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Le jeu comme stratégie énactive en psychomotricité Chez l’enfant, le jeu est le travail, le bien, le devoir, l’idéal de la vie. C’est la seule atmosphère dans laquelle son être psychologique puisse respirer et donc agir. (E. CLARAPEDE) L’enfant est un être qui joue et rien d’autre Partout sur la terre, les enfants jouent, et cette activité tient tant de place dans leur existence que l’on est tenté d’y voir la raison d’être de l’enfance. La Déclaration des Droits de l'Enfant (1959) ajoute que pour avoir une enfance heureuse: « L'enfant doit avoir toutes possibilités de se livrer à des jeux et à des activités récréatives, qui doivent être orientés vers les fins visées par l'éducation; la société et les pouvoirs publics doivent s'efforcer de favoriser la jouissance de ce droit » 1 . Profondément ancré dans les spécificités ethniques et sociales, l’identité culturelle se lit au travers des jeux et des jouets que les enfants ont créés. Fonctionnant comme une véritable institution, le jeu des enfants, avec ses traditions et ses règles, constitue un véritable miroir social. A travers les jeux et leur histoire se lit non seulement le présent des sociétés, mais aussi leur passé. Enrichi, par les transmissions générationnelles successives, une part importante du capital culturel de chaque groupe ethnique réside dans son patrimoine ludique. Le jeu est alors mémoire de l’homme. En conditionnant un développement harmonieux du corps, de l’intelligence et de l’affectivité, le jeu est vital. Ainsi, l’enfant qui ne joue pas est un enfant malade. La plupart des enfants jouent facilement et s’engagent dans cette activité avec sérieux et intensité. Le jeu est une activité universelle, atemporelle, et indispensable dans la vie de l’enfant. Le jeu est l’activité fondamentale de l’enfant. « L’enfant est un être qui joue et rien d’autre » (Jean Chateau, 1979 2 ). Et même si l’enfant ne joue pas pour apprendre, il apprend en jouant. Roger Caillois, dans son ouvrage a constitué une tentative de définition et de classement universel du jeu (Roger Cailloix, 1958 3 ). Définissant le jeu comme une activité : libre, circonscrite dans des limites d’espace et de temps, dont le déroulement et le résultat ne saurait être déterminé préalablement, improductive, ayant des règles bien que fictive, les jeux se répartissent en quatre 1 assemblée générale des Nations Unies, 20 novembre 1959, Déclaration des droits de l’enfant. 2 Chateau Jean (1979), cité in L'enfant et le jeu : Approches théoriques et applications pédagogiques, études et document d’éducation de l’Unesco, publié par l'organisation des Nations Unies, Paris : Ed. Unesco 3 R. Caillois (1958), Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard

Le Jeu Comme Stratégie Énactive en Psychomotricité

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article explorant le concept d'énaction de Varella, à partir du constructivisme piagétien qui accorde ç l'action une forme déterminante de connaissance . En effet, lorsque l'enfant joue il développe des stratégies utlisées dans d'autres secteurs, ce qui lui permet de développer la conscience de Soi.

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Page 1: Le Jeu Comme Stratégie Énactive en Psychomotricité

Le jeu comme stratégie énactive en psychomotricité

Chez l’enfant, le jeu est le travail, le bien, le devoir, l’idéal de la vie.

C’est la seule atmosphère dans laquelle son être psychologique

puisse respirer et donc agir.

(E. CLARAPEDE)

L’enfant est un être qui joue et rien d’autre

Partout sur la terre, les enfants jouent, et cette activité tient tant de place dans leur existence

que l’on est tenté d’y voir la raison d’être de l’enfance. La Déclaration des Droits de l'Enfant (1959)

ajoute que pour avoir une enfance heureuse: « L'enfant doit avoir toutes possibilités de se livrer à

des jeux et à des activités récréatives, qui doivent être orientés vers les fins visées par l'éducation; la

société et les pouvoirs publics doivent s'efforcer de favoriser la jouissance de ce droit »1.

Profondément ancré dans les spécificités ethniques et sociales, l’identité culturelle se lit au

travers des jeux et des jouets que les enfants ont créés. Fonctionnant comme une véritable

institution, le jeu des enfants, avec ses traditions et ses règles, constitue un véritable miroir social. A

travers les jeux et leur histoire se lit non seulement le présent des sociétés, mais aussi leur passé.

Enrichi, par les transmissions générationnelles successives, une part importante du capital culturel

de chaque groupe ethnique réside dans son patrimoine ludique. Le jeu est alors mémoire de

l’homme.

En conditionnant un développement harmonieux du corps, de l’intelligence et de

l’affectivité, le jeu est vital. Ainsi, l’enfant qui ne joue pas est un enfant malade. La plupart des

enfants jouent facilement et s’engagent dans cette activité avec sérieux et intensité. Le jeu est une

activité universelle, atemporelle, et indispensable dans la vie de l’enfant. Le jeu est l’activité

fondamentale de l’enfant. « L’enfant est un être qui joue et rien d’autre » (Jean Chateau, 19792). Et

même si l’enfant ne joue pas pour apprendre, il apprend en jouant.

Roger Caillois, dans son ouvrage a constitué une tentative de définition et de classement

universel du jeu (Roger Cailloix, 19583). Définissant le jeu comme une activité : libre, circonscrite

dans des limites d’espace et de temps, dont le déroulement et le résultat ne saurait être déterminé

préalablement, improductive, ayant des règles bien que fictive, les jeux se répartissent en quatre

1assemblée générale des Nations Unies, 20 novembre 1959, Déclaration des droits de l’enfant.2Chateau Jean (1979), cité in L'enfant et le jeu : Approches théoriques et applications pédagogiques, études et document d’éducation de l’Unesco, publié par l'organisation des Nations Unies, Paris : Ed. Unesco3R. Caillois (1958), Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard

Page 2: Le Jeu Comme Stratégie Énactive en Psychomotricité

catégories : jeux de compétition, jeux de hasard, de mime ou de vertige.

La description de Cailloix, laisse peu de place aux jeux de prouesse ou de construction, à ces

jeux où l’action est un élément fondamental dans le plaisir procuré par son exercice. Par ailleurs,

depuis cette description, l’arrivée de l’ordinateur et des divers médias, ont ouvert d’autres

distinctions avec les jeux virtuels, et d’autres questionnements.

Le jeu dans le développement de l’enfant : perspective psychogénétique piagétienne

La théorie psychogénétique, interactionniste, fondée par Jean Piaget, voit dans le jeu tout à la

fois l’expression et la condition du développement de l’enfant. A chaque étape est indissolublement

lié un certain type de jeu et, si l’on peut constater, d’une société à l’autre ou d’un individu à l’autre,

des modifications de rythme ou d’âge d’apparition des jeux, la succession est la même pour tous. Le

jeu constitue un véritable révélateur de l’évolution mentale de l’enfant. Lorsque Piaget énonce que

« C’est en agissant que l’on apprend. » il donne au jeu une indispensable participation à la

construction du savoir. De ses travaux, il en ressort une brève classification, suivant les stades de

développement de l’enfant. (Piaget J., Inhelder B., 19664) Piaget relève 4 catégories de jeu, qui vont

apparaître au cours du stade préopératoire (de 2 à 7-8 ans) :

- le jeu d’exercice (plaisir fonctionnel, d’être la cause, d’affirmer un savoir),

- le jeu symbolique (apogée entre 2-3 et 5-6 ans),

- les jeux de construction,

- les jeux de règles (billes, marelle,...).

A partir de cette période d’intériorisation de l’action où l’enfant a besoin de manipuler les objets, les

jeux suivront les spécificités de développement des différents stades :

Durant le stade opératoire concret (de 7-8 ans à 11-12 ans) Les opérations mentales

portent sur du matériel concret. ;

Enfin, lors du stade opératoire formel (de 11-12 ans à 15 ans) : Le raisonnement porte sur

un matériel abstrait. Il est hypothético-déductif. (Piaget, 19675)

Le cadre thérapeutique de la psychomotricité : une pensée en acte

Les dispositifs psychomoteurs en usage auprès des enfants s’appuient sur des jeux qui

engagent l’activité gestuelle et motrice de l’enfant, en s’appuyant sur la réalisation d’actes

intentionnels.

Le terme de psychomotricité se réfère à une méthodologie d’intervention visant à intégrer 4Piaget, J. & Inhelder, B. (1966), " La Psychologie de L'enfant ", PUF, Paris.5Piaget Jean ( 1967), La psychologie de l’intelligence, Paris : Armand Colin ;

Page 3: Le Jeu Comme Stratégie Énactive en Psychomotricité

toutes les dimensions de l’individu: cognitives, affectives, perceptives, motrices et relationnelles.

L’étiologie des troubles se réfèrent à une causalité plurifactorielle et transactionnelle associant des

facteurs génétiques, neurobiologiques, psychologiques qui agissent à différents niveaux de

complémentarité et d’expression. Le sens de la psychomotricité, c’est l’expérience du corps en ≪

relation, le bon fonctionnement des fonctions dans leur colorations affectives, historiques et

relationnelles […]; son but n’est pas de considérer le symptôme moteur en soi, mais le sens que le

symptôme assume pour le sujet, et comment le symptôme est inscrit dans son histoire personnelle

en tant qu’expression de son univers cognitif et, principalement, affectif et relationnel (de ≫

Ajuriaguerra Julian, Soubiran Giselle6).

Quelque soit son orientation : éducative, rééducative, ou thérapie, la

psychomotricité a été fortement influencé par la phénoménologie de Merleau-Ponty,.

Dans la conception phénoménologique, le corps n'est pas seulement défini par ses

caractéristiques anatomiques et fonctionnelles (comme le conçoit la pensée

cartésienne), il est avant tout perçu comme objet vécu par le sujet lui-même. Le corps

est non seulement sujet de la perception, objet senti mais aussi un état permanent

d'expérience. (Merleau-Ponty, 19457) Perception et corporéité sont liées : l'expérience

de la perception corporelle est une connaissance préréflexive s'appuyant sur le

caractère indissociable entre le sujet et le monde. (Leder, 1990, cité par Gallagher,

Zahavi, 20098).

L’incarnation de la cognition

Cette conception active du schéma corporel, est retrouvée chez Piaget. L’enfant à sa

naissance possède des mouvements sans but ; par la suite, du fait de l’équilibration entre

assimilation et accommodation, commencent à s’organiser les premiers schèmes moteurs. Durant

cette période, l’enfant commence à réagir à des stimuli en fonction de sa manière d’être et

progressivement à construire une représentation corporelle propre. (cf. Piaget9)

Ainsi, contrairement à l’approche gnoséologique aboutissant à une vision désincarnée de la

cognition, s’oppose un courant qui, va mettre en avant les interactions entre le corps et l’esprit au

travers de nombreux travaux : de Francisco Varela, à Antonio Damasio. Par ailleurs, la métaphore

cybernétique du cerveau sera contesté par des neurobiologistes, comme Changeux et Edelman

6De Ajuriaguerra Julian, Soubiran Giselle (2009), cité in Julian de Ajuriaguerra et la naissance de la psychomotricité, JOLY Fabien (coord.), LABESGenevieve (coord.), p 23, Paris : Papyrus7Merleau-Ponty Maurice (1945), Phénoménologie de la perception.,1945, Réed. 1976, Paris: Gallimard8GALLAGHER Shaun, ZAHAVI Dan (2012). The Phenomenological Mind (Anglais) Paris : Broché 9Cf trois ouvrages majeurs de Jean Piaget : La naissance de l’intelligence chez l’enfant (1977), Neuchatel : Delachaux et Niestlé ; La construction du réel chez l’enfant (1977), Neuchatel : Delachaux et Niestlé ; La formation du symbole chez l’enfant (1989), Neuchatel : Delachaux et Niestlé

Page 4: Le Jeu Comme Stratégie Énactive en Psychomotricité

(Changeux, 199810 ; Edelman, 200811).

Edelman soutient en effet, que les fonctions du cerveau se développent en harmonie avec les

fonctions du corps ; la pensée/conscience dépend du cerveau comme du corps. Il propose une

approche interdisciplinaire, réintégrant l’esprit à la nature, découvrant l’interdépendance entre

l’esprit et la matière et expliquant la relation entre processus psychologique et processus

physiologique (Edelman, 200812). Les modèles cognitifs abstraits dépendent de l’expérience

cinesthésique de la relation entre le corps et l’espace. Ces incorporations conceptuelles se réalisent à

travers les activités du corps précédant le langage (Lakoff, Nunez, 200013).

Notre expérience cognitive est modelé par un cerveau incarné; notre cognition est incarnée

et localisée dans notre corps (Gallagher, Zahavi, op.cit.). Gallagher et Zahavi dressent une liste

montrant les différentes façons dont le corps donne une forme à la cognition. Ils se réfèrent de

même au concept d’affordances de Gibson.

Gibson a développé l’idée que les objets dans l’environnement permettraient différents

types d’action, qu’il nommera : affordances (Gibson, 197914). Ces affordances sont étroitement

liées à la forme du corps et à sa capacité d’effectuer des actions. Toute posture, l’assise par exemple,

est d’abord une capacité motrice ; de même pour les compétences abstraites et rationnelles de la

cognition, comme compter (Gallagher, Zahavi, op. cit.).

L’acte comme conscience de soi : les jeux de prouesse et de construction

[Cognition inventive

nous revenons à la

question de savoir ce que nous attendons d’un modèle de la cognition, la réponse ne peut plusêtre celle qui semblait tout à l’heure évidente et incontournable. Il ne s’agit plus d’expliquercomment le monde que nous connaissons peut être représenté par un système qui, sous lesyeux du programmeur, entrerait en relation avec les objets de ce monde, le monde duprogrammeur : il s’agit de comprendre comment le monde du programmeur est devenu lemonde du programmeur, comment, de manière plus générale, un être vivant qui est « corps,perception et action, attitude et projet, situation et contexte » en arrive à être un être‘connaissant des choses’, un être habitant un monde. Nous n’attendons pas, dans cetteperspective là, d’une science de la cognition qu’elle nous indique comment concevoir unemachine capable de suivre les règles que nous lui imposons et de traiter les informations quenous lui soumettons, ni même une machine qui soit capable d’apprendre et de reconnaîtrecertains traits du monde que nous connaissons d’une façon que nous pourrions, avec un peu, ou10Changeux, Jean-Pierre. (1983) L'Homme neuronal. Paris : Fayard11Edelman Gerard Maurice (2008), Biologie de la conscience, textes de 1992, Paris : Éditions Odile Jacob12Déjà cité13Lakoff, Nunez, (2000), Where Mathematics Come From: How The Embodied Mind Brings Mathematics Into Being Published by Basic Books,A Member of the Perseus Books Group14Gibson James J (1979, tr. fr. Olivier Putois 2014) , Approche écologique de la perception visuelle, Bellevaux : Éditions Dehors

Page 5: Le Jeu Comme Stratégie Énactive en Psychomotricité

beaucoup, de bonne volonté trouver ressemblante à la nôtre, en utilisant pour cela des élémentsde calcul associés ensemble de telle façon qu’ils forment un réseau que nous pourrions trouverressemblant à un réseau de neurones. Il y a bien des domaines dans lesquels des ‘systèmesexperts’ peuvent être élaborés de manière fructueuse, comme la reconnaissance vocale, lamanipulation d’expressions algébriques, l’analyse de spectrogrammes chimiques, lareconnaissance d’anomalies dans un électrocardiogramme… – ces systèmes ne sont pas pourautant des systèmes cognitifs, des machines intelligentes au sens où nous sommes des êtresintelligents.Ce que nous attendons d’un modèle de la cognition n’est donc pas, dans la perspectivequi est celle de la théorie énactive, d’être un système capable de représenter, d’imiter, dereproduire, de manière statique, discontinue, et désintéressée, un monde figé, le monde qui estdéjà le nôtre, qui est déjà constitué, objectivé, catégorisé, mais de nous montrer le moment, ouplutôt, le processus ininterrompu de constitution, d’objectivation, de catégorisation qui donnenaissance à un monde, qui fait de nous des êtres habitant le monde que nous connaissons.« L’essence de l’intelligence est d’agir de façon appropriée quand il n’y a pas desimple pré-définition du problème ou de l’espace des états dans lequel chercher une solution. »(Winograd &Flores, 1993, p. 98)

T. Winograd and F. Florès, (1986), Understanding Computers and Cognition, Norwood, NJ:Ablex Publishing Corporation.Cité par Isabelle Peschard in Isabelle Peschard. La realite sans representation, la theorie de l'enaction et sa legitimiteepistemologique. Humanities and Social Sciences. Ecole Polytechnique X, 2004.French. <tel-00007975>p 33

Depuis les travaux de Piaget nous savons qu’apprendre implique une activité.

L'apprentissage en thérapie psychomotrice est d'une autre nature que celle de la reproduction d'un

modèle préformé, préexistant ni même d'un modèle extérieur au sujet. Ici l'apprendre a quelque

chose d'intime avec le sujet. Il fait écho à la maxime socratique : « connais-toi toi-même ». Il fait

écho de même à la maïeutique, c'est à dire à l'art de faire accoucher les pensées, du même

philosophe.

Le sujet de cet article est de montrer que les dispositifs thérapeutiques utilisés en

psychomotricité visent à mettre le patient en situation d’inventer une action, une invention en acte

(Delacourt G, 201015).

L’acte constituerait ainsi une base primordiale dans la construction de l’intériorité des

enfants, non seulement comme représentations adaptatives, mais aussi comme

exploration/construction d’eux-mêmes.

Car apprendre suppose une transformation par incorporation, permettant de

transformer le savoir en une connaissance appropriée. Apprendre c'est transformer la façon dont

sera perçu le monde, c'est à dire que l'objectif de l'apprentissage peut s'orienter vers une activité de

résolution de problème mais que son engagement va modifier la personne elle-même. Pour opérer

cette transformation, il est nécessaire que le sujet apprenant est une activité perceptivo-motrice ou 15Delacourt G (2010), Apprendre comme inventer, thèse sc. de l’éducation, conservatoire des arts et métiers

Page 6: Le Jeu Comme Stratégie Énactive en Psychomotricité

perceptivo-gestuel intentionnelle. C'est à dire qu’il soit mis en demeure d’inventer des solutions. La

méthode est basée sur l'engagement expérientiel du sujet car lorsque le sujet « acte », il met sa

pensée au service de sa réalisation, c'est à dire qu'il rend opératoire la conceptualisation abstraite, il

s'approprie cette expérience, ce savoir et dès lors peut le moduler, le transformer, jouer sur ces

différentes facettes. Ce savoir devient non seulement une connaissance du monde mais aussi une

exploration intérieure de sa propre connaissance. C'est ainsi qu'il est aussi possible d'interpréter

cette phrase de Malraux : « L'homme est ce qu'il fait 16»

Le dispositif thérapeutique est alors conçut comme une méthode qui vise non seulement à

développer un empan perceptivo-moteur, à le complexifier, mais aussi à susciter des

représentations : d'où la terminologie de dispositif énactif. (Bénavidès thierry, 2005) 17

Pour Varela, la cognition est une action incarnée, fondée sur des expériences qui découlent

du fait d’avoir un corps doué de facultés sensori-motrices et des capacités individuelles sensori-

motrices qui s’inscrivent dans un contexte biologique psychologique et culturel plus large. La

perception et l’action étant inséparables, on parle d’énaction pour décrire que :

1) la perception consiste en une action guidée par la perception,

2) les structures cognitives émergent des schèmes sensori-moteurs récurrents qui permettent

à l’action d’être guidée par la perception. (Varela, 199318)

C’est-à-dire que le corps bien qu’étant matériel, ne se réduit pas à sa matérialité, il est avant tout le

siège d’une puissance créatrice qui n’aspire qu’à déborder d’elle-même. Cette idée que l’esprit est

celui d’un corps actuel et actif, est évoquée, dans son étude sur la peinture de Francis Bacon, par

Gilles Deleuze: « Aussi témoigne t elle (la peinture) d’une haute spiritualité, puisque c’est une ‐ ‐

volonté spirituelle qui la mène hors de l’organique, à la recherche des forces élémentaires.

Seulement cette spiritualité, c’est celle du corps ; l’esprit, c’est le corps lui même, le corps sans ‐

organes… » (Gilles Deleuze, 2002)19

C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’idée de corps en acte, car le corps et l’esprit ne sont

pas matière inerte ou idée figée, mais énergie. L’objet de l’esprit, n’est pas un corps morcelé et

reconstruit, réarticulé comme une marionnette. Mais un corps qui exprime sa puissance d’être et

d’agir, et par cet acte, il produit un nouveau rapport avec son environnement.16Malraux André (1972), Antimémoires, Paris, Folio17Bénavidès Thierry (2005), Psychomotricité : une psychothérapie à implication corporelle ?, Entretiens de Bichat, Paris : Expansion Scientifique Française ;18Varela, Francisco J., Thompson, Evan, Rosch, Eleanor (1993) L’inscription corporelle de l’esprit : sciences cognitives et expérience humaine. Paris : Le Seuil19Gilles Deleuze, Francis Bacon – Logique de la sensation, Seuil, 2002, p. 49.

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L’incorporation du Savoir : une articulation entre action et analyse de l’action

Ce corps n’est donc pas un corps que j’ai, mais ce corps que je suis. Accéder à la liberté,

c’est comprendre que ce « je » procède tout d’abord d’une acquisition qui s’est produite à partir de

ce qui a été apporté – concepts, savoirs-faire, situations...- et lorsque le sujet se l'approprie. Si

étymologiquement, l’incorporation est ingérer dans son corps, symboliquement, l’incorporation

renvoie à l’intériorisation, mais dès lors nous perdons un élément opératif important celui de la

notion de corps qui me semble utile quand nous évoquons l’apprentissage d’actes moteurs,

d’élaboration sensorielle, de la motricité…tout en conservant ce qui est agi, ressenti par le sujet,

véritable appropriation du savoir, comme prise de possession de ce qui est appris. Ainsi, le passage

entre savoir et connaissance est appropriation par et dans le sujet.

L’engagement dans l’action, à l’origine des apprentissages, n’est pas seulement une activité

programmée de l’extérieur, c’est aussi une activité constructive qui est transformation de soi grâce

à sa propre pratique. (Samurçait et Rabardel, 200420) Un dispositif thérapeutique est l’organisation

d’une activité qui est faite par le Sujet qui la construit et se construit par là même. Il est seul à

pouvoir explorer/construire son propre apprentissage, sa propre production d’apprentissage. Le

dispositif thérapeutique permet l’incorporation de ce qui est compris de l’intérieur par le Sujet qui

peut alors le restituer par l’action. Le dispositif thérapeutique doit provoquer en lui le passage de

l’ignorance à la connaissance.

Dans les apprentissages perceptivo-gestuels, Piaget nous apprend qu’il n’y a pas

obligatoirement de théorisation, ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas de la conceptualisation

(Vergnaud, 199621). Dans certaines parties d’apprentissages, on utilise des savoirs pour mieux agir,

dans d’autres, on apprend à mieux comprendre (Pastré, 200622). Objectif et finalité de

l’apprentissage ne sont alors pas les mêmes. Quelle que soit la finalité du dispositif, il est possible

d’émettre l’hypothèse que l’acquisition de connaissances s’étaie sur des processus combinant le rôle

de l’apprentissage par l’action et celui de l’apprentissage par l’analyse de l’action. Chaque Sujet

réinventerait à sa façon le processus d’apprendre, en s’appuyant sur des inductions. Le Savoir est 20Samurçay, R., & Rabardel, P. (2004). Modèles pour l’analyse de l’activité et des compétences, propositions. In R. Samurçay, P& . Pastré (Eds/), Recherches en didactique professionnelle Toulouse: Octarès, (pp. 163-180)21Vergnaud, Gérard (1996) Au fond de l’action, la conceptualisation, in Barbier, J.M. (dir.) Savoirs théoriques et savoirs d’action, Éducation et Formation, biennales de l’éducation, Paris : PUF, (pp. 275-292)22Pastré, Pierre (2006) Apprendre à faire, in Bourgeois, Etienne et Chapelle, Gaétane (dir.) Apprendre et faire apprendre. Paris : PUF, pages 109-121

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toujours extrinsèque à la situation d’apprentissage vécue par le Sujet. Est Connaissance tout Savoir

et/ou Savoir-Faire qu’un Sujet s’est incorporé en se l’appropriant.

L’incorporation du savoir s’appuie sur une représentation que le Sujet se fait de la réalité en

situation, et non à partir d’une définition cognitiviste de la représentation. « la psychologie

cognitiviste s’appuie sur son paradigme de l’Homme comme système du traitement de

l’information (Theureau, 2004,23p19). Pour en rendre compte, il faut évoquer Varela : «

L’hypothèse cognitiviste prétend que la seule façon de rendre compte de l’intelligence et de

l’intentionnalité est de postuler que la cognition consiste à agir sur la base de représentations d’un

monde extérieur prédéterminé qui ont une réalité physique sous forme de code symbolique dans un

cerveau ou une machine » (Varela, 1989a,24 p38). Et de rajouter: « Ces conceptions sont d’autant

plus éloignées de nos convictions et de nos expériences qu’elles renvoient à « la représentation

adéquate d’un monde extérieur prédéterminé. » (Varela, 1989b,25 p90).

C’est ce que Varela appelle énaction, concept qui vient éclairer « les questions pertinentes

qui surgissent à chaque moment de notre vie. Elles ne sont pas prédéfinies mais énactées, on les fait

émerger sur un arrière-plan et les critères de pertinence sont dictés par notre sens commun d’une

manière toujours contextuelle. » (Varela, 1996,26p 91).

Maturana et Varela, ont pu replacer la cognition au centre de systèmes vivants autonomes.

Ceux-ci sont déclarés « autopoïétiques » en raison de leur organisation « comme un réseau de

processus de production de composants qui :

a) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a

produit,

b) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le

domaine topologique où il se réalise comme réseau » (Varela, 1989b,27 p45).

Incorporation de l’apprentissage par l’induction

Les inductions sont éclairées par une théorisation des interactions du système vivant avec

son environnement, nous aidant à comprendre l’incorporation de connaissances. Celle-ci traduit

l’appropriation d’un savoir par un sujet dynamique, en constante interaction avec lui-même et avec

23Theureau, Jacques (2004) Le cours d’action, méthode élémentaire. Toulouse : Octarès.24Varela, Francisco J. (1989a) Connaître. Les Sciences cognitives. Paris : Seuil25Varela, Francisco J. (1989b) Autonomie et connaissance. Paris : Seuil.26Varela, Francisco J. (1996) Invitation aux sciences cognitives. Paris : Le Seuil, Points Sciences27Op.cité

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son milieu. Le modèle computationnel avec sa métaphore de l’ordinateur apparait insatisfaisant

pour Varela. Celui-ci élabore le concept d’autopoièse pour exprimer ce fait fondé sur la biologie

même de l’organisme, sur la biochimie et la vie cellulaire. Car « c’est un geste qui est à l’origine, à

la racine même de la vie. Il n’est même pas besoin de le penser au niveau des mammifères, des

humains ou des êtres sociaux : la vie en tant que processus autoconstituant contient déjà cette

distinction d’un pour-soi, ..., d’où émerge l’imaginaire, capable justement de donner du sens à ce

qui n’est que masses d’objets physiques. Cet enracinement du sens dans l’origine de la vie, c’est là

la nouveauté de ce concept d’autonomie, d’autopoièse. » (Castoriadis, 199928, p64-65) Autopoièse

veut dire littéralement autoconstruction, autoproduction ou autocréation.

Dans l’énaction, la représentation ne renvoie à aucun prédéterminé, le Sujet doit en

conquérir le sens. La représentation est le rapport interne du Sujet apprenant à la situation

d’apprentissage, et s’appuie sur des inductions dans la mise en sens. L’induction est un mode de

conceptualisation où le Sujet invente au sens qu’il produit une synthèse nouvelle d’idées. (Lalande,

196229, p544).

D’une part, le Sujet invente lorsqu’il fait l’acquisition du schème en situation, et d’autre

part, lorsque le schème s’adapte à la situation (Vinatier, 2009,30 p55-56). L’induction réunit en une

synthèse un ensemble d’actions, de faits, d’idées et de pensées. Le processus n’est ni inférentiel ni

déductif, mais une incorporation du Savoir sous forme de connaissances appropriées pour et par le

Sujet L’incorporation du Savoir est un résultat présent à la fois à la conscience du Sujet, et dans la

réalité transformée par l’action du Sujet.31

L'élaboration inductive naît quand il y a rupture, une interruption par une discontinuité

jouant le rôle de barrage. Ainsi, le levier thérapeutique qui consiste à confronter le patient à des

obstacles implique un travail inductif d’où émergeront des solutions. La complexité prends corps et

cohérence, c’est-à-dire qu’elle devient sens, elle donne au Sujet la compréhension de ce qu’il

apprend: le pouvoir-faire et le savoir-faire.

En guise de conclusion : Induction ou Insension ?

28Castoriadis, Cornelius (1999) Entretien Cornelius Castoriadis – Francisco Varela, in Dialogue. Paris : Editions de l’Aube, pages 59-8229Lalande, Jacques, dir. (1962) Vocabulaire technique et critique de la Philosophie, 9e éditionen un volume, Paris : PUF30Vinatier, Isabelle (2009) Pour une didactique professionnelle de l’enseignement. Rennes : Paideia, Presses Universitaires de Rennes.31L’inférence est un mouvement de la pensée allant des principes à la conclusion. C’est une opération qui permet de passer de prémisses, à une nouvelle assertion qui en est la conclusion. Il existe différentes inférences : les inférences déductives, inductives et abductives.

Page 10: Le Jeu Comme Stratégie Énactive en Psychomotricité

Le pouvoir faire est le résultat d’un acte d’invention qui a fait du savoir une connaissance

appropriée. : « Nous accomplissons les actes parce que les circonstances les ont déclenchés en

nous.» (Varela, cité par Mendel, 1998, 32p315) Le sujet est en interactivité avec lui-même, c’est-à-

dire en activité d’acter par et pour soi-même. Un « bon » dispositif thérapeutique facilite le plus

possible les conditions de la liberté d’apprendre, dans des actes dont l’issue est, du fait de cette

liberté du Sujet, toujours aléatoire. Le sujet ignorant est un sujet capable, car s’il ne construit pas

consciemment son pouvoir-faire, il est néanmoins en tension, en charge, en puissance, vers la

probabilité d’actes d’insension, origines de la production et de la construction à l’œuvre dans tout

apprentissage. « C’est le point où nous proposons, par nécessité, le mot INSENSION pour désigner

ce moment du pour-soi à l’œuvre …, c’est-à-dire lorsque le Sujet vit son apprendre comme inventer

dans un surgissement du sens. Pour le Sujet apprenant, cela désigne le savoir qui passe de son statut

extrinsèque référencé à la connaissance intrinsèque utilisable pour et par ce Sujet. » (Delacourt G,

2010).33

Le cadre psychomoteur s’appuie sur une intervention qui place le sujet en situation

d’appropriation du savoir, couplée à du sensorimoteur, où la pensée est effectivité en acte.

L’utilisation du jeu permet de maintenir une interaction non seulement avec les exigences de la

situation, mais aussi la transformation du savoir en connaissance par l’engagement perceptivo-

moteur, respectant la complexité du sujet et la spécificité de l’acte. Une fois appropriée, la

connaissance sera exprimable. On pourra alors obtenir du Sujet un récit.

32Vinatier, Isabelle (2009) Pour une didactique professionnelle de l’enseignement. Rennes : Paideia, Presses Universitaires de Rennes.33Opus. Cité, p91

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