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ILLETTRISME On a dit que les Français lisaient peu. Voilà qu'on nous dit qu'ils ne savent pas lire. De tous les obstacles au développement de la lecture « publique », l'illettrisme apparaît comme le plus irréductible. Y a-t-il vraiment un degré zéro de l'écriture et de la lecture ? A tout le moins, un partage inégal de leur maîtrise. C'est pourquoi, depuis deux ans, la lutte contre l'illettrisme fait partie des priorités de l'action ministérielle. Les bibliothé- caires sont concernés au premier chef par cette action et ses postulats : la lecture, enjeu central de la démocratie, et l'écrit, vecteur fondamental de la communication sociale. Ce devrait être l'occasion d'approfondir notre réflexion sur les représentations et les pratiques sociales de la lecture. Marie-France Hau-Rouchard, chargée de mission au Groupe permanent de lutte contre l'illettrisme, présente ici les orientations et les activités de cet organisme. Patrice Noisette, sociologue, auteur avec Jean-François Laé d'une étude pour le ministère des Affaires sociales*, rappelle les conditions de l'émergence d'un débat public sur cette question et analyse les différents discours institutionnels. ' Jean-François LAÉ et Patrice NOISETTE. Je. tu, il, elle apprend, La Documentation française. 1985 LE GROUPE PERMANENT DE LUTTE CONTRE L'ILLETTRISME Marie-France Hau-Rouchard chargée de mission BBF. Quelle définition donnez- vous à l'illettrisme ? Marie-France Hau-Rouchard. Le terme d'illettrisme est un néo- logisme, inventé il y a une dizaine d'années par un mouvement d'éducation populaire, ATD-Quart Monde. Pourquoi créer un mot nouveau, alors que la langue française possède « analphabétisme » ? L'analphabète est celui qui n'a jamais appris à lire ni à écrire. L'illettré peut avoir passé une dizaine d'années à l'école et avoir su lire, mais il a « désappris ». Ces deux termes désignent donc à peu près la même réalité, mais ils ne renvoient pas à la même histoire. Pour une définition précise de l'illettrisme, on peut reprendre celle que donne l'UNESCO de ce qu'elle appelle « l'analphabé- tisme fonctionnel », mais qui re- couvre très exactement la notion d'illettrisme, et qui désigne une personne incapable d'écrire ou de lire, en le comprenant, un message simple en rapport avec la vie quotidienne. BBF. Quelles ont été les circons- tances de la création du Groupe permanent de lutte contre l'illet- trisme ? M-F H-R. C'est ATD-Quart Monde qui a été à l'origine de la prise de conscience de ce phénomène de société qu'est l'illettrisme. En difficulté face à l'écrit Il y a toujours eu des gens qui ont des difficultés face à l'écrit. Mais les changements intervenus dans notre société industrielle, en accé- lérant les mutations technologi- ques du monde du travail, ont donné plus d'acuité aux problè- mes des illettrés. Il y a trente ans, les difficultés face à l'écrit n'empêchaient personne de travailler et d'être inséré dans la société. Un mécanicien pouvait ne pas savoir lire, écrire ni comp- ter, mais très bien réparer une voiture. De nos jours, il lui faut accomplir un minimum de tâches administratives : ne serait-ce que remplir un bordereau avec le numéro d'immatriculation de la voiture et le nom de son proprié- taire. C'est un type de tâche au- quel il n'a pas été préparé et, compte tenu de ses difficultés, il ne peut pas y faire face. Il se retrouvera exclu du monde du travail alors qu'il possède un réel savoir-faire. Il en va de même pour un nombre croissant de per- sonnes qui exerçaient naguère tant bien que mal un emploi et qui aujourd'hui sont progressivement marginalisées et exclues. Les mouvements d'éducation po- pulaire ont très vite tenté d'alerter les différentes administrations. Il y a quelque dix ans, ils n'ont pas été entendus. En 1979, au question-

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ILLETTRISMEOn a dit que les Français lisaient peu. Voilà qu'on nous dit qu'ils ne savent pas lire. De

tous les obstacles au développement de la lecture « publique », l'illettrisme apparaît

comme le plus irréductible. Y a-t-il vraiment un degré zéro de l'écriture et de la lecture ?

A tout le moins, un partage inégal de leur maîtrise. C'est pourquoi, depuis deux ans, la

lutte contre l'illettrisme fait partie des priorités de l'action ministérielle. Les bibliothé-

caires sont concernés au premier chef par cette action et ses postulats : la lecture, enjeu

central de la démocratie, et l'écrit, vecteur fondamental de la communication sociale. Ce

devrait être l'occasion d'approfondir notre réflexion sur les représentations et les

pratiques sociales de la lecture.

Marie-France Hau-Rouchard, chargée de mission au Groupe permanent de lutte contre

l'illettrisme, présente ici les orientations et les activités de cet organisme. Patrice

Noisette, sociologue, auteur avec Jean-François Laé d'une étude pour le ministère des

Affaires sociales*, rappelle les conditions de l'émergence d'un débat public sur cette

question et analyse les différents discours institutionnels.

' Jean-François LAÉ et Patrice NOISETTE. Je. tu, il, elle apprend, La Documentation française. 1985

LE GROUPE PERMANENT DE LUTTE

CONTRE L'ILLETTRISME

Marie-FranceHau-Rouchardchargée de mission

BBF. Quelle définition donnez-vous à l'illettrisme ?Marie-France Hau-Rouchard.Le terme d'illettrisme est un néo-logisme, inventé il y a une dizained'années par un mouvementd'éducation populaire, ATD-QuartMonde.

Pourquoi créer un mot nouveau,alors que la langue françaisepossède « analphabétisme » ?L'analphabète est celui qui n'ajamais appris à lire ni à écrire.L'illettré peut avoir passé unedizaine d'années à l'école et avoirsu lire, mais il a « désappris ».Ces deux termes désignent doncà peu près la même réalité, maisils ne renvoient pas à la mêmehistoire.Pour une définition précise del'illettrisme, on peut reprendrecelle que donne l'UNESCO de cequ'elle appelle « l'analphabé-tisme fonctionnel », mais qui re-couvre très exactement la notiond'illettrisme, et qui désigne une

personne incapable d'écrire oude lire, en le comprenant, unmessage simple en rapport avecla vie quotidienne.BBF. Quelles ont été les circons-tances de la création du Groupepermanent de lutte contre l'illet-trisme ?M-F H-R. C'est ATD-Quart Mondequi a été à l'origine de la prise deconscience de ce phénomène desociété qu'est l'illettrisme.

En difficulté face à l'écrit

Il y a toujours eu des gens qui ontdes difficultés face à l'écrit. Maisles changements intervenus dansnotre société industrielle, en accé-lérant les mutations technologi-ques du monde du travail, ontdonné plus d'acuité aux problè-mes des illettrés.Il y a trente ans, les difficultés faceà l'écrit n'empêchaient personne

de travailler et d'être inséré dansla société. Un mécanicien pouvaitne pas savoir lire, écrire ni comp-ter, mais très bien réparer unevoiture. De nos jours, il lui fautaccomplir un minimum de tâchesadministratives : ne serait-ce queremplir un bordereau avec lenuméro d'immatriculation de lavoiture et le nom de son proprié-taire. C'est un type de tâche au-quel il n'a pas été préparé et,compte tenu de ses difficultés, ilne peut pas y faire face. Il seretrouvera exclu du monde dutravail alors qu'il possède un réelsavoir-faire. Il en va de mêmepour un nombre croissant de per-sonnes qui exerçaient naguèretant bien que mal un emploi et quiaujourd'hui sont progressivementmarginalisées et exclues.

Les mouvements d'éducation po-pulaire ont très vite tenté d'alerterles différentes administrations. Il ya quelque dix ans, ils n'ont pas étéentendus. En 1979, au question-

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naire de la CEE sur l'analphabé-tisme, la France avait réponduqu'il n'en existait pas dans notrepays.En 1983, prêtant enfin attentionaux demandes réitérées des or-ganismes qui travaillent sur leterrain, le gouvernement a crééun petit groupe de réflexion surce problème au ministère desAffaires sociales1. Ses travaux ontabouti à la rédaction d'un rapport,Des illettrés en France 2, et à lacréation d'un groupe interministé-riel, chargé de mettre en oeuvreune politique de lutte contre l'illet-trisme.Le GPLI (Groupe permanent delutte contre l'illettrisme) a étéconstitué en octobre 1984. Sonpremier objectif a été de recensertout ce qui était fait, tant dans lemilieu associatif que dans lesdifférentes administrations, en re-lation plus ou moins directe avecsa mission : mesures pour l'inser-tion des jeunes, formation de ru-raux, de chômeurs, etc.BBF. Est-ce que l'on peut évaluerle nombre des illettrés enFrance ?M-F H-R. Il paraît certain que leurnombre ne se chiffre pas enmilliers, mais en millions.Les seules statistiques fiables sontcelles du ministère de la Défense,mais elles ne concernent que lapopulation masculine. Il n'est pasévident qu'il faille les doublerpurement et simplement pouravoir une estimation globale duphénomène.

les chiffres de l'échec scolaire

Nous disposons également desrenseignements émanant du mi-nistère de l'Education nationalesur les enfants en situationd'échec scolaire.Parmi les ,quelque 450 000 appe-lés du contingent, on dénombrede 1 à 2 % d'analphabètes et de 13à 17 % de jeunes qui éprouvent

1. La réflexion s'est volontairement limitéeaux adultes français d'origine et élevés dansla langue française. L'alphabétisation desmigrants est en fait mieux connue,beaucoup plus étudiée, dotée de dispositifset de financements propres.2. Véronique ESPÉRANDIEU, Antoine LION,J.-P. BENICHOU, Des illettrés en France,rapport au Premier ministre, Paris, LaDocumentation française, 1984.

des difficultés à lire, écrire etcompter, à des degrés divers. Cesdonnées sont corroborées par ceque l'on sait du cycle primaire :près de 25 % des enfants nemaîtrisent ni la lecture, ni l'écri-ture à la fin de l'école primaire.Les possibilités de rattrapagedans le secondaire pour certainspermettent d'atteindre la four-chette des 13 %-17 % à 20 ans.

Est-ce à dire que la responsabilitéde l'illettrisme incombe à l'école,et qu'il y aurait eu dégradation dufonctionnement de l'Instructionpublique ? Il faut en finir avec unevision idyllique de l'école de Ju-les Ferry. En 1938, seulement 48 %des effectifs présentés au certifi-cat d'études l'obtenaient, et20 000 jeunes avaient leur bac,pour 220 000 en 1980. Il faudraitdonc plutôt parler de progression.

L'école, à elle seule, ne peut pas« réparer » des carences ou deshandicaps liés à un milieu socialtrès peu porteur. L'environnementsocial est déterminant. C'est dansles milieux où la culture de l'écritest totalement ignorée que lesenfants ont le plus de risques detraverser l'école sans découvrir lalecture. Il y a une coupure pro-fonde entre le monde dans lequelils vivent et le monde de l'école,reflet d'une culture « établie » quiserait valable pour tous.On rencontre par ailleurs chezbeaucoup d'adultes un phéno-mène de désapprentissage. Ils ontsu lire et écrire, mais ils ontprogressivement perdu ces sa-voirs de base, faute de les avoirsuffisamment exercés et parceque le sens des textes qui leursont proposés se dérobe.Pour résumer ce que nous savonsdu phénomène, sont illettrés ceuxqui ont eu une scolarité morcelée(gens du voyage, de la batelle-rie), ceux qui sont passés par lesfilières de l'enseignement spécia-lisé, des classes de perfection-nement ou de niveau, ceux quiont perdu la maîtrise des savoirsde base (une enquête effectuéepar l'association belge Lire etécrire pour le compte de la Com-mission européenne a montré que20 % des illettrés interrogés sa-vaient parfaitement lire à l'issuede leur scolarité).

BBF. Mais ne conservent-ils pasau moins la faculté de déchiffrerle nom des stations de métro, parexemple, ou bien les pancartesroutières ?

M-F H-R. Parfois, même plus.Peut-être repèrent-ils le nom des

stations, dans le métro, quandcelui-ci ne comporte qu'un seulmot. Mais la conduite automobileimplique que l'on se situe dansl'espace, ce qui demande la com-préhension d'un grand nombre designes. Celui qui est en difficultéface à l'écrit est capable de vivredans un univers restreint dont il al'habitude, pour lequel il aconstruit ses propres repères,mais il n'en sort guère.D'ailleurs il est le plus souventenfermé dans la honte. C'est lapremière chose dont les person-nes en quête de formation parlent.Elles ne se diront jamais illettrées.Beaucoup préfèrent quitter leuremploi plutôt que d'être reconnuscomme tels par leur entourage.

Des stratégies

de contournement

Ils ont des stratégies de contour-nement de l'écrit qui ne sont pasfaciles à déceler même pour ceuxqui les côtoient, quand ils ne sontpas sensibilisés à cette question.Par exemple, dans un hôpital, unemployé, qui avait une responsa-bilité syndicale, ne savait ni lire niécrire, sans que personne ne s'ensoit aperçu. A chaque réunion ilarrivait le premier, avec descrayons dans la poche de sablouse et un paquet de feuilles àla main. Au fur et à mesure queles autres participants arrivaient, illeur distribuait ses crayons et sonpapier. Il ne lui en restait pluspour lui et ainsi ne prenait-il ja-mais de notes. Le fait qu'il maniaitcrayons et papier empêchait lesautres de penser qu'il ne savaitpas écrire.Les services de protection mater-nelle et infantile observent quebeaucoup de personnes se trom-pent d'heure ou de jour de ren-dez-vous, viennent en taxi à la PMIalors même qu'elles manquent deressources. Les rendez-vousmanqués sont symptomatiquesd'un non-repérage dans le temps,et le taxi est indispensable à celuiqui ne sait pas se déplacer entransport en commun.De façon générale, l'illettrisme estsource d'une grande gêne dans lavie quotidienne. Il cause de mul-tiples ennuis : aides non attribuéesà ceux qui n'ont pas rempli lesdossiers; pressions plus lourdesdans le travail sur ceux qui n'ontpas lu leur contrat d'embauche, etne comprennent pas leur bulletinde salaire; coupures de courant,

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interventions d'huissiers, voireexpulsions pour ceux qui ne sa-vent pas régler leurs factures...On retrouve fréquemment ce pu-blic dans les services de l'aidesociale à l'enfance, de l'Educationsurveillée, dans le milieu carcé-ral, les foyers d'hébergement,parmi les jeunes en stage d'in-sertion et les chômeurs de longuedurée, dans les milieux de grandepauvreté.

Prévention et « réparation »

BBF. Quelles actions peuvent êtremenées ?M-F H-R. Nous menons trois sor-tes d'actions : des actions de pré-vention, de restauration et/ou re-mise à niveau de l'individu, et demaintien des savoirs acquis. Cedernier type d'action est très im-portant. Quand on constate quedix années d'école peuvent s'ou-blier, qu'en est-il de nos forma-tions de 200 à 1200 heures ? Queva-t-il se passer après ? Il fauttrouver le moyen que ces savoirsperdurent.C'est pourquoi nous travaillons, àl'heure actuelle, principalementdans trois directions :- les motivations qui poussentl'individu à réapprendre. C'estsouvent un facteur extérieur quidéclenche une demande d'ap-prentissage ou de réapprentis-sage : pour les mères de famille,l'entrée à l'école de leurs jeunesenfants; pour un jeune, la volontéde passer un permis de conduire,par exemple.Mais comment faire pour quecette motivation première soit réa-liste et persévère ? Il y a parfoisun trop grand décalage entre lesdésirs et les possibilités réellesimmédiates. Le travail des forma-teurs est de partir de ce désir,sans en casser la dynamique, deregarder là où l'individu voudraitaboutir et de voir, dans ce do-maine, ce qui peut être possiblepour lui en terme d'emploi.- les outils et les méthodes pé-

dagogiques à mettre en oeuvre,qui doivent être tout à fait spécifi-ques et adaptés à un public adultede très bas niveau;- la formation des formateurs.

Ces trois dossiers, ouverts en1986, doivent déboucher, le pre-mier, sur une plaquette à l'usage

des formateurs, le second, sur desjournées régionales d'échangeset d'informations, et le troisième,sur un module expérimental axésur les savoirs théoriques abso-lument nécessaires aux forma-teurs : raisonnement logique, di-dactique du français et du calcul,travail sur le corps intégrant l'es-pace et le temps.

Quatre champs d'action

De façon plus générale, il ne fautpas perdre de vue que la luttecontre l'illettrisme doit s'exercerdans quatre champs : le champsocial, le champ culturel, celui del'éducation et celui de l'emploi(ce qui indique que nos partenai-res privilégiés sont les ministèresde la Culture, du Travail et del'Education nationale). Pour êtreefficace, une action doit fairejouer ces quatre champs en com-plémentarité.BBF. Mais est-ce que tout lemonde parle de la même chose ?Dans les textes que la Directiondu Livre a réunis sur ce sujet3, il

3. Bibliothèques publiques et illettrisme,ministère de la Culture, Direction du livre etde la lecture, Paris, 1986.

semble que la notion d'illettrismerecouvre moins une difficulté faceà l'écrit qu'une diversité de prati-ques de l'écrit et de la lecture quiest loin d'être perçue de façonnégative.

M-F H-R. Il est question là decouches sociales qui ont la facultéde déchiffrement et qui n'ont doncpas les mêmes relations à l'écritque celles que j'ai décrites.Le problème de l'illettrisme est unproblème de communication. Siles communications sont coupées,si l'individu n'est pas capable defaire le lien entre lui et la lecture,entre sa propre existence et laculture, il ne peut pas s'en sortir.C'est pourquoi il faut agir dans lechamp culturel et mener unepolitique de développement de lalecture.

BBF. N'y a-t-il pas d'autre formede communication sociale quel'écrit ?

M-F H-R. La télévision donne uncertain nombre d'informations surle monde. Mais la personne illet-trée, qui la regarde, est coupéede ce monde au point que sou-vent elle relie mal à elle-même lemessage oral qu'elle entend.La lutte contre l'illettrisme sembledevoir impliquer d'abord la res-tauration des relations fondamen-tales entre l'individu et l'environ-nement social.

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LE DIRE LIRE

Patrice Noisettesociologue

« Toute une école moderne decritique a, depuis plusieurs dé-cennies déjà, mis précisémentl'accent sur le comment de l'écri-ture, le faire, le poétique. Non pasla maïeutique sacrée, l'inspirationsaisie aux cheveux, mais le noirsur blanc, la texture du texte,l'inscription, la trace, le pied de lalettre, le travail minuscule, l'orga-nisation spatiale de l'écriture, sesmatériaux (la plume ou le pin-ceau, la machine à écrire), sessupports (Valmont à la Présidentede Tourvel: « La table mêmesur laquelle je vous écris, consa-crée pour la première fois à cetusage, devient pour moi l'autelsacré de l'amour... »), ses codes(ponctuation, alinéas, tirades,etc.), son autour (l'écrivain écri-vant, ses lieux, ses rythmes; ceuxqui écrivent au café, ceux quitravaillent la nuit, ceux qui travail-lent à l'aube, ceux qui travaillentle dimanche, etc.).

« Un travail équivalent reste àfaire, me semble-t-il, sur l'aspectefférent de cette production : laprise en charge du texte par lelecteur. Ce quil s'agit d'envisa-ger, ce n'est pas le message saisi,mais la saisie du message, à sonniveau élémentaire, ce qui sepasse quand on lit: les yeux quise posent sur les lignes, et leurparcours, et tout ce qui accompa-gne ce parcours: la lecture rame-née à ce qu'elle est d'abord : uneprécise activité du corps, la miseen jeu de certains muscles, diver-ses organisations posturales, desdécisions séquentielles, des choixtemporels, tout un ensemble destratégies insérées dans le conti-nuum de la vie sociale, et qui fontqu'on ne lit pas n'importe com-ment, ni n'importe quand, ni n'im-porte où, même si on lit n'importequoi. » (G. Pérec, Lire : esquissesocio-physiologique, Esprit, n° 453,janv. 1976).Georges Pérec fut peut-être unpeu rassuré à la fin de sa vie : lestravaux qu'il appelait de ses voeuxse développent en effet depuis

quelques années, sous l'égidenotamment de l'Association fran-çaise pour la lecture (AFL), del'Institut national de recherchepédagogique (INRP) ou de laBibliothèque publique d'informa-tion du Centre Georges Pompi-dou, pour ne citer qu'eux. Depuisque l'on a « découvert » que nosconcitoyens sont nombreux à nepas savoir lire ou écrire, on s'oc-cupe plus activement de com-prendre le lecteur.Ce dernier, nous dit Pérec, ne litpas n'importe comment, ni n'im-porte quand, ni n'importe où; celaest vrai de toute activité de lec-ture, si fruste soit-elle. Mais celuiqui lit « n'importe quoi » n'appar-tient-il pas déjà à une catégorieparticulière de lecteurs, à celle oùla lecture et l'écriture sont unmode permanent de communica-tion, et traversent toute l'expé-rience sociale et culturelle de lapersonne ? Cette catégorie nerassemble probablement guèreplus du tiers de la population d'unpays comme le nôtre, et n'imagineplus que l'on puisse communi-quer sans l'écrit. Elle est si assu-rée d'être tout le pouvoir et defaire toute la culture, et partantd'avoir formé une société à sonimage, qu'elle découvrit récem-ment avec une horreur stupéfaiteque le pays était menacé par unenouvelle épidémie : l'illettrisme.

« Nul ne s'est encore soucié deles compter, mais de plus en plusde Français, cent ans après Ju-les Ferry, vivent dans la honte leuranalphabétisme total ou partiel.Un scandale silencieux », titraavec émotion un article du MondeDimanche d'octobre 1981. Et letexte s'achevait en désignant« ces millions d'exilés de l'inté-rieur, de citoyens perdus quenous côtoyons chaque jour ».

Avec horreur, disais-je...Nous voici donc rendus à l'état depays sous-développé ? Pour mas-quer cette crainte, avec la faussepudeur caractéristique de notre

époque, on choisit de parler d'il-lettrisme (dans les pays industria-lisés) plutôt que d'analphabé-tisme (réservé au Tiers Monde),quitte ensuite à inventer de subti-les définitions pour légitimer cettedifférence. Non-voyants, person-nes âgées, défavorisés ou illettrésconviennent mieux aux discoursphilanthropiques que les aveu-gles, les vieux, les pauvres ou lesanalphabètes.

Une cause nationale

Depuis plusieurs décennies, desassociations militantes ou charita-tives se préoccupent de l'ensei-gnement de la lecture et de l'écri-ture à des populations adultesdans notre pays. On parlait aupa-ravant surtout d'analphabétisme.Ces actions se partageaient pourl'essentiel entre deux grands cou-rants. Le premier, depuis les an-nées 1950, s'occupait des groupesde très grande pauvreté - l'asso-ciation ATD-Quart Monde en fut,et en est toujours, un des promo-teurs les plus actifs. Un second sedéveloppa à partir de l'immigra-tion, depuis la fin des années 1960surtout, et s'adressait à des per-sonnes n'ayant pas été alphabéti-sées, ou très peu, dans leur pro-pre langue, et devant, de plus,acquérir la langue de leur paysd'accueil.Le problème semblait à tous clai-rement circonscrit, et quelquesméthodes dûment éprouvées separtageaient le terrain.Plusieurs phénomènes contribuè-rent simultanément à modifierprofondément ce paysage, à la findes années 1970. En particulier,les difficultés économiques met-taient en valeur l'importance desproblèmes de formation, et no-tamment des formations de base.D'un côté, la concurrence plusvive sur le marché du travailplaçait en position de « hors jeu »ceux qui ne disposaient que d'uneexpérience manuelle et orale.

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D'un autre côté, les difficultés dusystème scolaire à répondre à dessituations culturelles nouvelles(enfants de l'immigration parexemple, mais pas seulement)multiplièrent les situationsd'échec scolaire. On découvraitaux examens, qu'après une di-zaine d'années d'école, on pouvaittrès bien ne savoir qu'à peinedéchiffrer l'écrit. On découvraiten même temps au moment duremplissage des formulaires dechômage que bien des adultesayant eu une existence tout à faitdécente ne savaient pratiquementplus lire ni écrire.Ces nouveaux analphabètesémergeaient aux yeux des pou-voirs publics entre deux institu-tions : celle de l'école, qui ne lesavait pas empêchés de se retrou-ver au chômage sans qualifica-tion, et celle de l'ANPE et desorganismes de formation profes-sionnelle pour adultes, impuis-sante à leur fournir un emploi, oumême une formation qualifiante,compte tenu de leur ignorance.Ces constatations furent faitesdans tous les pays industrialisés,avec plus ou moins de céléritéselon les cas. En Europe, le Par-lement de la CEE (Communautééconomique européenne) se sai-sit du problème en 1982, et votaune série de recommandations àl'adresse des Etats membres.En France, l'existence d'une mé-connaissance de la lecture et del'écriture dans la populationadulte autochtone fut réellementofficialisée en 1984, sous le nomd'illettrisme, par la publicationd'un rapport au Premier ministre.Il y a environ deux millions d'il-lettrés en France, calcula ce rap-port, avant de dénoncer quelquesmotifs ou conséquences de cettesituation, et de proposer un en-semble de mesures.On peut certes considérer le« rapport Oheix » sur la pauvreté,publié en 1981, comme ayant étéle premier à parler clairementd'illettrisme, même si c'est briè-vement et avec précautions:« Sans traiter ici de la situation desmigrants, le problème posé parles citoyens de langue maternellefrançaise qui ne maîtrisent pas la

1. V. ESPÉRANDIEU, A. LION, J.-P.BÉNICHOU, Des illettrés en France, LaDocumentation française, janvier 1984.

lecture et l'écriture est particuliè-rement préoccupant (...). Si eneffet l'incapacité totale à lire et àécrire est assez rare en France,hors les cas de déficiences men-tales, il reste que (...) un nombreimportant de citoyens sont lour-dement handicapés, dans notresociété dominée par l'écrit, où toutle monde est supposé savoir ai-sément lire, écrire et compter2. »Une recommandation du rapportétait ainsi : « Lancer une campa-gne de lutte contre l'illettrisme »,mais elle se fondait dans un en-semble de 60 propositions subor-données au problème particulierde la pauvreté.

Le rapport Des illettrés en Franceest le premier à traiter l'illettrismecomme un problème spécifiquedevant faire l'objet d'une politiquespécialisée. Ses recommanda-tions seront, pour l'essentiel, re-prises par le gouvernement enjanvier 1984: création d'ungroupe permanent de lutte, re-censement et renforcement desactions existantes (développe-ment de la formation de forma-teurs, utilisation de l'informati-que...), développement de la lec-ture et des bibliothèques, lance-ment de programmes de réflexionet de recherche, etc. Deux thèmessoutenaient ce dispositif: d'unepart, la lutte contre l'illettrismedevenait une des priorités de laformation professionnelle; d'autrepart, l'illettrisme était considérécomme « un obstacle à une ci-toyenneté partagée ».Comme les pouvoirs publics, lapresse tenait là une grande cause,appuyée par les organismes quitravaillaient déjà sur la question etespéraient voir leur action recon-nue - et mieux financée. D'où, encette année 1984, une cohorted'articles aussi émus que celuique j'ai cité tout à l'heure.

Sous le signe du handicap

En 1976, l'Union départementaledes associations familiales del'Essonne avait réalisé auprès demille familles assistées une en-quête qui révéla que 47 % deshommes et 51 % des femmes

2. G. OHEIX, Contre la précarité et lapauvreté : 60 propositions, LaDocumentation française, 1981.

étaient illettrés ou savaient àpeine lire et écrire. Cette enquêtefut largement diffusée... six ansplus tard. De son côté, le mouve-ment Aide à toute détresse lançadès 1960 une campagne interna-tionale d'alphabétisation auprèsdu « Quart Monde », amplifiée àpartir de 1971. En 1975, une en-quête conjointe d'ATD et de l'Uni-versité Paris I, auprès desoixante-dix-huit familles sous-prolétaires, indiquait un tauxd'analphabétisme de 27 à 30 %.De telles actions ont joué un rôleimportant dans la « prise deconscience » des pouvoirs pu-blics en France. Mais leur expé-rience est aussi celle d'une popu-lation particulière, celle des« plus défavorisés ». Attaché àeux, le problème de l'illettrismel'est à celui de la pauvreté. C'estsous le signe du handicap quel'on dénonce l'analphabétisme. Etque chacun se préoccupe acti-vement de dénombrer les « illet-trés ».Le débat est en effet vif entreceux qui « en parlaient déjà », etdeviennent des informateurs pri-vilégiés, et tous ceux qui se pré-cipitent sur le nouveau « cré-neau » ouvert par les finance-ments de formation et d'actionsociale. Pour les premiers, l'anal-phabétisme est l'un des facteursmajeurs de la pauvreté; pour lesseconds, il est un facteur assezrépandu de déqualifiaction, ou -plus largement encore - un pro-blème socio-politique qui dé-passe de loin la seule question dela pauvreté.

L'objectif des évaluations n'étantplus de démontrer l'existence del'analphabétisme - cela est offi-ciellement fait depuis 1984 -, ildevient de prouver par chaquechiffre la nécessité de l'actionprônée à sa suite. Il n'y a alors riend'étonnant à ce que, selon lecompteur, on passe de quelquescentaines de mille à deux mil-lions, puis aux trois quarts de lapopulation. Des « analphabètes »aux « lecteurs non efficaces ».Tous exclus, par leur ignorance,de la vraie citoyenneté agissanteet riche de pouvoirs à laquelle,heureusement, nous qui écrivons,nous appartenons.Dans la quête de l'illettrisme, ladéfinition, arme de l'évaluation,est le filet du pêcheur. Commeaucun critère scientifique nepermet de définir l'illettrisme,c'est la définition qui produit lecritère et en conséquence lenombre de sujets. Entre l'illettréfonctionnel, l'illettré linguistique,

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l'illettré instrumental, le semi-illet-tré, le déchiffreur et bien d'autrestermes et définitions présents surle marché, il y a de multiplesdifférences, parfois très politi-ques, de locuteurs. Comme lesdébats sur l'analphabétisme duTiers Monde, les débats sur l'il-lettrisme des pays industrialisésrenseignent plus sur ceux quiparlent que sur ceux dont ilsentendent parler.

« Ce sont donc chaque année80 000 jeunes qui quittent l'écolesans aucune qualification (...). Sion ne peut pas, en toute rigueur,conclure à leur état dillettrisme,on ne peut non plus s'empêcherde rapprocher ce chiffre des80 000 illettrés auxquels est par-venue ATD-Quart Monde à partirdes données des militaires », écritun journaliste, guère moins rigou-reux dans ses rapprochements

audacieux que bien des docu-ments spécialisés.L'INRP évalue le nombre d'illettréstotaux en France au chiffre dedeux millions. Ces deux millionscorrespondraient à un taux de 4 %de la population des plus de10/11 ans, ce qui consacreraitplutôt une réussite historique dela scolarisation que son échec.Mais pour l'AFL et l'INRP, laquestion n'est pas vraiment celle

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de l'analphabétisme (champ d'ac-tion trop restreint?). Seuls 25 %des Français savent lire couram-ment, nous affirment ces organis-mes. Ce qui fait 75 % de « non-lecteurs ».

Le rapport Des illettrés en Francesurfe avec grâce sur l'imbrogliostatistique : « Le taux des anal-phabètes complets est certaine-ment faible; en revanche, on peutaffirmer que le nombre des per-sonnes qui ne maîtrisent pas lalecture ou l'écriture ou sont gra-vement gênées pour utiliser cel-les-ci doit se compter par millionsplutôt que par centaines demille3. » Puisque tout le mondesemble d'accord pour dire quel'analphabétisme total est très res-treint, la valse des évaluations estcelle des « seuils » d'ignorancedéfinis. Une valse qui associe larègle du « toujours plus » à deuximpératifs : tirer le signald'alarme, et justifier son interven-tion. Ainsi les deux observationsles plus couramment rencontréesdans les travaux sur l'illettrismesont-elles : « Les illettrés se ca-chent, par honte »; « Finalement,c'est l'action qui révélera la de-mande. » La plupart des projetsd'action présentés aux sources definancement se donnent commepremière tâche de rechercher etde recruter leur public; l'offrecrée le besoin.

Chaque organisme se préoccupenaturellement de dénombrer lesillettrés d'abord au sein des pu-blics qu'il touchait déjà. L'illet-trisme est donc surtout recherchéparmi les « handicapés » sociaux,population qui a l'avantage d'êtredéjà bien connue. On compte lesillettrés auprès des chômeurs, desfamilles assistées, des jeunes enréinsertion, des prisonniers, dansles stages de pré-formation pro-fessionnelle, dans les quartiers« difficiles »... Le kangourou del'action sociale fouille sans findans sa poche à la recherche denouveaux symptômes, et la rubri-que « illettrisme » permet d'ouvrirune nouvelle colonne, dans la-quelle on verse par ordre de taillede pieds ceux que l'on venait delister par ordre de taille de mains.

3. Cf. Jean-François LAÉ et PatriceNOISETTE, op. cit.

L'association illettrisme/pauvretédomine donc encore largement.Mais on ne sait rien, ou presque,sur l'illettrisme en milieu rural. Surcelui des salariés ou des indé-pendants, affectés à des tâchesqui peuvent être d'une qualifica-tion professionnelle relativementélevée, mais ne font pas appel àune lecture/écriture courante (pe-tits artisans notamment). Sur celuide tous les emplois dont les trans-formations économiques ne redis-tribuent pas encore les cartes. Surcelui de tant d'employés du sec-teur tertiaire qui ne manientqu'une écriture répétitive et pau-vre. Sur celui des femmes restantau foyer, mais n'appartenant pasaux différentes catégories d'assis-tées, etc. Qu'en est-il de la vie detous ces illettrés ou « sous-let-trés », ignorés non pas parcequ'ils sont « muets » (les autresl'étaient aussi), mais parce qu'ilsn'étaient pas déjà dans les pochesde ceux qui les cherchent ? Leurconnaissance n'est-elle pas unpréalable indispensable à toutdiscours sur la dimension socialede l'illettrisme ? A toute conclu-sion sur les origines ou les effetsde l'illettrisme ? A toute mesurede la nature des « handicaps »rattachables aux différents degrésde connaissance partielle del'écrit ?

l'école et l'illettrisme

La longue cécité des statistiquesde l'Education nationale sur laméconnaissance de la lecture, estplus significative d'attitudes géné-rales face à la formation et àl'éducation que d'une carencevolontaire. Ce n'est pas l'ampleurde la collecte de données qui faitdéfaut, mais la réflexion critiquesur la nature des données à saisir.Les statistiques de l'Éducationnationale correspondent aux be-soins de la gestion d'un réseauferroviaire : combien de rames/classes faudra-t-il cette annéedans tel établissement sur tellevoie/filière ? La sempiternelle(mais malgré tout utile) mesurede l'échec scolaire n'est que celledes sorties du réseau actif vers lesgarages ou dépôts divers. A toutbien considérer, l'essentiel de lasociologie de l'éducation, enFrance, a fondé son regard criti-que sur la question de la « pro-grammation » socio-culturelle dutri scolaire - laquelle n'est jamaisqu'un décalque de la problémati-que du réseau. Le fossé entresociologie et pédagogie a tou-jours été total, contrairement aux

apparences. D'où la carence quesoulignent aujourd'hui en creuxles discours sur l'illettrisme : on nesait pas comment penser le péda-gogique en termes sociologiques.Ni l'Education nationale, ni sescritiques ne se sont attachées àévaluer réellement les contenusd'enseignement et leurs effets enchaque lieu du système scolaireet selon ses objectifs propres.Dans les années 1960-70, onconnaissait mieux leurs parentsque les élèves eux-mêmes, et,pour ces derniers, leur « avenir »que leur présent. La sociologieclinique actuelle des actions d'in-sertion ou de pré-formation pro-fessionnelle prend d'ailleurs allè-grement le même chemin.Il faut de plus noter que l'écolemoderne a toujours vécu sur unedouble illusion, partagée benoî-tement par l'ensemble du corpssocial. C'est d'abord le mythe deJules Ferry: l'école obligatoireaurait succédé brutalement à uneprofonde ignorance, mais l'auraitdu coup éradiquée totalement.Nos ascendants du début duXXè siècle savaient tous lire etécrire, c'est bien connu. Socio-ethnologues et historiens démon-trent au contraire depuis quel-ques années que l'éducation desFrançais s'est mise en place dansla longue durée, et de manièreinégale selon les régions et lesgroupes sociaux4. La maîtrise dela lecture et de l'écriture est plusancienne, mais beaucoup moinsbien répandue qu'on ne le crutlongtemps.La seconde illusion est celle de lapermanence du savoir acquis. Cequi fut appris à l'école est consi-déré comme connu pour la vie.On sait maintenant que mêmedans un environnement pourtantfortement marqué par l'écrit (affi-chages urbains, sous-titres à latélévision, courriers administratifset sociaux, etc.), ceux qui n'ontpas d'intérêt personnel direct oude nécessité professionnelle depratiquer l'écrit avec régularité,finissent par en perdre la maîtrise.L'illettrisme peut aussi s'acquérir.Les pouvoirs publics réaffirmentaujourd'hui avec force que l'école

4. Voir notamment : J. FURET et B. OZOUF,Lire et écrire; l'alphabétisation des Françaisde Calvin à Jules Ferry, Gallimard, 1977.

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doit d'abord apprendre à lire et àécrire (comme si elle l'avait ja-mais oublié!). Mais on ne s'in-quiétait pas hier de l'énorme pro-portion de ceux qui quittaientl'école sans savoir, ou avec unsimple vernis vite décapé par lavie. Il faut souligner quelle prodi-gieuse nouveauté historique re-présente le fait de donner pourobjectif à l'enseignement deconduire 80 % d'une classe d'âgeau niveau du baccalauréat.

Le déclassement

du savoir pratique

Une mesure courante de l'illet-trisme est la confrontation descapacités de lecture et d'écriturede la personne à ce qui peut êtreexigé d'elle dans sa vie profes-sionnelle. C'est ainsi que lesmutations actuelles de l'économiefont surgir un problème de l'illet-trisme. De 1960 à 1980, l'écartn'est probablement pas celuid'une « montée de l'illettrisme »,mais celui d'une « prise deconscience ». L'ignorance n'étaitsouvent pas un obstacle à l'emploiexercé, stable et sans qualifica-tion ; elle devient un empêche-ment à suivre l'évolution du postede travail, ou à retrouver un autreemploi. Une fois ôtés les murs dela sécurité collective de la crois-sance, qui le masquaient et leprotégeaient, l'analphabète appa-raît au grand jour.

On dispose plus de pétitions deprincipe que d'études sérieusesconcernant la place réelle del'écrit, et son développement,dans l'ensemble des échangessociaux. Mais on peut plus facile-ment s'interroger sur les usagesde l'écrit dans la vie profession-nelle. Lorsqu'une machineautomatisée remplace le savoir-faire manuel, elle demande delire un mode d'emploi ou un si-gnal affiché. Pour le travailleur, ily a alors déplacement de la qua-lification requise. Pour le travail-leur illettré, il y a de fait une« production » de son illettrisme- à travers la création d'un han-

dicap, d'un manque qui n'existaitpas auparavant. Sans entrer icidans un débat sur la nature del'écrit utilisé ou véhiculé par l'in-formatique, il faut observerqu'elle ne fait pas appel à unesimple capacité de « savoir lire »,mais à un ensemble de mécanis-mes de saisie de sens, rapportésà des signes divers (textuels clas-siques, codés, graphiques) etdesquels on exige une grande

rapidité. Pour beaucoup d'emploisadministratifs de traitement del'information peu qualifiés, l'asso-ciation de cette accélération avecle fait de manipuler des docu-ments parcellisés transforme à cepoint le travail, que même un typeidentique d'écrit demande un au-tre type de lecture/écriture. A peuprès contrôlable auparavant, cartrès limité et répétitif, le contenudu travail de tel petit agent admi-nistratif peut ainsi échapper d'uncoup aux mécanismes fragiles dedéchiffrage et de reconnaissancepatiemment forgés par l'habitude.Au côté de ceux qui ne saventpas, ou pas assez, lire la liste seprésente donc ainsi de ceux quine sauront bientôt plus assez.

Vingt millionsde mauvais citoyens

Les propos des institutions inter-nationales ou gouvernementales,comme ceux des organismes nongouvernementaux, soulignent gé-néralement la relation entre lamaîtrise de l'écrit et la détentionde pouvoirs réels au sein de lasociété. Mais ils glissent fré-quemment de cette observation àdes propos généraux sur la « qua-lité » d'une démocratie dont lescitoyens sont peu formés, et malinformés. Rappelons d'abord quela qualité de l'information écriten'a jamais été comparée scientifi-quement à celle de l'informationorale (radio/TV, conversations),pour ce qui est de l'informationcourante de la majorité de lapopulation5. Mais il y a, au-delà decette simple absence de réflexionsur les relations réelles entrel'écrit et l'oral, un dérapage intel-lectuel inquiétant. Des organis-mes comme l'Association fran-çaise pour la lecture indiquent,probablement avec raison, que25 % seulement de la populationadulte maîtrise totalement l'écrit,et peut vivre dans le monde del'écrit de culture et de pouvoir.Peut-on imaginer que les 75 %d'exclus de la lecture-pouvoir y

5. Ne pas confondre le problème del'information reçue, qui est ici en cause, etcelui de l'information émise - qui est, lui,une mesure de la capacité des pouvoirs àrespecter et à alimenter la démocratie.

accèdent tous ? Et que les 25 % dedétenteurs de pouvoirs ne pro-gressent plus dans leurs connais-sances ? Non. Ce qui signifie quela progression des premiers « dé-classe » en permanence l'éven-tuelle progression des seconds. Etcela est également vrai d'un ni-veau de compétence à l'autre ausein de chacune des deux catégo-ries.

L'illettrisme n'est qu'un aspect del'inégalité sociale. Or la démocra-tie repose justement, du moinsjusqu'à nouvel ordre !, sur la dis-parition de l'inégalité devant lanotion de citoyenneté. Seule laqualité de citoyen confère droit àprendre part au vote, et ce droitest rigoureusement égal à celuide tout autre citoyen. A l'aunedémocratique, la voix d'un vieil-lard goutteux, sénile et analpha-bète vaut exactement celle d'unhaut-fonctionnaire blond, fringantet couvert de diplômes. Car sonavis n'est ni plus ni moins légi-time. L'illettrisme soulève desémotions qui conduisent à sedemander s'il n'est pas un nou-veau point de fixation des rela-tions passionnelles qu'entretientla société avec elle-même, ou unnouvel avatar des campagnesambiguës de l'élite pour la mora-lisation ou le perfectionnement dupeuple. Il n'y a pas si longtemps,des promoteurs de la moralisationouvrière par la petite maison etson jardinet s'exclamaient qu'il n'yavait au fond de vrai citoyen quepropriétaire6. Pourquoi répète-t-on avec tant d'insistance que nepas savoir lire ne fait pas un vraicitoyen ? Que signifie au juste dese demander comment faire desillettrés « des citoyens comme lesautres 7 » ?L'acharnement à penser que laconnaissance de la lecture et del'écriture (selon des seuils quel'on ne sait guère définir) est uneabsolue garantie de promotionindividuelle et sociale, et qu'uneégalité de tous devant la lectureest la clef d'une démocratie vraie,cet acharnement évite une fois deplus de penser le partage des

6. Voir notamment R. BUTLER, P. NOISETTE,Le logement social en France, 1815-1981, LaDécouverte, 1981.7. Cf. V. ESPÉRANDIEU, A. LION et J.-P.BÉNICHOU, op. cit.

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droits et des pouvoirs sociauxentre des savoirs inégaux. Il estdangereux pour la démocratie,l'histoire devrait nous l'avoir défi-nitivement appris, de confondrele souci légitime d'inviter chacunà progresser dans ses connais-sances avec celui d'organiser saparticipation à la décision sociale.

Entre la normalisation sociale

et le marché de la formation

Ce que soulignent également, ettout aussi involontairement, lesdiscours émus sur l'illettrisme,c'est la grande méconnaissanceque nous avons des présences del'oral et de l'écrit dans la commu-nication sociale. Bien des propostenus sur l'illettrisme, notammentau sein des organismes de for-mation, multiplient ainsi des affir-mations « de bon sens », fondéessur plus de préjugés que de ré-flexions sérieuses. Au-delà, ce quiest en jeu ressemble souvent àune entreprise de normalisationsociale. Cela est naturellementaussi vrai du pendant de l'illet-trisme : la lecture. La relation desFrançais au livre n'est pas connueaussi bien que le prétendent lesnombreux sondages ou enquêtesportant sur elle, si l'on tientcompte de leurs imprécisions etde leurs divergences. On sait quela jeune Parisienne de 15 à 24 ansencore scolarisée, célibataire etdiplômée, est plus probablementque tout autre « un lecteur », maisla question essentielle n'est pas ànotre sens celle des fréquencesabsolues de lecture. En dépit desstatistiques (et peut-être bien deleurs déclarations aux enquê-teurs), il est bien des « cadressupérieurs » qui ne lisent plusguère de « livres ». L'écart entrecelui qui peut lire un ouvraged'économie politique ou un roman« difficile », même s'il ne le faitpas, et celle qui dévore la série« Harlequin » tient à bien d'autreschoses qu'à la diffusion « du li-vre », au nombre des bibliothè-ques publiques, ou à la « lectureefficace ». Il y a bien des types delectures et de lecteurs - il y adonc certainement aussi bien destypes de non-lecture et de non-lecteurs. Rien ne prouve qu'unepromotion de la lecture crée plusde lecteurs. L'augmentation desmoyens et des actions des biblio-thèques publiques a amélioré lesservices rendus aux lecteurs sansen augmenter significativement lenombre.

De la note présidentielle confi-dentielle à l'affiche du métro, lire,c'est ce qu'on lit, mais aussi cequ'on peut ou pourrait lire -avant d'être la manière dont on lelit. Les définitions techniques d'unsavoir-lire minimal ne tiennentpas compte de cette réalité de ladiversité des écrits et de leursusages, des relations forme/con-tenu ou mode de lecture/mode depensée/pertinence des contenussaisis dans le texte. Fonder l'ana-lyse des pratiques et des capaci-tés de lecture sur une vision uni-morphe de l'écrit, c'est être en-traîné à bien des confusions. Le« bon écrit », celui qui circuledans les milieux décisionnels,demande une « lecture effi-cace », qui exige elle-même uneforme de pensée adaptée, viteperçue comme norme de penséepuisque norme de lecture. Ainsilit-on sous la plume des respon-sables de l'un des centres de luttecontre l'illettrisme les plus auto-risés, à propos de stagiaires:« ...l'impossibilité dans laquelle ilssont de prendre conscience deleur valeur dhommes, et mêmede leur pensée, car il faut le dire,l'illettrisme empêche même l'in-dividu d'être capable de formulerses pensées ». L'illettré doitd'abord apprendre à penser. Il nesavait pas lire, et le voici totale-ment stupide, incapable de com-muniquer, dépossédé de son ex-périence propre par ceux-làmême qui affirment sans cesseque la formation doit partir d'elle !

Il faut mentionner à ce titre queles discours sur l'illettrisme et ladémocratie oublient que ceux quin'ont pas l'exercice des pouvoirssociaux centraux n'ont aucuneraison de parler ou de pensercomme s'ils l'avaient. La suréva-luation du « livre », auquel onidentifie l'écrit, et le discrédit jetésur d'autres écrits (bande-dessi-née populaire, journaux « à sen-sation », etc.) ne sont pas sanseffets redoutables auprès de ceuxauxquels on compte enseigner lalecture. Citons seulement ici lesentiment d'exclusion définitiveparfois suscité : « Puisque ce queje « lis » ou ce que je voudraisapprendre à lire n'est pas de lalecture, et que la « vraie lecture »m'est inaccessible, ou ne m'inté-resse pas, pourquoi continuer àapprendre ? ». Mais bien d'autresincompréhensions entre forma-teurs et formés sont nourries pardes confusions ou, au contraire,des différenciations arbitraires,entre des types divers d'écrits, oumême entre écriture et lecture.

La prise en charge de la luttecontre l'illettrisme par les ac-teurs de l'aide sociale et de la« formation » socio-profession-nelle contribue à fondre l'alpha-bétisation dans un processuséducatif bien plus large. Ainsi lalutte contre l'analphabétismedoit-elle être inscrite, pour beau-coup, dans un « projet éducatif ».D'où la nécessité d'évaluer danstous les domaines les performan-ces et capacités des personnesconcernées. L'accès à la lecturemettant en jeu bien d'autres cho-ses que le seul « savoir-lire », lechamp d'évaluation est largementouvert, dans deux directions : quefaut-il apprendre avant ou pen-dant l'apprentissage du lire-écrire, pour qu'il soit efficace, etquel est l'ensemble des capacitésjugées « de base » pour une exis-tence sociale décente (et quelleposition donner parmi elles ausavoir lire-écrire) ? La probléma-tique des degrés de maîtrise del'écrit tend alors à se dissoudredans les références directes ouindirectes à la notion d'éducationsociale : insertion sociale, inser-tion professionnelle, pré-forma-tion, dé-marginalisation, instruc-tion civique élémentaire, etc.Avec une sophistication souventplus grande encore que celle quipréside aux définitions de l'illet-trisme, mais avec la même ambi-guïté, les seuils de capacité etd'éducation se multiplient.D'où un certain paradoxe : dési-gné comme un seuil en deçàduquel aucune réelle vie profes-sionnelle et sociale n'est possible,l'illettrisme devient en fin decompte pour les organismes depromotion sociale le manque d'unsavoir parmi d'autres. Seules res-tent finalement quelques associa-tions militantes pour faire de l'ap-prentissage de la lecture la clefde tout autre apprentissage. Cequi n'empêche pas les organis-mes de formation de multiplier lescréations de modules spécifi-quement tournés vers l'illettrisme-- et les discours correspondants--, afin d'avoir accès aux créditsouverts en ce domaine. La luttecontre l'illettrisme est naturelle-ment aussi un marché; elle a sonéconomie, très concurrentielle.

Du côté de l'exclusion

La réalité des handicaps queprésente dans la vie quotidiennele fait de ne pas savoir lire niécrire correctement paraît si évi-dente que de longues listes en

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sont un peu partout dressées, té-moignages à l'appui. Elles sontgénéralement très hétéroclites, àforce de vouloir prouver. Allerquelque part, faire les courses demanière avisée, utiliser des « mo-des d'emploi » - d'appareils, decuisine, de médicaments... -,etc. : il est cependant indiscutableque bien des actes courants peu-vent être facilités par le savoir-lire.

Compte tenu des populationsauxquelles on pense le plus sou-vent lorsqu'on parle d'illettrisme,l'un des handicaps les plus fré-quemment cités concerne l'accèsaux prestations sociales: « Laquestion de l'accès aux droitssociaux se pose aussi. Une re-cherche a décrit (...) combien lalogique de certains allocataires(« avoir besoin ») et celle des

liquidateurs (« avoir droit ») sontéloignées. Mais au-delà de cesécarts, il y a le fait même de nepouvoir comprendre les deman-des d'information que l'on reçoitdes Caisses, l'impossibilité deconstituer les dossiers deman-dés 8. » Pourquoi « au-delà » ? Lesassistantes sociales savent bienqu'il est aussi difficile de fairecomprendre oralement un lan-gage, une logique qui sont étran-gers à leur interlocuteur, qu'ilsache ou non lire. Combien debons lecteurs sont désemparésdevant les formalités administra-

8. Ibid.

tives ? Et certaines populationsfort peu cultivées ne maîtrisentpas si mal la perversité de leursrapports avec l'administration9. Entout cas, l'illettrisme n'est pas lemotif premier des difficultés derelation avec l'administration so-ciale. En outre, ce serait tout demême à elle de savoir communi-quer avec ceux auxquels elles'adresse, quelle que soit leursituation !

Si les handicaps rencontrés dansla vie professionnelle peuventêtre assez facilement mesurés

9. Voir notamment : J.F. LAÉ, N. MURARD,L'argent des pauvres, Seuil, 1986.

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(encore que...), le terrain de lavie quotidienne est plus mouvant,et les phantasmes s'y multiplient.On peut facilement confondre :« ne fait pas comme moi », et « nesait pas faire » ou projeter surl'illettré des peurs bien commu-nes (se perdre dans la ville, parexemple, si on ne sait pas bienlire un plan ou s'orienter : pointn'est besoin d'être illettré pourcela). Il y a quelque contradictionà parler toujours des « mécanis-mes compensatoires » des illet-trés, des « stratégies de contour-nement de l'écrit », à expliquerqu'ils ont si longtemps permis àl'illettrisme de demeurer caché, età affirmer néanmoins qu'il estdécidément impossible de vivresans savoir lire. Sans compterceux qui surent lire mais ne sa-vent plus : c'est bien que leur viequotidienne ne leur a même pasdonné l'occasion d'entretenir leursavoir passivement ! Toutes cesconfusions ne seraient qu'anecdo-tiques si elles n'empêchaient pasde chercher comment apporterun savoir réellement utile, utilisa-ble et accessible, et commentadresser à chacun des écrits quicorrespondent à son expériencede vie. Comment aussi utiliserplus efficacement les possibilitésdes autres modes de communica-tion.Ce que le thème permanent duhandicap provoque au contraire,c'est de renforcer des situationsd'exclusion. Exclusion du travail(chômage), de la vie sociale(spécialisation des réseaux rela-tionnels), de la vie culturelle(phagocytée par des centres dé-cisionnels), etc. L'accès au savoirpeut être désiré si l'on a desmotifs d'apprendre, pas si l'on estsans cesse désigné comme « horsde », comme différent parcequ'inculte, trop jeune ou tropvieux, pas « inséré ». La « luttecontre l'ignorance » ne signifierien si la société ne fournit pasdes motifs d'apprendre qui soientdirectement appréhendables.

Communications, l'oralet l'écrit

Les illettrés seraient privés de la« maîtrise » de l'information ou dela communication. Mais qui « maî-trise » quoi ? A quelles fins ? Apart les résultats sportifs (qu'ilconnaît autrement), quelles in-formations peut apporter à unjeune l'« écrit » du journal local,

par exemple: un journal quis'adresse à une autre génération,qui ne témoigne guère des ré-seaux ou des vecteurs de socialitédes jeunes ? Est-il si utile de lelire pour avoir une opinion « res-ponsable » sur sa propre exis-tence, lorsqu'elle ne donne detoute manière pas à choisir ?Avant de confondre maîtrises in-dividuelles et maîtrises collecti-ves (groupes sociaux), il fautdéceler en chaque point de l'or-ganisation sociale quelles sont lesprocédures de communicationmises en oeuvre et leurs contenus,qui les maîtrise et qui elles des-servent. C'est-à-dire inscrire cha-cun dans le jeu réel des commu-nications qui marquent sa vie, luipermettent de l'orienter ou l'endépossèdent. Y compris naturel-lement les communications ora-les, si méconnues et si souventméprisées, qui constituent pour-tant pour tous, lettrés ou non let-trés, le premier mode d'échange.Il n'existe pratiquement pas en-core de travaux qui insèrent demanière approfondie l'illettrismedans le champ global de la com-munication sociale. L'urgenced'un « détour » par l'anthropolo-gie de l'écriture, et surtout de lacommunication, est grande. Parcontre, les affirmations péremp-toires sur les rapports entre l'écritet l'oral dans notre société, ouentre l'écrit et l'audio-visuel, sontlégion, sans qu'elles ne puissentjamais s'appuyer sur des donnéesfiables. La différence fondamen-tale entre l'usage de l'oral et celuide l'écrit, d'un groupe social à unautre, réside-t-elle dans l'impor-tance relative accordée à l'un ouà l'autre, ou avant tout dans lelangage utilisé et les usages quien sont faits, que ce dernier soitsous forme écrite ou parlée ?Compte tenu des lieux d'émer-gence du problème de l'illet-trisme, la question a rarement étéposée. On s'est contenté d'allerobserver l'oral de ceux qui n'écri-vent pas, tentant ainsi d'opposerune « culture orale » à la « culturede l'écrit ». En oubliant que ceuxqui écrivent parlent aussi. Enoubliant que dans une société del'écrit, l'oralité elle-même estnourrie de la présence de l'écrit.D'un côté, l'écrit des intellectuelsest devenu le paradigme del'écrit; d'un autre côté, c'est l'oraldes pauvres qui est devenu leparadigme de l'oralité. Commentcomprendre quoi que ce soit desmécanismes réels de communica-tion, y compris de communicationdu pouvoir, avec une telle dicho-tomie ?

« ... L'oral a un rôle fondateur dansla relation à l'autre et à la culture...La tradition orale qu'il a déjà re-çue mesure chez l'enfant la capa-cité de lire : seule la mémoireculturelle ainsi acquise permetd'enrichir peu à peu les stratégiesd'interrogation du sens dont ledéchiffrage d'un texte affine etcorrige les attentes (...) L'enfantnégligé, à qui l'on parle peu dansun langage pauvre en mots et encontenu, est pris au dépourvu parl'épaisseur de sens du texte; de-vant la multiplicité des signaux àidentifier, interpréter et coordon-ner, il reste ébloui et désorienté »,écrivent M. De Certeau et L.Giard10. Il faut prendre en compteune diversité de situations d'inter-locution, orales ou écrites, ap-prendre à les reconnaître et às'adapter à elles, à s'adapter auxmodes et aux contenus de com-munication que chacun exige. Levrai défi posé à l'école contempo-raine est celui de l'apprentissagedu pluriel des codes de commu-nications.Les spécificités des différentsmodes de communication ne sontnaturellement pas identiques, se-lon qu'on les observe du point devue de l'individu ou à l'échelleglobale d'une société. Une foisqu'une société accède à l'écrit -et cela se produisit pour la nôtreil y a bien longtemps -, cetterupture historique ne fait-elle pasbasculer dans sa totalité la civili-sation et sa culture, y compris sesoralités ? Dans une telle perspec-tive, l'illettrisme n'est pas réducti-ble à la notion d'absence del'écrit. Il réside même peut-êtreailleurs pour l'essentiel. L'illet-trisme est une marque parmi biend'autres d'une immersion dans unensemble de pratiques et de re-lations sociales différentes de cel-les qui, pour d'autres, ont produitl'évidence de l'accès au savoir lireet écrire couramment. Pour com-prendre l'illettrisme, il faut leplacer dans une double perspec-tive : celle d'une civilisation oud'une culture dans sa totalité, etcelle de groupes, de lieux ou desituations particuliers.D'un point de vue social ou an-

10. M. de CERTEAU, L. GIARD, L'ordinairede la communication, ministère de laCulture, Dalloz, 1984.

Page 12: LE GROUPE PERMANENT DE LUTTE CONTRE L'ILLETTRISMEbbf.enssib.fr/consulter/bbf-1986-02-0128-002.pdf · ILLETTRISME On a dit que les Français lisaient peu. Voilà qu'on nous dit qu'ils

thropologique, la question de l'il-lettrisme devient alors celle de lacapacité de la société à fairecommuniquer toutes ses compo-santes entre elles, et à assurerainsi la plus grande diversificationpossible des moteurs de son re-nouvellement culturel. Noussommes loin d'avoir, par exemple,imaginé toutes les formes possi-bles de communication écrite,d'avoir stimulé toutes les formespossibles d'intérêt pour del'écrit11. Du point de vue de lanécessaire promotion des per-

11. P. BOURDIEU rappelle par exemple quelire un texte, ce n'est pas toujours le

comprendre, en découvrir la clef, au sensintellectualiste : « Il y a toutes sortes detextes qui peuvent passer directement àl'état de pratiques sans qu'il y aitnécessairement médiation d'un

sonnes, le « traitement » de l'illet-trisme doit abandonner l'illusionqu'une technique fait seule lepouvoir (savoir lire = participer)et que tous pourront accéder unjour à la « vraie » lecture (savoirlire = lecture efficace). Il doitsituer les nécessités et les moti-vations de la personne dans lechamp complexe des écrits et desusages de l'écrit, relativement àceux des autres modes de com-munication. Peut-être alorssera-t-il possible de prendre unpeu de distance avec les discours

déchiffrement au sens où nousl'entendons », dans R. Chartier, etc.,Pratiques de la lecture, Rivages, 1985.Soulignons à ce propos que la lutte contrel'illettrisme s'attache toujours à desimpératifs « nobles » d'un point de vuesocial : promotion professionnelle,

emblématiques qui, au nom del'illettrisme, ne parlent en fait qued'un modèle de lecture (ledire-lire...), ou se battent pour legâteau de l'assistance sociale (...est aussi une tirelire !). L'illet-trisme n'est ni une catastrophe niun scandale. C'est tout simple-ment une des expressions multi-ples, et pas nouvelles, de la diffé-renciation et des inégalités socia-les. Est-ce refuser un combat pourla solidarité et le partage, que deréclamer un peu d'humilité et delucidité dans sa mise en oeuvre ?

autonomie de l'existence, vie démocratique,etc. Elle se tient à l'écart de domaines plussulfureux, d'usages détournés oufragmentaires de l'écrit, magiques ouprovocateurs, indécents ou immoraux, etc. :d'une bonne part de l'existence de chacun !