1

TWINGO AFRICA

2

Max et Regina se sont rencontrés en 2004, non loin de Tombouctou. Il parcourait l’Afrique à bord de sa 2cv. Elle venait d’atterrir à Bamako avec son sac à dos. Ils ont lié leur bonne étoile jusqu’à Ouagadougou. En 2006, ils sillonnent l’Algérie, d’Alger à Tamanrasset et de Constantine à Oran. En 2007 et 2008, ils marchent sur les traces de Théodore Monod au Pays de la Grande Solitude, dans le désert Mauritanien. En 2009 et 2010, ils rallient l’Atlas marocain aux Carpates roumaines. En 2011, Ils entament un tour de la Méditerranée qui doit les mener de Tunis à Jérusalem, en passant par la Libye et l’Egypte. Hélas, la révolution Arabe leur barre le chemin. En 2012 et 2013 ils parcourent l’Inde en train et en autocar du Rajasthan au Cap Comorin. En 2014, ils partent d’Ecouen dans le Val d’Oise pour atteindre Téhéran : « C’est tout droit, c’est 5224 kilomètres plus loin et j’ai Nicolas Bouvier dans le rétroviseur. » Dit Max en partant. Leurs aventures en Mauritanie, en Tunisie et en Algérie ont inspiré « LE JASMIN ET L’OLIVIER », toutefois l’auteur revendique son ouvrage comme un roman.

7

JEAN-PIERRE JUB

LE JASMIN ET L’OLIVIER

ROMAN

Éditions annickjubien

TWINGO AFRICA

8

ISBN 978-2-9526842-3-5 Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. © Les Editions annickjubien 2016 – 2018

13

C’est l’heure élue, l’heure merveilleuse au pays d’Afrique, quand le grand soleil de feu va disparaître enfin, laissant reposer la terre dans l’ombre bleue de la nuit.

Isabelle Eberhardt (1877 – 1904)

15

Twingo Africa

La plupart du temps c’est Regina qui conduit au cours de la traversée du Sahara Occidental. La route est goudronnée, à droite, les vagues de l’Océan se brisent au pied des falaises. Le spectacle est majestueux mais difficile à contempler tant le vent et le sable cinglent le visage des audacieux qui se risquent à faire une halte. De l’autre côté, c’est le désert qui s’étend à l’infini, c’est très impressionnant, du sable, des pierres et encore du sable. On n’a pas envie de tourner à gauche pour quitter la route côtière tellement le paysage est hostile. La Mauritanie se rapproche inéluctablement…

TWINGO AFRICA

16

L’étendue de la Mauritanie est deux fois celle de la France et pourtant ce pays est peuplé d’un peu plus de trois millions de femmes et d’hommes. Les deux capitales Nouadhibou et Nouakchott dépassent à elles seules le million d’habitants. C’est dire que les autres Mauritaniens sont à leur aise dans ce grand pays. Il est entièrement recouvert de sable, seule une étroite bande de terre au Sud longe le fleuve Sénégal. Max et Regina ne sont maintenant plus très loin de la Mauritanie. Ils ont passé la nuit à l’Abreuvoir. C’est la dernière station-service avant la frontière, où l’on peut se ravitailler en carburant. Tout le monde y fait le plein car l’essence et le gas-oil sont fortement détaxés. On peut aussi louer une chambre et s’approvisionner en vivres. Max fait la queue pour remplir le réservoir de la Twingo. Il doit patienter, car devant lui deux Polonais remplissent un nombre incalculable de bidons, qu’ils entassent dans une fourgonnette. Le compteur de la pompe grimpe et atteint quatre mille dirhams :

LE JASMIN ET L’OLIVIER

17

– Incroyable ! se dit Max. Ils embarquent avec eux, dix mille litres de gas-oil. S’ils sautent sur une mine1, ils vont mettre à feu et à sang la région entière. Lorsqu’il revient vers la terrasse du café, Regina est en grande conversation avec deux hommes, ils ont déjà fait connaissance, elle les présente à Max : – Ils vont au Sénégal, précise Regina. Max apprend que le premier, qui dit avoir pris une année sabbatique, vit tantôt en France, tantôt au Sénégal. Il a l’air inquiet et son regard est fuyant. L’autre, un Sénégalais, est danseur, il fait partie d’une troupe, il va la rejoindre aux îles du Cap-Vert. Max remarque son apparence efféminée et ses oreilles percées et tiraillées par des ossements. Max s’adresse à Regina en lui disant : – Tu parles à des trafiquants ! Le Français courbe la tête un peu plus et murmure sans regarder ses interlocuteurs : – Comment avez-vous deviné ? – Quand deux mecs voyagent ensemble dans deux voitures différentes et qu’ils ne font le plein que de l’une d’entre elles, c’est qu’ils ont l’intention de vendre l’autre dans le no man’s land2. Les paroles de Max ont jeté un froid, il éclate de rire, imité par le Sénégalais. Son copain retrouve un peu de couleurs et confie à Max :

1 Une large zone entre le Sahara Occidental et la Mauritanie est encore minée. 2 Zone neutre entre le poste de douane marocain et celui de la Mauritanie.

TWINGO AFRICA

18

– J’ai dans mon coffre quelques bouteilles de whisky, crois-tu que je risque des ennuis en passant la douane ? – Tu devras très certainement te séparer de quelques-unes d’entre-elles pour amadouer les douaniers. Sur ces paroles, Max et Regina finissent de boire leur café et se dirigent vers la Twingo, après avoir pris congé des apprentis contrebandiers. Il reste, quatre-vingts kilomètres avant d’arriver au poste frontière. Ils en ont à peine parcouru deux, quand ils sont arrêtés par un contrôle de douane volante. Le coffre de la voiture subit une fouille méthodique de la part des deux douaniers qui sont fort dépités de ne rien trouver pour enrichir leur butin quotidien. Max palabre encore avec l’un d’eux quand les deux véhicules des amis de Regina font irruption et s’arrêtent à distance respectable. Max sourit en pensant à la tête que doit faire le Français. Il le voit sortir de sa Mégane et courir vers le second douanier, il entre en conversation avec le fonctionnaire, puis retourne à sa voiture. Les deux véhicules exécutent un demi-tour et repartent en sens contraire. Le sourire de Max redouble au point que l’inspecteur lui demande : – Pourquoi riez-vous ? j’ai dit quelque chose de drôle ? – Non, pas du tout, je pense à un ami… Il se garde bien d’ajouter : « qui s’apprête à se débarrasser de bouteilles de whisky encombrantes à la boutique de l’Abreuvoir. » Lorsque la Twingo arrive à la frontière entre le Maroc et la République Islamique de Mauritanie, Max

LE JASMIN ET L’OLIVIER

19

est à peine sorti de la voiture qu’un Mauritanien l’accoste, il revêt la tenue traditionnelle des hommes du désert composée du boubou bleu avec le chèche et le sarouel : – Je vous attendais, c’est un de vos amis qui m’envoie vers vous. – Tu m’étonnes ? – Si, vous avez mangé ensemble à Tanger. – Arrête de m'embêter, je ne suis pas passé par Tanger, d’ailleurs je n’ai rien à vendre. Par contre, il y a deux hommes qui nous suivent, tu pourras leur acheter une des deux voitures. Puis, Max se dirige vers le poste de police avec à la main les passeports : le sien et celui de Regina. Max s’insère dans la queue des touristes qui attendent en vue de faire apposer le tampon de sortie du Maroc, sur leur passeport. L’homme, écarté par Max, essaye de convaincre Regina de sa bonne foi, il tend un papier à la jeune femme en lui disant : – C’est une lettre de Patrick. Regina s’en saisit et commence à lire : « Salut les Parisiens, vous m’avez dit votre envie d’aller à Nouakchott par le banc d’Arguin. J’ai rencontré Hadrami, il est guide et j’ai fait plusieurs fois cette route avec lui. Il a ma confiance, vous pouvez compter sur lui…» Regina réalise qu’Hadrami vient de la part d’un Bordelais qu’ils ont rencontré, avant-hier soir à Boujdour, elle ne veut pas intervenir dans le conciliabule entre Max et Hadrami. Elle rend le papier au guide en disant : – Je ne connais pas cette personne.

TWINGO AFRICA

20

– Je suis sûr que c’est vous, tout correspond. – Non, non… – Un homme, une femme. – Non, non… – C’est la même voiture. – Non, non… – Même couleur. – Non, non… De guerre lasse, Hadrami s’éloigne, il a l’air dépité, il croise Max, qui revient du poste de police : – Tu les as retrouvés tes touristes ? – Non, je suis sûr que c’est vous. – Non, tu confonds. – Lis au moins cette lettre. – Quelle lettre ? Après avoir lu la lettre de Patrick, Max pose sur Hadrami un autre regard : – Et bien, oui, c’est nous, il fallait le dire tout de suite. Puis en revenant vers la Twingo, suivi par Hadrami : – Regina ! Tu sais quoi ? – Non, – C’est Patrick, qui nous envoie un guide. – Ah bon !

LE JASMIN ET L’OLIVIER

21

Nouadhibou est la capitale économique de la Mauritanie et pourtant, il y a seulement trente ans, des gazelles et des autruches batifolaient en liberté autour d’un fortin nommé Port Etienne. Les rues de Nouadhibou s’étirent jusqu’à la presqu’île du Cap Blanc. La ville étale au grand jour sa saleté et ses quartiers misérables où vit une majorité de Noirs. Pour une partie d’entre eux, ce sont des candidats à l’exil qui viennent de Guinée ou d’autres pays d’Afrique noire. Ils sont échoués là et attendent une hypothétique traversée vers les Îles Canaries. Sans ressources, ces bougres économisent ouguiya par ouguiya pour obtenir le droit de se faire escroquer ou de périr en mer. Mais l’appel de l’Occident et l’espoir d’une autre vie sont les plus forts pour ces jeunes hommes, quelquefois presque encore des enfants. Leur seule distraction est le passage du train le plus long du monde qui tous les jours vient déverser son chargement de minerai extrait des mines de Zouerate à l’Est du pays. Grâce à la nouvelle route goudronnée, Nouadhibou et Nouakchott sont maintenant séparées de quelques heures. Il n’y a pas si longtemps, il fallait trois jours en passant par le sable du banc d’Arguin, puis en roulant sur la plage à marée basse. La côte, entre Nouadhibou,

TWINGO AFRICA

22

au nord, et le cap Timiris, au sud, est désertique. De hautes dunes viennent mourir dans l’Océan et laissent parfois quelques pêcheurs Imraguen1 installer leurs villages sur le sable. Les vents forts dans ce secteur expliquent le découpage du littoral, où baies et golfes plus ou moins creux se succèdent. Seuls quelques caps rocheux, comme le cap Tafarit, peuvent s’avancer loin en mer. Le banc d’Arguin, c’est la jonction de la mer et du désert et c’est beau, très beau. Lors de sa rencontre avec Patrick, Max avait émis son intention de négliger la route et de traverser le désert. Ce vœu va se réaliser. Ce matin, Max, Regina, Patrick et Hadrami préparent l’expédition. Ils se répartissent dans deux véhicules : Patrick et Hadrami dans la 405 du Bordelais et Max et Regina dans leur Twingo. Pendant que Patrick remplit la réserve d’eau, Regina et Hadrami achètent des fruits : mangues et oranges, ainsi que des conserves et du pain. Max, lui, remplit deux jerricanes de carburant. De loin, il observe Hadrami évoluer dans l’épicerie qui appartient très certainement à son cousin. Il voit le guide tourner autour de Regina pour l’inciter à acheter, là une caisse d’eau minérale, ici un régime de bananes. Les Maures ont la bosse du commerce et quand ils voient un Européen, ils n’ont qu’une idée en tête : faire des affaires avec lui. Max maugrée dans sa barbe : – Ils sont bien tous pareils ! Depuis hier, Hadrami est le meilleur ami des Français, il est devenu leur guide pour traverser le banc d’Arguin, 1 Pêcheurs arabes

LE JASMIN ET L’OLIVIER

23

leur agent de change pour convertir leurs euros en ouguiyas. Il a proposé à Max de lui acheter la Twingo, il a soutiré à Regina des vêtements pour sa femme, des jouets pour ses enfants. Il a fait l’inventaire de tout ce qu’il est possible d’obtenir des Français et lorsqu’il sera parvenu à ses fins et seulement à ce moment-là, il négligera ses amis de circonstance. Quand Max a terminé de remplir les bidons, il bougonne encore : – Il faut que je l’aie à l’œil cet Hadrami. Après avoir parcouru deux cents kilomètres sur le goudron, les deux voitures s’arrêtent sur le bas-côté de la route. Hadrami dégonfle les pneus pour rouler sur le sable. Patrick coince les ventilateurs en position soufflerie pour qu’ils refroidissent les moteurs en permanence. Hadrami s’adresse à Max : – Suis-nous d’assez près, j’actionnerai les warnings pour te signaler les passages délicats. – Ok. –Dès que tu vois les clignotants, accélère pour prendre de l’élan. – Bien, je suis prêt. Ils roulent pendant cinquante kilomètres sur le sable. Patrick conduit la Peugeot 405, Hadrami est à ses côtés. La Twingo suit, avec Max au volant. Du fait de son faible poids, elle se comporte remarquablement, Max suit les traces de la 405 sans difficulté. Regina est un peu tendue, mais elle a confiance en son compagnon. Dès que les warnings se mettent en action, la Renault colle la Peugeot. Souvent ils doivent contourner des dunes, la conduite sur le sable est une vraie délectation, Regina à côté de Max s’émerveille.

TWINGO AFRICA

24

Lorsqu’ils arrivent sur le littoral, il y a sur la plage des khaïmas1 plantées dans le sable. C’est l’endroit du bivouac pour ce soir. Sans même admirer la baie, leur premier geste est de se jeter dans l’eau limpide et chaude qui foisonne de poissons. Puis ils vont à la rencontre des pêcheurs occupés à relever leurs filets. Les Imraguen n’ont pas à sortir loin en mer pour poser leurs nasses à quelques mètres du bord, cela leur suffit pour faire des pêches fabuleuses. Lorsque le filet est amené sur le rivage, ils se mettent à plusieurs, et à la chaîne, ils remontent le poisson en se le jetant de main en main comme un ballon de rugby. C’est ainsi que l’on voit voler des raies, circuler des requins ou passer des mulets… Le défilé se poursuit : mérous, dorades, bars exhibent leurs nageoires. Regina choisit deux loups de mer, ça sera le dîner, c'est une femme de pêcheur qui les cuisine, dans un village de baraquements en bois posés sur le sable, un peu en retrait de la plage. La Française a rejoint les femmes pour préparer les poissons. Elles sont arabes et pendant que leurs hommes sont occupés à pêcher, elles restent dans leurs baraques avec les enfants. La route qui côtoie maintenant le banc d’Arguin va-elle bouleverser cet isolement ? Pas certain, tellement les Imraguen sont liés à leur mode de vie archaïque. Ils vivent uniquement de la pêche. Ce sont d’anciens esclaves. Cette période est-elle vraiment dépassée ? D’aucuns en conservent encore un handicap : l’incapacité à organiser leur vie, et à penser leur avenir.

1 Tentes de nomades.

LE JASMIN ET L’OLIVIER

25

Pendant que Regina dirige la manœuvre à la cuisine, Max, Patrick et Hadrami se sont installés dans la baraque centrale, où le repas va être servi. Une vieille femme dispose devant les hommes, des tapis sur les planches... l’unique plat sera déposé là. La servante semble hors d’âge, tellement sa peau est ridée, elle paraît grossie comme si on avait interposé une loupe devant son visage. Hadrami se conduit en maître, Max le lui fait remarquer : –Tu as l’air chez toi, ici ? –Tous ces gens sont d’anciens esclaves, ils appartenaient à ma famille. – Il y a longtemps ? – Jusqu’en 1981, après, nous les avons affranchis. – Ils sont donc libres ? – Oui, et nous continuons à les protéger. – En échange de quoi ? – D’une taxe : « le ghafer ». – Elle consiste en quoi ? – C’est un tribut que doit apporter le village à son ancien maître. – C’est tout ? – Chaque homme doit donner un poisson par jour de pêche. C’est « le horma », le droit d’entrer dans l’eau et de pêcher. Regina fait son entrée, elle est suivie par une jeune Arabe qui porte un plat fumant. Elle est recouverte entièrement d’un voile blanc, la transparence du tissu laisse deviner le corps bien fait de la jeune femme. Contrairement à d’autres pays musulmans, les femmes mauritaniennes rivalisent d’élégance. Bien sûr, elles

TWINGO AFRICA

26

couvrent leurs cheveux d’un foulard et portent de longues robes, néanmoins quelle que soit leur classe sociale, leur tenue vestimentaire est toujours colorée et met en valeur leur beauté. La jeune Imraguen dépose son plateau, au centre des convives, Regina lui tend des assiettes que la jeune femme remplit. Les poissons ont été grillés au four, le mets est accompagné d’un riz blanc et d’une sauce à base de tomates, d’oignons et d’épices. Avant que ses compagnons se retirent sous leur tente, Hadrami regarde la position de la lune dans le ciel et leur annonce qu’ils devront lever le camp demain matin à sept heures avant que la mer amorce sa descente. À l’heure convenue, le lendemain matin, la petite troupe se met en branle, pareillement à hier la Twingo suit la Peugeot comme son ombre. Au début, les véhicules empruntent une piste dure, large et recouverte de gravillon. Des cailloux cinglent la carrosserie de la Twingo, Max laisse filer la 405, pour épargner le pare-brise de la petite Renault. Les deux véhicules laissent dans leur sillage un nuage de poussière fait de sable et de pierres, Max et Regina roulent fenêtres ouvertes, ça leur donne une sensation de vitesse et de liberté. La nature du terrain change vite, maintenant il faut zigzaguer, entre des arbustes plantés dans le sable, pendant une dizaine de kilomètres. À ce petit jeu, la Peugeot et la Renault rivalisent d’adresse. Bientôt, la première difficulté apparaît, Hadrami a mis les warnings. Il s’agit de trois dunes qui compliquent le passage, il faut les contourner. Patrick se déporte sur la droite pour négocier le premier mamelon de sable. Max

LE JASMIN ET L’OLIVIER

27

accélère, enclenche la quatrième vitesse et laisse la Twingo pénétrer dans le sable mou. Les deux véhicules roulent de front, car il ne faut surtout pas réduire l’allure, il faut conserver une vitesse suffisante pour passer le banc de sable. La première dune est passée, elle se dresse maintenant derrière les pilotes qui reprennent leurs esprits. Pas pour longtemps, ils buttent déjà sur le deuxième obstacle. Patrick choisit cette fois de piquer sur la gauche, là où le passage est plus large. Les deux véhicules sont au coude à coude, le banc de sable semble interminable. Regina penchée à la fenêtre encourage Patrick. Soudain la Twingo plus légère se détache, laissant l’autre sur place. Max voit dans le rétroviseur la 405 perdre de la vitesse, ses roues brassent du sable. Il maintient l’accélérateur au plancher, à son tour la Twingo semble se freiner, le banc de sable n’en finit pas. Regina est devenue muette. Et puis les roues avant de la Twingo touchent du dur. Elle repart de plus belle. Heureusement car ses occupants voient se profiler immédiatement la dernière dune. – Comment je la prends celle-là ? – Comme tu veux, fais vite, j’ai peur. En fait la dune ne fait qu’avancer sur la piste et barre le passage. La Twingo exécute un saute-mouton et se retrouve sur le dur derrière la bosse. Max arrête sa voiture sur le bord de la piste, descend, ouvre le hayon arrière, saisit une pelle et dit à Regina :

– Viens, le Bordelais à besoin d’un coup de main. Lorsque les deux véhicules et leurs passagers atteignent le village de Nouamghar, la mer termine sa

TWINGO AFRICA

28

descente. Le banc d’Arguin s’achève ici. Il faut rallier Nouakchott par la plage à marée basse. L’épisode de l’ensablement a retardé l’équipée. Cependant, Hadrami juge qu’ils ont le temps de parcourir les deux cents kilomètres qui les séparent de Nouakchott, avant la haute mer. Et sans tarder ils s’élancent sur le sable. Il faut rouler sur le sable dur à la limite des vagues, ce n’est pas compliqué, cependant il faut être attentif à la vague plus forte que les autres qui passe sous la voiture et se retire après avoir inondé le plancher de l’automobile. Une fois les premières sensations passées, la procession sur la plage se poursuit, presque insipide. Un événement va venir casser cette monotonie. Un énorme rocher est posé en plein milieu de la plage. Pas moyen de le contourner par le haut de la grève, il faut passer par un couloir étroit baigné par la mer. Le passage est tantôt rempli d’eau par une vague, tantôt, il se vide à moitié lorsque le rouleau se retire. Il faut bien calculer son coup et passer au cours du reflux de façon à être sorti du chenal avant la vague suivante. L’exercice paraît facile, Patrick observe que les vagues se propagent selon un rythme et que parfois l’une d’elles plus forte que les autres inonde la trouée. Il faut éviter de tenter le passage à ce moment-là, sinon la voiture risque de rester coincée dans le goulet et être submergée. C’est Patrick qui va faire la première tentative, il place sa 405 sur la ligne de départ bien en face de la passe. Les autres grimpent en haut du rocher afin d’être aux premières loges pour assister au spectacle. Patrick fait tourner son moteur, il observe plusieurs fois le manège des vagues. Puis il se décide et enclenche la première

LE JASMIN ET L’OLIVIER

29

vitesse. La voiture s’approche doucement. Le pilote laisse s'achever le ressac que fait la lame en se brisant contre le rocher. Puis il rentre dans le chenal au moment où l’eau se retire, ce qui lui laisse le temps de passer la trouée, avant le retour de la vague. En haut du rocher, Regina jubile : – Bravo, Patrick ! Max, pouce levé, lui fait le signe de la victoire : – Bon, à mon tour. Max s’installe dans la Twingo et actionne le démarreur. Il laisse chauffer le moteur quelques minutes, son intention est d’accélérer dès qu’il sera entré dans l’eau, pour ne pas s’éterniser dans ce fichu passage. Il commet une erreur car la vitesse provoque des gerbes d’eau, qui submergent le capot. Le moteur cale. La Twingo est à la merci des flots. Max tente en vain de redémarrer la mécanique. La deuxième vague arrive, une nouvelle fois la voiture est inondée jusqu’à la hauteur des portières. Les autres ont sauté du rocher et se portent au secours de Max. La mer s’est de nouveau retirée et ils poussent la Twingo vers la sortie. À l’intérieur, Max tente une nouvelle fois de lancer le moteur, l’étincelle se produit et la Twingo rugit en se propulsant hors de ce traquenard. Max se remet de ses émotions et essuyant soigneusement les pièces du moteur et en les faisant sécher au soleil. Il ne faut pas trop tarder, car la mer remonte maintenant et il reste du chemin à parcourir avant de pouvoir quitter la plage et regagner une piste. Les deux véhicules ont repris leur progression en roulant sur la plage. La Twingo suit toujours la 405. Ils sont dans une portion où l’océan a arrêté l’avancement des dunes. La plage bute sur une

TWINGO AFRICA

30

muraille de sable ininterrompue haute comme un immeuble de trois étages. Dix à quinze mètres séparent ce rempart de la mer. Max se tourne vers Regina : – Lorsque la marée sera haute, la plage aura disparu. Regina n’a pas le temps de lui répondre, elle voit Patrick qui fait de grands signes pour inviter Max à venir se porter à sa hauteur. – Mon réservoir est presque vide. – Arrête-toi pour transvaser du carburant. – Non pas ici, car l’eau monte vite et dans peu de temps, la plage sera entièrement recouverte. – Quand ces dunes vont-elles s’arrêter ? Y en a encore pour longtemps ? – Hadrami dit que plus loin la plage s’élargit. – Tu penses pouvoir y arriver ? – Je vais tenter et si je tombe en panne sèche, il sera toujours temps d’ajouter les quelques litres de carburants qui manquent. – Bien. La Twingo s’est remise dans le sillage de la Peugeot. Max et Regina sont silencieux, ils voient le niveau de l’eau monter très rapidement, la bande de sable praticable se rétrécit à vue d’œil. – Merde ! Ce n’est pas le moment de tomber en panne. Regina a les yeux fixés sur le véhicule qui les précède, guettant et redoutant la moindre défaillance. Ils longent toujours cette muraille de sable infranchissable et menaçante. Les voitures roulent maintenant dans un ruisseau, où un filet d’eau coule en permanence. Max comprend que si la plage ne s’élargit pas rapidement, ils vont devoir abandonner les véhicules et se réfugier

LE JASMIN ET L’OLIVIER

31

en haut d’une dune. Devant, la 405 s’arrête, les deux portières s’ouvrent en même temps. Patrick se précipite à l’arrière du véhicule et ouvre le coffre. Hadrami court vers la Twingo : – Dépêchez-vous, dans un ou deux kilomètres, la plage s’élargit. Vous serez à l’abri. – Et vous ? – Nous allons mettre un peu de gas-oil, et nous vous rejoindrons. Max, dépasse la Peugeot, il voit Patrick s’affairer près du réservoir avec un jerricane à la main. Il faut faire vite et repartir, la mer monte rapidement. Les deux hommes ont de l’eau à mi-mollet, le chenal est entièrement recouvert. Hadrami vide une bouteille d’eau minérale et découpe le goulot pour faire un entonnoir qu’il insère dans l’orifice du réservoir. Patrick peine à ouvrir le bouchon du bidon, pour le débloquer, il a besoin d’un marteau. Il fouille dans le coffre. Il sort le sac qui contient la tente de camping. Il s’énerve, la sueur perle sur son front, le sac trébuche dans l’eau. Il plonge sa main dans la sacoche, il en ressort un tournevis. À la troisième tentative, le marteau enfin est dans sa main. Trois coups secs, le bouchon se dévisse, Patrick soulève le jerricane au-dessus de l’entonnoir qu’Hadrami maintient bien droit. Le Français commence à déverser le précieux liquide, le jet est trop fort et le carburant déborde du réservoir et se répand dans l’eau. – Doucement, sinon, on ne va pas y arriver. Le gas-oil coule doucement dans le réservoir. – Arrête, on a mis au moins cinq litres, ça suffit. – Vite, remontons dans la voiture.

TWINGO AFRICA

32

Heureusement, le moteur démarre au quart de tour, la voiture roule doucement. Les roues sont presque entièrement dans l’eau. Hadrami se retourne vers Patrick : – C’est trop tard ! – Non, tant qu’on peut rouler, on continue. Les vagues claquent contre la carrosserie, elles lèchent le capot. Patrick est obligé d’actionner les essuie-glaces pour nettoyer le pare-brise. Ils roulent pendant un kilomètre, quand, soudain la voiture s’enfonce un peu plus, puis elle flotte. – On est tombé dans un creux. – Il faut abandonner la voiture. Dès que les portières s’ouvrent, l’eau envahit l’habitacle. Hadrami court vers une dune et entreprend de l’escalader. Patrick crie : – Vite ! Il faut mettre les affaires sur la dune. – Je ne sais pas nager, répond Hadrami, l’air affolé. Patrick profite du moment où la vague se retire pour extraire ses bagages du coffre de la voiture et les mettre au sec. Il passe à Hadrami son sac à dos et le matériel de camping que le guide hisse au sommet de la dune. Patrick a maintenant vidé le coffre, il est près de la voiture, il a de l’eau jusqu’aux cuisses. Il veut inspecter les sièges avant et vérifier qu’il n’a rien oublié dans la boîte à gants. Un rouleau plus fort que les autres le fait trébucher et éclabousse le toit de la 405. Patrick se relève, il est entièrement mouillé, il comprend qu’il ne doit pas insister et qu’il est temps de se mettre à l’abri sur le sable. Lorsqu’il rejoint Hadrami en haut de la dune, le Français et son guide assistent impuissants à l’engloutissement de la 405. L’eau entoure l’auto, de

LE JASMIN ET L’OLIVIER

33

plus en plus menaçante. Puis ils voient la voiture flotter, danser même selon le bon vouloir de la houle. Tantôt elle est attirée vers le large, tantôt elle est repoussée vers les dunes. L’océan semble jouer avec la Peugeot, puis il s’en désintéresse sans doute. Et les deux hommes du haut de la falaise de sable voient le naufrage s’accomplir et la voiture disparaître peu à peu dans les flots. Patrick, la tête basse, se saisit silencieusement de son sac à dos, Hadrami l’aide à l’enfiler, puis ramasse les autres bagages. Les deux hommes dévalent la pente pour se retrouver de l’autre côté de la dune. Hadrami choisit un endroit abrité du vent, inspecte le terrain, c’est là, qu’ils bivouaqueront ce soir. – Nous allons monter la tente ici et demain nous tâcherons de récupérer la voiture, lorsque la marée sera basse. Max et Regina ont réussi à gagner la sortie du corridor de sable, avant que la montée des eaux les en empêche. Ils roulent maintenant hors de portée des vagues sur le sable dur, le compteur de vitesse marque soixante-dix kilomètres à l’heure. – Nous allons continuer jusqu’à ce que nous trouvions une piste pour quitter la plage, ensuite nous essaierons de regagner la route. – Tu n’attends pas les autres ?

– On les retrouvera à Nouakchott.

TWINGO AFRICA

34

Nouakchott, la capitale de la Mauritanie a été créée juste après l’indépendance en 1960, pour tenter de sédentariser ce peuple de nomades. Pari gagné car la ville ne cesse de s’étendre et aujourd’hui de nouveaux quartiers se rapprochent du bord de mer. Aux Maures est venue s’ajouter une colonie de Noirs, essentiellement des Wolofs et des Soninkés1. La cohabitation entre les deux communautés est malaisée. Les premiers détiennent la richesse et le pouvoir confinant les Noirs dans la pauvreté et le désespoir. Il en résulte que les premiers considèrent les seconds comme des indésirables en les accusant de tous les maux : banditisme, vols, etc... Quant à la population noire, elle voue une haine visible à ses oppresseurs. Regina et Max sont à Nouakchott, ils attendent leurs compagnons de route. Le couple de Français loge à l’auberge Menata dans le quartier Tevragh-Zeina, à la fin du troisième jour, ils voient arriver Hadrami. Il est seul et il raconte leur mésaventure. Il conclut en disant :

1 Ethnies vivant en Afrique de l’Ouest.

LE JASMIN ET L’OLIVIER

35

– Le lendemain matin, lorsque la mer eut suffisamment baissé, nous avons pu récupérer la voiture. Elle était pleine d’eau et de sable, avec l’aide d’un 4x4 nous l’avons remorquée jusqu’à un village de pêcheurs à proximité. À cette heure Patrick démonte le moteur, pièce par pièce, et nettoie chacune d’elle. Ça va durer plusieurs jours. Il vous fait dire de ne pas l’attendre et vous souhaite bonne chance dans la suite de votre voyage.