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LE PROCES DE LA DOULEUR Jean Cambier LE LANGAGE DE LA DOULEUR 1 D 1 ans la Vou/ou, Alphonse Daudet constate l'incapacité où il se trouve d'exprimer par des mots l'expérience affective de la douleur: « D'abord, à quoi ça sert, les mots, pour tout ce qu'il y a de vraiment senti en douleur. Ils arrivent quand c'est fini, apaisé. Ils parlent de souvenirs impuissants ou men- teurs (1). » Et, pourtant, c'est le langage qui confère sa dimension tragique à la douleur de l'homme. Sans lui, elle ne serait pas différente de la douleur de l'animal, expérience vécue dans le moment, associée aux réflexes de protection, inductrice d'une conduite de sauvegarde. C'est par le langage et dans le langage que l'homme attribue à la sensation une signification relative à la continuité de son vécu. Certes, Alphonse Daudet a écrit la Doulou sous l'aiguillon de douleurs fulgurantes, mais ce sont les « souvenirs impuissants ii et « menteurs ii qui nourrissent le martyre de sa vie quotidienne. La douleur est « une expérience désagréable que nous associons primitivement à une lésion de notre corps ou que nous 77 REVUE DES DEUXMONDES JUIN 1995

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LE PROCES DE LA DOULEUR

Jean Cambier

LE LANGAGEDE

LA DOULEUR

1D1 ans la Vou/ou, Alphonse Daudet constate l'incapacité oùil se trouve d'exprimer par des mots l'expérience affectivede la douleur: « D'abord, à quoi ça sert, les mots, pour

tout ce qu'il y a de vraiment senti en douleur. Ils arrivent quandc'est fini, apaisé. Ils parlent de souvenirs impuissants ou men­teurs (1). » Et, pourtant, c'est le langage qui confère sa dimensiontragique à la douleur de l'homme. Sans lui, elle ne serait pasdifférente de la douleur de l'animal, expérience vécue dans lemoment, associée aux réflexes de protection, inductrice d'uneconduite de sauvegarde. C'est par le langage et dans le langage quel'homme attribue à la sensation une signification relative à lacontinuité de son vécu. Certes, Alphonse Daudet a écrit la Doulousous l'aiguillon de douleurs fulgurantes, mais ce sont les « souvenirsimpuissants ii et « menteurs ii qui nourrissent le martyre de sa viequotidienne.

La douleur est « une expérience désagréable que nousassocions primitivement à une lésion de notre corps ou que nous

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décrivons en terme de lésion de nos tissus ou les deux (2) ». Cettedéfinition met l'accent sur la part subjective qui intervient dans laperception de la douleur. Il est impossible d'établir une relation entrela douleur perçue et exprimée et l'intensité physique du stimulus.Chacun a sa propre expérience de la douleur. Chez un même sujet,les réactions à l'égard du stimulus dépendent des circonstances:la perception varie suivant que la douleur est subie comme uneagression ou acceptée comme un mal nécessaire, suivant que notreattention est distraite ou que nous sommes engagés dans l'action.Comme l'observe Montaigne, « nous sentons plus un coup de rasoirdu chirurgien que dix coups d'épée en la chaleur du combat [...].Les douleurs de l'enfantement, par les médecins et par Dieu même,estimées grandes et que nous passons avec tant de cérémonie, ily a des nations entières qui n'en font nul compte )).

L'expression de la douleur révèle le choix d'un comportement.Le langage de la douleur reflète la signification que le sujet conscientet agissant assigne au stimulus algogène. Il est la résultante d'unedialectique qui oppose les deux dispositifs chargés d'assurer lasensibilité de notre corps, l'appareil discriminatif qui sous-tendl'image du corps et qui explore le monde des objets, le systèmed'alerte et de protection qui intervient dès qu'une modification dumilieu met en péril l'intégrité de l'organisme. Ces deux modes dela sensibilité engagent l'action en sens opposé: l'appareil discrimina­tif sous-tend l'action et dirige le mouvement vers le monde extérieur,le système d'alerte, nociceptif, suspend l'action en cours et engendrele retrait. Leur jeu antagoniste rend possible le choix d'uncomportement en limitant l'emprise de la nociception (3). La cornepostérieure de la moelle est le lieu principal de leur affrontement.Pour chaque segment de la moelle, correspondant au territoired'innervation d'une racine sensitive, les collatérales de la voiediscriminative exercent une inhibition sur les groupes de neuronesde la corne postérieure qui sont lepremier relais des voies de lanociception. Ce contrôle à l'entrée (gate-control) qui fait appel àun interneurone sécréteur d'endorphine et qui intervient sur le plande chaque segment est soumis à l'influence de voies descendantesissues du tronc cérébral, du cerveau limbique, du néo-cortex. Decette façon, à mesure qu'il se constitue, le langage de la douleurcontribue à moduler l'accueil réservé au message afférent.

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La douleur est une expérience psychologique individuelle.Nous n'avons qu'une connaissance intuitivede la douleur des autres.Les physiologistes étudient chez l'animal les réponses déterminéespar des agressions diverses. Ils admettent que certains comporte­ments sont analogues aux réactions qui sont, chez l'homme,associées à la douleur mais, faute de langage, rien ne permet deconnaître ce qu'est l'expérience de la douleur chez l'animal. Chezl'homme, le langage exprime la menace ressentie. Il définit lasensation dans l'espace et le temps. Il formule une interprétationde la cause de cette sensation. Il développe la dimensionrelationnelle de la douleur exprimée : par lui, l'individu signale àl'autre le dommage ressenti, et en même temps la douleurexprimée est un appel au secours, une imploration, voire unerevendication. Enfin, en se définissant dans le code de la langue,la douleur accède à la représentation symbolique: elle s'autonomisecomme événement signifiant dans la représentation que le sujet sefait de sa propre histoire; elle est analysée, critiquée et finalementadmise ou rejetée, et donc consciemment vécue en fonction desnormes culturelles.

S'intéresser au langage de la douleur, ce n'est pas seulementtenter une analyse du discours douloureux, c'est aussi aborder lesaspects psychologiques et sociaux par lesquels la douleur del'homme échappe à toute interprétation purement physiologique.Le langage a trois fonctions: expression, communication, représenta­tion. Nous étudierons le langage de la douleur suivant chacune deces dimensions.

Le langage pour l'exprimer

En clinique, le langage de la douleur constitue une partimportante de la sémiologie : chaque douleur est décrite en termesqui lui sont propres. Les médecins connaissent la douleur brûlantede la causalgie, la striction thoracique de l'angine de poitrine, lasensation fulgurante de la névralgie du trijumeau, la céphaléegravative des états dépressifs.

Melzack et Torgensend ont opéré un recensement et uneétude critique du vocabulaire de la douleur (4).Après un inventaire

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des mots employés par les patients pour décrire leurs douleurs, ilsont classé ces termes en trois groupes suivant qu'ils exprimentprincipalement l'intensité de la douleur, sa dimension affective ouses caractéristiques sensorielles spécifiques. Leclassement a été testésur des sujets normaux et sur des patients. Il a été validé dans desmilieux socioculturels différents. Le test a été adapté dans denombreuses langues, c'est le questionnaire mis au point à l'institutMac Gill (Mac Gill Pain Questionnary, MPQ) qui sert de référence.

VOCABULAIRE DE LA DOULEUR TEL QU'IL EST ANALYSE

DANS LE TEST DE MELZACK ET TORGENSEND

Sensory subclasses

l Flickering Quivering Pulsing Throbbing BeatingII Jumping Flashing ShootingIII Pricking Boring Drilling Stabbing LancinatingN Sharp Cutting LaceratingV Pinching Pressing Gnawing Cramping CrushingVI Tugging Pulling WrenchingVII Hot Burning Scalding SearingVIII Tingling Itchy Smarting StingingIX Dull Sore Hurting Aching HeavyX Tender Taut Rasping SplittingXI Spreading Radiating Penetrating PiercingXII Tight Numb Drawing Squeezing Tearing

Affective subclasses

XIII Tiring ExhaustingXIV Sickening SuffocatingXV Fearful Frightful TerrifyingXVI Punishing Gruelling Cruel Vicious KillingXVII Wretched BlindingXVIII Nagging Nauseating Agonizing Dreadful Torturing

Evaluative subclass

XIX 1Annoying Troublesome Miserable Intense Unbearable

Les termes retenus pour évaluer l'intensité d'une douleur ontune grande importance lorsqu'il s'agit d'évaluer un traitementantalgique. L'échelle d'intensité élaborée par Melzack a été validéeen se référant aux estimations fondées sur des termes purement

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indicatifs d'une dimension : douleur nulle, faible, modérée,moyenne, forte, intense. Cette validation a été confirmée par lacomparaison avec une évaluation non verbale de la douleur : lepatient ayant à situer un curseur sur une ligne allant de zéro (pasde douleur) à dix (douleur insupportable). Si les termes retenusspécifiquement dans le MPQ pour mesurer l'intensité de la douleuront été validés, il est apparu que ces termes ne sont pas les seulsà refléter l'amplitude de la sensation. L'analysefactorielle des termeschoisis par les patients pour décrire leur douleur montre quel'intensité de la douleur se manifeste à travers toutes les catégories.Néanmoins, ce sont les termes retenus pour constituer l'échelleaffective qui expriment le plus fidèlement l'intensité de la douleur.Cette composante affective qui se manifeste dans le vocabulaire dela douleur répond généralement à l'état affectif du patient tel qu'ils'exprime dans les tests appréciant la somatisation, la dépression,l'anxiété. Les termes du registre descriptif s'ajoutent aux termes duregistre affectif-évaluatif pour constituer des profils qui peuvent êtrespécifiques d'une cause. Des profils ont été ainsi établis pour lesdouleurs du cancer, les douleurs de l'arthrose et celles des arthrites,les douleurs dentaires, les douleurs du zona, les douleurs du membrefantôme.

La genèse du langage de la douleur justifie la distinction dansle vocabulaire de la douleur d'une composante intensive-affectiveet d'une composante analytique et descriptive par le doubletraitement réservé à l'information nociceptive. Chacun sait qu'uneagression localisée, par exemple une piqûre, détermine d'abord unesensation physique punctiforme et brève, puis une impressionaversive diffuse et prolongée. La première est sous la dépendancede nocicepteurs spécialisés et elle est véhiculée par des fibresmyélinisées fines, la seconde fait intervenir des récepteurs poly­modaux qui répondent non seulement aux stimulations nociceptivesmais aussi à des stimulations non nociceptives, les afférences sontdes fibres non myélinisées. Lors du relais dans la corne postérieurede la moelle, l'autonomie des deux composantes du message estpréservée. Le message discriminatif est dirigé vers les noyauxventraux du thalamus et le cortex somesthésique, le message aversifvers les noyaux médians du thalamus, le cortex limbique etfronto-cingulaire.

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Au sein de la come postérieure de la moelle, les neuronesdes couches superficielles répondent uniquement à des stimulationsnociceptives. Les neurones de la base sont activés par lesstimulations nociceptives, mais aussi par d'autres stimulations tellesque le frôlement des téguments. Ces neurones convergents sous­tendent la dimension affective de la douleur. Leur physiopathologieintervient dans le genèse de la douleur chronique. Supports desdouleurs projetées, des hyperalgésies régionales, des douleurs pardésafférentation, mais aussi de la contracture réflexe en regard d'unelésion osseuse et de la causalgie, ces neurones sont au cœur dudispositif de contrôle à l'entrée (5). Mais leur intervention estdécentralisée, limitée à une région du corps. Pour cette raison, ilsparticipent seulement à la préhistoire du langage de la douleur.

Il n'en est plus de même pour la substance réticulée du tronccérébral dont les réponses engagent effectivement l'organisme dansson ensemble en déterminant un éveil global, les réponses motriceset végétatives qui caractérisent la réactivité à la douleur du tronccérébral, enfin le cri dont l'expérimentation animale a montré qu'ilappartient à ce niveau d'organisation. Cette expression de la douleurest observée dans la première enfance. Chez le nourrisson, laréaction à la piqûre ou à l'inconfort ne diffère pas sensiblement dela réaction déterminée par la faim ou l'éloignement de la mère. Lescris et les trépignements caractérisent une des conduites quialternent avec un petit nombre d'autres conduites : téter, dormir,et plus tard jouer. La substance réticulée est agencée pour régirl'alternance de ces comportements: largement pourvue d'afférencesnociceptives, elle dispose aussi de voies descendantes capables demoduler le message afférent en agissant sur le contrôle à l'entréedes afférences. Le cri, première expression vocale de la douleur,manifeste un choix de comportement incompatible avec d'autresconduites telles que le sommeil ou l'alimentation.

Manifestation de l'inconfort et du déplaisir, les cris et lestrépignements du jeune enfant ne manquent pas de déterminer uneréaction de l'entourage. Sans tarder, ils deviennent un moyen demanipuler cet entourage. L'expression de la douleur est modeléepar cet échange en même temps que l'angoisse primitive se nuanceen une affectivitérelationnelle. Cette évolution marque l'interventiondes structures du système limbique. Largement pourvu d'afférences

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pluri-sensorielles, le système limbique modèle le comportement enfonction de l'expérience. Capable de mémoire, il rend possible unapprentissage suivant la dialectique récompense-punition. Lesmessages nociceptifs interviennent de façon décisive dans ledéroulement du conditionnement : ils déterminent non seulementl'inhibition de l'action en cours, une immobilisation plus ou moinsdurable de la région stimulée, mais aussi l'acquisition de réflexesconditionnés d'évitement. Certes, les stimulis nociceptifs ne sont passeuls à intervenir à ce niveau d'intégration: suivant les circonstances,les impératifs du milieu intérieur, la présence de nourriture, larencontre d'un partenaire sexuel, voire la situation de l'individu dansun groupe peuvent emporter la décision. Pour échapper à l'emprisede la nociception, le rhinencéphale dispose d'un contrôle sur lesafférences qui fait intervenir notamment les neurones à endorphinesde l'hypothalamus médian. Chez l'animal, l'analgésie du stressdépend des structures limbiques. Chez l'homme, elle a pouréquivalent l'analgésie du sportif blessé au cours d'une compétition,ou celle du combattant frappé dans l'action. Chez l'animal commechez l'homme, la lobectomie bitemporale détermine une incapacitépour le sujet de régler son comportement en fonction desexpériences nociceptives. Ainsi, en même temps que l'activité sestructure en bonne et en mauvaise conduite, que le monde se définiten bons et en mauvais objets, le message nociceptif tend àdéterminer un sentiment de peur ou d'aversion qui fait place àl'angoisse du stade précédent. C'est dans le système limbique ques'élabore la composante affective qui transparaît dans le vocabulairede la douleur. Le cas particulier des douleurs intermittentes qui nesont pas perçues au moment où le patient les exprime peut êtrel'occasion d'expliciter cette composante aversive. A. Daudet exprimeainsi l'attente anxieuse de la douleur: (( Bien singulière cettepeurque mefait la douleur maintenant, du moins cette douleur-là. C'estsupportable, et pourtant je ne peux la supporter. C'est un effroi;et l'appel aux anesthésiques comme un cri aux secours, unpiaulement de femme avant le vrai danger. ))

Le néocortex donne à la douleur perçue sa forme définitiveet il rend possible son expression par le langage. Dans chaquehémisphère, le cortex fronto-cingulaire étroitement lié au cerveaulimbique facilite les comportements de retrait (évitement) et

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l'expression affective de la douleur. Après lobotomie frontale, lespatients n'expriment plus spontanément la douleur, et celle-ci cessede peser sur leur comportement. Ils répondent aux interrogationspar une description dépourvue d'affectivité. La douleur est reconnuecomme telle, mais elle n'a plus sa résonance affective, la souffrancea disparu. En dépit de cette analgothymie, les stimulations sontnormalement perçues et la discrimination du tact et de la piqûreest parfaitement assurée.

A l'opposé, le cortex pariétal où aboutissent les voies de lasensibilité discriminative a pour fonction de conduire l'explorationdu monde extérieur. Il définit les caractéristiques spatiales ettemporelles du stimulus (stéréognosie), il dirige la palpation, ilfacilite les comportements de préhension et d'utilisation. Il assureune représentation précise du stimulus rapportée à une représenta­tion du corps. Pour assurer ces fonctions, le cortex pariétal disposed'efférences destinées au thalamus, à la substance réticulée du tronccérébral, aux dispositifs segmentaires de la moelle, qui contribuentà modeler le message afférent. Après lésion du cortex pariétal, lepatient tend à répondre aux stimulations de l'hémicorps opposé parune réaction d'évitement. Il perçoit comme douloureuses lesstimulations nociceptives, mais il les décrit dans le registre affectif,comme une sensation mal définie dans l'espace et le temps. Parfoismême, il les localise en un point symétrique de l'hémicorpshomolatéral à la lésion (allochirie).

La dialectique du cortex frontal et du cortex pariétal estsous-jacente aux activités perceptivo-motrices qui assurent ledéveloppement de l'image du corps, le perfectionnement du geste,l'inventaire du monde des objets. Les expériences nociceptivesparticipent à l'élaboration des schèmes, de telle sorte que la douleurest non seulement localisée en un point du corps, mais aussirattachée à un objet ou à une action déterminée.

La perception s'achève dans une représentation verbale desopérations précédentes. Cette symbolisation ne fait pas intervenirun vocabulaire qui serait propre à la douleur. Elle détourne à sonprofit des mots empruntés à d'autres modalités sensorielles, desverbes décrivant une action ou une contrainte subie. Dans sa genèse,le langage de la douleur est étroitement lié au langage du corps età la représentation verbale des actions.

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Si la composante analytique et descriptive du langage de ladouleur est sous la dépendance des structures de l'hémisphèregauche, le langage de la douleur n'est pas une production exclusivede l'hémisphère dominant. L'hémisphère droit assure le contrôle dela prosodie et nous savons que «la chanson du langage» assure pourune part importante la transmission du contenu affectif du message.Les patients atteints d'une aphasie sévère savent moduler l'expressiond'une stéréotypie pour manifester la douleur. Bien plus, l'hémisphèredroit intervient pour faire prévaloir les mots qui expriment la dimen­sion affective et relationnelle de la douleur ressentie. Lepatient atteintd'une lésion de l'hémisphère droit manifeste par tout son comporte­ment une indifférence à la maladie, mais c'est dans son langage quese manifeste l'anosognosie. Non seulement le ton de la voix manifesteson indifférence, mais il paraît avoir oublié le sens des mots quiexprimeraient sa déchéance. Le comportement particulier qui enrésulte à l'égard des stimulations douloureuses adressées à l'hémi­corps gauche a été qualifié d'hémiagnosie douloureuse.

En suivant par étapes l'intégration du message nociceptif, nousavons dégagé les grandes lignes d'une neuro-psychologie de la dou­leur. En même temps que celle-ci se définit comme un événementpsychologique, nous l'avons vue se couler dans le moule du langage.(( Les mots de la douleur ne viennentpas au hasard, ils qualifient lesmoments les plus signifiants pour le sujet de la situation créée parl'alerte nociceptive (6). )) De même, l'expression de la douleur dans lecode du langage rend possible la communication aux autres de l'expé­rience et l'accès à une représentation symbolique.

La communication apaise

Dès ses premières manifestations, sous la forme de la grimaceou du cri, l'expression de la douleur prend l'entourage à témoin. Chezles animaux ou dans les sociétés primitives, le groupe participe ainsià la situation d'alerte et l'ensemble des individus bénéficie de l'expé­rience d'un seul. Néanmoins, cette fonction « sociale» de la douleurexprimée s'efface devant sa fonction la plus primitive, qui est l'appelau secours; les cris du nourrisson sollicitent une réponse de la mère

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dont l'intervention est immédiatement apaisante. En revanche, mêmechez l'adulte, les crises douloureuses nocturnes qui ne peuventachever leur expression faute d'un interlocuteur sont vécues dans unétat d'angoisse extrême. Dès qu'une communication est établie,l'angoisse s'apaise et la douleur se tempère à mesure qu'elle trouveà s'exprimer. La communication avec le médecin est à la fois unecontribution au diagnostic et un appel au soulagement. Lasémiologiede la douleur précisant son siège, ses irradiations, son rythme, lesfacteurs qui la déclenchent fait appel au langage descriptif de ladouleur. Souvent de telles précisions ne peuvent être obtenuesqu'après l'établissement d'une première relation destinée à apaiserl'angoisse. L'action du médecin s'exerce ainsi avant toute médicationdans la mesure où il explique et démystifie en fournissant uneinterprétation rationnelle. L'effet apaisant dépend de ce qui est dit,mais plus encore de ce qui n'est pas dit. La façon d'être attentif,l'attitude sécurisante conditionnent l'efficacité thérapeutique. A l'in­verse, l'expérience des consultations de la douleur nous a appris lerôle néfaste de quelques paroles imprudentes qui ont échappé aumédecin ou au chirurgien. Ces paroles, entendues dans les suitesdouloureuses d'une intervention ou dans l'angoisse d'une crise aiguë,seront fidèlement répétées par le patient, plusieurs années aprèsl'événement. Un « effet Cassandre» paraît avoir conféré aux parolesmalencontreuses une fonction prédictive de la douleur chronique.

D'une façon plus générale, la douleur, telle qu'elle s'exprimedans la relation médecin-malade, reflète la qualité de cette relation.Le fait est évident lorsqu'il s'agit d'une douleur chronique. Tous lesmédecins savent que le désir d'obtenir une thérapeutique antalgiqueincite le patient à majorer l'expression de la douleur. Cettemajoration s'exprime dans le registre intensivo-affectif. Inversement,certains patients vont au-devant du désir d'être efficace dont faitpreuve le thérapeute: c'est l'explication de l'effet placebo dontl'évaluation contrôlée des médications antalgiques a montré l'impor­tance. Bien plus, l'application aux patients atteints de douleurschroniques des méthodes de thérapie comportementale a prouvéqu'une certaine façon de ne pas entendre la douleur exprimée peutêtre le secret de l'efficacité thérapeutique.

Alphonse Daudet a décrit de façon imagée ce fonctionnementde la douleur comme un comportement opérant : « Chaque patient

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fait la sienne et le mal varie, comme la voix du chanteur, suivantl'acoustique de la salle. ii Le phénomène s'étend bien au-delà dela relation médecin-malade.

Bon nombre de patients souffrant de douleurs chroniquesoffrent un visage différent dans leur milieu de travailet dans le cerclede famille. L'expression de la douleur est réservée aux intimes etspécialement au conjoint. La présence d'un visiteur de passage suffità modifier le comportement du patient. Il existe des relationscomplexes entre le comportement douloureux chronique de l'un oudes deux conjoints et les facteurs de tension au sein du couple. Ladouleur d'un des conjoints peut devenir l'affairede l'autre, qui adoptele langage de son conjoint, dont il devient le porte-parole. Parfoisencore, les deux conjoints entrent en compétition dans l'expressionde la douleur. On a même observé que l'un des époux trouve lemodèle de la douleur qu'il ressent chez le conjoint ou dans la familledu conjoint. L'action favorable de l'hospitalisation sur certaines dou­leurs chroniques s'explique par la rupture d'un dialogue pernicieux.

Au-delà de la famille, le patient s'adresse à la société (7). Ilexprime sa douleur pour que l'invalidité dont il est atteint soitreconnue. Il sollicite réparation d'un préjudice. L'effet nocif de laprocédure s'aggrave à mesure des expertises contradictoires, lepatient consolide et enrichit le langage de sa douleur. Les étudesconsacrées au pronostic des lombalgies chroniques ont montré queles lombalgies imputées à un accident du travail ont un pronosticbien plus grave. D'une façon plus générale, il est évident que, dansnos sociétés où le droit à la santé est reconnu et où l'on indemnisele pretium doloris, le contexte social contribue à amplifier et àpérenniser le langage de la douleur.

La représentation verbale

Au-delà de ses fonctions d'expression et de communication,le langage confère à la douleur de l'homme une dimensionsupplémentaire qui la rend sans commune mesure avec la douleurde l'animal. Le langage, en fournissant de la perception unereprésentation symbolique, permet à la douleur d'accéder au rang

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de concept. Il est l'instrument par lequel le sujet, se définissantlui-même, accède à la conscience de soi. De la même façon, lelangage achève la perception de la douleur en permettant au sujetd'inscrire cette douleur dans la présentation qu'il se fait de sa proprehistoire.

La représentation verbale est prépondérante dans la mémoirede la douleur. Le souvenir d'un paysage ou d'une mélodie revêtavant tout la forme d'une image visuelle ou auditive. Il n'en va pasde même pour la douleur. Il est impossible d'évoquer le souvenirprécis d'une expérience douloureuse telle qu'elle a été vécue. Lesfemmes le reconnaissent quand il s'agit des douleurs de l'accouche­ment. Même les sujets qui ont été torturés se souviennent de lasituation relationnelle intolérable qui leur a été imposée, mais ilsévoquent mal, faute d'être capables de les revivre en mémoire, lessensations physiques qu'ils ont ressenties. Et pourtant, l'usage dutest de Mac Gill montre que les caractéristiques d'une douleur, tellequ'elle a été exprimée et codifiée .dans la langue, sont conservéessans modification à de longs intervalles.

Dépositaire de la mémoire des douleurs, le langage, endéfinissant la douleur actuelle, la rapproche des douleurs antérieu­rement perçues. De cette façon, la perception de la douleur actuelleest influencée par le passé douloureux du sujet, par les douleursdes autres dont le récit s'est inscrit dans sa mémoire, par la menaceque le patient imagine ainsi pour son propre avenir.

La même sensation thoracique n'est pas perçue de façonsemblable par un individusans antécédent médical, par un sujet quia déjà fait des crises d'angine de poitrine ou par un patient dontle père est mort d'un infarctus du myocarde. D'une façon plusgénérale, la douleur perçue est modelée par l'acquis culturel, lesdoléances des patients en témoignent : « C'est mon arthrose, monzona, ma colite. » Cette dimension culturelle du langage de ladouleur se développe à l'extrême dans notre civilisation trèsmédicalisée. Nous en donnerons comme exemple la lettre adresséepar une patiente hypocondriaque à l'éditeur d'un traité médical:« Je suit atteinte de uagotropisme excitation anormale du nerfpneumogastrique gauche. Ça me descend de la tête, côté gauche,ça me traverse le cou, côté gauche, et me descend; (traverse lethorax toujours côté gauche). Et en même temps ça se répercute

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dans l'estomac (les battements du cœur)... Le nerfpneumogastriqueest la iOe paire crânienne (nerf crânien). ))

L'influence des déterminants culturels sur l'expression de ladouleur a depuis longtemps retenu l'attention : dans un collègeanglais, comme à Sparte, les enfants restent impassibles lorsqu'ilssubissent la correction. Pendant des siècles, le (( tu enfanteras dansla douleur )) a modelé un comportement qui est inconnu dansd'autres civilisations et a été effacé par le concept nouveau del'accouchement sans douleur. Plus que toutes autres, les motivationsspirituellessont capables de transcender la perception de la douleur :les mystiques vivent dans leur corps les douleurs de la Passion aupoint d'en développer les stigmates; les martyrs subissent dansl'exaltation la morsure des fauves. Une motivation philosophiquetelle que le stoïcisme ou une conviction religieuse telle que la foidans la valeur rédemptrice de la douleur ont pu influencerl'expression de la douleur dans des populations entières. Parmi lesdonnées d'ordre culturel qui modèlent le langage de la douleur, lesnotions relatives à la maladie ont une grande importance. Les sujetsatteints d'une affection douloureuse dont la nature bénigne estreconnue font apparaître dans la description de leurs douleurs unecomposante affective qui reflète le degré de dépression ou desomatisation démontré par les tests psychologiques. En revanche,chez les sujets atteints du cancer, de même que chez ceux qui s'encroient atteints, le langage de la douleur manifeste une composanteaffective disproportionnée en regard du degré de dépression. Dansce cas, le fait d'exprimer la douleur suffit à aggraver la chargeanxieuse et la réaction dépressive.

D'un autre côté, le langage de la douleur prête aux glissementssémantiques. Dans toutes les civilisations, les hommes ont décritcomme une douleur leurs insatisfactions fondamentales. Ils se sontdits torturés par la faim, la soif ou le désir inassouvi. A plus forteraison, la souffrance morale a adopté le même langage. Cesglissements dans l'usage de la langue ne font que refléter la relationplus profonde qui unit la douleur au déplaisir et à la dépression.Certes, une douleur chronique peut être la cause d'une dépression,mais, le plus souvent, c'est la dépression qui fait le lit de la douleur.Dans ce cas, la douleur exprimée et vécue par le patient sert demasque à la dépression qui emprunte le langage de la douleur.

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Nous retiendrons que l'élaboration du langage de la douleurreflète l'ajustement des dispositifs nociceptif et antinociceptif qui seproduit à des niveaux d'intégration successifs. Cet ajustementdépend de la signification attribuée au message algogène parl'organisme.

L'expression de la douleur en termes de langage achève laperception en même temps qu'elle exerce un contrôle sur les étapespremières de l'intégration. D'une certaine façon, l'accueil réservé aumessage nociceptif révèle pour chaque individu la façon dont s'estconstitué son propre langage de la douleur, rencontre de l'expé­rience personnelle, des influences éducatives et des conventionssociales. « Dis-moi comment tu souffres, je te dirai qui tu es. »

Jean Cambier

1. Œuvres complètes, tome XI, Club du livre, 1967.2. H. Merskey et E. Spear, Pain, psychological and psychiatrie aspects, éditionsBaillières, Londres, 1976.3. J. Cambier, « le Contrôle à l'entrée du message algogène », in Bulletin académiquenational de médecine, n° 173, 1989.4. R. Melzack, Pain measurement and assessment, Raven Press, New York, 1983.5.J. Cambier, Inventaire de la douleur en médecine - La Douleur, éditions Masson,1979.6. J. Cambier et ph. Bovier, « Douleur et habitation corporelle », in l'Évolutionpsychiatrique, n° 47, 1982.7. H. W. Kosterlitz et 1. Y. Terenius, Pain and Society, Verlag Bâle, 1980.

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