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Le général Miro

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LE G É N É R A L M I R O

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S A B I N E H A R G O U S

L e G é n é r a l

M I R O R O M A N

Page 5: Le général Miro

Maquette de couverture : Evelyne Selves Dépôt légal : 1 er trimestre 1990

ISBN : 2 86 929 145 0

© Editions de l'Instant 50, rue du Faubourg -Saint-Antoine

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"L' œil est un membre noble, rond, rayonnant. Voir est un paradis de l'âme. "

Pietro SPANO (Alias Jean XXI, mort en 1277

écrasé par son plafond)

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c OMME chacun sait, une fourmi d 'Equateur ne dort jamais. Aucune pause, pas la moindre somnolence

durant ses trois années de vie. Bien qu'appartenant à l'espèce humaine gratifiée de

congés payés en plus des siestes quotidiennes, Ernesto Matutino Liberto présentait une similitude existentielle avec cet insecte : il lui était impossible de fermer l'œil. A sa naissance trente huit ans plus tôt, il avait bâillé si fort qu'il s'était décroché la mâchoire. On la lui avait remise mais depuis il n'avait plus dormi.

L'emploi de gardien de prison qu'on lui proposa à la fin de sa scolarité lui convenait à merveille. Il n'en changea plus.

Employé modèle, doté par surcroît d'un tel avantage naturel, il gravit sans effort les paliers de la promotion car- cérale pour aboutir, avec un beau sourire, à "Colonie 5".

Trente huit années de sommeil en retard rattrapées par cette nomination sans égal : directeur en chef de l'établisse- ment pénitentiaire le plus en vogue et cité en exemple

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parmi les seize mille trois cent trois colonies de redresse- ment déclarées d'utilité publique au dernier recensement de la nation.

Un bagne pour homme de génie. Un poste en or massif pour qui savait pianoter. L'honneur était immense. "Colonie 5" ne possédait ni portes, ni couloirs, ni mira-

dors, ni barbelés. La sécurité était assurée par une poignée de gardiens qui, pour mieux fumer leurs courtes pipes, fai- saient porter leur fusil par les détenus lors des promenades réglementaires où ils ne les accompagnaient que par rou- tine.

Qu'auraient-ils pu craindre ? On ne s'évadait pas de "Colonie 5".

Dans leur uniforme de grosse toile rouge éclatant sur fond de luxuriance tropicale, les prisonniers ne pouvaient attendre aucune complicité de la nature.

Construite à trois mille du continent sur l'île Gorgonna, elle-même classée "Parc national", pour la variété de ser- pents qui la peuplaient, c'était une prison sans faille, sous un ciel immobile, pour des bagnards sans avenir.

Mais non sans distractions... Surtout au printemps, avec ses scènes de reproduction qui faisaient glisser les sens dans un autre monde, lorsque des explosions de coquilles réson- naient d'un bout à l'autre de l'île, par une température d'étuve. Jour et nuit, sous le rythme harassant, la terre était saisie de tremblements intérieurs, on la voyait onduler, ramper, se contorsionner sous la reptation de milliers de queues et de corps affreux. Des éclosions à répétitions, dards empoisonnés, langues crachant leur venin, prunelles dardant des étincelles, sous chaque feuille, derrière les plus hautes palmes ou dans la boue des marécages, on n'aperce- vait que des paquets de serpents entrelacés, vautrés les uns sur les autres comme des grumeaux enduits de soleil.

Depuis des millénaires, l 'œuvre de vie se répétait, immuable, sans prêche ni sermon.

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En toute liberté. L' événement réunissait une grande foule. D'un côté les cinq mille condamnés, yeux écarquillés

devant tant d'innocence, de l'autre des visiteurs conduits sur place par les hélicoptères de la police ; pèlerins dont le nombre ne cessait d 'augmenter, at teignant parfois le dimanche des pointes de quatre-vingt mille entrées. D'où qu'ils viennent, tous, taulards ou pantouflards, braillards ou combinards, hargneux, coléreux, bilieux ou insomniaques, venaient oublier leurs peines devant l'orgie de la création.

Le clou du spectacle avait lieu plus tard, à la fin de l'époque des fièvres, en présence d'une pythone venue exprès clôturer les scènes de métamorphoses. Une auréole de mystère entourait cette Haute Autorité que des zoolo- gistes distingués assuraient connaître sans qu'aucun témoi- gnage ne concorde. Mythe ou réalité, on la représentait hautaine, belle avec des lèvres bleues et sorcière. On disait que son royaume couvrait la partie ouest de l'île par un lac souterrain d'où elle expédiait son pouvoir vers ses lointains sujets de l'hémisphère austral comme dans le souvenir verti- cal du totem.

En bref, pour les humains l'île Gorgonna à perpétuité offrait un tableau démoralisateur.

Aucune tentative d'évasion ne fut jamais signalée parmi les plus suicidaires des bagnards.

La cavale ? Même les plus forts en gueule trouvaient absurde d'en

causer. La liberté faisait peur. Tout ce que l'on pouvait admettre , affirmer, démontrer,

c'était l'imbécillité d'entrer dans la forêt. Qu'irait-on y faire ? A l'est et au sud s'étendaient des marécages et taillis de

palétuviers impénétrables. Vers le nord, une muraille de chlorophylle, constituée de bois de toutes colorations du blanc le plus pur au noir le plus absorbant, dont les émana- tions dans le subconscient provoquaient des crises ner-

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veuses. Restait la partie ouest, couverture spongieuse du royaume pythonien, vers la mer...

Belle perspective pour un despérado de la dernière chance ou un veinard à toute épreuve : guidé par les vents salins, il pouvait trouver le passage, conjurer la malédiction de la forêt.

Mais les serpents, comment y échapper ? Un homme, un seul, se sentait capable de surmonter les

risques d'une aussi folle équipée : l'ex-général Miro. Assis à l'ombre d'une datura, dans un coin du camp, il

laissait ses compagnons parler. Lui, souriait. Embastillé trois ans plus tôt par son rival de l'armée de

terre, le général Camion, à la suite d'une élection qui avait mal tourné, il songeait à reprendre du métier.

Pour cet ancien dictateur, la forêt vierge ne présentait pas plus de dangers que les massifs de bougainvillées qui fleurissaient dans les allées du pouvoir, en bordure du Pacifique. Les attaques de bêtes sauvages ? Les morsures de reptiles ? Les mirages ?

Broutilles. Vingt-cinq années de commandement lui avaient accordé

le don de la survie. Il savait par cœur les mille et une manières d'éviter les pièges tendus par les amis, les bombes incendiaires, les mitraillades de l'ennemi.

Pour ce détenteur de la sécurité absolue, les langues empoisonnées, les haleines fétides, les crocs meurtriers, les sourires bourbiers dans lesquels s'ébattaient des squales carnivores étaient choses familières. Rien de neuf dans le décor.

L'artiste était prêt. Il attendait son heure. Vint le 14 Juillet, "Jour du Prisonnier". A "Colonie 5" — notoriété oblige — on célébrait cette

fête avec un faste transcendantal. A l'aube le camp se réveillait en sursaut dans une grande

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démonstration de clairons et de feux d'artifices. Dès cet ins- tant la musique et le rythme s'élançaient, galopaient, tour- billonnaient sans retenue. Toute la journée valses, boléros, chansons à boire, hymnes libertaires, fantaisies galantes, airs de tangos, litanies et cantiques angéliques se succé- daient sur le gramophone géant du centre.

Un boucan de tous les diables, encore amplifié par la nature voisine transformée en caisse de résonance.

Sous ces débordements de sonorités, les émotions explo- saient, hurlaient, riaient, pleuraient, les corps se déchaî- naient, s'embrassaient.

Un pas en avant, deux sur le côté, bouches ouvertes, les yeux s'envolaient vers l'extase, la lévitation.

Liberté ! Liberté ! Au milieu de quelle fièvre ! De tous côtés ça gueulait, ça sifflait, ça jurait. Ah ! Pouvoir s'exprimer ! A demi-nus dans leurs caleçons longs (exceptionnelle-

ment, ce jour-là, l'uniforme restait accroché au placard) les hommes se sentaient des êtres magiques à la veille d' un monde civilisé. Ivres de cette ambition merveilleuse, ils se jetaient goulûment dans les rondes, les bourrées, les polkas, bien décidés à se goinfrer de cette extravagance historique, la tradition, qui leur offrait vingt-quatre heures d'hom- mages et le mirage d'une vie nouvelle.

Libres ! Durant des heures ces corps brillants, couverts de sueur,

la tête vide à force de griseries, tournoyaient dans les airs comme ces "voladores" mexicains qui se jettent du haut de tours, avec pour seule sécurité l'amarre végétale qui leur tient la cheville, à la recherche du vol mythique, de la créa- tion. Ils volaient d'une danse à l'autre, infatigables, aux bras des femmes des autorités judiciaires qui, pour l'occasion, se montraient souriantes.

C'était beau. Miro, lui, ne se livrait qu'au boléro.

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Mais alors, quelle classe ! Dès qu'il entrait en piste, tout le monde s'arrêtait pour

lui laisser la place. Même les gardiens, pourtant blasés, s'approchaient. Il y avait de quoi se sentir impressionné : comme sous l'effet d'un mimétisme tropical le corps du dan- seur se transformait en longueur, subissait des mouvements ondulatoires, l'air ronronnait, se contractait, sifflait, ensor- celait, miaulait.

On n'y comprenait plus rien. Tous les regards suivaient. L'esprit, le cœur, les membres s'abandonnaient à cette

hypnose qui libérait leur vraie nature : danser. On n'y pouvait rien. Or ce matin, attirés par le tapage qui secouait la forêt, les

serpents X, Y, et Z cachés derrière leur écran végétal n'en crurent pas leurs yeux : "De la diablerie pure !" — Vu le boucan ils ne se gênaient pas pour s'exclamer à voix haute : "Ce danseur est des nôtres !" Vert sur fond vert, dans son œil gauche de verre, des veines fines et sinueuses n'abri- taient-elles pas une couleuvre qui cheminait ? Et cette fixité ! Exactement semblable à celle de la race !

Devant cette révélation inattendue, les reptiles appelè- rent leurs confrères à la rescousse, des anciens, des experts.

Stupeurs ! Exclamations unanimes entrecoupées de rires désa-

gréables. Lui ? Impossible. Pourtant comment nier l'évi- dence ? Sous son apparence militaire ce champion de boléro au regard vert d'artichaut était sans nul doute une réincarnation de l'Ancêtre... ou son fantôme.

A protéger l'un pour l'autre. Alors dans la pénombre du sous-bois les petits yeux

glauques brillèrent, des éclats s'envolèrent par les voies de la communication mystérieuse. Sous le coup de cette frater- nité secrète la gent reptilienne transmit le nom de ce loin- tain parent à l'Océan et à la Terre.

— Miro...Miro...Miro...

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L'écho le recueillit sur les langues des serpents familiers du continent ; vers minuit il fut pris en relais par les ser- pents-pirogues qui conduisent au monde surnaturel.

Miro n'en sut rien. Sa prestation terminée, on sonna la cloche du déjeuner,

ce banquet annuel constitué de rate-rate et de fourmis gros- cul que l'on suçait en se léchant les doigts pleins de miel. Une délicatesse.

Mais l'esprit déjà tourné vers le moment fort de la jour- née, le match de foot qui allait suivre.

Gladiateurs contre Invincibles. Détenus contre gardiens. Une rencontre très sérieuse. Mieux entraînés que leurs

geôliers, les prisonniers gagnaient chaque année. C'était devenu la règle. Une nécessité. Par sécurité ? Pitié ? Ou réelle supériorité du camp vic-

torieux ? D'un coup de grâce, le calendrier s'effaçait. Le poids des 364 journées de captivité s'envolait. La

revanche éclatait, totale, sur la loi, l'ordre, l'adversité. Pour les cinq mille hommes groupés dans l'attente de cet

instant, le "Jour du Prisonnier" consacrait tour à tour leurs désirs secrets, leurs besoins légitimes, leurs rêves rendus possibles. Privations, frustrations, mensonges, caprices dis- paraissaient, engloutis dans un passé de raison sotte, stérile, inefficace.

Vainqueurs, ils voulaient de grandes choses. Devenaient magnanimes. L'héroïsme les flattait. Et puisqu'ils ne pou- vaient s'évader, ivres d'une joie brutale, par orgueil, par défi, sans rancœur, comme soulagés d'un poids illégitime, ils rempilaient de plein gré.

Jour après jour, année après année, leur avenir se comp- tabilisait en séances d'entraînement en vue du match.

Un acte capital. Une obsession pleine de sagesse. Gagner. Or ce fut justement ce 14 juillet que la catastrophe se

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D u m ê m e a u t e u r

Les Oubliés des Andes (Maspéro. Paris 1969) Destination : passage. Poèmes (Ed. de la Grisière.

Paris 1970) Les Déracinés du Quart-Monde (Maspéro.Paris 1972) Les A p p e l e u r s d ' âmes . L ' u n i v e r s sac ré des Ind i ens

d 'Amérique du Sud (Laffont. Paris 1975 et Albin Michel, collect. "Spiritualités vivantes". Paris 1985)

Les Indiens du Canada. (Ramsay. Paris 1980) Les Bouilleurs de cru (Arthaud 1980) Ma vie m'a beaucoup plu (en collaboration. Denoël

Paris 1984)

Pour la jeunesse

C'est arrivé au Tibet (En col laborat ion .L 'Harma t t an . Paris 1989)

Le Chien-Pélican (Milan 1990. Grand Prix de Littérature pour la Jeunesse 1984)