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FLORENCE GOULESQUE “LE HIBOU” QUI VOULAIT DANSER: MARIE KRYSINSKA, UNE INNOVATRICEDU VERS LIBRE DOUBLEE D’UNE THJ~ORICIENNE DE LA POESIE MODERNE MARIE KRYSINSKA (1864/1857(?)-1908) innova en France avec le vers libre. Fille d’un avocat de Varsovie, Krysinska vint ?i Paris 21 1’8ge de seize ans pour entrer au Conservatoirede Musique. Elle abandonna bientBt les cours de com- position et d’harmonie, et suivit une inspiration plus libre en composant des airs aux rythmes nouveaux pour les pokmes de Paul Verlaine et Charles Cros. Cette jeune fille non conventionnelle dira plus tard en plaisantant: “C’est pour ne pas avoir B me servir des btmols que j’ai prtftrt quitter le Conservatoire . . .” (Anne de Bercy 273). A partir de 1879, Krysinska se joignit au club des Hydropathes, qui, comme leur nom I’indiquait, n’aimaient pas I’eau, et qui se rtunissaient autour d’un personnage dont le nom ironiquement Cvoquait I’amour de l’eau, Emile Goudeau. Elle suivit ce groupe de poktes et d’artistes lorsqu’ils se dtplachrent ?i Montmartre, et elle fut la seule femme acceptte aux vendredis litttraires du cabaret le Chat Noir. LA, les poktes de I’tpoque avaient un foyer ob ils prtsentaient au public leurs axvres intdites: on y disait des vers, des blagues, et on y chantait. Un jour, la femme de I’horloger, dont la boutique ttait voisine du Chat Noir, fatigute de toutes les miseres que la bande du cabaret lui faisait subir-la dernikre en date, un envoi de pots de chambre--, laqa un seau d’eau sur les consommateurs assis B la terrasse. Mane Krysinska, qui se trouvait prtsente B ce moment-18, retroussa la jupe de son tlCgante robe de soie grise, pour ne pas la tremper dans la flaque, et I’on put voir qu’elle portait en-dessous des bot- tines d’homme (Anne de Bercy 22-23). C’est avec cette robe feminine et ces bottines masculines que Krysinska a danst; c’est avec une voix de femme et un outil gentralement rtservt aux hommes, I’innovation en matibe d’tcriture, qu’elle a exprimt son moi profond, changeant, impossible 8 saisir. Les textes de Krysinska sont souvent le reflet de ce dCsir de mouvement ou de cette ambigu’itt. Avec des images surprenantes et des rythmes nouveaux, elle cherchait ?i s’tlever contre le fatalisme paralysant du Naturalisme, le Pos- itivisme, et la rtgularitt classique des vers parnassiens. Son biculturalisme se manifesta dans les fibres de sa potsie, avec le tissage de formes fluctuantes (vers et prose), le mitissage de langues (langue pottique et langue parlte), et le milange de rythmes varits, de tons changeants, de sonoritts dissonantes et d’images ttonnantes. L‘ttoffe moirte que Krysinska en crCa prtsente des 220

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FLORENCE GOULESQUE

“LE HIBOU” QUI VOULAIT DANSER: MARIE KRYSINSKA, UNE INNOVATRICE DU VERS LIBRE DOUBLEE D’UNE

THJ~ORICIENNE DE LA POESIE MODERNE

MARIE KRYSINSKA (1864/1857(?)-1908) innova en France avec le vers libre. Fille d’un avocat de Varsovie, Krysinska vint ?i Paris 21 1’8ge de seize ans pour entrer au Conservatoire de Musique. Elle abandonna bientBt les cours de com- position et d’harmonie, et suivit une inspiration plus libre en composant des airs aux rythmes nouveaux pour les pokmes de Paul Verlaine et Charles Cros. Cette jeune fille non conventionnelle dira plus tard en plaisantant: “C’est pour ne pas avoir B me servir des btmols que j’ai prtftrt quitter le Conservatoire . . .” (Anne de Bercy 273). A partir de 1879, Krysinska se joignit au club des Hydropathes, qui, comme leur nom I’indiquait, n’aimaient pas I’eau, et qui se rtunissaient autour d’un personnage dont le nom ironiquement Cvoquait I’amour de l’eau, Emile Goudeau. Elle suivit ce groupe de poktes et d’artistes lorsqu’ils se dtplachrent ?i Montmartre, et elle fut la seule femme acceptte aux vendredis litttraires du cabaret le Chat Noir. LA, les poktes de I’tpoque avaient un foyer ob ils prtsentaient au public leurs axvres intdites: on y disait des vers, des blagues, et on y chantait.

Un jour, la femme de I’horloger, dont la boutique ttait voisine du Chat Noir, fatigute de toutes les miseres que la bande du cabaret lui faisait subir-la dernikre en date, un envoi de pots de chambre--, l aqa un seau d’eau sur les consommateurs assis B la terrasse. Mane Krysinska, qui se trouvait prtsente B ce moment-18, retroussa la jupe de son tlCgante robe de soie grise, pour ne pas la tremper dans la flaque, et I’on put voir qu’elle portait en-dessous des bot- tines d’homme (Anne de Bercy 22-23). C’est avec cette robe feminine et ces bottines masculines que Krysinska a danst; c’est avec une voix de femme et un outil gentralement rtservt aux hommes, I’innovation en matibe d’tcriture, qu’elle a exprimt son moi profond, changeant, impossible 8 saisir.

Les textes de Krysinska sont souvent le reflet de ce dCsir de mouvement ou de cette ambigu’itt. Avec des images surprenantes et des rythmes nouveaux, elle cherchait ?i s’tlever contre le fatalisme paralysant du Naturalisme, le Pos- itivisme, et la rtgularitt classique des vers parnassiens. Son biculturalisme se manifesta dans les fibres de sa potsie, avec le tissage de formes fluctuantes (vers et prose), le mitissage de langues (langue pottique et langue parlte), et le milange de rythmes varits, de tons changeants, de sonoritts dissonantes et d’images ttonnantes. L‘ttoffe moirte que Krysinska en crCa prtsente des

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motifs impressionnistes Cvoquant la IibertC du nomade (Stamelman), comme le nom d’un de ses recueils I’indique, Joies Erruntes. Assumant la position instable de l’immigrant, au regard la fois B I’inttrieur et B I’exttrieur de la culture d’accueil (Lionnet, Deleuze, Guattari, Rosaldo, Mehrez), Krysinska s’est approprit le frangais, et son vers libre reprtsente un univers hybride, mouvant, entre prose et pksie. De mbme que son errance entre deux cultures I’a encouragte 2 refuser I’emprisonnement dans une forme poCtique ou une autre, cette femme pobtesse-compositrice se situait entre le mattriel et le spir- ituel, entre la danse de la vie et l’Idta1, l’une menant d’ailleurs vers l’autre: Ie corps ici-bas voulant bouger pour que I’esprit s’tvade.

Dans le pdme “Le Hibou,” dCdit B Maurice Rollinat, et qui parut le 26 mai 1883 dans La Vie Moderne, le c u m du pd te refuse d’btre immobilist:

A B

C

D

E

F

G

H

I

J

K

L

M

II agonise, I I’oiseau crucifit,1 1 l’oiseau crucifit 1 I sur la porte.2 1 Ses ailes ouvertes3 I sont clouCes? 1 et de ses ble~sures,~ I de grandes perles de sang I tombent lentement 1 comme des larmes.6 I 11 agonise, I I’oiseau crucifit!l I Un pa san B l’aeil gai7 I I’a pris ce matin, I tout effart I de soleil

11 agonise, I I’oiseau crucifit.11

Et maintenant, I sur une fliite de b ~ i s , ~ I il joue,1° I le paysan h I’aeii gai.7 1 I1 jouel0 I assis sous la porte? I sous la grande porte,2 ] oh, les ailes ouvertes.3 I agonise I I’oiseau crucifit. 1 1 Le soleil se couche,l I majestueux et mtlancolique, I +omme un martyr(l) I dans sa pourpre f~nkbre ; (~) I Et la flQte9 I chante le soleil I qui se couche,l I majestueux et mClancolique. I Les grands arbres balancent12 1 leurs tbtes chevelues, I chuchotant d’obscures paroles; I Et la fliite9 1 chante les grands arbres12 I qui balancent leurs t&tes chevelues. I La terre semble conter I ses douleurs au ciel,14 1 qui la console 1 avec une bleue et douce lumikre, I la douce lumike du cripus- cuie;15 1 II lui parle (13) I d’un pays meilleur,16 I sans ttnbbres rnortelles et sans soleils cruels, 8 - I d’un pa s bleu et doux 1 comme la bleue et douce lumibre du crtpuscule; ly1

cruel, d I et l’a clout 4 I sur la porte.2 1

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N

0 P Q R

S T U

V W

X Y

Et la fliite9 1 sanglote d’angoisse(6) 1 vers le ciel,14 J - q u i lui parle(13) I d’un pays meilleur.16 I Et I’oiseau crucifitl I entend ce chant,9 ( l 1312*13y14*15916) I Et oubliant sa torture I et son agonie,] I Agrandissant ses ble~sures ,~ I-ses sai nantes bIes~ures,~- I I1 se penche pour mieux entendre. 17 (4, Ainsi es-tu crucifit, I 8 mon cceur! I Et malgrt les clous ftroces Agrandissant tes bless~res,~-tes saignantes ble~sures ,~ I Tu t’tlances vers 1’Idtal,18 (9) I A la fois ton bourreauiet ton consolateur. l9 I

I qui te dtchirent, I

Le soleil se couche Sur la grande porte,:! I les ailes o~ve r t e s ,~ I agonise I I’oiseau cru- cifit.1 I

I majestueux et mtlancolique. I

(Rythmes pittoresques 43)

A wavers tout le pdme, est ressentie I’angoisse de I’immobilitC. L‘oiseau crucifit souffre non seulement de ses blessures, mais surtout du fait qu’il ne peut pas bouger, qu’il ne peut pas voler, clout sur la porte par l’ignorance d’un paysan bornt dans sa simple vision des choses et par des superstitions. Alors, I’oiseau “agrandit ses blessures,” prtfere encore la souffrance B tout immobil- isme, et se penche pour entendre le murmure mysttrieux de la vie, la chanson obscure des choses, les refrains du monde, ou encore les messages de I’art. Le seul espoir du hibou est dans cet infime mouvement, car c’est le mouvement, ou encore le dtsir, qui garde son sens B la vie. La musique, ou le chant de la fliite, fait naitre le dtsir incontr6lable de bouger, d’entrer dans la ronde de la vie, ou plut6t d’y rester. Le chant, c’est aussi la voix, la voix pdtique, les vers qui dansent sur la page. C’est I’tcriturelchantfdanse qui entraine vers 1’Idtal.

Dans la pdsie de Marie Krysinska, se ressent ce perpttuel tlan, cette fidtl- it6 B la musique inttrieure, aux refrains personnels-peut-Etre dissonants 2 I’oreille des autres-e dtsir de s’tmanciper des contraintes des formes tradi- tionnelles, ce refus d’une definition trop rigide des choses, des formes et d’elle-mCme, ce besoin d’Idtal, cette volontt de chercher, d’expkrimenter, de crier du nouveau, de bouger coiite que coiite, de chanter, de danser, au risque d’ “agrandir les blessures,” au risque de se voir rejette.

Dans le po&me “Le Hibou,” le vers libre fonctionne de faGon B suggtrer ce dtsir de mouvement, et la forme musicale se lie B la mttaphore musicale de la fliite, pour exprimer une rtvolte contre I’immobilisme, antichambre de la mort. Les images se rtpondent de loin en loin B travers le pdme, comme des refrains et des tchos, comme les thkmes et ses variations d’une fugue musicale, en un

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long et perpttuel enchainement, lits par la fliite, symbole du mouvement, de I’tveil ou du dtsir. La mEme mtlodie angoisste est reprise avec des intru- mentations difftrentes, sur des registres changeants, sur un mode parfois mineur, parfois majeur. Ainsi, des morceaux de vers sont rtp6tCs dans d’autres vers comme des reflets dans un miroir, ou plut6t dans un prisme. Pour “d6com- poser” la structure de ce potme-u pour mieux voir la genese de sa compo- sition musicale-j’ai assign6 des lettres aux vers, et des chiffres aux dif- f6rentes images qui reviennent comme des phrases musicales. Cette apparence schtmatique montre que le potme pourrait tout aussi bien Ctre tcrit avec des notes de musique.

Les images se rtpondent donc selon le schema suivant: vers A, 1, 1 (ago- nie de I’oiseau crucifit) et 2 (sur la porte); vers B, 3 (ailes ouvertes), 4 (cloutes), 5 (blessures, sang), et 6 (larmes); vers C, 1 (oiseau crucifit); vers D, 7 (paysan 21 I’ceil gai-qui contraste avec les larmes du vers B), 8 (soleil cruel), 4 (clout), et 2 (sur la porte); vers E, 1 (oiseau crucifit); vers F, 9 (fliite), 10 (joue) et 7 (paysan B I ’ d gai); vers G, un amalgame de toutes les images prtctdentes, 10 (joue), 2 ,2 (sous la porte-miroir de sur la porte du vers A- et variante, sous la g r a d e porte), 3 (ailes ouvertes) et 1 (agonie de I’oiseau crucifit); vers H, 1 1 (soleil couchant), ( I ) et (5) (rappel de I’idte de crucifi- xion avec le mot “martyre,” et de sang avec la “pourpre funtbre”); vers I, 9 (fliite) et 11 (soleil couchant); vers J, 12 (grands arbres aux tCtes chevelues), et 13 (obscures paroles); vers K, 9 (flilte) et 12 (grands arbres aux tetes chevelues); vers L, 14 (ciel console la terre), et 15 (douce lumikre du crtpus- cule); vers M, (13) (“parle” rappelle “obscures paroles”), 16 (pays meilleur), 8 (soleils cruels), et 15 (douce lumihre du crtpuscule); vers N, 9 (fliite), (6) (“sanglote d’angoisse” rappelle les larmes), 14 (le ciel), (13) (parle), et 16 (pays meilleur); vers 0, 1 (oiseau crucifit) et 9 (“chant” de la flQte, et du soleil couchant ( 1 1), des grands arbres (12), des obscures paroles (1 3), de la terre et du ciel (14), de la lumitre douce et bleue (15), et du pays meilleur (16); vers P, 1 (“agonie” renvoie B “agonise” du premier vers); vers Q, 5, et 5 (blessures, sang); vers R, 17 (mouvement de I’oiseau pour entendre le chant de la fliite) et 9 (le son de la flQte est sous-entendu dans le verbe “entendre”); vers S , 1 (le cceur crucifiC renvoie B l’oiseau crucifit du premier vers et de ses refrains et variantes successifs); vers T, 4 (“les clous” renvoient B “cloutes” du vers B et “clout?’ du vers D); vers U, 5, et 5 (blessures, sang, presque le mCme vers que le vers Q); vers V, 18 (9) (I’Idtal est symbolis6 par le chant de la flQte); vers W, 19 (Idtal est bourreau et consolateur); vers X, 1 1 (soleil couchant); vers Y, un amalgame d‘images prtctdentes, retour B une partie des vers B, A, et G: 2 (porte), 3 (ailes ouvertes), 1 (agonie de I’oiseau crucifit).

Cette structure en toile d’araignte de refrains et de rtpttitions dtplacts, un peu difftrents B chaque fois, reprtsente une forme de rip6tition sans symitrie, et un rtseau de fils extremement complexe. Par exemple, les images 11/9/11 et 12/9/12 (vers H-I et J-K) sont faites sur le mCme modkle mais sont des

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chants difftrents. Les rtpttitions des “Et” en dtbut de vers reprtsentent un autre niveau structure1 et un lien avec les prtctdents. C’est une structure en miroirs deformants ou en prismes: certains vers foment des paires de vers qui se ressemblent: A et C, G et Y, H et X, 0 et S. Tandis que les vers C et E, et les vers Q et U sont presque identiques. Ces dtplacements minutieux de phras- es ou morceaux de phrases rtpttts partiellement sont symboliques des mou- vements infimes de I’oiseau pour s’tchapper des mailles du filet qui le retient prisonnier. C’est avec la musique, ou la “fugue,” que l’oiseau veut “fuguer.”

Mais ces rtp6titions asymttriques participent aussi au glissement de la mktaphore de I’oiseau au pdte, et de la souffrance physique B la souffrance morale exigte par I’art et la recherche de I’Idtal. Cependant, aucune souffrance, aucune prison n’emflcheront le pd te de s’tlancer vers 1’Idtal. Le corps reste prisonnier de la rtalitt ordinaire, des contraintes de la socittt, de la vision qu’en ont les autres, mais I’esprit s’tvade dans I’Idtal poktique. Les mtdiocres jouent (gaiett du paysan B I’czil gai) B la vie, B la mort, ils sont superticiels et assis (voir Rimbaud, “Les Assis” 83) “sous la porte,” tandis que I’oiseau est “sur la porte.” Le pd te s’tlbve au-dessus de la rtalitt banale, mais cela le rend aussi vulntrable (“ailes ouvertes”). La porte qui devient “grande” est le symbole du passage de la rtalitt ordinaire B I’au-deb, qui exige des efforts.

Dans ce @me, c’est aussi la varittt de rythmes, de sons, et de tons qui brise l’immobilisme. L‘organisation des rythmes et des sonoritts est symbolique des spasmes du drame, et des vers trts longs, presque des phrases de pdme en prose, alternent avec des vers plus courts. En appliquant la thtorie des asso- nances et allittrations de Maurice Grammont au travail de Krysinska, nous voyons que la longueur du vers B, par exemple, figure le sang qui coule en une lente torture, celle-ci aussi signifite par les nombreux “1,” tvoquant la fluiditt et le glissement (“ailes,” “cloutes,” “blessures,” “perles,” “lentement,” “larmes”), tandis que la seule voyelle aigue de ce vers, le “u” de “blessures,” suggtre le cri de I’agonisant. Le passage des vers L et M est beaucoup plus lent que les autres, plus philosophique: c’est la rencontre avec 1’Idtal. Tandis que le rythme s’acctlkre avec les vers 0 B W: c’est le retour B la rtalitt dkchirante.

Le vers libre n’est donc pas dQ au hasard; selon Edouard Dujardin-dont la definition du vers libre est souvent reprise par les critiques-, il est le rtsul- tat d’un mtlange d’unitts mttriques difftrentes, dttemint par les nuances des idtes exprimtes (8), ou, selon Gustave Kahn, I’adversaire le plus ftroce de Krysinska dans la bataille du vers libre: “le fragment le plus court possible fig- urant un arrSt du sens et de la voix” (Premiers pokmes, “Prtface sur le vers libre” 26). Afin de mieux situer le travail de Krysinska dans le dibat de I’tpoque, j’ai dtcoupt le potme en mesures rythmiques selon les definitions de Kahn et Dujardin du vers c o m e une unit6 et une “sorte de pied rythmique sup6rieur” (Dujardin 12). Dans “Le Hibou,” les mesures rythmiques B I’in- ttrieur des vers sont aussi changeantes et choisies pour leurs effets expressifs. Les deux premitres mesures du vers D, par exemple, ont des voyelles claires

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,” “in”), qui expriment la et CcIatantes (‘‘ai,9’ ‘‘,,., “eu,?’ “aj,w “i,W “, gaiett du paysan; la troisikme mesure est faite d’un melange de voyelles de diverses qualitts, sombre, Claire, tclatante, Claire, sombre, Claire, aigue, Claire

ai”) et de consonnes dures et sifflantes (“t,” (“ou,,, “t,?’ ‘L a,,’ ‘‘t,,, ‘‘o ,> “ai,,’ ,‘u,,9 4‘

“f,” 3,” “s,” “I,” “k,” “r”); c’est une mesure rapide, ramassee comme un coup de feu, et qui reprtsente la confusion de I’oiseau pris dans son envol, tandis qu’il confond le soleil et le coup de feu, Dans la quatrikme mesure, les voyelles sombres ou tclatantes dominent (“a,” “ou,” “a,” “o”), ce qui manifeste la grav- it6 de I’acte. Ces dissonances, ou discontinuitts baroques rtvklent la tension de la sckne.

Le travail du @me est donc une vtritable orchestration et une mise en sdne. Le pokme est un cercle ouvert, qui ne revient pas exactement au point de depart, mais plut8t au centre du pdme (le vers Y rtpond au vers G). Le retour au milieu du pdme dkplace encore le mouvement en une esfice de zigzag ou de spirale h I’infini. Ce mouvement lancinant suggkre aussi I’ivresse de la douleur.

II semble donc que le pokme, de par sa structure, reprksente la dualitt du mattriel et du spirituel: d’une part, par sa varittt, la structure brise I’immo- bilisme, mais d’autre part, par sa minutie, elle reprtsente le filet, donc ce qui immobilise. Ceci reflkte le paradoxe du pdte, qui doit etre prisonnier ou dis- satisfait d’une rtalitt, pour savoir de quoi il se libbre, ce qu’il veut y changer et comment. Le corps, a la fois paralyst et entraynt au mouvement par le chant, est B la fois ce qui retient sur terre et ce qui emporte vers I’au-deli. C’est le paradoxe du paysan, superstitieux et barbare, puisque, pour tloigner les mau- vais esprits, il crucifie un animal encore vivant, le paysan qui malgrt tout ouvre la pone vers I’Idtal, puisque c’est h i qui joue de la flQte, c’est lui qui libhe. Le p&me reprtsente donc le paradoxe de l’Idtal, 2 la fois “bourreau et con- solateur.” C’est aussi une mttaphore du vers libre hi-meme, puisque le pobte doit d’abord connaitre les rbgles de la prosodie traditionnelle pour pouvoir les briser et en inventer d’autres. Mais, B I’bpoque, le vers libre dtrangeait les habitudes du lecteur, apparaissait comme anarchique, et il ne fut pas toujours bien r ep . Malgrt cela, Krysinska s’est battue pour difendre ses droits i la maternitt du vers libre.

En 1881, elle publiait quelques-uns des premiers pokmes en vers libres dans Chronique Parisienne. Mais, par la suite, elle ne fut jamais mentionnte comme ayant fait partie du groupe initial des pdtes symbolistes vers-libristes, dont, entre autres, Gustave Kahn et Jules Laforgue. Krysinska s’indigna con- tre cet oubli et tenta, en vain, de prouver que c’ttait elle qui avait fait ceuvre novatrice. L‘originalitt et le dynamisme de ses pokmes, recueillis dans Rythmes Pittoresques (1 890), Joies Errantes ( 1894), et Intenn2des (1903), ainsi que ses rtflexions thtoriques complexes sur la pottique du vers libre prtsenttes dans I’avant-propos de Joies Erruntes et dans “L‘Introduction sur les tvolutions rationnelles” d’Intem2des, prouvent que son travail fut B la fois

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crtatif et thtorique, le rtsultat de choix esthttiques et d’exptrimentations audacieuses.

Lorsqu’en 1883, Gustave Kahn Ctait en Afrique, il vit un pokme en vers libres de Marie Krysinska dans La Vie Moderne, et prCtendit qu’elle ne faisait que se conformer h ce qu’il lui avait appris. Ce pobme Ctait “Le Hibou.” Les premiers vers libres de Gustave Kahn ne parurent qu’en 1886 dans La Vogue. Les premiers pdmes de Marie Krysinska dans les anntes 1882-83 prtsen- taient une typographie Cquivoque qui les faisaient ressembler h de la prose. Pour elle, “vers et prose sont tous deux de la litttrature avant tout, moyens divers d’un mtme art, et le mot Pdsie, employ6 pour versification est par- faitement impropre” (Intermtdes xxx).

Le c a m du dCbat h I’tpoque semblait donc se trouver 18, une querelle quant h la dtfinition des formes, vers libre ou pokme en prose, qui cachait la ques- tion plus grave de savoir qui contrclait le langage. Mais ce qu’on reprochait & Marie Krysinska et 8 ses vers libres en faisait cependant la beaut6 et I’inttrEt: une forme vraiment libre, ambigue, offrant une quantitt indtfinie d’interprt- tations, une pdsie de I’tnonciation rtvtlant un dtsir d’ouverture, de renou- vellement, garantissant I’art contre I’immobilisme, contre la crucifixion, comme celle du hibou clout sur la porte du paysan.

Pour Marie Krysinska, naviguant entre deux cultures, la vtritable patrie fut la musique, celle des notes aussi bien que celle des mots et des rythmes innovateurs de ses vers libres. Son critbre esthttique Ctait I’oreille. Krysins- ka tcrivit des sonates et des symphonies avec des mots, et ses titres sont aussi Cvocateurs: Rythmes Pittoresques, Interm2des, “Guitares lointaines,” “Ames sonores,” “Petit oratorio sur Marie-Magdelaine,” “Chansons de l’amante,” “Chanson tendre,” “Chanson joyeuse,” “Sonate,” “Prtlude,” “Ronde des bois,” “Symphonie en gris,” “Symphonie des Parfums,” et beaucoup d’autres. A la fin du dix-neuvibme sibcle, des mesures irrCgulibres apparurent en musique, avec, par exemple, Claude Debussy. Pour MallarmC, qui a Cnonct une conception musicale de la pdsie, les changements dans I’art de la ver- sification etaient parallkles aux nouveautts dans I’art musical (Scott 159). Marie Krysinska suivit aussi l’tvolution du rythme musical de son temps, et I’appliqua h sa poCsie: “L‘tvolution de la musique moderne, avec ses larges rtcitatifs, ses dissonances voulues, sa recherche de l’inattendu, ne semble- t-elle pas inviter aussi la phrase pottique & se faire diverse, amplifite comme elle, pour des unions heureuses” (Intermkdes xxxviii). La musique suggbre et n’explique pas. Elle place le lecteur dans un itat de transe ou d’hypnose. De mtme, dans le pobme “Le Hibou,” c’est la musique du vers libre qui sug- gbre le mouvement, c’est aussi le chant de la flQte, hypnotisant, qui stimule la libtration.

Pour Krysinska, la forme classique n’ttait pas la seule forme possible. Elle expliqua que sa thtorie nouvelle tentait d’offrir “le plus de plaisir possible h I’oreille et le plus de musique possible par l’eurythmie” (xvii), avec asymttrie

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et symCtrie, oppositions, contrastes, dissonances, et crescendo, et le sens de I’harmonie dependant du seul goQt de I’artiste. Dans le vers libre, la scansion et les accents sont relatifs, mais il n’en est pas pour autant un vers anarchique et il faut en chercher ses lois (Morier 18-19). Krysinska admettait que “le for- tuit et le disparate” n’Ctaient pas acceptables pour les Symbolistes; elle voulait pour elle-m&me une langue Claire, une aeuvre d’art Cquilibrte, “une proposi- tion rythmique et musicienne affirmte avec Cvidence . . . malgrt les Clar- gissements des cadres prosodiques et l’usage des nombres moins habituels (1 1, 13, 14, 15 syllabes)” (xviii). Avec les rythmes et les assonances, qu’elle prtfCra aux rimes, elle recherchait I’effet de dissonance, un “effet pricieux d’inattendu et de rupture de monotonie” (xvii), afin d’exprimer la beaut6 par la surprise, revendication surrtaliste avant la lettre:

Notre proposition d’art est celle-ci: atteindre au plus de Beaut6 expres- sive possible, par le moyen lyrique, subordonnant le cadre aux exigences imprkvues de l’image, et rechercher assidiiment la surprise comme dans la libre prose avec, de plus, le souci d’un rythme particulier qui doit determiner le caracthre pdtique dCji Ctabli par le ion ou pour mieux dire le diapason ELEVE du langage. (xvii)

Nous pouvons dire, donc, que Krysinska, i 1’Ccoute de ses Cmotions et rythmes les plus intimes, fit une tentative de crtation d’un nouveau langage travers l’utilisation du vers libre. Ce langage devait “laisser aux syllabes muettes leur mutisme” (xx), car il rtpondait 2 un “besoin de conformit6 entre la pdsie Ccrite et la prononciation moderne . . . I1 semblait que I’auditoire eQt goQtt la sensation de retrouver le langage conforme aux usages de la causerie, tlevt au ton de la potsie, rythmt rationnellement” (xxv).

Ainsi, dans “Le Champ de coquelicots” (IntermPdes, 99), Krysinska mtlange des images pottiques et une syntaxe plus prosayque:

. . . Cela rit, cela crie de joie Cela sonne comme une fanfare, oh s’tploie

La fiertt des coqs matinaux. Puis, c’est un Ccrin de rubis exaspkrts, Ravis au prix du sang, de sang Cclabousst

. . . “-Hein! Si ga ne fait pas pitit, Un champ dans un pareil itat!--”

. . . “-Y en a-t-il de c’te vermine sus son carrC!”

. . . Or je m’iloigne En emportant

L‘illusion oh je m’entete, que si le pkre Thomas est un irogne

C’est aussi un poCte.

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Cette revendication de rapprocher la pdsie de la langue parlte d’une cer- taine Cpoque est aussi un dtsir de lutter contre I’immobilisme. D’une part, la prononciation de la langue parlie variant selon la situation gtographique, la classe sociale, I’iige et I’tpoque, le pdme en vers libres n’est pas un produit fini. Chaque Cpoque, chaque lecture, en fait une aeuvre nouvelle. D’autre part, c’est par le rapprochement entre pdsie et langue parlte que toutes deux se trouvent transformtes. Si le langage parlt s’en voit revaloris6 et parfois “tlevt au ton de la pdsie,” la potsie, elle, peut s’en trouver dtmocratiste. Ainsi, le p d m e en vers libres est une pdsie en train de se faire, pleine de relativitds et d’ambigu’itts (Scott 52) qui rtclament la participation active du lecteur. II arrache celui-ci B I’envoQtement du vers classique, car il rompt la symttrie (Morier 41), et il ne risque donc pas d’Ctre fig6, paralyst, comme le hibou sur la porte.

Une autre forme de dtmocratisation et d’tvolution de la pdsie est la chan- son. Tous les vers-libristes, Kahn, Mortas, Vielt-Griffin, Menill, Laforgue, Tristan Corbikre, ont fait des chansons de cabaret. A I’tpoque on parlait aussi de la nouvelle chanson de Jules Jouy, Aristide Bruant, Mac-Nab, Victor Meury, et Raoul Ponchon. A l’exposition de 1’Ctt 1995, au Muste Carnavalet h Paris, intitulie “Montmartre en liesse” se trouvaient des partitions de musique de Mane Krysinska aux c6tCs de chansons de Bruant et d’autres chansonniers de la Belle Epoque. On imagine tout i fait une Marie Krysinska, chansonnikre satirique et taquine, chantant dans des cabarets montmartrois:

Le jeune abbt du Plessys

Que Marquisette va, le menant Depuis

A la laisse d’un amour dtcevant DCp6rit ii vue d’aeil, sans cesse est prCt de choir, Sa passion et les dragtes de son drageoir

(“Rocaille,” fntermsdes 62)

Chansons, ou symphonies en vers, Marie Krysinska reste insaisissable. Ses mots eux-mCmes, dansent sur la page. La plupart des pokmes de Marie Krysin- ska sont typographits d’une faqon qui parait anarchique; les vers, de dif- ftrentes longueurs, se promhent aussi ii difftrents endroits de la ligne, enrichissant les possibilitts skmantiques. Son expression bintficia des dif- ftrents degrts d’impulsivit6 et d’tnonciation que signifient les variations de marges (Scott 42), des htsitations, des apprdhensions, ou au contraire des tlans et anticipations que reprtsentent le nombre de syllabes flottant du vers libre (148), I’incertitude au sujet du traitement du e muet, des diaresis et des synaeresis, et I’enjambement (37). La disposition du pokme en vers libres, les indications typographiques et la ponctuation donnent donc des instructions B I’aeil, h la voix, et B I’oreille. La peinture/typographie s’ajoute a la potsie/tcri-

Lui servent d’unique aliment. . . .

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ture et B la musiqueloralitt. Le mot est image, le pobme devient tableau, et Krysinska s’avaqait dans la voie recherchte par les Symbolistes de I’union de tous les arts, tandis qu’elle se rtservait aussi une libertC de mouvement d’un art B I’autre.

Ce qui peut paraitre c o m e une inconstance baroque chez Marie Krysins- ka, n’est que I’expression d’un dtsir intense de mouvement, de danse, de IiMration physique et psychologique. Une grande variCtC de thbmes, de rythmes, de sons, et de tons montre un psychisme complexe, permet des inter- pretations varites, et rtpond B un dtsir de ne pas fixer le texte, donc de ne pas limiter le moi. A travers les recueils, c’est une vtritable errance qui nous fait passer du grave au ICger sans transition. De nombreux pdmes, “Ombres fiminines” (Joies errantes 41), “Mirages” (Ryrhmes pitroresques 1 ), “Sketch Book” (Intennddes 67), tvoquent des personnages fugitifs, B peine visibles, qui nous tchappent, des apparitions fantbmatiques, des esquisses, des silhou- ettes incertaines, des scbnes en train de se transformer, inachevtes. Un moyen, donc, de se dtmarquer par rapport B une culture dominante, est de rester dans le flou, le mysttrieux, I’indCfini. C’est ainsi que Krysinska libtra son expres- sion et lui tvita d’avoir h entrer dans le moule d’une forme classique, patriar- cale, dtterminte B I’avance. C’est parce qu’il exprime les Clans du moi inttrieur que le vers libre, avec ses tclats, ses flots, ses staccati, ses ruptures, ses tourbillons, peint une expression plus spontante, plus crue, plus sur- prenante, mais aussi plus vraie, et peut-Etre plus proche d’une expirience ftmi- nine mouvante. Ce dCsir de fuite et de libertt est manifeste dans le titre du recueil Joies errunres, un mtlange de “jouissance” et d’ “errance.”

Dans les pobmes de Krysinska, le corps se l ikre donc par l’tcriture et par la danse, ou le mouvement. Si, pour Mallarmt, la danse Ctait une Ccriture (“Ballets” 303-37), la potsie pure qu’il cherchait, parce qu’elle suggbre un effet produit plutbt elle ne dtcrit, on peut dire que pour Marie Krysinska, la potsie Ctait une forme de danse. Ses vers libres se tordent et se transforment pour mieux se preter aux rythmes difftrents de chaque danse. Ainsi, si les rythmes irrtguliers et la typographie de “Menuet” (Ryrhmes pirroresques 93) reproduisent fiddement les cadences et les pas du menuet, ceux de “Danse d’Espagne” (95) font tcho B la passion du flamenco, et les rythmes courts de “Gigue” (102), reprtsentent la vigueur, la rapiditt des pas de la gigue dans laquelle le corps tourne jusqu’h I’tpuisement.

Mais, de mCme que la musique intkrieure n’est pas toujours ordonnte et symktrique, cette danse n’est pas toujours paisible. Car, si la danse libbre, elle exprime aussi I’inconscient. La danse est parfois mysttrieuse et la danseuse menacte, comme dans le pobme “Danse d’Orient” (97):

. . . Son seigneur-turban6 de lin clair, La regarde au travers Des fumies bleues du narguilht

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Et songe que ce soir, il pourra Ctancher Sa soif jalouse d’elle, en faisant couler Son joli sang rouge sur ces seins,

Ou frissonnent et brillent les sequins.

Parfois, au-delh d’une apparence de Itghett, de danses insouciantes, au sein d’un ordre du monde nature], tclatent la violence, les forces latentes de la sexualitt et du subconscient, comme dans “Soir en Mer” ( h i e s Errantes 86):

. . . La mer et le ciel se sont parts De lueurs rouges, de lueurs roses, De lueurs pourpres-en chantante gamme

-C’es t -comme des linges tclabousses de sang, parmi des roses,

Ce qui resterait De quelque drame.

ou bien dans “Ronde des Bois” (89):

. . . Aux buissons des bois les tglantines rouges Semblent de petits cams, parfumts et sanglants, Et les Cchos moqueurs rtpktent les voix, Les fugitives voix du Bonheur qui passe. . . .

Avec ce melange de na’ivett et de vthtmence, de clair et d’obscur, I’expiri- ence est plus vraie, et la danse, tout aussi bien que I’tcriture, peut exorciser la peur, mCme si elle n’tlimine pas le pessimisme, le spleen ressenti h la recherche de I’IdCal toujours fuyant.

L‘errance de Marie Krysinska s’ouvre aussi parfois sur des mondes surna- turels. Le dtsir de se dtfinir dans les rCves et autres rtalitts instables, la magie, la nuit, le mystbre, le monde des sirhes et des fandmes, est parallble au dtsir de se libher de I’emprisonnement du monde rationnel et positiviste. La danse des mots, et la danse du corps, toutes deux hallucinatoires, peuvent propulser les Ctres hors de la rtalitt ordinaire, vers les images de 1’IdCal que les Sym- bolistes cherchaient h suggerer, et apprihensibles seulement le temps d’une “illumination.” C’est ainsi que le cycle des “Rtsurrections,” qui c16t le recueil Rythmes Pitturesques, prisente toute une strie de danses: “La Pavane” (91), “Le Menuet” (93), “Danse d’Espagne” (95), “Danse d’Orient” (97), “Java- naises” (99), “Danse Slave” (loo), “La Gigue” (102), et “Valse” (104). Le corps repu s’endort apr& avoir bien danst, tandis que I’esprit rejoint le monde des rCves avec I’tvocation d’un cauchemar dans le pdme suivant “Le Dtmon de Racoczi” (109), puis s’tlkve dans la mtditation avec la vision de I’image du pbre du pdte, Xavier Krysinski, dans “L‘ Ange Gardien” (1 14), et accbde ?i la clairvoyance avec la rtflexion sur le paradoxe de la vie dans “Paradoxe” ( 1 18):

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. . . Se bltir dans le RCve d’inaccessibles ch8teaux Pour s’y rtfugier et s’y consoler D’&tre n t

. . . C’est peut-Ctre Ii-vraiment-le Bonheur.

La stimulation physique par la danse, suivie d’un exorcisme par le rCve et d’une intense miditation dtbouche sur le voyage de I’2me aprks la mort dans “Mttempsycose” (120), le dernier pdme de ce groupe mais aussi du recueil. Dans “Mttempsycose,” les lmes reviennent sur une “terre veuve” oh l’art est tout puissant pour recrter les choses aprks la fin du monde:

. . . Alors, leur prunelle spirituelle Et leur immattrielle oreille Reconnaitront les formes, les couleurs et les sons Qui furent les euvres de leurs mains assidues,

Durant les lges amoncelts et oublits. . . . Tandis que palpitait en eux la terrestre vie

Et que leur bouche proclamait Le nom trois fois saint de 1’Art immortel.

. . . . Et, sous le fouet de I’tternelle Beautt Et de I’tternelle Mtlancolie, Les humains i nouveau dompteront-

Les couleurs, les formes et les sons. Dans cette plan6te lointaine-

La renaissance de 1’8me n’est plus seulement individuelle, mais aussi collec- tive dans une foi commune en I’art et ses pouvoirs de transformation. Ce cycle des “RCsurrections” suggkre le voyage mental et rtgtntrateur que la danse du corps et des mots fait connaitre; ladanse prtpare i l’hallucination et i la libtra- tion de I’esprit vers “I’Cternelle Beautt.”

H t l k e Cixous suggke que l’tcriture par le corps engendrera une rtvolu- tion, une autre forme d’tchange et de production, un autre modkle de com- munication sociale autorisant une pluralitt de langues, et en btntficiant (253, 264). Marie Krysinska a tcrit, dans une langue bien i elle, la “jouissance” du corps qui danse et libkre I’inconscient. Changeante, elle cherchait la meilleure formule pour exprimer sa musique inttrieure, ou ses voix, en dehors des normes et en dehors des Ccoles. Son dtsir de vers libre h i t donc un geste sym- bolique de libertt personnelle.

Catulle Mendks, Parnassien, reprocha au vers libre d’Ctre une uni t t psy- chique pludt que syllabique (248). Comment le lecteur devait-il dtcouvrir le rythme, la prononciation, la signification, demanda-t-il (248)? Mais c’ttait justement 121 I’inttrCt du vers libre: i l offrait un dtfi au lecteur. Dans le vers libre, le rythme, les assonances, la rime, la ponctuation, la typographie, ttaient autant d’C1tments qui reprtsentaient divers degrts d’effets psychologiques. La

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lecture du vers libre ttait donc plus problimatique que celle du vers rkgulier, et elle rtclamait une participation active du lecteur. C’est en donnant une par- tie du pouvoir au lecteur que le vers libre produisit un vtritable changement dans la litttrature, et dans la vie (Johnson 750). Le poeme en vers libres est inonciation (Scott 6,47,52) et la lectrice, telle le hibou clouk sur la porte dans le p&me “Le Hibou,” doit faire un effort, agrandir ses blessures et participer B la crkation, garantissant ainsi que I’aeuvre Cart ne mourra jamais. Aussi, quand Andrt Barre dit que les essais de Marie Krysinska “[manifestaient] avant tout I’indolence ftminine en matiere d’art, l’antipathie de la femme pour tout travail fini” (335), il oubliait que ce dksir de laisser le poeme ouvert et sujet B d’ulttrieures transformations faites, soit par le p&te, soit par le lecteur, Ctait un choix esthttique et politique et un moyen de faire sortir la litttrature moderne de la crise de I’immobilisme. Soyons donc reconnaissants envers “l’indolence ftminine en matiere d’art”! Marie Krysinska a fait des choix courageux d’tmancipation, et elle a suivi son dksir de changement et de mouvement, inhtrents B la vie, et symbolists par la musique et la danse.

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