et déborder la crois-sance démographique. » « Des milliers de pages ont été écrites pourcomprendre ce qui s'est passé. Pourquoi est-ce en Europe que la pos-sibilité d'une croissance perpétuelle a été découverte ? La Chine sem-blait mieux partie. Francis Bacon considère ainsi que les trois décou-vertes fondamentales du monde moderne sont la boussole (pour la na-vigation), l'imprimerie (pour la circulation des idées) et la poudre(pour la guerre). Or ces trois inventions sont toutes chinoises. »« Pourquoi le dynamisme chinois s'est-il brisé ? Plusieurs facteursvont jouer, mais l'un d'eux sera décisif. Brusquement, l'empereur dé-cide que les voyages outre-mer sont coûteux et inutiles. La recherchede la stabilité intérieure devient à ses yeux prioritaire, et l'explorationdu monde seconde. La Chine perd alors son ascendant maritime, legoût du commerce au long cours, et s'enlise dans l'immobilité. » (Da-niel Cohen, La prospérité du Vice. Une introduction [inquiète] àl'économie, 2009, pp. 15-16).

À une autre échelle, s'interrogeant sur une technologie - l'informa-tion - Viviane Forrester souligne à quel point nous restons longtemps

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aveugles et naïfs sur les conséquences sociétales de la mise en œuvred'un nouvel outil : « Les technologies nouvelles, l'automation parexemple, depuis longtemps prévisibles, et alors comme autant depromesses, n'ont été prises en compte que du jour où des entreprisesen ont usé et où, les ayant utilisées d'abord pragmatiquement, elles lesont intégrées sans y avoir beaucoup réfléchi jusqu'à ce que, grâce àleur avance, elles se les soient en fin de compte appropriées pour s'or-ganiser en fonction d'elles et en user à nos dépens. Il aurait pu en allertout autrement si des penseurs politiques avaient, dès 1948, lu lespremiers ouvrages de Norbert Wiener (qui fut non seulement l'inven-teur de la cybernétique, mais un prophète très lucide quant à ses con-séquences) et s'ils avaient su les prendre en considération, relever cequ'à long terme ils impliquaient et d'espoir fou et de péril. Tout y étaitperceptible de l'extinction du travail, du pouvoir technologique, desmétamorphoses qui y étaient impliquées, comme d'une tout autre dis-tribution de l'énergie et de définitions autres de l'espace et du temps,des corps et de l'intelligence. On pouvait anticiper les bouleverse-ments de toutes les économies, celles du travail en priorité. » (VivianeForrester, L'horreur économique, 1996, p. 157).

« Tout objet nouveau, mais aussi tout service nouveau, susceptibles de trouverune demande, entrent immédiatement sur le marché. Et si la demande n'est pasencore là spontanément, mais peut grandir et prospérer, les appareils de la sé-duction publicitaire, armés de leurs techniques spécifiques, sont disponiblespour générer l'attrait des consommateurs. Les meilleurs objets sont ceux quicréent une sorte d'addiction, la palme de l'efficience revenant à ceux qui créentcette addiction chez les enfants. [...] Qui pouvait prévoir l'impact social du té-léphone portable ou de l'Internet ? Qui s'est jamais posé la question ? »

Jean-Paul Malrieu, La science gouvernée, 2011, pp. 48-49.

S'ajoutant aux effets directement sociologiques, les dimensionsécologiques et économiques sont aussi soulevées de toute évidence,avec une résonance catastrophique (sinon catastrophiste...) de naturedésormais permanente : « Comment l'Occident, qui a arraché [337]l'humanité au règne de la faim et de la misère, a-t-il pu finir sa coursedans le suicide collectif des deux guerres mondiales ? Quel est le poi-son, le vice caché qui a anéanti l'Europe ? La question n'est pas seu-

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lement rétrospective. Le monde s'occidentalise aujourd'hui à vive al-lure : les tragédies européennes pourraient-elles se répéter, en Asie ouailleurs ? La planète pourra-t-elle éviter un nouveau suicide collectif,écologique cette fois ? Comme la crise financière l'a brutalement rap-pelé, une incertitude d'ordre systémique plane sur le capitalisme : sait-il où il va, où il entraîne le monde ? » (Daniel Cohen, La prospérité duvice, op. cit., 4e de couverture).

« Remarques sur les idées de progrès et de catastrophedans l'histoire du socialisme et dans celle de l'écologie politique »

« Pour l'historien que je suis, l'idée de progrès est une idée relativement ré-cente. Les sociétés traditionnelles avaient du temps une conception cycliqueque l'on retrouve chez la plupart des philosophes grecs. Ainsi, en retraçant lasuccession des régimes politiques, Platon, dans La République, évoque une dé-générescence par paliers à laquelle il s'efforce de remédier par ce qu'il conçoitlargement comme un retour, souhaitable, à l'origine. Le prestige de l'originecaractérise les sociétés traditionnelles sur tous les continents. Les religionsabrahamiques consacrent toutefois une importante innovation par rapport auxautres en accréditant la notion de temps linéaire, avec un début et une fin. C'estdonc au XVIIe siècle seulement que quelques penseurs européens entreprirentd'inverser la survalorisation traditionnelle de l'origine, donc du passé, en faisantvaloir que l'accroissement indéfini du savoir entraînant celui du pouvoir sur lanature, l'avenir de l'homme s'annonçait radieux. Les deux principaux précur-seurs de ce renversement de perspectives sont Francis Bacon (1561-1626), au-teur du Novum Organum et de The New Atlantis, et René Descartes (1596-1650), auteur du Discours de la méthode et des Méditations sur la philosophiepremière. Bacon transposa la notion de progrès de son sens spatial à son senstemporel connotant de façon intensément positive l'avenir ; Descartes en vanteles bienfaits en ce qu'il nous rendra "comme maîtres et possesseurs de la na-ture". »

« Parmi les auteurs du XVIIIe siècle apologistes du progrès, je citerai Leibniz(1646-1716), Fontenelle (1657-1757), Turgot (1727-1781), auteur des Ta-bleaux philosophiques des progrès de l'esprit humain, et Condorcet (1743-1794), auteur de Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit hu-main. En revanche, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est quelque peu enporte à faux par rapport à l'idéologie de progrès. Dans son discours de 1755, iltient l'homme pour "perfectible", mais cette faculté distinctive et presque illi-mitée, "faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices etses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même, et de la Nature". » Le so-cialisme qui, en tant qu'idéologie et mouvement, n'apparaît vraiment qu'auXIXe siècle, est tributaire des apologistes du progrès des siècles précédents. Onconnaît la célèbre profession de foi de Saint-Simon (1760-1825) : "L'âge d'or

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n'est point derrière nous, il est au-devant, il est dans la perfection de l'ordre so-cial ; nos pères ne l'ont point vu, nos enfants le verront un jour : c'est à nous deleur en frayer la route". En réalité Marx et Engels sont bien les héritiers deSaint-Simon mais aussi et surtout de Hegel (1770-1831), dont la pensée dialec-tique innove par rapport à ses prédécesseurs. Selon lui, progressant par thèse,antithèse et synthèse, le devenir positive et même justifie intellectuellementtoutes les violences dans l'attente de la synthèse. Ce double héritage et cetteadhésion enthousiaste à l'industrialisme marqueront durablement le socialisme,à l'exception de quelques rares auteurs, dont Hippolyte Colins (1783-1859) etses disciples belges Louis De Potter et Agathon De Potter, adversaires déclarésde l'idéologie de progrès. [...] Il n'en reste pas moins que dans l'histoire desidées politiques, socialisme et progrès sont intimement liés, à tel point que lessocialistes de tous les pays qualifient volontiers aujourd'hui encore de progres-sistes les mesures qui paraissent favorables à leurs vues. »

[338]

[…]

« J'en viens maintenant à l'idée de catastrophe et à celle de catastrophisme, quipeuvent avoir des liens, même intimes, avec celle de progrès. Dans son sensgénéral commun, la catastrophe désigne un désastre, qu'il soit d'origine natu-relle ou humaine. Dans la tradition judéo-chrétienne, les fléaux de l'Apocalypsecomportent toutefois une connotation millénariste intensément positive. Cettepositivité de la catastrophe, on la retrouve dans Marx et ses disciples, pour quil'effondrement inéluctable sera assurément une catastrophe, mais surtout l'avè-nement espéré du socialisme qui conduira au communisme, c'est-à-dire à unesociété sans classes et sans État. C'est ce que souligne Henri de Man dès 1926 :"Marx n'a jamais entendu préconiser le fatalisme qui consisterait pour le prolé-tariat à attendre passivement la catastrophe économique du capitalisme, minépar ses propres crises et contradictions intérieures. En enseignant que cette ca-tastrophe était inéluctable, Marx entendait précisément encourager le mouve-ment socialiste à se faire "l'accoucheur" de la société nouvelle par une interven-tion révolutionnaire aussi énergique que possible."

Pour ma part (Ivo Rens), j'incline à utiliser ce terme dans son sens géologiqueoù il désigne d'immenses événements du passé de la Terre, d'origine astrono-mique ou tectonique, qui diffèrent par leur intensité sinon par leur nature desévénements historiques et qui expliquent la configuration actuelle du globe etla disparition de nombreuses espèces végétales et animales.

Le célèbre paléontologiste Georges Cuvier (1769-1832) fut le dernier représen-tant intégralement catastrophique du passé de la Terre : Protestant, il voyaitdans le Déluge biblique la dernière des grandes catastrophes ayant marqué lepassé de la Terre. Le catastrophisme géologique a été supplanté par la doctrineuniformitariste du Britannique Charles Lyell (1797-1875) exposée dans les dif-férents tomes (1830-1833) de ses Principes de géologie.

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De nos jours, si l'uniformitarisme domine sans conteste les sciences de laTerre, l'idée de catastrophe n'en a pas pour autant été totalement éliminée puis-qu'on la retrouve dans la notion des grandes extinctions du passé géologique(voir Roland Trompette, La Terre. Une planète singulière, Pour la Science, Be-lin, Paris, 2003, p. 234). La science écologique a repris l'idée et le terme mêmede catastrophe, comme l'atteste l'ouvrage de François Ramade intitulé Les ca-tastrophes écologiques (McCraw-Hill, Paris, 1987). »

« J'ouvre ici une parenthèse au sujet de la science écologique, née au XIXe

siècle et institutionnalisée dans les sociétés savantes et les universités au débutdu XXe. [...] Consacrée aux relations des êtres vivants avec leur environne-ment, elle était tout naturellement amenée à étudier les dégâts que notre civili-sation industrielle impose à la nature ainsi que les catastrophes qui menacentcette dernière, et donc l'habitabilité de notre Terre. La quasi-simultanéité del'essor de la société industrielle et de la science écologique n'est donc nulle-ment fortuite, pas plus que la transposition de cette dernière dans l'ordre poli-tique, après la Deuxième Guerre mondiale.

Pour en revenir au catastrophisme, je lui ai consacré, avec Jacques Grinevald,une étude en 1975 dans laquelle nous le définissions comme "toute conjectured'une ou plusieurs radicales discontinuités à venir dans l'évolution de l'espècehumaine confinant ou aboutissant à la disparition de cette dernière" (Ivo Renset Jacques Grinewald, Réflexions sur le catastrophisme actuel, in "Pour unehistoire qualitative, Etudes offertes à Sven Stelling-Michaud", Presses universi-taires romandes, Genève 1975, pp. 283-321). » « Il ne s'agit donc nullementd'une aspiration à la catastrophe mais au contraire d'une dénonciation de déve-loppements jugés catastrophiques car conduisant l'humanité à des catas-trophes. »

« À la liste des chapitres de l'ouvrage susmentionné de François Ramades'ajoute la catastrophe approchée que constituerait l'effondrement de la civilisa-tion industrielle suite à la déplétion pétrolière qu'annonce depuis quelques an-nées l'ASPO (Association for the study of [339] the peak oil). Comme la déplé-tion du gaz suivra de peu celle du pétrole, comme aucune autre source d'éner-gie n'est susceptible de les remplacer (hormis temporairement le charbon, lui-même promis à la déplétion, sans compter ses autres nuisances), et commel'électronucléaire en particulier n'est nullement en mesure de le faire, l'avenirde notre civilisation me paraît singulièrement compromis. » [...]

« Dans son petit livre Pour un catastrophisme éclairé. Quand l'impossible estcertain, Jean-Pierre Dupuy [...] parvient à la conclusion suivante : "Le catas-trophisme éclairé consiste à penser la continuation de l'expérience humainecomme résultant de la négation d'une autodestruction - une autodestruction quiserait comme inscrite dans son avenir figé en destin."

Le problème que me paraît poser l'avenir de la civilisation industrielle est celuide l'érosion avancée du futur dominable du fait que, dans nos sociétés, les déci-sions ne sont plus guère entre les mains des citoyens, ni même des États, mais

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qu'elles sont de plus en plus accaparées par ces puissances extra-politiques quesont les corporations multinationales et l'ensemble des acteurs économiquesdont la dynamique de croissance illimitée est de plus en plus étrangère, nonseulement aux motivations humaines, mais aussi et surtout aux lois qui régis-sent la biosphère. Dans la mesure où l'avenir est régi par cette dynamique, lesauteurs que j'ai cités au sujet du catastrophisme m'incitent à penser que la civi-lisation industrielle fonce vers un effondrement inéluctable et vraisemblable-ment proche. »

Extraits (ciblés) de la conférence prononcée par Ivo Rens (professeur honorairede l'Université de Genève), le 21 novembre 2008 à Anvers, lors du Colloque del'Association pour l'étude de l'œuvre de Henri De Man.

Mais il serait réducteur de tout ramener à la seule écologie, tant ladimension des enjeux est de nature systémique, plaçant l'hommecomme acteur central à la fois responsable et victime : « Aujourd'hui,devant l'urgence des problèmes climatiques, écologiques et du renou-vellement des ressources, Jared Diamond définit une syntaxe des so-ciétés à partir de la relation de leurs valeurs et besoins aux possibilitésdu milieu. [...] Car la question : « Comment des sociétés ont-elles dis-paru dans le passé ? » peut aussi se formuler : « Au rythme actuel dela croissance démographique, et particulièrement de l'augmentationdes besoins économiques, de santé et en énergie, les sociétés contem-poraines pourront-elles survivre demain ? ». De cette étude comparée,Diamond conclut qu'il n'existe aucun cas dans lequel l'effondrementd'une société ne serait attribuable qu'aux seuls dommages écologiques.« Plusieurs facteurs, au nombre de cinq, entrent toujours potentielle-ment en jeu : des dommages environnementaux ; un changement cli-matique ; des voisins hostiles ; des rapports de dépendance avec despartenaires commerciaux ; les réponses apportées par une société, se-lon ses valeurs propres, à ces problèmes. Cette complexité des fac-teurs permet de croire qu'il n'y a rien d'inéluctable aujourd'hui dans lacourse accélérée à la dégradation globalisée de l'environnement » (Ja-red Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leurdisparition ou de leur survie, 2006. 4e de couverture). Sans partagerl'optimisme de Jared Diamond quant à la probabilité d'une catastropheannoncée, ces lignes confirment bien que l'écologisme, interrogationiconoclaste, est de dimension éminemment « politique » !

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LA SUBMERSION DE L'OCCIDENT,LE CHOC DES CULTURES

« En substance, Huntington prétend que depuis la fin de la guerre froide, cesont les identités et la culture qui engendrent les conflits et les alliances entreles États, et non les idéologies politiques ou l'opposition nord-sud. [...] Il n'y adonc pas de coïncidence entre État et civilisation. Pour Huntington, la civilisa-tion représente l'entité culturelle la plus large. Elle « est le mode le plus élevéde regroupement et le niveau le plus haut d'identité culturelle dont les humainsont besoin pour se distinguer des autres espèces (sic !). Elle se définit à la foispar des éléments objectifs comme la langue, l'histoire, la religion, les cou-tumes, les institutions, et par des éléments subjectifs d'auto-identification. »« Le monde international de l'après-guerre froide est devenu multicivilisation-nel selon Huntington, parce que l'Occident a cessé de dominer le système in-ternational avec la fin de l'impérialisme colonial et la cessation des hostilitésentre États occidentaux. » »

« Si grands qu'aient été la puissance de l'Occident et l'attrait de sa culture surles autres civilisations, la diffusion des idées occidentales n'a pas suscité unecivilisation universelle (Note Ph. Lebreton : à l'exception du football, du Coca-Cola, de la musique classique ou de variétés ?). Les civilisations exposées auxidées de l'Occident lui ont emprunté son savoir-faire sans pour autant en épou-ser toutes les valeurs, comme l'individualisme, l'État de droit et la séparationentre le spirituel et le temporel. Ainsi, la modernisation des États non occiden-taux n'a pas entraîné leur occidentalisation mais plutôt renforcé leur attache-ment à leur civilisation propre. Il en est de même de la démocratisation de plu-sieurs pays non occidentaux ; la démocratie a mis au pouvoir des partis hostilesaux valeurs occidentales. Huntington bat aussi en brèche l'idée que la proliféra-tion des médias et l'adoption de l'anglais comme lingua franca unifieraient lescultures, comme il met en doute que la libéralisation du commerce préviendraitles conflits entre elles. »

« Ainsi est en train de s'établir selon Huntington un nouveau rapport de forcesentre civilisations. Alors que l'Occident voit son influence et son importancerelatives diminuer, les civilisations asiatiques gagnent en puissance écono-mique, militaire et politique et réaffirment leurs valeurs propres. Avec unecroissance démographique rapide, l'islam est en proie à des rivalités intestineset déstabilise ses voisins. La poussée démographique de l'islam s'accompagned'une résurgence de la religion islamiste qui, dans plusieurs pays, s'est illustréepar la montée du fondamentalisme, en particulier chez les jeunes. [...] Hunting-ton lance à l'Occident un appel au ressaisissement. Il estime que la survie de

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l'Occident dépendra de la capacité et de la volonté des Américains de réaffir-mer leur identité occidentale fondée sur l'héritage européen. La persistance ducrime, de la drogue et de la violence, le déclin de la famille, le déclin du capitalsocial, la faiblesse générale de l'éthique et la désaffection pour le savoir et l'ac-tivité intellectuelle, notamment aux États-Unis, sont autant de signes indiquantle déclin moral de l'Occident. »

« Le livre de Huntington est à la fois une théorie des relations internationales etune critique du multiculturalisme comme politique intérieure. Huntington re-proche aux multiculturalistes américains de vouloir créer « un pays aux civili-sations multiples, c'est-à-dire un pays n'appartenant à aucune civilisation et dé-pourvu d'unité culturelle ». Pour enrayer le déclin de l'Occident, l'Europe etl'Amérique du Nord devraient envisager une intégration politique et écono-mique, de même qu'aligner les pays d'Amérique latine sur l'Occident, empêcherle Japon de s'écarter de l'Ouest, freiner la puissance militaire de l'islam et de laChine en maintenant la supériorité technologique et militaire de l'Occident surles autres civilisations. Dans un monde multicivilisationnel, la prévention de laguerre repose sur deux principes :

1/ L'abstention, les États phares devront s'abstenir « d'intervenir dans desconflits survenant dans des civilisations autres que la leur ».

2/ La médiation, les États phares devront s'entendre pour « contenir oustopper des conflits frontaliers entre des États ou des groupes, relevantde leur propre sphère de civilisation ». L'Occident devra également re-noncer à l'universalité de sa culture, croyance par ailleurs fausse, immo-rale et dangereuse, accepter la diversité et rechercher les points com-muns avec les autres civilisations ».

Samuel Huntington, 1996. The Clash of Civilizations and the Remaking ofWorld Order, traduction française chez Odile Jacob, Le choc des civilisations,et la refondation de l'ordre mondial, 2000. Analyse de Marc Chevrier, Ency-clopédie de l'Agora. Pour un Monde durable, 2006.

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Bon gré mal gré, il est de moins en moins douteux que la sociétéoccidentale, dont l'opulence globale est fondée sur le pillage des res-sources planétaires, et qui a abdiqué tout idéal pour exalter le profit,est vouée à l'échec. Logiquement, le meilleur indice en est devenu lecours de la finance mondiale, valeur aujourd'hui déboussolée par laconfrontation des USA, colosse aux pieds d'argile, avec la Chine, dra-gon patient et conquérant (cf. leur compétition énergétique. Chap. 8.2.A, figure 15, p. 265) ; plus généralement, par le jeu migratoire, nouscommençons à assister à une submersion de l'Occident, riche mais

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décadent, par le Non-Occident (reste du monde) affamé. Pour autant,le type même de la société occidentale va connaître un sursis aprèsl'abaissement des USA et de l'Europe, puisque les pays émergents(Chine, Sud-Est asiatique et Inde ; 3 milliards d'individus en 2050),ayant adopté les mêmes valeurs techno-financières que nous, vontprendre le relais, mais un relais qui, pour les mêmes raisons, se révéle-ra tout aussi fragile ! Même si la Chine - dont l'exponentielle s'assagi-ra forcément en sigmoïde - et l'Inde mettent sous peu l'Occident blancà genoux, ce sera avec le modèle occidental. Mais la greffe se fera surdes traditions et dans une civilisation totalement différentes desnôtres, dans des contextes où les rapports de dominance entre indivi-dus sont rien moins que démocratiques, l'emprise religieuse plus oumoins prégnante, en tout cas moins agressive que chez les religions duLivre. Il faudra donc attendre une deuxième phase pour voir la sociététechno-financière disparaître en même temps que les pays émergents ;c'est donc un troisième état qui signera la « grande secousse », d'au-tant plus nocive à l'homme et à la biosphère qu'elle aura été retardée !

Tout autre est la conjoncture de la rencontre entre chrétienté etislam, autre menace pour l'Occident (même s'il n'est pas politiquementcorrect de le dire nettement). De même que Rome a été miné de l'inté-rieur par l'intrusion d'une secte devenue en moins de quatre sièclesreligion d'État (cf. chap.1.3 A, encart p. 39 sur la chute de l'Empireromain), de même la montée de l'islam, surtout à l'interface (Europeoccidentale + Russie) / (Moyen-Orient + Afrique maghrébine et sahé-lienne) pose-t-elle déjà des problèmes de démographie et de radicali-sation religieuse pour un christianisme décadent. Pourquoi l'Occidentdevrait-il accepter d'abandonner sa culture pour une autre où politique,droit et religion sont intimement liés (par la charia), situation dont ellene s'est elle-même dégagée qu'après des siècles de combat pour lalaïcité ? Il s'agit donc bien là d'un choc de civilisations plus que desociétés, au sens plus technique du dernier terme.

L'UNIFORMISATION DU MONDE

Mais un autre phénomène, concomitant des précédents, est toutaussi inquiétant à notre avis, celui de la diffusion universelle d'unetechnique et d'un outil de communication pouvant mettre quasi instan-tanément en relation quiconque avec tout autre habitant de la planète :

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l'informatique et internet, dont on peut dire - pour les mêmes raisonsque la langue d'Ésope - qu'ils peuvent être la meilleure et la pire deschoses ; la meilleure s'ils ne transmettaient que des messages de« peace and love », la pire s'ils véhiculaient la haine et les recettespour l'assouvir. Bien qu'il écrive (loc. cit., p. 12) que « ni la richesse nimême l'éducation ne rendent meilleur un homme qui est mauvais »,Daniel Cohen fait peut-être preuve d'un certain angélisme en voyantdans internet un outil de culture et de fraternisation : « À l'heure où sepropage à l'ensemble de la planète une civilisation matérielle dévo-rante, une autre rupture est également à l'œuvre. L'Occident s'engage,et entraîne [342] le monde, dans une nouvelle mutation, vers ce quel'on peut appeler "le cybermonde." Ce nouvel espace virtuel est lethéâtre d'une autre mondialisation, immatérielle celle-ci, portée par lestechnologies de l'information et de la communication. Ses lois sontaux antipodes de celles qui gouvernent la mondialisation industrielle.Aucun encombrement planétaire n'est à craindre en ce domaine. C'estexactement le contraire. Plus les humains sont nombreux, plus le sec-teur prospère. La production d'idées nouvelles, d'œuvres de l'esprit, estune activité d'autant plus florissante qu'il y aura plus de chercheurs etd'artistes. Peu importe la nationalité de celui qui trouvera le vaccincontre le sida : il produira pour tous un bien planétaire. »

« Dans le domaine de la production artistique, la Chine compte dé-jà 60 millions de pianistes. Ses chances d'accoucher d'un nouveauMozart sont à la hauteur de ce chiffre. Ce jour-là, tous les mélomanesy gagneront. Dans le domaine politique, l'idée de démocratie traverseaussi les frontières, bien davantage du fait de la circulation des idéesque de celle des marchandises. » « La mondialisation immatérielle nefait que commencer. Loin d'être un espace pacifié, le nouvel espace dela communication mondiale est tout autant rempli d'amour que dehaine. Fleurissent sur le Net, aussi bien les liens entre les amoureux demusique que les réseaux pédophiles ou terroristes. Le « quart d'heurede célébrité » pour tous devient le nouvel horizon d'attente, toujoursaussi lointain, des jeunes qui fréquentent les réseaux de Facebook,comme de ceux qui sont attirés par Al Qaida. Le grand espoir du XXIe

siècle est toutefois que se crée, au sein de ce cybermonde, une cons-cience nouvelle de la solidarité de fait qui lie désormais les humainsentre eux. » (Daniel Cohen, La prospérité du Vice, 2009).

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« Le progrès est producteur d'entropie, il est sans cesse en quête de nouveauxdéséquilibres, et le surplus d'énergie qui est ainsi généré se paye au prix de dé-structurations successives, d'un milieu naturel d'une part, de la société deshommes d'autre part. L'acquisition de biens nouveaux et le développement dela vie urbaine contribuent à faire voler en éclats la solidarité profonde qui ré-gnait au sein de la tribu. Le genre humain, qui ressentait intuitivement son ho-mogénéité génétique, découvre ses différences et invente des hiérarchies. »« Peut-on imaginer que, dans le contexte nouveau de la civilisation médiatricemoderne, une civilisation planétaire puisse se développer, qui permettrait à unnouvel avatar du genre humain, Homo communicans, de retrouver le sens de latribu ? »

Claude-Louis Gallien, Homo. Histoire plurielle d'un genre très singulier, 1998(p. 397).

Pour le gourou Marshall McLuhan (1911-1980. The Medium is theMessage, 1967), « les moyens de communication audiovisuelle mo-dernes (télévision, radio, etc.) et la communication instantanée del'information mettent en cause la suprématie de l'écrit ». Le mondedevient une seule et même communauté « où l'on vivrait dans unmême temps, au même rythme et donc dans un même espace ». Cettesituation a quatre caractéristiques et trois conséquences. Comme ca-ractéristiques :

1/ Interactivité : disponibilité forte et faible délai de réponse.2/ Communauté : même canal, même langage, mêmes réfé-

rences, lieux d'échanges communs.3/ Variété : mots, images, sons.4/ Vitalité : renouvellements, émergences ; actions collectives

et décisions.

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Comme conséquences :

1/ Bilinguisme et tribalisme ; renforcement des identités.2/ Captation des décisions.3/ Prise de conscience planétaire (ressources communes ; éco-

logie, faim, paix, santé, politique, altermondialisme).

(Source : Wikipédia : Le village planétaire, Global Village).

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Ceci dit, « Village planétaire » ou « Banlieue désintégrée » ? Etmême s'il s'agissait d'un réel « village », n'est-ce pas une image idéali-sée du village traditionnel, qui n'était ni la meilleure ni la pire deschoses possibles, mais les deux à la fois, l'homme étant toujours égal àlui-même...

Dans sa réaction au « correctement pensant », Gabriel Wacker-mann (« Ultralibéralisme et éthique sociale », pp. 304-318, In LaScience, l'homme et le monde. Les nouveaux enjeux, direction JeanStaune, 2008) va plus loin, dénonçant « des clichés, des mystificationsinventées pour noyer le poisson, telle la notion de village planétairequi, sur Internet, constitue certes une virtualité ; dans la réalité cepen-dant, en dépit des nouvelles relations espace-temps, les habitants secroisent sans se connaître, l'anonymat couvre l'essentiel de la portiondite avancée, modernisée, urbanisée de la Terre. Nous sommes à l'op-posé du vrai village convivial, personnalisé, équilibré, en dépit desinexorables problèmes et différends quotidiens ». Mais ceux qui veu-lent voir dans l'amplification technologique - au premier chef l'infor-mation numérique - le moyen de préserver les acquis de la société oc-cidentale n'amplifient-ils pas le mal sous prétexte de le traiter, ne ris-quent-ils pas de nous conduire dans une impasse, celle d'un avenirqualifiable « d'onanisme électronique », coupant de plus en plusl'homme du réel, voire de lui-même ?

Les techniques de l'information (du messager de Marathon à Inter-net) ont désormais atteint leur limite de principe, avec l'information« en temps réel » ; symétriquement, elles prétendent recréer la réalitéphysique, ouvrant ainsi un « espace/temps virtuel ». Dans les deuxcas, l'homme est biologiquement et psychologiquement déraciné, dé-structuré : homme nouveau, ou biomachine ? On peut le craindre enlisant ce qu'ont récemment écrit des thuriféraires ou des observateursde cet « autre monde » en général, des « jeux vidéo » en particulier :« Depuis toujours, les hommes ont inventé, innové, mais aussi amélio-ré, affiné, mélangé leurs savoirs, leurs connaissances. Aujourd'hui,cette effervescence se voit sans doute davantage qu'au cours d'autrespériodes - moins fécondes, plus stables techniquement. C'est qu'avecle déploiement massif des technologies numériques nous assistons àune extraordinaire transformation du monde, à laquelle nous sommestous intimement associés sans forcément mesurer, au quotidien, la

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portée des changements à l'œuvre. » (Entrevue de Olivier Bomsel parEmmanuel Tellier. Un autre monde, Innovation, Télérama, N °3153,pp. 14-20,16 juin 2010).

Une fois de plus, il y a un demi-siècle, quelqu'un a répondu avantmême que ces problèmes ne se posent : « Nous ne nous trouvons pasen présence d'une civilisation nouvelle, apparue brusquement dansl'histoire, c'est la civilisation humaine sortie de sa route grâce à descirconstances exceptionnelles, et engagée dans une voie sans issue. »« Il était fatal que l'homme construisît des machines, et d'ailleurs il ena toujours construit. Il n'était nullement fatal que l'humanité consacrâttoute son intelligence et toute son activité à la construction des méca-niques, que la planète entière devînt une immense machinerie etl'homme une [344] sorte d'insecte industrieux. Nul ne songe à dénieraux hommes d'aujourd'hui le droit de fabriquer des machines, mais onleur refuse celui de sacrifier, par avance, à la machinerie universelle laliberté des hommes de demain, dans l'illusion imbécile qu'on ne peutse sauver des machines que par des machines » (p. 84).

« Nous comprenons de plus en plus clairement que la contre-civilisation, cette civilisation de masse, ne saurait poursuivre son évo-lution vers la servitude universelle sans d'abord achever de liquiderl'Europe. » [...] « La liberté est un luxe que ne saurait se permettre unecollectivité lorsqu'elle se propose d'engager toutes ses ressources envue d'un rendement maximum » (pp. 138-139). « Ce monde étrangeparaît loin de nous. Vous vous dites que vous aurez le temps de le voirvenir. Il est venu. Il est en vous. Il se forme en vous. Vous êtes déjàdifférent de ceux qui vous précédèrent. [...] Mais hélas, vos fils serontcapables de supporter plus, de subir plus. Car vous avez déjà perduvotre liberté la plus précieuse, ou du moins vous ne conservez d'ellequ'une part chaque jour plus restreinte. Votre pensée n'est plus libre »(pp. 141-142). (Georges Bernanos, La liberté pour quoi faire ?, 1953).

Comment enlever de l'esprit des hommes l'idée que le progrès ma-tériel est seul à même de favoriser le réel progrès humain, commentdessiller les yeux éblouis par une illusion techno-scientiste qui per-siste depuis plus d'un siècle ?

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Quatrième partie :Quel avenir ?

Chapitre XI

CHANGER OU DISPARAÎTRE…

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Cet intitulé est emprunté au livre publié en anglais en 1972 parEdward (Teddy) Goldsmith sous le titre A blue print for survival.Teddy Goldsmith (1928-2009) a fondé en 1970 la revue The Ecolo-gist, dont paraît depuis une version française. Pourquoi chercher autrechose que « Changer ou disparaître », puisqu'il s'agit bien du pro-blème majeur posé, dès la fin des Trente Glorieuses, à notre sociétéindustrielle ? Et la réponse ne peut être que de nature « révolution-naire », et non réformiste.

11.1. Le post-industrialisme.Des pistes d'innovation

Quelques alternatives :la technique, le virtuel, les religions, la symbiose art / nature…

« Il n'y a pas de limites à l'acquisition matérielle et àcelle de la connaissance. La civilisation européenne, enmettant l’accent sur cette accumulation a oublié que lameilleure contribution individuelle possible au progrèshumain est le perfectionnement de la personnalité. »

Rabindranath Tagore

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Aux risques et aux frustrations du futur, des réponses individuelleset collectives devront être cherchées, pour lesquelles trois pistes peu-vent être tracées : l'acharnement scientiste à voir dans la technique leremède à tous les maux ; à l'opposé, la fuite hors du monde, faisantappel aux vertiges du virtuel ou à la religiosité vue comme antidote dumatérialisme ; entre [346] les deux, l'avènement d'une société « apai-sée », où le développement affectif, spirituel et intellectuel des indivi-dus viendrait non seulement compenser, mais équilibrer les besoinsplus biologiques, mais tout aussi légitimes, acquis et conservés parl'évolution de notre espèce. Un profond retournement du « paradigmeprométhéen », qui a nourri sans grande contestation l'histoire humainejusqu'à nos jours.

« La chance que nous avons de disposer d'incomparablement plus de connais-sances et d'information qu'il y a seulement trois siècles, deux ans, six mois,nous conduit-elle à prendre de meilleures décisions ? » Jean-François Revel,La connaissance inutile, 1988, pp. 551 -552.

Car il se trompera toujours, celui qui (historien, sociologue, philo-sophe, économiste, politicien...) oubliera ou sous-estimera deux para-mètres majeurs conjugués, l'un externe, l'autre interne à notre espèce,pour analyser nos sociétés et leur évolution : les possibilités et les li-mites d'ordre physique (comme l'énergie, les ressources, l'environne-ment...) 130 ; les qualités et les contraintes d'ordre biologique (notrepsychisme, notre conscience et notre inconscient, nos pulsions, notrecerveau « à trois étages ») 131.

130 Ce qui est considéré par certains comme un trait « marxiste », peut-être enraison de la formule du « matérialisme dialectique » ou celle des « forcesproductives ».

131 Ce qui paraît comme une insulte « anti-humaniste » non seulement pourbien des religions, mais aussi pour la vulgate gauchiste (ou « de la psycha-nalyse et de la génétique considérées comme sciences petites-bourgeoises etréactionnaires »...).

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A — L'homme technicisé.Le salut par la science et la technique

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Cette tendance peut intéresser aussi bien le monde physique (nosmachines...) que le monde biologique (nos corps et nos esprits, notreenvironnement).

« L'idée que c'est d'un surcroît de technologie que nous viendra le salut est uncredo propre à l'économie néoclassique que fort peu d'environnementalistespourraient soutenir. Il n'existe en effet pas de produits de substitution à toutesles ressources naturelles ni aux services écosystémiques que nous pourrionsdétruire. Imaginons que la couche d'ozone disparaisse et, à sa suite, la photo-synthèse : il serait impossible de leur substituer quoi que ce soit par le travaildes hommes ou la technique, contrairement à ce que prétend la théorie écono-mique (cf. aussi la gratuité de la pollinisation offerte par les insectes). Commel'avait déjà montré Garrett Hardin à la fin des années 1960, il n'y a pas de solu-tion technique au problème de l'exploitation de ressources finies par des acteurspoursuivant leurs intérêts propres, en l'absence de règles communes. » « Faceau problème des ressources et de leurs limites, et face à la fragilité des équi-libres planétaires, force est ainsi de constater que les technologies ne détien-nent pas à elles seules la solution : soit elles intensifient les difficultés, soit lessolutions qu'elles apportent ne sont que partielles. Seules les politiques pu-bliques peuvent assurer in fine l'efficacité environnementale de certains choixtechnologiques. »

Dominique Bourg, « L'impératif écologique », Esprit, déc. 2009, p. 61.

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L'ÉNERGIE DE FUSION : ITER

La décision d'implanter ITER en France a été prise en 2005 de ma-nière totalement non démocratique par Jacques Chirac « sous in-fluence » de ses conseillers en énergie issus du sérail pronucléaire(même le prix Nobel de physique Charpak était contre, loin pourtantd'être un antinucléaire...). Depuis, la dérive financière du projet a con-firmé la légèreté de ce choix : « Le calendrier d'ITER est beaucoupmoins contraint que celui de l'EPR, puisqu'une production industrielled'électricité à partir de la fusion n'est pas espérée avant les années2070 à 2080, tant les technologies sont complexes. Mais, avant mêmeson démarrage, le réacteur à fusion a vu son coût s'envoler. Initiale-ment, l'investissement était chiffré à 5,9 milliards d'euros pour les dixans de construction (dont 45 % payés par l'Europe, 20 % de cettecharge étant à la charge de la France), et 5 milliards d'euros pour lesvingt ans d'exploitation du prototype. Au final, pour la seule construc-tion, la facture a plus que doublé pour l'Europe, qui devra verser 6,6milliards d'euros. Ce qui va contraindre à ponctionner d'autres pro-grammes » (« EPR, ITER : les ratages du nucléaire », Pierre Le Hir,Le Monde. Bilan Planète 2010. Nov. 2010, p. 79). Pourtant, à priori,que reprocher à une énergie présentée comme illimitée (la matièrepremière est puisée dans l'eau de mer...), quasi gratuite et non pol-luante (à quelques neutrons près) ? Quant à la faisabilité et au bilanénergétique, la recherche est justement là pour nous répondre... dans50 ans !

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ITER va tout permettre...,

y compris changer une hérésie thermodynamique en réussite économique 132 !

Dans une société énergétique rationnelle, il est évident qu'une source qui ré-clamerait plus d'énergie pour être extraite et raffinée (par exemple, des hydro-carbures enfouis à 10 km de profondeur ou présents à des teneurs de quelquespour cent dans des schistes bitumineux) qu'elle n'en fournirait à l'usage, n'auraitaucun intérêt pratique (et les shadocks pompaient, pompaient...). Et pourtant !Lorsque ITER fournira une énergie inépuisable (l'eau de mer), quasi gratuite (àpart l'amortissement des investissements en recherche et développement) etnon polluante (un peu de pollution thermique, tout de même...), tout devien-dra possible, même utiliser 10 kWh électriques pour extraire ou, plus simple-ment encore, synthétiser 1 kWh de combustible liquide. Et ce sera économi-quement soutenable ! N'est-ce pas ce que les électriciens ont déjà en partie réa-lisé avec les STEP (Station de transfert d'énergie électrique par pompage) qui,tout en dépensant plus d'énergie (forcément, second principe de la thermody-namique) à pomper la nuit de l'eau dans des barrages d'altitude qu'ils n'en re-cueilleront le jour en la moulinant vers le bas, trouvent cependant un intérêtfinancier à revendre l'électricité ainsi utilisée à contre-sens, lorsque l'offre mar-chande est supérieure à la demande des consommateurs diurnes ?

À la question « Pourquoi vous opposez-vous à ITER, expériencesur la fusion menée à Cadarache, sous l'égide de l'AlEA ? », BernardLaponche répond : « Pour obtenir la fusion (du deutérium et du tri-tium) [...], il faut créer des champs magnétiques colossaux et atteindre[348] des températures de cent millions de degrés. ITER est une expé-rience de laboratoire à une échelle pharaonique, des neutrons extrê-mement puissants bombardent les parois en acier du réacteur, ces ma-tériaux deviennent radioactifs et doivent d'ailleurs être remplacés trèssouvent. [...] Nos deux derniers prix Nobel de physique, Pierre-Gillesde Gennes et Georges Charpak, avaient dit qu'ITER n'était pas unebonne idée. Ils prônaient les recherches fondamentales avant de cons-

132 « Le projet ITER n'en finit pas de voir son coût flamber. La construction dece réacteur de recherche sur la fusion nucléaire, prévue à Cadarache(Bouches-du-Rhône), devait initialement coûter 1,5 puis 3, puis 5 milliardsd'euros (juin 2009). Le budget prévisionnel officiel est passé à 9 milliards enmai 2010 puis à 16 milliards en août. » Revue Sortir du nucléaire, n° 47, au-tomne 2010, p. 5.

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truire cet énorme bazar. Personne n'a tenu compte de leur avis, et nospolitiques se sont précipités, sur des arguments de pure communica-tion - on refait l'énergie du Soleil - pour qu'ITER se fasse en France. »Tout ceci « parce que les Français veulent être les champions du nu-cléaire dans le monde. Les Japonais voulaient ITER, mais leur prixNobel de physique Masatoshi Koshiba a dit "pas question", à cause durisque sismique. Je pense que ce projet va s'arrêter parce que son prixaugmente de façon exponentielle. [...] D'ailleurs, « pourquoi vouloirrecréer sur Terre l'énergie du Soleil puisqu'elle nous arrive en grandequantité ? »

« Nucléaire, c'est déjà hier », Télérama, n° 3205 du 18-24 juin2011, pp. 13-24. Une entrevue de Vincent Rémy avec Bernard La-ponche (polytechnicien, physicien nucléaire).

Le délire techno-économique :un exemple, ITER et les canons à neige

Lorsque, dans 50 ans, l'électricité, source illimitée d'énergie grâce à ITER, seranon polluante et quasi gratuite 133, nos petits-enfants auront la réponse techno-économique à la fonte alors avérée des glaciers : grâce à de l'eau de mer distil-lée et de l'énergie mécanique à bas coût, des canons à neige pourront reconsti-tuer un manteau neigeux 12 mois sur 12, assurant remplissage et rentabilité auxstations de sports de neige, même à basse altitude (et pourquoi pas au bord dela mer, jumelant tous les plaisirs ?). Le seul problème est que cette débaucheénergétique entraînera des émissions thermiques corrélatives (à la source, àl'emploi) d'où des interventions correctrices qui, à leur tour, etc. Un seul espoirsubsiste : celui de voir nos savants résoudre d'ici là le problème de fond posépar le Second principe de la thermodynamique...

RECRÉER LA BIODIVERSITÉ...

Mais les espoirs mis par certains esprits dans une science considé-rée comme capable d'apporter réponses à tous les problèmes posés àl'humanité, ne s'arrêtent pas au domaine des sciences physiques

133 Cf. Ivan lllich : « Même s'il s'avérait possible de produire une énergie nonpolluante et de la produire en quantité, son usage massif aurait toujours lemême effet sur le corps social que l'intoxication par une drogue physique-ment inoffensive mais psychiquement asservissante » (lllich, Energie etEquité, Le Seuil, 1973).

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(l'énergie, les transports, la pollution...), dites encore sciences« dures », ni même des sciences humaines (la santé, la nourriture,l'information...) ; elles prétendent désormais durcir les sciences lesplus molles, donc les plus sensibles, celles de la nature, retournantainsi à un cartésianisme voyant en l'Homme le « maître et domina-teur » de celle-ci : « Les efforts consentis pour préserver la biodiversi-té n'ont pu freiner son érosion. Nous devons réviser notre approche :au lieu d'essayer de préserver des restes de nature prétendument in-tacte, nous ferions mieux de réaménager le paysage dans le but demaximiser la diversité tout en optimisant son utilisation écono-mique. » « Nous devrions concentrer les efforts de compensation surde vastes écosystèmes de techno-nature (souligné par nous), conçuspar une exploitation économique répondant aux exigences complexesdes espèces [349] rares. Au sein de ces vastes écosystèmes recompo-sés (souligné par nous, etc.), faisant fi de la dichotomie nature-culture,nous pourrions développer des activités économiques rentables (gra-vières, pâturages, camps militaires, etc.) qui deviendraient les vecteursefficaces - et gratuits ! - de la dynamique des écosystèmes perdus,créant ainsi l'hétérogénéité d'habitats indispensables à la biodiversitéet limitant du même coup les conflits au niveau de l'utilisation dessols. »

Et les généreux chercheurs de poursuivre : « Il faut inventer denouveaux écosystèmes [...] : un lit de rivière fortement élargi, sanscesse remodelé en une mosaïque alluviale par extraction rentable etdirigée des graviers, créerait des bras morts et offrirait les surfacesdécapées que recherchent criquets, abeilles sauvages et gravelots. Unregroupement réfléchi (sic !), à proximité du fleuve, des surfaces decompensation écologique agricole (?) aujourd'hui dispersées et ineffi-caces, produirait des pâturages inondables ponctués de mares tempo-raires favorables aux libellules, aux amphibiens, aux râles et rousse-rolles. Revitalisés, les canaux de drainage courant au pied externe desdigues créeraient un chapelet d'étangs abritant tritons, martins-pêcheurs et castors, mouillant le pied d'une forêt alluviale reconstituéequi remplacerait avantageusement les bribes de bosquets épars. Lestalus des digues, séchards par définition, pourraient héberger des prai-ries maigres richement fleuries où abonderaient les sauterelles dont lespies-grièches à tête rousse et les petits-ducs sont friands. »

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« L'utilisation à des fins économiques de la plupart des milieux re-créés par l'ingénierie biodiversitaire permettrait en outre d'augmenterle nombre des projets et la superficie des réalisations à moindre coût.Enfin, les milieux non exploités resteraient largement accessibles auxloisirs, tandis que les surfaces exploitées garantiraient, paradoxale-ment, les zones de refuge indispensables aux espèces les plus sen-sibles aux dérangements. Ce modèle de paysage alluvial hybride etmultifonctionnel est applicable à bien d'autres écosystèmes. » « Nouspouvons restaurer la biodiversité sauvage (?) en invitant les espècesanimales et végétales à partager notre monde moderne (sic !), mêmeau sein des écosystèmes les plus anthropisés. Grâce aux nouveaux ou-tils technologiques, nous disposons aujourd'hui d'une force de frappeinouïe. Il nous appartient de décider si nous voulons continuer à lamettre au service de la destruction éco-labellisée, ou si nous préféronsréfléchir à son usage raisonné pour la reconstruire... »

Il s'agit là d'un extrait de l'article de P.-A. Oggier (Département destransports, de l'équipement et l'environnement du canton du Valais) etR. Arlettaz (Division de biologie de la conservation, Institut d'écolo-gie et d'évolution, Université de Berne), paru dans la revue Hotspot,21, 2010. Dossier « Visions de la biodiversité. Biodiversité : Dialogueentre recherche et pratique. Information du Forum BiodiversitéSuisse. » (Déniché et cité par la revue Naturalité, 2010, Lettre n° 8, p.17, éditée par l'association Forêts Sauvages, inspirée par un autreSuisse, le naturaliste, artiste et philosophe genevois Robert Hainard,disparu en 1999).

En un sens, le vœu de ces écocrates helvètes évoquant une « forcede frappe inouïe » n'a-t-il pas été comblé avec l'explosion du réacteurn° 4 de Tchernobyl, le 26 avril 1986 ? Évacués de gré ou de force parles humains, les 5000 km2 ainsi radieusement « gérés » ne constituent-ils pas désormais un écosystème de « techno-nature » où prospèrenten effet la grande faune, les herbivores, prédateurs et grands préda-teurs inconscients et décomplexés, ayant [350] spontanément reconsti-tué des biocénoses où le strontium 90 et le césium 137 tiennent àterme les clés d'une fabuleuse mise en scène techno-écologique envraie grandeur.

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« Vouloir « corriger la nature » est une arrogante prétention, née des insuffi-sances d'une biologie et d'une philosophie qui en sont encore à l'âge de Néan-dertal, où l'on pouvait croire la nature destinée à satisfaire le bon plaisir del'homme. » Rachel Carson, Printemps silencieux, 1963, p. 281.

Nous avons déjà dit qu'en renonçant à construire leur SST (l'équi-valent de notre Concorde) dans les années 1970, les Américainsavaient fait preuve de plus de « modernisme » que leurs homologuesfranco-britanniques de l'époque. Cette sagesse à ne pas cueillir lesfruits tentateurs du progrès en oubliant les vrais besoins de l'homme,ne la trouve-t-on pas déjà - que l'on soit croyant ou non - dans l'un desplus vieux livres de notre histoire commune : Dieu « mit au centre dujardin l'arbre de la vie, et l'arbre qui donne la connaissance de ce quiest bon et mauvais ». Puis Il fit (à l'homme) « cette recommandation :tu peux manger les fruits de n'importe quel arbre du jardin, sauf del'arbre qui donne la connaissance de ce qui est bon et mauvais. Le jouroù tu en mangeras, tu mourras ». Mais le serpent dit : « Dès que vousen aurez mangé (des fruits de l'arbre qui est au centre du jardin), vousverrez les choses telles qu'elles sont, vous serez comme Lui, capablesde savoir ce qui est bon et ce qui est mauvais. » (La Bible, extraitsadaptés de diverses versions de la Genèse).

« Moi, c'est bien simple, tout ce que je défends, c'est la nature... Appelez celacomme vous voulez. Liberté, dignité, humanité, écologie... Cela revient aumême. Je fais tout ça pour les amis de l'homme. On nous l'a appris à l'école, ceque ça veut dire. Le reste, je m'en contrefous. »

Romain Gary, Les racines du ciel, Prix Concourt 1956.

« Si c'est être conservateur que de défendre des espèces vivantes en voie dedisparition, des sites ayant encore échappé aux ravages de l'industrialisation,des monuments témoins du passé, alors je suis conservateur. »

Claude Lévi-Strauss, Nouvel Observateur, n° 74 hors-série nov.-déc. 2009.

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B — l'Homme déshumanisépar l'informatique et le numérique

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La fuite dans le virtuel (ce qui concerne aussi les sectes et des reli-gions !).

Quelques doutes pouvant être émis sur la réalité des « solutionstechniques » précédentes, allons en sens inverse, mais plus loin queles tenants d'une protection de la nature « intégriste » : et si, devant lerenchérissement de l'énergie et de l'espace, l'économie et la politiquene basculaient pas dans le « virtuel » pour (as)servir davantage le con-sommateur ? Une nature abandonnée (si la démographie et la faim duTiers Monde le permettent...) pourrait alors préserver « sa » biodiver-sité, tandis que dans des mégalopoles alimentées par ITER devenuréalité (Marcellin Berthelot a encore frappé...), de petits robots hu-mains assouviraient leur onanisme électronique sur des consoles dejeux 3D, climatisées et olfactisées, puisant dans les archives de YannArthus-Bertrand pour peupler leurs soirées autistes.

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L'année télévision 2010 : durée d'écoute record !

En 2010, 98,5 % des foyers possèdent au moins un récepteur de télévision 134.L'écoute moyenne a été en 2010 de 3 h 32 par personne et par jour, en progres-sion de 7 minutes sur 2009. La tranche d'âge 4-14 ans a regardé la télévision enmoyenne 2 h 18 par jour (en 2008). Entre 2009 et 2010, le taux de possessiond'écrans plats par foyer est passé de 54 à 70 %, celui des récepteurs HD (hautedéfinition) de 46 à 64 %, celui des lecteurs-enregistreurs numériques à disquedur de 21 à 27 %. Dans ces conditions, même si le revenu (exprimé en argentconstant, c'est-à-dire corrigé de l'inflation) n'a pas diminué dans l'intervalle, ilest évident qu'une « baisse du pouvoir d'achat » a été ressentie par le Françaismoyen dans d'autres domaines, comme la nourriture ou le logement...

En ce qui concerne le niveau culturel de l'écoute, on trouve en tête d'audiencela chaîne privée TF1, avec 25,5 % de taux d'écoute en décembre 2009, soit 11fois plus que la chaîne Arte. Pour les radios, les trois chaînes Radio Classique+ France Musique + France Culture obtiennent à elles trois moins de 4 % dutaux d'écoute général.

D'après un article de Serge-Henri Saint-Michel. Gfk-Médiamétrie (26 février2011).

La coupure serait-elle alors totale et définitive, pour le plus grandbénéfice réciproque des deux partenaires Homme et Nature ? Mais s'ily a de la nature, sinon de la « campagne », sans homme, de toute évi-dence, l'inverse n'est qu'une fiction ; plus exactement, l'embarquementde l'homme sur une auto-trajectoire (comme celle promise à ceux qui

134 Donc 1,5 % n'en possèdent pas, soit moins d'un million de personnes. Si l'onretient comme seuil de pauvreté en France un revenu mensuel égal à 910 €par personne (Définition : inférieur à 60 % du revenu moyen. Source : HautCommissariat aux Solidarités actives, 2010), le nombre de personnes con-cernées est de 8 millions (13 % de la population). Si l'on pose comme prin-cipe que toutes les personnes situées au-dessus du seuil de pauvreté dispo-sent d'une télévision, et que tous celles qui n'en disposent pas sont donc si-tuées en dessous de ce même seuil, on peut en déduire qu'au moins 7 mil-lions de personnes situées en dessous du seuil de pauvreté possèdent une té-lévision, soit un taux de possession proche de 90 %. Note : l'auteur s'estpermis ce calcul dans la mesure où il a acquis sa première télévision à l'âgede 75 ans.

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peupleront peut-être un jour une exo-planète) se traduirait par unedéshumanisation de l'homme sage/sachant (Homo sapiens), et parl'apparition corrélative d'un autre homme, auto-domestiqué, robotisé,sans véritables racines et repères internes. Fallait-il vraiment sortir descavernes à la fin des dernières glaciations, pour en arriver là, 100siècles plus tard (en plein réchauffement climatique, de surcroît...) ?

Jean Edern Hallier, L'Evangile du fou, 1986.

« À l'homme d'aujourd'hui, atteint par la maladie mortelle de l'avenir qu'on luiprépare, succédera le nouvel homme, l'homme cloné, conformisé et pour toutdire l'homme domestique comme l'animal du même nom. » « La grandemarche de l'avenir se fera à reculons. On aura tout inventé, on n'a même pas lamoindre idée des inconcevables progrès qui nous guettent. On arrivera même àvaincre la mort, du moins à la faire oublier, grâce au nouveau surhomme,l'homme domestique surgelé. On aura pensé à tout, sauf à l'avenir de l'intelli-gence sensible. Bien sûr, les hommes ne seront pas moins intelligents, ils le se-ront autrement. Ils auront l'intelligence sèche, abstraite. Elle sera computéri-sée. » (pp. 25-26.)

Reprenant l'image de « la machine à décerveler » d'Alfred Jarry (Ubu Roi,1896), le Wikidictionnaire définit comme suit le verbe « décerveler » :« Rendre une personne docile, servile et inapte à penser par elle-même. Dansun État-spectacle, la stratégie est de produire une télévision destinée à décerve-ler le peuple ».

[352]

Ou bien encore : « Microsoft (dévoile) son nouveau système de jeusans manette baptisé eKinect, censé représenter la dernière (si c'étaitvraiment la « dernière », on serait rassuré...) évolution du jeu depuisque l'homme s'est mis en tête de faire autre chose que travailler, man-ger, boire, dormir, chasser, se reproduire et guerroyer (enfin, la civili-sation...) : « une expérience unique, du jamais vu ». « On n'a riencompris mais on s'est promis d'essayer Kinect. » « Les non-joueursont une vision un tantinet négative des joueurs et des jeux. Un malfrançais : "Chez nous (en France), on perçoit le jeu comme quelquechose de décérébrant et d'addictif" se désole le directeur marketing etcommunication chez Electronic Arts ». (Un béotien au pays des ga-mers, reportage de Nicolas Delesalle sur le Salon du Jeu Video à LosAngeles. « Jeux vidéo. Bientôt 7 milliards d'adeptes », Télérama,

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n° 3157, 14 juillet 2010, pp. 18-21). D'après le même reportage, « se-lon Newzoo et TNS, avec 25,4 millions de joueurs, la France se classeau 4e rang mondial. D'après IPSOS, 99 % des 12-17 ans jouent auxjeux vidéo. L'âge moyen du joueur est de 33 ans. Selon GfK, 56 % desFrançais se déclarent joueurs en 2009, contre 39 % en 2005 ». Verra-t-on une corrélation avec le fait que « les hommes lisant dix livres etplus par an sont passés de 35 à 26 % de 1997 à 2008, et les femmes de41 à 34 % ? » (Bernard Lahire, avril 2010). Pourquoi pas, puisque lesjours ne comptent toujours que 24 heures, malgré le progrès.

La machine, plus intelligente que l'homme ?

« L'intelligence artificielle, jusqu'où ? L'idée de concevoir des machines intel-ligentes remonte à la nuit des temps. (Dès les) premières machines à calculerde Pascal puis de Babbage (inventeur en 1823 de l'ancêtre de nos ordinateurs),l'homme rêve d'animer la matière. Aujourd'hui, l'intelligence artificielle inter-vient dans différents domaines comme la reconnaissance vocale, la robotiqueou les jeux vidéo. Mais pour certains chercheurs, qui lui préfèrent le terme de« information heuristique », cette technique ne peut se comparer à de l'intelli-gence qui requiert des capacités exclusivement humaines. » Valeurs mutua-listes, n° 264, janv. / févr. 2010, p. 10.

Norbert Wiener, père de la cybernétique, nous a prévenus : « Craignez de vosautomates non point qu'ils vous asservissent à une intelligence supérieure, maisqu'ils répondent servilement à tous vos désirs. Bêtes mais efficaces comme ilssont, ils ne se corrigent jamais. Et si vous ne savez pas bien ce que vous désirez- si vous ne désirez pas votre bien -, ils vous mèneront en enfer. »Cité par Armand Petitjean, Pourquoi Klimax, 1983, p. 8.

LA BIO-NUMÉRISATION :VERS HOMO SUPERSAPIENS ?

Après la quatrième étape des activités humaines (cf. chap. 1.3 B,figure 1, p. 43), quelle pourrait être la suivante, à attendre vers 2025en raison de l'accélération des acquis informatiques et neurolo-giques ? 135. L'hybridation des deux disciplines scientifiques qui ont

135 À noter toutefois que la recherche technologique (sinon scientifique) a peut-être atteint sa sigmoïde : fusion nucléaire, guérison « du » cancer, vaccin dusida, etc., ces grands problèmes ne piétinent-ils pas depuis des décenniesdans l'espoir d'être résolus au fond ?

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marqué la fin du XXe siècle et le début de XXIe, à savoir la physiqueélectronique et la biologie humaine, nous donne peut-être la réponse :pour améliorer d'un facteur cent à mille les performances du cerveau(en passant de 1011 à 1014 neurones ou équivalents connectés), pour-quoi ne pas greffer directement dans le cerveau (au niveau de l'aire deBroca ou toute autre appropriée) une puce contenant des banques dedonnées (numériques et optiques) et des logiciels [353] d'intelligenceartificielle (traduction automatique, traitements statistiques, analysesmultivariées, etc.), avec mise à jour directe par « ouifi » ? Cette tech-nique composite, révolutionnaire, cette prodigieuse avancée, qui n'au-rait d'égale que l'invention de l'écriture, portera le nom de bio-numérisation. Sortie publique prévue (chez Applebrain ou chez Bio-windows, on ne sait pas encore, d'autant qu'un concurrent chinois estsur les rangs, dont la raison sociale est tenue secrète pour raisonscommerciales et sécuritaires) : 1eravril 2024. Prenez rang dans la filed'attente !

« La technologie numérique a créé une écriture nouvelle (qui) va engendrer uneculture et un droit nouveaux. » « Le métier de comédien mène à tout, y comprisà être scanné et modélisé pour composer les personnages de jeux vidéo sophis-tiqués. »

« Connecter son écran au Web offrira une foule de services personnalisés. Unenouvelle façon de voir la télé. » « Vivez pleinement toutes les sensations ducinéma : 600 Hz, 3D, Full HD. » « Imaginez 100 milliards (1011) de neuronesinterconnectés qui déterminent notre mémoire, notre équilibre, notre cons-cience. Le cerveau est une mécanique évolutive si complexe qu'on le connaît àpeine. » « Facebook, cartes magnétiques... la technologie en révèle trop surnous. Mais elle peut nous aider à mieux nous construire. »

Un autre monde, Innovation, Télérama, n° 3153, pp. 14-20, 16 juin 2010.

Entrevues de Olivier Bomsel par Emmanuel Tellier. Intertitres (p. 16, 22, 30,37, 38, 48).

À ces rêveries hélas séduisantes, un anthropologue a répondu, ci-tant deux experts contradictoires de la « modernité » : « Bien avant ledéveloppement d'Internet, Marshall McLuhan (dans son ouvrage Pourcomprendre les médias, 1964) prophétise avec une certaine jubilationque, grâce aux nouveaux médias, l'ensemble de l'humanité sera appelé

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à ne plus former qu'une seule et immense audience, à reconstituer lanotion de société tribale, à vivre dans « un village planétaire » 136.Avec beaucoup moins d'enthousiasme, Claude Lévi-Strauss sembleadmettre lui aussi qu'il n'y aura plus, au XXIe siècle, qu'une seule cul-ture, une seule humanité. Mais il souligne les risques de rupture danscette façade d'uniformité, les clivages verticaux entre ceux qui ont toutet ceux qui n'ont rien, et peut-être surtout le clivage « horizontal » quipourrait bien se produire entre des générations aux valeurs déca-lées... » « Alors quelle suite logique pour l'évolution d'Homo sapienssapiens ? Une nouvelle espèce née d'un phénomène catastrophique ?Une « tribu » d'Homo communicans fonctionnant à la manière d'unorganisme pluricellulaire ? Ou bien un Homo tout simplement sa-piens, qui se résoudrait à être un peu moins savant... mais un peu plussage ? » (Claude-Louis Gallien, Homo. Histoire plurielle d'un genretrès singulier. Op. cit., 1998, pp. 396-397).

LA CONSOMMATION ÉNERGÉTIQUEDE L'INFORMATIQUE

L'un des arguments en faveur de l'informatisation et de ses progrèstechniques est qu'ils seraient un facteur d'économie de ressourcestelles que le papier et l'énergie. Comme dans bien des domaines, onconstate qu'une nouvelle technique ne vient que rarement, ou lente-ment, éliminer les autres, tendant plutôt à s'y ajouter (c'est même l'ar-gument, un peu [354] hypocrite, pour dire que la TV ou la BD n'ont enrien fait diminuer la lecture...). S'il est vrai qu'un « ordinateur con-somme moins d'énergie qu'il y a 5 ou 10 ans, la puissance requise, lestypes d'usage et le nombre d'utilisateurs ne cessent d'augmenter, sibien que la consommation globale d'énergie [...] triplera d'ici 2030selon l'AIE (Agence internationale de l'énergie) » (Dominique Bourg,« La fin du modèle productiviste », Esprit, déc. 2009, p. 60).

136 Devant cet angélisme, on ne peut s'empêcher d'évoquer les discours radieuxdes partisans d'une agriculture intensive et de ses aptitudes à résoudre lesproblèmes de la faim dans un Tiers Monde surpeuplé.

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C — L'Homme religieux

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Appel aux religions ou Crépuscule des Dieux ?

On connaît la prédiction attribuée par certains à André Malraux, cevisionnaire halluciné : « le XXIe siècle sera religieux ou il ne serapas ». Aujourd'hui, le succès simultané des grandes surfaces et dessectes nous donne quelque indication sur les choix possibles : la pour-suite du matérialisme, la fuite dans un refuge irrationnel quelque peu« déjanté ». Ce n'est d'ailleurs pas tellement de religion qu'il s'agit,mais de religiosité voire de sectes, qui s'implantent avec force et per-suasion.

Initialement, l'Homme ne voit dans la Terre et le Cosmos qu'un in-compréhensible brouillard qu'il explique, pour se rassurer, en élevantchaque élément au rang de divinité : c'est le stade polythéiste. Puis,avec les religions monothéistes, filles du Livre, il découvre tous lescharmes flatteurs de l'anthropocentrisme : « et l'Homme créa Dieu àson image », non plus à celle de la Nature... Des concepts profanes,« philosophiques » puis scientistes, apparaissent à leur tour, de Des-cartes à Auguste Comte, empreints de subjectivité, quoi qu'ils enaient : au lieu d'observer le concret qui l'entoure et dont il est issu,l'homme « sait qu'il est puisqu'il pense qu'il est » ! 137 Il y a vingtsiècles, une secte venue du Proche-Orient contamine la culture poly-théiste gréco-romaine décadente, devient religion d'État et fait implo-ser l'ordre romain, ouvrant ainsi la voie aux Barbares venus de l'Est,qu'elle réussira pourtant à convertir à leur tour. De cette double con-quête, l'Occident n'émergera intellectuellement qu'à la Renaissance, enrenouant avec les sources-racines gréco-romaines. Entre-temps, uneautre secte, aussi active, aura submergé tout le sud de la Méditerranée,persistant dans la plus grande part de l'Ibérie jusqu'en 1492 (la chutede Grenade), année où Christophe Colomb, pour Isabelle la Catho-lique, ouvre la porte du Nouveau Monde à l'Occident régénéré.

137 Corrélativement, l'animal « n'est pas », puisqu'il ne pense pas...

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Depuis, la compétition persiste entre ces deux grandes religionsavec un décalage de plusieurs siècles (622 versus l'An I de notre ère)dont on admettra qu'il renvoie « logiquement » le comportement ac-tuel de l'islamisme à celui de la chrétienté au temps des croisades etdes guerres (internes) de religion : catholiques versus orthodoxes(schisme de 1054), catholiques versus protestants (Luther, « Querelledes Indulgences », 1517), même combat qu'entre chiites et sunnites ?Ou, politiquement, qu'entre droite et gauche, centre droit et centregauche, marxistes-léninistes et trotskistes... Voyons néanmoins dansla révolte du printemps 2011 des populations du Maghreb et del'Egypte, dont les islamistes et même l'islam tout court semblent sin-gulièrement absents (ou, pour le moins, prudents et peu représentés,attendant sans doute leur heure...), un apaisement des craintes en cedomaine, où les revendications semblent davantage envier nos modeset niveaux de vie, commodément étiquetés comme un besoin de dé-mocratie, que vouloir exporter leurs propres croyances, ou ce qu'il enreste dans une part non négligeable de leurs populations.

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La Charia

« Ensemble des normes doctrinales, culturelles, morales et relationnelles édic-tées par la Révélation de Mahomet. Sens du mot arabe : « chemin pour respec-ter la Loi divine ». La Charia codifie à la fois les aspects publics et privés de lavie d'un musulman, ainsi que les interactions sociétales » (Wikipédia).

Arrêt du 31 juillet 2001 de la Cour européenne des droits de l'homme.

« Il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et desdroits de l'homme et de soutenir un régime fondé sur la Charia, qui se dé-marque nettement des valeurs de la Convention (européenne des droits del'homme), notamment eu égard à ses règles de droit pénal et de procédure pé-nale, à la place qui est réservée aux femmes dans l'ordre juridique et à son in-tervention dans tous les domaines de la vie privée et publique conformémentaux normes religieuses. »

Figé par le Coran, autant que le Moyen Âge par la Bible et lesÉvangiles, l'islam dominant - à tort ou à raison - a refusé la philoso-phie et la science, après avoir été un brillant transmetteur et continua-teur de l'Antiquité gréco-romaine. Victime d'une utopie négative,

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l'islamisme - sauf sursaut - est condamné à moyen terme, comme l'ontété le marxisme et le communisme après un règne idéologique et poli-tique de deux générations. Par qui sera pris le relais ? Probablementpas par une Amérique du Nord, parcourue par un protestantisme mul-tiforme peu intelligible à l'esprit européen, non plus par une Amériquedu Sud, dernier refuge d'un christianisme fortement métissé ; peut-êtrepar un Extrême-Orient ambitieux et pragmatique (en Chine, le mot« communisme » a-t-il encore un sens ?) dont l'antique et trouble sa-gesse, fondée sur le polythéisme et la nature encore sous-jacents, aide-ra peut-être le peuple à raison garder, pour prendre en charge unenouvelle étape de l'Humanité. Il paraît donc non seulement vain, maisdangereux de confier aux valeurs religieuses le soin de sortir le mondede l'ornière, même si certaines encycliques ont dénoncé l'inhumanitédu monde moderne, mais sans oser ou pouvoir aller plus au fond deschoses.

Concrètement, que penser d'institutions opposées à tout contrôledes naissances, condamnant ainsi par avance des millions d'Africainsà s'entretuer pour l'accès à l'eau ou à la nourriture ? Car ce que laBiosphère peut reprocher à l'Église de Rome (ou à l'islam), c'est de nepas voir le manque de cohérence qu'il y a à condamner le préservatifcomme « non naturel », mais d'accepter la trachéotomie pour prolon-ger quelque peu l'existence d'un souverain pontife. Par quel « dogmeasymétrique » l'Église peut-elle accorder au corps médical le droit des'opposer à une mort inéluctable, tout en lui refusant aussi radicale-ment de moduler une prolifération désormais dangereuse pour l'es-pèce ? Pourtant, l'octroi de la vie et celui de la mort ne sont-ils pas,également et sans appel, placés dans la main de Dieu ?

« On dit que c'est empiéter sur les prérogatives de Dieu que d'empêcher desgens de naître, l'est-ce beaucoup moins que de les empêcher de mourir ? »« Puisque nous avons entrepris de contrôler la mort, il nous faut aussi contrôlerla vie. » « Il est plus humain d'« employer des moyens anticonceptionnels etd'élever deux enfants qu'en avoir dix et en perdre huit. »

Robert Hainard, Expansion et Nature, op. cit., 1972 (pp. 182-183).

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En outre faudrait-il que les Églises constituent des institutions mo-ralement crédibles. Certes, « que celui qui n'a jamais péché leur jettela première pierre... », mais les scandales se sont multipliés, notam-ment dans l’une des plus anciennes d'entre elles, qui ramène l'Égliseau niveau de la plupart des corps constitués, au niveau des hommesauxquels elle prétendait apporter la vérité absolue et la parole divine.Lorsque telle ou telle vedette du show-biz peut rassembler des di-zaines voire des centaines de milliers de personnes, notamment dansun public junior, quelle valeur peuvent avoir des rassemblements dumême ordre sur la place Saint-Pierre à Rome ? Comment, au nom dela foi en un dieu miséricordieux, des foules fanatisées peuvent-ellesapprouver et suivre l'appel à la guerre sainte, ramenant l'humanité dessiècles en arrière ? La notion de progrès historique serait-elle étran-gère aux religions ? Marx a montré la même incompréhension entransférant sur Terre l'illusion d'un paradis où chanteraient des lende-mains matérialistes ; à une phase « analytiquement correcte » de lasituation économique et sociale, a fait suite un dogme métaphysique etpolitique, idéologie contre-productive car méconnaissant l'individua-lisme foncier de l'esprit humain. Humaines, trop humaines, ces reli-gions, qui ont pourtant offert à la littérature parmi les plus beauxtextes jamais écrits par l'esprit humain (car la Bible et le Coran, quirendent l'homme maître et possesseur de la nature, sont également an-thopocentristes), mais n'ont cessé de se diviser depuis que le christia-nisme a submergé le polythéisme issu de la crainte et du respect de lanature.

Quant à la jeunesse - qui ignore superbement, comme la générationde ses parents, les interdits et conseils sexuels d'une église célibataire -c'est plutôt aux sectes qu'elle risque de s'adresser... Cette descente dupiédestal marque en fait tous les corps constitués de la société occi-dentale. Les élites ne sont plus ce qu'elles étaient ! En prenant l'imagepar les deux bouts : « Le poisson pourrit par la tête » (Mao Tse Dong)et « Plus le singe monte haut, plus il montre son derrière » (proverbeindien). Seule une « laïcité positive » permettra de juguler la tendanceautomatique au « despotisme » de toute religion, basé sur le fait qu'elles imposent une loi divine transcendante, donc opposable à toutes lesautres (« l'évangélisation »). Rien d'apaisé n'existera tant que chaqueprosélyte ne respectera pas la croyance de l'autre. La meilleure ma-

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nière pour qu'il en soit ainsi est que la religion reste strictement can-tonnée à la sphère privée, sans empiétement sur le domaine public 138.C'est tout simplement la règle à caractère universel de la séparation duspirituel et du temporel, traduite par la séparation des Églises et desÉtats.

D — L'Homme apaisé.La sublimation par l'art et la nature

« II suffit d'abaisser notre prétention à dominer la natureet d'élever notre prétention à en faire physiquement partie,pour que la réconciliation ait lieu. »

Francis Ponge. Le Grand Recueil, 1952.

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L'Antiquité grecque connaissait une opposition entre Prométhée(dieu ou génie du feu, de l'action, il déroba le feu du ciel, ce dont Zeusle punit en le clouant sur le Caucase, où un vautour lui dévorait lefoie), et les demi-frères Dionysos (Bacchus) et Apollon (Phébus), lepremier, dieu de la vigne et du vin, plaisirs de la vie, le second, dieudes Oracles, de la [357] Poésie, des Arts et du Soleil, tous deux fils deZeus. D'où la dualité entre esprits prométhéen et dionysiaque / apollo-nien. Transposition faite dans le monde moderne, le premier peut cor-respondre à l'attitude de l'ingénieur, les seconds à celle de l'artiste ; onsongera aussi à l'antagonisme habituellement décrit entre Culture etNature. Mais, plutôt que d'opposer celles-ci, il nous paraît plus fruc-tueux de les considérer comme deux pôles reliés par un gradient où lasubjectivité de notre intelligence rencontre l'altérité de la seconde,avec apparition d'un potentiel créateur.

D'ailleurs, si le romantisme a exalté l'auto-analyse (depuis LesSouffrances du jeune Werther, Goethe, 1774, jusqu'à la Ballade de lageôle de Reading, Oscar Wilde, 1897), sa coupure avec le classicismes'est faite autant par la prise en compte de la nature que par l'intros-

138 Une dérogation de nature « culturelle et touristique » pourra être demandéepar l'Espagne à l'Europe, en faveur des processions du Vendredi Saint.

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pection humaine. Dans son livre Variations sauvages (Pocket, 2004,p. 251), la pianiste internationale Hélène Grimaud, amie des loups,défend cette idée d'une sublimation de nos instincts par la symbioseentre Art et Nature : « Comme le loup possède la terre et le poissonl'océan, comme l'oiseau possède le ciel et les dieux le feu, l'hommedoit trouver son élément, le cinquième élément, le seul dont nous neserons jamais exclus. L'art est ce cinquième élément, sans lequel nouserrons, orphelins et malheureux, la vie durant ; sans lequel nous nouscoupons de la nature et du cosmos parce que nous devenons sourds,aveugles, insensibles, désensibilisés. » La nature est une « valeursûre », toujours égale à elle-même et pourtant toujours renouvelée ;comme elle, l'art est éternel, « une valeur refuge », apparaissant sur lesparois de la grotte Chauvet, à nouveau dans les gravures sur bois deRobert Hainard : notre ancêtre anonyme et le Genevois ont tous deuxsaisi le « mouvement vital » de l'animal, sa personnalité, différente dela nôtre. Sinon sur la forme (en partie soumise aux techniques), dumoins sur le fond, existe-t-il une profonde différence d'émotion entrel'Orpheo de Claudio Monteverdi et les Petites liturgies de la présencedivine d'Olivier Messiaen, entre le quatuor La jeune fille et la mort deSchubert et le huitième quatuor à corde de Chostakovitch ? Quelledifférence fondamentale entre Louqsor et Versailles, entre les sta-tuettes des Cyclades ou les masques du Dogon et les dessins épurés deMatisse ou de Picasso, entre les polyphonies rythmiques des Pygméesde la Centre-Afrique et les audaces du be-bop de l'immédiat après-guerre ? Car il n'y a pas « progrès » mais permanence de l'art, tout auplus diversification par adaptation au monde où il naît, et dont il rendcompte 139, même s'il a toujours existé des œuvres « hors du temps ».

Mais tout artiste qu'il soit, l'homme reste une espèce animale sou-mise à ses hormones, à ses neurones, à ses instincts ; ce qu'il appelleson intelligence l'a en outre amené à s'auto-domestiquer, avec l'aidedes techniques de médiatisation. Pourtant, « pas d'intelligence où l'onne puisse découvrir quelque trace d'instinct, ni d'instinct qui ne soitentouré d'un halo d'intelligence... Ni l'un ni l'autre ne se prête à unedéfinition rigide ; il s'agit là non de choses mais de tendances » (Hen-ry Fairfield Osborn, La Planète au pillage, 1948). Du coup, « la do-

139 Ce qui explique la présence de la violence dans beaucoup d'œuvres d'artcontemporaines : cinéma, littérature, musique, peinture, avec le prétexte du« défouloir » avancé par certains « artistes » ou critiques.

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mination scientiste de la nature et des hommes par l'Homme conduit àune impasse, comme tout « splendide isolement » ; la symbiose avecla nature, par ce que l'on appelle le développement durable, ce seraitenfin la civilisation, et le postmodernisme » (Philippe Lebreton, Laquestion de la nature. In L'écologisme à l'aube du XXIe siècle. De larupture à la banalisation. SEBES, 2000, p. 41). L'apaisement par lanature ? Oui, mais [358] s'agit-il bien de nature, et d'apaisement, lors-qu'elle devient « terrain de jeu » ou défouloir musculaire ? Que vien-nent exactement chercher dans « la nature » ceux qui fuient l'agitationet l'encombrement des villes ? Ne viennent-ils pas avant tout poureux-mêmes, et non pour observer en la respectant une vie qui n'est pasla nôtre ? La contemplation d'un paysage, d'un soleil couchant relèveautant de l'art que de la nature, et la connaissance de celle-ci exigebien des efforts, ce qui ne correspond guère aux comportements ac-tuels. Or la nature, si elle est observée sans connaissances, se banalisevite et peut même se révéler « ennuyeuse » pour les urbains majori-taires que nous sommes (ceci dit, comment les ruraux de jadis con-naissaient-ils et appréciaient-ils ce qu'il n'appelait d'ailleurs pas la na-ture...) ?

Comme fort bien exprimé par Jacques Theys, il y a plus de 20 ansdéjà (L'environnement et les ressources au XXIe siècle, Cahiers Fran-çais de Prospective, 1987), un grand risque nous menace : « Majori-tairement urbanisé, immergé dans un monde d'images de plus en plusimmatériel, totalement coupé de ses racines rurales, l'homme modernedu XXIe siècle pourra très bien se satisfaire de vivre à côté de la na-ture, dans un rapport d'indifférence pacifique. (Mais) il sera aussi ca-pable de fabriquer (ce qu'il croira être) une nature parfaitement artifi-cielle ou de s'affranchir des contraintes du milieu. Dans ces condi-tions, l'environnement risque de ne plus concerner qu'un cercle limitéde spécialistes. » L'affirmation n'a rien de méprisant ; il suffit de cons-tater la faveur croissante des « sports de nature » pour comprendre queses praticiens ne la considèrent trop souvent que comme un « cadre »ou un « terrain de jeu », et non comme une partie de biosphère respec-table en elle-même. Pour d'autres tempéraments, les activités ludiqueset sportives peuvent être le remède, la dérivation ou le substitut àl'agressivité compétitive qui constitue aujourd'hui le credo sociétal.Encore faudrait-il que ces activités ne transfèrent pas cette agressivitésur la nature ou sur le partenaire, tendance psychosociale qu'exacerbe

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l'intrusion de l'argent dans ces secteurs, dont le passage de l'amateu-risme au professionnalisme ; quelques « vedettes » fournissent alorssur écran 3D le spectacle de leurs exploits à des millions, voire desmilliards de téléspectateurs : dans le psychodrame ayant agité en mai2010 le football français, le racisme a été mis sur le tapis, sans qu'unmot ait été prononcé sur les revenus des « joueurs » : si ceux-ci étaientrémunérés au niveau moyen des professeurs agrégés (qui roulent ra-rement en voitures de sport...), croit-on que le sujet aurait pris unetelle ampleur médiatique et politique ?

« Qu'avons-nous à opposer à l'économisme et au matérialisme d'aujourd'hui ?Au désespoir et au nihilisme qu'ils fabriquent ? À la misère symbolique et so-ciale qu'ils nourrissent ? Aux nouvelles ségrégations qu'ils produisent ? À dé-faut de religion ou d'utopie, il y a certes les salles de théâtre ou les média-thèques. Mais il y faut le reste, tout le reste que l'art et la culture ont la capacitéde permettre et d'inventer. Des liens sociaux plus riches, l'estime de soi, la gra-tuité, un surcroît d'égalité et d'humanité, une meilleure maîtrise pour chacun deson destin, un enrichissement de ses perceptions... »

Daniel Conrod, Télérama n° 3196, 13 avril 2011, p. 9.

[359]

11.2. Quelle biosphèreet quelle société pour demain ?

« Science sans conscience n'est que ruine de l'âme »(François Rabelais).

Énergie sans maîtrise n'est que ruine de la biosphère.

Argent sans éthique n'est que ruine de la société.

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Quatre possibilités civilisationnelles s'ouvrent désormais : de nou-velles perspectives techniques (l'Homme technicisé) ; une sociéténumérisée et virtuelle (l'Homme électronisé) ; l'appel aux religions

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(l'Homme religieux) ; la sublimation par l'art et la nature (l'Hommeapaisé). Laquelle sera choisie, où, quand, comment, et par qui ? Plusprobablement, la force des choses et l'inertie conduiront-elles à unesuperposition des diverses possibilités. Coexisteront des enclaves detechnicité et de richesse matérielle, jalousement préservées de l'agres-sivité des pauvres (comme aux États-Unis, les lotissements sécurisés,accessibles aux seuls membres du club) ; des foules où l'extase collec-tive cohabitera tant bien que mal avec la misère ; un saupoudraged'ermites tentant d'acquérir, tant bien que mal, un équilibre affectif,intellectuel, dans une sobriété matérielle réduite à l'essentiel. Mais,quelles que soient les proportions de cette « cohabitation », il ne sau-rait de toute évidence en résulter une « société », tout au plus ce queAlain Touraine a récemment qualifié de situation « postsociale », di-sons ici une « méta-société » 140.

A — Principes de survie

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Principe de précaution, principe (de) responsabilité, certes. Maisaussi, plus banalement car quotidiennement, notre espèce ne manque-t-elle pas quotidiennement de deux qualités tout aussi utiles : la mo-destie (envers soi-même), le respect (envers les autres) ?

LE PRINCIPE DE MODESTIE

Notre orgueil technique doit cesser de subordonner le « naturel » ànos critères matérialistes, comme naguère le colon méprisait « l'indi-gène ». Selon Karl Marx (cité par Guy Biolat, Marxisme et Environ-nement, 1973, p. 7), « le communisme, ce sera la domination pleine-ment développée de l'homme sur les forces naturelles, sur la nature

140 Par analogie avec la notion scientifique de méta-population (animale et/ouvégétale) définie en 1969 par Richard Levins : « Une métapopulation est ungroupe de populations (ensemble d'individus connectés) de la même espèce,séparées spatialement ou temporellement et qui réagissent réciproquement(positivement ou négativement) à un niveau quelconque (parenthèses ajou-tées par nos soins).

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proprement dite aussi bien que sur sa nature à lui ». Il est vrai que,plus intelligent ou plus cultivé, Friedrich Engels écrivait déjà (ibid., p.21) : « Les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons passeulement sur la nature comme un conquérant règne sur un peupleétranger, comme quelqu'un qui serait en dehors de la nature, mais quenous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, quenous sommes encore dans son sein » (étonnant de modernité, non ?).Plus tard, Robert Hainard (avait-il lu ces auteurs ?) enfonce le clou :« Il faut renoncer avant tout à cette idée absurde mais si profondémentancrée que le monde est destiné à une exploitation intégrale et quec'est la seule activité sérieuse de l'homme » (Nature et mécanisme.1946. Ré-édité 1997 sous le titre Le miracle d'être, Science et Nature).

[360]

Hans Jonas., Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation tech-nologique, Édit. Cerf, Paris, 3e édit., 1993 (Première édition en allemand,1979).

« Notre thèse est que les nouveautés types et les nouvelles dimensions de l'agirréclament une éthique de la prévision et de la responsabilité qui leur soit com-mensurable et qui est aussi nouvelle que le sont les éventualités auxquelles ellea affaire » (p. 38). « Si donc la nature inédite de notre agir réclame une éthiquede la responsabilité à long terme, commensurable à la portée de notre pouvoir,alors elle réclame également au nom même de cette responsabilité un nouveautype d'humilité - non pas une humilité de la petitesse, comme celle d'autrefois -mais l'humilité qu'exige la grandeur excessive de notre pouvoir qui est un excèsde notre pouvoir de faire sur notre pouvoir de prévoir et sur notre pouvoird'évaluer et de juger. Face à ce potentiel quasi eschatologique de nos processustechniques, la méconnaissance des effets ultimes devient elle-même la raisond'une retenue responsable » (p. 43).

« Mais même si l'obligation à l'égard de l'homme continue à avoir une valeurabsolue, elle n'en inclut pas moins désormais la nature comme condition de sapropre survie et comme un élément de sa propre complétude existentielle.Nous allons encore plus loin en disant que la solidarité de destin entre l'hommeet la nature, solidarité nouvellement découverte à travers le danger, nous faitégalement redécouvrir la dignité autonome de la nature et nous recommande derespecter son intégrité par-delà l'aspect utilitaire » (p. 188).

« La menace contenue dans l'idéal baconien (Francis Bacon) de la dominationde la nature par la technique tient à la taille de son succès. [...]. L'explosiondémographique, envisagée comme un problème de métabolisme planétaire, ar-rache l'initiative à la recherche du niveau de vie et contraindra une humanité

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qui s'appauvrit à faire pour sa simple survie ce qu'elle pouvait faire ou négligeren vue du bonheur : un pillage toujours plus effronté de la planète jusqu'aumoment où celle-ci prononcera son verdict et se dérobera à la surexploitation.Combien de morts et de génocides accompagneront une tel le situation du« sauve-qui-peut ! », cela défie l'imagination » (pp. 192-193).

« Au principe Espérance nous opposons le principe Responsabilité, et non leprincipe Crainte. Mais sans doute la crainte fait-elle partie de la responsabilitétout autant que l'espérance ; et puisqu'elle a le visage le moins attrayant, et quedans les milieux bien-pensants elle jouit d'une certaine mauvaise réputationmorale et psychologique, nous devons nous en faire les avocats, car elle est au-jourd'hui plus nécessaire qu'à un certain nombre d'autres époques où, faisantconfiance à la bonne marche des affaires humaines, on pouvait la méprisercomme une faiblesse des pusillanimes et des craintifs » (p. 300).

Si cette modestie gagnait un jour notre société, alors serait-il plusaisé d'admettre ce « principe (de) responsabilité », formulé par HansJonas (en 1979), d'inspiration éminemment kantienne : « Agis de fa-çon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanenced'une vie authentiquement humaine sur terre » et « que les effets deton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d'unetelle vie » 141. Il est aisé de comprendre comment une telle humilité apu agacer (pour ne pas dire plus...) les scientistes signataires de l'Ap-pel de Heidelberg, à la veille du sommet de Rio de juin 1992, fusti-geant « l'idéologie irrationnelle qui s'oppose au progrès scientifique etindustriel et nuit au développement économique et social ». Ces « sa-vants » avaient-ils bien conscience du caractère totalement aléatoire,car stochastique, des catastrophes modernes, imprévues car imprévi-sibles, [361] mais inévitables, parce que d'origine humaine, directe ounon : les accidents de transport du paquebot Titanic, du dirigeableHindenburg, du supersonique Concorde, les accidents chimiques deSeveso, Bhopal et Sandoz, les accidents nucléaires de Tchernobyl etFukushima, la liste n'a aucune raison de se fermer dans l'avenir ; toutceci devrait nous rendre plus modestes devant nous-mêmes. Dans lepari pascalien d'un renoncement technique, si nous disions NON parerreur à un « progrès », qui empêcherait la génération qui nous sui-

141 Voir l'analyse de l'ouvrage de Hans Jonas par Dominique Bourg : Hans Jo-nas et l'écologie. La Recherche, n° 256, juillet-août 1993, pp. 886-890.

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vrait de le reprendre à son compte ? Mais si nous nous trompons enl'acceptant, cette même génération devra payer les pots cassés !

« Parviendrons-nous donc à faire ce pas de géant dans l'histoire de l'humanité,cette nouvelle révolution néolithique : la mise en harmonie de nos connais-sances et de nos comportements ? » Jean-François Revel, La connaissance inu-tile, 1988, pp. 551-552.

Créé par volonté divine, l'homme s'est longtemps considéré commele nombril du monde, à commencer par la planète Terre autour de la-quelle le Soleil tournait encore au Moyen Âge ; lorsque Copernic etGalilée révèlent le contraire, l'Église crie à l'hérésie. En fait, ce géo-centrisme n'est qu'un avatar de l'anthropocentrisme, occidental et mas-culin : les Indiens ont-ils une âme ? Les femmes ont-elles une âme...et le droit de vote ? Aujourd'hui, les animaux auraient-ils une âme -concept à définir, soit dit en passant - et la nature aurait-elle « desdroits » ? Plus subversif encore que la Deep Ecology, le marquis deSade n'aurait-il pas été emprisonné pour avoir osé écrire, non pas Jus-tine ou les infortunes de la Vertu (1791), mais des phrases commecelle-ci : « Le sot orgueil de l'homme qui croit que tout est fait pourlui serait bien étonné, après la destruction totale de l'espèce humaine,s'il voyait que rien ne varie dans la nature, et que le cours des astresn'est pas seulement retardé ? ».

Aujourd'hui, à l'égard de nos « frères » qui peuplent le milieu natu-rel, une décolonisation reste à faire dans nos esprits. De telles re-marques heurtent incontestablement l'orgueil qui a toujours placé nossociétés occidentales au-dessus de tout soupçon ; pour bien des reli-gions d'ailleurs - et pas seulement la religion chrétienne - non seule-ment Dieu a créé le monde mais il l'a fait à notre intention, comme lerappelle aussi le Coran : « Ne vois-tu pas que Dieu a mis à votre ser-vice ce qui est sur la terre, ainsi que le vaisseau qui, sur son ordre,vogue sur la mer » (Sourate 22, verset 65 ; Bibliothèque Pléiade).Pour les marxistes, l'état d'esprit est voisin, presque théiste : « L'es-pèce humaine est bien le résultat de processus biologiques. Mais l'ac-quisition de caractères qui lui sont propres fait que l'homme se dis-tingue du règne animal. » « Il faut sortir du biologisme. La biologie nepeut pas expliquer tous les aspects du développement humain, y com-

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pris celui de ses relations avec le milieu » (Guy Biolat. Marxisme etEnvironnement, 1973). En somme, il y aurait deux gaz carboniques,l'un assimilé par les plantes, l'autre rejeté par nos automobiles, et ladémographie du Tiers Monde n'aurait rien à voir avec celle des lem-mings...

Le principe des finitudes :la finitude temporelle, la finitude spatiale

Certes, l'éternité n'a jamais été promise à l'individu en ce bas monde, mais PaulValéry avait fait inscrire au fronton du Palais de Chaillot, peu avant la SecondeGuerre mondiale : « Nous savons aujourd'hui que toutes les civilisations sontmortelles. » Aujourd'hui, ce n'est plus de dynasties ni même de sociétés, maisd'espèce(s) qu'il s'agit. Au début du troisième millénaire, [362] l'écologue saitque, comme les autres taxons, Homo sapiens est éphémère à l'échelle des géo-logues, ce que le philosophe a commencé d'entrevoir : « Nous savons quechaque homme est mortel, mais non que l'humanité doit mourir » (Simone deBeauvoir, Pyrrhus et Cinéas, 1944). L'engouement persistant pour les dino-saures, qui se croyaient sans aucun doute éternels, est peut-être un écho freu-dien à ce sentiment nouveau de « finitude temporelle ». Pourtant, « le monde acommencé sans l'homme et il s'achèvera sans lui » (Claude Lévi-Strauss,Tristes Tropiques, 1955).

Jusqu'à Christophe Colomb la Terre était une assiette plate aux bords illimitésou flous. C'est désormais une boule vue de l'extérieur, dont les deux pôles ontété atteints il y a plus d'un siècle, et les plus hauts sommets gravis il a plusieursdécennies : en juillet 1953, Hillary et Tensing conquièrent l'Everest mais,comme le disait l’alpiniste Lucien Devies, « tout ce qui est atteint est détruit ».En juillet 1969, « l'humanité se donne le spectacle enivrant d'une prouesse te-nant du surnaturel, lorsque d'un bout à l'autre de la terre, nous avons vuquelques-uns de nos semblables conquérant le ciel » (Robert Debré, Ce que jecrois, 1986). L'engouement pour la conquête spatiale (aujourd'hui un peu désa-cralisée, tout de même...) ne serait-il pas une réaction inconsciente contre lesentiment croissant de finitude spatiale et d'étouffement planétaire ? On envi-sage des colonies de peuplement humain sur Mars (comme les Israéliens enPalestine, sans doute ?). Bref, « le temps du monde fini commence »... (PaulMorand, L'homme pressé, 1941). Car le problème des surfaces est désormaisrejoint par celui des individus qui les peuplent : si notre planète est trop exiguë,n'est-ce pas le signe que nous sommes trop nombreux, et trop agités ?

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LE PRINCIPE DE RESPECT

Aux « philosophes parisiens » qui ont cru pouvoir déceler des re-lents antihumanistes, voire fascistes dans certains principes de l'écolo-gie, on recommandera de lire attentivement ces lignes de Claude Lévi-Strauss : « Le respect de l'homme par l'homme ne peut pas trouver sonfondement dans certaines dignités particulières que l'homme s'attri-buerait en propre, car, alors, une fraction de l'humanité pourra tou-jours décider qu'elle incarne ces dignités de manière plus éminenteque d'autres. L'homme, commençant par respecter toutes les formes dela vie en dehors de la sienne, se mettrait à l'abri du risque de ne pasrespecter toutes les formes de l'humanité au sein de l'humanitémême » (Nouvel Observateur, n° 74 hors-série, nov.-déc. 2009). S'ilfallait expliciter ce texte, alors dirions-nous : si vous placez une bar-rière absolue, « essentielle », entre l'Homme et le Chimpanzé 142, alorshélas tout devient possible dans la jungle que vous aurez circonscrite àl'humanité ; tout, même et surtout le pire, car vous ne pourriez plusfaire appel qu'à des critères « culturels », donc éminemment subjec-tifs. En revanche, si vous acceptez de vous interroger sur le respect dûà toute forme de vie, depuis la première algue jusqu'à notre espèce 143,alors aurez-vous installé une règle d'altérité dans notre culture, avectoutes les gradations et les nuances nécessaires. Et n'essayez surtoutpas de remplacer le mot de « respect » par celui « d'amour ». Vouscommettriez alors la même erreur tragique que des religions mono-théistes qui, ce mot à la bouche, ont été et restent responsables de tantde génocides (individus et populations, documents et monuments,[363] croyances et cultures) à travers les siècles. L'homme primitifpossédait à coup sûr une agressivité, un « élan vital » absolument né-cessaire pour survivre dans un environnement naturel alors très hos-tile : en eût-il été autrement que nous ne serions pas là pour en disser-

142 À propos, avez-vous déjà soutenu le regard d'un Chimpanzé captif dans unzoo ? À noter que « l'Homme et le Chimpanzé (espèces les plus procheschez les Primates actuels) ne diffèrent que par 1,6 % de leurs structures gé-nétiques » (Gallien, loc. cit., 1998, p. 167).

143 À propos, où placez-vous la barrière entre le loup et le chien, l'un « animalsauvage », l'autre « compagnon de l'homme » ? Entre les deux ? Alors onvous permettra d'emmener avec vous, dans une petite cage, un canari pourpeupler votre solitude sur la planète Mars.

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ter. Mais bien que cette volonté de puissance ne soit plus matérielle-ment nécessaire, elle a été conservée sous forme de « volonté decroissance » et réinvestie par notre espèce contre ses congénères... etcontre la nature dont nous sommes issus. Comme disait Sade, déjàcité : « Tous les hommes tendent au despotisme ; c'est le premier désirque nous inspire la nature » (La Nouvelle Justine ou les Malheurs dela vertu).

Pas plus que de bonne littérature, les bons sentiments n'ont jamaisfait de bonne politique : l'incontestable dévouement et la charité demissionnaires ont hélas contribué, faute de respect de l'identité et descroyances d'autrui, aux malheurs de l'Afrique actuelle, en déstabilisantdes structures que nous ne comprenions pas dans leur contexte et vou-lions faire bénéficier de notre civilisation. La même religion, à l'ori-gine des croisades et autres guerres de religion, n'a cessé de dévoyer lemot « amour », alors qu'elle aurait dû s'inspirer d'un principe de tolé-rance, de respect de l'autre, quel qu'il soit 144. La seule issue est de ré-orienter notre dynamisme, notre agressivité, en les intériorisant vers lamaîtrise et la sobriété individuelles, par une diversion culturelle et ar-tistique non seulement possible mais nécessaire. Une nouvelle éthiqueest donc à établir, qui distinguerait cette fois à coup sûr l'Homme de laNature, laquelle procède par automatismes régulateurs « amoraux ».La véritable conquête de l'Homme reste donc à faire : celle de cesserde dominer les autres pour dominer enfin sa propre nature, son propreinstinct de domination, sur les êtres comme sur les choses. Connaîtreet savoir se donner des limites, c'est cela la civilisation collective, quicommence par la civilité individuelle.

À cet effet, la nature reste un bon « modèle d'application », dontl'homme peut s'inspirer pour vivre en paix avec les autres. Ces remisesen cause coperniciennes vont-elles conduire nos sociétés au désen-chantement, voire à la démission et au désordre collectifs, ou bien auréalisme, c'est-à-dire à la responsabilisation ? D'un point de vue poli-tique, le libéralisme entend privilégier l'individu alors que le socia-lisme place le débat au niveau des groupes humains ; mais les deuxdoctrines restent ainsi fondamentalement anthropocentrées, obéissantaux mêmes déterminismes d'ordre technico-économique, d'où leur in-

144 Comme pour les animaux, on ne vous demande pas « d'aimer les hommes »,on vous demande d'abord de leur foutre la paix. Prof. Mollo-Mollo

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compréhension commune à l'égard de la dimension écologique. Poursa part, l'écologisme insiste sur notre responsabilité d'espèce et s'inter-roge sur la terre que nous laisserons à nos enfants, et aux autres es-pèces que la nôtre. Comme l'a écrit le journaliste américain WilliamBowen (Dialogue, revue de l'International Agency of USA, janvier1986) : « La plupart des grands thèmes écologiques vont à l'encontrede certaines manières de voir et de sentir qui sont enracinées dans lamentalité de l'homme occidental et qui influent sa conception dumonde. Nous croyons en une croissance illimitée ; l'écologie nous ditque toute croissance est limitée ; l'écologie nous dit que notre bien-être est tributaire de systèmes dans lesquels la nature applique sespropres règles. Nos savants cherchent à isoler et à simplifier les phé-nomènes ; l'écologie nous dit de prêter attention à la complexité denotre environnement. »

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B —Vers une « méta-sociétalisation » ?

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On a défini plus haut la notion de « méta-sociétés » ; mais il reste àpréciser ce qu'est une « société » : un assemblage d'individus connec-tés dans une structure organisée et fonctionnelle ; la société est donc àdistinguer de la « foule », juxtaposition d'individus non coordonnés(ou partiellement et/ou artificiellement coordonnés), formant un en-semble flou, temporaire ou local, susceptible de réactions incontrôlées(dans les émeutes des villes britanniques en août 2011, on a bien sou-ligné la juxtaposition d'individus de toutes conditions, de toutes ori-gines, de toutes couleurs, ayant comme seul trait commun d'appartenirà la même classe d'âge). De plus en plus « individualisé », l'hommemoderne appartient déjà à une société « désagrégée » 145, prélude à lafoule incontrôlable. Qu'en résultera-t-il ? Au pire le désordre générali-sé générant une dictature sécuritaire, au mieux une « méta-société »trouvant en elle-même des règles de cohabitation ? Reprenons ce quenous envisagions il y a une génération : « une désaffection de plus en

145 En France, 4 millions de personnes - plus de 6 % de la population - sont« seules », c'est-à-dire n'ont pas un « dialogue » sur une année.

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plus grande du public envers le type actuel de société, une société deplus en plus dure et inhumaine, d'où tension de plus en plus forte, dé-bouchant sur une « fonte » sociale (on écrirait aujourd'hui, une « im-plosion sociétale ») d'ordre psychologique [...] déclenchant peut-êtreune répression avec technogestion de la pénurie » (L'ex-croissance,1978, pp. 330-331). Mais une méta-société serait-elle capable de segérer, de résoudre les problèmes dépassant le rayon spatio-temporelproche ? En effet, « quand la séparation entre système et acteurs de-vient totale, les acteurs ne peuvent plus être définis comme des acteurssociaux, car leur légitimité vient de plus haut. Elle provient de cequ'ils portent en eux le sujet, c'est-à-dire des droits. Ce glissement netémoigne pas du passage d'une vision sociale à une approche indivi-dualiste, car ce mot recouvre trois différents types de conduites nés del'écroulement des sociétés de production : la désintégration sociale, lesconduites communautaires et, enfin, la recherche de principes nou-veaux de légitimité définis en termes de droit. Le plus important deces droits est d'être un acteur » (Alain Touraine, Après la crise, p.114). Et encore : « La séparation complète de l'acteur et du systèmeest la définition même de la situation postsociale. Elle brise tous lesliens qui unissaient l'histoire économique et l'histoire sociale. »

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L'addiction à la croissance

« L'industrialisation transforme radicalement le fonctionnement interne des so-ciétés. Dans les termes célèbres de Joseph Schumpeter (1883-1950, auteur deCapitalisme, socialisme et démocratie, 1942), le capitalisme est un processusde « destruction créatrice révolutionnant incessamment de l'intérieur la struc-ture économique, en détruisant ses éléments vieillis et en créant continuelle-ment des éléments neufs » 146. C'est pourquoi les sociétés industrielles sont desentités fragiles, qui nécessitent des soins constants. Elles mêlent création etdestruction, alternent prospérité et dépression, et ont failli sombrer sous lescoups de boutoir de l'une d'entre elles, la crise de 1929, brutalement rappelée àla mémoire des peuples par la crise des subprimes » (p. 17). « Une croissancerapide soulage les tensions sociales, car chacun peut croire qu'il rattrape lesautres. Mais l'immense faiblesse de cet idéal est qu'il est vulnérable à tout ra-lentissement économique, quel que soit le niveau de richesse déjà atteint. La[365] France était incomparablement plus heureuse durant les Trente Glo-rieuses qu'elle ne l'est aujourd'hui, alors même qu'elle est devenue deux foisplus riche. La désillusion qui a cueilli les pays riches lorsque la croissance s'estralentie frappera aussi, nécessairement, les pays aujourd'hui émergents lors-qu'ils en découvriront la signification pour eux-mêmes » (p. 19).

Daniel Cohen (professeur à l'École normale supérieure, vice-président del'École d'économie de Paris), La prospérité du Vice. Une introduction (in-quiète) à l'économie, 2009.

Les « instincts basiques » de l'espèce humaine, chez qui la luttepour la survie est inscrite dans les gènes depuis des millénaires, ris-quent de peser lourd devant un danger grave et subit : si la traditionmaritime veut que soient sauvés « les femmes et les enfants d'abord »,on sait que peu nombreux furent les « capitaines courageux » lors del'incendie du bazar de la Charité, à Paris en 1897. L'héroïsme dequelques individus ne parviendra pas alors à compenser les réactionsde survie d'une foule majoritaire. En admettant même que l'hommesoit un animal culturel, cette culture change éminemment selon les

146 Processus vieux comme le monde vivant, puisque c'est ainsi que la vie cellu-laire, ou même pluricellulaire, se maintient en se régénérant, mais avec unapport extérieur continu de matériaux et d'énergie (« Cellules de mon corps,tous les sept ans nouvelles... ») ; ou bien encore ce que Prigogine (prix No-bel de chimie en 1977) a décrit comme la néguentropisation, vitale ou non,par les « structures dissipatives », créatrices d'information.

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époques et les lieux, comme l'ont montré divers épisodes élevés parl'histoire au rang de traditions : le flegme britannique en juin 1940, larésignation japonaise en mars 2011 ; mais aussi les scènes de pillageconsécutives aux catastrophes, dans les pays démunis comme dansd'autres pourtant mieux lotis. Plus qu'une armature, notre civilisationne serait-elle qu'un vernis soluble dans l'adversité ?

« La crise, en séparant encore davantage l'économie de la société, sous l'effetde l'autonomie croissante des logiques spéculatives et foncières, est susceptibled'influencer de deux façons sur la tendance à long terme. Frappés par le chocéconomique et social, les acteurs peuvent tout aussi bien subir une exclusionsociale croissante que voir s'accélérer la mutation culturelle inscrite dans lelong terme. Bref, les années qui viennent hésiteront entre la catastrophe et larefondation » (4e de couverture). Alain Touraine, Après la crise, 2010.

Un autre paramètre de la cohésion sociale est celui de la continuitéintergénérationnelle. Malheureusement, il deviendra de plus en plusdifficile de faire cohabiter des individus n'ayant plus la même notiondu temps qui s'écoule en remodelant les sociétés ; plus difficile pourles adolescents d'aujourd'hui, qui auront connu l'agitation superflue(les voyages et la bougeotte, l'informatique de loisir) et l'auront inté-gré comme une norme acquise, de consentir les sacrifices que leursgrands-parents prenaient sur leur nécessaire (le logement, la nourri-ture).

« L'homme contemporain remonte désespérément une pente qui s'éboule. Nousfonçons pour rester à la même place, dans un présent qui finit sans cesse. Car sinous arrêtons une seconde de courir - après le travail, nos courriels, nos rendez-vous, nos obligations, notre argent, après le temps qui file - nous tombons.Dans le chômage, la pauvreté, l'oubli, la désocialisation. Voilà le portrait dumoderne. Le temps désormais s'accélère et nous dévore comme Chronos sesenfants. L'accélération technique, au travail, sur les écrans, dans les transports,la consommation, a mené à l'accélération effrénée de notre rythme de vie. Puisa précipité le changement social. Rien n'y résiste. Les métiers changent enquelques années, les machines en quelques mois, aucun emploi n'est assuré, lestraditions et les savoir-faire disparaissent, les couples ne durent pas, les fa-milles se recomposent, l'ascenseur social descend, le court terme règne, lesévénements glissent. L'impression de ne plus avoir de temps, que tout va [366]

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trop vite, que notre vie file, l'impression d'être impuissant à ralentir nous an-goisse et nous stresse » (p. 11-12). « Nous perdons notre emprise théorique surle monde, la réflexion de fond régresse, nous n'arrivons plus à saisir le sens etles conséquences de nos actions. Nous n'avons plus le temps de délibérer, deréfléchir, de formuler, de tester et construire des arguments » (p. 17).

Frédéric Joignot. « Au secours, tout va trop vite » entrevue avec Hartmut Rosa.Le Monde Magazine, supplém. Monde n° 20402, 28 août 2010, pp. 11-17.

C — La résistance écocitoyenne

« Le prince et le guerrier sont appauvrispar leur puissance et leurs appétits.

Le moine est riche de peu de besoins ;le sage est riche de beaucoup de désirs modestes. »

(Attribué à Lao Tseu).

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L'INÉLUCTABLE SOBRIÉTÉ

Étaient-ils inconscients ou insouciants ceux qui ont voulu attelerl'Espagne, la Grèce, l'Irlande, dépourvues de richesses intrinsèques etfondamentales, au « niveau de vie » de l'Europe des Six ou desQuinze, qui vivaient déjà au-dessus de leurs moyens ? À moins qu'ilse soit tout simplement agi d'une démarche cynique ne visant quel'ouverture de nouveaux marchés avec création de nouveaux besoinsou de nouveaux modes de consommation, et la possibilité d'une main-d'œuvre peu exigeante, à ses débuts du moins ? Le généreux échanged'étudiants selon « Erasmus » n'aurait-il pas été parfois le précondi-tionnement à l'expatriation, au formatage, à l'asservissement écono-mique ? Remplir les universités, au Maroc comme en Grèce, fort bien,mais pour quoi faire, sinon de la banque et de l'immobilier dans uneoptique de croissance indéfinie ? Après un peu de recul, est-il si sur-prenant de constater la similitude de cette crise politique et écono-mique tout autour de la Méditerranée, crise dont les racines sont en-core plus profondes que celles engendrées par les religions ou par lesmœurs ? Il faut donc apprendre à résister à la séduction fardée de cette

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machine à broyer les hommes qu'est le système technofinancier, ets'en désengager par une sobriété réfléchie (ce qui n'est possible, il estvrai, qu'au-delà d'un minimum de subsistance). Inéluctablement, lesnouvelles générations verront baisser leur « niveau de vie » et leur« pouvoir d'achat », tels du moins qu'aujourd'hui définis. On peuttrouver à cela des arguments écologiques qui ne convaincront certai-nement pas tout le monde ; mais la volonté de croissance des six mil-liards de sous-développés que comptera le monde d'ici à 2050 nelaisse aucun doute et ne laissera aucun choix à ce propos. En cas decrise socio-écologique majeure (qui a plus de chances de débuter dansles pays développés, car leur sophistication est leur faiblesse même...),il est douteux que la solidarité collective l'emporte sur l'égoïsme indi-viduel. Pourtant, une nouvelle révolution copernicienne est néces-saire : une société « sobre », qualitative, une société du « développe-ment perpétuel ». Le problème est qu'il faudrait pour cela des hommesparfaits, un Homme quasi désincarné. Or, en paraphrasant Rousseau etquitte à faire ricaner Voltaire, même en admettant qu'il ne naisse pasfoncièrement mauvais, « l'homme (animal social associable) naît natu-rellement neutre, mais la société le déprave... »

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UNE NÉCESSAIRE ÉCO-RÉSISTANCE

De même que certains de nos parents ou grands-parents se sont le-vés, en pleine légitimité de fond (et de forme après novembre 1942),contre l'occupant allemand - alors qu'une très large majorité des Fran-çais ignoraient encore les crimes du nazisme -, de même avons-nousle droit, et même le devoir, de nous opposer à une autre dictature,celle de la technique et de la finance conjuguées qui, plus sournoise-ment mais aussi brutalement, fait des hommes non pas des fins maisdes moyens. L'histoire se répétant toujours sous d'autres visages, c'estdonc bien d'un esprit de résistance qu'il faut que se dotent aujour-d'hui les citoyens victimes d'un système dont les prémices totalitairesont pourtant été dénoncées depuis plus d'un demi-siècle. Dans lesdeux cas, n'y a-t-il pas le même mépris de la liberté des individus et devaleurs humaines fondamentales ? Croit-on vraiment qu'il suffit demiser sur des monocultures ou des bulles financières pour élever lestandard de vie d'une population, indépendamment de réelles potentia-

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lités ? Croit-on vraiment qu'un monde peut s'équilibrer, où les céréalesdu Middle West ou de la Beauce nourriraient le Tiers Monde enéchange de son cacao ou de son uranium ? Faisons quelques proposi-tions à une jeunesse grugée : trouver son meilleur, suivre sa vocationet sa pente (vers le haut), bâtir son autonomie, faire son autocritiquecomme l'indispensable hétéro-critique du monde qui nous intoxique ;comprendre que la sollicitude d'adultes pour les jeunes cache la volon-té d'en faire des copies consommatrices, esclaves du système social enplace.

Stéphane Hessel appelle à « une véritable insurrection pacifique contre lesmoyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pournotre jeunesse que la consommation de masse, le mépris des plus faibles et dela culture, l'amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contretous. » Indignez-vous !, 2010, p. 22.

Pourtant, diront certains esprits (respectueux, confiants, naïfs..., onrécusera tel ou tel qualificatif), dans les démocraties qui gouvernentl'Occident depuis plus d'un siècle, la délégation de pouvoir qui dé-coule du vote populaire légitimise les décisions prises en haut lieudans l'intérêt général. Un seul exemple, majeur, doit convaincre ducontraire, et nous placer en situation de légitime défense : « Les cen-trales nucléaires ne seront pas imposées aux populations qui n'en vou-dront pas » (Valéry Giscard d'Estaing, candidat à la présidence de laRépublique, en avril 1974). On connaît la suite, sans qu'aucune« Ligue des Droits du Citoyen », sans qu'aucune belle âme politique,syndicale, médiatique, philosophique, humanitaire, religieuse, gauchecaviar ou droite rigoriste s'en soit indignée ! En dernier ressort, reste ànotre disposition la « résistance passive », celle de la consommationsélective et de la non-consommation, car on n'a pas encore osé mena-cer du goulag ceux qui font durer les objets, ou ne se ruent pas sur lesderniers produits à la mode 147. Car « la non-violence (est) le cheminque nous devons apprendre à suivre » (Stéphane Hessel, op. cit., p.

147 Si risque de récession il y avait, ne serait-ce pas reconnaître que le fonde-ment de la croissance est homologue de l'addiction à une drogue ? Il fautdonc bien désintoxiquer notre société de son mécanisme économique actuelpour sortir « durablement » de ce cercle vicieux.

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20). Mais la révolte ouverte n'est pas exclue, qui pourrait voir les pa-trons du CAC 40 connaître un jour (sic !) leur nuit du 4 août, avecabolition du privilège de leurs parachutes dorés, voire même le sortréservé par la Révolution aux Fermiers Généraux !

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« Lynn White (1907-1987), avec son éducation chrétienne et sa formation demédiéviste, avait été particulièrement frappé, au cours de son séjour mémo-rable, en 1926, à Ceylan, pays bouddhiste, par la différence culturelle des atti-tudes envers la nature : entre les experts occidentaux de l'aide technique au dé-veloppement, les Blancs du monde chrétien, et les paysans de l'Asie tradition-nelle. Très tôt, comme Aldous Huxley, il fut sensible aux signes avant-coureursde la crise écologique provoquée par l'expansion accélérée et inconsidérée dumodèle technoscientifique et économique de l'Occident, prétendument supé-rieur, mais sans respect pour les formes de vie non humaine, voire non occi-dentale. Une civilisation de la guerre et de la conquête du monde qui, dessiècles durant, au nom du Seigneur Jésus-Christ, de la « religion du vraiDieu », du Progrès, de la Science, de la Technique, de la machine à vapeur, dudéveloppement économique, pratiqua l'esclavage, la domination, la modernisa-tion, la christianisation, voire l'extermination de ceux qu'elle qualifiait de pri-mitifs, de sauvages ou de « non civilisés ». Parce qu'ils n'étaient pas, ou pasencore, chrétiens ou « modernes ». On peut relire Lynn White à la lumière du« Livre noir du colonialisme » aussi bien que du « Livre noir de l'environne-ment ». Partout l'erreur et l'horreur : génocides, ethnocides, biocides, éco-cides... N'est-il pas grand temps de changer de mode de vie, comme l'avait fait,en son temps, François d'Assise ? ».

Texte de Jacques Crinevald (2010), aimablement fourni par son auteur, philo-sophe et historien du développement scientifique et technique à l'Université deGenève. Analyse fondée sur : Lynn White Jr., 1967 - « The historical roots ofOur Ecologie Crisis », Science, 155 (3767), March 10th, 1967, pp. 1203-1207.

PESSIMISME OU OPTIMISME ?

Devant le bilan qu'il est possible de dresser, confirmé depuisquelques années par l'évolution économique et politique de la planète,on comprend le pessimisme exprimé par les plus hautes autorités mo-rales et scientifiques, dont Théodore Monod (1902-2000), disparuavec le dernier siècle. Naturaliste polyvalent, Théodore Monod, fils etpetit-fils de pasteurs protestants, « a été bien plus qu'un savant natura-liste à la curiosité toujours en éveil. C'était un humaniste au vrai sens

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du terme, un penseur, un philosophe et un théologien » (Jean Dorst,1924-2001, membre de l'Institut, ancien directeur du Muséum nationald'histoire naturelle de Paris). Dans son ouvrage publié peu avant sadisparition Et si l'aventure humaine devait échouer ?, Théodore Mo-nod rappelle la place de l'homme dans la nature et le processus d'ho-minisation ; puis, élargissant le propos aux rapports entre humanité etbiosphère, il dénonce d'emblée les lacunes de la tradition judéo-chrétienne et de son avatar le scientisme, qui marque tout autant voireplus le marxisme ; du coup, il entend « substituer au libéralisme maté-rialiste un humanisme socialiste ». Le dernier chapitre du livre donnecertes plus qu'un écho à la pensée de Teilhard de Chardin, mais si leprotestant Théodore Monod préconise une évolution de la culture reli-gieuse chrétienne, il ne suit pas le catholique dissident dans l'hypo-thèse d'une « noosphère » et d'une « planétisation » spirituelle del'humanité, notions quelque peu connotées « New Age » ! Dans laconclusion de son ouvrage, à coup sûr testamentaire, Théodore Mo-nod s'interroge « sur l'avenir d'un homme qui continue à refuser sifermement de sortir enfin de la préhistoire ». Cette « conduite insen-sée » pourrait amener à « l'anéantissement de la race humaine ». « Unjour l'évolution [...] pourrait lancer [...] un autre groupe pour relayercelui qui aurait disparu. »

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« L'homme n'est plus maintenant un élément à peu près inoffensif d'une chaîneécologique. Il va désormais intervenir [...] avec une efficacité sans cesse accrueet dans le sens que l'on imagine, celui d'une activité destructrice et ravageuse,ne cherchant d'autre justification de ses méthodes que le critère de l'efficacité etdu profit, avec les résultats que nous avons aujourd'hui sous les yeux, faisantmême peut-être courir des dangers à la vie sur terre ; un saccage insensé desressources naturelles et plus encore, hélas ! une accumulation monstrueuse, in-digne de l’Homo, soi-disant sapiens, d'engins guerriers de destruction. »

« Avec ce signe clinique de nos aberrations psychologiques, nous en arrivons àfaire les choses, non parce qu'elles sont utiles et serviraient le progrès del'homme véritable, mais uniquement parce qu'on peut, techniquement, les faire.De cette pathologie de l'orgueil, de cette maladie de prestige national, lesexemples, hélas ! abondent. Nous en sommes là, et sans qu'il soit possible d'en-trevoir encore quelque signe d'une future guérison de nos folies, au point qu'onen vient parfois à se demander si, tout compte fait, il ne serait pas déjà trop tardpour parvenir à freiner puis à arrêter le convoi emballé, pour l'aiguiller enfinsur la voie d'un progrès qui ne soit pas, avant tout, celui des mécaniques et desarmes. Il y faudrait un miracle ou une conversion, rien de moins. »

Théodore Monod, Et si l'aventure humaine devait échouer ? 2000, p. 72.

À la génération montante incombera la lourde tâche de préparer unhorizon acceptable par l'Humanité à l'échelle mondiale. Acceptablenon pas tellement pour l'espèce, qui en a vu d'autres et survivra, saufcatastrophe cosmique hautement improbable, mais pour les sociétéshumaines, beaucoup plus fragiles qu'elles l'ont trop longtemps cru. La« fenêtre » est étroite, et l'ouvrir réclamera beaucoup d'imagination, depédagogie, de volonté et de courage, individuels et collectifs. Et sil'espoir n'est pas interdit, l'échec est loin d'être exclu, car l'intelligencen'a peut-être été donnée à l'Homme par l'évolution que pour rendreplus cruelle sa fin d'espèce civilisée...

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Le futur a-t-il un avenir ?(pour une responsabilité socio-écologique)

RÉFÉRENCESBIBLIOGRAPHIQUES

Références de livres ; les références d'articles sont portées dans letexte.

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Le futur a-t-il un avenir ?(pour une responsabilité socio-écologique)

Table des matières

La table des matières du livre a été insérée en début du livre, justeaprès le sommaire pour faciliter la navigation dans le texte et la com-préhension de la structure du livre. [JMT.]

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© SANG DE LA TERRE

LE FUTUR A-T-IL UN AVENIR ?ISBN 978-2-86985-264-8

Dépôt légal : troisième trimestre 2012Numéro d'édition : 86985

IMPRIMÉ EN France

Imprimé sur papier PEFC

La marque de certification PEFC garantit l'exploitation durable desforêts

et le suivi des flux de bois depuis les forêts jusqu'aux magasins.

ILLUSTRATIONS : CLAUDINE FEYEL

Maquette : Agence TWAPIMOA - Paris 11e

Mise en pages : Atlant'Communication - 85560 Le Bernard