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Le jardin secret de Frances Hodgson Burnett : souvenirs, relecture et analyse d’une adaptation Sonia Jacques M1 Master LJ Université de Cergy-Pontoise Mai 2014

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Le jardin secret de Frances Hodgson Burnett : souvenirs, relecture et analyse d’une adaptation

Sonia Jacques

M1 Master LJ Université de Cergy-Pontoise

Mai 2014

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I. Souvenirs de lecture

Lorsque j’étais enfant, les livres étaient mon univers. J’en possédais peu, me semble-t-il, mais je vivais parmi eux. Dans ma chambre, dans tout l’appartement familial, à la bibliothèque municipale où je finissais chaque journée d’école, attendant que maman vienne me chercher. A chaque moment aussi, surtout le weekend, le matin au réveil, après le déjeuner, le soir : les livres étaient l’activité familiale de prédilection. Mes parents jouaient peu avec mon frère et moi, mais ils nous ont lu des quantités de livres.

J’ai de vifs souvenirs de la voix de maman me lisant Les lettres de mon moulin, Babar ou Tintin. J’ai encore à l’oreille des mots, des bribes de phrases, qui sont si bien ancrés en mon esprit qu’ils sont des madeleines de Proust, et que je ne peux me les remémorer sans être renvoyée à mes sentiments enfantins, au bien-être ressenti à l’écoute de ces textes, toujours renouvelé, dans la proximité du corps maternel. « Et de Pampérigouste on en vit la fumée », avec un semblant d’accent provençal à la Pagnol, les noms des personnages de Babar, Cornélius, Hatchibombotar ou Rataxès, et la chanson des éléphants « Cromda cromda ripalo, pata pata ko ko ko », ou encore mon étonnement d’entendre, dans la bouche du capitaine Haddock, pourtant pas avare d’un vocabulaire peu commun, cette expression : « couci-couça » et la pensée qui me vint alors, qui resta imprimée dans ma mémoire : mais alors, le capitaine Haddock sait parler une langue étrangère ? En replongeant dans ces souvenirs, je comprends maintenant que ce sont justement ces bizarreries de langage, ces mots étranges, ces intonations inhabituelles qui m’ont profondément marquée, préfigurant sans doute mon attrait pour les langues étrangères (mais aussi peut-être, réminiscences d’un atavisme familial… mon arrière-grand-mère fut la traductrice de Selma Lagerlöf et de Karen Blixen). En cela j’éprouve aujourd’hui ce qu’analyse Anne Rouxel1 : mon identité de lecteur « est une composante de [ma] personnalité ». Les images d’albums, si longuement regardées, se sont imprimées en moi de manière moins nette, plus indéterminée, me laissant davantage une impression, me renvoyant davantage à des affects, à des sentiments : Lison et l’eau dormante était sombre, un peu effrayant, me procurait une sensation d’inconfort, tandis que Boucle d’or et les trois ours, illustrée par Gerda Muller, était mignon et charmant, me séduisant davantage.

Mes premières lectures solitaires furent quelques Oui-Oui, trouvés dans l’appartement de mes arrière-grands-parents, sans lesquels nos visites auraient été pour moi d’un mortel ennui et qui eurent non seulement la vertu d’être mes premiers « vrais » romans lus toute seule, mais aussi de me faire pénétrer dans un univers sécurisant, tout en rondeurs, en bons sentiments, en couleurs plaisantes et douces. Il est fort probable que j’aimais aussi Oui-Oui car grâce à lui, je m’échappais des lectures à valeur qualitative validée : on ne lisait pas n’importe quoi à la maison ; les livres étaient choisis, nous étions éduqués à l’appréciation du « bon » livre. C’était bien, mais c’était sérieux.

1 Autobiographie de lecteur et identité littéraire, in : Rouxel Annie, Langlade Gérard. Le sujet lecteur –

lecture subjective et enseignement de la littérature. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2005.

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Au cours de ma grande enfance, quand j’avais neuf ou dix ans, on m’offrit Le jardin secret. C’était un roman, un livre épais à mes yeux d’enfant, à la couverture cartonnée où dominait une couleur bleu foncé que j’affectionnais. Je ne me souviens plus si je l’ai lu avec lenteur ou avidité, pendant les vacances ou en période scolaire mais je sais que je l’ai lu seule, dans l’intimité. Je ne me souviens plus non plus d’autres éléments de l’histoire que celui d’une petite fille solitaire découvrant un jardin merveilleux et caché.

En réalité, il en est pour moi de ce livre comme de tous les autres, même de mes lectures d’adulte et récentes : je me souviens moins de l’histoire que des impressions ressenties, des sentiments éprouvés, des émotions qui m’animèrent. Je suis une lectrice de la sensation. Ce qu’il me reste aujourd’hui du Jardin Secret, c’est le souvenir d’un récit délicat, doux, d’une écriture charmante. L’ambiance avait une part de mystère acceptable pour l’enfant rationnelle que j’étais, le jardin était non seulement secret, mais clos ; la part de merveilleux s’en trouvait circonscrite et jamais, ou peu, effrayante.

Par la suite, et des années durant, j’ai affirmé que mon livre préféré était Le jardin secret. Je ne l’ai lu qu’une fois, jamais relu, comme d’ailleurs à peu près tous les autres livres depuis que je lis seule ; il y a tant à lire, tant à découvrir, et puis, j’aime tant m’en tenir à une sensation première, naïve, fraîche, neuve, même si elle s’estompe, tant pis, elle sera restée pure… Les souvenirs de cette lecture s’effaçant, la seule chose précise, intangible et certaine qu’il m’en est resté, c’est que Le jardin secret fut mon livre d’enfant lectrice préféré. Je ne sais pas si je me le suis jamais expliqué, et je ne suis pas sûre d’avoir été capable, à aucun moment, de savoir et d’exprimer ce qui m’avait tant plus dans ce livre. Quelle part de moi avait-il touchée ? Quelle petite fille étais-je pour aimer ce livre au point de le placer au-dessus, ou à côté, de toutes mes autres lectures ? Car « ces quelques mots, ces quelques images qui restent et s’énoncent disent pourtant quelque chose de ce qui s’est joué dans cette rencontre et de ce qui continue à se jouer par le souvenir »2.

2 Louichon Brigitte. La littérature après coup. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2009 (p.8)

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II. Relecture et et analyse d’une adaptation

1. Relire 1.1 Relire : revisiter ses souvenirs

J’ai retrouvé Le Jardin secret. Le livre que j’ai lu il y a plus de trente ans était dans la cave de la maison de mes parents, remisé dans un carton qui resta intact au fil des déménagements. Ce carton contenait bien d’autres de mes livres d’enfants, et grâce au tempérament ordonné de mon père, ce sont mes lectures de grande enfance que je retrouvais ainsi regroupées, n’ayant pour témoin des années passées qu’une vive odeur de moisi. Mon père, qui m’accompagnait, ne manqua pas d’affirmer « Moi, je ne jette jamais les livres » et de recueillir ma reconnaissance.

L’objet était tel que ma mémoire me l’avait livré : la couverture cartonnée et bleu foncé, et l’épaisseur - 460 pages, constatai-je. La première de couverture est illustrée, ce dont je me souvenais, tout en n’ayant pas du tout conservé la mémoire du contenu de l’illustration. Il s’agit de la représentation de dos d’une enfant plutôt grande, blonde avec un nœud dans les cheveux, vêtue d’une robe rouge. Elle est dans un jardin vert, non fleuri, et se tient près d’un arbre sur le tronc duquel sa main droite est posée. Elle semble regarder, devant elle, un mur en partie recouvert de végétation duquel dépassent de grands arbres de diverses variétés et nuances de vert. Cette image ne m’évoque aucun souvenir ; je suppose, par conséquent, soit que je ne m’étais pas beaucoup attardée dessus, soit que, comme pour les albums évoqués plus haut, je n’ai conservé en mémoire que les sentiments éprouvés à sa vision et qui se mélangèrent avec ceux que me procura la lecture du roman. Plus étonnant cependant, j’avais oublié la tranche du livre, avec les trois mots du titre à l’horizontale, les uns en dessous des autres et en minuscules, et le chat imprimé au bas, surmontant le nom « éditions du chat perché Flammarion ». En observant cette partie du livre, je me suis souvenue l’avoir regardée maintes et maintes fois, alors même que l’ouvrage ne quitta jamais l’étagère où il était rangé jusqu’à sa mise en carton : voir la tranche du livre suffisait alors, pour raviver le bonheur et le plaisir que j’avais éprouvés à sa lecture. Et le titre prenait au fil des années une autre dimension : il devenait dans ma mémoire, dans ma vie même, ce qu’il nommait – un jardin secret.

J’entrepris de relire du Jardin secret, et retrouvai les éléments de l’histoire que j’avais oubliés. Mary Lennox, le personnage principal, est une petite fille. Le livre s’ouvre sur une description peu flatteuse de Mary : « tout le monde s’accordait à dire qu’on n’avait jamais vu d’enfant plus disgracieuse », elle est une « vilaine petite créature souffreteuse et maussade ». Cette petite fille laide, qui a très mauvais caractère, vit « aux Indes » avec ses parents, qui ne lui témoignent aucune affection. Ceux-ci meurent de façon brutale lors d’une épidémie de choléra ; Mary Lennox, devenue orpheline, est envoyée chez son tuteur désigné, son oncle Archibald Craven, qui vit en Angleterre (Yorkshire), dans le manoir de Misselthwaite, isolé en pleine lande. Elle est accueillie par la gouvernante, que Mary trouve fort déplaisante : Mme Medlock. Celle-ci lui décrit son oncle comme un personnage bossu, ombrageux et aigri. Il est veuf et inconsolé, ayant perdu sa jeune et belle épouse dix ans auparavant. Mary va partir à la découverte du manoir et des jardins qui l’entourent, perçant peu à peu les secrets des lieux qui

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nimbent l’histoire de mystère. Elle se lie d’amitié avec Colin, son cousin souffreteux dont on lui avait caché l’existence, ainsi qu’avec Dickon, le jeune frère de l’une des servantes du manoir. Parallèlement, elle découvre un jardin secret. Il est clos et abandonné depuis que l’épouse de M. Craven y est accidentellement décédée, mais Mary en trouve la clé, et les trois enfants entreprennent de le faire revivre. Simultanément à la renaissance du jardin, les personnages de Mary et de Colin évoluent, recouvrent la santé et acquièrent un tempérament joyeux et aimable. Lorsque leur secret est dévoilé, M. Craven retrouve lui aussi joie et plaisir de vivre.

C’est une œuvre de Frances Hodgson Burnett (1849-1924), romancière anglaise naturalisée américaine en 1905. Elle écrivit notamment trois œuvres pour la jeunesse qui connurent un grand succès et firent – et font encore – l’objet de nombreuses adaptations : Little Lord Fauntleroy en 1886 (traduit en français en 1888 : Le petit Lord Fauntleroy), A little Princess en 1888 (traduit en français en 1891 : Princesse Sarah : aventures d’une petite écolière anglaise) et The secret garden en 1911 (traduit en français en 1921 : Le Jardin mystérieux).

Selon Alison Lurie3, Frances H. Burnett « a raconté de ces histoires qui expriment fantasmes et désirs secrets, qui révèlent les aspirations de toute une société et qui, bien au-delà du succès commercial, deviennent partie intégrante de la culture populaire ». Ayant grandi dans une famille, émigrée aux Etats-Unis après la mort du père et toujours en quête d’un moyen de gagner un peu d’argent, elle chercha très jeune à publier de petites histoires et des feuilletons dans la presse : c’est ainsi qu’elle vint à l’écriture. Ses ouvrages – notamment ceux que je viens de citer – sont imprégnés de son affection pour les enfants et surtout de sa représentation de la vie qui devrait être, selon elle, toujours remplie d’ « un bonheur magnifique »4. Ainsi, toujours selon Alison Lurie, Le jardin secret est le récit « d’un miracle psychologique : la transformation radicale survenue chez deux enfants profondément désagréables et égoïstes »5.

1.2 Relire : mobiliser de nouvelles compétences

Si le lecteur enfant est un lecteur incompétent6, si j’étais incompétente en lisant Le jardin secret à un âge enfantin, quelle lecture en ferais-je à l’âge adulte ?

Je sentis à nouveau, en relisant Le jardin secret, le charme et la délicatesse dont j’avais gardé la mémoire.

Le style littéraire du Jardin secret est intéressant en ce qu’il fait preuve d’équilibre entre les descriptions – des personnages, des lieux -, les dialogues et l’action. Les uns et les autres alternent de manière rapide, dans des chapitres assez courts (de seize pages en moyenne), où

3 Lurie Alison. Ne le dites pas aux grands, Essai sur la littérature enfantine. Paris : Rivages, 1991 (p.159)

4 Citée par Alison Lurie, op. cit.

5 Op. cit., p.164

6 Prince Nathalie. Un drôle de lecteur. In : La littérature de jeunesse. Paris : Armand Colin, 2010 (p.131-132)

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le suspense est subtilement distillé, de sorte que le lecteur est constamment tenu en éveil. La langue est soutenue, mais les phrases sont simples et le vocabulaire, quoique recherché, est aisément compréhensible.

Mon attention a été retenue par plusieurs éléments, que je présenterai et que j’analyserai. Ils seront, dans un second temps, les points de comparaison avec une adaptation contemporaine du roman : le film Le jardin secret d’Agnieszka Holland. Ces éléments sont le personnage principal du roman, Mary, les lieux dans lesquels elle évolue – la lande, le manoir, le jardin secret – et enfin, les personnages que je qualifierais de magiques – le rouge-gorge et Dickon.

1.2.1 Le personnage de Mary

La situation de Mary, au début du roman, est pathétique. D’abord parce qu’elle est décrite comme laide et de vilain caractère : elle « était la plus tyrannique et la plus égoïste des sales petites pestes de la création » (p.12), mais aussi et surtout parce que Frances H. Burnett donne pour origine aux défauts de son personnage son quasi abandon par sa mère : « Elle n’avait pas voulu d’enfant, et quand Mary était née, elle l’avait confiée aux bons soins d’une ayah, à qui elle avait bien fait comprendre que, pour plaire à la Memsahib, le mieux qu’elle pût faire était de garder l’enfant aussi éloignée de sa vue que possible » (p.12).

Le personnage de Mary suscite dès lors un mélange de sentiments, dégoût, pitié, et, preuve d’habilité littéraire et psychologique de l’auteur, curiosité – à défaut d’empathie. Le lecteur est, dès les toutes premières pages, intéressé par Mary et soupçonne que son caractère sera l’un des thèmes principaux du roman.

Il me paraît remarquable que le personnage de Mary acquière dès l’ouverture une réelle épaisseur. Son évolution au cours du roman est décrite par petites touches successives, qui la rendent crédible. Elle a conscience de ces changements, et s’en fait même la liste : « En fait, depuis qu’elle était au manoir, quatre bonnes choses lui étaient arrivées. Elle avait eu le sentiment de se faire comprendre d’un rouge-gorge et de le comprendre à son tour. Ses longues courses dans le vent lui avaient réchauffé le sang. Pour la première fois de sa vie, elle avait eu une faim de loup. Et maintenant, elle venait de découvrir qu’on pouvait éprouver de la peine pour les autres. Elle faisait des progrès » (p. 82). Dans ce passage, le rôle de la nature apparaît très clairement : c’est d’abord sous l’influence d’éléments naturels que Mary change, tant physiquement que moralement.

Elle se rend compte de la solitude dans laquelle elle vivait auparavant grâce à un rouge-gorge : « Moi aussi je suis seule », lui dit-elle. « Jusqu’alors, Mary ignorait que c’était l’une des raisons pour lesquelles elle était toujours désagréable et de mauvaise humeur. Elle en prit conscience en observant le rouge-gorge qui lui rendait son regard. » (p. 68) Par l’intermédiaire du rouge-gorge, elle se met à distance d’elle-même et s’avère désormais capable, non seulement de percevoir la solitude dans laquelle elle a grandi, mais aussi des effets de cette solitude sur son tempérament.

Cette prise de conscience est à la fois le marqueur de l’évolution psychologique du personnage de Mary et son préalable. Mary se trouve peu à peu en capacité de s’ouvrir au

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monde, et notamment aux personnes qui l’entourent. Elle trouve en son cousin Colin un double, un être qui souffre de maux semblables aux siens : orphelin (quoique de mère seulement – toutefois, le parallèle peut s’établir puisque Mary a pour ainsi dire perdu sa mère dès son plus jeune âge, celle-ci l’ayant quasi abandonnée), en mauvaise santé, seul, privé d’affection et tyrannique avec les quelques adultes qui s’occupent de lui. Tous deux font fi des règles édictées par les adultes et font ensemble du jardin secret le lieu de leur renaissance et de leur épanouissement.

Ils pratiquent ce qu’ils appellent la « magie » et qui est en réalité l’utilisation d’une forme d’auto-persuasion additionnée d’exercices physiques, qui leur donnent force mentale et résistance physique. Frances H. Burnett tient d’ailleurs à ce sujet des propos généraux, considérant que la découverte des pouvoirs de la pensée est l’une des plus importante du siècle précédent : « On s’est alors aperçu que la pensée possédait une énergie semblable à celle de l’électricité, tantôt aussi bénéfique que les rayons du soleil, tantôt aussi maléfique que le pire des poisons » (p.433). Alors qu’« aussi longtemps que Mary avait eu le cœur lourd de mépris et de rancœur pour le monde et les gens qui l’entouraient, refusant de se laissée séduire ou d’être passionnée par quoi que ce fût, elle avait gardé l’apparence d’une enfant maladie au teint jaune et à l’air malheureux et triste. » (p.434), elle devient vigoureuse, belle et joyeuse dès lors que ses sentiments à l’égard du monde ont évolué.

L’évolution des personnages de Mary et de Colin, d’un point de vue littéraire, placent Le jardin secret dans la catégorie des romans d’apprentissage. Mais il a une particularité que relève fort bien Alison Lurie7, reprenant à cet égard l’observation d’Ann Thwaite, biographe de Frances H. Burnett8 : « ce roman (…) représente un élément nouveau : les enfants parviennent à s’amender non pas grâce à quelque personnage extérieur, bon et sage, mais grâce essentiellement à leurs propres efforts, processus jusqu’alors très rare dans les livres pour la jeunesse ».

Me sont apparus, de manière beaucoup plus évidente au cours de cette relecture, les liens qui unissent les personnages de Mary et de Colin avec le jardin secret, faisant de celui-ci un élément majeur de leur reconstruction. J’ai supposé que les autres lieux dans lesquels évoluent les enfants ont aussi un rôle important dans l’histoire.

1.2.2 Les lieux

Mary a passé sa petite enfance aux Indes, alors colonie britannique. Bien qu’enfant d’une famille anglaise n’ayant en rien abandonné valeurs et mode de vie de son pays, et tachant vainement de les transmettre à Mary en confiant son éducation à plusieurs gouvernantes anglaises - qui toutes abandonnent leur poste, découragées par l’affreux caractère de Mary -, elle subit, à l’instar de son père, « constamment souffrant, lui aussi » (p. 11), les effets d’un environnement et d’un climat délétères. Frances H. Burnett s’attarde peu sur ce milieu, se contentant d’évoquer une « chaleur effroyable » (p.12) et ses effets néfastes sur les humains. On peut supposer qu’à l’époque de parution de l’ouvrage, il n’était point

7 Op. cit., p.165

8 Thwaite Ann. Waiting for the party. New York : Scribner’s, 1974

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besoin de décrire longuement les Indes et qu’il suffisait d’évoquer cette colonie pour que les lecteurs aient à l’esprit une représentation suffisamment imagée de ces lieux.

A contrario, l’auteur fera de plus précises descriptions du nouvel environnement de Mary : la lande, le manoir, les jardins. Et il n’y a de toute évidence par de raison pour que ce milieu n’ait pas sur Mary autant d’influence que celui qu’elle vient de quitter.

La lande

L’arrivée de Mary au manoir, nuitamment, ressemble à un accostage sur une île après une longue traversée maritime. La métaphore est d’ailleurs explicite, la lande évoquant la mer à Mary : « On dirait la mer, comme s’il y avait de l’eau partout, dit Mary. » (p.40), « Mary avait l’impression que leur voyage ne devait jamais finir et que la lande était une immense étendue d’eau noire qu’elle traversait sur une longue digue de terre ferme » (p.41). La longueur du voyage est également soulignée, on le voit, ce qui accentue l’impression d’isolement du manoir et provoque, tant chez Mary que chez le lecteur, un sentiment d’inquiétude, voire d’oppression.

Le lendemain, au grand jour, Mary voit par la fenêtre de sa chambre « un large espace de terrain en pente où il n’y avait apparemment pas d’arbres et qui ressemblait plutôt à une mer pourpre infinie et monotone » (p.45-46). Martha, la petite bonne qui s’occupe de Mary, lui apprend que c’est la lande et lui en parle de manière très enthousiaste, soulignant ses attraits : les plantes qui sentent bons, la bruyère et le genêt en fleurs, l’air pur, la présence des abeilles et le chant des alouettes. Il s’agit, dans le roman, du premier passage de description positive et flatteuse d’un paysage.

C’est aussi le début d’une évolution positive de l’histoire de Mary ; ses changements physiques et psychologiques sont accompagnés par une description de plus en plus positive de la lande environnant la propriété. Chaque matin, « elle allait à la fenêtre et regardait la lande qui semblait s’étendre jusqu’à l’infini pour se perdre dans le ciel » (p.73). Et lorsqu’elle sort, « tout cet air, vif et sain, chargé d’un parfum de bruyère qu’elle respirait à plein poumons, fortifiait son petit corps malingre, avivait ses joues et donnait de l’éclat à ses yeux ternes sans qu’elle s’en rendît compte » (p.74), plus loin « l’air vivifiant de la lande commençait à l’éveiller et à lui clarifier les idées » (p.79). Lorsque le printemps arrive, les nuages faisant place au ciel bleu, « l’immense étendue de la lande en prenait une teinte légèrement bleutée qui changeait du pourpre sombre et du gris sinistre des jours précédents » (p.97). Et finalement, après sa rencontre avec Dickon puis avec Colin, Mary parle de la lande comme du « plus bel endroit du monde » (p.226).

Au regard de ces constats, la lande me paraît être, dans le roman, une représentation allégorique du psychisme de Mary, qui évolue avec lui de l’ombre triste vers la lumière joyeuse.

Le manoir

Le second lieu dans lequel évolue le personnage de Mary est le manoir. C’est le lieu d’habitation de son oncle, « une immense demeure longue et basse » (p.42). La taille des

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pièces, des portes, des escaliers est présentée comme très importante (p.42-43) : « la porte d’entrée était énorme », « elle donnait sur un hall immense », « un grand escalier », « le long d’un interminable couloir ». Inévitablement, Mary se sent minuscule dans cet environnement aux proportions monumentales : « elle avait l’air d’un étrange petit personnage noir et elle se sentait aussi petite et aussi perdue et étrange qu’elle le paraissait » (p.42).

Mary est d’emblée confinée dans une pièce et la chambre attenante, avec pour interdiction d’aller ailleurs dans le manoir.

L’auteur donne par ailleurs au manoir un aspect labyrinthique, faisant emprunter à Mary, le jour de son arrivée, « quelques marches et un autre couloir et encore un autre » (p.43). Ainsi, lorsque, bravant l’interdit, elle va à la découverte des lieux, quelques jours après son arrivée, l’auteur écrit qu’elle « partit à l’aventure » (p.89). De fait, passée la porte de sa chambre, « c’était un long couloir qui se divisait en plusieurs branches, et chaque branche donnait sur un petit escalier qui menait à d’autres couloirs encore » (p.89). Il y a « une multitude de portes », et Mary erre « dans les dédales de l’immense demeure, grimpant et descendant les escaliers, traversant des réduits pour gagner de larges espaces où elle avait l’impression d’être la première à pénétrer » (p.90). Et, lorsqu’elle rebrousse chemin, elle se perd à plusieurs reprises.

Or, c’est au cœur du manoir, au cœur du labyrinthe pourrait-on dire, que Mary découvre l’existence de Colin, son cousin alité. Et c’est du cœur de ce labyrinthe où il était enfermé par sa supposée maladie que Mary ramènera Colin vers l’extérieur, le jardin, la vie.

Le jardin

Dès le premier jour, la petite bonne, Martha, incite Mary à sortir jouer dehors, arguant que le grand air lui fera du bien. Ainsi Mary, seule encore une fois, part à la découverte des jardins de la propriété. C’est dès ce moment que Mary apprend l’existence du jardin secret : il s’agit, plus précisément, d’un jardin dont l’accès a été condamné par l’oncle de Mary. En effet, dévasté par le chagrin après que son épouse y mourut, il fit définitivement fermer l’accès de ce lieu qu’elle aimait beaucoup. Ces quelques informations données par Martha ne manquent pas de piquer la curiosité de Mary, qui n’aura de cesse, dès lors, de chercher à pénétrer dans le jardin. Elle y parviendra à l’aide d’un rouge-gorge9.

Elle ouvre la porte et entre dans le jardin, « l’endroit le plus charmant et le plus mystérieux que l’on pût imaginer » (p.122). La description du lieu est longue et particulièrement évocatrice, permettant au lecteur de visualiser un jardin certes à l’abandon, mais riche de ce qu’il a été. La végétation est prolifique, tout particulièrement les rosiers qu’affectionnait la défunte tante de Mary, et « c’était ce fouillis vaporeux, s’étendant d’un arbre à un autre, qui donnait au jardin son côté merveilleux » (p.123). Mary s’y sent immédiatement bien, et se prend d’affection pour cet endroit. Elle éprouve du plaisir à avoir « découvert un univers à elle seule » (p.124), où elle « avait l’impression d’être complètement isolée, loin de tous, sans pour autant se sentir seule » (p.125).

9 Voir partie « Les personnages »

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A partir du moment où Mary a découvert le jardin secret, elle y retourne presque tous les jours ; elle entreprend de lui redonner vie et de l’entretenir. Elle partage son secret avec Dickon, puis avec Colin, et c’est à trois qu’ils se rendront désormais dans le jardin, prenant soin de lui… et d’eux-mêmes. Peu à peu, le jardin refleurit ; peu à peu, Mary retrouve santé et estime de soi ; peu à peu, Colin apprend à marcher et la confiance en lui.

Ce jardin, comme le dévoile le titre du roman, est au cœur du livre. En cela, Frances H. Burnett s’inscrit dans une puissante tradition littéraire, qui fait du jardin un motif récurrent des romans anglais, dès les XVIIe et XVIIIe siècles. Le paysage, et en particulier le jardin, sont la matérialisation d’une « correspondance, une osmose entre les mondes intérieurs et extérieurs »10.

Dans Le jardin secret, le jardin et la mère (de Colin, mais aussi celle de Mary sans doute) se rejoignent dans l’immobilité, dans l’absence : « la mort du féminin originel […] dans des paysages idéaux comme vierges d’humanité, parvenus à l’immobilité parfaite, au temps suspendu de la présence-absence, au deuil pérennisé du paysage mélancolique »11. Ainsi, en ce lieu où sa mère chuta et mourut, Colin se lève et trouve la certitude de rester en vie. Le soin apporté par les enfants au jardin illustre un rapport métaphorique entre le jardin et la mère morte, et conséquemment, entre le jardinage et le deuil.

Colin et Mary, enfants blessés par la perte de celles qui leur donnèrent vie, se redressent au contact de la nature, dans une proximité vraie, spontanée, joyeuse avec le monde qui les entoure.

1.2.3 Les personnages du rouge-gorge et de Dickon

Deux personnages ont un rôle important dans cette renaissance : un rouge-gorge et Dickon.

Le rouge-gorge

Le rouge-gorge guide Mary vers la clé de la porte du jardin, puis vers le jardin-même : « elle le vit franchir d’un bond un petit tas de terre fraîchement remuée. […] Sans savoir vraiment pourquoi il y avait un trou, Mary s’approcha pour regarder, et c’est alors qu’elle aperçut un objet à moitié enfoui sous la terre […]. Bien plus qu’un anneau, c’était une vieille clé qui avait l’air d’avoir longuement séjourné dans la terre. […] Cela fait peut-être dix ans qu’on l’a enterrée, murmura-t-elle. C’est peut-être la clé du jardin secret.» (p. 106-107). Un peu plus tard, « Mary s’était approchée du rouge-gorge quand tout à coup, le vent souleva une branche de lierre. Aussitôt elle sauta en l’air pour l’attraper car elle venait d’apercevoir quelque chose en dessous – un bouton rond, dissimulé sous les feuilles. C’était un bouton de porte » (p.119-120).

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Halimi Suzy. Présence du paysage dans le roman anglais du XVIIIe siècle. In: Espaces et représentations dans

le monde anglo-américain aux XVIIe et XVIIIe siècles. Actes du Colloque - Société d'études anglo-américaines des

17e et 18e siècles, 1981. pp. 45-61. (p.46) 11

Peyrache-Leborgne Dominique. Paradis mélancoliques de Jean Paul à Edgar Poe. In: Romantisme, 2002,

n°117. Paysages de la mélancolie. pp. 13-29. (p.25)

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Le rouge-gorge est ainsi un passeur, un élément essentiel de l’histoire, une sorte de baguette magique. L’auteur ne dit pas qu’il est magique, ni que ses déplacements sont intentionnels ; elle laisse le lecteur libre de croire ou non en la magie de son rôle. Ce n’est pas explicitement une fée, mais il en a le rôle.

On retrouve un tel personnage dans l’album de Kitty Crowther, Moi et Rien, sous le nom de « gorge-bleue ». Cet oiseau est une référence intertextuelle au rouge-gorge du Jardin secret, que Kitty Crowther a « lu en boucle » quand elle était enfant12, et qui a sans doute également inspiré une métaphore semblable entre le jardin et la mort.

Dickon

Dickon est le frère de Martha la petite bonne, c’est un garçon de douze ans qui entretient avec la nature, et tout particulièrement avec les animaux, un rapport d’intense proximité. Martha dit de lui que « les bêtes l’aiment bien » (p.56), ce qui éveille aussitôt la curiosité de Mary. Elle cherche alors à le rencontrer et, par l’entremise de Martha, lui demande de lui fournir un nécessaire de jardinage et des graines de fleurs pour le jardin secret.

La rencontre avec Dickon a lieu dans le bois de la propriété, entre jardins et lande. A sa vue, Mary en a « le souffle coupé » (p.150). Assis adossé à un tronc, il joue un air sur « un pipeau de bois grossièrement taillé ». « Il avait un petit air propret, avec son nez retroussé et ses joues rouges comme des coquelicots, et les yeux les plus ronds et les plus bleus que Mary eût jamais vus. » (p.151). Derrière lui, un écureuil s’est agrippé au tronc d’un arbre pour le regarder, un faisan tend le cou pour mieux voir, et deux lapins sont assis à ses pieds. Plus tard, il apparaît avec avec un corbeau perché sur son épaule et un renard trottinant à ses côtés.

Dickon a une relation osmotique avec les animaux, il peut même dialoguer avec eux : ainsi, lorsque le rouge-gorge s’approche, ils s’engagent tous deux dans une conversation sifflée, que Dickon traduit pour Mary. Devant l’étonnement de celle-ci, Dickon affirme : « Parfois, je m’dis que je l’sais pas, mais que je suis peut-être bien un oiseau ou un renard, un lapin, un écureuil ou même un scarabée, pourquoi pas ? » (p.157).

Mary, mise en confiance, confie son secret à Dickon dès leur première rencontre, et lui montre le jardin. Dès lors, ils deviennent amis et le jeune garçon l’aidera à entretenir plantes et fleurs.

Dickon incarne une part de magie, de merveilleux dans le roman. Mary elle-même le compare à un « génie des bois » (p. 173), et, de fait, sa description évoque celle d’un faune dont les aspects animaux seraient dissimulés. C’est par son entremise, ou tout au moins par sa présence, que Mary entre en harmonie, en symbiose, avec le jardin, et c’est lui qui suggère que Colin soit mis dans la confidence et vienne au jardin.

En conclusion de cette première partie sur la relecture, je peux observer que lire Le jardin secret à l’âge adulte m’a permis non seulement de sentir à nouveau les émotions

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Source : http://www.quandleslivresrelient.fr/spip.php?article260

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éprouvées au cours de ma lecture enfantine, mais aussi de faire une expérience de lecture totalement nouvelle, et d’explorer la littérarité du roman.

En ce cas, que pourrais-je dire d’une comparaison de ce même roman avec un film qui en est l’adaptation ?

2. Analyse d’une adaptation

Le jardin secret a été adapté au cinéma ou pour la télévision à plusieurs reprises. J’ai choisi de m’intéresser au film américano-britannique réalisé par Agnieszka Holland en 1993.

L’adaptation de la littérature au cinéma ne peut s’analyser, selon Daniel Salles13, qu’en ayant bien à l’esprit qu’ « adapter, ce n’est pas seulement réécrire, c’est transposer dans un langage dont la production et la lecture n’obéissent pas aux mêmes règles que celles de l’écrit littéraire ». Ainsi, alors que pour un texte littéraire, « la seule matière d’expression est l’écrit », le récit filmique bénéficie de cinq matières de l’expression : les images mouvantes, (et notamment leur organisation cadrage, composition, couleurs, lumière, etc.), les mentions écrites (appartenant à la diégèse ou à la narration), les voix (matière conversationnelle), les bruits (matière du réel), et la musique. « Le récit filmique a donc un caractère polyphonique complexe » qui le distingue intrinsèquement du récit littéraire.

Autrement dit, analyser un film avec les outils de l’analyse littéraire, et analyser une adaptation en terme de fidélité ou de trahison à l’égard du romans, sont considérés comme des erreurs14. Ce n’est donc pas le lieu ici de proposer une analyse réellement cinématographique du film Le jardin secret, mais mon parti pris sera de reprendre les différents points d’intérêt relevés à la lecture du roman afin d’examiner la manière dont ils sont abordés et traités.

2.1 Le personnage de Mary

Le personnage de Mary est le narrateur du film. Je suppose que ce procédé, absent du roman, a été utilisé pour faciliter la mise en place de l’intrigue, à l’ouverture du film, et sa conclusion.

Au début du film, le personnage de Mary est loin d’être aussi laide que dans le roman. On imagine évidemment les contraintes qui empêchent de faire évoluer physiquement un acteur enfant de manière à incarner l’évolution du personnage ; néanmoins, il reste que c’est une perte de sens importante.

Il est encore plus ennuyeux de constater que là où le film aurait pu mettre l’accent en contrepartie, à savoir sur l’évolution morale du personnage, il ne le fait pas. Le caractère de Mary est moins clairement antipathique au début du film qu’au début du roman : le scenario fait notamment l’impasse sur la scène où Mary s’éveille de mauvaise humeur et parle de manière odieuse aux domestiques.

13

Salles Daniel. L'adaptation cinématographique d'œuvres littéraires. In : L'Ecole des Lettres des collèges

(Paris), 2005/06-05 (12/2005) 14

Cléder Jean. L'Adaptation cinématographique, http://www.fabula.org/atelier.php?Adaptation

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Il résulte de ces procédés que le personnage de Mary, dont l’évolution est spectaculaire dans le livre, est considérablement appauvri dans le film et suscite au lecteur des sentiments beaucoup moins puissants et ambivalents. On peut tout juste éprouver un peu de compassion lorsqu’elle perd ses parents et avoir plaisir à la voir si joyeuse par la suite. La comparaison faite par Daniel Salles15 entre les personnages de roman et les personnages de cinéma est éclairante à cet égard : tandis que le personnage de roman est « un être de papier qui se constitue peu à peu comme une figure d’apparence humaine », le texte écrit proposant « une infinité de l’interprétation, de nombreuses virtualités », « sa réception n’est pas l’absorption passive de significations préconstruites, mais le lieu d’une production de sens ». Au cinéma, la personnalité d’un personnage « se révèle par son environnement, par le dialogue et surtout par ses actions ». De plus, le personnage de cinéma est « actualisé : il est incarné par un comédien », et « l’effet d’actualisation produit par l’image prive donc de la virtualité textuelle est fixe une représentation ».

Par ailleurs, la mort des parents arrive par des moyens différents dans le film : alors qu’ils meurent du choléra dans le roman, ici, c’est un tremblement de terre qui les emporte. Ce choix n’est sans doute pas dénué d’intention. Tout d’abord il évite d’avoir à parler d’une maladie sans doute peu connue par les spectateurs occidentaux de la fin du XXe siècle ; encore que cette intention soit bien sûr discutable, car elle traduirait un manque de confiance en la curiosité, les connaissances et la capacité à apprendre du jeune spectateur, or comme l’exprimait justement Michel Tournier : « on ne peut pas passer sa vie avec trois sents mots. Il en faut trente mille et si je dis trente mille, ce n’est pas un hasard, c’est le nombre de mots qu’il y a dans le Petit Larousse »16. Ensuite, le tremblement de terre évoque un effondrement, la destruction d’un monde. Or c’est bien ce qui se passe au sens propre et au sens figuré pour Mary : c’est tout son univers qui s’écroule et disparaît au début du roman. Le séisme serait alors une métaphore.

Enfin, une dernière différence notable entre le roman et le film est la relation entre les mères de Mary et de Colin. Alors que France H. Burnett ne suggérait jamais qu’elles pussent l’être, le scenario du film fait de ces deux femmes des sœurs jumelles. D’une part, la curiosité de Mary est mise en éveil par la découverte de photographies les montrant ensemble sur la balançoire du jardin, d’autre part, par un effet logique, Mary ressemblant beaucoup à sa mère ressemble également beaucoup à la mère de Colin. Cette ressemblance émeut considérablement le garçon ainsi que son père. C’est un élément important du film, sans que l’on puisse vraiment s’expliquer le sens de ce choix au regard du roman. Si ce n’est peut-être le clin d’œil freudien, lorsque Colin exprime ses sentiments amoureux pour Mary et la demande en mariage…

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Op. cit. 16

Entretien avec Michel Tournier. Ecole des lettres, n° spécial, 01.05.1989

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2.2 Les lieux

La lande

Dans le film, la lande est utilisée essentiellement comme une image de transition : on y voit avancer le coupé de M. Craven, dans un sens lorsqu’il s’en va, dans l’autre lorsqu’il revient. Ainsi, les subtiles variations de couleurs et de lumières décrites dans le roman ne sont pas du tout montrées dans le film. La lande ne peut donc plus qu’être un élément de décor, un vague arrière-plan servant de transition entre le manoir et l’ailleurs.

Le manoir

Sans doute parce que c’était moins difficile à mettre en image, le manoir apparaît dans le film comme dans le roman, c’est-à-dire comme une immense et lugubre demeure, aux proportions imposantes. Les couloirs, les escaliers et les portes plus ou moins dérobées sont bien présents et donnent la même impression d’un espace labyrinthique dans lequel Mary erre, se perd et fait des découvertes. Le nombre de portes fermées est habilement suggéré par l’abondance de clés accrochées à la ceinture de Mme Medlock, qui accompagnent ses déplacements d’un cliquètement tout à fait cinématographique.

Mary pénètre dans une pièce étrange, qui est sans doute une représentation d’une chambre découverte par le personnage du roman, dans laquelle sont installées des vitrines exposant de petits éléphants d’ivoire. Alors que dans le roman, c’est à peine si la description de cette pièce suggère que c’est la chambre de l’épouse défunte. Dans le film, en revanche, c’est un espace très féminin, meublé comme un boudoir aux teintes claires et poudrées, avec notamment une coiffeuse sur laquelle reposent des boîtes à bijoux. Or, c’est dans l’une d’elles que Mary trouve une grande clé, qui s’avèrera être celle du jardin secret. Le scenario a donc fait opté pour lui faire découvrir la clé non pas dans la terre et grâce au rouge-gorge, mais au cœur du manoir et par elle-même, c’est-à-dire par hasard.

Enfin, il est à noter que cette chambre est une pièce où la végétation a pénétré et pousse à profusion : sur les murs courent des branches couvertes de feuillages. Cette représentation fait à la fois de cette pièce une quasi ruine et une antichambre du jardin secret, qui a subi le même sort d’abandon.

Le jardin

Le jardin fait, dans le roman, l’objet de nombreuses descriptions qui rendent toute sa poésie et sa beauté. De plus, il lui est littéralement donné un rôle dans l’histoire, celui de lieu de la mort, du deuil et de la renaissance.

Dans le film, le jardin est montré en plans serrés, et sa beauté romantique est finalement davantage suggérée par la musique que par ce qu’on en voit à l’écran. C’est à peine si l’on voit les enfants l’entretenir, mais surtout, ce n’est pas en ce lieu que Colin se met debout et apprend à marcher, mais dans le manoir, selon un procédé qui tient plus du miracle que des effets de la volonté – alors que dans le roman, il est question de longues séances d’entraînements, de « magie » et de lents progrès.

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La représentation du jardin est, dans le film, celle d’un lieu un peu magique, peut-être habité par l’esprit de la femme morte qui semble insuffler aux enfants une énergie vitalisante. Le moyen utilisé est assez pauvre : sont montrés les feuillages animés par un souffle d’origine inconnue, ce phénomène étant accompagné d’un son évoquant une voix ou une respiration humaine. Ces scènes, qui n’ont rien de volontairement inquiétant, reviennent à plusieurs reprises, faisant, très légèrement certes, mais peu subtilement, verser le film du côté du paranormal.

Ces différents choix ont l’inconvénient d’appauvrir non seulement le jardin, mais aussi tout ce que décrivait l’auteur du roman concernant le pouvoir de la pensée humaine, de l’autopersuasion et de la volonté.

2.3 Les personnages du rouge-gorge et de Dickon

Le rouge-gorge

Le caractère magique du rouge-gorge apparaît très explicitement dans le film. Mary lui demande de lui montrer où est la porte du jardin, il la comprend et l’emmène à l’endroit précis. Par la suite, il apparaît à plusieurs reprises dans le jardin, comme dans le roman.

Dickon

Mary rencontre Dickon très tôt dans le déroulé du film, simplement parce qu’il est là, dans les jardins de la propriété – on ne sait pas très bien ce qu’il y fait, d’ailleurs. Il est présent ensuite tout au long du film, éprouvant visiblement des sentiments pour Mary. Il prend peu d’initiatives, parle peu – sensiblement moins que dans le roman - mais aide Mary à jardiner, et Colin à sortir du manoir. Le rôle du personnage est très peu investi, et perd en intérêt et en épaisseur : même s’il est aussi familier avec les animaux, il n’a rien d’un génie des bois.

Dans le roman, le rouge-gorge et Dickon incarnent selon moi l’élément magique de l’histoire, ils sont les catalyseurs merveilleux de la renaissance de Mary et de Colin. Or, si la part de magie est très atténuée, édulcorée, dans le film concernant ces personnages, elle est toutefois bien présente dans une scène inédite par rapport au roman. En effet, les trois enfants, Mary, Colin et Dickon, se livrent à une séance nocturne de magie : autour d’un grand feu, ils dansent et chantent des incantations visant à communiquer à M. Craven un appel au retour, afin qu’il voie le « miracle » de son fils debout sur ses jambes. Lorsque Colin se retrouve debout devant son père revenu de voyage, il s’exclame « Vous êtes là ! La magie a réussi ! », cette réplique achevant d’établir un contresens sur le terme de magie tel qu’il est utilisé dans le roman.

En conclusion, la difficulté d’adapter de manière réussie un texte littéraire au cinéma se vérifie concernant Le jardin secret. Notamment parce qu’une grande part de ce qui est littéraire n’est pas cinématographique. Le roman ne peut être alors que prétexte à un scenario qui n’en utilisera que les aspects les plus cinématographiques, ou les plus « cinématographiquables ». Reste à espérer que, comme pour les adaptations de textes classiques de littérature jeunesse, l’adaptation représente moins « un risque d’altération

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qu’(…) une évolution nécessaire dans la lutte des textes pour leur survie »17, et que l’adaptation permettra à l’œuvre de faire « partie d’un horizon culturel familier »18.

17

Salha Agathe. Traductions, adaptations, réécritures des épopées homériques pour la jeunesse. 18

idem