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Le Grand Nulle Partexcerpts.numilog.com/books/9782869302297.pdf · Le Grand Nulle Part commence la nuit du premier de l’an 1950 et met en scène trois destins parallèles de policiers

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Le Grand Nulle Part commence la nuit du premier de l’an 1950 et met en scène trois destins parallèles de policiers. L’inspecteur adjoint Danny Upshaw enquête sur une sé-rie de meurtres sexuels avec mutilations. Le lieutenant de la criminelle, Mal Considine, accepte de servir l’ambition d’un aspirant procureur en participant à un dossier sur l’in-fluence communiste à Hollywood. Buzz Meeks, homme de main, ex-flic des narcotiques et pourvoyeur de chair fraîche pour Howard Hughes, se joint à la lutte contre « la menace rouge » pour l’argent et le pouvoir. Sans le savoir, les trois hommes ont acheté un billet pour l’enfer.

« Ellroy s’est imposé tout simplement comme l’un des grands de la littérature américaine contemporaine, un écri-vain tragique, un écrivain de l’excès, l’écrivain d’une ville et d’un temps perdu à l’ombre des jeunes femmes assassi-nées… » (Frédéric Vitoux, Le Nouvel Observateur).

« Le Grand Nulle Part est un livre sublime et fou, indispen-sable. » (Paul-Louis Thirard, Rouge)

Du même auteurchez le même éditeur

Lune sanglanteÀ cause de la nuitLa Colline aux suicidésBrown’s RequiemClandestinLe Dahlia noirUn tueur sur la routeL. A. ConfidentialWhite JazzDick Contino’s BluesAmerican TabloidMa part d’ombreCrimes en sérieAmerican Death TripMoisson noire 2003 (anthologie

sous la direction de James Ellroy)Destination morgueRevue polar spécial James EllroyTijuana mon amourUnderworld USALa Malédiction HillikerExtorsion

James Ellroy

Le Grand �ulle PartTraduit de l’anglais (États-Unis)

par Freddy Michalski

Collection dirigée par François Guérif

Rivages/noir

Retrouvez l’ensemble des parutionsdes Éditions Payot & Rivages sur

payot- rivages.fr

Titre original : The Big �owhere(Mysterious Press)

© 1989, James Ellroy© 1989, Éditions Rivages

pour la traduction française© 1991, 1999, Éditions Payot & Rivages

pour l’édition de poche106, boulevard Saint- Germain – 75006 Paris

ISBN : 978-2-7436-3221-2

ÀGlenda Revelle

Il était écrit que je fusse loyalau cauchemar de mon choix.

Joseph CONRAD, Au cœur des ténèbres.

I

LES ROUGES SOUTERRAI�S

1

Les orages éclatèrent juste avant minuit, noyant sous leurs averses les coups de klaxon et le tintamarre qui marquaient de leur signal convenu la nouvelle année sur le Strip ; 1950 fit ainsi son entrée à l’annexe du poste de police d’Hollywood Ouest dans une vague de crissements de pneus excités avec, en supplément, l’intervention du fourgon à viande froide.

À 00 h 03, un carambolage de quatre voitures sur Sunset et la Cienaga eut pour conséquences un peu de tôle froissée et une demi- douzaine de blessés ; les adjoints arrivés sur les lieux recueillirent les décla-rations des témoins oculaires ; les responsables de l’accident étaient le rigolo dans la De Soto marron et le major de l’armée de terre de Camp Cooke au volant de sa voiture de service, qui faisaient la course, sans les mains, avec chacun sur les genoux un chien coiffé d’un chapeau de cotillon. Deux arrestations ; un appel au refuge d’animaux de Verdugo Street. À 00 h 14, un cabanon en préfa inhabité, domicile d’un ancien combattant, s’effondra en un tas de décombres noyés de pluie, tuant par la même occa-sion deux adolescents, un garçon et une fille, qui se pelotaient dans le soubassement ; deux MAA1 pour la morgue du Comté. À 00 h 29, un décor de

1. MAA : mort à l’arrivée de la police.

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pelouse illuminée mettant en scène un Père Noël et ses aides fit court- circuit, projetant des flammes le long du câble de branchement jusqu’à son terminus à l’intérieur de la maison – une prise connectée à un fouillis de cordons adaptateurs qui alimentaient une scène de nativité et un grand sapin de Noël bril-lamment éclairés –, brûlant gravement trois enfants qui entassaient des cadeaux enveloppés de papier de soie sur un petit Jésus rougeoyant dans l’obscurité de sa crèche. Un camion d’incendie, une ambulance et trois voitures de patrouille des Services du shérif sur les lieux, un cafouillage mineur sur un problème de juridiction lorsque le LAPD fit son apparition en force, parce que le bleu de service au standard s’était trompé : il avait pris l’adresse de Sierra Bonita Drive comme relevant de la ville et non du Comté. Puis cinq conduites en état d’ivresse ; puis une cargaison d’arrestations pour ivresse et tapage nocturne sur la voie publique à la fermeture des clubs du Strip ; puis une agression par deux gros bras en face de chez Dave et de sa Chambre Bleue ; les victimes, deux bouseux de l’Iowa de sortie en ville pour le Rose Bowl1 ; les malabars, deux Noirs qui avaient pris la fuite au volant d’une Merc2 de 47 avec passages de roues élargis, de couleur violette. Lorsque la pluie cessa peu après 3 h, l’inspecteur adjoint Danny Upshaw, qui faisait fonction de commandant de poste, émit la prédiction que les années cinquante allaient être une décennie de merde.

Mis à part les ivrognes et les contrevenants non poivrés derrière les barreaux de la cellule, il était seul. Toutes les voitures pie, tous les véhicules banalisés étaient de sortie et travaillaient au pif ; la chaîne de

1. Rose Bowl : match exhibition de football américain.2. Merc : automobile de marque Mercury.

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commandement, il n’y en avait pas, pas de fille au standard, pas d’employé de bureau, pas d’adjoints en civil dans la salle de brigade. Pas d’hommes de patrouille en tenue kaki et vert passé à se pavaner dans le poste, baladant leurs sourires satisfaits sur le boulot bien juteux qui était le leur – le Strip, ses femmes qui faisaient la une des magazines, les paniers cadeaux de Noël offerts par Mickey Cohen, avec un seul vrai problème : le partage de la ville avec le LAPD. Personne pour le reluquer de travers lorsqu’il prit ses manuels de criminologie : Vollmer, Thorwald, Maslick – techniques de quadrillage des lieux d’un crime, interprétation des éclaboussures de sang, comment vous retourner une pièce de 7 mètres sur 5 à la recherche de preuves en une heure tout rond.

Danny s’installa pour sa lecture, les pieds sur le bureau, l’émetteur- récepteur poste- voitures en vadrouille, au niveau sonore minimum. Hans Maslick digressait sur la manière de relever des empreintes digitales à partir de chairs grièvement brûlées ainsi que sur les meilleurs composés chimiques pour éli-miner les tissus croûtés sans roussir la peau sous la surface du motif de l’empreinte. Maslick avait perfec-tionné sa technique lors des suites d’un incendie de prison à Düsseldorf en 1931. Il avait eu à sa disposi-tion quantité de macchabées et de motifs d’empreintes sur lesquels travailler ; à proximité se trouvait une usine de produits chimiques, avec un jeune laborantin ambitieux, impatient de lui venir en aide. Ensemble, ils travaillèrent vitesse grand V : les solutions caus-tiques brûlaient trop en profondeur, les mélanges moins agressifs ne pénétraient pas les chairs cicatri-cielles. Danny notait des symboles chimiques sur un calepin au fur et à mesure de sa lecture ; il se voyait très bien en assistant de Maslick, travaillant au coude à coude avec le grand criminologiste qui l’embrassait

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d’une étreinte paternelle chaque fois qu’il avançait d’un nouveau cran dans ses déductions logiques. Il en vint bientôt à transposer dans sa lecture les mômes brûlés de la crèche : il travaillait en solo, relevant les empreintes des doigts minuscules avant de les contrôler une seconde fois grâce au registre des nais-sances, précaution courante dans les hôpitaux pour se prémunir contre les échanges de nouveau- nés.

– Patron, on en a un beau sur les bras !Danny leva les yeux. Hosford, adjoint en uniforme

qui opérait aux limites nord- est du territoire, se tenait dans l’embrasure de la porte.

– Quoi ? Pourquoi n’avez- vous pas appelé ?– J’ai appelé. Z’avez pas…Danny repoussa manuel et calepin à l’abri des

regards.– De quoi s’agit- il ?– Un homme abattu. C’est moi qui l’ai découvert

– Allegro, à huit cents mètres en remontant du Strip. Seigneur, jamais z’avez vu rien…

– Vous, vous restez ici. J’y vais.

***

Allegro Street était une rue résidentielle étroite, mi- bungalows avec cour de style espagnol, mi- chantiers de construction dont le devant s’ornait de pancartes qui promettaient UNE VIE DE LUXE dans les styles Tudor, Français Provincial et Moderne Épuré. Danny remonta la rue au volant de sa voiture sans signes distinctifs et ralentit lorsqu’il vit un barrage de che-vaux de frises avec lumières rouges clignotantes ; trois voitures pie garées derrière, éclairant de leurs phares un terrain vague envahi de mauvaises herbes.

Il laissa sa Chevy contre le trottoir et s’avança. Un groupe d’adjoints en cirés de pluie pointaient les

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lueurs de leurs torches sur le sol ; les lueurs rou-geâtres des gyrophares voletaient par intermittence sur un panneau qui annonçait LA PLANTATION D’ALLEGRO – LOCATION LIBRE POUR LE PRINTEMPS 51. Les faisceaux dirigés bas des patrouilleurs s’entrecroisaient sur le terrain vague, éclairant de- ci, de- là, carafons de gnôle vides, bois de construction détrempé et débris de papier. Danny s’éclaircit la gorge ; un des hommes pivota sur place et dégaina son arme comme pris d’un tic, d’un geste convulsif et spasmodique.

– Du calme, Gibbs. C’est moi. Upshaw, dit Danny.Gibbs rengaina son calibre ; les autres flics s’écar-

tèrent. Danny baissa les yeux sur le cadavre, sentit ses genoux se dérober et se conduisit en criminologiste pour éviter de s’évanouir ou de vomir :

– Deffrey, Henderson, gardez vos torches pointées sur le décédé. Gibbs, notez ce que je vais dire mot pour mot.

« Mort sexe masculin, blanc, type caucasien, nu. Âge approximatif trente à trente- cinq ans. Le cadavre gît sur le dos, bras et jambes écartés. Sur le cou, il y a des marques de ligature, les yeux ont été ôtés et les orbites vides laissent suinter une substance gélatineuse. »

Danny s’accroupit près du cadavre ; Deffrey et Henderson approchèrent les faisceaux de leurs torches pour lui permettre d’y regarder de plus près.

– Les parties génitales sont meurtries et enflées, il y a des marques de morsure sur le gland du pénis.

Il passa la main sous le dos du cadavre et sentit la terre humide ; il posa la main sur la poitrine, près du cœur et ne toucha qu’une peau sèche avec un peu de chaleur résiduelle.

– Il n’y a pas trace de précipitations sur le cadavre, et comme il a plu fortement entre minuit et trois

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heures du matin, nous pouvons estimer que le corps de la victime a été déposé ici dans l’heure qui a précédé.

Une sirène hurlante s’approcha des lieux du crime. Danny s’empara de la torche de Deffrey et alla voir d’encore plus près pour examiner le pire de la chose.

– Il y a au total six plaies bien délimitées, de forme ovale et irrégulière sur le torse, entre nombril et cage thoracique. La chair est déchiquetée sur le pourtour des orifices, les viscères sont couverts de sang coagulé exsudé par les plaies. La peau autour de chaque blessure est enflammée, délimitant claire-ment les lambeaux de chair et…

– Des suçons, à tous les coups, sans déconner, dit Henderson.

Danny sentit son petit exposé livresque lui claquer entre les doigts.

– Qu’est- ce que vous voulez dire ?Henderson soupira.– Vous savez, des morsures amoureuses. Comme

quand une nana commence à vous sucer dans le cou. Gibbibi, montre au civil ici présent ce que la fille au vestiaire de la Chambre Bleue t’a fait à Noël !

Gibbs se mit à glousser et continua à écrire ; Danny se leva : il faisait la gueule parce qu’un flicaillon aux pieds plats lui avait fait la leçon. Parce qu’il avait cessé de parler, de voir le macchabée lui en fila un coup ; il avait les jambes en coton et son estomac jouait à la retourne. Il éclaira de sa maxi- torche le sol aux alentours du mort et vit que les gros godillots aimablement fournis par le LASD1 l’avaient conscien-cieusement piétiné et que les voitures de patrouille avaient fait disparaître toute possibilité d’y retrouver des marques de pneus.

1. LASD : Services de police du shérif de L.A.

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– J’suis pas sûr d’avoir pas fait de fautes en écri-vant, dit Gibbs.

Danny retrouva sa voix de prof devant son manuel.– Ça n’a pas d’importance. Contentez- vous de

conserver vos notes, vous les donnerez au capitaine Dietrich au matin.

– Mais je finis à huit heures. Le chef, il arrive pas avant dix heures, et j’ai des billets pour le Bowl !

– Désolé, mais vous restez ici jusqu’à la relève par l’équipe de jour ou l’arrivée des gars du labo.

– L’labo du Comté, il est fermé le premier de l’an, et les billets, j’les…

Un fourgon du coroner vint s’arrêter devant les chevaux de frise en éteignant sa sirène ; Danny se tourna vers Henderson.

– Délimitez les lieux par des cordes, pas de jour-nalistes, pas de badauds. Gibbs reste sur place, vous et Deffrey, vous commencez à remuer les puces aux gens du quartier. Vous connaissez le topo : témoins du largage de cadavre, suspects qui traînaient dans le coin, véhicules.

– Upshaw, putain, mais il est quatre heures vingt du mat !

– Eh bien, si vous vous y mettez tout de suite, vous pourrez peut- être en avoir fini pour midi. Remettez votre rapport en double à Dietrich, et notez toutes les adresses où les clients étaient absents, qu’on puisse vérifier par la suite.

Henderson se dirigea comme une furie vers sa bagnole de patrouille ; Danny regarda les hommes du coroner qui plaçaient le corps sur une civière avant de le couvrir d’une couverture pendant que Gibbs leur déblatérait son baratin aux oreilles, y mêlant les cotes des paris du Rose Bowl avec son numéro sur l’affaire du Dahlia noir, toujours non résolue, et toujours sujet brûlant. Un foisonnement de lueurs,

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gyrophares orangés, torches et phares de voitures envahit le terrain vague, pour en illuminer quelques détails : flaques de boue où se reflétaient ombres, clair de lune et brumes des néons d’Hollywood dans le lointain. Danny songea à ses six mois comme ins-pecteur, et aux deux homicides dont on l’avait chargé, deux affaires de famille, nettes et claires. Les hommes de la morgue chargèrent le corps, firent demi- tour et s’éloignèrent sans sirène. Un principe de Vollmer lui revint en mémoire : « Dans les meurtres de passion exacerbée, l’assassin trahit toujours sa pathologie. Si l’enquêteur accepte de faire la part objective des preuves tangibles et ensuite réfléchit de manière sub-jective en se plaçant du point de vue de l’assassin, il réussira fréquemment à résoudre des crimes dont le côté hasardeux et aléatoire est déconcertant de prime abord. »

Des yeux arrachés. Des organes sexuels meurtris. De la chair nue, sanguinolente jusqu’au vif du muscle. Danny suivit le fourgon de la morgue en direction du centre- ville, en regrettant de ne pas avoir de sirène sur sa voiture pour arriver plus vite.

Les morgues de L.A. ville et du Comté occupaient le rez- de- chaussée d’un entrepôt sur Alameda, juste au sud de Chinatown. Une cloison de bois séparait les deux entreprises : tables d’examen, réfrigérateurs et tables de dissection pour les corps trouvés à l’inté-rieur des limites de la ville, et un autre ensemble de matériel pour les macchabées relevant de la zone imprécise que patrouillaient les Services du shérif. Avant que Mickey Cohen ne mette le remue- ménage au cœur du LAPD et du Bureau du Maire par ses révélations sur Brenda Allen – toutes les grosses huiles touchaient des enveloppes des plus célèbres putains de L.A. – la coopération entre la ville et le

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Comté avait été réelle et conséquente, les légistes et les employés de la morgue partageaient les sacs plastique, les scies à disséquer et les liquides pour la conservation des organes. Aujourd’hui que les flics du Comté couvraient les opérations de Cohen sur le Strip, ne subsistait que rancœur entre les deux services.

Des édits étaient tombés du service du personnel de la ville : finis les prêts de matériel médical de la ville ; finie la fraternisation avec les équipes du Comté pendant le service ; finies les petites sauteries avec gnôle distillée en fraude sur les becs Bunsen, de crainte de retrouver les MAA étiquetés de travers ou de voir des bocaux d’organes disparaître comme sou-venirs avec pour résultat de nouveaux scandales qui viendraient renforcer ce qu’avait fait Brenda Allen. Danny Upshaw suivit la civière marquée John Doe1 1-1- 50 et remonta le quai de déchargement du Comté, sachant que ses chances d’obtenir son pathologiste préféré des Services de la ville pour pratiquer l’autop-sie étaient pratiquement nulles.

La partie comté de la morgue débordait d’acti-vités : cadavres d’accidentés de la route alignés sur leurs chariots, sous- fifres de la morgue en train d’accrocher leurs étiquettes aux gros orteils, adjoints en uniforme qui rédigeaient leurs rapports sur les décédés, et hommes du coroner fumant leurs ciga-rettes à la chaîne pour noyer la puanteur ambiante, un mélange d’odeurs de sang, de formaldéhyde et de bouffe chinetoque à emporter complètement rassise. Danny se fraya un chemin en zigzags jusqu’à une sortie de secours puis fit un crochet en direction du quai de déchargement de la ville où il interrompit

1. John Doe : Américain moyen ; équivalent de Dupont ou Durand.

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un trio de flics de patrouille du LAPD en train de chanter « Auld Lang Syne »1. À l’intérieur, la scène était identique à celle qui se déroulait côté comté, mis à part le fait que les uniformes étaient bleu marine – et non vert olive et kaki.

Danny se dirigea tout droit vers le bureau du Dr Norton Layman, assistant- chef du médecin légiste de la ville de Los Angeles, auteur de La Science contre le crime, qui était son instructeur au cours du soir de l’USC2 intitulé « Pathologie légale pour débutants ». Un mot était épinglé sur la porte : « Je suis de jour à partir du 1/1. Puisse Dieu bénir notre nouvelle ère en nous offrant moins de boulot que pour la première moitié de ce siècle qui fut plutôt sanglante – N.L. »

En jurant pour lui- même, Danny sortit stylo et calepin et écrivit :

« Doc – J’aurais dû me douter que vous choisiriez la journée la plus chargée de l’année comme jour de repos. Il y a un 187 intéressant côté comté : mâle, mutilations sexuelles. Du nanan pour votre nouveau bouquin, et comme c’est moi qui me suis récupéré le morceau, je suis sûr que j’aurai l’affaire. Voulez- vous essayer d’obtenir l’autopsie ? Le capitaine Dietrich dit que le légiste au service de jour du Comté est joueur et susceptible de se laisser soudoyer. J’arrête là – D. Upshaw. » Il plaça la feuille de papier sur le buvard du bureau de Layman, la coinça sous un crâne humain qui était là comme élément décoratif et retourna vers ce qui était territoire du Comté.

1. Auld Lang Syne : de l’écossais, littéralement « Le bon temps de jadis », se chante traditionnellement lors des douze coups de minuit le soir de la Saint- Sylvestre.

2. USC : University of South California, Université de Californie du Sud.

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Les affaires faisaient relâche. Les lueurs du jour commençaient à poindre sur le quai de déchargement ; la récolte de la nuit s’alignait sur les tables d’examen en acier. Danny regarda autour de lui et vit que le seul être vivant de l’endroit était un des assistants du légiste, bien calé dans son fauteuil près de la salle d’accueil, en train de se curer alternativement le nez et les dents.

Il s’approcha. Le vieil homme, l’haleine chargée de tord- boyaux, lui dit :

– Qui êtes- vous ?– Adjoint Upshaw, brigade d’Hollywood Ouest.

Sur qui ça tombe ?– Joli boulot. Z’êtes pas un peu jeunot pour un

boulot aussi juteux ?– Je travaille dur. Sur qui ça tombe ?Le vieillard s’essuya les doigts dont il se curait

le nez sur le mur.– J’peux au moins vous dire qu’la conversation,

c’est pas vot’fort. C’est Doc Katz qui était de service, seulement ses petites lampées de gnôle lui sont mon-tées à la tête. Alors, y se rattrape en piquant un p’tit roupillon dans sa charrette de youpin. Comment ça se fait que tous les youdes, y conduisent des Cadillac ? Z’êtes inspecteur, alors, z’avez une réponse à ça ?

Danny sentit ses poings s’enfoncer dans ses poches et s’y serrer, signe qu’il fallait qu’il se calme.

– Ça me dépasse ! Quel est votre nom ?– Ralph Carty, c’est…– Ralph, avez- vous jamais préparé un macchab

pour l’autopsie ?– Fiston, ricana Carty, j’les ai tous faits. J’me suis

payé Rudolph Valentino et il en avait une toute petite, grosse comme un criquet. J’me suis payé Lupe Velez et Carole Landis, et j’ai des photos des deux. Lupe, elle se rasait le barbu. Vous faites semblant qu’elles

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sont pas mortes, et ça peut êt’ drôle. Ça vous dirait ? Lupe et Carole, cinq sacs la paire ?

Danny sortit son portefeuille et en détacha deux billets de dix ; Carty tendit la main vers sa poche intérieure pour en extraire un jeu de photos glacées.

– Nix, dit Danny. Le mec que je veux, il est sur une table par là.

– Quoi ?– C’est moi qui fais la prép. Maintenant.– Fiston, z’êtes pas préparateur officiel à la

morgue du Comté.Danny ajouta cinq sacs à son pot- de- vin et tendit

le tout à Carty ; le vieil homme embrassa la photo jaunie d’une étoile morte.

– J’crois qu’vous l’êtes, maintenant.

***

Danny prit son nécessaire à relever les indices dans sa voiture et se mit au travail. Carty montait la garde au cas où le légiste de service se pointerait en faisant la gueule.

Il enleva le drap qui couvrait le corps et palpa les membres pour vérifier la lividité cadavérique ; il souleva bras et jambes, les laissa retomber et observa le gauchissement caractéristique qui indiquait que la rigidité cadavérique s’installait. Il inscrivit « Mort probable aux environs de 1 h du matin » sur son calepin puis barbouilla d’encre le bout des doigts du cadavre avant de les presser sur un morceau de carton rigide pour en relever les empreintes en notant avec satisfaction qu’il avait obtenu un résultat parfait du premier coup.

Ensuite, il examina le cou et la tête et mesura les marques de ligature violacées au moyen d’un compas à calibrer avant d’en noter les spécifications. Les

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marques entouraient le cou tout entier ; beaucoup trop longues et trop larges pour avoir été causées par une seule ou même deux mains. En plissant les yeux, il remarqua un fil sous le menton ; il l’ôta au moyen d’une paire de brucelles, déduisit que c’était du tissu éponge blanc, le plaça dans un tube à essais et sur une impulsion, ouvrit à force les mâchoires à demi verrouillées et les maintint dans cette position au moyen d’un écarteur. Il éclaira ensuite l’intérieur de la bouche avec sa lampe stylo et vit des morceaux de fibres identiques sur le palais, la langue et les gencives ; il inscrivit « étranglé et étouffé par une serviette- éponge blanche », prit une grande inspiration et se mit à inspecter les orbites.

Le faisceau de la lampe stylo éclaira des mem-branes meurtries zébrées de cette même substance gélatineuse qu’il avait déjà remarquée sur le terrain de construction ; Danny prit un coton- tige et préleva trois échantillons de chaque cavité qu’il étala sur des lamelles. La substance gluante avait une odeur médicinale mentholée.

Il poursuivit son examen en descendant le long du corps, pour en inspecter chaque centimètre ; en observant la saignée des coudes, il tiqua : de vieilles cicatrices de piqûres, très atténuées, mais en nombre sur les deux bras. La victime était un drogué – peut- être repenti –, aucune des marques n’était récente. Il nota le renseignement, se saisit du compas à calibrer et serra les dents avant de s’attaquer aux plaies du torse.

Les six ovales se situaient à moins de trois cen-timètres les uns des autres. Ils portaient tous en périphérie des marques de dents mais la chair était trop déchiquetée pour qu’il puisse en prendre des empreintes, et toutes occupaient une trop grande sur-face pour avoir été faites par de simples morsures

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d’une bouche humaine. Danny racla le sang coagulé couvrant les viscères qui s’échappaient des blessures ; il étala ses échantillons sur des lamelles de verre et émit une hypothèse hasardeuse pour laquelle Doc Layman ne l’aurait pas raté :

L’assassin s’était servi d’un ou de plusieurs ani-maux pour profaner post mortem le corps de sa vic-time.

Danny regarda le pénis de l’homme mort et y vit des marques qui ne pouvaient pas tromper, des traces de morsures de dents humaines sur le gland, ce que Layman qualifiait « d’affection meurtrière » lorsqu’il cherchait à soulever les rires d’une classe bondée de flics ambitieux qui avaient fini leur ser-vice. Il savait qu’il lui fallait vérifier le dessous de l’appareil génital et le scrotum, vit que Ralph Carty l’observait et s’exécuta : il ne découvrit pas de muti-lations supplémentaires.

– On dirait une noix de cajou, caqueta Carty.– Fermez votre putain de grande gueule, dit

Danny.Carty haussa les épaules et retourna à son Screen-

world. Danny retourna le corps sur le ventre et eut un haut- le- cœur.

Le dos et les épaules, en long, en large et en tra-vers, portaient des coupures profondes comme faites d’un rasoir bien affûté, des dizaines de plaies où des esquilles de bois se mêlaient aux minces filets de sang coagulé.

Danny regarda attentivement, juxtaposant les muti-lations de l’avant du corps et du dos en essayant de les voir dans leur ensemble. Une sueur glacée détrempait les manchettes de sa chemise et lui faisait crisper les mains. Puis une voix bourrue :

– Carty, qui est ce gars- là ? Qu’est- ce qu’il fait ici ?

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Danny fit demi- tour, avec aux lèvres un grand sourire, style faut- plaire- aux- gens- du- cru ; il vit un homme gras, vêtu d’une blouse blanche souillée et d’un chapeau de cotillon avec « 1950 » écrit en pail-lettes vertes.

– Adjoint Upshaw. Vous êtes le Dr Katz ?Le gros commença par tendre la main avant de

la laisser retomber.– Que faites- vous avec ce cadavre ? Et de quelle

autorité venez- vous ici me déranger dans mon tra-vail ?

Carty se faisait tout petit à l’arrière- plan, le sup-pliant du regard.

– C’est moi qui ai récupéré le morceau et je vou-lais faire la prép du corps moi- même. Je suis qualifié pour ça mais j’ai menti et j’ai dit à Ralphy que vous aviez dit que c’était casher.

– Sortez d’ici, adjoint Upshaw, dit le Dr Katz.– Bonne année, dit Danny.– C’est la vérité, doc, dit Ralph Carty. J’me pends

si j’mens.Danny récupéra sa trousse à indices, hésitant sur

sa destination : quadriller Allegro Street ou alors la maison, sommeil et rêves : Kathy Hudgens, Buddy Jastrow, la maison sanglante sur une petite route perdue du Comté de Kern. À sa sortie, arrivé sur le quai de déchargement, il regarda derrière lui. Ralph Carty partageait l’argent de son pot- de- vin avec le docteur au chapeau de cotillon en strass.