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- 1 - LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU KITÂB AL IMTÂì WA- l-MUîÂNASA (Le Livre de la saveur procurée par le plaisir de se trouver en société agréable) DE ABÛ ©AYYÂN AL-TAW©ÎDÎ Thèse pour le Doctorat présentée par Pierre-Louis REYMOND Sous la direction de Messieurs les Professeurs Joseph DICHY et Hassan HAMZE *2003*

LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

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LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR

A PARTIR DU KITÂB AL IMTÂì WA- l-MUîÂNASA

(Le Livre de la saveur procurée par le plaisir de se trouver en société agréable)

DE ABÛ ©AYYÂN AL-TAW©ÎDÎ

Thèse pour le Doctorat

présentée par

Pierre-Louis REYMOND

Sous la direction de Messieurs les Professeurs Joseph DICHY et Hassan HAMZE

*2003*

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Cet ouvrage est la version remaniée d’une thèse soutenue le 9 décembre 2003 à l’ université Lumière Lyon 2 devant un jury composé de :

Monsieur Joseph Dichy, professeur à l’Université Lumière Lyon 2,

codirecteur de thèse Monsieur Hassan Hamzé, professeur à l’université Lumière Lyon 2,

codirecteur de thèse Monsieur Dominique Mallet, professeur à l’université Michel de

Montaigne Bordeaux 3, président du Jury Monsieur Hammadi Sammoud, professeur à l’université de la Manouba

à Tunis (Tunisie) Monsieur Michel Barbot, professeur à l’université March Bloch,

Strasbourg 2

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Avertissement

L’examen des questions qui concernent le langage dans le Kitâb al-

Imtâì wa-l-Muîânasa est très éloigné des considérations linguistiques pour

lesquelles le langage se présente comme un instrument codifié qui obéit à des

règles grammaticales, morphologiques, syntaxiques. C’est dans une démarche

de la pensée, une vision de la culture, et pour tout dire, du monde, que

s’ancrent les grands textes de notre auteur qui a son mot à dire sur des

questions décisives dans un modèle de culture. Ce travail s’attache à

commenter, en se demandant en quoi ils peuvent être significatifs de

l’élaboration d’une pensée du langage chez Abû Hayyân al Tawhidi, une série

de textes représentatifs de l’interaction entre le langage, l’intellectuel et le

pouvoir, principalement tirés de l’œuvre majeure de Tawhîdî : le Kitâb al

Imta wal-Mu anasa. Poser la question du langage telle qu’elle est abordée par

Abû Hayyân al-Tawhîdî est indissociable d’une interrogation de fond : à cette

époque charnière de la réflexion critique qui se caractérise par la

généralisation de ces lieux de diffusion du savoir tenus par les savants et les

princes1 : les assemblées cultivées –les ma¶ålis, Tawhîdî se demande quel

modèle de culture est le plus adéquat pour le libre exercice de la pensée. La

place du langage dans les écrits de Tawhîdî ne relève pas d’une interrogation

abstraite et générale ; elle émerge de son époque qu’elle critique, dans le

double sens double d'examiner et de porter un jugement sur une période, un

milieu et une mentalité. Nous sommes là face à un contexte culturel qui

1 On peut être l’un et l’autre, l’exemple d’Ibn Saìdån, le mentor d’Abu Hayyân.

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requiert, pour se pénétrer correctement de la conception de la maîtrise et de

l’usage du langage dans un ouvrage tel que le Imtâ ‘, une connaissance

préalable des enjeux qui ont concerné une époque, elle-même façonnée par

une tradition.

Au IVème/Xème siècle, un problème général se pose sur le plan de la

pensée, duquel découlent plusieurs problématiques qui ressortissent au

langage, envisagé à la fois dans son statut, sa forme et sa fonction. Car

l'institution, qui est le référent par excellence au sein duquel la parole et le

discours prennnent place dans l’œuvre, est le lieu de la discussion

intellectuelle où les savants ont à prendre le temps d’exposer leurs idées et de

les confronter. Pour une analyse de la question du langage, la conséquence est

immédiate, c’est le problème de l’argumentation qui se trouve ainsi posé, on

ne peut éviter de se demander comment s’exprimer dans l'enceinte du

pouvoir, puisque tout intellectuel de l'époque possédant une certaine notoriété,

à l’instar de ceux présents aux grandes assemblées cultivées ou ma¶lis qui se

tiennent au temps d’Abû Hayyân y est, d'une manière ou d'une autre, rattaché.

Au premier chef des objets de débat qui découlent, finalement, de la quête

d'un modèle d’éloquence, se pose, pour l’intellectuel qui s’exprime,

fonctionnaire de l’administration ou homme de lettres, autrement dit, pour

l’intellectuel face au langage, la question de sa formation. Dans ce contexte,

deux préoccupations indissociables sont urgentes : la mise en place d’un

modèle d’expression, et la revendication d'un modèle de culture, entendue

comme relation au savoir construite sélectivement autour d’ un certain

nombre de disciplines, dans le but de garantir un savoir faire. Ceci impose un

programme de réflexion qui doit conduire à la naissance d’une pensée du

langage . C’est le second volet du problème posé à l’intellectuel face à

l’institution : il se pose sur le plan de la pensée et concerne la nature des

savoirs à prendre en compte dans la conception d’un modèle d’expression de

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la pensée, donc d'expression de l'opinion, donc un modèle de culture. Celui-ci

fonde une problématique propre à l’œuvre de Tawhîdî : une problématique du

langage de l'intellectuel, face à lui-même, face à ses semblables et face au

pouvoir . La logique, la grammaire, la rhétorique, les disciplines du discours

s’inscrivent, dans le Imtâì, dans une discussion générale qui situe le langage

par rapport aux problèmes fondamentaux que se pose l’intellectuel de

l’époque d’Abû Hayyân : la place des disciplines du savoir : littérature,

philosophie, mais aussi maîtrise du discours, orale et écrite, dans une vision

de l’homme et du monde.

De ces trois axes de réflexion qui forment la base à partir de laquelle se

construisent les séances de discussions qui se tiennent dans le Imtâì‘ naissent,

pour le langage, tel qu’il se présente dans le projet humaniste de Tawhîdî, des

orientations cruciales.

Introduction Générale : les problématiques de la question du langage

dans le Imtâì

Notre angle d'analyse du Kitâb al Imtâ' wa-l-Mû'anasa, tout au long de

cet ouvrage, se tiendra à cet objectif : montrer ce qui est entendu par ce qu'il

est possible d'appeler la dialectique du savoir et du pouvoir, dans l'oeuvre de

Tawhîdî, dans le Kitâb al Imtâ' al Mu'ânasa, et au travers d'excursions dans

d'autres oeuvres, au premier rang desquelles les Muqâbasât. En effet, toute

l'entreprise de Tawhîdî est de poser la grande question du rapport complexe

du savant et du souverain, dans un milieu où l'homme de lettres est aussi un

homme politique. L'exemple de Tawhîdî, on le sait, ne manque pas de nous

éclairer à ce sujet, ce qu'il nous a confié lui-même de son expérience

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personnelle de la fréquentation des vizirs est sans doute une des illustrations

les plus éloquentes de cette intrication lourde de conséquences entre l'homme

de lettres et de l'homme de cour. Toute la question, sans doute, d'ailleurs, la

seule qui ait véritablement motivé les choix d'écriture de Tawhîdî, est celle de

la possibilité d’un mode d'existence autonome du penseur qui ne soit pas

l’obligé du souverain, sous peine, ni plus ni moins, de ne pouvoir exister. Cela

est à coup sûr la raison d'être de cet ouvrage, le Kitâb al Imtâ' wa-l-Mû'anasa,

titre que nous proposons de traduire par : Le Livre de la saveur procurée par

le plaisir de se trouver en société agréable; titre, également, qui, pour faire

l'éloge de la délectation qu'il y a à échanger sur ce que l'on sait, laisse paraître

une perspective peut-être moins immédiatement lisible mais, en vérité,

capitale : l'idée que la saveur procurée par la discussion savante de bonne

tenue n'est pas une fin en soi, la fin en soi, étant plutôt de modifier la

conception et l'exercice du pouvoir par le savoir.

Notre analyse portera, prioritairement, sur l'une des faces de cette

dialectique : celle qui prend appui sur le savoir, comme bagage culturel et

comme outil critique, pour réinventer une conception du pouvoir. Et notre

analyse portera exclusivement sur ce savoir pour autant qu'il se manifeste

comme enjeu d'une problématique de langage. Le champ ouvert par une telle

perspective est vaste parce que, dans une analyse du Kitâb al Imtâ ' qui fait de

la question du langage l'élément variateur de sa problématique , c'est la parole

qui est la clé de voûte de la démarche critique. Le savoir est ici débattu et mis

en question sur le mode de l'oralité, et le langage, comme le note Abû Hayyân

lui même dans une formule très juste, '' s'enroule sur soi et est pour lui-même

une source de quiproquos'' (al kalâm yadûru ‘ala nafsihi wa yaltabisu ba

(Imtâ' II) Toute la difficulté réside dans le croisement, ici, du langage objet

d'analyse avec la pratique du langage, propre à tout discours. Autrement dit, le

discours du savant se pose comme un modèle à construire prisonnier d'une

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double contrainte : l'élaboration d'un discours sur le savoir, et en même temps,

l'élaboration d'un discours sur le discours. Et cela, on l'a dit, selon les

modalités requises par le contexte de l'époque, celui d'une fusion totale entre

les savants de l'assemblée cultivée et le souverain.

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A quelles problématiques du langage avons-nous affaire dans le

Imtâ '?

Langage et logique

Une première problématique du langage se pose dans cet ouvrage, il

s’agit de la question des rapports entre la langue et la philosophie, posée par

la conception de la logique. La question est moins entendue au niveau de la

discussion d’un savoir, la logique, qui est en fait tenue pour la logique

grecque assimilée, qu’au niveau du positionnement des savants par rapport à

la langue arabe et la grammaire grecque. Cette problématique est posée par la

8ème Nuit du Kitâb al Imtâì au cours de laquelle se déroule la célèbre

controverse opposant deux personnalités du monde intellectuel de cette

période : le grammairien Abû Sa ‘îd al Sîrâfî et le logicien Mattâ ibn Yûnus.

La problématique des rapports de la langue à la philosophie est certes d’abord

posée au niveau des savoirs : elle soulève la question de l’opportunité de la

logique comme discipline habilitée à rendre compte des faits de langue, aux

côtés de la grammaire. Mais ce niveau d’analyse se double vite, dans le texte

de la controverse, d’une interrogation culturelle sur la perception de ce qui

n’est pas soi : en effet, de même qu’il s’agit d’examiner le rapport de la

grammaire à la logique, il s’agit de confronter grammaire arabe et logique

grecque. Autrement dit, à cette problématique sur un sujet d’ « actualité » à

l’époque d’Abû ©ayyân, se superpose un problème, également d’actualité,

posé par la façon dont le rapport à la logique grecque est vécu et éprouvé,

c’est à dire le problème du rapport du savoir produit par la culture arabo-

musulmane à un savoir emprunté. Le débat entre grammairiens et logiciens

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sur les mérites respectifs de leurs disciplines engage, sous les apparences

d'une controverse entre spécialistes, tous les enjeux de l'emprunt arabe aux

cultures éloignées par la langue, l'époque et la religion. C’est à l’aune de ce

dernier point que nous analyserons une des caractéristiques principales de

cette Nuit sur le plan de la question du langage, celle des positionnements

dans le discours, en particulier celui de Sîrâfî par rapport au recours à ce qu'il

considère comme un savoir emprunté, donc non arabe, donc non pertinent.

L'autre discours à mettre en relief, sur cette question, étant, bien entendu,

celui de Taw™îdî. Nous étudierons alors la structure particulière que la

controverse (munâÂara) semble revêtir dans ce texte.

La problématique de l’identité, posée par la relation entre langage et

logique, discipline en vogue à l’époque, recoupe la division entre les

disciplines du savoir arabes et non arabes puisque la logique, dont la fonction

est à la fois examinée, au IVème/Xème siècle, par exemple, par un Fârâbî, et

débattue, dans le Imtâì, dans cette célèbre discussion qui opposa le

grammairien Sîrâfî au logicien Mattâ ibn Yûnus, est interrogée face à la

grammaire. Outre le fait de soulever la question de la coexistence de la langue

arabe avec la logique grecque, le texte de la controverse questionne aussi le

rapport du langage à la vérité en ouvrant un débat sur l’ordre de vérité auquel

peut renvoyer une conception du langage au IV/Xème siècle : la logique, qui

ne tient pas de la langue révélée2, permet-elle d’introduire dans le mode de

pensée islamo-arabe de l’époque une vérité ''philosophique'', c’est à dire une

vérité à construire, rendue possible par le projet de la logique d’une saisie

universelle de la langue, à la différence de la grammaire, qui demeure la

grammaire d’une langue ? Ou, au contraire, la conception du langage, telle

2 L'opposition entre grammaire et logique qui fait débat se rattache, à un niveau plus général, à une autre

opposition de fond entre la langue arabe, révélée, et la langue grecque, qui relève du savoir hérité. Sîrâfî, à l'opposé de Mattâ, prône une vision de la culture qui refuse qu'il y ait pu avoir assimilation d'un savoir non arabe.

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qu’elle se pose dans le Imtâì à travers la 8ème Nuit, reste-t-elle commandée par

la langue d’un peuple ? ce qui conduit immanquablement à en rester à un

ordre de vérité antéposé dominé par une conception ethnocentriste de la

langue qui restreint la logique à une discipline héritée de la langue grecque et

empêche de la considérer comme une science universelle ?

Langage et rhétorique

Une seconde problématique fondamentale posée par le traitement de la

question du langage dans le Imtâì‘ est celle d’ une conception de la

rhétorique. Cela, parce que l’on débat de l’image du locuteur et des

disciplines du discours , préoccupé que l’on est par la nécessité de maîtriser le

langage à des fins politiques, dans le sens le plus large du terme, celui de

l’enceinte du pouvoir, et celui de l’homme en société. Dans le Imtâì, il s’agit

de construire l’image d’un locuteur précis : nous ne devrons pas oublier que

Tawhîdî évolue dans l’enceinte du pouvoir, il interroge donc le discours d’une

certaine catégorie de personnes, en l’occurrence une certaine catégorie de

l’élite qui englobe les fonctionnaires de l’administration califale et vizirale et

les savants qui fréquentent le Pouvoir.

Ce modèle de locuteur idéal, lié à une conception de la rhétorique que

Tawhîdî tente de construire dans le Kitâb al Imtâì, interroge langage et

culture à travers la difficile question de l’adab que Taw™îdî reprend là où

l’avaient laissée ses aînés Ibn Qutaïba et •âhi : à quel modèle de culture doit

correspondre le fonctionnaire de l’administration ? attend-t-on simplement de

lui qu’il maîtrise un savoir spécialisé, preuve d’une solide compétence dans

son domaine d’activité; rédaction de décrets, perception de l’impôt,

administration du bien public ... ou faut-il, plus largement, qu’il défende une

culture générale garante d’un modèle d’intellectuel capable d’exercer une

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réflexion critique sur des disciplines du savoir couramment pratiquées dans

les milieux culturels de l’époque, comme la littérature, poésie ou prose, les

sciences du langage : grammaire, lexique, rhétorique ... les sciences

religieuses : exégèse, jurisprudence ... ?

Langage et éthique

La troisième problématique est elle aussi liée au modèle de

l’intellectuel que tente de construire Taw™îdî. La question de la maîtrise du

langage chez l’intellectuel, qui présuppose un débat sur le contenu de sa

culture, est inséparable de la question de l’éthique. C’est elle en effet qui

sous-tend la méthode, désormais célèbre, qui consiste à :

« Louer et blâmer (mad™ et òamm) systématiquement toute chose .

La rencontre entre cette évolution due à la dialectique, les idées héritées

de la philosophie grecque, surtout celles qui transparaissaient dans la

pensée muìtazilite [ont] permis l’élaboration de la théorie selon laquelle

un seul et même objet procède à la fois du bien et du mal, et possède à la

fois des qualités et des défauts (ma™âsin et masâwiî) » (Geries, 1977, p.

12)

Par cette méthode, un •â™i a pu traiter, dans ses épîtres,

(rasâîil) des sujets aussi variés que les jouvencelles et les

jouvenceaux (al ¶awârî wa-l®ilmân), les hommes et les femmes al

(ri¶âl wa-l-nisâî), les Arabes et leurs Protégés, (al ìArab wa-l-

Mawâlî), les Arabes et les non-Arabes (al ìArab wa-l-ìA¶am)…

Ce procédé, qui selon Geries :

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« apparaît clairement, pour la première fois dans la prose arabe écrite, [à

partir] d’exemples qui nous sont parvenus grâce à •â™i (…),

témoignage de l’existence orale de cette méthode et de son utilisation

dans le milieu mu ‘tazilite, plus particulièrement par al-NaÂÂâm et

Ma ìbad, deux de leurs maîtres » (Geries, 1977, p. 14-15)

est appliqué dans le Imtâì dans une démarche qui consiste à évaluer la

fonction de la prose et de la poésie dans le discours. Au modèle de

l’intellectuel qui maîtrise le langage dans la Cité doit certes correspondre une

certaine conception de la culture, mais aussi une certaine conception d’un

comportement qui fait intervenir une échelle de valeurs dans la pratique du

discours. Valoriser la maîtrise de la prose ou la maîtrise de la poésie n’aura

pas le même poids selon l’image de l’intellectuel que l’on souhaite

promouvoir. La question du langage, telle qu’elle se pose dans le Kitâb al

Imtâì, met en jeu une éthique du discours. Car le discours doit être également

considéré du point de vue des problématiques qu’il soulève en propre .

Langage et discours

La problématique du discours est une des problématiques de la question

du langage les plus importantes du Kitâb al Imtâì . Elle nous semble posée,

dans l’ouvrage, aussi bien à un niveau pratique qu’à un niveau théorique. A

un niveau pratique : Tawhîdî pose la question du discours par rapport à la

maîtrise de l’art du discours. La 7ème Nuit examine ainsi, à travers un entretien

entre Abû ©ayyân et un secrétaire de l'administration buyide, Ibn Ubaïd, la

place et le rôle du secrétaire-rhéteur au sein de l’Empire. Mais cette Nuit

problématise le discours, également, au niveau théorique : elle suggère un

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questionnement sur le positionnement de Taw™îdî par rapport aux discours

qu’il transmet à l’exemple de ceux de ses interlocuteurs directs, en

l’occurrence le scribe-rédacteur Ibn ìUbaîd. En effet, si la transmission de

discours est une pratique courante, dans le Imtâì, elle semble de façon toute

particulière- et c'est indéniablement la marque du Imtâ'- obéir à une

organisation de la part d’un auteur qui s’il parle peu, n’en parle pas moins à

travers les autres. Des similitudes de style dans les différents discours

suffiraient à justifier cet angle d’analyse. Ce texte semble fonctionner sur le

mode de la muìâraña, la joute oratoire. Celle-ci exerce une contrainte de

genre qui semble rendre irréconciliables les positions en les radicalisant : il en

est ainsi pour la position de Taw™îdî, pour qui on peut aisément se passer d’un

secrétaire comptable, et de celle d’Ibn ìUbaïd, pour qui le secrétaire

compositeur de discours joue un rôle totalement inutile. Dans cette Nuit se

pose alors la question des intentions qui animent Tawhîdî derrière une telle

présentation des points de vue en concurrence…

Il faut distinguer la réflexion sur la pratique du discours du fait discursif

lui-même. Le Kitâb al Imtâì fait en effet apparaître, du point de vue du

discours, deux aspects tous deux justiciables d’une analyse : le premier est

suggéré par un procédé courant chez les auteurs médiévaux qui consiste à

juxtaposer des discours, citations de propos qui forment une polyphonie, fait

qui, en soi, n’est pas caractéristique de Taw™îdî, mais dont l’amplification

dans l’ouvrage mérite que l'on s'y attache avec attention. Les passages

consacrés au langage ne font pratiquement jamais apparaître Taw™îdî lui-

même, alors que pris ensemble, on constate qu'ils émanent d’un foyer unique.

Le second aspect est celui de la forme des discours. Les discours du

Imtâì consacrés au langage sont fondés sur l’opposition des contraires,

autrement dit sur cette méthode consistant à aborder un objet en en comparant

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les mérites et les défauts respectifs, ou, selon le procédé évoqué plus haut, à

valoriser un objet au détriment de l’autre. C’est par exemple à ce dernier

aspect que ressortit la célèbre controverse munâÂara entre Mattâ et Sîrâfî qui

oppose logique et grammaire, là où la discussion apparente, de laquelle on

attendait un examen objectif des deux disciplines, se transforme très vite en

joute oratoire mu ‘âraña, dans laquelle il s’agit de faire absolument triompher

une position sur une autre. On voit ainsi que l’opposition des contraires est

suggérée par la forme de certains discours à l’exemple de la muwâzana,

comparaison des mérites et des défauts respectifs d’un même objet, comme la

prose et la poésie dans le Imtâì, la MunâÂara, dans laquelle les protagonistes

de la discussion sont en position d’adversaires, ou la Muìâraña, où l’adversité

cède le pas au conflit.

Langage et pouvoir

C’est la problématique centrale, transversale à l’œuvre, vers laquelle

convergent toutes les autres. Le rapport de l’intellectuel au pouvoir est la

raison d’être, dans l’ouvrage, de toute réflexion sur le discours. La pratique du

langage est ce qui donne à l’intellectuel de cour un statut. Elle est ce sans quoi

ne peut exister l’homme d’état, c’est pourquoi Taw™îdî, dans le Imtâ ‘ qui est

avant tout un ouvrage destiné à montrer que le IVème /Xème siècle est

soumis à une dialectique du savoir et du pouvoir, et à exposer la conception

de Taw™îdî de la relation entre le savoir et le pouvoir, attache une importance

primordiale à la maîtrise du discours, autant du point de vue de la forme que

du contenu . L’enjeu est de taille, car la formation de l’homme d’état se

présente ici, fidèlement à une longue tradition dédiée à la sélection du savoir –

héritée du procédé qui consiste à mettre en évidence qualité et défauts de

toute chose – comme une évaluation d’un point de vue culturel et éthique, de

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ce qu’il doit connaître, de la façon dont il doit écrire, du contenu de ce qu’il

doit exprimer et de la manière de le mettre en discours. Un homme d’état

rompu aux techniques de l’argumentation, qui a su discerner ce qui est

vertueux de ce qui est défectueux en matière de savoir, qui a lu et pratiqué les

penseurs qui ont écrit sur la langue, la religion et la philosophie, et qui sait

faire preuve d’une distance critique, tel est le modèle d’intellectuel que le

Imtâ ‘ veut faire émerger à son époque.

En conséquence, la question de la liberté d’expression se pose

inévitablement ; elle est suggérée par exemple lorsque Taw™îdî rapporte au

vizir Ibn Saìdân les propos du vizir Ibn Barmawayh3.. Ce dernier, dans une

assemblée en présence du Maître de Taw™îdî, Abû Sulaymân, évoque des :

''choses (a—yâî) qui concernent [sa] personne''

et pense que :

'' sans elles, (law lam takun) son salon (ma¶lis) serait plus noble (a—raf) (…) et ses

jours (îayyâm) plus mémorables (îadwam).'' (I 43)

De tels propos font apparaître une certaine audace qui témoigne d’un

usage du langage destiné à faire entendre une opinion, c’est un schéma que

l’on va retrouver dans le Kitâb al Imtâ ‘, mais de façon plus théorique, moins

personnelle, cette adresse ad hominem demeurant une exception et montrant

plutôt une direction dans laquelle Tahîdî voudrait aller, la critique des

personnes, et vers laquelle il va effectivement se diriger dans un ouvrage

totalement consacré à ce thème : le Ma◊âlib al Wazirayn.

3 D’abord secrétaire de la mère du prince buyide “am”âm al Dawla, puis vizir de ce même prince, dont est

aussi vizir Ibn Saìdân, auquel Abû ©ayyân destine ses comptes rendus dans le Imtâ ‘ (cf note des éditeurs du Kitab al Imtâ ‘ p 42).

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Pour aborder les problématiques que nous avons présentées, nous avons

fait le choix d’organiser notre travail de la façon suivante :

Les choix d'analyse

- Notre ouvrage s'ouvre sur une étude générale visant à déterminer quel

reflet le Kitâb al Imtâì wa-l-Muìânasa présente de la pensée arabo-

musulmane au IVème /Xème siècle. C’est l’objet de notre premier chapitre,

qui aborde le cadre de l’ouvrage à partir de son environnement culturel. Il

campe le contexte dans lequel évoluent les échanges intellectuels sous le

règne des Buyides, réfléchit sur la mise au point d’une conception du savoir

au IVème/Xème siècle, et examine les significations que l’on peut attribuer à

la notion de débat dans l’œuvre.

Les chapitres suivants analysent les problématiques du langage par

rapport à chacune des Nuits qui traite ce thème en propre. Le second chapitre

aborde la perception par Abû ©ayyân dans la 7ème Nuit de l’une des questions

qui a le plus préoccupé les penseurs des quatre ou cinq premiers siècles de

l’hégire, celle de l’adab à travers la figure de l’homme de lettres (adib). Dans

la 7ème Nuit du Kitâb al Imtâì Taw™îdî livre sa conception du modèle du

secrétaire-fonctionnaire de l’administration, dont l’activité majeure doit être

la rédaction de discours, Taw™îdî propose un modèle de fonctionnaire de

l’administration et pose, parallélement, la question du bon usage du discours.

Le troisième chapitre traitera de la grande question de l’époque qui est celle

des rapports entre logique et grammaire à travers une étude de la célèbre

controverse qui opposa deux savants de renom en leurs temps, le grammairien

Sirâfî, et le logicien Mattâ ibn Yûnus. Dans le quatrième chapitre, nous

aborderons la problématique du discours telle que nous pensons que l’expose

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Abû ©ayyân, à partir de l’exemple significatif de la 25ème Nuit, sur la base

notamment des études de Bakhtine et de Ducrot sur une théorie polyphonique

de l’énonciation.

–Le cinquième chapitre voudrait, à partir du chemin parcouru dans ceux qui

l'auront précédé, tenter de dégager les modalités de l'élaboration d' une

pensée du langage chez Tawhîdî. Nous essayerons de montrer, dans ce qui

pourrait être une conclusion provisoire à cette contribution à l’ étude de

l’œuvre de Taw™îdî, comment la pensée du langage dans le Imtâ ‘ tente de

dégager un modèle de discours entièrement façonné par l'institution et le

cadre de pensée de l’époque, Ce modèle, tout en héritant de la particularité

d'un milieu intellectuel façonné par le pouvoir, est aussi la marque de

l'émancipation de l'homme de lettres. Tawhîdî qui, à la fois, ne conçoit

pas sa mission en dehors des sphères du pouvoir, mais, dans le même

temps, ne la conçoit pas non plus sans une profonde réforme du

gouvernement de la Cité, n'élude jamais la question fondamentale de ce que

le Pouvoir doit faire du langage.

– La conclusion de ce travail s’attachera à montrer comment l’analyse de la

question du langage dans le Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa donne un autre

éclairage sur cette œuvre célèbre de la littérature arabe médiévale : le Kitâb

al Imtâì n'est pas un ouvrage philosophique au sens d’un système de

pensée énoncé dans un discours ad hoc, mais il n'en exprime pas moins une

démarche philosophique dans le sens où les partis en présence essaient de

construire une position, qu’elle soit objective ou non, sur les sujets

débattus. L’ouvrage n’est pas seulement un inventaire des connaissances

destiné à informer sur la situation culturelle de l’époque, ou à apporter du

poids aux prises de position revendiquées en les attribuant souvent à des

personnages célèbres, il possède est d’abord une interrogation sur le savoir

du point de vue de son fonctionnement en contexte et de son statut.

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- 19 -

CHAPITRE I : Le cadre

de l’analyse :

La saveur du plaisir procuré et la jubilation partagée de se trouver en société agréable : un ouvrage - témoin de la pensée arabo-musulmane au IVème/Xème siècle

Introduction Première partie : L'exercice d'un mode de pensée

1. Le contexte de l'avènement de l'œuvre de ‘aw™îdî 1.1. Un présupposé important : le rapport des savants au donné révélé et au temps historique 1.2. La stratégie culturelle des savants de l’époque 1.2.1. Au-delà d’un usage de la langue élaborant les sciences religieuses 1.2.2. Mise en place d'un discours sur la langue 1.2.3. Le débat sur un modèle de culture 2.Le cadre de l’ouvrage 2.1. La photographie d’un milieu 2.2. Le débat 2.3. Le problème culturel des savoirs non arabes 2.4. La construction d’ un modèle 2.5. Les préoccupations sociales 3. La place d’Abû ©ayyân dans l’œuvre en relation avec le contexte particulier de l’époque 3.1 Discours d’Abû ©ayyân et discours des locuteurs du Imtâ ‘ 3.2 Le poids d’un auteur, l’expression d’un point de vue

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4. La question du savoir 4.1 Quel adab promouvoir ? 4.2 Le questionnement, mode d’exercice du débat 4.3 Le penseur face à un état de crise 5.Savoir et pouvoir : la place de l’homme de lettres 5.1 De grands noms fréquentent les gouvernants 5.2 La ''liberté'' et ses limites 5.3 La culture comme mode d’affirmation de l’homme de pouvoir 5.4 Des cercles dans les cercles 5.4.1 Le rôle du chambellan (™âjib) 5.4.2 L’exemple d’abû Sulaymân Seconde partie : Un besoin immédiat : former le fonctionnaire de l’administration à la pensée 1. Savoirs et influences 2. Vers une ''pensée du langage'' 2.1. Les formes du débat 2.2. Culture et politique 3. Un tournant politique 3.1. Conséquences pour les milieux intellectuels 3.2. La démarche axiologique 3.3. L’intérêt pratique : la défense d’une langue et d’une culture arabes 4. Le ma¶lis et sa fonction 4.1 Le ma¶lis du Prince ìAñûd al Dawla : description de Miskawayh 4.2 Les participants 4.3 La répartition du savoir et la classification des sciences

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5. La place des disciplines du discours dans le Imtâì 5.1 La prose : un statut à définir pour une discipline qui s’affirme 5.2 D’un usage consacré par les sciences religieuses à une interrogation « philosophique » sur le langage 5.3 ¨a’âba et balâ®a : deux notions clés 5.4 ''Pensée'' du langage, ''pensée'' du discours 6. Des observations annonciatrices d’une réflexion sur le discours 6.1 Le débat sur l’autonomie de l’homme dans la maîtrise du langage 6.2 L’exemple de la poésie et des poètes 6.3 La part de l’inspiration et de la réflexion dans la création 7. Dans quelle mesure le IVème/Xème siècle fait-il émerger une démarche réflexive ? 7.1 Il n’y a pas de rupture dans le processus de réflexion 7.2 Un découpage temporel du fait culturel demeure artificiel 7.3 Un risque d’anachronisme Conclusion 1. L’échange oral et la discussion 2. Les modes d’exercice de la réflexion 3. On ne peut séparer une '' démarche rationnelle '' et une '' démarche traditionnelle '' 4. Un débat sur des disciplines élaborées antérieurement

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Chapitre 1

Propos introductif sur le cadre de l’analyse : Le Kitâb al-Imtâì wa-l-Muîânasa comme témoin de la pensée arabo-musulmane au IVème / Xème siècle

Introduction Ce chapitre a pour but de déterminer le cadre de notre approche de

l’ouvrage qui fait l’objet de notre étude. Celle-ci porte sur le langage à travers

les multiples contextes culturels du Kitâb al Imtâ : politique, religieux, mais

aussi épistémologique et philosophique. Nous voudrions ici nous interroger

sur une tendance générale, qui fait souvent office de présupposé pour les

analyses qui portent sur le siècle de Tawhîdî, à savoir l’évocation d’une

rupture qui ferait du IVème /Xème siècle une inauguration rationaliste. Il est

indéniable qu’à cette période, la conception du langage hérite d’une vraie

question qui se pose : où va la raison ? à quel ordre de vérité appartient-elle ?

permet-elle, au bout du compte, de se passer de la révélation ? On sait qu’une

influence platonicienne a marqué la pensée des savants de Bagdad à l’époque,

mais n’est-ce pas parce que les idéalités posées par cette philosophie

s’accordaient sans mal avec celles de la révélation ? Platon n’était pas

musulman, mais on s’appropriait sans difficulté son système, parce qu’on se

trouvait en terrain de connaissance. C’est dans cet esprit que l’on peut

interpréter l’attitude d’un Ibn Yaìîs qui prétend qu’il existe une voie d’accès

au bonheur facilement accessible qui repose sur la connaissance "de la nature,

de l’âme, et de la divinité " (I 106), autant d’entités qui s’appliquent aussi

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- 23 -

bien à une philosophie platonicienne qu’à un muìtazilisme qui invite à

identifier, dans le langage, les mots de la révélation. Alors la question, aux

conséquences de taille pour le rapport de l’homme au langage, ne pouvait être

passée sous silence : la raison se présente-t-elle à l’homme toute prête,

"cravatée gantée", ainsi que le prétend Ibn Yaìî— au début de la 8ème Nuit4,

installée dans un ‘’référentiel familier’’, apprivoisé et corroboré par la source

grecque à l’origine d'un tel bienfait ? Doit-on en rester là ou peut-on, par les

débats que nous offrent les substantielles séances de La saveur du plaisir

procuré et la jubilation partagée de se trouver en société agréable, interroger

la validité d’une autre raison ? celle qui pourrait autant s’appliquer à la

révélation que, par exemple, à la révolution des astres ? Pour quel motif

devrait-on s’interdire, comme le fait Abû Sulaymân, dans la 17ème Nuit du

Imtâ', de faire sienne la démarche des Frères Purs (ihwân al safâ'), qui

consiste à placer la révélation sous les auspices de la philosophie et partant, à

poser, à propos des contenus de la révélation les questions « comment »

(kayfa), et « pourquoi » (lima), à contre-courant de l'attitude du maître d’Abû

Hayyân qui réprouve une telle démarche. N’y a-t-il pas lieu de se demander

au contraire comment faire croître et discipliner la raison indépendamment de

sa provenance, laquelle provenance n' étant, au demeurant, qu'un faux

problème, car d’où viendrait la raison pour un esprit du Xème siècle si ce

n’est de Dieu ? Quelle justesse, voire quel ajustement appliquer à la thèse

d’un Mattâ ibn Yûnus qui nous invite à former cette raison au terme d’un

travail patient et d’une minutieuse astreinte aux règles de la logique ?

On ne peut en effet saisir les tenants et les aboutissants d’un mode de

pensée sans la compréhension préalable du fonctionnement d’un milieu et

d’une conception du savoir indissociables de présupposés culturels qui, s’ils

permettent éventuellement de discuter une norme, n’en restent pas moins 4 point que nous développerons en détail dans notre analyse de la 8ème Nuit (ch 3)

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- 24 -

puissamment fondés sur elle. Nous conduirons cette analyse en deux parties,

la première concernera en propre le milieu culturel du Kitâb al Imtâì, la

seconde présentera une certaine conception du langage à travers l’idéal de

l’homme de cour tel qu’il se présente chez Taw™îdî.

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Première partie

L’exercice d’un mode de pensée

Ce chapitre concerne en premier lieu les conditions d’exercice de la

pensée dans le débat intellectuel au IVème/Xème siècle : nous essayerons de

montrer dans un premier temps comment l’exercice de la pensée dans ce

siècle peut-être mis en parallèle avec une attitude particulière des penseurs par

rapport à la Révélation. Cela a impliqué une réflexion préalable sur la langue,

dans la mesure où le caractère révélé de la langue n’a pas interdit que l’on

formule des observations sur le rapport de l’homme au langage en posant le

problème de la maîtrise du langage. La maîtrise du langage, dont on

examinera les caractéristiques propres lorsque nous aborderons les

problématiques de rhétorique, sera ici replacée dans une interrogation plus

vaste sur la maîtrise des savoirs. Nous exposerons ainsi l’arrière-plan qui

préside à la pratique du savoir dans le Imtâì , en montrant comment il est lié à

une conception de la culture qui prend position sur le rapport à la culture

d’origine non arabe et réoriente le problème de l’adab dans une perspective

qui rompt avec l’orthodoxie prônant la spécialisation pour le commis de

l’état.

La présence de la cour qui fonctionne comme instance de légitimation

des intellectuels éclaire la conception que se font du pouvoir les gouvernants

eux-mêmes : la cour est le lieu de formation des savants. Sans elle, le savant

ne peut acquérir de notoriété et n’a donc pas d’existence. C’est un élément

capital pour comprendre le mode de fonctionnement du Kitâb al Imtâì , dont

Page 26: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 26 -

l’écriture aura nettement été façonnée par l’héritage du califat abbasside,

l’organisation du pouvoir buyide , et les assemblées cultivées des savants.

Nous nous attarderons ici sur les caractéristiques principales des

milieux intellectuels de l’époque d’Abû ©ayyân en présentant la structure

particulière de ces assemblées cultivées, lieux des échanges entre les savants

et les vizirs, ainsi que des échanges entre les savants eux – mêmes. Nous

examinerons la fonction du ma¶lis, sa composition : ses animateurs et

participants, ainsi que leurs thèmes de discussion. Cela, pour parvenir au fait

central que nous montre le Imtâ ‘, comme peu d’autres œuvres l’auront fait, à

savoir que le débat à la cour est ce qui permet à la pensée d’un intellectuel

d’exister.

Dans le Kitâb al Imtâì, la question du langage fonctionne comme un

arrière-plan qui organise la discussion des savoirs. Par exemple, le faux débat

sur la logique et la grammaire qui donne de facto l’avantage au grammairien

dans la controverse entre Mattâ et Sirâfî pose la difficile question du rapport

du langage à la pensée, comme l’ont posée Aristote, Kant, Benvéniste ou

encore Derrida ; les catégories de langue sont-elles universelles, ou ne

concernent-elles au contraire que la langue envisagée ? Tawhîdî ose poser la

question que la controverse élude , ce qui est bon pour le grec l’est-il aussi

pour l’arabe ? Discuter la question de la rhétorique (balâ®a), de la fonction et

de la place du discours comme mode d'expression pour l'intellectuel de

l'époque, des circonstances du dire, de l’ordonnancement du discours et de ses

implications esthétiques et éthiques, c’est poser le problème de la maîtrise du

discours, comme l’a fait un Gâhiz, mais avec cette différence capitale que

désormais, un ordre de vérité reste à construire. On ne se contente plus de

disserter, fût-ce avec une grande précision, sur l’ethos de l’orateur, mais

désormais l’homme cultivé doit pouvoir , au moins en puissance, être capable

de remettre en question les ordres de vérité acquis, tel que le caractère sacré

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- 27 -

de la langue de la révélation, la relégation de la philosophie comme discipline

secondaire par rapport à la religion, la prééminence des Arabes sur les autres

nations. C’est la définition de l’humaniste tel que le voit Taw™îdî au IVème

/Xème siècle qui est posée., alors que, progressivement, se construit une

rhétorique du dire qui accorde une priorité particulière aux circonstances de

l'énonciation et à la précision de l'énoncé.

Le Kitâb al Imtâì peut-être considéré comme un lieu de discussion du

savoir. Mais cette discussion met en œuvre un certain nombre de présupposés.

L’examen spécifique des questions liées au langage chez Tawhîdî impose

donc que l’on ait réfléchi aux facteurs présents dans le Imtâì qui dessinent

une vision d’ensemble du IVème/Xème siècle, pénétrée par l’émergence

d’une pensée philosophique dans le monde arabo-musulman. L’œuvre d’Abû

Hayyân ne correspond pas à un traité philosophique, mais constitue plutôt

l’ébauche d’une pensée qui s’élabore par remarques et notations. Cela dit, la

réflexion est bel et bien de nature philosophique, puisque le Kitâb al Imtâ ‘

met en question un ordre de vérité établi. Abû Hayyân appartient à un siècle

de philosophes, auquel appartiennent aussi Fârâbî, les I¨wân al “afâî, ou

encore Abû Sulaymân al Man’iqî. Il est donc essentiel de dresser, à partir du

Kitâb al Imtâì un panorama des principaux thèmes constitutifs d’une période

particulièrement féconde sur le plan de l’histoire des idées dans la pensée

arabo-musulmane.

Le contexte de

l'avènement de l'œuvre de ‘‘‘‘aw™™™™îdî

Page 28: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 28 -

1.1 Un présupposé

important : le rapport

des savants au donné

révélé et au temps

historique

Il faut d’abord mettre en perspective les questionnements multiples

d’Abû ©ayyân dans le Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa, afin de situer plus

spécifiquement la réflexion de notre auteur sur le langage. Le procédé de mise

en perspective nous semble en effet la solution la plus adéquate pour

comprendre les motivations de Taw™îdî dans cette œuvre particulière. Car le

Kitâb al Imtâì est un des terrains de l’exercice de la pensée au IVème /Xème

siècle qui, dans une certaine mesure, correspond à la façon dont on comprend

la Révélation à l’époque. Insertion de la transcendance dans l’histoire, la

Révélation implique une vision de l’homme qui en est à la fois le destinataire

et le responsable. Cette relation du donné révélé à un temps historique nous

semble être un présupposé fondamental, accepté et partagé, qui fait la

spécificité de la démarche des intellectuels de l’époque d’Abû ©ayyân. Ils

deviennent ainsi parties prenantes d’un débat destiné à préciser la place de

l’intellectuel entre :

'' la souveraineté de Dieu et le pouvoir humain '' (Arkoun 1967 p.357)

Notre analyse vise à situer les questionnements du Imtâì dans le

contexte de l’activité de la pensée au IVème/Xème siècle. Elle implique

plusieurs démarches : d’abord, essayer de rendre compte d’une époque qui,

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- 29 -

sur ce plan, s’inscrit dans la continuité du discours critique des savants qui ont

commencé, dès les premiers siècles de l’hégire, à mettre au point une stratégie

culturelle permettant l’organisation des savoirs et la diffusion de la

connaissance, comme l'a noté J.E Bencheikh :

« Il s’est agi de réunir les œuvres dont l’utilisation était possible

dans le cadre de la mission fixée aux philologues : mettre au point une

langue arabe unifiée, lexicalement inventoriée, grammaticalement

modifiée, qui réponde aux besoins et aux exigences des sciences

fondamentales5 » (Bencheikh, 1989, p.2)

1.2 La stratégie

culturelle des

savants de l’époque

1.2.1 Au-delà d’un

usage de la langue

élaborant les sciences

religieuses

A l’époque d’Abû ©ayyân, on a dépassé cette première étape qui

correspondait à la mission que se sont vus confier les savants durant les deux

premiers siècles de l’hégire : la mise au point d’un instrument linguistique

capable de répondre au besoin urgent d’élaborer les sciences religieuses :

exégèse, fiqh, science de la Tradition ; cela justifiait l’utilisation de la

5 Cette dernière expression renvoie à la distinction entre les « sciences fondamentales qui hiérarchisent les

savoirs religieux et les sciences annexes qui hiérarchisent les savoirs profanes en les assignant à des fonctions délimitées d’une façon précise » (Bencheikh I)

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- 30 -

grammaire comme science annexe destinée à mettre en place ces savoirs

religieux. Non seulement la grammaire pouvait compter au nombre de ces

sciences annexes sur lesquelles on s’appuyait pour « hiérarchiser les savoirs

profanes », mais elle fonctionnait aussi comme auxiliaire pour organiser les

savoirs religieux constitués par l’exégèse, la science de la Tradition, la

jurisprudence musulmane… On a pu en effet distinguer :

« les sciences fondamentales qui hiérarchisent les savoirs religieux

et les sciences annexes qui hiérarchisent les savoirs profanes en les

assignant à des fonctions délimitées d’une façon précise » (Bencheikh,

1989, p.1)

Les savants du langage ayant ainsi commencé à utiliser la langue

d’abord comme un outil permettant de dégager des principes et des règles, il

s’est de façon presque instantanée installé, comme l’a montré J. Langhade, un

métalangage destiné à rendre compte du fonctionnement de la langue sur

lequel s’est appuyée la réflexion ultérieure :

« Il faut bien distinguer les informateurs et les promoteurs des

sciences linguistiques : les premiers vivent au désert, où ils sont isolés,

alors que les seconds vivent en ville et ne vont au désert que pour des

missions d’information. Il y a donc une relation dialectique qui s’établit

entre le désert et la ville et dont la raison est (…) le développement d’un

métalangage rendu nécessaire par l’apparition de notions universelles et

de lois. » (Langhade, 1996, p. 250)

1.2.2 L'apparition

précoce d'un discours

sur la langue

Page 31: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 31 -

Ces « notions universelles et ces lois » correspondent d’une part à un

souci de faire apparaître l’organisation de la langue qui nomme le monde et

de la normaliser en établissant une grammaire, ce qu’a bien remarqué Ibn

•innî :

« Ce qui a entraîné les Arabes du désert à commettre des erreurs

dans leur expression linguistique (kalâm), était qu’ils n’avaient pas de

principes (’u”ûl) auxquels se référer ni de lois ou règles (qawânîn) pour

les protéger, mais que leur nature les poussait à s’exprimer de la façon

dont ils le faisaient ; parfois, la passion les entraînait et les détournait du

but visé. » (Ibn •innî ´a”â’is traduit par Langhade, 1996, p.263)

Ce souci de normaliser la langue est la raison de l’apparition précoce

d’un discours sur la langue, à partir duquel les savants établissent les règles et

les principes du parler correct. Dans leur réflexion ultérieure sur le langage,

les savants vont modifier la problématique initiale de la constitution d’une

langue unifiée vers la problématique culturelle de la hiérarchie des savoirs

dans la pensée

1.2.3 Le débat sur un modèle de culture

A l’époque de Taw™îdî, la pensée humaniste peut se définir comme la

maîtrise d’une solide culture générale intégrée à une visée professionnelle : la

cible privilégiée est en effet une certaine catégorie de la société cultivée, la

¨â””a : le secrétaire de l’administration, le kâtib. Le Imtâì s’inscrit dans la

lignée des traités que l’on pourrait qualifier d’humanistes, à l’instar par

exemple de la Risâla ila-l-Sa™âba d’ibn al Muqaffa ‘, il utilise le genre de la

recommandation : de même qu’ comme Tawhîdî est un homme de cour qui

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- 32 -

s’adresse à des hommes de cour. de former les secrétaires de l’administration.

Et dans le Kitâb al Imtâì l’interrogation sur un modèle de culture pose la

question du profit manfaìa à un niveau qui dépasse la seule acquisition

technique d’un savoir, on retrouve posé le fameux débat sur la forme d’une

culture, générale ou spécialisée, à une époque qui a connu sur cette question

et la position d’un •âhi et la position d’un Ibn Qutaïba. Taw™îdî essayera

d’apporter sa réponse à ce problème de fond dont Miquel, à notre époque, a

exposé les enjeux :

« La critique contemporaine assigne à Ibn Qutayba un rôle

fondamental dans le vieillissement de la culture arabo-islamique entamé

au déclin du IIIème / IXème siècle. Elle oppose, à l’inquiétude et à la

recherche de •âhiÂ, le dogmatisme de son cadet. Celui-ci est en effet

guidé par un but très précis, qui est de former les cadres de

l’administration abbasside dans un double souci d’efficience et de respect

jaloux et exclusif de la vocation arabe de l’islam. La première

préoccupation est donc d’ordre technique : Ibn Qutayba entend que le

fonctionnaire (kâtib) de l’administration impériale soit à même de

remplir les devoirs de sa charge, par une spécialisation appropriée. (...) Il

ne s’agit plus de recherche absolue, comme chez •âhiÂ, mais de

connaissance technique et relative, qui trouve sa justification non plus en

soi, mais dans le rapport qui l’unit à son objet. » (Miquel, 1963, p. 60.)

La question sous-jacente est en fait celle-ci : maîtriser un savoir faire

spécialisé revient-il à : « poser en principe, comme pour le kâtib, que

l’exercice d’un métier est incompatible » avec une vision large de la culture

qui correspondrait « fût-ce dans un cadre qui reste arabe et musulman »6 à la

6 Miquel p 62

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- 33 -

recherche désintéressée d’une « vraie synthèse » des connaissances

disponible ?

Cette préoccupation est à la source de la discussion sur les savoirs aux

IVème /Xème siècle. Elle correspond à un mode de circulation de la culture

lié à l’institutionnalisation du débat sous la forme de la discussion entre

savants, comme dans les séances de discussion du Kitâb al Imtâ ‘ où de

grands noms de l’époque échangent sur des questions multiples englobant la

politique, le langage, la philosophie, la littérature, que fait vivre le débat entre

l’homme de lettres Abû ©ayyân et le vizir Ibn Saìdân. Le débat prend aussi la

forme particulière de l’opposition des partis en présence, et la question des

arrières-pensées de chaque parti est sous-jacente : le centre du débat est-il de

réfléchir sur les mérites et les statuts de la grammaire et de la logique pour

organiser les savoirs selon les fonctions que la discussion permettra de leur

attribuer ? ou la discussion est-elle faussée d’avance du fait de présupposés

idéologiques empêchant leur examen critique ?

Le Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa est une oeuvre qui présuppose que la

discussion intellectuelle n’est pas simple loisir, elle fait partie des attributions

du Souverain, elle est une des grandes questions dont sont en charge ceux qui

gouvernent. Lorsque les savants observent, discutent et critiquent, ils le font

au plus haut niveau. Le cadre de l’ouvrage est particulier : il imbrique savoir

et pouvoir.

Page 34: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 34 -

2. Le cadre de l’ouvrage

2.1. La photographie

d’un milieu

Recueil de séances de discussions intellectuelles –vraisemblablement

composé entre 373 /983 et 375 / 9867, le Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa

aborde des thèmes variés mais tous centrés sur une finalité, proposer un

modèle de culture pour l’intellectuel de cette période. Cette œuvre, qui

compte parmi les plus importantes de la littérature arabe médiévale a

notamment dû sa notoriété à l’actualité des grandes questions débattues dans

les cercles de savants organisés, pour la plupart, par des hommes de pouvoir :

les vizirs buyides. Actualité des débats, car l’interrogation sur le rapport du

savoir au pouvoir est au cœur de toute la réflexion sur les disciplines

pratiquées par les intellectuels, notamment de nature littéraire et

philosophique. L’ouvrage rappelle, par sa construction, le rôle prédominant,

encore à l’époque, de l’échange, donc de l’oralité, dans la transmission du

savoir. Dans le Kitâb al Imtâì, la réflexion se construit en effet en déclinant

les caractéristiques du débat : la parole, le discours, la discussion.

A l’apparition de cet ouvrage président les entretiens entre Abû ©ayyân

et le vizir du prince buyîde “am”âm al-dawlâ, Ibn Saìdân, qui ne cache pas

son intérêt pour les grandes questions posées à son époque, et sa ferme

intention d’asseoir la réputation de son cénacle car les cénacles sont

nombreux et se font concurrence, au moment où ces réunions de personnalités

7 sur la période précise de la composition du Kitâb al Imtâ ‘, les renseignements manquent de précision,

Bergé parle d’ '' Abû-l-Wafâ ‘ al Muhandis et du vizir al ìAriñ Ibn Saìdân '' dans le "ma¶lis al Imtâ ì wa -l -muî ânasa" (Bergé p171), mais ne donne pas de date de composition pour l’ouvrage. L’article Abû ©ayyân al Taw™îdî et les propos préliminaires de l’éditeur du Kitâb al Imtâì évoquent tout au plus les dates de la nomination d’Ibn Saìdân (371pour Stern in E.I 2ème éd, entre 370 et 375 pour A. Amine) et celle de son exécution par le Prince Buyide “am”âm al Dawla (375).

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- 35 -

renommées dans les milieux intellectuels deviennent une activité couramment

pratiquée dans la Bagdad du IVème /Xème siècle . Al-Shaykh, dans son

ouvrage sur Taw™îdî, note comment le ma¶lis8 est un enjeu dans la stratégie

de pouvoir, du calife, d’abord, au temps ou c’était :

'' sa parole qui avait force de loi (...) et où Bagdad était « la

capitale », puis des vizir, lorsque les ma¶lis se multiplièrent et entrèrent

en concurrence croissante (zâda-l-tanâfus) du fait de la multiplication

des centres de pouvoir. '' (Al Shaykh, 1983, p. 26)

Ainsi, de nombreuses discussions se déroulent entre Abû ©ayyân et le

vizir que le Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa fera passer à la postérité. Abû

©ayyân rapporte, également, sur des thèmes littéraires, politiques, plus

largement, culturels, des propos tenus dans d’autres cercles d’intellectuels,

non moins célèbres que celui d’Ibn Saìdân, comme celui d’ibn al-Furât. Par

un débat que suscite le vizir et que parfois il relance, cette œuvre est

construite autour de la pratique du discours, ou plutôt de discours : car le

discours de Taw™îdî, le discours du vizir, celui des multiples intervenants font

entrer en jeu dans cette oeuvre des développements à tonalité philosophique,

doctrinaux9, apologétiques. Les voix des intervenants sont démultipliées et

forment une polyphonie de locuteurs utilisée par Taw™îdî pour exprimer des

points de vue différents à partir d’un thème traité.10 C’est une des

problématiques majeures posées par le Kitâb al Imtâì dans lequel l’échange

8 Le ma¶lis désigne étymologiquement ''le lieu où l'on s'asseoit '' mawñiì al ¶ulûs, de là, un ''lieu de

rassemblement'', que l'on peut appeler séance. Le ma¶lis est un mode de fonctionnement, comme l'indique le fait que ce mot attend un complément d'annexion, nom propre, comme pour le ma¶lis d'un personnage, ou un nom générique, avec un pluriel, exemple la séance des théologiens (ma¶lis al fuqahâî). 9 Sur ce point, voir par exemple la Muqâbasa n° 48, sur le débat entre les théologiens (mutakallimûn) et les

philosophes (falâsifa) 10

Comme par exemple la 25ème Nuit qui est un texte qui défend la prose, mais qui donneaussi la parole aux tenants de la poésie.

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- 36 -

verbal fait s’entretenir tout autant de philosophie, de religion, de langage,

d’éthique, ou encore du Gouvernement, de l’homme, de l’animal, même, dans

un élan général qui pousse hommes de lettres et gens de pouvoir à se porter

vers les connaissances de leurs temps pour en faire des objets de débat.

2.2 Le débat

Ce débat, humaniste au sens où il porte sur un éclectisme de

connaissances qui ne fait pas l’objet d'un traitement de spécialiste, soumet des

thèmes à la discussion par la comparaison, la confrontation : par exemple, un

des enjeux de la question de la grammaire et de la logique dans la 8ème Nuit

est de montrer la divergence d’opinion sur l’utilité du langage formel par

rapport à la langue naturelle. Un des reproches adressés par Sîrafî à Mattâ est

d’ordre terminologique. Défendant -souvent de mauvaise foi, comme dans cet

exemple- une exclusivité culturelle arabo-musulmane, il refuse de reconnaître

un quelconque crédit à des termes apportés par la philosophie grecque :

« Votre but est d’abuser (îan tuhawwilû) par l’ " espèce" (al-

¶ins), " le genre" (al-nawì), "le propre " (al-hâ””), "la différence" (al-

fa”l), "l’accident" (al-ìarad), "l’individu" (al-—a¨”), et de renchérir par

l'état (al-™aliyya), "la spatialité " (al-îayniyya), "la quiddité" (al-

mâhiyya), "la qualité" (al-kayfiyya), "la quantité" (al-kammiyya),

"l’essentialité" (al-¶awhariyya), "l’accidentalité" (al -ìarañ), "la

substantialité" (al-¶awhariyya), "la matérialité" (al-hayûliyya), "la

formalité" (al ”uwariyya), "l’ipséité" (al aysiyya), "la négativité (al

laysiyya), et ce qui relève de l’âme (al nafsiyya). » (I 123)11 (Trad.

Elamrani-Jamal )

11

Toute référence comportant seulement, entre parenthèses, un tome et une numéro de page, est tirée du Kitâb al Imtâì.

Page 37: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 37 -

2.3 Le problème

culturel des savoirs

non arabes

La problématique centrale est culturelle : celle du rôle, du statut et de

l’influence de la culture non musulmane par rapport à la culture musulmane :

elle se pose au niveau du pouvoir : les princes et les vizirs buyides sont

d’origine persane. Le Kitâb al Imtâì mentionne la présence d’hommes d’état

persans dans l’entourage immédiat du pouvoir12. La problématique culturelle

se pose aussi sur le plan de la pensée : il faut décider du rapport au savoir

hérité, est-il « exogène » ou est-il, en réalité , assimilé ? Dans la 8ème Nuit du

Kitâb al Imtâì, Sîrâfî joue sur cette ambiguïté : il met en avant que la logique

est une discipline étrangère à la langue arabe, mais son interlocuteur est un

logicien arabe qui débat de la logique en arabe. Il y a dans ce débat un enjeu

beaucoup plus profond que la question ''pour ou contre la logique'', la question

sous-jacente : '' pour ou contre la langue et la culture arabes '' en tant que

source de la pensée ?

2.4 La construction

d’un modèle.

12

Exemple le gouverneur de Samsâm al Dawla: ibn –âhawayh (I43)

Page 38: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 38 -

Une thématique importante est l’établissement d’une éthique qui pose

des modèles, le modèle du gouvernant, développé dans le Imtâ ‘ à travers la

figure du secrétaire compositeur de discours, et dans le Kitâb Ma◊âlib al

Wazirayn, à travers le modèle du souverain idéal : au début de cet ouvrage, le

Bâb fî îadab al nafs Des bonnes mœurs de l’âme, premier chapitre des

Ma◊âlib est un titre qui donne une idée de tout un programme, faire le portrait

de :

'' ceux dont la situation (™âl) est [considérée comme] la meilleure (a™sanuhum

™âlan) » (Ma◊âlib 48)

En fait, Taw™îdî désigne ainsi son modèle de Gouvernant auquel il va

opposer tout au long de cet ouvrage le comportement des vizirs Ibn al ‘Amîd

et Ibn al ìAbbâd. L’objet de la quête est claire : dégager des problématiques

qui posent les questions fondamentales du rapport de l’homme au monde : la

question de la connaissance, la question de la liberté d’exprimer des points de

vue13, la question du progrès. Dans les Ma◊âlib est également posée la question

de la rhétorique et de la maîtrise du langage, à travers le potrait d’Ibn al-

‘Amîd qui, sur ce plan en particulier, constitue un anti-modèle au yeux de

Tawhîdî à travers lequel se dégage par contrecoup une conception de l’adîb.14

La démarche intellectuelle qui apparaît dans le Kitâb al Imtâì , et plus

généralement dans l’œuvre de Taw™îdî, est intéressante parce que la réflexion

13

C’est sans doute une des fonctions principales de la polyphonie de l’énonciation, dont il sera question dans nos analyses des Nuits du Imtâì consacrées aux questions de langage. ‘'il y a toute une catégorie de textes –note Ducrot en se référant à Bakhtine – pour lesquels il faut reconnaître que plusieurs voix parlent simultanément, sans que l’une d’elle soit prépondérante et juge les autres ‘' (Ducrot 1984 p 171). Le Kitâb al Imtâ ‘ applique cette définition de la polyphonie, même si elle pose, malgré tout, pour cet ouvrage, un problème : quel est le statut de la voix d’Abû ©ayyân ? Dans le texte, elle ne « juge » pas à proprement parler les autres voix – même si elle exprime une position tranchée dans la 7ème Nuit – et n’est pas « prépondérante » au sens d’imposer un point de vue, mais d’organiser les discours qui n’émanent pas d’elle. 14

Nous abordons ce problème, à partir de textes des Ma◊âlib, dans les chapitres ultérieurs.

Page 39: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 39 -

intellectuelle correspond en fait à un horizon d’attente, fait que souligne

M.Arkoun :

« Nous n’oublierons pas qu’au IVème siècle de l’Hégire, un public15 attendait des

spéculations les plus détachées du réel, une amélioration sensible de la condition humaine.

Et si nous établissons que l’optimisme moral n’a été chez ses tenants qu’une contrepartie

de l’échec effectif de l’homme, nous mesurerons mieux la grandeur tragique de la révolte

d’un Tawhîdî et aussi la légitimité de l’évasion d’un Miskawayh ». (Arkoun, 1967, p. 48)

L’homme désire connaître et l’homme recherche le progrès par la

connaissance, qui est sans doute pour Tawhîdî l’un des facteurs de cet

« optimisme moral »16 même si un tel désir ne peut s’accomplir que

progressivement et n’a donc pas vocation à bouleverser un mode de

gouvernement et une conception des rapports entre le souverain et son peuple,

en application d’une logique anachronique, qui correspondrait à notre

conception moderne de l’idée de progrès et de l’idée de bonheur. Mais c’est

pourtant bien vers cet idéal que se tourne, à son rythme, l’activité

intellectuelle d’un Taw™îdî qui fait d’ailleurs mention du mot saì âda est

présent dans le Kitâb al imtâì.17

2.5 Les préoccupations

sociales

15

C’est l’auteur qui souligne 16

qui englobe une éthique du comportement (exemple : les vizirs des Ma◊âlib) et sa critique virulente à l’égarddes sophistes, qui sous-tend tout le problème du discours évoqé dans la 25ème Nuit. 17

Exemple, dans la 8ème Nuit, l’épître du philosophe Ibn Ya ìî— al Ruqiyy qui précède le récit de la rencontre entre Mattâ et Sîrâfî. (I 104) Ibn Yaìi— parle d’une voie d’accés à la philosophie qui permet « d’obtenir le bonheur recherché » naïl mâ yu’lab min al sa‘âda.

Page 40: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 40 -

Les discussions du Kitâb al imtâì partent des événements vécus : le

vizir, dans sa première rencontre avec Abû ©ayyân, lui demande des

nouvelles de savants d’autres cercles d’intellectuels et d’autres gouvernants et

souhaite aussitôt après qu’il les compare les uns aux autres, un premier enjeu,

qui concerne des préoccupations immédiates se détache : faire bonne figure

au sein des cercles d’intellectuels qui se multiplient et, si possible, animer les

meilleures séances de discussion ma¶âlis. L’enjeu culturel voisine, nous

l’avons mentionné, avec le souci de ne pas couper la spéculation intellectuelle

des réalités de l’époque : ainsi Tawhîdî évoque devant le vizir le peuple de

Bagdad, ces « gens » nâs qui se réunissent pour se plaindre au vizir de la

hausse des coûts et du manque de denrées (II, 26) :

« J’ai entendu au Bâb al ‘âq18 dis-je , un groupe de personnes (qawm)

déclarer :

-aujourd’hui, les gens se sont réunis sur la berge), lorsque le vizir

descendit prendre son embarcation, il crièrent, firent du bruit, évoquèrent la cherté

de la marchandise, la carence en aliments, l’impossibilité de faire du profit, la

pauvreté dominante » (I 26)

C’est aussi ce «commun du peuple » (ìâmma) dont le vizir se plaint à

son tour parce que ses conversations quotidiennes concernent le pouvoir et

plus précisément sur sa personne (III, 85)19, c’est encore ce peuple qui est

capable de mener l’insurrection, comme au ´urâsân en l’an 370, selon les

propos d’un sage soufi rapportés par Abû ©ayyân (III, 91).

18

Quartier situé au niveau de l’une des portes bâb de Bagdad. 19

Abû Hayyân rapporte les propos suivants : « Je bouts de colère en mon for intérieur -dit le vizir- du fait que la masse al ‘âmma prenne part à notre conversation, devise à propos de nos affaires, est à l’affût de nos moindres secrets,(...) j’ignore que faire d’elle (mâ a”naì bihâ ). Je suis sur le point, de temps à autre à couper des langues (qa’ì alsun), des mains (aydin) et des pieds (ar¶ul) (...) cela instaurerait peut-être de la crainte et résoudrait le problème ! » (I 85)

Page 41: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 41 -

3. La place d’Abû

©©©©ayyân dans l’œuvre en

relation avec le contexte

particulier de l'époque

Il n’y a pas, dans le Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa, une « césure » qui

placerait la spéculation intellectuelle d’un côté et la situation politique de

l’autre, c’est au contraire dans l’éclairage de l’une par l’autre que

l’intellectuel Abû Hayyân s’entretient avec l’homme de pouvoir Ibn Sa‘dân.

Toute la réflexion intellectuelle dans l’oeuvre s’effectue dans l’enceinte du

pouvoir. En effet, cette œuvre se fonde sur la discussion entre l’homme de

lettres et le gouvernant, mais plus encore, cette discussion est une commande

du pouvoir : le commanditaire, le vizir Ibn Saìdân, presse le mathématicien

Abû-l-Wafâî al-Muhandis de lui faire connaître un interlocuteur susceptible

de l’entretenir de la vie socioculturelle bagdadienne :

« Je rendrai possible ce que tu mérites depuis longtemps : (arìâ

™aqqaka-l-qadîm) : te faire rencontrer (îû”iluka ilâ) le maître Abû ‘abd

allah al-‘Âriñ (ibn Saìdân) » (I 4)

Dans l’œuvre, le poids des deux personnalités pèse lourd : la

personnalité du vizir, sans lequel le projet de l’oeuvre ne pourrait avoir lieu, et

la personnalité d’Abû ©ayyân qui est l’auteur20 du compte rendu des séances

20

avec le problème que pose la dénomination d’auteur dans le cas d’Abû ©ayyân, il l’est assurément au sens d’organisateur de discours, il semble l’être aussi au sens d’un auteur identifiable par un style, des termes et des expressions reviennent souvent dans l’ensemble de l’œuvre quels que soient les locuteurs. La question est également posée pour les Muqâbasât, par son éditeur « Cette question importante demeure : comment Abû ©ayyân a-t-il transmis ces conversations ? Les a-t-il racontées textuellement, dans leurs mots et dans leur style, comme les locuteurs les ont prononcées (…) ? ou en a-t-il pris le sens et les a-t-il reformulées, affinées,

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- 42 -

et des discours rapportés au vizir. La rencontre pèse aussi sur la dynamique de

l’œuvre : le projet de mettre par écrit ces conversations serait resté lettre

morte si Abû Hayyân n’avait été introduit à la cour du vizir : Taw™îdî doit

donc se soumettre à un cadre thématique et argumentatif qu’il n’a pas défini.21

Il répond à une double convocation : la convocation du vizir qui lui demande

de lui rendre compte des multiples séances de discussion auxquelles il a

assisté, et celle d’Abû-l-Wafâî al-Muhandis qui exige de lui un récit des ses

entretiens avec le vizir. Cela pose la question complexe de la place de

Taw™îdî dans l’œuvre : dès lors qu’il se fait l’écho des débats et séances de

discussion dont il a été témoin, le récit de ce qu’il a entendu ne peut être, peu

ou prou, qu’une réorganisation de discours qu’il livre à la réflexion de ses

deux interlocuteurs, et plus largement, du lecteur.

3.1 Discours d’Abû

©©©©ayyân et discours des

locuteurs du Imtâ ‘

Restreindre la fonction d’Abû ©ayyân à celle d’un transcripteur, du

rapporteur d’une parole strictement restituée en mode de focalisation externe,

sans trace aucune de sa présence, semble paradoxal : comment parler d’une

pensée d’Abû ©ayyân si ce dernier n’était qu’un transmetteur objectif de ce

qui a pu se dire dans les milieux intellectuels de son temps et non également

une des voix de l’époque, porteuse d’un regard sur son temps22 ? Comment

amendées, organisées dans son style et avec ses mots ? La seconde supposition nous semble la plus proche de la réalité. (M.T Hassan introduction aux Muqâbasât p 15) 21

Sauf à deux reprises : dans sa discussion avec le secrétaire Ibn Ubaîd (7ème Nuit) et lorsque le vizir lui demande de choisir lui-même le thème d’une Nuit. ( « hâti mâ ‘indaka » livre nous ce qui est en ta possession (I 143) ) 22

L’hypothèse d’un pure transmission de discours est démentie dans le Imtâì par le fait qu’en certains endroits Taw™îdî se met lui-même en scène, en s'exprimant lui-même, comme dans son entretien avec le secrétaire ibn ìUbaîd dans la 7ème Nuit ou en intégrant à son propre discours le discours d'autres locuteurs, s'entretenant avec le vizir, il transmet le discours du peuple qui se plaint de la chéreté des prix (II, 26). Dans

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- 43 -

justifier que le nom d’Abû ©ayyân soit lié à une œuvre que l’on a pu

considérer comme l’une des plus brillantes de la prose arabe classique mais

aussi comme l’une des plus informées sur le contexte culturel de son époque ?

Pourquoi parler de l’œuvre ou de la pensée d’Abû ©ayyân ? Plus simplement

encore, pourquoi appeler Taw™îdî auteur, lui qui, dans la grande majorité de

ses ouvrages, procède par discours et narrations interposés. Le Kitâb al Imtâ ‘

wa-l-Muîânasa reflète le statut particulier d’Abû ©ayyân : il n’est pas

l’auteur de l’ouvrage au sens traditionnel du terme puisque la plupart des

propos tenus par les locuteurs sur les thèmes abordés ne sont pas les siens,

mais il n’est pas non plus étranger aux propos tenus par les locuteurs du

Imtâ ì, il est auteur dans le sens particulier d’instance organisatrice, voire

réorganisatrice de discours, dans le débat entre Mattâ et Sîrâfî dans la 8ème

Nuit, par exemple, l’attribution de la plupart des propos à Sîrâfî invite à

demander, sans pour autant négliger les problèmes importants que pose ce

texte sur la conception de la logique et des rapports entre les langues, si la

rencontre n’est pas une reconstruction; Mattâ, mis en difficulté par les

nombreuses attaques de Sîrâfî contre la logique grecque, ne se voit

pratiquement pas offrir d’opportunités de répondre. Faut-il voir dans ce

procédé une intervention après-coup de Taw™îdî ? L’organisation de la

rencontre le laisse à penser.

Le second problème lié à la question du discours chez Abû Hayyân est

celui de la polyphonie. Ce terme, qui désigne le fait que « plusieurs voix

parlent simultanément » (Ducrot,1984,p.172), donne lieu à une complexité

les Ma◊âlib, la charge dirigée par Taw™îdî contre les deux vizirs Ibn al ìAbbâd et Ibn al ìAmîd ne laisse pas de doute sur le poids et la portée d’un point de vue de Taw™îdî, dans cet exemple, sa '' protestation morale '' pour reprendre l’expression d’Arkoun, qui traverse l’ensemble de son œuvre, et qui, pour Arkoun, lui assure ‘'sa plus durable originalité ‘' (Arkoun p 43). Dans le Kitâb al Imtâ ‘, la multiplication des points de vue chez des locuteurs qui ne reflètent pas forcément le point de vue d’Abû ©ayyân correspond à une stratégie complexe : il y a d'abord la fonction de rapporteur deTaw™îdî, il y a ensuite l'organisation du discours, qui fait apparaître un choix, il y aussi aussi le fait de glorifier un vizir et son ma¶lis et le tout fait nettement apparaître, de la part d'Abû ©ayyân, la fierté de rapporter des la fierté de rapporter passe par la diversité des positions des penseurs qui s’expriment pour défendre le débat d’idées.

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croissante dans le Kitâb al Imtâì, il y a d’abord la polyphonie formé par

l’existence de plusieurs discours (plusieurs locuteurs) puis la polyphonie au

sein d’un même discours, par exemple, dans le discours de Sîrâfî dans la 8ème

Nuit, la présence possible d’un discours identitaire destiné à défendre la

langue arabe contre la logique grecque. De plus, une polyphonie ajoute au

discours des interlocuteurs, et au discours auxquels ils font eux-même

référence, le discours de l’organisateur de discours, que l’on peut identifier à

partir de certains critères : l’ordre, le degré de notoriété des locuteurs, la

longueur de leurs propos. L’ examen de ces questions, en particulier dans

notre 4ème chapitre, nous permettra de réfléchir sur le statut d’un Taw™îdî

penseur, dans le Imtâì, reconnaissable à des caractéristiques propres,

notamment la mise en valeur de certains propos qui allant tous dans le sens

d’un point de vue donné, suggère une position de la part de celui qui les a

ainsi organisés.

3.2 Le poids d’un

auteur, l’expression

d’un point de vue

La pensée exposée dans le Kitâb al imtâì témoigne, aux yeux du

lecteur contemporain, de l’actualité du IVème /Xème siècle, d’abord parce

qu’elle confronte les points de vue de grands noms de la période sur une

somme de questions et rend ces points de vue eux mêmes célèbres. Le Kitâb

al Imtâ ‘ fait date par son contexte original : c’est une écriture du débat oral

qui, à la différence d’autres ouvrages du IVème/Xème siècle, comme celles

de grammairiens (Mubarrid, ibn •inni, ibn Fâris), ou de philosophes (Fârâbî)

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- 45 -

ne correspond pas à un seul et unique point de vue, celui d’un auteur, mais

transmet la connaissance dans l’échange et partant, des points de vue

multiples qui ne recoupent pas forcément ceux du signataire de l’ouvrage.

C’est le cas de la controverse munâÂara, entre le grammairien Sîrâfî et le

logicien Mattâ ibn Yûnus al-Qunnâîí, qui met en confrontation dans le

cénacle du vizir Ibn al-Furât deux célèbres savants à la haute renommée dans

la Bagdad de l’époque, que fréquentent un nombreux public d’étudiants. Et

c’est par la publicité que lui aura donné Abû ©ayyân que cette controverse

demeurera célèbre. En évoquant cet entretien, Abû ©ayyân soulève une des

problématiques centrales de la pensée du langage de ce siècle, celle des

rapports entre la grammaire et la logique, et, en filigrane, celle de la tradition,

en définitive, incarnée statutairement par le pouvoir, face aux savoirs importés

à travers la relation entre les sciences constituées pour l’étude du donné révélé

– la grammaire en fait partie - et les sciences profanes.

4. Les contraintes

objectives de l’ """"air du

temps""""

Car c’est aussi l’ ''air du temps '', où le questionnement n’est plus, où

l’on n’a plus le goût à la confrontation des idées, qui, signant la disparition du

califat éclairé, inquiète Taw™îdî, au sens fort du terme, comme il en fait l’aveu

à la fin de la 25ème Nuit, prenant l’exemple de la rhétorique :

« On se livrait compétition dans ce domaine lorsque le califat était

dans sa splendeur, le gouvernorat, dans l’éclat, que l’on était fermement

attaché à la religion, qu’il y avait [encore] quelqu’un pour aimer

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- 46 -

passionnément les vertus humaines, se saisir des circonstances qui

mènent vers le bien, privilégier la sincérité, répandre les bonnes mœurs

faire commerce de l’éloquence, rechercher la conduite juste et droite et

désire ardemment la science.

Maintenant qu’aujourd’hui on ne met plus la main à la pâte [sur

ce sujet] mais pour des tâches qui lui sont inférieures, que celui qui se

pare des atours [du discours] est rejeté, que celui qui en vente les mérites

est banni, on ne crée plus rien [avec la rhétorique] (mâ yu”naìu bihi) Les

voies de Dieu sont impénétrables ! » (II 143, 144)

4.1 Quel adab

promouvoir ?

C’est en réaction à une certaine conception de l’adab23 que Taw™îdî

parle ici. Abû ©ayyân et ses écrits font suite à une période de remise en cause

du statut de l’adab où celui-ci n’était plus conçu comme une culture

universelle, mais comme un ensemble de compétences techniques destinées à

former les cadres de l’administration. C’est tout le problème d’une conception

de la connaissance qui se pose contre une conception de la culture comme

source d’épanouissement et de progrès. A cette réaction, Abû ©ayyân oppose

sa propre réaction en invoquant un autre temps celui « où le califat était dans

sa splendeur », sans doute celui des premiers califes Abbassides marqué

notamment par les traductions, la fameuse bibliothèque du bayt al ™ikma, la

forte personnalité de certains califes au centre des ces activités notamment al

23

Le centre du débat est en fait de se mettre d’accord sur ce à quoi peut correspondre :« une culture

complète, un savoir sans défaut mis en valeur par l’élégance morale, une tenue agréable, des manières

raffinées, un sens élevé des rapports sociaux, le souci du bien de tous » (Arkoun 355), selon cette définition

de l’adab que l’on trouve chez Arkoun et de laquelle on peut partir pour poser ce problème.

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- 47 -

Ma’mûn. L’entreprise de Taw™îdî est la recherche d’un idéal d’adab,

désormais bafoué.

4.2 Le

questionnement, mode

d’exercice du débat

Telle est une des principales sources de l’in-quiétude de Taw™îdî : une

inquiétude éthique qui comprend une éthique des mœurs, et une éthique du

langage et du discours. Une éthique des mœurs qui porte sur les individus : les

personnes que Taw™îdî fréquenta directement, comme par exemple les vizirs

Ibn al ìAbbâd et Ibn al ìAmîd dans les Ma◊âlib al Wazirayn, une éthique des

moeurs qui donne lieu à des considérations générales, comme la réflexion de

Taw™îdî sur les dispositions morales a¨lâq : dans le Kitâb al Imtâ ‘, il tente de

définir cette notion à l’aune de ce qu’il considère comme des vertus

principales, par exemple, parmi beaucoup d’autres, '' la justice '' (ìadl) et l’

''injustice '' (¶ûr) , la ''générosité '' (sa¨âî) et l’ ''avarice'' (bu¨l) .24 Taw™îdî

refuse que le savoir serve de stratégie25 au pouvoir, pour maintenir une

autorité n’acceptant pas que « le roi devienne philosophe et le philosophe,

roi », comme le propose Abû ©ayyân, citant Diogène bien avant

Montesquieu. (I 32). Si l’inquiétude de Taw™îdî est bien philosophique, au

sens où elle invite à une refondation critique du savoir et de la relation de

24

La justice (al ìadl) et l’injustice (al ¶ûr) peuvent être deux dispositions morales selon la nature (al fi’ra) [mais elles sont deux actes par la pensée (al fikra). Le courage (al —agâìa) et la lâcheté (al ¶ubn) sont deux dispositions morales liées à la création (al ¨alq). C’est pourquoi il est rare de voir un homme courageux se transformer en poltron… (I 151 trad ; M.Bergé) 25

Car cet idéal humaniste dont semble animé Abû Hayyân est-il partagé par le pouvoir ? Certes en la personne d’Ibn Saìdân, nous avons un vizir qui veut se cultiver, mais quelle est la part de distance critique dans les savoirs abordés ? La rencontre entre Mattâ et Sîrâfî, par exemple, ne donne pas de raison objective d’invalider la logique grecque.

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- 48 -

l’homme au savoir, elle est aussi, et peut-être même d’abord, existentielle.

Taw™îdî écrit troublé par l’atmosphère de son époque et par sa relation au

pouvoir, sous le double regard, objectif, du penseur et subjectif du sujet à la

cour, situation dont on connaît l’issue terrible : un dénuement total qui le

poussera, dans un ultime accès de vengeance, à pratiquer l’autodafé d’une

partie importante de ses écrits.

Le questionnement est un autre procédé important de la conception du

savoir chez Taw™îdî. Il y a les questions du vizir sur un thème qui ouvrent

presque toutes les séances du Imtâ ‘, les questions de Taw™îdî à Miskawayh

dans les ©awâmil et –awâmil26 ou dans les Muqâbasât. Ouvrir les séances de

discussion par des questions correspond souvent à soulever des problèmes

culturels en lien avec les besoins du moment27 : pour Taw™îdî, présenter un

modèle de l’adîb et de l’adab, définir la relation entre le savoir et le pouvoir,

réfléchir sur le langage en tant que faculté d’expression et de communication.

Le programme culturel de Taw™îdî est lié à l’actualité de son époque. C’est en

effet l’époque où, par exemple, se met en place une langue spécialisée : la

langue de Farâbî, qui n’est pas celle de Taw™îdî, élabore un vocabulaire

philosophique, au premier chef parce qu’elle articule des concepts, en

particulier ceux hérités de la philosophie grecque comme l’essence ¶awhar,

l’accident ìarañ, la qualité kayfiyya, la quantité kammiya, concepts que l’on

trouve également par exemple, avant Fârâbî, chez un Kindî.28

26

Celles –ci ouvre l’espace de discussion sur un autre contexte : deux philosophes, Taw™îdî et Miskawayh se posent des questions sur l’actualité de leurs temps. Taw™îdî a misé sur une spéculation peut-être plus désintéresée que dans le Imtâ ‘ « il s’est (...) contenté de poser des questions sans se soucier du sort qui leur sera réservé, tel les chameaux qu’on laisse paître en liberté –dit Arkoun. Miskawayh au contraire, a visé à donner des réponses exhaustives, embrassant l’ensemble de chaque problème soulevé par son correspondant. » (I 110) 27

Ce qui ne veut pas dire que l’on rejettera les savoirs qui n’ont pas d’utilité directe. Par exemple, la spéculation sur des notions philosophiques et présente (Nuit sur le mumkin et le mumtana ‘) 28

cf M. Allard L’Epître de Kindî sur les définitions BEO XXV, Damas, 1972.

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- 49 -

4.3 Le penseur face à

un état de crise

Le IVème /Xème siècle est l’héritier de la période faste des traductions

d’Aristote, de Plotin, de Platon, de Ptolémée, autant de noms mentionnés dans

le Kitâb al Imtâ ‘. Et les sciences dites exogènes dont, par exemple, la logique

grecque, font l’actualité culturelle de la période. La logique grecque est

présenté de façon défavorable dans le Kitâb al Imtâì où le logicien Mattâ ibn

Yûnus est attaqué , alors que Farâbî la présente comme une discipline à part

entière. Deux démarches s’opposent.

Ainsi Abû ©ayyân se révolte deux fois : contre son époque, et à titre

personnel. Contre son époque : guerres et révoltes sont nombreuses à

l’intérieur de l’Empire comme les conflits à résurgence tribales, par exemple

entre les ‘Adnanites et les Qa™’anites « en tous lieux de l’Empire musulman et

dont la forme la plus cruciale apparut dans le conflit qui opposa Muñarites et

Yéménites au ´urasân »29 Ainsi, comme le note Sourdel :

'' le Royaume fédéral des Bouyides [couvre un espace beaucoup plus

limité que l’Empire abbasside : il se limite] en fait à l’Iran occidental et à

l’Irak, le Khorassan restant entre les mains des émirs Samanides, la

Haute-Mésopotamie entre celles des Hamdanides, l’Egypte et la Syrie

méridionale entre celles des Ikhshidides '' (Sourdel,1999, p. 194)

A l’extérieur, les Byzantins multiplient les incursions, profitant des

déchirements internes d’un empire dominé par l’esprit de convoitise, les

complots, et les réactions d’autodéfense à caractère ethnique ìa”abiyya des

populations persanes. La situation préoccupante qui fait l’histoire des

29

Taha Husayn cité par al Saykh.

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- 50 -

hommes de ce début du IVème /Xème siècle favorise dans le domaine de la

pensée l’émergence d’un examen de conscience et le penseur, confronté à un

état de crise, convoque le passé et développe une méditation dans laquelle le

thème du regret se mêle à l’observation attentive du présent.

La démarche intellectuelle d’Abû ©ayyân se situe à la conjonction

d’une situation placée sous le signe de l’inquiétude philosophique, du

questionnement, et d’un drame personnel.30 Dans un o tempora, o mores

implacable, prenant l’exemple de la rhétorique,31 Taw™îdî a fustigé les méfaits

d’une pensée en déroute, et d’une hauteur de vue en perdition. Son œuvre

aura permis de passer en revue les savoirs disponibles à son époque, à les

populariser32, et aussi à propager une tournure d’esprit acquise à la franchise

et à la liberté d’expression dont on peut penser qu’elle ne fut pas étrangère à

sa destinée finale. En effet, les questionnements sur les thèmes majeurs de la

pensée au IVème/Xème siècle sont le plus souvent liés dans le Kitâb al Imtâì

à la façon dont le pouvoir les conçoit33, lequel ne contribue pas peu à façonner

une conception du savoir.

30

L’œuvre de Taw™îdî, abandonné au dénuement à la fin de sa vie, porte la marque de sa situation personnelle : on connaît la lettre rédigée par lui à Abû-l-Wafâî dans le Imtâì, dont nous avons précédemment cité des passages. Le violent réquisitoire posthume des Matâlib al Wazirayn s’inscrit aussi dans ce contexte. 31

Voir Imtâ ' II pp.143-144 32

Tawhîdî n’aborde pas les disciplines du savoir au même niveau qu’un Fârâbî, par exemple. Le paradigme vulgaire / spécialisé est utilisé par Farâbî dans le souci de mettre au point un savoir technique utilisable sur un plan philosophique. La vocation de l’œuvre de Taw™îdî n’est pas de montrer une pratique en acte des disciplines mais de les discuter et éventuellement, de les définir. 33

C’est le plus souvent le vizir qui fixe les thèmes des Nuits. Dans la fameuse confrontation entre Mattâ et Sîrâfî , qui dirige l’entretien ? ce n’est ni Mattâ, ni Sîrâfî, mais ibn al Furât. Les questionnements émanant de Tawhîdî lui-même se trouvent plutôt dans les Muqâbasât et surtout dans les entreteins avec Miskawayh du Kitâb al Hawâmil wa-l-–awâmil.

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5. La place de l’homme de lettres

La diversification des lieux où il devient possible d’échanger sur la

matière scientifique se double d’un autre développement, inédit : la

démultiplication des lieux de pouvoir puisque les ma¶lis sont le plus souvent

animés par les hommes du pouvoir politique, princes ou vizir, administrateurs

de principautés. Ce sont les grands noms qui les fréquentent qui rendent ces

lieux célèbres. L’existence de ces cercles de discussions est rendue possible

non seulement à l’instigation de l’homme de pouvoir, mais aussi parce qu’ils

sont fréquentés par des intellectuels renommés . Les savants renforcent leur

réputation de personnages célèbres lorsqu’ils pénètrent ces cercles restreints.

5.1 De grands noms

fréquentent les

gouvernants

Au IVème/Xème siècle, on associe encore la cour, qui est, cette fois,

celle des Princes Buyides, dont le poids demeure très présent, à une instance

de légitimation. Ainsi le grammairien ibn Fâris baptise-t-il une de ses œuvres

al Sâhibî, titre qui rappelle le patronyme du Prince al “âhib ibn ìAbbâd. Ainsi

encore la biographie d’ ibn •innî nous rappelle que celui-ci fréquenta al-

Mutanabbî à la cour de Sayf al Dawla à Alep, et que son oeuvre al ´a”âî”s

est dédiée au Prince Bouyide d’Irak Bahaî al Dawla ''qui régna simultanément

sur l’Irak, le Fârs, et le Kirmân de 379 à 388.'' 34 Ainsi encore le Kitâb al

Imtâì wa-l-Muîânasa est-il adressé à des hommes de pouvoir, même si les

34

A . Najjar, éditeur des ´a”âîi” (´a”âîi” p 71)

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- 52 -

statuts des destinataires de cet ouvrage sont multiples : Abû ©ayyân doit

d’une part rendre compte au vizir ibn Saìdân des séances dont il a été témoin

et à un homme de sciences, assimilable, par sa fonction d’introducteur de

Taw™îdî auprès du vizir, à un représentant du pouvoir.

Mais il faut aussi s’interroger sur les implications de ce contexte de

proximité entre le Pouvoir et l’homme de lettres : jusqu’à quel point permet-il

la diffusion du savoir et l’émergence d’une certaine liberté d’expression ? L'

existence d’un mécénat multiple à pu, jusqu'à un certain point, favoriser la

présence de courants différents et multiples faisant notamment apparaître les

orientations mìutazilites de certains –même si, il faut y insister, les

mu ìta zilites ne sont pas des philosophes rationalistes, la raison est donnée

pour comprendre la révélation et se limite à cette tâche - ou la présence

d’autres religions comme les religions dualistes d’origine persane :

mazdéisme, manichéisme, dont les doctrines devaient être réfutées. Il fallait

donc des savants rompus au mode de la controverse35 qui en approfondissant

la connaissance des credos concurrents se donnaient les moyens de :

« mieux les ridiculiser, démolir leur thèse dualiste et faire reculer leur

influence » (Géries, 1977, p.8)

C’est pourquoi on peut dire de la période qui va de la seconde moitié du

IIème/VIIIème siècle, jusqu’à la disparition de l’Empire Abasside avec la

prise de Bagdad par les Mongols au VIème /XIIIème siècle, qu’elle constitue

une période culturellement faste, qui est un capital sur lequel le souverain,

souvent lettré, mise lui-même. Cette période culmine au IIème/VIIIème, qui

marque l’émergence de la prose arabe, au IIIème /IXème siècle où s’affirment

les sciences médiévales arabes du langages, et au IVème/Xème siècle où se

35 mais aussi sur le mode de la répression pure et simple

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- 53 -

met en place une pensée arabe que d’aucuns ont pu avec raison qualifier

d’humaniste36. C’est pourquoi, également, il faut s’entendre sur la

signification de l’expression '' Renaissance culturelle '' utilisée par Al Saykh

pour décrire l’activité intellectuelle à la prise du pouvoir par les Buyides (cf

note 84), on ne peut l’identifier à une restructuration de la pensée, un

remembrement de l’activité de l’esprit, une réappropriation du savoir par les

intellectuels après une coupure. Plutôt que de Renaissance, il conviendrait

davantage de parler d’une dynamique de la pensée indépendante des troubles

qui ont secoué l’Empire, mais aussi de l’apparition progressive d’un

vocabulaire philosophique, notamment emprunté à la philosophie grecque37.

Dans cet esprit on notera le fréquence de la notion de ìaql, raison-intellect,

dans le discours des penseurs, comme chez Abû ©ayyân qui se réfère via Abû

Sulaymân dans les Muqâbasât à l’intellect agent et l’intellect hylique

d’Aristote.38 Ainsi lorsque Miskawayh termine sa description du ma¶lis de

ìAñud al Dawla en affirmant que les sciences qui font l’objet des discussions

qui s’y tiennent :

« se sont mises à revivre alors qu’elles étaient mortes (ìâ—at

hâdîhi-l-ìulûm wa kânat mawâtan » (Tajârib VI p 278)

nous pensons que ce propos échoue à montrer que les cénacles ont pu

maintenir la pratique suivie de la discussion scientifique, sans avoir à « faire

revivre » des sciences auxquelles on avait totalement cessé de s’adonner. Ceci

36

Nous essayons, au début de ce chapitre, de donner une définition de ce terme dans le contexte de cette époque. 37

Elamrani Jamal parle par exemple, pour Abû Sulaymân, d’une ''opinion philosophique vaguement platonicienne'' (Elamrani, 1983,p.96 ) 38

Sur cette question du ìaql, pour autant qu’elle implique la pensée du langage chez Taw™îdî, cf notre chapitre5.

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est d’autant plus vrai que le ma¶lis n’est pas l’oeuvre des Buyides, comme le

rappelle Cl.Cahen :

« ( …) Avant même que fût consommé le démembrement de

l’Empire abbasside, s’étaient constitués, parallèlement au majlis du

calife, des cénacles dirigés par des gouverneurs et de hauts dignitaires qui

avaient à cœur de réunir autour d’eux, pour assurer leur prestige, des

poètes et des savants, fréquemment attirés par des affinités ethniques ou

politico-religieuses (...) car l’homme de lettres ou l’érudit isolé ne

pouvait, s’il était sans fortune, que vivoter ; il lui fallait de toute façon,

pour peu qu’il fût ambitieux, faire appel à un mécène, qu’à défaut du

calife, il avait la possibilité de trouver en province, puis à la cour des

dynastes qui fleurirent d’un bout à l’autre du monde musulman. » (Cahen

E.I 2ème édition)

Ainsi , mais sous des formes différentes, liées en particulier à

l’éclatement des centres de diffusion de la connaissance, une continuité a été

préservée dans la relation au savoir, due notamment à la multiplicité des

influences culturelles.

5.2 Les limites de la

liberté

L’importance que l’homme de pouvoir revêt aux yeux de l’homme de

lettres est dissymétrique, celui qui aura réussi à se faire admettre à la cour

peut, autant que se faire un nom et bénéficier des honneurs, jouir de solides

subsides qui garantissent sa renommée et son aisance matérielle. Le problème

du rapport entre le pouvoir et l’écriture se pose de façon aiguë, à l’instar du

poète qui s’est octroyé un espace de liberté qu’il ne pouvait s’offrir dans un

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- 55 -

tel contexte, c’est, entre autres, l’exemple, sous le règne le règne des

Abbassides, de Ba——âr ibn Burd mis à mort par al Mahdî, pour ses

comportements licencieux.

Sous l’administration Buyîde, il y a l’exemple d’Abu ©ayyân,

implorant le vizir dans une lettre pathétique qui clôt le Kitâb al Imtâ ‘ de

l’arracher à l’état auquel il est désespérément réduit, celui de '' tendre la main

pour demander l'aumône '' takaffuf (Imtâ ‘ III p 126) en dépit de s’être attelé, à

la demande du vizir de surcroît, à l’entreprise du Kitâb al imtâì, cette ''mine

de renseignements pour quiconque veut s’informer sur le IVème/Xème

siècle ''(E.I article Taw™îdî). Dans le même temps, on peut s’interroger sur la

recherche d’une vérité dans le débat des ma¶âlis eux-mêmes, en raison des

questionnements que suscite le type de discours pratiqué dans cette

institution.39 Mais pour garantir la renommée et l’aisance matérielle de

l’homme de lettres, il n’en demeure pas moins qu’il y a un pacte, une loi qui

définit son rôle et sa fonction vis à vis du pouvoir. Abû ©ayyân encoure-t-il la

sanction de ne pas avoir respecté ce pacte ? Les critiques acerbes à l’endroit

d’Ibn ìAbbâd qui émaillent pratiquement chaque page de son Ma◊âlib al

wazîrayn pourraient en témoigner, ainsi que la liberté de ton avec laquelle,

fût-ce par locuteur interposé40 Abû Hayyân déclare à Ibn Saìdân que :

« Ibn Barmawayh évoquait des choses venant de ta part et considère que si elles

n’avaient pas existé, ton cénacle eut été plus honorable, ta dynastie plus puissante, tes jours

plus longs, ceux dont tu as la charge, plus loués, et tes ennemis, plus honnis ». (I 43)

39

Nous tenterons d’approfondir dans notre lecture de la 8ème Nuit cette question de la présence d’une vérité préétablie dans les débats ou, au contraire, d’une vérité à construire, que nous avons mentionnée dans notre introduction générale. 40

Secrétaire qui avait comploté pour la chute et la disparition d’Ibn Sa ‘dân

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- 56 -

Un telle liberté de ton demeure exceptionnelle. Car le schéma mis en

place depuis la présence de l’homme de lettres à la cour, c’est à dire, en fait,

depuis l’installation du pouvoir Omeyyade, reste identique, ce dernier ne peut

espérer une ascension véritable sans se situer dans le sillage du pouvoir. Ce

schéma demeure reproduit : on peut prendre l’exemple du poète abbasside qui

est un poète de cour, il fréquente le calife, est souvent panégyriste et c’est sur

ce thème poétique qu’il asseoit sa renommée. Pourquoi le poète Abû

Tammâm et comment sa ©amâsa, puis ce que l’on pourrait appeler la querelle

arabe médiévale des Anciens et des Modernes, à propos de laquelle on

l’opposa à Bu™tûrî, se sont-elles popularisées ? D’abord, et avant tout, parce

qu’il fut un célèbre poète de cour et fût panégyriste des califes, notamment, al

Mu ‘tasim. Pourquoi Bu™turi et comment sa ©amâsa, puis la querelle arabe

médiévale des Anciens et des Modernes, à propos de laquelle on l’opposa à

Abû Tammâm, se sont-elles popularisées ? D’abord, et avant tout , parce que

Bu™tûri est l’intime d’al-Mutawkkil et de son vizir al Fath ibn Hâqân. Et

l’homme de lettres n’est l’intime de l’homme de pouvoir que pour autant que

ce dernier le désire. Soumis au bon vouloir de son mécène, il ne peut faire la

preuve de son talent qu’à l’intérieur d’un cadre balisé.

Cette pratique d’une fonction tracée par un système désormais ancestral

qui consacre l’imbrication du Pouvoir et des Belles Lettres se retrouve sous le

règne Buyîde à une échelle plus vaste et vient poser des enjeux spécifiques.

5.3 La culture comme

mode d’affirmation de

l’homme de pouvoir

Page 57: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 57 -

La relation entre l’intellectuel et le pouvoir s’étend à une échelle plus

vaste chez les Buyides en raison de la multiplicité des lieux d’échange

intellectuels : cercles des maîtres41, majâlis des vizirs, ma¶âlis des savants,

ont des implications nouvelles. D’abord l’homme de pouvoir, Prince ou vizir,

manifeste de façon déclarée son intérêt pour l’émulation des discussions

scientifiques, celles-ci deviennent de moins en moins un simple passe-temps,

elles deviennent une véritable institution, qui découle d’une orientation avérée

du Pouvoir en direction de la culture, érigée en valeur fondamentale. Ce que

dit l’historien ibn al-A◊îr à propos de ‘Añud al-Dawla, l’un des plus grands

Princes Buyîdes est à cet égard instructif :

« ‘Añud al-Dawla préférait fréquenter les hommes de lettres

plutôt que se faire l’intime des Princes » ( Kâmil VIII p 518 cité par al

Shaykh)

On peut observer l’existence d’un tel penchant chez plus d’un

animateur de majlis. Ainsi Mohammed al Shaykh met au rang des ma¶lis les

plus célèbres celui du Prince Sayf al Dawla ibn ©amdân dont :

'' [l’] intérêt pour la politique était faible. '' (al Saykh 1983 p. 27)

C’est en effet pour ses rencontres avec le poète al-Mutanabbî :

'' trop connues pour être négligées par celui qui étudie [cette

période] '' (al Shaykh p 27 citant Taha Husayn dans Ta¶dîd òikrâ abî-l-

ìalâî),

41

™alaqât, à ne pas confondre avec les ma¶lis des savants, qui réunissent les savants entre eux, alors que les ™alaqât sont les lieux où se déroulent les leçons des maîtres. Les deux termes sont mentionnés dans le Imtâì.

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que son ma¶lis a pu occuper une place importante parmi les ma¶lis les

plus célèbres de l’époque.

Pour décrire le ma¶lis d’Abû-l-Fañl ibn al ìAmîd, Taw™îdî constate

que les prétendants :

'' l’implorent (yatawassalûn ilayhi) avec des morceaux de

littérature et de science de toutes espèces (ñurûb mina-l-î adab wa-l-

ìulûm) '' (I 66)

il faut alors noter la part de madî™ que comporte cette pratique, avatar

du panégyrique des califes sous l’époque abbasside .

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- 59 -

5.4 Des cercles dans

les cercles

Il y a encore au temps des Buyides une séparation entre la ¨â””a, l’élite,

et la ìâmma, le commun du peuple.42 Miskawayh fait ainsi observer que :

« L'on avait dédié aux personnes choisies (ahl al ¨u”ûs) et aux philosophes (al

hukamâî mina-l-falâsifa), dans la demeure de ‘Añud al-Dawla, un endroit proche de son

cénacle, qui était la pièce réservée aux chambellans (™ujjâb)43 Ils s’y réunissaient pour

entrer en conférence (mufâwaña) , à l’abri des sots (sufahâ’) et des gens de peu (riìâì al

ìâmma). (Tajârib al Umam VI p278 cité par al Saykh)

Ici figure un autre indice de la proximité de l’homme de lettres du

pouvoir , l’intellectuel est introduit chez le chambellan , qui fut l’un des

postes les plus importants après celui de vizir, comme le rappelle Sourdel

dans l’article ™â¶ib dans l’Encyclopédie de l’Islam :

« Avec l’avénement des Abbassides (...), les deux plus importants offices de la cour

furent ceux de wazîr et de hâdjib. (...) Par la suite (...), les chambellans étaient sur le point

de devenir les véritables maîtres de l’Etat, à un moment où l’autorité du calife faiblissait de

jour en jour, mais ils ne disposaient pas des mêmes ressources financières que les

gouverneurs de province et ils durent s’effacer devant ces derniers ». (Sourdel article

hâdjib E.I 2ème éd)

42 et aussi, au-dessous de la ìâmma, le petit peuple incontournable des ''sans-nom'' 43

« Maître de cérémonies à la cour, surintendant du Palais, chef de la garde, redresseur des torts », et parfois même « premier ministre » ou « chef de gouvernement ». (D.Sourdel E.I 2ème éd) « A l’avénement des Abbassides, les deux plus importants offices de la cour furent ceux de wazîr et de ™âjib ». A l’époque Bouyide, la position du chambellan est allée grandissant : « les chambellans étaient sur le point de devenir les véritables maîtres de l’Etat, à un moment où l’autorité du calife faiblissait de jour en jour, mais ils ne disposaient pas des mêmes ressources financières que les gouverneurs de province et ils durent s’effacer devant ces derniers ».

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- 60 -

5.4.1 Le rôle du

chambellan ™™™™âjib

On indique ici un autre lieu de réunion des intellectuels que le ma¶lis.

En effet, dans cet espace privé, la pièce ™u¶ra réservée aux chambellans,

s’insèrent également des savants admis à la cour. Miskawayh utilise

l’expression îahl al ™ukamâî min al falâsifa, l’expression se traduit, mot à

mot, par '' les sages parmi les philosophes ''. Doit-on interpréter cette

expression dans le sens restrictif du pléonasme ? A quel sages, parmi les

sages que sont les philosophes, réfèrent ces sages ? Nous pensons qu’ils

désignent une classe au sein des philosophes, un cercle rapproché constitué

d’un cercle à la base plus élargie, en quelque sorte l’élite d’une élite. Ces

'' sages, parmi les philosophes '' constitueraient un sous-ensemble faisant

partie du cercle déjà restreint des intellectuels admis à la cour. Dans la pièce

résevée aux chambellans, attenante au ma¶lis, les savants devisent en

l’absence du souverain sur le mode de la mufâwaña un autre mode que celui

du ma¶lis qui est souvent celui de la munâÂara, controverse, ou de la mu

‘ârada, joute verbale44. Le Lisân al ‘Arab définit la mufâwaña comme une

participation entière des deux partis en jeu dans cette configuration à tous les

biens qu’ils possèdent :

« Azhari a dit : "Il a part avec lui sur le mode de la mufâwaña (wa

—ârakahu —arâkata mufâwaña) ", c’est à dire que tous leurs biens

(mâluhumâ gamî ‘an) sont constitués de ceux qu’ils possédent entre

eux ».

44

nous analysons et définissons ces termes dans notre analyse de la rencontre entre Mattâ et Sîrâfî dans la 8ème Nuit du Imtâ ‘ (cf chapitre IV)

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- 61 -

Par extension, ici, le terme mufâwaña pourra désigner la participation

pleine et entière des savants à tous types de sujets, sur un mode non

conflictuel, contrairement à ce que pourrait entraîner le souci de triompher

dans une joute oratoire. C’est en effet l’idée qui nous semble présente dans ce

partage des biens, ici du savoir, sans condition. Ce serait dans le salon du

chambellan que se déroulerait ce fait d’exception car, lieu de discussions

intellectuelles important, le pouvoir entretient la compétition. D’une part, les

centres culturels rivalisent entre eux, mais aussi, par conséquent, les

gouvernants, dont le rayonnement personnel, et celui de leurs principautés, est

lié au rayonnement de leurs cercles intellectuels.

Nous avons dit que l’on pouvait assimiler la description du ma¶lis de

‘Añud al-Dawla dans les T¶jârib al-’umam à un tableau dans lequel

apparaîtraient plusieurs plans ; au centre, se tiendraient les membres d’une

élite désignée par le vizir, à l’arrière plan, l’ensemble des participants. Cette

notation de Miskawayh décrit spatialement le lieu de rassemblement des

intellectuels dans l’enceinte du pouvoir : le ma¶lis , et la pièce ™ujra dans

laquelle se réunissent des philosophes triés sur le volet. Miskawayh désigne

ainsi ces élites avec la racine ´““ qui évoque l’idée de spécification, de

restriction, il emploie l’expression ahl al ¨usûs qui désigne un périmètre d’

intimes parmi lesquels on peut compter les officiers préposés au service

intérieur du Prince, les chambellans. Miskawayh utilise la racine ´““ pour

évoquer la ''pièce réservée aux chambellans '' al ™ujra allatî ya¨ta””u bihâ-l-

™ujjâb. Et si le ma¶lis peut-être assimilé à un espace d’intimité qui entoure le

Prince de savants qui en constituent la '' garde rapprochée '', il n’en est pas

moins un espace ouvert sur le monde extérieur, en raison de la notoriété des

savants, comme par exemple, le philosophe Abû Sulaymân, un des

intervenants les plus importants du Kitâb al Imtâì wa-l-Muî ânanasa et

l’intervenant principal des Muqâbasât.

Page 62: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

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5.4.2 L’exemple d’abû

Sulaymân

Le ma¶lis d’Abû Sulaymân compte parmi ceux dont les animateurs

sont des savants. La coutume voulait que l’un d’entre eux, connu pour

l’étendue et la variété de sa culture prenne les rênes du cercle et entretienne

les siens de son savoir. Au nombre de ceux-là figure, dans le Kitâb al Imtâì,

l’un des maîtres de Taw™îdî, le philosophe Abû Sulaymân al Man’iqî dont le

Kitâb al Imtâì et le Kitâb al Muqâbasât reflètent une partie de la pensée,

formant un complément fondamental aux écrits d’Abû Sulaymân lui même,

en particulier le “iwân al ©ikma. Cette dernière œuvre, œuvre principale

d’Abû Sulaymân, n’est pas l’expression de la pensée d’Abû Sulaymân, mais,

comme il le dit lui-même, une histoire des sages - philosophes Târî¨ li-l-

©ukamâî , avec de nombreuses citations d’apophtegmes, bon mots ou

maximes. Voici ce que déclare Abû Sulaymân au début du “iwân al ™ikma :

« J’ai jugé bon d’établir [dans cette oeuvre] l’histoire des Sages

(™ukamâî), leurs noms, et quelques uns de leurs propos et certaines de

leurs conduites morales (a¨lâq) » (“iwân al ©ikma p 77)

Nombre des philosophes cités dans le “iwân sont grecs45, de même que

Tawhîdî cite des philosophes grecs dans le Imtâ ‘, mais il y a aussi un nombre

important d’intellectuels arabo-musulmans, qui le plus souvent entrèrent en

contact avec les écrits des philosophes grecs par l’intermédiaire de la

traduction. Certains sont cités par Tawhîdî dans le Imtâ ‘, comme les célèbres

philosophes al-Kindî et Miskawayh, le philosophe hurâsânien al ‘Amirî,

45

Platon, Socrate, Aristote, mais aussi Pythagore fî’â®urs (p69), Anaxagore (p69) anaksâ®urs, Héraclite d’Ephèse irâqlî’us min afâsis (p 80)...

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- 63 -

contemporain d’Avicenne, le grammairien Yahyâ ibn ìAdi, l’un des maîtres

de Taw™îdî, le grammairien Al Rummânî :

''premier grammairien à avoir introduit la logique dans la grammaire '' (Badawi

Introduction au “iwân al ©ikma p.18)

le traducteur chrétien d’Aristote Abû ìAlî ibn Zurìa, ou encore le

philosophe Wahb ibn Ya ìî— al Ruqiyy, présent dans les Muqâbasât et le

Kitâb al imtâ ‘, où il intervient peu avant le débat qui oppose Mattâ à Sîrâfî (I

104).

Mais c’est bien davantage par ce que Tawhîdî a retenu des nombreuses

réunions dirigées par Abû Sulaymân que la pensée de ce personnage a pu être

restituée, notamment à partir de ces réunions du groupe d’intellectuels qui se

tenaient régulièrement autour d’Abû Sulaymân46 et dont faisait partie Abû

Hayyân. C’est à juste titre que Badawî compare la relation de Taw™îdî avec

Abû Sulaymân à celle de Platon avec Socrate (Badawî, 1974, p. 19) , à cette

différence près que Socrate n’a rien écrit. Le Kitâb al imtâ ‘ et les Muqâbasât,

en constituant la source de renseignements la plus importante sur Abû

Sulaymân, comporte des informations sur la tonalité de ces entretiens,

élément important car il définit l’orientation intellectuelle d’Abû Sulaymân,

mais amène aussi à s’interroger, en raison de la fréquence de la mise en texte

46

Le ma¶lis d’Abû Sulaymân figure parmi les ma¶lis de savants les plus célèbres : « L’un de ces majlis les plus renommés -note al Shaykh- est le ma¶lis d’Abû Sulaymân al Mantiqî qui occupe la première place en philosophie après Yahya ibn ìadî ( philosophe présent aussi dans le Imtâì). Les vizirs accordaient de l’importance aux discussions qui se déroulaient dans ces réunions, Ibn Sa ‘dân demandait à Abû ©ayyân des nouvelles d’Abû Sulaymân, des émissaires du Sijistân qui lui rendaient visite et l’interrogeait sur leurs sujets de discussion » (al Saykh 28). Le Kitâb al Imtâì rend compte de ces réunions, au contenu parfois très éclectique comme en témoignerait la seule fonction de certains des présents : « J’ai appris qu’Abû Sulaymân – a dit le vizir- visitait les vendredis les émisaires du Sijistân ensemble (lammân) , demeurait chez eux pour le gîte et le couvert (’âìiman nâîimân), et se plaisait de la familiarité qu’il y avait entre toi et lui (yaînas biîannaka maì ahu), qui donc était présent à cet endroit ? Un groupe . La semaine dernière étaient présents le secrétaire ibn Jabala, ibn Barmawayh, ibn al NâÂir, Abû Man”ûr et sonfrère, Abû Sulaymân, le compositeur Bandâr (Bandâr al Mu®annî), le danseur ßazzâl, et derrière les rideaux, [la servante] ‘Alam.(I 42)

Page 64: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 64 -

de ses propos dans le Imtâì et les Muqâbasât, sur l’orientation d’Abû ©ayyân

lui-même.

On ne trouvera pas dans les discussions animées par Abû Sulaymân un

discours didactique sur la nature et le fonctionnement des connaissances, mais

une discussion sur ce sujet qui présuppose un certain degré d’assimilation de

définitions et d'un mode de fonctionnement47. La question cruciale qui se pose

ici est déjà celle de savoir quelle épistémologie des savoirs se met en place

dans les domaines examinés dans le Kitâb al Imtâì. Au fond, on peut se

demander –en se référant aux distinctions de M.Foucault dans L’Archéologie

du savoir – si l’on est encore dans la continuité de '' l’histoire globale ''

(Foucault, p.18), qui continue à se fonder sur un ordre de vérité antéposé, au

travers de laquelle on décèle la volonté permanente de '' sauver la

souveraineté du sujet '', un sujet unificateur et source d’une conception

totalisante du savoir, ou si l’on s’achemine vers la '' rupture '' du

'' discontinu '', où le décentrement des foyers d’analyse permet de poser un

ordre de vérité à construire et non préétabli.

La première partie de ce travail s'est attachée à montrer comment la

maîtrise des savoirs est liée, dans le Imtâì, à un contexte particulier : le milieu

intellectuel du ma¶lis, qui pose des enjeux déterminés par une certaine

conception de la culture. Celle-ci se fonde sur la question des besoins à

satisfaire dans la formation du fonctionnaire de l'administration. Sur cette

question, deux grandes conceptions s'opposent : faut-il se limiter à un modèle

de culture directement applicable à une certaine conception du pouvoir, ou

est-il au contraire fondamental de garantir une solide culture générale au

47

nous avons cité l’exemple de Fârâbî définissant une démarche logique. Dans le Imtâ ‘ le début de la 8ème Nuit, Sîrâfî demande à Mattâ de lui définir la logique : « Parle moi de la logique, qu’entends-tu par elle ? » (hadditnî ‘an al mantiq mâ ta ‘nî bihi ?) (I 109)

Page 65: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 65 -

kâtib48 ? . La question du savoir, discuté dans les cercles de savants, en

présence d'un homme d'état -vizir ou prince- ou non, le savoir produit

d'influences multiples, la structure particulière du ma¶lis, constituent autant

d'aspects de la question de la formation de qui œuvre au sein du pouvoir.

Dans cette deuxième partie, nous nous proposons de montrer de quelle façon

la question du savoir se pose dans le Imtâì et comment on peut faire

apparaître à partir de celle-ci un positionnement de Taw™îdî sur cette

question.

Deuxième partie

Un besoin immédiat, former l’homme de la cour à la

pensée

1. Les influences

Le Imtâì , c'est également, pour ainsi dire, l'agora d' une réflexion sur la

condition humaine, sur l’art de gouverner, sur la place des Arabes dans cet

immense Empire où se croisent des cultures très différentes , mais aussi sur le

patrimoine littéraire arabo-musulman adab , les mœurs a¨lâq, la nature –la

physis grecque - ’abîìa, la rhétorique balâ®a, les sciences religieuses ìulûm

fiqhiya, la musique. Aussi, le questionnement sur le langage de Taw™îdî et de

son maître est un questionnement qui se situe au croisement de la méditation

et de l’élaboration d’un discours influencé par la réflexion philosophique –

comme notamment le discours d’Abû Sulaymân. C’est un vocabulaire qui ne

correspond pas à un système, une écriture, mais davantage, pour reprendre

48

le fondé de pouvoir, commis de l'Etat

Page 66: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 66 -

l’expression de Foucault, à la '' sensibilité d’une époque'' . Des termes

récurrents sont construits en antithèse et repris dans la réflexion sur plusieurs

questions. 49 On peut penser qu’ils restituent aussi bien des discours tenus

dans le ma¶lis d’Abû Sulaymân que des discours écrits par Abû ©ayyân lui-

même. Ceci nous amènera, dans une analyse visant à préciser les

significations de ces termes à l’aide de leurs occurrences dans les discours du

Kitâb al Imtâì et les Muqâbasat, à nous interroger sur la présence d’un style

chez d’Abû ©ayyân.

Le milieu intellectuel à l’époque d’Abû ©ayyân al Taw™îdî ne se

contente donc pas de développer une conception humaniste du savoir,

correspondant à un modèle de culture générale associé à une conduite morale,

mais conçoit ce savoir comme dépendant de besoins, nous le montrerons de

façon plus spécifique dans notre chapitre III : on est constamment à un

carrefour entre la nécessité de construire un modèle de culture complète et le

besoin de former des fonctionnaires de l’administration à même de défendre

la culture arabe, d’où la défense dans le Imtâ ‘ de la langue arabe et des

disciplines qui s’y rattachent. Tel semble être un des objectifs du débat

demandé par le vizir Ibn Furât entre Mattâ et Sîrâfî, tel semble être aussi le

rôle de la discussion de la 6ème Nuit dans laquelle c’est un Persan, ibn

Muqaffaì, qui intervient pour discourir de la supériorité des Arabes sur les

autres nations (cf notre chapitre 3 : 3.2 La problématique des mérites

respectifs des nations)

L’apogée culturelle de la période Abbasside n’a jamais pu être remise en

cause par l’affaiblissement de l’Empire. Les révoltes, dans le ´urâsân

49

comme les couples d’opposition badîha/rawiyya, basît/murakkab, hiss / ‘aql ,tibâ ‘î sinâ ‘î, intégrés au discours sur le langage dans la 25ème Nuit,

Page 67: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 67 -

notamment, n’ont pas entamé l’intensité du brassage culturel favorisé par la

pénétration des influences grecque et persane50 :

« Dans la mesure où la même politique, les mêmes institutions, la

même organisation administrative prévalaient en Irak et en Iran

occidental pendant l’hégémonie bûyide, on peut parler d’ « œuvres de

civilisation cimentant la même structure globale » (G.Gurvitch) dans cet

ensemble géographique. En dehors des réalisations proprement

artistiques, les œuvres écrites témoignent d’un mouvement

d’acculturation à double sens. La nette résurgence de l’Iran ancien

imposait l’étude sans limitation, sans complexe, de sciences étrangères (

al ‘ulûm al dahîla) aux antécédents à la fois grecs et iraniens. » (Arkoun

Humanisme p68).

Arkoun caractérise le contexte culturel qui prévaut sous la domination

bûyide : d’abord, un '' ensemble géographique '' soumis à la même '' structure

globale'' . Ensuite , un '' mouvement d’acculturation à double sens ''. En

contact permanent, les Iraniens sous domination bûyide et les Irakiens,

autrement dit, Persans et Arabes, s’inscrivent dans la continuité d’un

mouvement de brassage des connaissances initié à l’époque antérieure. Les

intellectuels du IVème/Xème siècle baignent dans le contexte d’ouverture

culturelle mis en place par les Abbassides ; les Persans introduisent le genre

littéraire de la fable51 ; le traducteur persan des fables de Kalîla et Dimna, Ibn

al- Muqaffa ‘, est un écrivain connu et reconnu dans les milieux intellectuels

de l’époque ; ainsi, Abû ©ayyân se réclame de son autorité lorsqu’il compare

50

par exemple la culture du taÂarruf le raffinement dans les manières et dans les mœurs qui prévaut à Bagdad au rayonnement de l’Empire abbasside. 51

dont la marque dans le patrimoine littéraire arabe aura été importante, en témoignent par exemple les Mille et une Nuits. Par ailleurs, cette marque est elle-même problématique, Tawhîdî prend prétexte d’un développement sur la raison en puissance et la raison en acte, qui peut-être mêlée à la vanité bâ’il, pour faire la condamnation morale du recueil de fables persan huzar afsâni, origine possible des Mille et une Nuits (I 24)

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- 68 -

les mérites des grands peuples connus à cette période (I 6). Et sa Risâla fî-l-

Sa™âba, somme de recommandations à l’adresse du gouvernant pour la bonne

administration de la Cité52, n’aura pas manqué, d’une manière ou d’une autre,

d’influencer Tawhîdî dans sa conception du rôle de l’intellectuel dans les

milieux du pouvoir.

Quat à l’ouverture culturelle, elle s’est déjà faite en direction des

systèmes de croyances non musulmans comme le manichéisme, le

zoroastrisme, et constitue le thème de certaines anecdotes du Imtâ ‘.

Dans ce foisonnement des influences culturelles aux sources multiples,

le IVème /Xème siècle imprime aussi sa marque en faisant ressortir

spécifiquement, parmi les multiples courants d’influence qui ont façonné la

vie culturelle de la période médiévale, l’influence grecque. Celle - ci

s’enracine dans un mouvement intense de traduction des œuvres médicales,

philosophiques, mais aussi de mathématique, de physique, d’astronomie. Le

Kitâb al Imtâì témoigne du degré d’imprégnation de la pensée philosophique

grecque parce qu’il comporte de nombreux aphorismes (cf en particulier la

17ème Nuit) aussi bien attribués à Plotin, Aristote, Platon, Ptolémée. L’

Almageste (Kitâb al Ma¶is’î) sert par exemple de prétexte au philosophe

d'origine persane •ayhânî à une vive discussion dans laquelle il fait valoir, au

grand dam d’Abû ©ayyân, la supériorité intellectuelle des Grecs sur les

Arabes (I 89 I 85-90). Ptolémée est aussi cité dans la Muqâbasa 62 intitulée :

« Propos d’Abû Sulaymân sur la théosophie (al falsafa al

ilâhiyyâ) et la physique sur le modèle des propos tenus par Ptolémée

dans le Kitâb al ◊amra. » (Muqâbasât p 244)

52 cf Ch. Pellat Ibn al Muqaffaì conseilleur du calife, Maisonneuve et Larose, Paris, 1976

Page 69: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 69 -

Mais l’essor de l’influence grecque sur le patrimoine arabo-musulman

du IVème/Xème siècle se manifeste surtout par l’œuvre singulière des I¨wân

al “afâî, qui soulève des problématiques neuves pour certaines, comme

l’examen des rapports entre la religion et la philosophie, exposé par Taw™îdî

dans cette 17ème Nuit. De même, on recourt à un mode d’argumentation hérité

de la philosophie grecque pour mener à bien des discussions théologiques :

« (…) Pour prouver que le bien et le mal sont créés tous deux par

un seul et unique Dieu, les Mu ‘tazilites durent s’imprégner de

philosophie grecque à la recherche d’appuis et d’arguments logiques qui

vinssent renforcer la révélation islamique (coranique)(…) En effet,

l’admiration que les Muìtazilites vouaient au raisonnement grec, accrue,

peut-être, par la séduction qu’exerçaient sur eux les controverses et les

raisonnements spécieux des Sophistes, et leur conception de la

dialectique, a joué un rôle déterminant dans l’évolution de la dialectique

arabe qui devient, chez eux aussi, un moyen très efficace d’analyse pour

parvenir à la vérité. » (Gériés, 1977, p. 9)

Sur ce thème de l’influence grecque, on peut, dans le Imtâ ‘, faire

référence à la 7ème Nuit où Abû ©ayyân dialogue avec le secrétaire Ibn ìUbaïd

sur le mode de la réfutation et rappelle ainsi Socrate réfutant ses

contradicteurs dans les dialogues de Platon.

De façon peut être jamais aussi nette, le pouvoir et la diffusion de la

connaissance se trouvent imbriqués. L’éclatement de l'Empire abbasside

affaibli non seulement n’a pas de conséquences néfastes sur la diffusion du

savoir, mais a continué l’impulsion créée par la multiplication des lieux de

diffusion de la connaissance :

Page 70: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 70 -

« (...) Il est certain, note Cahen, que chez les Buwayhides comme

ailleurs53, la création des principautés régionales, en ajoutant des cours et

des centres culturels multiples au centre jusqu’alors quasi unique de

Bagdad, a profité à la diffusion de la vie de l’esprit et en a rapproché les

formes des exigences des diverses populations, lui conférant par là-même

une vitalité nouvelle ». (Buyides E.I 2ème édition)

Mais que le savoir puisse nourrir l’esprit des gouvernants ne signifie

pas qu’il se popularise. Il faut s’interroger sur la fonction du savoir, et sur la

fonction des ma¶âlis de savoir. La grande nouveauté du IVème/Xème siècle

est l’appropriation du savoir disponible, en particulier de la philosophie

aristotélicienne54, platonicienne55, voire néo-platonicienne56, par des penseurs

qui élaborent à partir des notions qui leur ont été transmises une forme de

discours. Or cette forme d’apropriation du savoir diffère des savoirs qui font

l’objet des discussions des ma¶âlis . En effet, le travail d’un penseur, mûri et

structuré dans ses ouvrages, est destiné à transmettre à son tour un savoir

assimilé et retravaillé. Dans le Livre des particules Kitâb al ™urûf Fârâbî fait

référence à la philosophie grecque : nous avons mentionné au début de ce

chapitre qu’il citait Aristote dans le texte57. Son étude de cas posant la relation

prédicative donne lieu à une comparaison entre la particule inna et le participe

grec (©urûf 61). L’ouvrage comporte également une étude des catégories,

53

Car, nous l’évoquions plus haut, le Royaume Buyide se limite à l’Iran occidental et l’Irak « le Khorasan restant entre les mains des émirs Samanides, la Haute-Mésopotamie entre celles des Hamdanides, l’Egypte et la Syrie méridionale entre celles des Ikhshidides. » (Sourdel p 194) 54

C’est le cas de Fârâbî 55

Chez Taw™îdî, dans la Risâlat al-©ayât, des passages ont une résonnance Platonicienne franche, sur l’inégalité des âmes en matière de morale (cf Audebert, 1963, p. 169), l’assimilation du monde à une prison, identifiable à la prison de l’âme que constitue le corps dans l’allégorie de la caverne (cf Audebert, 1963, p.176) 56

Elamrani-Jamal note une influence néo-platonicienne dans le discours d’Abû Sulaymân al-Sijistânî 57

à propos de l’annexion iñâfa

Page 71: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 71 -

dont le nombre, contrairement à celles d’ Aristote58 , varie59. Il mentionne

aussi le genre ¶ins et l’espèce ”inf. Dans un ma¶lis, il n’y a pas place pour une

réflexion de même nature que dans un ouvrage. Le ma¶lis de savoir est

davantage le lieu de la confrontation que le lieu de l’élaboration d’une

réflexion, ce que rappelle Sîrâfî à Mattâ, en distinguant le ma¶lis de la ™alqa,

le cercle, où le savant dispense ses leçons :

« Si tu avais été présent dans le cercle tu aurais appris ; ici, ce n’est pas un lieu

d’enseignement, [mais] la séance (ma¶lis) où l’on fait disparaître l’ambiguité [suscitée par]

ceux qui ont l’habitude de déformer (tamwîh) et d’introduire le doute (ta—bîh) » (I 119)

Ces propos soulignent la spécificité du ma¶lis par rapport à d’autres

lieux de discussion : il est le lieu de la confrontation des positions. Il favorise

un autre type de formulation de la pensée que le support écrit en obligeant le

locuteur à exposer une position et à la défendre, il constitue le lieu où la

pensée s’éprouve et trouve dans la contradiction qui lui est opposée la voie de

son affirmation. En effet, le ma¶lis met en évidence le rôle crucial du débat

oral, qui entre dans une des acceptions du terme ma¶lis lui-même : « salle où

se déroulent les débats d’une assemblée ».

2. Vers une ''pensée'' du

langage

Dans le questionnement d’Abû Hayyân sur le langage, on ne trouvera

guère de discussions d’ordre technique sur la grammaire, le Imtâ ‘ comporte

58

«Les expressions sans aucune liaison [i.e les catégories] signifient la substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, la possession, l’action, la passion » (Organon p 5 Les Catégories). 59

cf hurûf §53 « les peuples qui appellent tous les genres de relation nisab catégories maqûlât, les catégories sont alors pour eux au nombre de sept, six, cinq ou quatre. » §54 « les peuples qui prétendent que les catégories sont au nombre de deux : l’essence ¶awhar et l’accident ìarañ »

Page 72: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 72 -

certes quelques réflexions sémantiques sur la signification de noms d’action

ma”âdir, ou lexicales, sur l’opportunité de l’emploi de certains termes60, mais

la théorisation grammaticale technique n’est pas la problématique centrale de

la question du langage dans le Kitâb al Imtâ ‘. Il est important de noter que

dans le Kitâb al Imtâì ‘ les grands noms de la question du langage,

contemporains au siècle d’Abû ©ayyân ou antérieurs, sont convoqués en tant

que penseurs et non en tant que théoriciens de la langue. Et si certains de ces

intellectuels peuvent être considérés à la fois comme penseurs et théoriciens

de la langue, comme Sîrâfî ou al-´alîl, leurs systématisations contribuent à

enrichir une réflexion d’abord placée sur le plan de la pensée. Le statut des

ma¶lis des savants par rapport à ceux des Princes et des vizirs ne s’inscrit pas

dans une logique de subordination hiérarchique, mais plutôt de contribution à

la diffusion de la culture. Ainsi voit-on Ibn Sa ‘dân, dans les premières pages

du Kitâb al Imtâì , après s’être entretenu avec Abû ©ayyân de l’objectif de sa

présence à sa cour, demander des nouvelles d’ Abû Sulaymân , s’informer des

émissaires du Sijistân qui le visitent et de leurs sujets de discussion.

2.1 Les formes du débat

Ce siècle est, entre autres, celui du grammairien Abû Saìîd al Sîrâfî, du

logicien Mattâ ibn Yûnus al Man’îqî, deux personnages qui présentent, dans

le Kitâb al Imtâì, la caractéristique d’être mis en scène. Mattâ et Sîrâfî

interviennent dans un cadre prédéfini , le cadre du débat public. Or ce débat

pose la question de savoir si le terme de controverse qui a été employé pour le

caractériser est adéquat : car dans ce texte, Sîrâfî incarne la doxa de l’Islam

60

cf le passage de l’ouvrage consacré aux nuances entre les termes ìatîq et ¨alaq (I 24)

Page 73: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 73 -

contre celle du chrétien nestorien Mattâ, le débat semble donc faussé d’avance

par un conflit idéologique. Dans un autre contexte, apparaît ibn al Muqaffaì

sommé par ses interlocuteurs de comparer les mérites de différents peuples

pour désigner la meilleure des nations afñal al îumam (I 70-71) Dans un autre

passage, c’est le vizir lui-même qui suscite le débat d’idées en intervenant de

façon inhabituelle pour marquer son désaccord avec Abû Hayyân qui, citant le

grec Ptolémée, aborde le thème du roi philosophe. (I 39-33) Le débat est,

aussi, conduit par un Abû ©ayyân qui se met lui-même en scène face au

scribe-comptable Ibn ìUbaîd qui essaie pour sa part de mettre à mal la

personne du îadîb. Cette problématique des différentes formes dialogales

mises en place par Taw™îdî définissent un aspect fondamental du Kitâb al

Imtâì le rôle du débat dans la formulation des idées, le premier des débats

étant de savoir s’il y a recherche de la vérité dans les discussions ou

apodictisme.61

C’est ainsi que nous essayerons de montrer comment les débats sur les

questions de langage dans le Imtâì se construisent sur le mode de la

muìârada, opposition bâtie sur le lieu des contraires : dans le Kitâb al Imtâì ,

il y a un langage qui se construit à partir de ce que Miquel appelle, parlant de

l’adab :

« L’opposition traditionnelle des vieux thèmes arabes de la satire

et du panégyrique, des qualités et des défauts al mafâ¨ir wa-l-ma◊âlib

appliquée soit à un sujet unique source de contradictions, soit à plusieurs

sujets soumis à des jugements en forme de confrontations, de hiérarchies

ou de parallèles » (Miquel, 1963, p.55 )

61

cf plus haut nos remarques sur la problématique épistémologique posée par l’ouvrage, et notre chapitre III sur le débat Mattâ Sîrâfî.

Page 74: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 74 -

La munâÂara controverse – avec le problème de l’opportunité de l’usage

de ce terme dans le débat qui oppose Mattâ et Sîrâfî, et la mufâñala

comparaison des mérites et des vertus sur un thème donné, entrent dans ce

cadre : elles reflètent cette pratique, pour la première, il s’agit de dresser un

parallèle entre la logique et la grammaire, pour la seconde, il s’agit d’évaluer

la prose par rapport à la poésie, dans les deux cas, deux sujets sont soumis à

confrontation, par l’intermédiaire de nombreux jugements dans le cas de

l’évaluation des mérites respectifs de la prose et de la poésie, et par le

parallélisme dans le cas de la munâÂara traitant de la grammaire et de la

logique.

Généralement traduit par controverse, le terme munâÂara instaure une

compétition verbale sur un point de discussion relevant d’un savoir, elle est le

plus souvent de nature philosophique, elle repose sur une confrontation des

arguments de disputants dont la cohérence des thèses, la notoriété et la

considération sont placés sur un pied d’égalité.

La mufâñala campe le cadre d’un débat éthique, elle s’identifie à la

technique de comparaison réciproque des mérites et des vertus, elle fait

intervenir un vocabulaire relevant d’une axiologie, autour de l’idée de mérite

fañl, —araf et de défaut ìayb. Elle s’inscrit dans un projet édificateur que l’on

retrouve à plusieurs endroits du Kitâb al Imtâì , comme la 25ème Nuit , dans la

comparaison des mérites respectifs de la prose et de la poésie, mais aussi dans

la 6ème Nuit dans la discussion au cours de laquelle Ibn al Muqaffaì argumente

en faveur de la supériorité des Arabes par l’intermédiaire de la comparaison

des mérites respectifs de diverses nations, dont les Arabes et les Persans.Cet

axe éthique se retrouve aussi dans le pamphlet des Ma◊âlib al wazirayn, comme

l’indique déjà le nom de l’ouvrage, où les défauts des vizirs installent une

Page 75: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 75 -

thématique de l’anti-modèle qui prend sens en regard d’une éthique que les

deux vizirs ne respectent pas.62

L’éthique de la mufâñala est une éthique du discours, elle consiste à

comparer en vis à vis les mérites et les défauts de la prose et de la poésie, et à

dégager des degrés marâtib à l’intérieur de ces discours (II 130), saisissables

notamment dans un inventaire de différentes rhétoriques, premiers pas d’une

réflexion sur l’argumentation. Une autre forme du débat s’ajoute à celles

citées, celle du dialogue réfutatif, dans lequel la position qui doit triompher

s’affirme en réfutant une série d’arguments. Elle est présente dans la 7ème Nuit

sous la forme de la réponse de Taw™îdî au secrétaire Ibn ìUbaîd qui défend,

dans le profil du secrétaire d’administration, l’hégémonie de la fonction de

comptable et minimise la fonction de rédacteur de discours. Abû ©ayyân

refuse que cette défense du kâtib al ™isâb s’effectue aux dépens du kâtib al

balâ®a, expression qui désigne le secrétaire –rhéteur, autrement dit le

préposé, au sein de l’Etat, à toute forme travail de rédaction, dans lequel on

peut lire la figure du adîb. Ces formes du débat, mu‘âraña, munâÂara,

mufâñala fonctionnent en relation avec les problématiques qu’elles posent

spécifiquement dans l’oeuvre. La 8ème Nuit relève de la joute verbale, parce

qu’il y a conflit, mais relève-t-elle aussi de la munâÂara, la controverse,

comme on l’a souvent observé ? car la munâÂara ne présuppose pas

l’existence d’un conflit entre les protagonistes, celui-ci survient lorsque

l’entretien déborde le cadre d’un examen supposé critique. Ainsi, Sîrâfî traite

Mattâ de « fourbe » et de « menteur » dans la 8ème Nuit. ette problématique

retiendra notre attention dans notre analyse de cette Nuit . Nous consacrerons

une partie du commentaire de la 8ème Nuit, au cours de laquelle se déroule la

célèbre rencontre entre Mattâ et Sîrâfî, à une question que cet important

62

Par exemple, les excès dans l’usage de la rhétorique reprochés à Ibn al ‘Amîd, nous citons ce texte des Ma◊âlib dans notre chapitre 4 p. 291

Page 76: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 76 -

passage du Kitâb al Imtâì semble poser, celle de mesurer jusqu’à quel point

la discussion dans laquelle s’affrontent ces deux grands noms de la pensée du

IVème /Xème siècle est conforme aux critères d’une munâÂara, avons-nous

effectivement affaire à une controverse dans ce texte, ou doit-on lui refuser ce

terme et réexaminer la nature de la confrontation qui s’y déroule ? La 25ème

Nuit applique la problématique de l’utilité et des mérites au discours, et

répercute ce qui semble une caractéristique générale des débats de ce temps.

En effet, le débat, dans les milieux intellectuels au IVème / Xème siècle, se

fait l’écho d’une démarche dont l’objectif est d’examiner la valeur des

disciplines du savoir à l’aune de l’évaluation comparative63 –utilité de la

fonction de scribe comptable au regard de celle de rédacteur de discours,

utilité de la logique par rapport à la grammaire, forces et faiblesses de la prose

et de la poésie- mais c’est moins cette démarche qui retient l’attention, reflet

d’un procédé traditionnel64, que ce à quoi elle est appliquée dans le Kitâb al

Imtâ ‘ : le débat entre Mattâ et Sîrâfî, la discussion au cours de laquelle Abû

Hayyân –qui se met pour l’occasion lui même en scène – s’oppose au

secrétaire Ibn ‘Ubaïd sur la conception du adîb, ou encore l’analyse des points

forts et des points faibles de la prose et de la poésie sont des thèmes qui

convergent vers une problématique centrale : établir, en matière de savoir, des

priorités.

La réflexion sur le plan de la pensée est autant une réflexion culturelle

que politique : se pencher sur la figure du adîb, c’est se pencher sur la

fonction d’homme d’Etat, interroger les rapports de la grammaire arabe et de

la logique grecque, c’est poser le problème de la culture et de l’identité ;

63

qui ne doit pas laisser de doute sur son résultat, il faut, là encore, un « vainqueur ». 64

cf la formule de Miquel, déjà citée par nous p. 69 à propos de « l’opposition traditionnelle des qualités et des défauts (al mafâhir wa-l-ma◊âlib) » (Miquel p 55).

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- 77 -

Sîrâfî, dans la 8ème Nuit , incarne la protestation par principe contre un savoir

certes venu d’ailleurs, mais que les savants arabo-musulmans se sont

appropriés très vite. Tout l’art du personnage, tel qu’il nous est présenté dans

le texte de la 8ème Nuit, consiste à dopter une attitude de double jeu : en vertu

d’un réflexe identitaire, il va s’employer à tenir un discours rejetant une

discipline dont il insiste sur l’origine non arabe alors même que l’usage de la

logique chez les savants arabes est un fait avéré : Sibawayh, par exemple, dès

les premiers siècles de la grammaire arabe parle du prédicat et du prédicande

musnad et musnad îilayhi.

Si la discussion porte, dans le Imtâ ‘ , principalement sur des débats, il

faut également, dans cet ouvrage, faire état d’autres formes de discours. En

effet, on peut distinguer ce que l’on pourrait appeler l’entretien-cadre entre

Abû ©ayyân et Ibn Sa ‘dân, qui correspond aux interrogations formulées par

le vizir à l’endroit de Taw™îdî, c’est à dire aux demandes d’informations ou

aux thèmes qu’il veut voir traités par lui dans leurs entretiens. On peut aussi

distinguer la présence du discours monologal, utilisé dans l’examen d’un

thème donné, comme par exemple celui d’Abû Sulaymân. De tels

phénomènes feront l’objet d’une approche particulière dans notre chapitre 5,

consacré aux rapports entre Tawhîdî et le discours. Mais la double

préoccupation, politique et culturelle, qui ressort des débats du Imtâ ‘ est

indissociable d’un contexte.

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- 78 -

3. Un tournant politique

Un ensemble de facteurs ouvre la voie à un rapport de forces aussi bien

politique que culturel. Le Kitâb al Imtâì , que l’on date de l’an 37465 de

l’hégire, se situe dans un contexte qui résulte d’un tournant politique : après

l’installation des Buyides au pouvoir66, l’Etat abbasside s’apparente à une

structure purement symbolique dans laquelle le rôle du calife n’est plus un

rôle de gouvernant, il est destitué des principales fonctions du souverain,

notamment économiques et militaires :

«Cette véritable défaite pour l’autorité abbasside -écrit D.Sourdel-

était due à son affaiblissement conjoncturel au moment où le « prince des

croyants » (…), privé de toute efficacité en matière militaire et

financière, n’était plus maître que du domaine de la magistrature, et

encore d’une façon souvent théorique, à l’intérieur d’un Empire

désormais désintégré » , puisque « le triomphe des émirs qui, comme

gouverneurs de province, avaient pour la plupart conquis complètement

leur indépendance même s’ils reconnaissaient tenir encore à une

investiture qu’ils imposaient au calife de leur accorder, fut consacré en

936 » (Sourdel p 193)

Le fractionnement de l’Empire en principautés indépendantes a pour

effet immédiat de provoquer une recomposition des pôles scientifiques. De

nouveaux centres d’acquisition des connaissances apparaissent dans les

principautés chacune soumises à l’administration d’un gouverneur. Sur le

plan du savoir, cela se traduit par la multiplication des centres, d’où la

présence de « cours et centres culturels multiples » (Cahen Buyides E.I 2ème

65

A Amin 66

Ahmad Buwayh, fondateur de la dynastie des princes buyides et futur Muìizz al Dawla, s’empare du pouvoir à Bagdad en 337 (Cahen Buyides E.I 2ème éd)

Page 79: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 79 -

éd) . Avec la mise en place de ces principautés indépendantes, s’installe un

climat de rivalité où chaque gouverneur rivalise dans le but de se rapprocher

du modèle de prestige que constitue pourtant encore le califat de Bagdad. Or,

dans ce contexte de rivalité entre les principautés s’inscrivent tout autant les

questions de pompe et d’apparat, d’autorité ou de réputation du gouvernant,

que la question du savoir. Taha Husayn a ces quelques notations sur l’état

d’esprit de la période; elles insistent sur l’idée que le savoir est un enjeu de

pouvoir :

« La dislocation de L’Etat musulman en petits états et

principautés atomisées dans le monde ancien est le résultat de

l’affaiblissement politique de Bagdad, et de la force des rivalités aux

extrémités de l’Empire. Ces rivalités n’étaient pas restreintes à la seule

confiscation du pouvoir, mais avaient pour objectif [de fonder] un

pouvoir qui garantisse au gouvernant autorité et force, ainsi qu’une

réputation élargie et une célébrité réelle ; c’est pourquoi les lettres et les

sciences occupaient dans ce projet une fonction très valorisée et lourde

d’enjeux, car ce n’était pas pour le seul pouvoir que rivalisaient les

hommes qui dominaient [la scène politique], ils rivalisaient aussi dans le

domaine des sciences et des lettres , et il suffit pour le chercheur de se

pencher sur l’histoire de qui il souhaite des princes du IVème siècle et de

ses vizirs, sur la composition de sa cour, le nombre d’hommes de lettres

et de savants de son palais, pour vérifier la justesse de mes assertions . » (

cité par al Saykh, p. 23)

3.1 Conséquences

pour les milieux

intellectuels

Page 80: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 80 -

On assiste donc d’abord, au IVème/Xème siècle, à un décentrement des

foyers intellectuels qui renforce la multiplication des lieux de rencontres des

savants. Or, ces lieux de diffusion de la connaissance sont aussi les lieux de

présence des gouvernants, ce qui explique l’intrication entre les milieux

intellectuels et les milieux du pouvoir, principalement à travers le rôle des

vizirs. Par exemple, l’un des soucis majeurs du vizir Ibn Saìdân dans le Kitâb

al imtâ ‘ est de s’informer auprès d’un intellectuel sur la qualité de ses rivaux

potentiels, c’est ainsi qu’il s’enquiert aussi bien des « mœurs a¨lâq, de la

science ìilm et de l’éloquence balâ®a du vizir Ibn al-ìAbbâd (I 53) en

pratiquant la technique, très présente dans l’ouvrage, de la comparaison des

mérites respectifs des différentes personnalités ; il demande également à

Tawhîdî, sur le plan de l’éloquence balâ®a, de comparer les mérites respectifs

d’Ibn al- ìAbbâd et d’Ibn al-ìAmîd, puis les mérites d’Ibn al-ìAbbâd et du

secrétaire rédacteur Abû Ishâq al “âbîî, par ailleurs auteur d’une épître sur les

mérites de la prose par rapport à la poésie, rapportée dans les Muqâbasat

(Muqâbasât p 272). Dans les Ma◊âlib al Wazirayn, la question de l’éloquence

est aussi posée, non plus pour évaluer les personnalités entre elles de façon à

faire ressortir le brio de tel ou tel « centre culturel », mais par Abû ©ayyân

lui-même, qui intègre une critique sans appel du style d’Ibn al ìAbbâd à sa

critique globale des deux vizirs. La comparaison intervient en tant que

comparaison par rapport au modèle général culturel et ethique défini au début

des Ma◊âlib : Abû ©ayyân interroge ainsi l’un des personnages67 sur le style

d’Ibn al Abbâd :

« -Que penses-tu de l’écriture d’ibn al Abbâd ?

-Elle est laide, répondit-il, du plus haut degré de vilenie » (Matâlib 113)

67

Le secrétaire ibn ìUbaid, qui apparaît également dans la 7ème Nuit du Imtâì que nous analysons dans notre chapitre 2.

Page 81: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 81 -

3.2 La démarche

axiologique

Cette démarche axiologique est un des modes de fonctionnement

centraux du Imtâì : elle peut-être mise au service de l’affirmation des ma¶lis

les uns par rapport aux autres, elle est aussi utilisée pour comparer des

disciplines du savoir entre elles sur le plan du mérite comme dans la 25ème

Nuit, elle peut aussi, comme dans notre dernier exemple, servir à reconstruire

un modèle par rapport à un anti-modèle. Les disciplines du savoir constituent

un véritable enjeu de compétition dans les cercles du pouvoir au IVème

siècle, car c’est bien de compétition qu’il faut parler dans la mesure où la

relation au savoir est un élément déterminant qui permet au gouvernement

d’asseoir son autorité. En effet, le rapport du gouvernant au savant, la

discussion, la réflexion sur le rôle du langage dans l’exercice du pouvoir,

phénomènes auxquels nous consacrerons une part importante de notre

analyse, intègrent le travail intellectuel comme un des mécanismes de cet

exercice du pouvoir. W.Madelung, dans sa définition du ma¶lis des rois et des

princes et du rôle qu’il tient dans la vie sociale et culturelle de Moyen –Age

(article ma¶lis de l’Encyclopédie de l’Islam) évoque ce point important dès

l’apparition des premiers cercles de discussion68 , le souverain :

« consacrait une part de son activité à des séances publiques ou

privées, où étaient adoptées des décisions politiques et judiciaires, où

étaient accueillis plaignants , panégyristes et autres visiteurs, où étaient

68

Il y a plusieurs types de ma¶lis, notamment ceux des souverains –des rois et de princes- et ceux des savants, nous développons cette question dans notre analyse de la notion de majlis.

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- 82 -

débattues – car cela était encore69 regardé comme une fonction normale

du chef de l’Etat –des questions de littérature ou de droit. »70 (majlis E.I

2ème édition)

69

Encore veut sans doute signifier « lorsque le calife était chef d’Etat », car le rôle de la discussion intellectuelle a pu non seulement se maintenir mais jouer un rôle primordial même lorsque les pouvoirs du calife était réduits, comme sous les buyides. 70

C’est nous qui soulignons.

Page 83: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 83 -

3.3 L’intérêt

pratique : la défense

d’une langue et d’une

culture arabes

Il faut attribuer une fonction à certaines disciplines du savoir au regard

des besoins du pouvoir : d’abord, définir un adab qui intègre l’usage

technique du savoir à l’étendue d’une culture, ensuite, défendre l’identité

arabe de l’Empire face à la culture persane : dans le Kitâb al Imtâì , le mot

lu®a revient 27 fois dans la discussion entre Mattâ et Sîrâfî, avec, pour la

plupart des occurrences, le sens de al lu®a al ‘arabiyya, la langue arabe.71

Dans la 6ème Nuit, consacrée aux mérites respectifs des Arabes et des Persans,

c’est, contre toute attente, le Persan Ibn al Muqaffaì qui défend la cause des

Arabes : posant, au cours d’une discussion la question quelle est la nation la

plus raisonnée ayyu-l-îumam aìqal ? il étonne l’assemblée en répondant,

après avoir réfuté l’ensemble des propositions des présents : « les Arabes » :

« C’est la nation la plus raisonnée, du fait de sa nature vraie, sa

constitution physique proportionnée, la justesse de sa réflexion, et de

l’acuïté de sa compréhension » (II 73)

Le ma¶lis apparaît ainsi, pour le pouvoir, comme un outil qui permet de

se servir de la discussion intellectuelle pour une fin précise : instituer des

modèles qui mettent en place un programme : des savoirs sont à privilégier,

des fonctions dans l’administration, des disciplines du discours en conformité

71

Les autres occurrences désignant la langue grecque, al lu®a al yunâniyya, langue de la logique, selon Sîrâfî,que le grammairien, et plus largement le locuteur arabe, n’a pas à prendre en compte.

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- 84 -

avec une certaine conception du pouvoir72.

72

Les nuits du Imtâì témoignent de conceptions divergentes sur un même thème : elles laissent la voie libre à l’expression de points de vue qui ne sont pas forcément ceux d’Abû Hayyân. A ce titre, une même nuit peut refléter la conception du pouvoir par rapport à une question donnée et la conception d’Abû ©ayyân. Dans la 7ème Nuit, par exemple, la figure du scribe comptable kâtib al ™isâb défendue par Ibn ìUbaid plaide en faveur d’une compétence spécialisée qui rejoint celle du pouvoir, alors que Taw™îdî défend une conception généraliste du savoir , puisque le scribe rhéteur kâtib al balâġa – qui doit savoir écrire et parler- ne peut acquérir sa compétence que par l’acquisition d’une vaste culture.

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- 85 -

4. Le ma¶¶¶¶lis et sa

fonction

Les Princes et vizirs buyides étaient friands de ce type de réunion, et

ces dernières, au sein de leurs principautés, possédaient leurs caractéristiques

propres que le Kitâb al imtâ ‘ met particulièrement en lumière. En effet, on

peut noter, à partir des renseignements que nous rapporte Taw™îdî, des

différences dans le fonctionnement du ma¶lis au IVème /Xème siècle par

rapport aux périodes antérieures liées en particulier aux priorités des

gouvernants. Dans les ma¶lis du Imtâì, on ne prend pas de '' décisions

politiques ou judiciaires'', on n’accueille pas '' plaignants ou panégyristes ''73.

Le ma¶lis est le plus souvent lié à un nom propre ou à un nom générique : le

mot ma¶lis est, rappelons-le, un mot qui attend un complément d’annexion :

on parlera du ma¶lis d’un personnage, ou du ma¶lis de savants74, par exemple

le ma¶lis des juristes, le ma¶lis des poètes…

Le Kitâb al Imtâì témoigne de l’importance du débat intellectuel dans

les sphères du pouvoir. Il met en jeu la principale fonction du ma¶lis qui est

de débattre : le ma¶lis est le lieu du débat, de la confrontation des maîtres et

des disciples, ou des maîtres entre eux, comme Mattâ et Sirâfi dans la 8ème

Nuit du Imtâ ‘. La part jouée par l’oralité est donc cruciale : le débat oral

entre dans la définition même du ma¶lis qui présuppose l’existence d’un

public –le Lisân al ìArab le définit comme :

'' le lieu où l’on s’asseoit (mawñiì al ¶ulûs) ''

73

Termes employés par Madelung dans une définition générale du ma¶lis, qui ne dégage pas la spécificité du ma¶lis buyides. 74

Dans le Imtâì, les ma¶âlis sont liés à une personnalité du pouvoir, ou intellectuelle.On mentionne par exemple le ma¶lis d’Abû Sulaymân.

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- 86 -

et

'' l’ assemblée formée par ceux qui s’asseoient (¶amâìat al ¶ulûs)

Or, dans la structure du ma¶lis, le caractère oral du débat permet non

seulement les échanges intellectuels, mais aussi de les rendre célèbres, et, fait

important, de rendre célèbres leurs contenus . Car il y a le ma¶lis du Prince,

calife ou vizir, mais aussi les ma¶lis des savants qui animent également, pour

certains d'entre eux des cercles ™alaqât qui réunissent un très nombreux

public d’étudiants, c’est le cas, par exemple, du de Mattâ ibn Yûnus. Certes,

le désir du gouvernant de se cultiver et de cultiver une relation suivie au

savoir est présent, mais il se double d’un intérêt pratique : asseoir le prestige

du territoire gouverné, avec pour modèle celui des califes de Bagdad, dont al

Saykh rappelle à juste titre qu’il est le but ultime de toute émulation :

''on rivalisait pour approcher au plus près (mu¶ârât) – le [modèle]

des califes de Bagdad » (Al –ay¨ 1983 p.26)

La spécificité du ma¶lis buyide est sans doute de mettre en valeur, à

partir du milieu du IV/Xème siècle, l’influence grandissante des vizirs : le

vizir est progressivement apparu comme ''un homme de premier plan ''

(Sourdel 1999 p.179), il y a malgré tout éclatement du pouvoir, puisque le ''

Royaume fédéral des Buyides '' (Sourdel 1999 p. 194) est administré par des

gouverneurs de province, les émirs, qui nomment et révoquent les vizirs.

Avec la disparition du califat centralisé à Bagdad, et l’éclatement du pouvoir

en multiples principautés régionales, on est plus que jamais amené à parler de

ma¶âlis disséminés aux quatre coins de l’Empire éclaté. Les ma¶lis sont aussi

bien présents à Bagdâd que :

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- 87 -

''dans les provinces persanes du Rayy, du Jabal et d’Isfâhân '' (Al Shaykh 1983

p. 25).

Pour se limiter à ces seuls exemples, les provinces sous administration

Buyide coexistent avec celles administrées par les Daylamites, ainsi qu’avec

celles placées sous tutelle Hamdanide, ou encore avec les provinces

Hamdanides puis Fatimides de Mi”r, du –âm et du ©ijâz. Les centres culturels

sont désormais multiples, et il est certain que :

« chez les Buwayhides (…) la création des principautés régionales, en ajoutant des

cours et des centres culturels multiples au centre jusqu’alors quasi unique de Bagdad, a

profité à la diffusion de la vie de l’esprit » (E.I Cahen)

Le ma¶lis du Imtâì apparaît avant tout comme un lieu d’instruction des

Grands du monde d’alors, c’est un ma¶lis culturel, dominé par un certain

nombre de personnalités. Sur certaines, Taw™îdî donne son propre point de

vue.75 On peut par exemple retenir ces propos extraits d’un portrait d’Ibn

ìAbbâd brossé à la demande du vizir :

« On ne lui a [jamais] dit :

- tu as eu tort, tu as manqué à ton devoir, tu as commis une faute de langue

(la™anta),

parce qu’il a été élevé en s’entendant dire

- notre maître a bien agi, notre commandeur a dit vrai » (I 58)

75

Les points de vue de Taw™îdî sur Ibn al ìAbbâd et Ibn al ìAmîd s’intègrent dans les passages, minoritaires dans le Imtâì, où Taw™îdî s’exprime lui-même, ils préfigurent les Ma◊âlib al Wazirayn qui leurs sont entièrement consacrés.

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- 88 -

Dans le Kitâb Ma◊âlib al Wazîrayn , diffusé après la mort de Taw™îdî,

Abû ©ayyân verse toute son acrimonie sur ce vizir dont la convoitise, les

intrigues et les bassesses sont pour lui les principaux attributs :

« De même que celui qui jouit de privilèges (al munìam ìalayhi) ne trouve pleine

quiétude (yatahannaî) qu’en étant reconnaissant à qui les a prodigués (wâhibuha), de

même celui a qui l’on a porté tort (al musâî ilayhi) ne trouve satisfaction (bardu ®illa) qu’à

fustiger celui qui a causé ce tort (ya—kû ”â™iba-l-îisâîa), à faire la satire du censeur

(yah¶û-l-mâniì), le blâme du parcimonieux (yaòummu-l-muqassir) et à exposer les défauts

de celui qui brime (ya◊lib al ™ârim) » (Ma◊âlib p.38)

L’image du ma¶lis renvoyée dans le Imtâì consacre le caractère

plénipotentiaire du vizirat buyide. Sur ce point, le ma¶lis continue une

tendance autocratique déjà présente sous l’empire abbasside, par la forme qu’

y prenait le mécénat, puisque les hommes de lettres fréquentant les ma¶âlis :

« ne pouvaient manquer de se compromettre, d’obéir aux goûts des mécènes et de

leur entourage et d’adopter parfois une attitude politico-religieuse contraire à leurs propres

convictions. » (Cahen E.I)

Dans cette anthologie des disciplines du savoir au IVème /Xème siècle,

les questionnements ne se restreignent pas à l’investigation intellectuelle :

c’est l’esprit d’une époque qui pose problème : de l’éclatement du pouvoir

central en principautés découle l’éclatement des centres de diffusion de la

culture. A la problématique du langage et du pouvoir s’ajoute la

problématique plus large de la culture et du pouvoir : la concurrence entre les

ma¶lis est un moyen d’affirmation de la suprématie des souverains, différents

cénacles se font concurrence : ceux des califes, ceux des gouverneurs, ceux

des hauts dignitaires ce qui impose, par contre-coup, pour les intervenants une

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- 89 -

série de contraintes. Il faut obéir aux animateurs de ma¶lis : dans la rencontre

entre Sîrâfî et Mattâ, Sîrâfî intervient sur ordre du vizir Ibn al-Furât, alors que

lui-même est très réticent, et la défaite de Mattâ est un présupposé auquel

Sîrâfî doit se conformer, ce que lui rappelle le vizir, à un moment de la

discussion, dans une de ses rares interventions :

« Termine ton propos destiné à expliciter ce point de discussion

(—ar™ îal masîala) pour que le profit soit manifeste pour les participants

au majlis (îahl al ma¶lis), et pour que la réfutation (tabkît) soit

constructive à l'égard d'Abû Bi—r[Mattâ] » (I 119)

La diffusion de la connaissance - en particulier telle qu’elle est

présentée dans les ma¶âlis du Kitâb al Imtâì - obéit à un principe : les

séances de discussion ne se situent pas dans une logique de promotion des

individus -les principaux intervenants sont déjà célèbres -, elles sont destinées

à promouvoir des positions sur les thèmes discutés, et dans l’affirmation de

celles-ci, le rôle du pouvoir n’est pas mince, toute la question du Imtâì est

précisément de se demander jusqu’à quel point Taw™îdî s’en affranchit, et si,

en réalité, il le fait vraiment. Ce qui est certain, c’est que l’on n’est plus dans

une logique de divertissement strict. Il ne s’agit pas pour les savants de

« briguer l’honneur » d’être admis auprès du souverain, le ma¶lis du Imtâì

n’est pas, contrairement à ce qui fut souvent le cas sous les Abbassides- :

« une occasion de s’introduire dans ce cercle privilégié par

l’entremise de quelque personnage déjà bien en cour, de réciter un

panégyrique et de recevoir une récompense immédiate » (W.Madelung

majlis E.I 2ème édition)

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L’ émulation trouve d’abord une traduction géographique que font par

exemple ressortir ces propos d’ Ahmad Amin :

« alors que la connaissance, les belles lettres étaient concentrées

dans un centre important unique, elles possèdent désormais [c’est à dire

au IVème / Xème siècle] de nombreux centres, les savants d'Egypte

s’affontent ainsi aux savants de Bagdad, les savants du –âm rivalisent

avec les hommes de lettres de l’Irak et cela, sans nul doute, encourage le

mouvement scientifique et littéraire et le renforce ». (A. Amin ‰uhr al-

îislâm cité par al Shaykh p 26 )

On doit distinguer à cette époque différents ma¶lis¸ qui se caractérisent

les uns par rapport aux autres tout d’abord par la personnalité de celui qui les

anime, mais aussi par leur fonction. Il existe des ma¶lis des princes, de vizirs,

de savants, chaque ma¶lis possède un poids et une position distincts qui

donnent la mesure du rayonnement particulier du pouvoir Buyide

administrant des provinces régionales. La relation des ma¶lis au pouvoir est

ordonnée hiérarchiquement : un axe vertical correspond à la présence

centralisante du Prince dans chaque région et intègre les ma¶âlis dans la

structure du pouvoir. Mais il existe ensuite un autre axe, que l’on peut appeler

horizontal, qui porte sur la distribution des ma¶lis, chacun placé sous la

tutelle d’animateurs de même rang : il n’y a pas une complémentarité entre les

ma¶lis puisque le seul lien qui puisse les relier est placé sous le signe de la

rivalité, de la compétition. En définitive, on peut dire que les ma¶lis se

répartissent conformément au rang qu’ils occupent : les ma¶âlis administrés

par les hommes d’Etat et les ma¶âlis administrés par les savants n’ont pas le

même poids. Les ma¶lis célèbres les plus nombreux sont ceux des hommes

d’Etat : il y a les ma¶lis des princes, comme celui de ìAñud al-Dawla, dont

nous nous attardons plus loin sur la description qu’en fait Miskawayh, il y a

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aussi les ma¶lis des vizirs, comme celui d’Ibn al ìAmîd, qui est, on le sait, un

anti modèle pour Abû ©ayyân mais qui est aussi grande célébrité à l’époque –

on va jusqu’à le surnommer le second Gâhiz al •âhi al ◊ânîyy. Mais parmi

les célèbres ma¶âlis des vizirs, il y a aussi celui du fils d’Ibn al ìAmîd, ibn al

ìAmîd dû-l-Kifâyatayn, mort avant son père et qui, contrairement à ce

dernier, a les faveurs d’Abû ©ayyân. Alors qu’Ibn al ‘Amîd fait l’objet de la

critique du Ma◊âlib al Wazirayn, on trouve, dans ce même ouvrage, des

propos bienveillants à l’égard de son fils :

« C’était un jeune homme intelligent et actif, il était doué en poésie, écrivait

agréablement (malî™ al kitâba) possédait beaucoup de qualités (ka◊îr al ma™âsin) »

(Matâlib al Wazirayn cité par al Saykh 28)

Il est important de noter que le ma¶lis de dû-l-Kifâyatayn est fréquenté

par des savants célèbres tels que les grammairien ìAlî ibn ìisâ al Rummânî –

qui enseigna Abû Hayyân – et al-Sîrâfî, que l’on retrouve dans le Imtâì, et

l’un des locuteurs les plus présents dans cet ouvrage, abû Sulaymân al-

Mantiqî.

Le ma¶lis du vizir al “âhib ibn al-ìAbbâd76 , l’un des deux vizirs

concernés par le pamphlet des Ma◊âlib, compte des noms mentionnés dans le

Imtâ ‘ comme le poète ibn Nubâta (cf 25ème Nuit) ou le rédacteur d’épîtres abû

Ishâq al-“âbî.

Parmi les ma¶âlis célèbres tenus par les hommes du pouvoir à cette

époque, il y a, bien sûr, le ma¶lis du vizir ibn Saìdân, l’un des protagonistes

du Kitâb al Imtâ ‘. Il faut noter à ce propos que Tawhîdî n’évoque pas les

discussions entre savants dans le ma¶lis d’Ibn Saìdân, ce dernier est

76

Vizir des buyides à Rayy (al Saykh 28), une des villes hypothèses du lieu de naissance de Tawhîdî (Bergé )

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- 92 -

simplement le lieu où se déroulent les conversations avec le vizir et où l’on

parle des autres ma¶lis.

Parallèlement aux ma¶lis des gouvernants, figurent des ma¶lis de

savants, moins nombreux, comme ceux des philosophes77 Abû Sulaymân al

Man’iqî et Yahyâ ibn ìAddî.

Les ma¶lis des Princes , les ma¶lis des vizirs et les ma¶lis des savants

s’affirment les uns par rapport aux autres : l’animateur d’un cercle est

soucieux de ce qui se déroule dans d’autres cercles , le Kitâb al imta ‘ donne

l’exemple du vizir Ibn Sa‘dân désireux que son ma¶lis soit le meilleur. Ainsi

s’informe-t-il sur les célébrités intellectuelles auprès d’Abû ©ayyân : dans un

passage qui reflète assez bien l’état d’esprit des animateurs de ma¶lis,

soucieux de s’informer des compétences des savants, il fait comparer le

niveau de connaissances d’Abû Sulaymân à celui des autres savants en vogue

dans les milieux intellectuels :

« Parle-moi –dit-il à Abû Hayyân - de son degré de science et de

sagesse fais moi connaître la position qu’il y occupe par rapport à Ibn

Zur ‘a78, Ibn al Hammâr79, ibn al Samh80, al Qumsâ81, Miskawayh82,

Nazîf83,Yahyâ ibn ‘Addî84 ‘Isâ Ibn ‘Alî85 ». (I 33)

77

Qui font partie, avec al Kindî, des premiers philosophes arabo-musulmans. Philosophe serait à prendre ici dans le sens de penseur influencé par la philosophie grecque platonicienne (Elamrani Jamal p. 96), et aristotélicienne Abû Sulaymân parle de l’intellect agent al ‘aql al fa ‘ ‘âl (Muqâbasâ 83 p.320 ). 78

Logicien et philosophe chrétien à Bagdad, cité à plusieurs reprises dans le Imtâ ‘ (notes de l’éditeur du Imtâ ‘) 79

Médecin, philosophe et traducteur chrétien (op. cit) 80

logicien à Bagdâd (m.814) (op.cit) 81

philosophe, secrétaire du prince buyide Na”r al Dawla 82

philosophe, une des célébrités de l’époque, auteur notamment du Tahdîb al A¨lâq et du Ta¶ârib al Umam. Il est l’interlocuteur de Taw™îdî dans un ouvrage de discussion philosophique entre les deux hommes le Kitâb al Hawâmil wa-l-–awâmil. cf la thèse de M.Arkoun : L’Humanisme arabe au IVème/Xème siècle : Miskawayh : philosophe et historien. 83

Médecin et traducteur, nommé par ‘Añud al Dawla à l’hôpital bimâristân qu’il fit construire à Bagdad et dont Abû Hayyân fut l’un des observateurs avec son protecteur Abû –l –Wafâî al Muhandis. ('' murâìin liî amr al bimâristân min ¶ihatihi'' (I,1)

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- 93 -

Les ma¶lis entretiennent une relation au savoir qui dépasse la gratuité

de l’acte intellectuel : certes, chaque ma¶lis se donne l’objectif d’assurer la

publicité des débats au sens propre, au sein du public le plus large possible,

mais aussi au sens moderne : la célébrité de certains participants fait d’eux

autant de '' têtes d’affiche '' que les ma¶lis souhaitent attirer à eux. Il est

éclairant à cet égard d’évoquer une description d’un ma¶lis célèbre de cette

période, le ma¶lis du prince Buyîde ìAñud al Dawla, fils de l’un des

fondateurs de la dynastie Buyide, al ©asan, et '' la personnalité la plus

éminente de la dynastie.'' ( Cahen E.I) Cette description particulièrement

fournie est celle d’un des grands auteurs de l’époque, et contemporain d’Abû

©ayyân, le philosophe Miskawayh qui, dans son ouvrage Ta¶ârib al îUmam ,

dresse une sorte de tableau dans lequel se tiennent le souverain, son élite de

savants soigneusement choisie, et le public.86

Le ma¶lis du Prince ìAñûd al Dawla : description de Miskawayh

Ce passage du Ta¶ârib al-îUmam donne une idée du contexte dans

lequel pouvaient se dérouler les séances de discussion. Ecoutons Miskawayh

nous décrire l’un des plus célèbres ma¶lis de son temps, animé par un

personnage non moins célèbre, le Prince Buyide ìAñud al-Dawla :

« On avait mis en place un ensemble de règles (rusûm) aussi bien destinées aux

pauvres (fuqarâî), aux juristes (fuqahâî), aux exégètes (mufassirûn), aus théologiens

(mutakallimûn) aux traditionnistes (mu™additûn), aux généalogistes (nassâbûn), aux poètes

84

célèbre logicien, cité à plusieurs reprises dans le Kitâb al Imtâì ,notamment dans la 25ème Nuit, élève de Farâbî et de Mattâ –lui-même mentionné dans la célèbre discussion qui l’oppose à Sîrâfî . 85

fils du célèbre vizir ‘Alî ibn ‘Isâ al •arrâ™, logicien, élève de Yahyâ ibn ‘Adiyy. 86

Les séances pouvaient être publiques ou privées.

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(suìarâî), aux grammairiens (na™wiyyûn) aux spécialistes de prosodie, (ìaruñiyyûn) aux

médecins (a’ibbâ’), aux astrologues (muna¶¶imûn), aux comptables (™ussâb), aux

mathématiciens (muhandisûn). On avait consacré, au personnel intime (îahl al ¨u”ûs) et

aux philosophes (al ™ukamâî mina-l-falâsifa), dans la demeure de ìAñud al Dawla, un

endroit proche de son cénacle, qui était la pièce réservée aux chambellans (™ujjâb)87 Ils s’y

réunissaient pour entrer en conférence (mufâwaña) , à l’abri des sots (sufahâî) et des gens

de peu (riìâì al ìâmma). » (Ta¶ârib al îUmam VI p 278 cité par al Shaykh)

Le début de cette description rappelle que le ma¶lis obéit d’abord à une

codification qui veut que différentes catégories sociales en même temps que

différentes branches du savoir y soient représentées.

La signification du terme rusum est celle des interdictions et des

obligations, de ce qu’il ne faut pas faire et ce qu’il faut faire. Au début de ce

texte, Miskawayh soulève une question simple : qui participe au ma¶lis ?

Les participants

Miskawayh poursuit son propos en évoquant de nombreux praticiens de

multiples disciplines. La question des savoirs, de leur nature et de leur

organisation est ainsi posée.

La répartition du savoir et la ''classification des sciences''

87

« Maître de cérémonies à la cour, surintendant du Palais, chef de la garde, redresseur des torts », et parfois même « premier ministre » ou « chef de gouvernement ». (D.Sourdel E.I 2ème éd) « A l’avénement des Abbassides, les deux plus importants offices de la cour furent ceux de wazîr et de ™âjib ». A l’époque Bouyide, la position du chambellan est allée grandissant : « les chambellans étaient sur le point de devenir les véritables maîtres de l’Etat, à un moment où l’autorité du calife faiblissait de jour en jour, mais ils ne disposaient pas des mêmes ressources financières que les gouverneurs de province et ils durent s’effacer devant ces derniers ». (Sourdel ibid)

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Cet inventaire repose sur un nombre de disciplines qui couvrent des

domaines très hétérogènes. On a ici affaire à une évocation détaillée de

savoirs pratiqués au IVème /Xème siècle qui rappelle la technique de

classification des sciences pratiquée par un Fârâbî dans les Mafâtî™ al ìUlûm

mais aussi un Tawhîdî.88 Dans la description de Miskawayh, il n’ y a pas à

proprement parler de classification au sens où l’entendrait un Fârâbi ou un

Tawhîdî. Ce dernier, dans son Epître sur les Sciences, al Risâla fi-l-‘ulûm,

propose une hiérarchisation des sciences, analysée par M.Meftah, dans son

ouvrage al Ta—âbuh wa-l-’I¨tilâf sous la forme d’un tableau dans lequel on

peut distinguer une répartition en sciences exogènes ìulûm òa¨îla89, en

sciences religieuses ìulûm —arìiyya, et en sciences linguistiques, ìulûm

lu®awiyya. (Meftah 1996 p 72). Meftah explique que cette classification est

hiérarchisée par Abû ©ayyân autour de la notion de soufisme ta”awwuf . Pour

Meftah, elle tient lieu, chez Abû Hayyân, d’éthique ìilm al a¨lâk, laquelle

n’est pas mentionnée comme telle car '' intégrée à la philosophie et aux

sciences exogènes ''.

Bien qu’elle n’ait pas l’organisation d’une classification, la présentation

de multiples sciences dont Miskawayh fait état dans le Ta¶ârib al Umam

n’est pas arbitraire. On peut d’abord noter qu’elle se réfère à la fois à un

savoir général et spécialisé. Miskawayh mentionne, par exemple, '' les

exégètes, les théologiens, les traditionnistes et les généalogistes ''. Ce dernier

terme, dans le contexte, désigne celui dont la fonction est de relier les propos

du Prophète à leurs transmetteurs en établissant, selon l’expression consacrée,

la chaîne des ''garants '' silsilat al isnâd. Dans ce contexte théologique,

Miskawayh aborde des domaines de spécialisation, une démarche de

88

Dans cette description de ma¶lis, on n’a pas à proprement parler affaire à un classement de sciences organisé, on reste dans l’énumération, mais le procédé est en germe. 89

Point important,Taw™îdî, s’il reconnaît l’existence de sciences exogènes, ne les distingue pas des sciences endogènes parce que, pour lui, toutes deux procédent d’une même source (Meftah, 1996, p.71).

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spécification est visible qui témoigne d’une relation au savoir

progressivement spécialisée et ramifiée. Dans une moindre mesure, cette

démarche est mise en œuvre dans l’évocation des savoirs qui suit :

Miskawayh parle des '' poètes, grammairiens '' et '' spécialistes de la

prosodie ''. On note qu’il n’évoque pas la prose en tant que telle. On peut

s’interroger sur la raison de cette absence car elle met en perspective une des

grandes questions abordées par Tawhîdî.

5. La place des disciplines du discours

dans le Imtâìììì

5.1 La prose : une

discipline qui

s’affirme

Le rapport aux disciplines du discours -la prose et la poésie- ne se

définit pas encore, sur le plan de la pensée, sous une forme semblable aux

démarches théoriques des grammairiens et lexicographes sur le

langage présentes à cette époque et apparues antérieurement. Dans le registre

de la création, la consécration de la poésie est un fait avéré dont témoigne son

passé : de la poésie antéislamique et des premiers temps de l’islam,

structurant les relations tribales, notamment par l’intermédiaire de la joute

poétique, à l’ascension sociale du poète de cour sous l’administration califale,

en passant par la constitution de la poésie en un objet soumis au crible du

discours critique, cette discipline a trouvé les voies de son affirmation. Ce

n’est pas le cas de la prose. Certes, la prose commence à s’affirmer en tant

qu’espace où peuvent s’exprimer des idées, revendications ou critiques,

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comme en témoigne de façon exemplaire l’œuvre de •â™iÂ. Au

IIème/VIIIème siècle, ce prosateur donne la mesure d’une capacité à manier

les registres variés de la prose, capacité que l’on retrouve dans le recours à

l’anecdote pour dénoncer les travers de la société chez un •â™iz

s’interrogeant sur le discours des avares90, présente aussi, par exemple, dans

l’éloge fait au livre, au Kitâb, en ouverture du Kitâb al ©ayawân. La réflexion

sur l’expression –en particulier sous l’angle de la paire mot/sens laf / maìnâ-

s’applique à tout type de discours, spécialement au discours en prose, où l’on

exprime des positions –comme le font les locuteurs du Kitâb al Imtâ ‘.

Incontestablement, •âhiÂ, qui ouvre la voie à une réflexion sur le statut et la

fonction de la prose, est un modèle aux yeux de Tawhîdî. Si la fonction

sociale de la poésie a été clairement établie, le statut de la prose se met

progressivement en place, et l’écriture de Tawhîdî vient prendre le relais

d’une voie tracée par la prose épistolaire –comme celle du secrétaire ìAbd al

Hamîd ibn Yahya al-Kâtib s’adressant à ses congénères91 puis celle de •âhiÂ.

Gâhiz est l’ exemple d’un prosateur ayant su construire une thématique

cohérente et variée à l’intérieur d’un registre dont les voies commencent à

peine, à son époque, à être explorées : la notion de bayân pose la question de

l’expression sous un angle double : elle interroge la façon d’exposer

clairement des idées, mais elle insiste également sur le fait que les :

'' significations (maì â nî) présentes dans les cœurs ''92 (muta¨allija fi ”udûr al-nâs)

'' (Bayân I p. 75)

90

Cf les articles de J.Dichy sur la question, notamment ''Les paralogismes qui font rire : les lieux communs des Avares de •â™i '' 91

il n’est pas innocent, non plus, que Tawhîdî, présentant son modèle d’adîb, relaie aussi la réflexion sur la formation du kâtib. 92

Lieu des sentiments et de la pensée

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sont à partager, d’où la notion, fondamentale pour une réflexion sur le

discours, de communication. Dans les Nuits du Imtâ ‘ consacrées aux

questions de langage, Abû Hayyân se fonde, même sans une réflexion

théorique aboutie, sur ce présupposé qui préside, par exemple, à une

comparaison des mérites respectifs de la prose et de la poésie et un inventaire

de différents types de rhétoriques qui relient l’expression et la signification.93

En abordant la question du naÂm et du na◊r, il fait émerger la notion de

discipline du discours, analyse des modes d’argumentation, applique l’idée de

modèle (wazn) à la prose et la poésie et commence à inscrire la question du

sens en réfléchissant sur le discours.

Dans le passage du Tajârib al ìUmam concernant le ma¶lis de ‘Adud al

Dawla, Miskawayh parle de la présence des juristes (fuqahâî), des

théologiens (mutakallimûn), des traditionnistes (mu™addi◊ûn), qui sont

évoqués en même temps que les poètes (suìarâî), les grammairiens

(na™wiyyûn), et les spécialistes de la prosodie (ìarûñiyyûn). La réflexion sur

le langage demeure en effet dans le cadre qui est le sien depuis son apparition,

la relation entre langage et sciences religieuses.

5.2 vers une

interrogation

'' philosophique '' sur

le langage

En évoquant les disciplines sous un angle spécialisé dans la description

du ma¶lis qui a précédé, Miskawayh a pressenti que l’on s’achemine vers un

93

Ce lien sous-tend la distinction opérée entre des rhétoriques relevant des disciplines du discours —iìr/ na◊r, de modes d’expression, comme la rhétorique de l’apophtegme balâ®at al ma◊al, et une rhétorique de l’interprétation balâ®at al taîwîl, qui pose directement la question de la signification.

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cadre de réflexion '' profane ''. Un Tawhîdî, par exemple, va interroger des

faits de langage comme l’expression, la communication, pour eux–mêmes,

condition préalable à une interrogation sur leurs fonctions. Un des principaux

locuteurs du Kitâb al Imtâì, le philosophe Abû Sulaymân al-Mantiqî, par

lequel Tawhîdî sera particulièrement influencé, parle de la nécessité de

discourir sur le langage, opération difficile, mais incontournable : il fait

usage, dans la 25ème Nuit, d'une formule très novatrice : al kalâm ìala-l-

kalâm, le langage sur le langage. (II 131)

On situe l’apparition du Ta¶ârib al îUmam entre 295 et 364 (Arkoun

Humanisme p 36) donc un peu avant celle des Muqâbasât ( entre 360 et 390)

et du Kitâb al Imtâ ‘ ( vers 370), et un peu après les ouvrages de Fârâbi (né en

257, mort en 339). Dans quelles mesures peut-on parler d’une évolution

progressive dans la fonction des disciplines du langage, d’abord destinées à

l’élaboration de sciences religieuses, ensuite objet d’ une démarche qui

pourrait ressembler à une philosophie du langage ? L’examen de cette

question peut partir de l’intérêt porté par les penseurs de cette période à

l’étude du discours notions de ¨a’âba, art oratoire et de balâ®a, rhétorique.

5.3 ¨̈̈̈a’’’’âba et balâ®®®®a : deux

notions clés

On retrouve le premier terme chez Fârâbî qui, cherchant à définir des

notions dans des champs disciplinaires précis94, écrit, sous le titre de Kitâb al

´a’âba95, un commentaire de la Rhétorique d’Aristote ; quant au langage des

Muqâbasât, il commence, de façon particulièrement significative, à devenir 94

Dans le Kitâb al ™urûf, certaines notions comme par exemple l’essence ¶awhar, sont définies deux fois, par rapport au sens qu’elles ont pour le public al ¶umhur, et par rapport à celui qu’elles ont en philosophie fi-l-falsafa. (©urûf p.100) 95

¨a’âba est le nom arabe de la Rhétorique d’Aristote

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celui de la définition : par exemple, Abû Sulaymân, en réponse à une

demande de Tawhîdî, tente de définir la balâ®a :

'' -Je demandai à Abû Sulaymân : qu’est-ce que la rhétorique ?

Je souhaiterais entendre un propos sur la méthode (nahj) suivie

par cette élite [des rhétoriciens] (…)

- La rhétorique, c’est signifier avec vraisemblance (al sidq fi-l-

ma‘ânî) par l’agencement des noms, des verbes, et des particules, en

usant de la langue à bon escient, adoptant la cohérence et la

ressemblance, en refusant la contrainte (rafñ al istikrâh) et en évitant les

déviations (taìassuf) ''. (Muqâbasa 88 p 327)

Ce passage, dont la structure l’apparente à une forme de définition,

inclut celle-ci dans la discussion des savants. Ici, il s’agit de se pencher sur la

question fondamentale du discours. Elle est fondamentale avant tout parce

qu’elle fait s’interroger le langage sur lui-même, on n’étudie pas seulement le

fonctionnement de la langue pour appliquer un modèle de correction, mais

pour déterminer des types de discours.96

¨a’âba, balâ®a comme ritôrikâ ont été traduits en français par rhétorique.

Les traducteurs d’Aristote ont gardé le terme de la langue d’origine, alors que

« les philosophes, lorsqu’ils ont traduit et glosé l’ouvrage », l’ont appelé

¨a’âba (Samoud 1998 p.12). Ainsi du Kitâb al ´a’âba de Farâbî, glose de la

Rhétorique d’Aristote. Ainsi d’Abû Sulaymân, qui cite l’ouvrage d’Aristote

dans la Muqâbasa 8897. Or, comme le rappelle H.Sammoud, le champ

sémantiques des deux termes n’est pas le même :

96

L’idée n’est pas nouvelle, un Gâhiz l’a exposée dans son Bayân , ce qui est notable, c’est que l’intérêt pour la question du discours devient une préoccupation de la réflexion intellectuelle commune des savants. 97

« (…) liî anna (…) hâòîhi al ’â’ifa lahum kitâb al ¨a’âba fi ìarñ kutub al faylasûf », parmi les ouvrages du Philosophe (i.e Aristote) cette élite (i.e ceux qui s’adonnent à la rhétorique), possèdent le Kitâb al Hatâba (i.e la Rhétorique.) (Muqâbasât p 327)

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'' le champ sémantique du terme occidental ne correspond [pas] au champ constitué

par la balâga dans la tradition arabe, pourtant on est contraint, à tort ou à raison, de

traduire en français les deux mots de façon identique.'' (Samoud 98 p12).

balâ®a et ¨a’âba couvrent des champs sémantiques différents, le premier

se définit comme :

« un art qui repose sur la production d’énoncés dans le domaine du vraisemblable et

des différends qui sont objets de débat c’est à dire une relation entre deux partis construite

sur la langue et le discours dans laquelle l’un des partis essaie d’influencer le parti adverse

en orientant ses actions, en affirmant une croyance (…) ou en la fabriquant de toutes

pièces ». (Sammoud 1998 p 11)

Ainsi, la balâ®a ne fait pas intervenir le discours en tant qu’acte de

communication dans sa définition, elle n’inclut pas une relation entre

locuteurs, elle intervient dans le seul champ sémantique de l’expression :

lorsqu’ Abû Sulaymân parle de balâ®a, en distinguant différentes balâ®at dans

la 25ème Nuit98 son propos porte sur la facture du discours : les notions

d’agencement iîtilâf, de ressemblance mu—âkala et de cohérence muwâîama

font porter la réflexion sur les unités du discours en tant qu’elles entretiennent

des relations d’interdépendance, c’est un début de réflexion sur la structure.

La notion de balâ®a peut renvoyer, comme le mentionne Von Grunebaum dans

l’Encyclopédie de l’Islam, à l’ « habileté dans l’improvisation », mais si l’on

se réfère, comme il l’indique ensuite, « à l’orateur ha’îb pour définir le balîg »,

il y a alors une différence importante entre les notions de balâ®a et de ¨a’âba

98

« Il y a différentes espèces de rhétoriques al balâ®atu ñurûb, déclare Abû Sulaymân dans la 25ème Nuit : parmi elles, il y a la rhétorique de la poésie balâ®at al —iì r, la rhétorique oratoire balâ®at al ¨atâba, la rhétorique de la prose balâ®at al na◊r, la rhétorique de l’apophtegme balâ®at al ma◊al, la rhétorique de la raison balâ®at al ìaql, la rhétorique de l’improvisation balâ®at al badîha, la rhétorique de l’interprétation balâ®at al taîwîl » (II 141). Pour l’analyse détaillée de cette conception de la rhétorique, voir également notre chapitre 4.

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qui consiste dans le fait que la ¨a’âba prend en compte le fait de s’adresser à

quelqu’un dans un discours, alors que la balâ®a s’interroge sur la qualité du

discours en soi. Le Lisân al ‘arab, qui ne donne pas une définition de la

notion de balâ®a mais plutôt une expansion tautologique insiste néanmoins sur

ce dernier point :

« al balâ®a al fa”âha, l’éloquence : c’est le bien dire. »

A l’entrée fa”îh, le Lisân est un peu plus précis :

« kalâm fa”îh ’ayy balî® un discours éloquent, c’est à dire qui atteint sa

cible. »

¨a’âba n’est pas cité. On voit ainsi comment peu à peu la question du

langage a inclus à la réflexion sur le fonctionnement de la langue une étude du

discours.

5.4 ''Pensée'' du

langage, ''pensée'' du

discours

Lorsque Miskawayh a mentionné les « poètes, grammairiens,

spécialistes de la prosodie », dans sa description du majlis de ‘Añud al-

Dawla, il n’a mentionné en fait qu’un aspect de la question du langage, celui

de la pratique du langage, il faut désormais lui adjoindre celui de la mise en

place d’une pensée du langage. En effet, la réflexion sur le langage au

IVème/Xème siècle intègre la réflexion qui a précédé le IVème/Xème siècle,

le discours technique d’un Fârâbî ou l’analyse d’un Abû Sulaymân

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s’inscrivent dans une étape charnière qui nous permet de cerner deux grand

moments chez les penseurs arabo-musulmans médiévaux. Le premier moment

a consisté dans la systématisation des grammairiens qui se sont

principalement basés sur les cadres traditionnels de l’analyse linguistique :

lexical, morphologique, phonologique, syntaxique, et l’on peut dire que, de

ces axes d’analyse, c’est la syntaxe qui assure la transition entre un premier

niveau, celui de la phrase et un second niveau : celui du discours au sens où le

langage ne désigne pas seulement un ensemble de règles qui codifient un

usage, mais aussi l’expression d’une pensée. A ce titre, il est important de

souligner, dans la réflexion sur le discours d’Abû ©ayyân, la présence des

termes-clés de ta’lîf (II 132, 141) ra”f (II 132) tartîb (II 142).99 Cette période

nous semble une période charnière car au IV/Xème siècle, sont à la fois

présents des théoriciens de la langue et des penseurs qui, prolongeant une

réflexion philosophique commencée au IIème/VIIIème siècle avec al-Kindî, y

intègrent la question du langage. La transition se fait dans la différence de

démarches que nous souhaiterions approfondir maintenant pour essayer de

montrer comment au sein même d’un souci technique destiné à décrire et

expliquer l’organisation de la langue, on en vient à s’interroger sur la question

du langage.

6. Des observations annonciatrices d’une

réflexion sur le discours

99

« La supériorité entre ceux qui manient l’expression claire en poésie et en prose se situe dans ce composé que l’on appelle agencement taîlîf et pavement ra”f » (II 132) « Dans la rhétorique de la prose, il faut que le mot soit disponible mutanâwal, la signification, connue mashûr, (…), l’agencement taîlîf facile » (II 141) « Quant à la signification maìnâ, elle est représentable par une organisation adéquate yutalaqqâ bi-l-wahm li ™usn al tartîb » (II 142)

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Chez les savants linguistes du IVème/Xème siècle, plusieurs démarches

se côtoient et font ressortir cette transition, évoquée plus haut, d’ une

approche technique vers une approche philosophique du langage.

La démarche d’Ibn •innî, par exemple, nous semble partagée entre

l’étude des phénomènes de langue, et des notations qui se rapprochent d’une

réflexion philosophique –au sens d’une interrogation sur le langage comme

objet de discours. Ainsi, parallélement à des analyses morpho–phonologiques

sur la dérivation i—tiqâq, les conditionnements phonétiques, les mutations qalb,

thèmes relevant d’une analyse linguistique technique dont ibn Jinnî donne de

nombreux autres exemples, les propos de ce grammairien prennent aussi en

compte le langage comme objet de communication. Dans les ´a”â’is, il

insiste sur le rôle de la signification comme lien entre les phénomènes

phonético-syntaxiques et le discours, par exemple, dans l’analyse de la cause

‘illa des statuts grammaticaux du sujet et du complément :

« Ne vois-tu pas que si le sujet demeure au cas sujet et le

complément au cas direct, c’est pour distinguer le sujet du complément,

cette différence est une différence de sens à laquelle le mot a été ajusté

(u”liha-l-lafÂu lahu) . » (Hasâ’is, p. 151)

Ici est dit que les règles grammaticales, comme par exemple la flexion

casuelle, ont une valeur signifiante puisqu’elles indiquent que le mot, à côté

de sa propre signification, reçoit une seconde signification qui lui est attribuée

par sa position dans la phrase. La relation mot-signification est ainsi

envisagée à l’intérieur d’une analyse grammaticale, et pas encore d’une

analyse du discours, mais pourtant, en abordant la question de la signification,

on la suggère. Mais en d’autres endroits des Ha”â’is chez ibn Jinnî, la question

du discours est tout à fait explicite :

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« Lorsque les mots [des Arabes] indiquèrent des significations (kânat

ìunwâna maìânîha) par lesquelles ils exprimaient leurs objectifs

(a®râñuhâ) et leurs buts (marâmîhâ), ils les ajustèrent (a”la™ûhâ), les

organisèrent (rattabûhâ) et les embellirent à un degré extrême (bâla®û fî

ta™bîrihâ wa ta™sînihâ) pour que cela ait plus de poids à l’oreille (awqa ì

fi-l-samì) et qu’ils soient plus à même de signifier le vouloir dire (aòhab

bihâ fi-l-dalâla ìalâ-l-qa”d) » (Hasâ’is I, p. 216)

Déjà présentes chez Sibawayh, relayées par Gâhiz, les notions de but,

d’intention, de vouloir dire se diffusent chez Tawhîdî puis chez ceux qui lui

succéderont, comme un Gurgânî deux siècles plus tard, cela montre que l’on

ne peut faire l’économie de la communication dans la langue, et donc de

l’étude de la dimension interactive du discours entre des locuteurs et des

récepteurs, qui mettent en jeu le fahm et le ifhâm, le ''comprendre'' et le ''faire

comprendre'' pour reprendre les termes utilisés par Gâhiz, en d’autres termes,

le procès signifiant dans sa double fonction d’endocage et de décodage qui

suppose une circulation du sens entre locuteurs. On voit que la question de la

communication a très tôt été au centre des préoccupations des théoriciens de

la langue, notamment lorsqu’il se sont penchés sur le problème de

l’autonomie de l’homme instrumentant le langage, à travers le fameux débat

sur l’origine de la langue.

6.1 Le débat sur

l’autonomie de

l’homme dans la

maîtrise du langage

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- 106 -

Nous ne prétendons naturellement pas traiter exhaustivement dans cette

présentation d’un débat beaucoup trop crucial pout faire l’objet de quelques

lignes d’analyse. Nous pensons qu’il faut malgré tout en rappeler les grandes

lignes car nous pensons que la réflexion sur le langage chez Tawhîdî

présuppose, au moins implicitement un positionnement sur la question de la

conventionalité de la langue ou de sa nature divine En effet, le propos d’Abû

Sulaymân qui introduit la 25ème Nuit semble présupposer que, chez Tawhîdî,

le débat est tranché en faveur du caractère conventionnel de la langue :

« Le langage (kalâm), a dit notre maître Abû Sulaymân, émane,

en premier lieu, soit de la spontanéité immédiate, soit du travail réflexif

(kad al rawiyya).100 Il se peut aussi qu’il soit un composé (murakkab)

dans lequel prédomin en puissance, soit l'un, soit l’autre » (II 132)

Le '' travail réflexif '', intégré ici à la pratique du langage, implique une

réflexion sur la création qui présuppose une parole propre de l’homme.

Un des débats les plus importants auxquels ont été confrontés les

représentants de la Tradition grammaticale arabe, qui ont tenté d’intégrer la

réflexion théorique sur le langage dans leur démarche, est en effet l’

interrogation sur le tawqîf et l’is’ilâ™, c’est à dire sur le conventionnalisme de

la langue, thèse pour laquelle Dieu aurait délégué à l’homme la capacité d’en

faire usage, ou au contraire sur le fait que la langue relève d’un décrêt divin,

toute pratique du langage se résumant alors à un usage de la mémoire chargé

de convoquer des unités linguistiques préexistantes. La discussion s’est

engagée à partir du verset : « [Dieu] enseigna à Adam tous les noms ». Dans

100

Le couple badîha / rawiyya fonctionne en opposition ; il indique, d’une part, "l'action de se présenter en premier lieu à l'esprit", et, de l'autre,"l'examen attentif d’une chose, la réflexion, qui est suivie de ‘azîma :décision, résolution".(Cf Kazimirski).Le Lisân al Arab donne, pour rawiyya, les significations suivantes "al rawiyya fi -l- îamr, an tanÂur wa lâ taì¶al ", "la circonspection dans tel ou tel fait, c’est observer sans se précipiter"et "al rawiyya, "al tafakkur fi-l-îamr", réfléchir à répétiton, d’où notre proposition "travail réflexif"pour "kadd al rawiyya".

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le cas d’une langue relevant d’un arrêt divin, le verset serait compris comme

« signifiant que Dieu a donné à Adam la capacité de nomination, c’est à dire

la capacité d’une parole propre »101. Pour Ibn Fâris, c’est cette interprétation

qui prévaut, “uyû’î rapporte, à cet effet, dans le Muzhir que :

« Abû-l-Husayn Ahmad ibn Fâris a dit dans le fiqh al lu®a :

-« Sache que la langue des Arabes relève d’un arrêt [divin] tawqîf,

comme l’indique cette parole de Dieu le Très Haut : “ Il a enseigné à

Adam tous les noms”. Ibn Abbâs disait : Il lui a enseigné tous les noms,

ces noms sont ceux que les gens reconnaissent mutuellement

(yataìârafuhâ al nâs) comme bête (dâbba), sol (îarñ), plaine (sahl),

montagne (¶abal), chameau (¶amal), âne (™imâr), il en est de même pour

tous les peuples (wa a—bâhu òâlika mina-l-îumam wa ®ayrihâ) » (Muzhir

I p 8)

Sur la même question, Ibn •innî est plus nuancé, pour lui, le

conventionalisme est justifiable dès lors qu’il vient de Dieu. Dans le Muzhir,

Suyûtî rapporte la position d’Ibn •innî puis conclut par son propre point de

vue sur la question :

« Ibn Jinnî a dit dans les ´a”âî ”s –or lui et son maître Abû ‘Alî

al fârisî étaient mu ‘tazilites102- [dans le chapitre concernant] le propos

sur l’origine de la langue, a-t-elle été inspirée [par Dieu] ou est-elle une

convention ? Les théoriciens de l’origine de la langue pensent qu’elle est

institution et convention (tawâñuì wa i”’ilâ™), et non révélation et arrêt

(lâ wa™y wa tawqîf) mais Abû ‘Alî m’a dit un jour : « elle vient de

101

A.Roman Entre la langue et Dieu 102

la précision est importante car la question de la responsabilité de l’homme traverse la doctrine des muìtazilites : les principales thèses de ce mouvement, comme le refus de la doctrine de la prédestination, le dogme du Coran créé, le principe que tout qualificatif a une cause, ne s’accomodent pas facilement avec l’idée d’un absence de participation de l’homme à la nomination. (voir l’article muìtazila de Gimaret dans E.I 2ème édition.)

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- 108 -

Dieu ». Et il se référa à la parole de Dieu : « il enseigna à Adam tous les

noms » : cela n’est pas un objet de divergence. En effet, une

interprétation possible du verset est « il a donné la capacité à Adam de

les instituer », or cette signification ne peut venir que de Dieu –qu’il soit

exalté. (…) Cela est également le point de vue d’Abû-l-Hasan qui n’a pas

prohibé le propos de celui qui dit que la langue est une convention

émanant de lui [Adam]. » (Muzhir p10)

L’idée que « Dieu a donné à Adam la capacité d’instituer [les noms]

s’intègre dans une conception conventionaliste du langage qui rend

possible la création. Dans le Kitâb al Imtâ' il n’est nulle part fait état

d’un langage révélé. Le positionnement en faveur d’une

conventionalité de la langue semble avoir la force d’une thèse

défendue par Abû Hayyân, car il déclare que :

« La langue [lisân] est composée du mot, qui relève du lexique (al laf al

lu®awiy) (…) de l’agencement qui relève de l’art (al ta’lîf al-”inâ ‘iyy),

de l’usage conventionnel al’isti ‘mâl al is’ilâhî » (Imtâ ‘ I, 9)

Cet exemple témoigne, chez les intellectuels de l’époque de Tawhîdî,

d’une tendance réflexive qui ajoute à une analyse des mécanismes de la

langue une interrogation à tendance philosophique dans laquelle on pose en

définitive des questions à teneur existentielle, comme la place de l’homme par

rapport au langage –et plus largement, à la culture, et l’utilité directe, pour

l’homme, des disciplines du savoir. Or tel est bien l’état d’esprit qui préside

aux discussions présentes dans le Kitâb al Imtâ ‘.

Tawhîdî intervient sur la question du langage dans un contexte où la

réflexion des grammairiens sur la langue- dans le sens d’interrogations, voire

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- 109 -

de questionnements théologiques- donne lieu à un examen des problématiques

du discours.

6.2 L’exemple de la

poésie et des poètes

Dans son évocation des participants réguliers au ma¶lis de ‘Aduñ al-

Dawla que nous décrivions plus haut, Miskawayh a cité les '' poètes ,

grammairiens et spécialistes de la prosodie '', on a un regroupement

thématique global de disciplines du langage, puis un regroupement de ces

disciplines en branches spécialisées. Le degré de spécialisation du savoir

envisage deux pôles : le pôle pratique, constitué par les poètes, dont la

fonction est, par définition, de pratiquer leur art, et un pôle théorique constitué

des grammairiens d’une part, et des spécialistes de la prosodie de l’autre ; ce

pôle correspond à la mise en place de codifications, des règles grammaticales

et des règles de prosodie. Mais cette mention des poètes et des spécialistes de

la prosodie permet aussi d’établir un autre regroupement. On a ici une mise en

relation du versant pratique et du versant théorique d’une même discipline ;

les poètes et les spécialistes de prosodie. Un problématique conjointe ,

soulevée également par Abû ©ayyân, a trait à ce que l’on pourrait appeler le

rapport chronologique de la prose et de la prosodie, Abû ©ayyân demandera,

par l’intermédiaire de l’un des locuteurs de la 25ème Nuit, qui de la prose ou de

la prosodie a précédé l’autre :

« A ceux qui déclarent –a dit Abû ‘Abid al Karhiyy Sâlih ibn

‘Aliyy- que la poésie est antérieure à la prosodie (ìarûñ) puisqu’elle

relève du goût (òawq), lequel relève lui-même de la nature, on répondra :

le goût, même s’il relève de la nature, est servi par la pensée (ma¨dûm al

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- 110 -

fikr), et la pensée est la clé des oeuvres humaines (miftâh al ”anâîiì al

ba—ariyya), de façon semblable, l’inspiration met à son service la pensée,

et l’inspiration est la clé des choses divines (miftâ™ al îumûr al

ilâhiyya) » (II 134)

Il engagera ainsi une quête de l’identité du poète, en tentant de répondre

à cette question : est-on poète dès lors que l’on donne libre cours à

l’inspiration pour pratiquer son art. Autrement dit, la poésie -qui est une

praxis- est-elle une praxis codifiable ? Le travail du poète semble ici d’abord

envisagé du point de vue pratique, mais le poète est autant compositeur

qu’exécutant, Tawhîdî réfute donc l’idée exposée ici que les poètes n’auraient

pas besoin de métrique pour mesurer et agencer la poésie. Tawhîdî n’ignore

pourtant pas que le poète peut légitimement revendiquer une inspiration hors

des cadres définis par une codification théorique. Mais Abû Hayyân fait à la

fois la part du poète né, le poète ma’bûì de la tradition103, celui qui illustre ses

dons par une spontanéité dans la création hors des schémas d’une élaboration

codifiée, et la part de l’activité réflexive, normatrice et rectrice, qui fait du

discours le résultat d’une maturation. Certes, dans l’article de la revue Fu”ûl

consacré à Abû Hayyân, Issam Bahâ note que la notion d’improvisation

badîha :

« peut, dans les propos d’Abû Sulaymân, être rapprochée de

nombreuses autres notions répandues dans la critique arabe ancienne, la

plus importante et la plus utilisée serait peut-être la notion de disposition

(tab ‘). Or la disposition signifie littéralement la nature , l’inné à partir

duquel a été créé l’homme-individu. Dans les emplois des critiques, le

’ab ‘ signifie une disponibilité personnelle chez l’homme de lettres

103

Dans le numéro de Fu”ûl consacré à Tawhidi A. Bahansa rapproche, par exemple, la notion de spontanéité, badîha qui, pour Abû Sulaymân, fait partie de tout langage, du ’abì, c’est à dire de la disposition innée.

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- 111 -

(adîb) : scribe (kâtib), poète (—â‘ir), orateur (¨a’îb), qui ne nécessite ni

méditation ni réflexion , lesquelles, au contraire, lui causeraient du

dommage. » (Fu”ûl 184)

mais grande est l’insistance sur ce que la création doit à

la conformation de l’esprit à une discipline, car seule la norme

peut accorder le discours aux circonstances du dire -Gâhiz n’a-

t-il point dit que l’on ne s’adresse pas à la masse comme à

l’élite, ou à la femme libre comme à une esclave- seule la

norme, encore, peut déterminer des formes de discours :

harangue, décrets officiels, apophtegme, exégèse, discours

amoureux, tous, dans la diversité de leurs fonctions, ne laissent

pas de répondre de la nécessité d’une architecture qui en

définit et la forme et le contenu.

6.3 La part de

l’inspiration et de la

réflexion dans la

création

Cette problématique est centrale dans la réflexion d’Abû Hayyân. En

faisant intervenir deux notions clés dans sa démarche : celles, difficiles à

traduire du fait de l’ampleur de la charge sémantique qu’elles comportent, de

rawiyya et de badîha, il pose la question de la part de l’inspiration et de la

réflexion dans la création. Pour lui, l’improvisation, que l’on peut retrouver

dans la figure du poète inné, n’est pas seule à intervenir dans l’acte créateur.

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- 112 -

L’effort réflexif de l’intelligence kadd al rawiyya104 est aussi valorisé. Cela

est important car une conception du langage se met ainsi en place selon deux

axes : une démarche réflexive, qui correspond au discours sur le langage et

l’axe de la création, de la composition. Improvisation, spontanéité créatrice,

prédisposition de l’intelligence, la badîha situe la création dans la sphère de

l’inspiration, hors d'un processus codifiant le rapport à l’oeuvre. La rawiyya ,

qui renvoie à l’effort, au travail de la pensée qui préside à l’acquisition d’une

techné, situe la création du côté d’une progression intellectuelle et de

l’assimilation de connaissances techniques indispensables à la réalisation de

son objet.

La mention du poète et de celui qui doit établir les règles de la

prosodie, c’est à dire à la fois s’occuper d’établir des mètres, de penser le

rythme du poème, donc d’en donner une vision théorique , ouvre la voie à un

questionnement que Tawhîdî va approfondir dans le Kitâb al Imta ‘ et que

nous analyserons dans une étude détaillée des Nuits consacrées aux questions

de langage : de l’inspiration ou de l’effort dû à un travail suivi et gradué,

lequel occupe la place la plus importante dans l’acte créateur ? Cette

problématique sous-tend le lien établi entre la poésie et la prosodie, et, plus

largement, entre l’aspect théorique et l’aspect pratique dans la création, une

des problématiques d’une réflexion qui, dans une certaine mesure, constitue

un élément précurseur à l’élaboration d’une pensée.

104

Pour la traduction de rawiyya, Michel Allard propose dans son étude de l’Epître des Définitions de Kindî (Risâla fî ™udûd al ’a—yâ’ wa rusûmihâ )le terme délibération, mais le contexte de Tawhîdî est autre ; Kindî définit la rawiyya comme « l’inclination [qui fait choisir] entre les suggestions qui se présentent à l’âme » ( al îimâla bayna ¨awâ’ir al nafs), Taw™îdî, dans l’expression kadd al rawiyya, en reste au niveau réflexif.

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- 113 -

7. Dans quelle mesure le IVème/Xème siècle fait-

il émerger une démarche réflexive ?

La pensée à l’époque de Taw™îdî n’est pas structurée de façon telle

qu’on puisse identifier une ''communauté de sens '', des '' liens symboliques ''

caractéristique de la sensibilité d’une époque. Tout au plus peut-on déceler

une réflexion partagée sur un certain nombre de problèmes : la place des

savoirs empruntés, le rôle des savoirs profanes, la rhétorique et le discours.

Assurément, l’époque de Tawhîdî est une époque où l’on se pose de grandes

questions sur un modèle de culture à construire. On le fait notamment en

s’interrogeant sur le langage que l’on doit mettre en oeuvre pour constituer les

savoirs : Abû Sulaymân parle de la nécessité d’un '' langage sur le langage ''

pour promouvoir le discours en prose .

7.1 Il n’y a pas de

rupture dans le

processus de réflexion

Le développement de la pensée spéculative au IVème /Xème siècle ne

correspond pas au réveil d’une léthargie profonde, pas plus qu’à une

''Renaissance des lettres'' (al Shaykh, 1983, p.22) mais plutôt à la continuité

d’une logique d’évolution par rapport à laquelle M.Arkoun utilise selon nous

de façon trop risquée la dénomination de '' rationaliste '' pour en rendre la

tonalité.(Arkoun, 1967, p.68) Il faudrait, pour donner une représentation

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- 114 -

fiable de l’évolution de la réalité105 arabo-musulmane au IVème /Xème siècle,

éviter deux écueils. Le premier est de séparer sur le plan historique deux

périodes correspondant, pour l’une, aux balbutiements de la pensée arabo-

musulmane, et pour l’autre, à sa maturité. Le second serait d’isoler un âge

mythique, dans lequel l’acteur de la société chercherait par les moyens à sa

disposition à retrouver son image, à célébrer son identité et les grands

personnages qui ont fondé sa destinée. Ce besoin n’est pas un besoin restreint

à un temps et une époque figés. Il est constant, car il naît logiquement de la

nécessité de fixer une mémoire et de donner ainsi à un peuple un système de

repères. En cela, il ne fait rien d’autre que s’inscrire dans une interaction entre

un contexte théologico-politique et une activité intellectuelle, c’est la présence

d’un donné révélé qui commande tout d’abord les pratiques des clercs.

7.2 Un découpage

temporel du fait

culturel demeure

artificiel

C’est pourquoi le découpage temporel de la réalité socioculturelle

d’une civilisation en périodes historiquement datées est une donnée

secondaire, les moments charnières de son évolution correspondent d’abord à

la dynamique de facteurs qui échappent à l’instantané d’une datation

historique. La thèse d’un dynamisme intellectuel imbriqué dans le cours de

l’histoire dépasse l’arbitraire de la périodisation en termes de siècles ; en

effet, s’il est important de repérer des étapes charnières dans le

développement d’une civilisation, il n’en faut pas moins garder à l’esprit que 105

Nous employons à dessein ce terme car nous y intégrons à la fois la pensée et la société dont les besoins respectifs, articulés les uns aux autres, entrent en interaction perpétuelle.

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- 115 -

ces dernières sont préparées par un lent processus de maturation dont rend

d’abord compte le contexte qui les fait naître.

Ainsi, la constitution d’un savoir philosophique théorisant au IVème

/Xème siècle, l’émergence d’une démarche d’abstraction correspondant à un

discours méditant des sujets variés autour de la question de l’homme, la

confrontation de cultures d’origines différentes sont produites par un contexte

spécifique créé par la coexistence de populations d’une grande diversité

culturelle vivant la difficulté de l’intégration à l’Empire, nous avons évoqué

les révoltes dans certaines régions, et la question de l’assimilation du savoir

hérité. Or, ce contexte du début du IVème /Xème siècle crée une série

d’antinomies qu’il faut dépasser : la première d’entre elles réside dans les

conflits qui opposent les sujets au Pouvoir, à travers les risques de rébellions

internes, et la menace externe que représente la présence byzantine aux portes

de l’Empire , la seconde tient aux difficultés soulevées par la coexistence des

cultures arabe et persane du fait de l’extension de l’Empire à la Perse

occidentale ; cette coexistence pose un problème qu’il faut impérativement

résoudre, celui des modalités d’une fécondation mutuelle de ces cultures106.

L’erreur consisterait –comme semble le faire Arkoun selon nous – à faire d’un

moment charnière de l’histoire des idées dans le monde arabo-musulman à cet

époque un point de rupture avec ce qui le précédait, alors qu’il s’inscrit dans

une continuité modelée par des événements historiques qui ont façonné des

cadres de pensée. En présentant le IVème/Xème siècle comme le siècle qui

marque une coupure sous prétexte que la pensée prend un tournant plus

réflexif que pendant les périodes précédentes, on ne fait autre chose que de

tomber dans le fameux reproche que Sîrâfî adresse à Mattâ de ne pas inscrire

la logique aristotélicienne dans une continuité, ce qui lui permet de ne pas

106

Pour la question grecque, le problème est résolu en considérant la logique grecque comme une discipline relevant de la culture arabe à part entière.

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- 116 -

regarder vers ce qui l’a précédé !107 Mais nous insistons également sur le fait

que nos réserves à identifier les moments tournants de l’histoire du monde

arabo-musulman à des coupures n’entre pas en contradiction avec l’idée que

certaines modalités de la pensée soient davantage activées que d’autres à

certaines périodes.

S’il est vrai qu’apparaît au IV/Xème siècle une propension pour

l’analyse, la définition, le raisonnement, il faut néanmoins garder à l’esprit

que le système de pensée arabo-musulman obéit à une cohérence propre que

risque de masquer une application des cadres de la pensée occidentale à son

mode de fonctionnement. Les récits d’une conscience mythique célébrant les

hauts faits d’une mémoire collective, l’ensemble des principes et précepts qui

constituent le credo de la relation de l’homme à Dieu, l’existence d’une

démarche fondée sur les diverses modalités du raisonnement, comme

l’inférence, l’induction, la déduction ou le syllogisme sont autant d’ éléments

qui forment une totalité insécable dans la pensée arabo-musulmane au

IVème/Xème siècle. C’est pourquoi l’expression de « mentalité mythique

primitive » ne peut être utilisée sans avoir été définie, elle pourrait

correspondre à un état de la pensée où la projection d’un imaginaire collectif

sur un ensemble de pratiques rituelles serait une caractéristique dominante.

Mais dire que la période suivante -celle de la naissance d’une réflexion

philosophique- correspondrait à une démarche analytique, relevant d’un

système philosophique identifiable, rationaliste, nous semble anachronique.

On peut dire qu’ une organisation géopolitique de l’Empire par

107

Parle moi d’un locuteur qui t’aurait tenu ces propos : « Dans la connaissance, l’examen des vérités (™aqâîiq) et leur recherche, je suis dans la situation de ceux qui se trouvaient là avant le créateur de la logique (wâñiì al man’iq), je spécule à leur manière, je réfléchis tel qu’ils l’ont fait, car je connais la langue par naissance et par héritage ; quant aux significations, je les ai passées au peigne fin par la spéculation, l’opinion, la recherche de résultats et l’effort (i¶tihâd). Que lui dirais –tu ? Lui dirais –tu que ce jugement n’est pas valide et que l’affaire ne tient pas, parce qu’ils ne connait pas les réalités (maw¶udât) de la façon dont tu les connais toi ? Tu serais peut-être heureux qu’il t’imite –même s’il est dans l’erreur – davantage qu’il ne mette en oeuvre son effort propre même s’il est dans le vrai. Ceci est stupidité manifeste et jugement vicié. » (I 116)

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- 117 -

déconcentration, des pouvoirs, des lieux de rencontre des intellectuels, des

préoccupations socioculturelles, a généré une conception fonctionnelle de la

culture, dans laquelle on a commencé à réfléchir sur la signification des

disciplines du savoir y compris celles qui ont fait l’objet d’une sacralisation

difficilement compatible avec l’examen critique. Le Kitâb al Imtâì wa-l-

Muî’ânasa donne l’exemple de la difficulté soulevée par la volonté des I¨wân

al “afâ’ de traiter la Loi Révélée sur le même plan qu’ une science, cette

démarche audacieuse surprend ceux-là même qui invitent à faire usage de la

raison.108 C’est la preuve que le mot ''raison'' ne peut être entendu au sens

moderne du terme. D’abord, parce qu’il y a un plan qui relève de la raison et

un plan qui relève du dogme. Le philosophe Abû Sulaymân le réaffirme

lorsqu’il critique le projet des I¨wân al “afâî d’associer raison et religion. La

société de penseurs incriminée à :

« pensé ce qui n’était pas, ce qui était impossible, ce qui était hors de portée (Âannû

mâ lâ yakûn wa lâ yumkin wa lâ yus’a’âì) (...) ils ont pensé qu’ils pouvaient dissimuler109

la philosophie dans la Loi Révélée et intégrer la Loi Révélée à la philosophie (’an

yañummû al sarîìa li-l-falsafa) » (I 7)

Cet exemple contribue à montrer l'inopportunité, pour décrire l’activité

intellectuelle au IVème/Xème siècle, d'employer des termes qui s'appliquent à

une analyse du rationalisme occidental au XVIIIème siècle. Certes, les

penseurs se caractérisent par un langage, par des termes et des tournures

reconnaissables, et l’on assiste à une interrogation partagée sur des problèmes

108

en particulier d’Abû Sulaymân qui, s’il fait usage du mot ‘aql à plusieurs endroits dans le Kitâb al Imtâì‘, fustige la démarche des I¨wân al “afâî (II 7) 109

Abû Sulaymân emploie le verbe dassa qui renvoie au fait de dissimuler et de cacher, pour lui, l’entreprise des I¨wân al “afâî est trompeuse, d’abord parce qu’il s’aveuglent eux-mêmes en croyant pouvoir faire entrer la loi Révélée dans la logique de la réflexion philosophique. Par la voix d’Abû Sulaymân, c’est en fait toute une culture qui s’exprime.

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- 118 -

''d’actualité '' Il y a bien une mutation, mais il s’agit de mutation dans la

démarche, non d’une mutation épistémologique, on commence à s’interroger

sur les savoirs, par l’intermédiaire de la discussion, sous la forme

d’observations, de points de vue, mais on n’est pas encore dans le domaine de

la réflexion théorique spécifique à une branche du savoir donnée.110 La

mutation à partir de laquelle a pu s’opérer une interrogation sur les savoirs

s’est essentiellement faite sur le plan générique. On peut ainsi dire, sur un

plan très général, que le IIème/VIIIème siècle est celui de la prose, et, plus

spécifiquement, de la littérature en prose, est dominé par une réflexion sur la

fonction du adab qui relève davantage de la remarque ou de la notation que

d’une théorisation, et par une réflexion sur le monde par l’intermédiaire du

récit qui fait souvent appel à l’anecdote. On peut considérer le IIIème /IXème

siècle comme une période de la réflexion technique sur la langue marquée par

l’affirmation de discipline comme la grammaire na™w ou la lexicographie

lu®a.

Au IVème/Xème siècle, tous ces questionnements sont le prétexte à des

problématiques plus larges. Par exemple, une interrogation comme celle sur la

fonction de la logique et sur la fonction de la grammaire suppose un examen

de l’état des connaissances au IVème/Xème siècle, mais aussi un

questionnement de la conception que l’on se fait du savoir à cette époque :

lorsque Sîrâfî assure qu’il n’est point besoin de la langue grecque ni de la

logique pour comprendre la langue arabe (I 113) c’est la question d’une doxa

et de ses limites critiques qui se pose. On s’interroge sur les savoirs que l’on

juge nécessaires et ceux que l’on juge inutiles. Pour ce faire, on convoque des

critères, mais il faut en mesurer le degré d’objectivité. Car Arabes et Persans,

persans arabisés, arabes d’origine perse, personnages nés en Perse très vite

110

le savant qui est sans doute le plus proche de cette démarche est Fârâbî, le Kitâb al ©urûf applique les méthodes de la logique à la langue arabe.

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- 119 -

implantés dans la partie arabe de l’Empire -c’est le cas de Taw™îdî- se

côtoient. De part et d’autre, des revendications prennent forme. Elles portent

principalement, pour les Persans, sur le désir de reconnaissance, exprimé déjà

au siècle précédent par les revendications identitaires du mouvement de

la —u ìubiyya , et, pour les Arabes, sur la préservation de la langue. Taw™îdî

s’en fera l’écho, le mot lu®a revient fréquemment dans le Kitâb al imtâ ‘. Mais

il ne faudrait pas néanmoins prendre le risque de noyer la problématique

identitaire dans le rapport difficile entretenu par les penseurs arabo-

musulmans avec la culture exogène : leur principale revendication est la

défense d’un patrimoine qui constitue le miroir dans lequel se reflète toute la

diversité de la culture de l’époque.

Il y aurait ainsi sans doute erreur à dire que c’est le contact avec la

philosophie grecque qui lance la réflexion philosophique dans le monde

arabo-musulman, si l’on prend le mot philosophique au sens large d’une

interrogation sur l’homme dans la recherche d'une vérité par le savoir. L’

étude des ''sciences étrangères '' (al ‘ulûm al òa¨îla) aux ''antécédents à la fois

grecs et iraniens '' (Arkoun p.68) était rendue nécessaire par le contexte , le

savoir grec avait commencé à pénétrer l’Empire par l’intermédiaire des

traductions, et la '' nette résurgence de l’Iran Ancien '' (Arkoun) intégrait au

sein de l’Empire arabo-musulman une nouvelle aire culturelle. La

configuration culturelle de l’Empire Abbasside, dont héritent les Buyides, a

créé de nouvelles exigences qui ont imposé l’étude d’un savoir exogène

provenant du contact avec les nouvelles populations intégrées. Mais si

l’ '' étude des sciences étrangères '' a pu effectivement se faire '' sans

limitation '', comme l’indique Arkoun, il nous semble dangereux d’affirmer

qu’elle s’est faite '' sans complexe '' (Arkoun p.68) : l’impact ''

psychologique '' que le savoir exogène -fût-il intégré – a pu exercer sur les

milieux intellectuels arabo-musulmans est certain, mais l’entreprise de

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- 120 -

négation du savoir venu d’ailleurs est aussi très présente et relève d’une

« excommunication » déclarée.

Ainsi, il est important de montrer qu’au IVème/Xème siècle, les

penseurs sont attachés à défendre l’idée qu’il existe entre les cultures qui

coexistent à cette époque une forme de gravitation autour d’un foyer central

qui est la culture arabo-musulmane. Celle-ci intègre de nouveaux savoirs en

refusant de s’en faire l’otage, c’est le sens du rapport difficile

qu’entretiendront les penseurs arabo-musulmans avec les cultures persane et

grecque. Ainsi, la réflexion sur la place de la raison dans la culture arabo-

musulmane doit ainsi nécessairement intégrer l’idée que la raison, que l’on

retrouve mentionnée dans le Kitâb al Imtâ ‘, notamment dans les passages

consacrés au langage, est une notion pensée et produite à l’intérieur de cette

culture, qui laisse apparaître une influence mu ‘tazilite certaine et donc

n’émerge pas ex abrupto de la pénétration de sciences exogènes dans

l’Empire arabo-musulman. C’est pourquoi la réflexion sur le ‘aql et l’intérêt

particulier qui lui est accordé au IVème/Xème siècle, notamment par Abû

Hayyân, ne correspond pas à la substitution d’un mode de pensée à un autre.

La présence de la notion de ‘aql dans la réflexion des penseurs de l’époque ne

constitue pas une révolution, au sens étymologique du terme. C’est pourquoi

le discours qui consiste à identifier le IVème/Xème siècle à un siècle des

lumières arabo-musulman doit être nuancé.

Parlant du contact avec les non Arabes et leurs savoirs à l’époque d’Ibn

al ìAmîd111Arkoun, par exemple, évoque l’exercice de la pensée au

IVème/Xème siècle en termes de substitution:

111

Un anti-modèle pour Tawhîdî, mais aussi l’un des responsables de la pénétration de savoirs dépassant la formation classique du adîb : « l’adab au IVème siècle s’est enrichi d’une dimension qu’il est de plus en plus difficile de négliger » dit Arkoun : « la science grecque avec toutes ses références aux traditions orientales. Voilà pourquoi (...) Ibn al ìAmîd s’est distingué dans les sciences philosophiques – logique, théosophie, mathématiques –et aussi dans (...) « la mécanique qui exige les suprêmes acquisitions de la géométrie et de la

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- 121 -

'' une mentalité rationaliste s’est à des degrés divers substituée à la mentalité

primitive (…), la primauté de la raison remplace même celle de l’Ecriture Sainte ''.

(Arkoun, 1967, p. 68)

Qu’il y ait place pour un mûrissement de la réflexion, une orientation

vers un contenu plus abstrait et une dimension plus réflexive, n’implique pas

l’annulation de la dimension hagiographique et mythique de la pensée arabo-

musulmane. Le IVème/Xème siècle marque plutôt l’apparition d’une nouvelle

dimension de la pensée qui vient en compléter d’autres.

Nous avons évoqué ce phénomène d’interaction entre le milieu et la

pensée parce que l’on peut postuler une relation d’implication entre deux

éléments qui constituent un foyers à partir duquel se formulent les exigences

intellectuelles. Nous voudrions maintenant, pour conclure ce chapitre,

montrer en quoi cette relation définit un cadre d’analyse pour la pensée au

IVème /Xème siècle, dans lequel se situe la démarche de Taw™îdî.

physique, les mouvements inconnus, le déplacement des poids lourds, la connaisance des centres de gravité... » (Miskawayh Ta¶ârib al Umam, cité par Arkoun p 67)

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- 122 -

Conclusion : Quelques réflexions sur le cadre de pensée au IVème/Xème siècle

1. L’échange oral et la

discussion

La pensée arabo-musulmane est liée à un contexte socioculturel qui

détermine une relation particulière au savoir : l’échange oral. Toujours au

coeur de la circulation du savoir à l’époque de Taw™îdî, il est un fait

primordial. Le Kitâb al Imtâì fait ressortir une conséquence directe de cette

particularité, le lien qui associe l’activité intellectuelle au pouvoir, puisque les

savoirs sont discutés lors des débats organisés par les vizirs et les savants.

C’est toute une conception de la réflexion sur la fonction du savoir qui entre

en jeu selon le critère sur lequel se fonde la discussion : le savoir est-il le lieu

d’une vérité à découvrir, ou n’est-il convoqué que pour illustrer une vérité

préétablie ? En d’autres termes, l’interrogation des sciences est-elle d’abord

soulevée d’un point de vue philosophique ou est-elle d’abord destinée à

défendre une vision du monde ? Certes, l’introduction de la notion de débat

dans les milieux intellectuels et la publicité que lui a fait obtenir un ouvrage

comme le Imtâ ‘ reflètent une évolution des modes de pensée plus

spontanément portée vers la réflexion critique, mais le cadre de la réflexion

demeure intangible. Arkoun, qui parle à notre avis un peu trop hâtivement de

« substitution » d’une mentalité à une autre, reconnaît pourtant fort bien ce

fait. Sous les dénominations de « structure mentale » et d’ « espace mental »,

Page 123: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 123 -

il identifie des schèmes de perception de la réalité culturelle, sociale et

religieuse qui fonctionnent comme des éléments intangibles :

« Les thèmes généraux de l’enseignement islamique- histoire

spirituelle de l’humanité, prophétologie, immortalité, résurrection,

obligations canoniques s’imposent (...) comme les éléments d’une

structure mentale. » note-t-il. Et d’ajouter plus loin que « l’espace mental

de l’homme médiéval est dominé par le sens du sacré, du surnaturel et du

transcendant » « Sans doute, Dieu est-il présent dans toutes les

consciences112 » (Arkoun 1982 p.64)

2. Les modes d’exercice

de la réflexion

Il ne faut pas perdre de vue en effet que des penseurs comme Tawhîdî

ou Miskawayh, déploient leur activité intellectuel à l’intérieur d’un cadre

principiel balisé. Il faut donc prendre quelques précautions avant de parler

d’un rationalisme philosophique chez des penseurs comme Taw™îdî ou

Miskawayh. Le système de pensée en vigueur dans le monde arabo-musulman

ne peut concevoir un rationalisme de type occidental puisque l’exercice de la

raison critique n’entre pas en concurrence avec l’adhésion à un système de

croyances religieux.

Ainsi, en intégrant le ‘aql à sa réflexion d’ensemble, Taw™îdî ne déroge

pas à la règle. Il rappelle dans les Muqâbasât que « la raison est le vicaire de

Dieu sur la terre » (al ‘aql ¨alîfat allah ‘alâ-l-’ard) (Mu 20 p 119) la référence est

implicitement faite au verset 30 de la Sourate II :

112

c’est nous qui soulignons.

Page 124: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 124 -

« Rappelle, quand ton Seigneur dit aux Anges, " je vais placer sur la terre un

vicaire." » (Trad R. Blachère)

La vraie question, concernant la raison, est "épistémologique", plan sur

lequel le fait que la raison soit ou non un don de Dieu est indifférent, la vraie

question est "où va-t-elle", permet-elle, par exemple, de se passer de la

révélation ? pourrait-on substituer cette raison à la révélation ? serait-ce

avantageux ? d’Abû Hayyân, comme des penseurs de son époque, la réponse

ne peut venir que de l’intérieur d’un mode de pensée constitué, c’est à dire

modelé par les prérequis de la révélation. Aussi, la position de Tawhîdî n’est

pas tranchée : complexe est, par exemple, sa position vis à vis des théologiens

dogmatiques mutakallimûn :

"Dans les considérations que cette science (al kalâm) entraîne, la partie réservée à

la raison est ténue, tandis que celle faite au livre de Dieu est considérable" ( Risâla fi-l-

ìulûm BEO XIII, p.62 trad. M. Bergé)

Quelle est la position exacte de Tawhîdî sur cette science traditionnelle

qu’est le kalâm et qui fonctionne aux côtés du droit fiqh, de la rhétorique

balâ®a, ou encore de la grammaire na™w ? le texte que nous venons de citer

se borne au constat de la part ténue de la raison dans le kalâm , ce qui n’est ni

approuvé, ni désapprouvé par Taw™îdî. La grande interrogation que l’on ne

peut manquer de soulever est celle ci : quelle place y a-t-il, chez Tawhîdî,

parallélement à l’ordre préétabli d’une vérité révélée, pour un ordre de vérité

à construire ? notre thèse, sur cette question, est la suivante : l’attitude d’Abû

Hayyân par rapport à ce problème n’est pas définitive, car dans son oeuvre on

trouve aussi bien rappelée sans ambiguïté l’origine de la raison :

Page 125: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 125 -

« La nature se suffit à elle-même (kaffat), là où elle a reçu mandat

(wilâya) de l’âme, de même, l’âme se suffit à elle-même dans les choses

où elle a reçu mandat de la raison, de même la raison se suffit à elle-

même pour les affaires sur lesquelles elle a reçu mandat de la divinité. » (

III 114)

qu’un début de position, encore implicite, sur la fonction qui doit être

celle de la raison, par exemple à travers une critique de la méthode des

théologiens, la Muqâbasa n°88 traite de ce point :

"Je demandais un jour à Abû Sulaymân :

- Quelle différence y a-t-il entre la méthode des théologiens et celle des

philosophes ?

Voici ce qu’il me répondit :

-La méthode des premiers se fonde sur le fait de comparer les mots entre eux et

les choses entre elles, soit en se servant de preuves de raison, souvent

défectueuses, soit parfois même sans apporter la moindre preuve" (Risâla fi-l-

ìulûm trad.Bergé)"

Il y a donc place pour une autre fonction de la raison, différente de

l’usage qu’en font les théologiens, mais cette fonction n’est pas précisée. Il

n’en demeure pas moins que, face aux théologiens du kalâm et de façon

parfois surprenante, Tawhîdî prend malgré tout position, comme dans la

Muqâbasa n° 35 :

"La théologie dialectique kalâm n’est tout entière que polémique, défense,

subterfuge, chimère, doute, tromperie, dissimulation, c’est une enveloppe sans contenu,

une terre sans eau, une voie non éclairée (...) le novice en la matière est un esprit faible,

celui qui est plus avancé est sceptique, celui qui se montre habile encourt l’accusation. En

résumé, son défaut est grand, et son intérêt est mince !"

Page 126: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 126 -

et, dans la Muqâbasa n ° 38, qui compare la démarche des théologiens à celle des

philosophes et condamne celle des premiers puisqu’il apparaîtra à :

« Ceux qui savent discerner (...) qui comparent les mots entre eux et les choses

entre elles en prenant pour preuve la raison de façon défectueuse, ou pire, en ne la prenant

pas pour preuve du tout (...) Ils se fondent sur ce qui se présente fugacement à l’esprit (...)

visant à faire taire l’adversaire suivant leur bon vouloir, à entretenir des chimères dont on

ne retire aucun bénéfice . »

alors que la philosophie :

« est une recherche de tout ce qui est manifeste aux regards dans l’univers, et caché

dans la raison (...) et une acquisition ferme de la vérité de cela tout entier sans que la raison

ne soit dans cette tâche troublée par la passion » (Muqâbasa n°82 p 203)

Une approche de la vérité autre que celle des théologiens semble ici

envisagée, mais elle est davantage suggérée que développée. De même, dans

la 17ème Nuit du Imtâ ‘, on retrouve ce mouvement d’ouverture à une

procédure inédite de l’examen rationnel à travers la tentative des Frères Purs

d’associer loi révélée et philosophie, et en même temps la limitation de cette

démarche par Abû Sulaymân et Tawhîdî pour qui la détermination des causes

(le "pourquoi", le "comment"), l’ hypothèse (le "si ") (I 7), sont sans objet

dans la compréhension de la Révélation.

3. On ne peut séparer une ''démarche

rationelle '' et une ''démarche

traditionnelle ''

Page 127: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 127 -

Il est certain que le savoir puise désormais à d’autres sources que les

sciences traditionnelles, et la ligne de partage entre les sciences traditionnelles

ìulûm naqliyya et les sciences rationnelles ìulûm ìaqliyya qui correspond à la

typologie classique de la classification des sciences est visible. Mais il ne

serait pas juste de partager le rapport à la culture de l’époque en deux pôles

opposés. La science ne se conçoit pas, dans le cadre de pensée arabo-

musulman, en dehors d’une vision du monde dans lequel le fait religieux est

au principe de toute activité humaine. La pensée du IVème/Xème siècle ne

saurait confronter deux modes de pensée, rationnel et traditionnel et sous-

entendre que l’émergence de l’un d’eux s’est faite au détriment du maintien

de l’autre. Ceci parce que l’introduction d’un mode de pensée rationnel

s’inscrit dans un principe contingent d’explication du réel placé sous le

contrôle du principe intangible de l’existence d’un Créateur face à un projet

d’investigation humain limité. C’est à ce titre qu’il y a place pour une

rationalité de la pensée. Rapprocher le ‘aql de Dieu revient d’une certaine

manière à attribuer des capacités illimitées à la raison ce qui élargit d’autant le

champ de l’examen du ‘aql , et de l’inventaire de ses fonctions. Confrontée à

une puissance illimitée qu’il n’a jamais fini de connaître le penseur introduit

une vérité épistémologique essentielle, l’infinitude de l’exploration cognitive

qui relève du domaine du ìaql, lui même infini. A ce titre, on peut définir

avec Arkoun une mutation qui se caractérise par une conception de la

connaissance comme une « exploration continue du réel » qui intervient

parallèlement à la connaisance traditionnelle. Cela est moins dû à une

« évolution de mentalités » qu’à l’accentuation d’une tendance : la mise en

place d’un discours technique peu à peu intégré aux propos des penseurs sur

les sciences, notamment profanes, et « nouvelles », comme la logique. Ce

thème domine l’oeuvre d’un Fârâbî qui insiste sur l’attribution par les

hommes de science d’autres significations à des termes existant par ailleurs, la

Page 128: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 128 -

mise en place par eux de termes spécifiques à une discipline donnée, ou leur

utilisation de termes non employés auparavant :

« Il importe que l’on sache –déclare Farâbî dans le Kitâb al Hurûf

– que certains termes (alfâz) de la science grammaticale utilisés dans un

sens par le commun, sont utilisés dans un autre sens par les hommes de

science. Il arrive que parmi les termes, on en trouve qui soient utilisés

suivant une signification par les gens d’un certain art, et que les gens

d’un autre art les utilisent suivant une autre signification (...) » (Alfâz § 3,

p 43 Trad Langhade)

de même déclare-t-il dans le Fu”ûl muntazaìa que :

« Parmi les termes utilisés dans chaque art, certains ne sont pas

connus par la foule de ceux qui pratiquent cette langue, mais seuls ceux

qui pratiquent cet art les utilisent, comme les termes angidâg ou awârig

dans l’art des secrétaires ; certains sont connus par la foule, si ce n’est

que ceux qui pratiquent cet art les appliquent selon un sens, et la foule

selon un autre sens, comme le terme zimâm dans l’art des secrétaires ».

(Fu”ûl, Dunlop 1955, al fa”l al îawwal, p.266, 6-267, 2 Trad Langhade)

Une des problématiques centrales de notre analyse sera ainsi de montrer

comment, dans le traitement de la question du langage chez Tawhîdî, à

l’intérieur d’un mode de pensée arabo-musulman aux contours définis, qui

antépose la révélation comme vérité immutable, s’ébauchent, non sans

difficultés, mais aussi, non sans fermeté, un cadre épistémologique et une

pensée critique, à travers lesquels on a moins intérêt à parler d’une coupure

entre les sciences traditionnelles et les sciences rationnelles, entre la Tradition

et la Modernité, entre un ''primitivisme '' et une ''époque des Lumières '', que

l'apparition, dans ce cadre même qui antépose une vérité, d'une attitude de la

Page 129: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 129 -

pensée qui commence à interroger les principales problématiques de la

réflexion philosophique que sont l'usage de la raison-intellect-entendement et

la position de l'homme par rapport à elle. Les discours présents dans le Imtâ '

répercutent la tonalité culturelle d'une époque, et présupposent le plus souvent

que le lecteur ait une connaissance des principaux enjeux des discussions qui

ont cours à cette période. Si le 'aql est autant mentionné dans le Kitâb al Imtâ

' ou dans les Muqâbasât, c'est qu'il fait partie des notions discutées

couramment dans les milieux intellectuels et, à ce titre n'a pas forcément

besoin d'être redéfini113 dans le cadre de cette oeuvre qui, il faut le rappeler,

n'est pas un traité philosophique et, à ce titre, n'a pas vocation à définir des

notions.

4. Un débat sur des disciplines élaborées

antérieurement

Si, dans le Kitâb al Imtâì Mattâ et Sîrâfî discutent sur la grammaire et

la logique, si les I¨wân al “afâî revendiquent un traitement philosophique de

la Loi Révélée, si, encore, on discoure sur la rhétorique, cela veut dire que le

débat oral sur la fonction des savoirs présuppose une élaboration antérieure de

ces savoirs. La nouveauté peut se résumer à l’apparition d’une réflexion sur

les savoirs par la discussion, mais le débat oral repose sur cet « autre aspect

du langage qui est le langage au second degré, le langage sur le langage,

science du langage » qui est essentiellement écrit. Dans le débat, on interroge

des sciences qui ont été élaborées ailleurs, c'est à dire en dehors du cadre du

débat, elles ont été, notamment, élaborées par l’écriture, et peuvent ainsi :

113

Une esquisse de définition, qui s'appuie sur l'intellect agent et l'intellect hylique d'Aristote, demeure présente dans les Muqâbasât. (Mu 83 p 320) Nous revenons sur ce point dans le second chapitre.cf le passage de Fusûl § 3 cité plus haut.

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- 130 -

« progresser en se donnant une expression précise, discutable, susceptible

d’être amendée, ce qui est la condition première de tout progrès scientifique ».

Reste à savoir, dans ces conditions, jusqu’à quel point le débat oral dans le

Kitâb al Imtâ ‘ demeure au sein d’une analyse critique visant à expliquer

pourquoi tel savoir est à privilégier sur tel autre indépendemment de tout

positionnement préconstruit. Il faut d’abord se rappeler que Tawhîdî, pas plus

qu’aucun autre penseur de l’époque, ne se situe en dehors de cette conception

fondamentale en islam pour laquelle la raison ne peut être autre qu’un don de

Dieu, et de laquelle découle l’idée que tout usage de la raison est le fait de

l’homme en tant que créature limitée comptable à son créateur des facultés

qu’Il a placées en lui. L’homme est le bénéficiaire du ìaql, non son

propriétaire, ce qui signifie que tout attitude intellectuelle qui place la raison

au cœur de sa démarche ne fait autre que l’usage d’une puissance divine à

laquelle Dieu a choisi de réserver une part à sa créature. Mais ce présupposé,

présent au cœur de toute analyse qui se revendique du ‘aql, interdit que le

penseur arabo-musulman puisse se revendiquer d’un rationalisme dont

l’homme serait le seul responsable. Constitue-t-il pour autant une entrave

dans le champ de la pensée ? C’est une conception occidentale de la fonction

de la raison dans un système de pensée donné qui pourrait le suggérer. Pour

approcher fidèlement la conception du ‘aql dans la pensée arabo-musulmane,

il faut renoncer à la tentation d’établir des parallélismes entre deux modes

d’instruction de la pensée radicalement différents. Présupposer les limites de

l’homme dans l’exercice de la raison qui lui a été confiée par Dieu ne saurait

restreindre, en milieu arabo-musulman, l’étendue de l’activité systématisante

d’une pensée philosophique. La relation de l’homme à la raison-don de Dieu

constitue le présupposé de toute analyse.

Nous avons rappelé que la conception du savoir, au IVème/Xème

siècle, est inséparable de la vision du monde qui y préside, et donc que des

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- 131 -

penseurs musulmans comme Taw™îdî ou Miskawayh opèrent à l’intérieur de

ce cadre, mais il faut aussi tenir compte de la présence dans le milieu culturel

de l’époque d’intellectuels non musulmans qui opèrent à l’intérieur de leurs

propre vision du monde. C’est à dire que ces derniers ont une autre

conception du rapport de la religion au pouvoir, des problématiques

philosophiques traitées au sein des milieux intellectuels de l’époque comme

celle du ìaql ,du mérite et de la supériorité des nations, du rapport à la culture

dite exogène Ainsi, parmi ces intellectuels, dans le Kitâb al Imtâì, figurent

notamment les intellectuels chrétiens locuteurs fréquents des Nuits : le

traducteur Ibn Zur ‘a, les célèbres prosateurs de la famille Ibn ÷awâba, le

grammairien Yahyâ ibn ìAddiy, ou encore le logicien nestorien Mattâ ibn

Yûnus. Tous ces personnages appartiennent à un espace mental différent de

celui de la majorité des locuteurs du Imtâì, le phénomène d’acculturation se

trouve vérifié au niveau des cadres de pensée, on en trouve l’expression dans

la confrontation des idées au cours des débats, par exemple dans la 8ème Nuit

où Sîrâfî, dans une critique franche de la Trinité chrétienne, reproche à Mattâ

d’affirmer que « trois et un » sont identiques.(I 125)

Définir le Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa ne peut se limiter à percevoir

cet ouvrage comme une simple encyclopédie de la culture au IVème /Xème

siècle. En se proposant d’ouvrir, à partir de l’exemple de la question du

langage, des pistes de réflexion qui visent à montrer que le discours d’Abû

©ayyân n’est pas sans obéir à une rigueur conceptuelle, un style

caractéristique et des idées novatrices, ce travail se donne pour objectif de

montrer qu’en la personne d’Abû ©ayyân, il faut sans doute préciser le

qualificatif d’intellectuel qu’on lui attribue généralement, il faut dépasser

l’imprécision de la dénomination d’homme de lettres, sans doute voir en lui

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- 132 -

plus qu’un prosateur, plus qu’un humaniste114. Ces qualifications, il les

possède toutes à la fois, car, nous espérons le montrer, nous avons avant tout,

en Tawhîdî, à faire à un penseur.

Ce chapitre en effet, en s’étant donné comme objectif d’analyser le

cadre socioculturel dans lequel se déploie la pensée d’Abû ©ayyân, se donne

aussi comme but d’essayer de repérer des orientations de la pensée de

Taw™îdî sur le langage. A partir d'un cadre culturel que nous avons tenté de

mettre en relief, nous souhaiterions montrer maintenant dans quelle mesure se

développe une pensée du langage d’Abû ©ayyân se met en place dans le

Kitâb al Imtâì , et aussi dans quelles limites.

114

Cf le titre de Bergé : « Pour un humanisme vécu : Abû Hayyân al Tawhîdî . Essai sur la personnalité morale, intellectuelle et littéraire d’un grand prosateur et humaniste arabe, engagé dans la société de l’époque bouyide, à Bagdad, Rayy et Chiraz, au IVème/ Xème siècle. »

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- 133 -

CHAPITRE 2 - Sommaire

La 7ème

Nuit du Kitâb al Imtâìììì wa-l-Muîîîîânasa : la pratique

professionnelle du discours

Introduction : la place du discours dans un domaine de compétence spécialisé 1. Le cadre de la rencontre et l’argumentation du contradicteur 1.1 L’attaque d’Ibn ìUbaid 1.2 Ce qui est vital et ce qui ne l’est pas 1.3 L’attaque ad hominem et ses conséquences 2. La thèse d’Abû ©ayyân 2.1 Discours et pouvoir 2.2 La question des statuts 2.3 D’une éthique de gouvernement à une axiologie des valeurs 3. La réfutation et les revendications de Taw™îdî 3.1 Sélection de propos d’Ibn ìUbaid 3.2 Une conception de la balâ®a 3.3 L’art de la composition de discours : le in—âî 4. Esquisse d’une réflexion globale sur la langue 4.1 L’erreur d’identifier rhétorique et ornementation 4.2 La forme ne le cède en rien au fond 4.3 L’incarnation de la norme 5. La conception du discours 5.1 La structure 5.2 La mise en place d’un protocole adéquat 6. La figure du secrétaire idéal

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- 134 -

7. Le modèle Irakien, du secrétaire modèle à l’idéal du adib 7.1 La notion de ’abì 7.2 L’arabité de Taw™îdî 7.3 L’entreprise rhétorique et ses effets Conclusion 1. Le modèle de culture de Taw™îdî n’émerge pas ex nihilo 2. De la mise en place d’une éthique à la question de la vérité

CHAPITRE 2

La 7ème

Nuit du Kitâb al Imtâìììì wa-l-Muîîîîânasa : la pratique

professionnelle du discours

Introduction : La place du discours dans un domaine de compétence spécialisé

Dans cette 7ème Nuit du Kitâb al Imtâì, se font face le secrétaire ibn

ìUbaïd, représentant d'une conception de la culture spécialisée, restreinte au

savoir nécessaire à l'exercice d'une profession, et Abû ©ayyân lui-même, qui

identifie en définitive la possesion d'une culture à une culture générale. L’idée

de mettre un place un modèle de culture pour le fonctionnaire de

l’administration traverse le Kitâb al Imtâì ; dans nos études des Nuits, c’est

sur la façon dont cette idée se décline que nous souhaitons insister. Ainsi, la

perspective envisagée ici est une perspective que l’on pourrait appeler de

terrain, un secrétaire comptable affronte Taw™îdî sur la question de ce à quoi

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- 135 -

sert de posséder un savoir spécialisé, sous le rapport d’une comparaison entre

la balâ®a, le rhétorique, et le ™isâb, l’arithmétique.

Cette Nuit se déroule sous le signe de la polémique dans laquelle Abû

©ayyân se met lui-même en scène. Il rapporte au vizir, à sa demande, un vif

entretien qui l’a opposé au secrétaire Ibn ìUbaïd, personnage familier de

l'œuvre de Taw™îdî, que l'on retrouve aussi dans les Ma◊âlib al Wazirayn sur

le bien fondé de la pratique du discours au sein de la chancellerie. En effet , la

chancellerie de l'arithmétique (kitâbat al ™isâb) et la chancellerie de la

rhétorique (kitâbat al balâ®a), deux domaines importants relevant des

fonctionnaires de l'institution califale, à l'origine, désormais aux mains des

buyîdes, sont au cœur d'une confrontation qui oppose Abû ©ayyân au scribe

comptable. Cette opposition prend naissance dans une radicalité des positions

voulue commes irréductible et irréconciliable. A Abû ©ayyân qui défend la

nécessité du recours aux techniques du discours au sein de la chancellerie

toutes sphères d'activité confondues, le scribe comptable Ibn ìUbaid objecte,

à partir de son domaine de compétence propre, l’inefficacité de la balâ®a115 et

plus encore, sa superficialité. On est ici dans une problématique fondamentale

de la rhétorique arabe qui consiste à mettre en question une rhétorique de

l'ornementation tacitement admise, dont les nombreux tenants sont davantage

familiers de la prolixité que du souci de communiquer. Mais la radicalisation

des positions pose également une autre problématique, argumentative, qui

consiste à opposer la thèse de la nécessité absolue de l'existence d'un

secrétaire-adîb, contre son inutilité absolue. Procédé de joute oratoire

classique, qui consiste à gommer tout accord de fond, par exemple ici, qu'il

115

Sauf exception, nous gardons le terme arabe dans notre commentaire en raison de l'étendue du domaine couvert par la notion de balâ®a. Même s’il est convenu de traduire le terme par ‘'rhétorique’', la traduction nous semble échouer à saisir la balâ®a dans sa globalité, qui peut aussi bien renvoyer aux techniques argumentatives de l'art de convaincre, qu' au travail sur le style, ou plus généralement à l'expression. Si une traduction devait néanmoins être proposée, nous opterions pour : ''le rhétorique''.

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- 136 -

faut bien que les secrétaires occupent différentes tâches, pour ne pas risquer

d'affaiblir ses thèses en cédant du terrain à l' adversaire. Dans cette analyse,

nous nous proposons d’abord de montrer de quelle manière Abû ©ayyân

réfute les thèses de son adversaire pour s'assurer sur lui un avantage certain.

On retrouvera ici le plus souvent des techniques de réfutation énoncées par

Aristote dans les Topiques :

''Il y a aussi la façon sophistique de discuter, qui consiste à amener l'adversaire sur

un point de nature à nous permettre d'y opposer des arguments en abondance (…) Ce sera

une nécessité réelle quand, celui qui répond ayant nié quelque assertion utile pour attaquer

la thèse [qui doit être concédée au questionneur], celui qui questionne dirige son

argumentation sur ce point contesté, et que ce point se trouve être un de ceux sur lesquels il

a de nombreux arguments.'' (Topiques 112a l.1-41)

Dans cet entretien, Ibn ìUbaid ne concède jamais à son questionneur la

thèse que le secrétaire préposé à la rédaction de discours pourrait, dans

certaines circonstances être utile, c'est précisément la négation de cette

assertion qui déclenche toute l'argumentation d'Abû ©ayyân. Son

interlocuteur ne comprenant pas que le rhétorique, image de toute une culture

de l' adîb, s'intègre nécessairement à toute compétence d’homme d’état,

l'erreur de considérer la maîtrise rhétorique comme une discipline

indépendante instaure un déséquilibre de fait entre le secrétaire qui cherchera

à argumenter en plaçant le rhétorique et son domaine de compétence sur le

même plan, alors que Taw™îdî s'est d'emblée assuré un avantage certain en

ayant affirmé une vision totalisante du rhétorique. Le gain espéré par celui qui

pratique une technique totalement coupée de la rhétorique, ce que revendique

le secrétaire dans cet entretien, ne peut être garanti sans l’usage argumentatif

du discours et de ses techniques. C’est ainsi que le secrétaire-comptable Ibn

ìUbaïd apparaît comme le perdant de la dispute au sens fort du terme parce

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- 137 -

qu’il n’a pas perçu que son activité ne saurait en réalité se limiter à la seule

tâche du compte, car il faut bien qu'il s'exprime, donc qu'il maîtrise le

langage, alors qu’Abû ©ayyân ressort gagnant de la dispute parce qu’il a mis

en évidence la nécessaire corrélation entre la réussite pour ainsi dire

professionnelle et la pratique du discours.

Nous nous proposons, dans un premier temps de l'analyse de ce texte,

de montrer comment se met en place une telle stratégie en faisant apparaître la

structure dialogique de cette confrontation, qui se compose de deux parties :

la première est un débat entre Ibn ìUbaid et Abû ©ayyân dans lequel chacun

oppose ses arguments sur la place du discours dans le domaine de compétence

du secrétaire comptable, la seconde est une réfutation point par point d'un

certain nombre de propos d' ibn ìUbaid jugés absurdes par Abû ©ayyân.

Un second axe de réflexion consistera à analyser comment le plaidoyer

d'Abû ©ayyân pour un modèle d'expression part d'un exemple concrêt : le

fonctionnaire de l'administration au travail. Abû ©ayyân saisit en effet

l’occasion de cette joute verbale d’abord pour développer une défense et

illustration de la balâ®a intégrée à l'idée d'éthique du discours puisque la

balâ®a est présentée comme ''le plus noble des arts'' (a—raf al ”inâìât) Une

telle conception ancre la question du langage dans un cadre qui, bien que

l’aspect éthique de la pratique du langage ait pu être envisagé dans une

période antérieure – notamment sous l’angle de la critique littéraire chez un

Ibn Qutaiba ou un Ibn Ra—îq- dessine les contours d’une démarche assez

nouvelle car elle s'oppose à un modèle de culture restrictif longtemps véhiculé

par les tenants d'une conception ''éclatée'' du rapport du fonctionnaire des

institutions au savoir, limité à un domaine de compétence, excluant toute

approche généraliste de la culture.

Page 138: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 138 -

1. Le cadre de la rencontre et

l’argumentation du contradicteur

On retrouve ici un principe connu de la structure dialogique de la

dispute, celui qui consiste à camper une atmosphère gouvernée par la

radicalité de la position de l’objecteur, dont le discours se caractérise par une

surabondance:

'' [d']expressions affectives et évaluatives. '' (Kerbrat 1999 p.166)

En effet, le début du texte fait apparaître l’appréciation d'Ibn ìUbaïd de

la balâ®a, toute entière fondée sur la seule appréciation subjective, elle est

sciemment orientée vers le jugement péremptoire, puisque le secrétariat du

compte kitâbat al ™isâb est sans explications, considéré comme le :

''plus efficace, plus avantageux, plus approprié au gouvernement

(aìlaq bi-l-mulk), le prince en a davantage besoin, (…) il le dispense de

la chancellerie de la rhétorique, de la composition et de la rédaction'' (I

96)

Cela est d’autant plus manifeste que cette démarche est dissymétrique,

en contrepoint d’une autre démarche par laquelle le même Ibn ìUbaid confère

à son appréciation de la science du compte une certaine rigueur, que nous

aborderons dans cette lecture du texte. Cette démarche semble recourir à ce

que l’on pourrait appeler une discrimination argumentative : dans cette

confrontation, l’interlocuteur d’Abû ©ayyân considère que, dans un cas, il est

inutile, voire déplacé, de se donner la peine d’évaluer une discipline que l’on

Page 139: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 139 -

veut réduire a quia, en l’occurrence la balâ®a, et que, dans l’autre, pour

compenser ce déséquilibre délibéré et cyniquement assumé, on doit s’efforcer

d’argumenter scrupuleusement en faveur de la discipline revendiquée, c’est à

dire le compte (™isâb).

1.1 L’attaque d’Ibn

ììììUbaid

Le récit de cette confrontation commence d’une façon qui semble pour

le moins surprenante… Le vizir Ibn Saìdân se dit intrigué par des cris (”iyâ™)

d'Abû Hayyân entendus dans sa demeure lequel se trouvait à ce moment là en

présence d’Ibn ìUbaid d’où une demande d’explication :

''J’ai entendu tes cris avec Ibn ìUbaid dans la demeure, quel en était

l’objet ? '' (I 96)

L’indication de la présence de cris n’est pas innocente. Elle constitue

déjà à elle seule un indice argumentatif : lever la voix en guise de protestation

est une marque de subjectivité, les deux personnages s’affrontent sur des

convictions, la tonalité du discours est polémique. Ibn Ubaïd argumente en

faveur du compte en suivant d’abord le schéma classique de la comparaison.

Enserrée dans une succession de comparatifs mélioratifs, la description de cet

activité s’effectue sous le signe de l'efficacité , nous dirions, en langage

moderne, de la rentabilité :

« Je répondis au vizir : '' Ibn ìUbaid déclarait que la consignation

écrite des comptes est plus efficace, plus avantageuse et plus appropriée

au gouvernement (que l'éloquence), que le gouvernant en a davantage

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- 140 -

besoin, qu’elle le dispense du beau langage, de la composition et de la

rédaction. Ainsi, la première chancellerie est sérieuse, [alors que] la

seconde relève de la plaisanterie (hazl); ne vois-tu pas qu’elle est

dominée par le vacarme, le flot de paroles116, le mensonge et la fourberie

? ''. » (I 96)

Ibn ìUbaid n’a donc pas assez de mots pour affûter, à l’endroit de ceux

qui font profession des techniques du discours, des propos tranchants et sans

appel. Le comparatif anfaì, "plus efficace", revêt ici une importance

particulière. Il connote l’efficacité et le rendement , idée qui revient ensuite

quelques lignes plus loin sous une forme substantivée avec le terme manfaìa

inséré dans un champ lexical entièrement tourné vers cette idée :

« Après quoi, ajouta [ ibn ìUbaid] le principe de cet art est connu, lequel est lié à

une finalité, est immédiatement efficace, on en tire rapidement bénéfice profitable. » (I 96)

On pourrait observer finalement comment, par antiphrase, Abû ©ayyân

- si l’on considère ici que l’instance narrative se confond avec celle de

l’auteur117 - fait prononcer au locuteur des propos qui seraient en adéquation

parfaite avec ceux que pourrait tenir Abû ©ayyân lui-même sur le discours.

Le même phénomène se produit lorsqu’ Ibn ìUbaid mentionne que le compte

doit faire l’objet d’un apprentissage dès le plus jeune âge :

''Petits et grands, gens de haute lignée et de basse extraction se

conforment à cette pratique'' (I 97)

116

Cf Lisân al ìarab « tafaïhaqa fi-l-kalâm tawassâìa fîhî ». 117

ce qui n'est pas focément le cas dans le Kitâb al Imtâì, nous le montrons en particulier dans notre chapitre 4 à propos de la polyphonie de l'énonciation.

Page 141: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 141 -

Cela eût aussi bien pu être dit par Abû Hayyân à propos du discours.

Enfin, l’utilisation de qualificatifs relevant du jugement moral pour ruiner les

prétentions de la balâ®a fonctionne comme une système de valeurs inverse de

celui qu’utilisera Abû ©ayyân par exemple pour faire l’éloge de la prose dans

la 25ème Nuit. Ibn ìUbaid prête aux secrétaires ayant jadis servi auprès des

califes et des vizirs des propos tenus sur le mode du blâme à l’endroit de leurs

confrères en charge des techniques du discours et de leurs maîtres :

« Jadis, les secrétaires qui se trouvaient en la demeure des califes

et dans les cénacles des vizirs déclaraient : « Dieu nous préserve de la

gaucherie (raqâìa) des compositeurs de discours, de la crédulité des

maîtres, de la lourdeur des grammairiens ( ...) le mal est leur lot, (...) et

l’insuffisance les submerge » (I 96)

Ainsi, ces propos dépréciatifs recoupent, du point de vue formel, les

propos d’ Abû Hayyân sur la balâ®a , mais à des fins opposées : le blâme

pour l'un, la louange pour l'autre. Tout se passe comme si les jugements du

secrétaire sur le calcul avaient pour but de faire apparaître que son

argumentation et l’argumentation adverse peuvent emprunter des structures

identiques pour exposer une conception du discours différente.

Pour Ibn ìUbaid, la balâ®a exclut la notion d’utilité. Dans cette

réflexion dont l'objectif est de mesurer le degré d’utilité respective des

disciplines du calcul et du discours pour le pouvoir, la science du discours et

ses branches sous-jacentes avoisinent le degré zéro :

« Qu’un seul homme de plume soit nécessaire, dans toute l’étendue du royaume, à

honorer le métier de la composition du discours, là où cent secrétaires-comptables ne

suffisent pas, voilà qui le discrédite à jamais. » (I 96)

Page 142: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 142 -

1.2 Ce qui est vital et

ce qui ne l’est pas

Ibn ìUbaid croit donc pouvoir opposer la science des techniques du

discours au compte sur le critère de l’efficacité et du rendement, pour le dire

autrement, du profit et du gain. Le compte est conçu comme une véritable

denrée, il est d'abord eau :

'' le rhétorique (balâ®a), est parure et ruse , elle est semblable au mirage, alors que

l’autre (discipline) est semblable à l’eau ». (I 97)

la métaphore de l'eau fait partie d'une tradition, elle est symbole de

pureté, d’élégance, de précision et de qualité qui s'applique notamment aux

paroles à l'eau écarlate ''mâî rawnaq '' Dans les Ma◊âlib al Wazirayn, Abû

©ayyân se plaint d'une époque dans lauelle un manque de droiture s'est

installé au sein du pouvoir, atmosphère de léthargie qu'il décrit aussi dans le

Imtâì; dans les Ma◊âlib, on retrouve cette métaphore de l'eau pour dépeindre

cette atmosphère de déliquescence qui a conduit à l'inversion des valeurs :

''Lorsque [tout cela] dure, l'ennui s'installe, lorsque l'ennui s'installe on [finit par]

regarder ce qui est sain d'un œil malade, on juge le vrai comme l’on jugerait le faux (…), à

ce moment là, [l'atmosphère] dévie de sa splendeur, (...), de son éclat et de sa pureté (''.

(Ma׉lib 40)

assimilé aux denrées de première nécessité, le compte est aussi pain

[quotidien] :

« Les personnes qui ont une expérience (de la vie) (îahl al ta¶ârib) disent à leurs

enfants :

Page 143: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 143 -

'' - (le compte) est le panier à pain . '' (I 97)

Ainsi, le compte tire sa nécessité du fait qu’il est lui-même assimilé à

une nourriture de subsistance. L’argumentation d’Ibn Ubaïd fonctionne sur

une interprétation des deux disciplines sur le mode de leur valeur, au sens

économique du terme. Puisque le secrétariat du rhétorique est d'une efficacité

minimale, on pourra aisément se contenter pour le kâtib al balâ®a d'une

maîtrise du langage minimale :

«Quand bien même on s'exprimerair fautivement , en intervertissant l’ordre des

lettres dans les mots ou dans les [énoncés], on aurait atteint son objectif dès lors que l'on

aurait été bon messager pour autrui » (I 97)

Limité à un acte de communication minimal et minimisé, le langage ne

se conçoit pas dans ces propos comme une discipline digne d'intérêt.

Cette dichotomie instaurée d’autorité entre une discipline dont l’usage

serait strictement rhétorique au sens négatif du terme et une discipline à

l’efficacité absolue ne peut fonctionner que parce que le secrétaire comptable

Ibn ìUbaid ne perçoit pas que la notion de nafì coexiste également avec la

notion de discours , que du discours on peut tirer profit, et de façon plus

radicale encore, selon la parole d’Abû ©ayyân, que la balâ®a englobe les

techniques du compte, comme elle englobe les autres disciplines liées à la

bonne marche du gouvernement. C’est ainsi qu’Abû ©ayyân déclare à son

interlocuteur :

« Alors que la balâ®a est liée au compte, en fait partie intégrante , l’englobe et le

contient, comment ton jugement peut-il se maintenir, et tes allégations demeurer

fondées ? ». (I 97)

Page 144: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 144 -

C’est à partir de l’absence d’une saisie du lien qu’entretiennent la

balâ®a et le ™isâb, qu’une attaque ad hominem de la balâ®a est possible,

faisant fi de toute analyse critique.

1.3 L’attaque ad

hominem et ses

conséquences

La perception du langage présentée ici par le secrétaire Ibn ìUbaid est

assimilable à une l’attaque ad hominem, la balâ®a fait l’objet d’une quasi

personnification et incarne la tromperie et le mensonge : le ton est donné avec

le mot hazl , plaisanterie, (I 96) qui montre d’emblée le caractère arbitraire du

jugement, la balâ®a est jugée et n’est pas critiquée. Le mensonge est

explicitement mentionné par le substantif kaòib puis vient le mot ¨idâì

fourberie, duperie118, qui donne une nouvelle dimension à l’attaque d’ibn

Ubaïd qui assimile la balâ®a à une technique de ruse, en identifiant

l’ornementation-enbellissement du discours za¨rafa à la ruse ™îla :

« La balâ®a [n’] est [que] parure et ruse (™îla). » (I 96)

Certes, la cohérence du champ lexical inviterait à lire le mot ™ilia,

parure, à la place de ™îla , on se restreindrait alors à un niveau d’analyse

envisageant ce point du discours du secrétaire sur le simple plan esthétique.

Mais l’assimilation de la balâ®a à la ruse place l’analyse sur un plan tout

aussi cohérent, on y repère une critique des manipulations du langage

118

Dans la 8ème Nuit, Sîrâfî adopte une démarche similaire lorsqu’il accuse Mattâ ibn Yûnus de ''mensonge (ma¨raqa) et de fourberie (zurq) '' (cf I 122 « Je ne m’éloignerai de toi qu’une fois l’assemblée assurée que tu es un fourbe et un menteur »)

Page 145: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 145 -

auxquelles peut aboutir un certain usage de la balâ®a, idée renforcée par

l’observation que livre ensuite Abû ©ayyân : la balâ®a n’est pas exempte,

rappelle-t-il, d’une capacité à :

'' présenter le faux sous les apparences du vrai, et ainsi, faire fi de la vérité. (I 101) ''

car les affaires de ce bas monde ne sont elles-mêmes :

'' ni exemptes du bien, ni du mal (…) ni du devoir d'obéir ni de la désobéissance , ni

de la foi, ni de l’infidélité ''. (I 101)

Cependant, chez Ibn ìUba≤d, seul le compte est associé à des

substantifs qui dénotent une certaine rigueur qui l'assimile à des procesus

mentaux :

« le compte n’est pas ainsi (mensonger et trompeur), ni

l’assimilation (ta™”îl), ni la saisie par l’intellect (istidrâk), ni

l’explicitation (taf”îl) ». (I 96)

Ces deux derniers termes : istidrâk, saisie par l'intellect, et taf”îl,

explicitation, prennent une place importante dans la joute verbale qui oppose

nos deux protagonistes, ils sont tantôt utilisés, comme dans cette phrase, pour

constituer, dans l’esprit d’Ibn ìUbaïd, un argument de poids destiné à ruiner

les prétentions de la balâ®a, ou convoqués pour défendre la thèse contraire,

celle d’Abû ©ayyân qui rappelle que la balâ®a n’est pas davantage détachée

de ces pratiques intellectuelles :

Page 146: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 146 -

« Ton propos serait admissible si la composition la rédaction et la

balâ®a étaient séparées de l’art de compter, de la capacité d' assimilation

et de la saisie par l’intellect (istidrâk) » (II 97)

Pour Abû ©ayyân, le compte nécessite tout autant la rigueur

intellectuelle, laquelle fait appel à la dimension réflexive du savoir, alors qu'

Ibn ìUbaid part d’une conception strictement instrumentale de la balâ®a, elle

n’est pour lui qu’une branche du savoir qui se limite au domaine du

secrétariat spécialisé dans la rédaction des ordonnances de l'état. Le différend

entre les deux protagonistes repose donc d’abord sur une divergence de

conception que fait apparaître la position d’Abû ©ayyân.

Page 147: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 147 -

2. La thèse d'Abû ©©©©ayyân

2.1 Discours et

pouvoir

La conception de la balâ®a développée par Abû ©ayyân est

radicalement différente, d’abord parce qu’elle envisage le rhétorique non pas

comme une discipline réduite à une branche du savoir parmi d’autres, mais

bien comme un substrat intégré à l’idée force que l’on ne peut transmettre un

savoir sans s'exprimer. Ce propos est d’importance car il se rattache

directement à une conception du pouvoir. Taw™îdî va préciser les statuts

respectifs du compte et de la balâ®a, deux instruments du pouvoir relevant d’

attributions distinctes. Taw™îdî développe sa thèse dans un passage au cœur

d'une vision de la relation entre langage et pouvoir :119

« Si quelqu’un pensait que le pivôt du gouvernement est le

compte, ce serait [une pensée] juste, mais seulement après la (bala®a) du

compositeur de discours (mun—iî) 120 , car le gouvernant est celui qui

ordonne, proscrit, fait preuve de bienveillance , prononce des allocutions,

étaye ses propos de preuves, traite ses sujets avec équité, promet la

récompense aux bons, et menace les mauvais de châtiments éternels ,

donne des assurances, entretient l’espérance ) (…) , fait goûter aux sujets

la douceur de la justice, et éloigne d’eux l’amertume de l’iniquité »(I

100)

119

que nous traitons spécifiquement dans le chapitre 5 du présent travail. 120

Ce terme désigne l’acte de composition ou de rédaction dans sa généralité, il s’applique aussi bien à celui qui compose un discours, un morceau de prose ou rédige une lettre

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- 148 -

Abû ©ayyân rappelle que l’homme de pouvoir est par nature soumis

aux registres du discours et à ses codes. Le gouvernant est avant tout un

homme de discours, qu’il s’agisse pour lui d’ordonner, de rendre justice, de

s’adresser à ses sujets. Le compte est ramené à sa fonction d’origine qui n'est

autre que la fonction instrumentale à laquelle Ibn ìUbaid restreint la balâ®a.

Car :

« Ensuite [seulement] [le sultan] perçoit l’impôt et lève les tributs

(ya¶bâ), et lorsqu’il fait rentrer les impositions, il a besoin du compte

afin de connaître le montant de la récolte (™a”il) qu’il transmet alors au

comptable (hassâb) afin de se préserver de l’erreur ». (I 100)

Pour la première fois, dans cette description des mérites respectifs de la

balâ®a et du ™isâb , apparaît le substantif ™assâb. Abû Hayyân mentionne

nommément le comptable, rappelle que le gouvernant a recours à lui, comme

pour mieux souligner que le ™isâb ne saurait avoir une dimension universelle,

''transdisciplinaire'', c'est une compétence spécialisée qui n'a pas le statut de

adîb, un adîb peut-être ™assâb, un ™assâb doit être adîb.

2.2 La question des

statuts

Abû ©ayyân, et de façon non innocente, illustre sa position sur les

places respectives que doivent occuper le calcul et la balâ®a en insistant sur

un mot à résonance forte, le mot manzila statut , que l’on peut inscrire dans un

projet axiologique global selon lequel il convient de déterminer un axe de

valeurs aux disciplines du discours, projet que nous présentons dans notre

analyse de la 25ème Nuit. S’intègrant dans une évaluation des faits de langage

Page 149: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 149 -

parce qu'il ne peut faire l'économie de l'expression, le ™isâb est également

justiciable de cet examen évaluatif qu’Abû ©ayyân fait subir au discours :

''Observe donc les deux statuts (manzilatân) comme ils divergent,

et comment l’un des deux obtient l’avantage ; si tu étais de bonne foi, tu

ne serais pas sans savir que que l’art [i.e de gouverner] réunit les deux

sciences, c'est à dire le compte et la balâga, or, l’homme ne pratique pas

un art pour le séparer en deux moitiés, et accorder de la considération à

l’une des deux parties au détriment de l’autre.''(I 100)

Abû ©ayyân répond ici à une requête que son interlocuteur était, en

définitive, en droit de lui soumettre : '' Puisque la balâ®a semble avoir pour

toi autant d’importance, et que néanmoins tu reconnais l’utilité du ™isâb ,

précise moi la fonction de ces deux arts ''

Le passage que nous venons de citer constitue, par la fermeté de sa

concision la réponse exhaustive à cette question. En plus du mot manzila aux

connotations déjà mentionnées, Abû ©ayyân a recours à une formule souvent

employée par lui dans le Kitâb al Imtâì : ''"law an”afta",'' si tu agisais selon la

justice, traduite dans ce contexte par ''si tu étais de bonne foi''. Cette formule,

qui appartient au langage courant d’Abû ©ayyân, s’inscrit également dans

cette perspective axiologique puisqu’elle fait appel à un sens moral de

l’interlocuteur. Après avoir rappelé à quel résultat l’a conduit son

argumentation en faveur de la balâ®a, sa nécessité absolue dans le

gouvernement dea affaires, Abû ©ayyân place la réflexion sur un plan plus

général pour mentionner que le rôle de la balâ®a comme celui du ™isab, avec

un statut différent pour chacun, est de servir l’art de gouverner. Abû ©ayyân

déclare dans le texte :

Page 150: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 150 -

'' Si tu étais juste, tu saurais que l'art [de gouverner] (al ”inâì a) réunit les deux

sciences. ''

Abû ©ayyân considère l’art de gouverner comme l’art par excellence,

celui qui subsume les autres et duquel sont justiciables balâ®a comme ™isâb,

chacun selon la place qu'il doit occuper. Car si l'art de gouverner subsume les

autres arts, il ne le fait pas sur un pied d'égalité avec eux, c'est par le statut

d'adîb dont Tawhîdî critique l'absence chez le gouvernant buyîde, notamment

par l'exemple des deux vizirs ibn ìAbbâd et ibn al ìAmîd que le

gouvernement doit obtenir l'avantage. Rien ne justifie alors que le calcul soit

autant magnifié, de même, ce n'est pas à la balâ®a en tant que telle qu’Abû

©ayyân attribue des qualificatifs élogieux, mais à ce qui, pour, lui, en est la

manifestation, c’est à dire la prose. Ainsi Abû ©ayyân parle-t-il dans cette

7ème Nuit de beaux passages fiqar badîì a (I100), de vers rares, qualificatif qui

n’est pas ici à interpréter dans un sens neutre mais bien avec une valeur

méliorative. De même, la 25ème Nuit, qui fait naître le projet axiologique

d’Abû ©ayyân en matière de discours présente une description de différents

modes de la rhétorique qui se veut essentiellement fonctionnelle. C’est donc à

l’aune des exigences de l’art de gouverner qu’Abû ©ayyân définit des critères

qui inscrivent les disciplines maîtresses dans un système de valeurs, ce qui

met en place ce que l’on peut appeler une éthique de gouvernement.

2.3 D’une éthique de

gouvernement à une

axiologie des valeurs

Le recours à des qualificatifs d’ordre éthique pour dégager une forme

de jugement correspondante est une technique que l’on retrouve à plusieurs

Page 151: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 151 -

reprises dans l’oeuvre d’Abû ©ayyân. Dans la 25ème Nuit, la prose et la poésie

sont constamment évaluées à l’aune de qualificatifs moralement marqués, et

dans le contexte différent de ce texte dont l'objet est une discussion autour de

l’utilité de deux disciplines intellectuelles pour le gouvernement, la même

idée est sous-jacente, la valeur morale de chacune des disciplines est discutée,

la notion d’utilité ne se sépare pas de celle de validité et les termes à

connotation morale employés par les deux parties sont nombreux : on note par

exemple la récurrence du terme îâfa qui est à interpréter ici dans son sens

fort, c’est à dire moins dans le sens d’un dommage, un travers ou un défaut

que dans le sens d’un malheur, d’un mal, d’une calamité121. Ibn ìUbaid fait

usage de ce vocabulaire pour donner du poids à son discours :

« Au nombre des dommages de ce secrétariat (kitâba) il y a que

ceux qui le détiennent font l’objet de suspicions et qu’on les accuse [de

répandre] le mal ». (I 97)

Pour étayer ses allégations, Ibn ìUbaîd s'appuie sur la célèbre famille

de rhéteurs des Ibn ÷awâba dont il rappelle le sort de l’un des leurs,

emprisonné sous le calife al Wâ◊iq pour, selon la version officielle, avoir porté

atteinte à la sûreté de l’Etat. Les paroles d' Ibn ìUbaid prennent la forme d’un

violent réquisitoire, dans lequel seule la rumeur fait foi, il déclare que le mal

(îâfa) est le lot des praticiens du discours : ceux qui les composent

(mun—iîûn) , ceux qui enseignent cet art (muì allimûn), et ceux qui en

codifient les règles morphosyntaxiques, les grammairiens (na™wiyûn).

121

Kazimirski âf et âfa, sens 2.

Page 152: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 152 -

Abû ©ayyân rend compte de sa riposte sous la forme d’un préambule

imagé, qui porte sur la réaction du secrétaire, utilisant le même vocabulaire à

tonalité morale, mais dans la direction opposée :

« Il [i.e Ibn ìUbaid] ne quitta sa place qu’après avoir essuyé mépris (òull) et dédain

(qamâî a) tel est le sort de celui qui reproche à la lune de s’embrunir, au soleil de

s’éclipser, qui de la fausseté (bâ’il) fait profession, qui falsifie le vrai et dénigre celui qui

est dans le vrai » . (I 98)

Mais c’est surtout sous la forme de la réfutation que va se manifester le

contre-discours d’Abû ©ayyân à orientation morale.

La réfutation et les revendications de Taw™îdî

3.1 Sélection de

propos d'Ibn ììììUbaid

Abû ©ayyân exerce une réfutation point par point de griefs retenus par

son interlocuteur contre l’art du discours en général, à partir desquels il

sélectionne plusieurs lignes de force pour ancrer ses réfutations successives.

La suite de la discussion prend en effet la forme d’une série de focalisations

construites à partir d’éléments sélectionnés dans le discours qu’il vient

d’entendre.

La sélection est une démarche pratiquée par Abû ©ayyân de façon

répétée et diversifiée dans le Kitâb al Imtaì : la première des sélections est

une sélection dont on peut dire qu’elle relève du savoir, c’est la sélection des

sujets abordés dans ce compte rendu de séances de discussions entre Abû

©ayyân et le vizir, il y a ensuite la sélection opérée par le vizir qui indique les

sujets dont il désire être entretenu, il y a enfin la sélection des discours

Page 153: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 153 -

rapportés par Abû ©ayyân au vizir lorsqu’il l’entretient des sujets souhaités

et, per incidens, la sélection de ces mêmes discours, répercutés par Abû

©ayyân par l’intermédiaire du discours qu’il tient à Abû-l-Wafâî al

Muhandis, son introducteur auprès d’Ibn Sa dân, et qui constitue le discours –

cadre122 du Kitâb al imtâì .

Dans le cas qui nous occupe ici, la sélection s’est opérée à partir d’une

parole prise en continu, Abû ©ayyân reprend, dans les parole de son

interlocuteur, les propos qui l’ont particulièrement marqué, ce qui est un

premier indice pour mesurer leur impact et, par conséquent, en dégager

l’interprétation qu’il peut en faire. Dans notre analyse, nous essaierons de

nous appuyer en premier lieu sur le propos d’Ibn ìUbaid sélectionné par Abû

©ayyân pour ensuite en mesurer le degré d’appropriation par Abû ©ayyân .

Le premier axe de réfutation porte sur la question centrale de cette discussion,

la mise au point d’une conception de la balâ®a.

3.2 Une conception de

la balâ®®®®a

Ainsi, Abû ©ayyân reprend tout d’abord l’attaque feutrée menée par

son interlocuteur contre la balâ®a lorsque celui-ci a déclaré que

'' le premier secrétariat est sérieux, le second léger '' ( al kitâba al

îûlâ ¶idd wa-l-îu¨râ hazl) (I96)

122

Au sens où l’on a pu appeler ainsi le conte prélude des Mille et une Nuits , cf ce que dit V.Creusot de ce texte, à partir de l’étude qu’en fait J.E Bencheikh dans son ouvrage Les Mille et une Nuits ou la parole prisonnière : « ce récit (…) est conventionnellement appelé « conte cadre » car c’est en lui qu’au fil des nuits s’enchâssent tous les autres. Il donne ainsi à l’ensemble une unité, moins arbitraire d’ailleurs qu’il y pourrait paraître ». (V.Creusot Les Mille et une Nuits : Trois contes, éd Presses Pocket, Paris, 1993)Cette observation peut s’appliquer au discours qui se tient à l’ouverture du Kitâb al Imtâì entre Abû Hayyân et Abu- l-Wafaî al - Muhandis, c’est finalement en lui que s’enchâssent tous les discours qui suivent

Page 154: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 154 -

ce propos est réapproprié par Abû ©ayyân qui en rend compte comme

suit :

« Ton propos selon lequel '' l’un des deux arts est léger (hazl)

alors que l’autre est sérieux (¶idd) [témoigne] de mauvaises intentions de

ta part à l’égard de la balâ®a, car celle-ci est le sérieux par excellence

(hiya-l-¶idd), elle rassemble les fruits de la raison (◊amarât al ìaql) parce

qu’elle atteste du vrai (tu™iqq al ™aqq) et anéantit le faux (tub’ilu-l-bâ’il)

selon ce qui doit être. » (I101)

La défense de la balâ®a s’intègre dans une orientation axiologique. Or,

pour Abû Hayyân, le langage est l’un des modes d’actualisation puissants de

ces principes. L’expression ''ce qui doit être'' (mâ ya¶ib îan yakûna-l-îamr

ìalayhi) confirme l’intrication du déontique dans le linguistique . Celui qui

« fabrique » la bâlaga ”âniì al balâ®a et qui, de ce fait, se place du côté de la

poiesis, est soumis à des contraintes qui relèvent d’une téléologie morale. Abû

©ayyân mentionne ainsi, parallèlement à ce travail du fabricant de

l’expression, autrement dit de l’artiste maître d’œuvre d’une création,

'' l’instituteur de la sagesse '' (wâñiì al ™ikma) qui constitue ce qui doit être

l’autre facette de la personnalité de cet artisan du discours, qui met en place

une praxis, un appareil codifiant la création selon des règles.

Le mot ™ikma est ici à interpréter dans un sens large : il s’identifie au

bon sens, à la capacité d’accorder le propos aux circonstances qui

conviennent, mais la ™ikma étant ici précédée du mot wâñiì , il faut insister

sur le poids de la responsabilité de l’homme dans la maîtrise du langage, la

sagesse émane d’une ''convention'' , d’une imposition humaine, la ™ikma

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- 155 -

renvoie donc à l’ensemble des règles qu’il revient à l’homme d’édicter et de

suivre dans le souci de créer les conditions de possibilité d’un discours

efficace : connaissance de l’interlocuteur, de ses attentes, anticipations de ses

sollicitations, autant de facteurs qui rendent possible la communication.

Abû ©ayyân place la maîtrise de la ™a’âba, l'art du discours, et le bayân

l'éloquence distinctive, du côté de la praxis, il déclare que cela se rattache au

travail (ìamal), à l’effort : on retrouve l’idée du kadd al rawiyya, l’effort

réflexif, que Taw™îdî aborde via Abû Sulaymân, dans la 25ème Nuit (II 132)

Cette orientation permet de préciser davantage la position d’Abû ©ayyân sur

la part de contrôle de l'homme de sa pratique du langage, laquelle s’identifie à

un art ”inâì a.

Ici, les notions de balâ®a et de ™ikma apparaissent en quelque sorte

comme les conditions de possibilité de l'acquisition d'une parole distinctive

(bayân) et d'une capacité à discourir (¨a’âba). Taw™îdî dessine un double

terrain, éthique et pratique, exprimé par un terme récurrent dans le Kitâb al

Imtâì , le terme ™add, qui désigne aussi bien la définition que la limite.

Cet ancrage de la balâ®a dans une perspective éthique donne à Abû

©ayyân les assises qui lui permettent de poursuivre son entreprise de

réfutation, notamment sur la question du principe à l'origine de la maîtrise du

discours qui ne relève, pour Ibn ìUbaid, que de l'ornementation, du

saupoudrage inconsistant. Abû ©ayyân s ‘emploie en effet à réfuter ensuite le

point de vue de son interlocuteur selon lequel :

« le compte est un art connu en tant que principe (mabdaì) (…),

alors que la balâ®a est enjolivement (za¨rafa) et ruse (™îla), elle est

semblable à un mirage (sarâb) alors que l’autre [discipline] est [aussi

indispensable que] l’eau. »(I96)

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- 156 -

Ce propos est repris par Taw™îdî de la manière suivante :

« Lorsque tu déclares que ''la rédaction est un art au principe inconnu tandis que

l’on connaît le principe du compte'', tu fais preuve de démence ™arifta, car le principe de la

rédaction est la raison, son canal est l’expression , elle est consignée par la graphie ». (I

101)

L’objectif de ce propos est d’apporter une réponse à un questionnement

sur l’identification du fondement de la pratique du langage. L’interrogation

porte ici sur l’origine d’une fonction et sa légitimité. Il s'agit de mettre en

place, au service l’un de l’autre, un savoir constitué par les thèmes du

discours et le savoir faire de la composition-rédaction123 (in—âî).

3.3 L’art de la

composition du

discours : le in————âîîîî

Restitutant le propos de son interlocuteur, Abû ©ayyân évoque le in—âî,

c’est à dire une branche de la balâ®a pratiquée au sein du diwân al in—âî ,

chancellerie de la rédaction des décrets et autres ordonnances du pouvoir à

caractère juridique ou civil. Taw™îdî part de l'exemple de la rédaction des

ordonnances de l’Etat pour s'interroger sur la fonction et la destination de

123

Nous utilisons à dessein ce terme composé car le in—âî désigne à la fois l’acte pratique de la rédaction et l’art de la composition qui requiert la maîtrise du style. Nous écartons la traduction de in—âî par composition car nous réservons ce terme à la traduction du naÂm dans notre étude consacrée à l’interprétation par Abû ©ayyân de ce phénomène stylistique. Cependant, le terme de composition permet de distinguer le in—âî du ta™rîr qui renvoie plus spécifiquement à l’acte mécanique de mise en forme qu’au travail d’inventio requis par le in—âî .Abû Hayyân distingue p102 §2 le mun—iî du mu™arrir. Rappelons enfin que le terme in—âî est ici à entendre par rapport à la spécialisation à laquelle il fait référence, le diwân al in—âî , et à celui qui y œuvre, le mun—iî que nous traduisons par secrétaire compositeur de discours.

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- 157 -

cette pratique officielle, dans une réflexion plus globale sur l’art de la

rédaction-composition.

Dans cette réflexion, deux éléments entrent en jeu : l’expression (lafÂ)

et la graphie (¨a’’). L’expression tout d’abord, Abû Hayyân utilise le terme

laf qui, à l’origine, désigne le mot, une fois proféré et, à une échelle plus

globale, une fois intégré dans le discours, oral ou écrit. En effet, c’est bien de

ce dernier dont il s’agit ici. L’évocation du in—âî est le point de départ d’un

réflexion sur la pratique du discours écrit et le lafÂ, l’instrument de la

dispositio de la rhétorique occidentale. Quant à la graphie (¨a’’) , elle souligne

l’importance de l’apparence extérieure du travail du secrétaire, rappelée par

exemple par ìAbd al ©amîd al Kâtib dans sa Risâla ila-l-kuttâb. L’importance

est ainsi conjointement accordée au contenu du discours, au cheminement de

sa composition et à la façon dont la graphie l'offre aux regards :

'' son point de repos est la graphie'' (I 101)

Ce propos d’Abû Hayyân, qui traite de l'importance du discours écrit,

se clôt sur une réponse au reproche du secrétaire Ibn ìUbaid . Taw™îdî lui

reproche de méconnaître '' ce noble principe '' la raison ; il fait usage à la fois

du terme mabdâî et du terme îawwal, le principe premier grec, qui réfère à

une vision historique du principe en relation avec la notion de

commencement, et identifie le principe avec ce qui fut utilisé couramment par

les Anciens (al îawwalûn). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Abû ©ayyân

évoque quelques lignes plus loin les ''pieux ancêtres '' (al salaf al ”âlih) et les

''premiers temps'' (al ”adr al îawwal) lorsqu’Ibn Ubaïd lui objecte que ceux

qui font profession de balâ®a manquent d’élégance et de finesse. Le mabdaî

est dit —arîf digne, noble, fidèlement au programme évaluatif de Taw™îdî on a

ici un écho de l’expression —araf al na◊r, la noblesse de la prose, qui revient

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fréquemment dans la 25ème Nuit. Le rapport à la balâ®a est envisagé à un

niveau éthique fondé sur des principes que Taw™îdî tente d'intégrer, par ses

réfutations suivantes, à une conception du langage instrument du balî®.

4. Esquisse d’une

réflexion globale sur la langue

4.1 L'erreur

d'identifier rhétorique

et ornementation

La réfutation suivante porte sur le propos d’Ibn ìUbaid selon lequel :

« la balâga est parure et ruse (za¨rafa wa ™îla), semblable à un mirage. » (I 101)

Abû ©ayyân rappelle qu’il a réfuté ce propos, il fait notamment

référence aux exigences intellectuelles auxquelles le secrétaire doit se

conformer, effort, peine, travail de l'intelligence. l’enjeu est d’importance ,

bien au-delà de l’aspect anecdotique d’une joute verbale, il en va de la

conception même de la balâ®a : la rhétorique de Taw™îdî, à l’instar de la

rhétorique latine, et avec les spécificités propres à chacune, demeure une

rhétorique de la pensée, non encore rendue caduque par ce que Barthes et

Genette appelleront l’un, la nouvelle rhétorique, l’autre, la rhétorique

restreinte, assimilant le rhétorique à un catalogue de figures du discours.

C’est cette idée qui est développée lorsqu’Abû Hayyân va profiter

d’une accusation qui porte sur des critères esthétiques et , plus précisément,

stylistiques, pour exposer une esthétique de la rhétorique :

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- 159 -

« ceux qui font profession de la balâga sont dépourvus de finesse (yustarqaì ûn) »

(I 101)

déclare Ibn ìUbaid.

Une des réalisations de la racine RQ ‘ est ''l’absence de goût et

d’élégance'', elle s’applique en général aux personnes, le insân raqîì

désignant une personne éhontée et impudique. Intégrée ici au champ de la

balâ®a, cette expression peut désigner la lourdeur dans le style, l'expression

de mauvais goût, mai aussi l’insolence d’un comportement.

Le reproche de posséder ce style lourd et de cultiver ce mauvais goût

vise, dans les paroles d’Ibn ìUbaid, une certaine catégorie de ceux qui

s’adonnent à la balâ®a: le secrétaire a en effet distingué les compositeurs de

discours qui, pour lui, sont adeptes du mauvais goût (raqâì at al mun—iìîn) ,

les maîtres (muìallimûn) frappés de démence (™amâqa) et les grammairiens

au style faible (rakâkat al na™wiyyîn).(I96)

Nous sommes ici dans la critique du rhéteur, dans l’acception

péjorative de ce terme. Le rhéteur est présenté par l’objecteur comme frappé

de démence, il se distingue par l’absence de raison (ìaql) qui, ici, a le sens de

ce qui s’oppose à la folie. Abû Hayyân fustige son interlocuteur en précisant,

sur un ton ironique, que :

« Si l’on devait considérer l’éloquent (balî®) comme un rustre (yustarqaì) lorsqu’il

est sain d’esprit (ìâqil), il faudrait considérer le bègue (ìayy) comme sain d’esprit

(yustaìqal) lorsqu’il est fou, ce qui est contradictoire (¨ulf) ». (I 101)

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Ce propos se fonde sur une opposition courante chez les auteurs

médiévaux ayant traité du langage, entre l’éloquent (balî®) et son opposé, le

bègue, (ìâyy)124.

Il est noter, dans les propos du secrétaire Ibn ìUbaid, que le rhéteur

n’est pas assimilé à un cynique, à la différence par exemple d’une perspective

Platonicienne dans laquelle le rhéteur se préoccupe uniquement de faire

aboutir :

'' une persuasion de croyance, sans le souci du juste et de

l’injuste'' (Delclos 2000 p.37)

Ici, le rhéteur est assimilé à celui qui, s’intéressant exclusivement au

clinquant, à l’afféterie, ne possède pas le sens esthétique. Cette critique

permet à Abû ©ayyân de faire observer que le fait rhétorique n’est pas

l’antithèse du beau langage et que le souci de la signification ne saurait

annihiler le souci de l’expression.

4.2 La forme ne le

cède en rien au fond

Il y a, de la part d’Abû ©ayyân, une insistance sur l’idée que, là où

certains ne voient dans le balî® que le promoteur d’un simple flacus vocis

générateur d’un goût dévoyé pour la forme au détriment du fond, la forme

doit au contraire faire l’objet de la même attention que le fond. Si Abû

©ayyân insiste amplement sur la nécessité d’intégrer la signification dans une

conception générale de la rhétorique, il ne parle jamais de privilégier la

signification sur l’expression, cette perspective est fondamentale car elle 124

par exemple dans les premières pages du Bayân de •â™iÂ

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rappelle qu’une rhétorique qui place l’intelligibilité du message au cœur de

ses préoccupations n’est pas pour autant une rhétorique qui déprécie la facture

du message. On se rappelle le propos d’Ibn ìUbaid critiqué par Abû ©ayyân

selon lequel quiconque s’exprime intelligiblement fût-ce de manière fautive a

accompli son devoir :

«Quiconque s’exprime en (...) en intervertissant l’ordre des lettres dans les mots ou

dans les [énoncés], a atteint son objectif en ayant transmis son message à autrui, en s'étant

fait comprendre de lui . Ce qui dépasse le suffisant relève du surplus (fañl), et du surplus,

on se dispense aisément » (I 97)

La rhétorique d’Abû ©ayyân n’est ni une rhétorique du clinquant, ni

une rhétorique du langage minimal. La référence aux Anciens al salaf al ”âlih

(I 101) ancre cette rhétorique qu’Abû ©ayyân appelle de ses vœux et qui n’est

plus dans le terreau de la communauté linguistique de l’époque de la

prédication prophétique. Cette période est considérée par la Tradition comme

une période pure sur le plan linguistique où la tribu des quray— se présente

comme le parangon de la maîtrise de la langue dans sa fidélité au message

coranique, et se représenter le balî® comme celui qui défigure le langage en

cultivant la précisoité revient à faire injure aux Anciens (al îawwalûn) pour

lesquels la pensée est un constant ajustement entre la forme et l'expression.

Cette conception du langage qui naît de la fidélité aux modèles linguistiques

du message coranique et aux dicts du Prophète n’est pas sans rappeler en

Occident l’ample méditation sur le discours et son insistance sur l’alliance du

fond et de la forme, par exemple à travers la célèbre parole de Boileau dans

son Art poétique :

«Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement

Et les mots pour le dire vous viennent aisément. »

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- 162 -

Cependant, dans ce modèle d’éloquence occidental, demeure en

filigrane l’idée que la forme est l’instrument du contenu, sa servante, que

l’expression n’a de beauté véritable que si c’est la signification et le faire

comprendre qui prime. Or, Abû ©ayyân donne sans conteste une nouvelle

impulsion à la forme en refusant toute concession, l’étude de la 25ème Nuit

montrera que le respect de la parité de fonctions à l’intérieur du couple laf /

maì nâ est une exigence fondamentale. La signification est aussi tributaire de

l’expression que l’est l'expression de la signification.

4.3 L’incarnation de la

norme

Dans cette réfutation des critiques formulées à propos du volet

proprement stylistique de la balâ®a, et comme pour parachever le thème du

mauvais goût, dont Abû ©ayyân fait mention par l'usage du terme istirqâì,

Abû ©ayyân s’arrête sur l’attaque menée par Ibn ìUbaid contre la cohorte

formée par le mun—iî, celui qui ocupe la fonction de kâtib al in—aî chargé de

la chancellerie de rédaction de tout discours d'ordre étatique , le maître al

muìallim, et le grammairien na™wî.125 ''Ils sont frères'' i¨wa a déclaré Ibn

ìUbaid, sous-entendu dans les tares qu’ils font subir au style. De cette attaque

en règle contre les représentants ''institutionnels'' du langage126 à l' époque,

Taw™îdî sélectionne, pour y rétorquer, le travers de rakâka , style faible,

facile, et subsume la critique de son interlocuteur à l’adresse des praticiens de

125

Le terme est généralement traduit ainsi, même s’il désigne , de façon plus spécifique, le syntacticien. On distingue à ce titre le na™w la syntaxe, le ”arf ,la morphologie, et la lu®a, le lexique. 126

Peut-être pourrait-on, à ce propos, par hypallage, suggérer l’idée que le signifiant et le signifié peuvent dépasser la matérialité du discours pour s’incarner dans des personnes ; le mun—îi , le muì allim, et le na™wiyy seraient des signes linguistiques institutionnels incarnés témoins d’une époque.

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- 163 -

la bâla®a, sous ce substantif que le secrétaire a par ailleurs utilisé pour

désigner les grammairiens. La rakâka place la réflexion sur le style , et, plus

précisément, au sein de la question esthétique, sur la problématique de l’écart

et de la norme. On est proche des études contemporaines de Bourdieu qui, en

introduisant le concept de distinction, a permis de mettre en relation les

variations stylistiques à partir d'un arrière plan idéologique qui les modèle.

Cette théorisation qui s’est donnée pour but, de naturaliser le style en le

présentant sous la forme d’une typologie -Bourdieu parle par exemple d’un

'' style petit bourgeois '' opposé à un style intellectuel- reflète l’état d’esprit

qui préside à une critique concentrée sur les arrières plans idéologiques du

style.

Ici, le travail conjugué de celui qui rédige, du maître et du grammairien

est considéré par le secrétaire comme un écart par rapport à une norme qu’il

ne précise pas, alors que pour Abû ©ayyân ce sont eux, au contraire, qui,

effectuant les travaux de rédaction, de mise en place de la syntaxe (comme le

souligne le terme na™wî ), qui garantissent la norme. On remarque la fermeté

de ton d’Abû ©ayyân relayée par une tournure restrictive qui verrouille la

position qu’il annonce ici à savoir que c’est l’Institution qui garantit l’accès

au savoir, et, par conséquent, à la norme linguistique qui doit être observée :

« Les gens n’apprennent que (mâ yataìllam al nâs illâ) du maître,

du savant (ìâlim), et du grammairien (na™wiyy). » (I 102)

Dans les notations qui suivent, se dessine le profil de ce personnage du

mun—iì qu’Abû ©ayyân s’attache à décrire en réponse à cette parole lapidaire

de son interlocuteur :

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« La Principauté (Bouyide), dans toute son étendue, se contente

d’un seul secrétaire compositeur de discours (mun—iî wâ™id) alors qu’elle

ne saurait se contenter de cent secrétaires-comptables (kâtib ™isâb) .» (I

96)

Abû ©ayyân commence dans un premier temps par abonder dans le

sens d’Ibn ìUbaïd en précisant que l’Etat peut effectivement se contenter d’un

seul secrétaire compositeur de discours dans la mesure où celui-ci vaut

beaucoup d’autres :

''celui-ci (hâòa-l-wâ™id) par sa puissance (quwwatih) en vaut

beaucoup d’autres (îâ™âd ka◊îra). '' (I102)

Mais Abû ©ayyân a en fait inversé le contenu des propos de son

interlocuteur, on se contente d’un seul secrétaire, non parce qu'on en a besoin

que d’un, mais parce que c’est lui seul qui peut par ses compétences

accomplir la tâche qui incombe à tous ceux dont nous avons besoin. Pour

corroborer l'idée, Abû ©ayyân, clôt l'argumentation dans une formule dont on

pourrait dire dans ce contexte qu’elle relève du métalangage :

« ce discours est en réalité à mon avantage, pas au tien ( hâòa

ìalayka lâ laka) ». (I 102)

Cette formule, courante dans la langue arabe ancienne, détermine

toujours dans une relation verbale quelconque ce que l’on pourrait appeler un

créancier et un débiteur.127 Ici, elle fonctionne comme un rappel à Ibn ìUbaid

que les propos prononcés par lui n’ont été validés par Abû ©ayyân qu’en

127

D’un point de vue stylistique comme sémantique, voire d’un point de vue sociologique, cette expression mériterait une étude indépendante.

Page 165: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 165 -

apparence. A travers la figure du secrétaire compositeur de discours modèle

qui tient lieu de tous les autres, il s'agit de dégager des priorités, on

commence ainsi à répondre à la question du modèle de culture.

On intégrera dans ce programme, avec une place de choix, un rédacteur

modèle, capable de se substituer à tous les autres, il symbolise l’efficacité

technique d’un homme compétent, qui allie l’aisance du style à l’intelligibilité

du message. Le secrétaire rédacteur est la figure incarnée de la praxis

(”inâìa), il est un artisan du langage , Abû ©ayyân recourt au procédé de

l’argumentation imagée qui lui est familier et assimile ce technicien du

langage à un cordonnier iskâfî :

« Il te reste maintenant à comprendre que tu as davantage besoin

des cordonniers (îasâkifa) que des fabricants de parfum (ìa’’ârûn) ,et

cela ne signifie pas que le cordonnier est plus noble (a—raf) que le

fabricant de parfum, ni que le fabricant de parfum est en deçà du

cordonnier, de même, les médecins (îa’ibbâî) sont moins nombreux que

les tailleurs (¨ayyâ’ûn) desquels on a davantage besoin, et cela ne veut

pas dire que le médecin est en deçà du tailleur » (I 102)

L' exemple argumentatif des corps de métiers est une constante des

dialogues de Platon. L’hypothèse d’une filiation grecque, dans le dialogue et

la joute verbale qui opposent certains personnages du Kitâb al Imtâì, n’est

pas improbable. Dans le Gorgias la médecine, la cuisine, la gymnastique sont

examinées, dans leurs effets, par rapport à la rhétorique. La différenciation

entre le cordonnier et le fabricant de parfums s’effectue sur le plan de l’utilité,

ils sont assimilables à celui qui exerce la τηχνη du langage , Taw™îdî insiste

sur ce travail de l’artisan, qui est le charpentier du discours, et le travail des

artisans que sont le cordonnier et le tailleur est la métaphore de la structure du

discours. Cette observation préfigure la réflexion conduite dans la 25ème Nuit

Page 166: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 166 -

avec la notion de tarkîb . Le fabricant de parfum est celui qui apporte la

dimension esthétique du style.

Le cordonnier est évoqué avant le fabricant de parfum parce que le

souci de la construction syntaxique est la condition de possibilité d’un travail

sur le style. Mais cette hiérarchie des priorités ne correspond pas à une

répartition des disciplines selon un axe de valeurs. La forme et le fond,

d’égale importance, ne sont dissociables dans aucune axiologie. Ainsi

Taw™îdî prend-t-il bien soin, tout en ayant dégagé un ordre de priorités, de ne

pas assimiler le parfum, qui représenterait ici la forme du discours, à un

luxe :

''Cela ne signifie pas que le cordonnier (iskâfî) est plus noble que

le fabricant de parfum (ìa’’âr) ou que le fabricant de parfum est en deçà

du cordonnier ».(I102)

Si forme et fond ne sont pas ordonnés selon une axiologie, il n’en va

par contre pas de même pour le calcul et la balâ®a. A Ibn ìUbaid qui justifie

l’apprentissage du calcul en le considérant comme une denrée de première

nécessité, Abû ©ayyân rétorque que le calcul n’est pas le '' plus noble des

arts'', réservé '' au plus noble des hommes a—raf al nâs '', c’est à dire le Prince.

« Le plus noble des arts (a—raf al ”inâì ât), c’est le plus noble des

hommes (a—raf al nâs) qui en a besoin, et le plus noble des hommes est le

prince malik128 .Il a besoin de l’éloquent (balî®), du secrétaire

compositeur de discours (mun—iî), et du rédacteur (mu™arrir). »(I102)

128

Ainsi est nommé le prince Bouyide.

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- 167 -

Le plus noble des arts est celui dont a besoin le plus noble des hommes,

le langage , dont la balâ®a est l’actualisation. L’observation est importante

car l’on découvre ainsi l’un des pivôts de la pensée d’Abû ©ayyân ; considéré

par lui comme le plus noble des arts, le langage se place au cœur de la

pratique du pouvoir. Dans un passage que l’on retrouve presque mot pour mot

dans la Risâla ila-l-Kuttâb de ìAbd al ©amîd al kâtib, Abû ©ayyân souligne

l’impérieuse nécessité pour le Prince de ces trois instances que sont l’éloquent

balî®, le secrétaire compositeur de discours mun—iî et le rédacteur mu™arrir :

« qui sont la langue qui lui permet de prononcer des paroles

(lisânuhu alladî bihi yan’iq), l’œil qui lui permet de voir (ìaynuhu alladî

bihi yub”ir) ». (I 102)

Tels sont les acolytes nécessaires et suffisants du fonctionnaire, car

cette '' élite '' ¨â””a (I102) exclue que tout autre participe au noyau dur du

Gouvernement, parce que le Prince est celui qui :

« détient les secrets (™âmil al îasrâr) , est celui que l’on entretient

de sujets confidentiels (al mu™adda◊ bi-l-maknûnât), celui à qui l’on

confie les sujets les plus intimes (banât al ”udûr) » (I102)

Il est dit ici des entretiens qui se déroulent en présence du Prince ce que

dit •âhi des maìânî , significations, dans le Kitâb al Bayân wal-Tabyîn , où

•âhi insiste sur le rôle révélateur du bayân des :

'' significations (maìânî) établies (qâîima) dans les cœurs (”udur

al nâs)'' (Bayân 75 )

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- 168 -

le Prince est détenteur du Pouvoir, donc, aussi, de ce qui n'est pas

public : les expressions maknûnât choses recouvertes, enfouies, et banât al

”udûr ce qui est enfoui dans les cœurs désignent ce qui est placé sous le sceau

du secret et qui ne doit pas dépasser le cercle restreint du gouvernant et de ses

acolytes les plus proches, en l’occurrence les artisans du langage Ces

expressions désignent également ce que l’on ne parvient pas à exprimer

aisément, ce qui demeure enfoui dans les profondeurs faute de se laisser

formuler avec facilité. Dans cette figure du Prince idéal, qui reçoit des

confidences et devine les significations en germe dans les propos de ses

interlocuteurs, Abû ©ayyân évoque un des aspects du pouvoir du Prince, le

pouvoir de formuler les pensées de ses interlocuteurs qu'il reçoit, s'il possède

une pratique du discours conforme à un modèle à suivre.

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- 169 -

5. La conception du discours

5.1 La structure

Le langage entendu comme facteur de la communication est assimilé

par Abû ©ayyân à une réflexion sur la conception du discours. Il s’agit pour

Taw™îdî de développer une conception du discours contraire à celle du

secrétaire Ibn ìUbaïd pour lequel s’exprimer par barbarismes, commettre des

erreurs d’ordre phonique liées à l’inversion de lettres dans un mot n’est pas un

obstacle à la communication dès lors que le message est compris.(I97)

Abû ©ayyân commence par mettre en valeur des faits de structure. En

cela, il annonce une idée très moderne, à savoir que l’on ne communique pas

seulement avec des mots, ni même des phrases, mais avec des discours :

« Dans le discours (kalâm), l’intention signifiante (murâd) change

en fonction de la diversité de la désinence (i¨tilâf al iì râb) de même, le

régime (™ukm) se modifie en fonction de la diversité des substantifs

(i¨tilâf al asmâî), la parole comprise (mafhûm) est modifiée en fonction

de la diversité des verbes (i¨tilâf al afìâl) et la signification (al maìnâ)

fait volte-face (yanqalib) en fonction de la diversité des particules (i¨tilâf

al ™urûf) ». (I102)

On commence à prendre la mesure du discours dans sa structure : le

nom îism, le verbe fiìl, et la particule ™arf , dans leur organisation syntaxique,

font naître la signification. Le terme murâd, intention signifiante, témoigne de

cette orientation. Le iì rab, qui désigne communément le processus de

déclinaison des substantifs par l’intermédiaire des voyelles casuelles, peut être

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- 170 -

entendu à un niveau d’abstraction plus élevé, qui se greffe sur sa signification

d’origine, dans le sens d’expression.

A l’origine , le iì râb, est un nom d’action désignant l’opération qui

consiste à affecter à des entités de la langue la vocalisation casuelle, et

s’oppose au binâî , l’état d’entité non déclinable. Le iìrâb portant sur la

fonction des constitants du discours, agent, patient, complément, établit le line

entre syntaxe et expression, et déjà, par la signification du terme elle-même

(désinence et expression) . De plus, les constituants du discours fonctionnent

selon des règles :

''le régime (™ukm) se modifie en fonction de la diversité des substantifs (i¨tilâf al

asmâî)'' .

Insister sur le fait que les noms, les verbes, les particules ont un régime

montre que l'on s'intéresse à leurs relations dans la phrase, donc au discours

qu'elles construisent ainsi, les premiers pas d'une théorie du naÂm se mettent

en place. On se sert ici de l'exemple des lois du discours, à travers une notion

qui peut désigner le régime du verbe, l’intransitivité, la transitivité, la

transitivité à double complément, la construction avec ou sans particule, la

construction de certains noms dans le discours. A contrario on donne

l'exemple d'une mauvaise construction, l'emploi erroné du verbe ta®aòòâ,

déjeuner, pour montrer que c'est par le contexte, donc le discours que l'on sait

si les mots sont employés correctement ou non. Abû ©ayyân conte l' anecdote

suivante :

«Un homme de Rayy au noble maintien, occupant une position

sociale élevée et ayant une haute opinion de lui-même, déclara ce qui

suit :

Page 171: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 171 -

'' prends place afin de déjeuner de nous (tata®aòòa binâ) alors

qu’il voulait dire :

'' afin de déjeuner avec nous '', regarde ce [discours] absurde (al

mu™âl) qu’il a ainsi composé par ses paroles et l’intention signifiante

(murâd) qu’il a convoyée par son ignorance ! ». (I 102 – 103)

La faute commise porte sur un mauvais choix de régime pour le verbe

ta®addâ , incompatible avec le contexte, pour exprimer l'invitation à déjeuner,

on attendait la construction ta®aòòâ maìâ déjeuner avec, or la construction

utilisée aurait été correcte si elle s'était appliquée à des ustensiles utilisés dans

le déjeuner, elle est inapplicable à des animés, le discours n’a donc, en l’état,

pas de sens.

Mais Abû ©ayyân évoque aussi le ™ukm à un niveau général

'' le ™ukm change [dans le discours] en fonction de la diversité des noms (i¨tilâf al

asmâî).''

Il semble que le mot ™ukm soit aussi employé dans ce texte dans le sens

de statut, désignant d’une façon générale les phénomènes positionnels de la

syntaxe, '' la diversité des noms '' étant à interpréter comme la ''diversité de

leur localisation'', le mot ™ukm s'appliquerait à la fois au régime des verbes, et

au statut des noms, selon leur position syntaxique déterminée par leur

fonction grammaticale. Abû ©ayyân , dans son examen successif des parties

du discours, évoque donc d’abord le nom, dont le comportement syntaxique

varie.

Abû ©ayyân examine ensuite les modifications que peut exercer le

verbe sur l’ensemble du discours. Le verbe est, étymologiquement,

l’opération (fiì l) qu’il rend en discours. La signification du propos d’Abû

Page 172: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 172 -

Hayyân serait alors que le message tire sa multiplicité, autrement dit sa

richesse, de la diversité des opérations que décrivent les verbes :

''la parole comprise (mafhûm) est modifiée en fonction de la diversité des verbes

(i¨tilâf al afìâl)''

Nous pouvons formuler l’hypothèse qu’Abû ©ayyân désigne ainsi les

différences de contexte créées par les utilisations diverses des particules, en

liaison avec un nom, ou dans la portée d’une forme verbale, comme c’est le

cas dans l’exemple des formes verbales ta®aòòâ bi et ta®aòòâ maì â .

Enfin, Abû ©ayyân clôt ce propos général sur le discours par une

remarque que l'on peut intégrer à une conception de l'expression, qui en est à

ses débuts :

« Il suffit à honorer la balâ®a que tu ne puisses lui faire affront

que par elle même . Regarde comment son indépendance propre t'a

permis de la rendre autonome et de rendre autonome d’autres

disciplines ».(I 102)

La balâ®a est envisagée comme une discipline autonome, donc il peut y avoir

une bonne balâ®a et une mauvaise balâ®a qui ''lui fait affront'' . En

considérant qu'il y a une rhétorique qui forme une discipline à part entière, on

se donne les moyens de déterminer un terrain par rapport auquel fixer des

exigences : les exigences d'une bonne rhétorique qui obéira à un protocole.

5.2 La mise en place d’un protocole adéquat

La balâ®a n’est pas, par essence, inscrite dans un système de valeurs ,

elle n’est à l’origine ni bonne ni mauvaise, arme blanche ou noire, elle sait

Page 173: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 173 -

aussi bien rendre crédible le faux que le vrai, donner au faux la nature du vrai

(ta™qîq al bâ’il) et rendre vain le vrai (ib’âl al ™aqq). Moyen dépourvu de fin

propre, la balâ®a est présentée comme un instrument ballotté par l’incertitude

de ce '' bas monde '' dunyâ , confronté au ''bien'' ¨ayr comme au ''mal'' —arr.

Le point fort de cette défense de la balâ®a repose sur une mise au point

concernant son statut. On remarque que dans les propos précédemment tenus

par le secrétaire au sujet de la légèreté de la balâ®a et du sérieux du

™isâb, c’est le mot kitâba qui signifie à la fois ''secrétariat'' et ''forme

d'écriture'' qui est utilisé pour désigner les deux disciplines et non le mot ”inâì

a, art.

''le premier secrétariat (al kitâbatu-l-îûlâ) est sérieux (¶idd), le second est

plaisanterie (hazl)'' ( I 96).

La mention de la ”inâìa est retardée quelques lignes plus loin et

réservée au ™isâb dont Ibn ‘Ubaid dit que :

'' c’est un art (”inâìa) dont la finalité est connue (maìrûfat al

mabdâî)'' (I 96)

Autrement dit, le statut d' ''art'' ”inâì a est sciemment dénié par le

secrétaire à la balâ®a, alors qu’Abû ©ayyân reconnaît de fait le statut de

”inâìa aux deux disciplines. Mais chacune a une fonction particulière. Ce

point fait l’objet d’une insistance de la part d’Abû ©ayyân, car, pour lui, une

des caractéristiques principales de la balâga est que la pratique du discours

doit occuper tous les échelons du pouvoir et tous les domaines d’intervention

de l’Empire..

Page 174: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 174 -

Abû ©ayyân organise ce qu'il faut appeler sa défense et illustration du

discours dans un contexte où s'impose la nécessité de sa maîtrise toutes

chancelleries confondues. Les divan, c'est d'eux qu'il s'agit ici, constituent en

effet et le lieu d'intervention de l'Etat dans la vie de la cité, et le lieu de

l'exercice de la parole des préposés. Comme l’indique Robert Mantran dans

l’article divan de l’Encyclopaedia Universalis, le divan a d’abord désigné :

'' un registre, et de là, peu après l’avènement de l’islam, un bureau où étaient

enregistrés les individus ou les tribus faisant partie des troupes musulmanes (nous

ajoutons : aux temps des conquêtes) : le dîwân al ¶und (bureau de l’armée) a été le premier

divan ainsi créé. L’extension du domaine musulman a ensuite entraîné la constitution d’un

bureau des impôts fonciers ( dîwân al ¨arâ¶)129 qui est rapidement devenu le plus

important, puis d’autres bureaux ou services (chancellerie, Trésor, poste, dépenses, taxes

de douane).'' (Mantran Encyclopaedia Universalis article divan)

Cet historique succinct de la notion de divan éclaire la spécificité de

cette structure, les divan constituent les rouages de l’administration centrale et

conditionnent la vie publique de l’empire. A l’époque de l’écriture de ce texte,

époque du vizirat buyide, l’extension du domaine musulman est stabilisée,

notamment sous l’empire abbasside , où secrétaires et divans sont légion. Ce

texte de la 7ème Nuit prend naissance dans le cadre des événements historiques

qui ont présidé à la composition de l’ensemble du Kitâb al Imtâ' ; il n’est

compréhensible que si l’on a à l’esprit que la tutelle Buyîde qui gouverne

Bagdad à cette époque a maintenu le califat Abbasside, donc n’a pas rompu

avec ses structures étatiques, dont le divan.

Dans la culture arabe, médiévale notamment, on peut constater que la

parole apparaît comme le vecteur premier de la transmission, l'écrit

n'intervenant qu'en second lieu d'abord dans l'optique de conserver ce qui a 129

Fonction mentionnée par Tawhîdî dans le texte (I 98)

Page 175: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 175 -

été transmis oralement.. Car même si la communication est inséparable de

l’expression, l’oral et l’écrit ne transmettent pas le message selon des

modalités identiques. Dans la critique adressée à Ibn ìUbaid prétendant qu’un

discours peut être compréhensible et compris en dépit d’incorrections

grammaticales éventuelles (I 97), il y a en implicite, chez Abû ©ayyân, une

volonté de défendre le rôle de l’expression écrite dans l’argumentation. Ainsi,

l’emploi dans le texte du mot kutub livres, est important :

« Ne vois-tu pas les divans des comptables a besoin de rédiger des

ordonnances (kutub) sur tout ce dont il font la description (…)? Bien

plus, comment pourraient-ils travailler s’ils n’accordaient pas la priorité

absolue (taqdima) à ces derniers qui reposent sur le faire comprendre

(ifhâm) éloquent (balî®), la distinctivité limpide (al bayân al mak—ûf), et

la clarté des arguments (al i™ti¶â¶ al wâñi™) ». (I 97-98)

L’usage de kutub se rapproche ici selon nous du sens premier de kitâb,

qui est une pièce écrite, et peut être traduit, dans ce contexte, par ordonnance.

Abû ©ayyân semble ainsi assigner dans le Imtâì un véritable statut à l’écrit ,

c'est ce qu'il fait ici et qu'il fera aussi dans la 25ème Nuit en soulignant les

vertus de la prose, support de l’écrit, par rapport à la poésie, orale par essence.

Dans ce plaidoyer en faveur d’une rhétorique de l’écrit, on relève deux

maîtres mots du style de Taw™îdî employés quand il s'agit de mettre en avant

ce qui apparaît comme des priorités : d'abord, le mot taqdima , nom d’action

composé à partir de la racine QDM, souvent présente dans le Imtâì, qui dénote

la mise en avant, le fait de précéder, d’occuper la première place, et, de là,

l’idée de priorité qui doit être accordée aux morceaux écrits. On notera que ce

nom d’action n’est pas attesté par le Lisân al ìArab On relève ensuite, dans

cette même perspective, le mot madâr axe, pivôt, qui renvoie plus

spécifiquement au domaine des valeurs. En effet, il s’agit pour Abû ©ayyân

Page 176: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 176 -

de déterminer un programme évaluatif qui rende raison de ses choix.

L’écriture est une tâche indispensable pour le secrétaire-comptable qui oeuvre

dans des cadres différents de la communication orale. En privilégiant le

domaine de l’expression, le comptable, à l’instar des autres professions pour

lesquelles le langage n’est pas une fin en soi, s’insère dans une vision du

monde qui considère le langage comme l’instrument d'échanges qui relèvent

de l'écrit, comme les :

''correspondances (mukâtabât) qui se situent au-delà des codes d'étiquette (rusûm)

et des coutumes courantes (al ìâdât al ¶âriya) '' (I99)

et au delà, fidèlement au modèle d'adab que revendique d'Abû ©ayyân permet

l'accès à toute une culture, notamment celle des Anciens îal-awwalûn

Abû ©ayyân ne se contente pas d’inviter le secrétaire à la maîtrise de la

communication, indissociable de l’expression et de l’argumentation, mais il

l'invite aussi à maîtriser le langage de la profession, précisément ce langage

de la correspondance qui obéit à des règles et une forme de discours

spécifiques.

Le secrétaire-comptable ne s’adresse pas oralement à ses administrés,

de même qu’il n’est pas celui qui doit rechercher le 'beau langage'' en tant que

tel, pourtant l’expression, dans sa tâche, est une pièce maîtresse : Abû ©ayyân

accorde à l’expression un statut particulier, elle n’est pas une fin en soi, mais

elle est le moyen de toute fin. Dans la conception de l’expression, chez Abû

©ayyân, il y a l'importance d'une finalité, le laf est perçu comme ce qui rend

possible, sert, et donne accès de façon simple au maì nâ ; cette idée est déjà

présente dans la réflexion de Gâhiz sur le langage, ne serait-ce que par la

signification de la notion de bayân qui est le canal de la dispositio, de

l’argumentatio et de l’elocutio de même, les notions de fahm et de ifhâm,

Page 177: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 177 -

correspondent à un souci d’intelligibilité importante pour cette conception

nouvelle de l'expression qui commence à prendre forme. Il n’est d’ailleurs pas

un hasard que le bayân comme le fahm et le ifhâm soient des noms d’action

ma”dar comme pour mieux rappeler que tout usage du langage implique de

répondre d’actes.

Le secrétaire modèle est celui dont le discours et les tâches liées à son

champ d’action sont le reflet l’une de l’autre. Abû ©ayyân donne l’exemple

de la collecte des biens ¶aby al îamwâl et précise le rôle que doit y tenir le

secrétaire comptable :

'' Le secrétaire-comptable doit savoir où seront répartis les biens

[collectés] (wu¶ûh al îamwâl) de façon à ce que, une fois rassemblés et

collectés, le compte puisse y accomplir sa tâche"(I 98)

Il cite le cas des expéditions guerrières où l’on doit se répartir le butin

(fayî) constitué de territoires pris par force (îarñ al ìanwa) ou pacifiquement

(îarñ al ”ul™), déterminer les parts de butin qui reviennent au chef de l’armée

(”afâya) , et qu’il prend pour lui avant le partage, fixer le montant de l’impôt

de capitation, faire le décompte des garnisons130 (wañâîiì) , déterminer le

montant de l’aumône qui sera prélevée, à l’issue des expéditions guerrières,

sur le bétail : chameaux, ovins et caprins (”adaqât al îibil wa-l-baqar wa-l-

®anam) , récolter la dîme prélevée sur les commerçants (mâ yuî¨aòu min al

tu¶¶âr iòâ marrû bi-l-ìâ—ir), fixer la part de l’héritage de celui qui n’a pas

d’héritier (mîrâ◊ mân lâ wâri◊a lahu).

Dans toutes ces activités, la part du discours est déterminante, elle

prend la forme de la communication écrite par l’intermédiaire de la

130

« Troupes laissées dans un pays pour le garder ».Kazimirski

Page 178: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 178 -

correspondance (mukâtaba). Abû ©ayyân précise en effet que ces tâches ne

peuvent s’effectuer que par le recours au support écrit :

« Le secrétaire ne peut effectuer de collecte que par le biais de

pièces écrites éloquentes (kutub balî¶a), de preuves qui engagent (hu¶a¶

lâzima) , et d' expressions élégantes conforme au bon usage (la’âî if

mustaì mala). »(I 98)

Il y a donc, chez Abû ©ayyân, une insistance sur la place de l’écriture

dans l’activité du secrétaire, aussi bien du point de vue pratique lié à

l’exercice d’une profession que du point de vue de la mise en place d’un style,

l’aspect argumentatif ne se dissocie pas de son pendant esthétique.

Cette intrication entre la pratique du discours et l’activité du secrétaire

va se trouver reliée à une constante de l’écriture d’Abû ©ayyân, le rapport de

proportion entre des constituants. Abû ©ayyân s’appuie en effet sur une

technique qui consiste à déterminer des rapports d’équilibre ou de

composition entre des notions, à l’exemple de celles de balâ®a et de ™isâb, ou

celles de ìafw al badîha et de kadd al rawiyya dans la 25ème Nuit.

Certains passages du Kitâb al imtâ se caractérisent en effet par une

structure commune à pour aborder certains thèmes, par exemple le rapport du

divan à la balâ®a et au ™isâb. Ainsi, déclare Taw™îdî :

« L’argent est d’autant plus abondant qu’il repose sur ces divans

dans laquelle c’est soit la part de la balâ®a qui est la plus importante, soit

la présence du calcul qui est la plus manifeste, soit que les deux

s’équilibrent. » (I 99)

On retrouve un mode d’exposition similaire lorsqu’il s’agit d’évaluer le

degré d’improvisation dans le langage :

Page 179: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 179 -

« Le discours kalâm, selon notre maître Abû Sulaymân, émane,

en premier lieu, soit de la disposition innée (ìafw al badîha), soit du

travail de la réflexion ( kadd al rawiyya), soit est un composé des deux

(murakkab). » (II 132)

Cette démarche mérite analyse : il y a d'une part des alternatives, de

l'autre, leurs compromis. L'interrogation sur la place du langage dans

l’activité du secrétaire, Abû ©ayyân pose a contrario l'hypothèse qu'une part

de l’activité du secrétaire ne relèverait pas directement du langage : faire des

calculs. Mais là encore, la maîtrise de la langue dans laquelle on s’exprime est

aussi importante que la compétence que l’on doit avoir dans sa profession, et

l'alternative n'est que de façade. Car dans le passage où Abû ©ayyân déclare

que :

'' C'est soit la part de la balâ®a qui est la plus importante (immâ

îan yakûn ha al balâ®a fîhâ ak◊ar), soit la présence du calcul qui est la

plus manifeste, (immâ îan yakûna a◊ar al ™isâb fîhâ aÂhar) soit que les

deux s’équilibrent (immâ îan yatakâfaîâ). '' (I 99)

c'est la dernière proposition qui prime, c'est à dire le souci de cet

équilibre entre la pratique d’une profession et la maîtrise du langage, qui est

aussi souci de la mesure et des proportions. C'est le point essentiel de la

conception du rôle du secrétaire, dont la maîtrise de la profession est

impérieusement liée à la maîtrise du langage laquelle est, à son tour,

impérieusement liée à une somme de connaissances dont Abû ©ayyân

entretient son interlocuteur et son lecteur dans le portrait du secrétaire idéal.

Page 180: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 180 -

6. La figure du secrétaire idéal

Abû ©ayyân prend appui sur l'exemple du secrétaire-comptable pour

évoquer la figure du secrétaire idéal, qui présente les caractéristiques de

l’honnête homme arabo-musulman :

« (...) Le secrétaire n’est parfait (kâmil) et digne (musta™iqq) de

porter ce nom que s’il se fait porteur de ces charges (aìbâî) 131, et qu’il

lui adjoint des fondements de la théologie (u”ul al fiqh) mêlés à leurs

corollaires (furûì) , des versets du Coran contenant l’étendue [de sa

propre exégèse]132, de nombreux récits historiques (a¨bâr) dans des

domaines (funûn) variés qui seront à disposition (ìudda) si besoin est,

cela ajouté à des proverbes courants (am◊âl sâîira), des vers inédits

(abyât nâdira), les plus beaux passages [des textes] (fiqar badiìa),

l’expérience du monde, les témoignages des cénacles (ma¶âlis), une

graphie (¨a’’) semblable à de l’or frappé (tibr masbûk) , une expression

(lafÂ) semblable à une étoffe tissée (wa—yun ma™ûk), c’est pourquoi, dans

ce métier (”inâìa), le secrétaire parfait (kâmil) se fait rare.'' (I 100)

Dans ce passage, il y a quelques précisions importantes sur le ''bagage''

du secrétaire, assez varié : on pourrait dire qu'il doit maîtriser plusieurs

langages : la théologie, langage parmi d’autres langages, se présente comme

une discipline indispensable, placée en tête des disciplines énumérées sans

doute parce qu’elle est l’outil qui donne latitude au secrétaire pour trancher

les cas juridiques multiples qui se présentent à lui de façon pratique, les

''versets du Coran contenant l’étendue de sa propre exégèse'' : c'est une

démarche herméneutique individuelle, digne d’intérêt parce qu’elle rappelle

131

i.e la double maîtrise de sa profession et des enjeux de la balâ®a. 132

Mot à mot ''son degré de pénétration dans ce domaine '' (siìatuhu fîhâ)

Page 181: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 181 -

'' l’effort d’interprétation personnelle '', (i¶tihâd). Cette attitude intellectuelle

connut son apogée sous le calife Abbasside al-Maîmûn (813-833) qui soutint

les muìtazilites, tenants d'une démarche ''rationaliste'' héritière de la

philosophie grecque s’appuyait sur la falsafa pour interpréter le Coran, mais

connut rapidement sa fin sous le calife al Mutawakkil avec notamment

l’interdiction de l’utilisation des courants philosophiques étrangers comme

supports de l’exégèse coranique. Aussi, l’insistance sur la compréhension

individuelle profonde des versets du Coran constitue-t-elle une innovation

importante car elle s’inscrit à contre courant du mouvement de l’histoire, Abû

©ayyân donne une vision atemporelle de son programme humaniste.

Le secrétaire-honnête homme possédera également la connaissance des

a¨bâr récits et anecdotes, donc d’un genre littéraire aux contenus variés

(funûn —attâ). Abû ©ayyân évoque ensuite d’autres formes de discours : le

fragment à visée édifiante (ma◊al), et le vers poétique (bayt) . Un double

exercice est requis, d’une part, la maîtrise de paroles populaires célèbres qui

font référence à une connaissance partagée, de l’autre, celles de paroles de

poètes qui témoignent d’un discours réservé à une élite, Abû ©ayyân parle ici

de vers rares, ainsi, le secrétaire-modèle sera celui qui possède une capacité

d’adaptation à des contextes d’énonciation différents, tantôt mettant en oeuvre

un savoir répandu au sein du peuple, la ìâmma , tantôt des connaissances

uniquement partagées par l’élite, la ¨â””a. Le secrétaire modèle est également

celui qui a su opérer une sélection des meilleurs vers d’un discours, le terme

fiqra, qui désigne à l'origine les plus beaux passages d'un vers133, désigne

aussi, en général les plus beaux passages ''d'un morceau, d'un discours''

(Kazimirski)

133

'' Le meilleur vers d’un poème est appelé fiqra, par comparaison avec la vertèbre fiqra dorsale '', dit le Lisân al ìArab ( wa a¶wadu baytin fi-l-qa”îda yusammâ fiqra ta—bîhan bi fiqrati-l-Âahr )

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- 182 -

Le Kâtib conforme à la vision d’Abû ©ayyân est d’autre part un

secrétaire qui '' a fait ses preuves ''. Abû ©ayyân emploie le mot ta¶ârib,

expériences, flanqué du qualificatif maî¨ûòa, ici, habituel, accoutumé, le

secrétaire modèle se reconnaîtra donc par l’expérience pratique répétée et

ininterrompue qu’il a de sa profession. Le versant ''cumulatif '' du savoir

précédemment exposé ne se sépare pas de l’exercice de terrain. Pas plus

qu’un secrétaire-modèle ne saurait être un secrétaire novice, il ne peut être un

simple apprenti-savant qui se limiterait à emmagasiner des connaissances.

La tâche pratique du secrétaire est soulignée par l’attention accordée à

une facture formelle : la forme de l’écriture : le secrétaire doit avoir le souci

de sa graphie qui doit ressembler à de l’or frappé (tibr masbûk), de même,

nous avons dit que l'attention portée au contenu du discours chez Taw™îdî ne

se fait pas au détriment de la forme de l’expression : les mots sont comparés à

une étoffe colorée tissée (wa—yun ma™ûk) . L’image de l’étoffe colorée est

réemployée dans la 25ème Nuit lorsqu’il s’agit de comparer la prose et la

poésie, deux étoffes se ''disputent'' ala concurrence de cet imagerie destinée à

faire ressortir la supériorité de la prose sur la poésie ; cette même étoffe

colorée (wa—y) est assimilée au discours en prose (al kalâm al man◊ûr), et

l’étoffe à rayures (al munayyar al mu¨a’’a’), assimilée au langage poétique

(al kalâm al manÂûm) :

« Ahmad ibn Muhammad, secrétaire de Rukn al Dawla, tint les

propos suivants :

''- Le langage en prose (al kalâm al man◊ûr), est semblable à une

étoffe colorée (wa—yun), tandis que le langage poétique (al kalâm al

manÂûm) est semblable à une étoffe à rayures (al nayyir al mu¨a’’a’). Or,

le tissu coloré plaît (yarûq) davantage que beaucoup d’autres.'' » (II ,

235)

Page 183: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 183 -

L’évocation de l’étoffe colorée wa—y est intégrée au discours

concernant les secrétaires dans le Imtâì sous deux angles, par l’intermédiaire

du portrait du secrétaire modèle de cette 7ème Nuit, ou dans les propos de la

25ème Nuit qui correspondent aux propos d'un secrétaire : Ahmad ibn

Mu™ammad al kâtib.

Abû ©ayyân concentre ensuite plus spécifiquement la réflexion sur ce

que l’on pourrait appeler le témoignage historique de modèles d’éloquence.

Le premier est la personne du secrétaire Gaìfar ibn Ya™yâ qui se rapproche le

plus du secrétaire parfait, lequel se fait rare (ìazza-l-kâmil fî hâòihi al ”inâìa).

Les qualités de ce secrétaire sont évoquées sous le signe du patrimoine

commun aux Arabes. On se réfère à un ensemble de références partagées qui

s’enracinent dans une histoire commune. Tout d’abord, parlant de la nécessité

pour le secrétaire de posséder un certain nombre de proverbes courants, Abû

©ayyân identifie la maîtrise de l'apophtegme qui est celle de •aìfar ibn

Yahyâ134 à celle de Sahbân, personnage de la tribu Adnânite des Wâîil ibn

Qâsi’, qui harangua une assemblée pendant une demi-journée sans se servir

deux fois du même mot. '' [Son] éloquence entraînante a passé en proverbe '',

note Kazimirski. Ainsi, Abû ©ayyân déclare, à propos de •aìfar ibn Yahyâ :

''Son éloquence est Sahbânite'' (balâ®atuhu sahbâniya) (I 100)

L’évocation de ce secrétaire dans ces termes permet le renvoi au savoir

partagé qui est le mode de fonctionnement du dicton, Sahbân est célèbre pour

son éloquence, il s'agit d'une forme spécifique d’éloquence : l’éloquence

oratoire d’un tribun, le personnage de Sahbân a construit sa réputation en

haranguant la foule, c’est un praticien de la parole publique, autre dimension

134

il est probable qu'il s'agisse du secrétaire •aìfar ibn Yahyâ al Barmakî, secrétaire bagdadien de la célèbre famille des Barmécides.

Page 184: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 184 -

qu’Abû ©ayyân intègre dans l’édification du modèle du secrétaire. Ainsi, un

nouvel aspect de la balâ®a est envisagé : le discours ex catedra.

L’inscription du modèle du kâtib dans un référentiel historique est

rattachée à un autre modèle, le modèle grec, abordé sous l’angle du

gouvernement (siyâsa). Se référant toujours à •aìfar ibn Yahyâ, Taw™îdî dit

de lui :

'' Son gouvernement est Grec (siyâsatuhu yunâniyya)'' (I 100)

C'est la dimension politique de la réflexion d’Abû ©ayyân, au sens

originel du gouvernement de la cité, avec ce qu'elle implique comme

conception du pouvoir, qui sert ici de référence. Abû ©ayyân vient ici ajouter

une autre dimension à la figure du gouvernant, celle du sâîis , du gouverneur

en acte qui s’acquitte de la pratique institutionnelle dont il est investi, et invite

ainsi à réfléchir sur le rôle de la pensée grecque dans l’émergence de cette

figure du politique. En effet, Abû Hayyân touche à un traitement du rapport

politique de la Cité arabo-musulmane à la Cité Grecque qui, à notre

connaissance est inédit. Car si la question de l’héritage Grec a été largement

abordée du point de vue de la pensée, l’influence de la Cité Grecque sur la

Cité Musulmane, au niveau institutionnel notamment, en particulier à travers

l’organisation de la démocratie Athénienne, semble avoir été davantage

occultée. Par exemple, le passage de l'ouvrage de Mohammed Arkoun sur

l'humanisme arabe, ''de la cité grecque à la cité musulmane'' se limite, de son

propre aveu, à un ''essai d’explication sociologique''.

'' Rappelons les termes de notre problème, précise M.Arkoun, il

s’agit de définir les conditions économiques et socio-politiques qui, dans

la Cité-Etat gérée par les Bûyides, ont favorisé la résurgence et le succès

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de la sagesse inaugurée dans l’antique cité grecque, cultivée et remaniée

par la tradition hellénistique. '' ( Arkoun 1982 p.161)

Ce propose résume clairement l’orientation généralement prise par les

études consacrées à la place et à l’influence de l’héritage grec dans la pensée

arabe. L’héritage est évalué à l’aune de la façon dont la société arabo-

musulmane a acclimaté ce qu’elle a pu recevoir de l’extérieur. Evoquant

l' ''émergence et succès de la sagesse inaugurée dans l’antique cité grecque '',

M.Arkoun entend retracer la figure du ™âkim, du pesrsonnage à la fois sage,

juste et docte, bel esprit épris de lettres et de philosophie, mais quel est

l'articulation de ce modèle d'adab au double sens de belles lettres et de bonnes

meours, avec le gouvernement de la Cité?

L’expression siyâsatuhu yunâniyya, citée dans cette 7ème Nuit donne la

mesure de l’intérêt porté par Abû ©ayyân aux considérations sur la vie

politique de la cité, il y a là une piste de travail réelle, qui dépasse le cadre de

notre recherche, sur les interactions entre la pensée politique arabe et la

pensée politique grecque.

Une autre caractéristique est à mettre en relation avec cette édification

d’un portrait du secrétaire-modèle à partir d’ une galerie d’exemples-témoins

nés du témoignage de l’Histoire. Elle est cette fois inhérente à la civilisation

arabo-musulmane et constitue ce que l’on pourrait appeler le modèle irakien.

7. Le modèle Irakien, du

secrétaire modèle à l’idéal du adîb

A propos de son secrétaire modèle, Abû ©ayyân déclare :

'' Son naturel est Irakien (—amâîilihu ìirâqiyya)'' (I 100)

Page 186: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 186 -

Le substantif —amâî il désigne le naturel, les qualités innées. Il convient

donc de préciser ce qu’Abû ©ayyân entend par ce ''naturel irakien''.Un

parcours du Kitâb al Imtâì permet de rassembler des éléments susceptibles de

définir cette attitude. Il faut d’abord distinguer Irakiens et Bagdadiens, en

effet, parmi les recommandations adressées au début de l'ouvrage, par le vizir

Ibn Saìdân à Abû ©ayyân au sujet des comptes-rendus de séances qu’il

s’apprête à effectuer, figure l’exhortation à tenir loin de soi le tafannun des

Bagdadiens :

'' Eloigne toi du tafannun des Bagdadiens (daì ìanka tafannun al

ba®dâdiyyîn)(I 19)''

c’est à dire d'une pratique consistant à osciller constamment d’un sujet

fann à un autre , autrement dit la digression, le Lisân al ìArab donne comme

définition du tafannun :

''On ramifie le discours (al ra¶ul yufannin al kalam), c’est à dire

que l’on embranche sur un sujet puis sur un autre (fann baìda fann), et le

tafannun est l’action correspondante ''.

Quelles sont alors les qualités qui constituent a contrario ce ''modèle

Irakien '' ? Elles sont à nouveau significatives d’un rapport spécifique au

langage dont témoigne, par exemple, la 4ème Nuit, à travers les paroles du

secrétaire buyide Ahmad ibn Mu™ammad, secrétaire de Rukn al-Dawla :

'' Si nous voulions être justes (law an”afnâ), nous prendrions pour

exigence (iltazamnâ) l’avantage (maziyya) que les Irakiens possèdent sur

nous dans la finesse de leurs dispositions innées (’âbì la’îf), la simplicité

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- 187 -

de leur entrée en matière [dans le discours] (maî¨ad qarîb), le caractère

adéquat de leur prose rythmée et rimée (sa¶ì mulâî im), leur recours à

des mots plaisants (laf mûniq), leurs compositions de discours agréables

(taîlîf huluww) (...) l’enchaînement harmonieux agréable à l’oreille

(muwâlat maqbûla fi-l-samì) , qui subjugue les coeurs (¨âliba li-l-qalb,

stimule l’esprit (ìâbi◊a bi-l-rûh), augmente la raison (zâî ida fi-l-aql),

avive la flamme de l’inspiration (mu—ì ila li-l-qarîha) et témoigne de la

vertu des belles lettres (fañl al adab) . '' (I64)

Ce passage nous semble important parce qu'il donne des indications sur

ce qui a pu constituer, pour Abû ©ayyân, ce que nous avons appelé ''le

Modèle Irakien '' en inscrivant la figure du secrétaire idéal dans la pratique du

discours. C'est cette idée que nous voudrions à présent développer.

7.1 La notion de ’’’’abìììì

Abû ©ayyân commence par aborder ce modèle d’éloquence, en faisant

appel à la notion de ’abì qui se rapproche de la muse du poète, de

l’inspiration de celui qui compose, de la disposition innée. Le ’abì est

revendiqué par Abû ©ayyân comme nécessaire à celui qui prétend œuvrer

dans le domaine des lettres, l'idée de disposition est affirmée dans plusieurs

endroits du Imtâì, par exemple avec le badîha l'improvisation. Le ’abì n’est

pas une notion inconnue aux temps d’Abû ©ayyân, comme le souligne Issam

Baha dans une article de la revue Fu”ûl : Abû Hayyân al Taw™îdî : al kalâm

ìalâ-l-kalâm Ce chercheur explique, dans une analyse de la notion de badîha ,

à partir d’un passage de la 25ème Nuit (II 132) que cette dernière s’insère dans

un champ lexical familier de la critique littéraire arabe ancienne dans lequel la

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- 188 -

notion de ’abì est dominante. On peut établir un rapprochement étroit selon

lui entre badîha et ’abì :

''badîha, dans le langage d’Abû Sulaymân, se présente comme un terme (mu”’ala™)

synonyme (murâdid) de nombreux autres termes répandus dans la critique [littéraire] arabe

ancienne, dont le plus important et le plus utilisé est le terme de ’abì ''. (Fusul 184)

Le ’abì désigne les dispositions naturelles, lesquelles ne relèvent ni

d’un effort particulier, d’un quelconque travail de l’intelligence ou d’un

entraînement. Ainsi, poursuit Baha :

''Le ’abì, selon l’usage des critiques, signifie une disposition

innée (istiìdâd òâtî) chez l’homme de lettres adîb qu’il soit scribe

(kâtib), poète (—âìir) ou orateur (¨a’îb) qui non seulement ne présuppose

pas de méditation (taîammul) ou de réflexion (tafkîr), que la méditation

ou la réflexion dénatureraient (yufsiduhu), c’est un don (mawhiba) qui

prend naissance dans le naturel (—a¶iyya) ou, chez Abû Sulaymân et ses

émules, dans la spontanéité badîha.'' (Fu”ûl 184)

Isâm Baha insère la réflexion sur le ’abì dans une filiation qui rappelle

le —âì ir ma’bûì , le poète doué par nature, le poète né135, à travers les propos

tenus par Ibn Qutaiba sur cette figure du poète dans le Kitâb al siìr wa-l-

—uìarâî :

« Le poète né (al ma’bûì min al —uìarâî) est celui à qui la poésie

est octroyée généreusement (man sumiha bi-l-—iì r) qui a le pouvoir de

135

On peut remarquer que le fervent défenseur de la prose qu'est Abû ©ayyân fait appel à une notion qui s'applique, à l'origine, à la poésie. Loin de rejeter une tradition, Taw™îdî s'en inspire pour montrer que la poésie et la prose doivent chacune occupent la place qui leur revient, dans un modèle de culture. De plus, il rend extensible cette notion à l'origine appliquée au poète : la prose requiert, à un titre semblable, des dispositions.

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- 189 -

[composer] des rimes (iqtadara ìala-l-qawâfî), qui, dès le début (”adr) de

son vers, t’en donne à voir la fin (ìa¶uz)136, te montre dès l’ouverture

(fâti™a) du poème, sa rime (qâfiya) [le poète né est celui] à partir de la

poésie duquel tu peux déceler l’éclat (rawnaq) de la disposition innée

(’abì) et la manifestation ondoyante (wa—y) du naturel (®arîza) le poète

est [enfin] celui qui, mis à l’épreuve (umtu™ina), ni n’est paralysé dans sa

parole (yatalaì◊tam), ni ne se plaint (yattaòammar) . » ( cité dans Fu”ul

185)

Ce recadrage de la notion de ’abì dans un contexte antérieur intègre la

maîtrise du langage à une tradition l'idée est que le poète ma’bûì appartient à

une période où la langue arabe a été irrémédiablement dénaturée depuis la

disparition de la communauté linguistique de la prédication prophétique, le

souci demeure constant de retrouver un modèle se rapprochant le plus

fidèlement de cet état de la langue d' ''avant la chute''. L’Irak apparaît comme

un symbole de civilisation , une image de citadinité, le lieu qui aura le mieux

conservé la langue, pratiquée par les habitants autrement que dans les zones

périphériques, ainsi, déclare Abû ©ayyân :

« Les dispositions innées (’ibâì) de l’habitant des montagnes

(¶abaliyy) sont opposées (mu¨âlifa) à celles de l’irakien, car cherchant à

se mettre à la portée [de son interlocuteur] (muqâriban) agit par sauts et

gambades (ya◊ib)137 et échoue loin [du but] (yaqaì baì îdan). » (I 62)

Derrière cette insistance sur le primat des Irakiens sur la langue , il faut

sans doute également voir une attaque menée par Abû Hayyân, contre

136

Mot à mot : « celui qui te fait voir dès la première partie du premier hémistiche, le dernier mot de son vers » 137

Pour reprendre librement l’expression de Montaigne, pour lequel une telle activité est positive, à l’opposé d’Abû Hayyân.

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- 190 -

l’autorité Bouyide Perse qui a investi Bagdâd. Prôner l’imitation du naturel

irakien dans un contexte marqué par la perte d'influence du pouvoir central

d’origine irakienne et arabe de Bagdad est aussi une réaction de légitime

défense, mais le propos d’Abû ©ayyân se situe au delà puisque l'arrière plan

politique fonctionne comme un prétexte pour magnifier un modèle de maîtrise

de la langue, celui-là même dont furent issues les prestigieuses écoles de

grammaire de Basra et de Kûfa .

Le modèle irakien est aussi célébré à travers un personnage. Ainsi, le

secrétaire épistolaire (kâtib al in—âî) du Prince ìIzz al Dawla, Abû Is™âq, fait

l’objet d’un portrait élogieux antithétique des défauts du vizir Ibn al ìAmîd :

« les significations [de ses discours] relèvent de la falsafa

(maìânîh falsafiyya), et ses dispositions innées sont irakiennes (’ibâì uhu

ìirâkiyya) . » (I 67)

Mais on pourra objecter qu’Abû ©ayyân n’est pas Irakien, ni même

d’origine arabe, si l'on en croit la majorité des auteurs anciens qui ont fait de

lui :

« un Fârisi, originaire de cette province du Fârs dont le chef lieu

était la brillante ville de –irâz soumise aux influences ismâìîliennes et

—iìîtes » (Bergé 1979 p. 7)

à ce titre, on ne voit pas pour quelle raison il entreprendrait une telle

défense de l’Irak et des irakiens. Cependant, lorsque Yâqût mentionne –irâz

comme lieu de naissance hautement probable d’Abû ©ayyân, il précise que :

''Abû ©ayyân se rendit à Bagdad (qadima Ba®dâd) et y séjourna un certain temps

(îaqâma bihâ mudda) '' (Muì¶am al udabâî)

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- 191 -

ce qu’interprète légitimement M.Bergé comme :

''l’ascension normale du provincial attiré par la grande métropole,

siège du pouvoir central et centre d’activités privilégiées sur tous les

plans.'' (Bergé 1979 p.7)

7.2 L’arabité de

Taw™™™™îdî

L’intérêt manifesté par Abû ©ayyân pour Bagdâd intervient donc très

tôt dans son existence d’affirmer, à Rayy, après un long séjour à Bagdad, face

au milieu '' fortement iranisé de Rayy '' (Bergé) son attachement à la

Communauté des Arabes (ummat al ìarab) et de revendiquer son origine

irakienne. (…) :

« Il nous faut donc, tant que nous suivrons cette communauté- je

veux dire les Arabes- les imiter et suivre leurs traces sans déviation, ni

imprécision » (Bergé 1979 p.11)

Abû ©ayyân autorise lui-même à le considérer comme un arabe et, à ce

titre, sa défense de la langue arabe se trouver légitimée. Bien que penchant

pour son origine persane, Marc Bergé le présente comme un styliste et

humaniste arabe.138 La question des dispositions innées, du ''naturel irakien'',

semble s'intégrer au thème général que l'on retrouve chez Abû ©ayyân de la

138

Cf le sous-titre du travail de M.Bergé : Essai sur la personnalité morale et intellectuelle d'un grand prosateur et humaniste arabe engagé dans la société de l'époque bouyide, à Bagdad, Rayy et Chiraz, au IVème/Xème siècle.

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- 192 -

défense de la langue arabe en réaction contre les étrangers perses ou buyides,

que l’on retrouve dans une certaine mesure dans les propos tenus par le

grammairien Sîrâfî au logicien Mattâ ibn Yûnus dans la 8ème Nuit Mais la

question du ’abì au delà de son aspect polémique s'ériger en qualité

primordiale du balî®.

Car l' idéal du balî® se décline en un certain nombre de manifestations

du ’abì comme le maî¨aò qarîb, la simplicité de l’entrée en matière dans le

discours : le qualificatif qarîb est souvent utilisé par les auteurs médiévaux, le

mot qarîb connote l’idée de proximité de la signification, le souci de la mettre

à portée et s’oppose à baì îd , qui renvoie au contraire à l’éloignement de la

signification, c’est à dire à son manque de simplicité. On retrouvera ces

qualificatifs dans maints passages du Kitâb al Imtâ' notammment à travers

l’expression taqrîb al baìîd ''le rapprochement de ce qui est éloigné en

matière de signification'' Ainsi , le grammairien Mubarrid, parlant de la

bala®a, use de cette expression :

« Il revient à la balâ®a (de cerner le propos par la signification

(i™â’at al qawl bi-l-maì nâ) de choisir le discours (i¨tiyâr al kalâm) et la

composition adéquate (™usn al naÂm) de façon à ce que ce qui est

lointain soit rapproché (wa îan yuqarraba bihâ al baì îd) » (Al risâla fi-

l-balâ®a cité par Sammoud 1994 p.345)

De cette expression (taqrîb al baìîd), qui n’est pas rare dans la

réflexion sur le langage, Hammadi Sammoud fait, dans sa thèse sur la pensée

rhétorique des Arabes (al tafkîr al balâ®î ìinda-l-ìarab) le commentaire

suivant :

« Il s’agit d’une expression d’un degré d’abstraction extrême

(ìibâra ®âya fi-l-ta¶rîd) qui ne renvoie à rien de précis en dehors d’elle-

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- 193 -

même.(lâ tu™îlu ìalâ —ayî maÂbû’ ¨âri¶ahâ) C’est pourquoi elle peut-

être rattachée à diverses significations (maìânin —attâ) et interprétée

selon diverses méthodes. La fonction de l'art de la langue (waÂîfat al fann

al lu®awwî) se précise, par son intermédiaire, dans l’opposition inhérente

à ses deux pôles constituants (’arafân) qui se résume par l’idée que

l’inconnu (ma¶hûl) devient connu (maìlûm), le senti (ma™sûs), saisi par

l’intellect (mudrak), et que ce qui n’a pas de forme (mâ lâ —akla lahu)

acquiert une forme fixe (yu”bi™u òâ —akl) aux contours nettement définis

(yubayyinu ìan ™udûdihi). » ( Sammoud 1993 p. 346)

Le bagage du balî® fait la part belle aux exigences de qualité

esthétique , Abû ©ayyân mentionne le sa¶ì que l’on a coutume d’appeler

prose rimée et rythmée, que l’on pourrait également appeler prose poétique.

Le discours est donc aussi abordé sous l’angle de la forme, laquelle, tout en

ne devant pas compliquer la compréhension par une inutile complexité,

demeure, on le sait, une préoccupation qui égale celle du fond. C’est le sens

du qualificatif mulâîim apposé par Abû ©ayyân au terme sa¶ì qui renvoie à

l’idée de '' lier, réparer ce qui est cassé, de là réconcilier (…) mettre la paix''

(Kazimirski) et de là : faire concorder, ajuster. Le sa¶ì doit donc s’harmoniser

avec le contenu du discours. Les notions, voisines, de mulâîama, muîâ¨ât, et

de muwâîama sont familières du discours d'Abû ©ayyân, par exemple, sur la

rhétorique de la poésie dans la 25ème Nuit :

« Quant à la rhétorique de la poésie (balâ®at al —iìr) il faut que sa

syntaxe (na™w) soit recevable (maqbûl) que la signification (maìnâ) y

soit éclatante (mak—ûf) l'expression (lafÂ) exempte d'un lexique rare

(®arîb) (….) il faut aussi que le poème soit le lieu de la concorde

(muîâ¨ât) et de l’accord (muwâîama)» (II 141)

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- 194 -

Ces expressions, qui expriment la nécessité d'une intrication entre la

forme et le fond du discours condensent, d'une certaine manière, la position

d’Abû ©ayyân sur la question de l’expression, laquelle doit être à la fois

modèle de dépouillement, de clarté et de beauté. Ennemie du clinquant et de

l’afféterie (takalluf), l’expression, soucieuse de la forme et du fond, trouve sa

valeur dans un équilibre. C’est le sens des exigences revendiquées par Abû

©ayyân dans ce que nous avons appelé le modèle irakien.

Nous avons mentionné les substantifs muwâîama , muîâ¨ât dans la

25ème Nuit, Abû Hayyân utilise le substantif muwâlât .(I 64) S.Ammar et

J.Dichy précisent la signification du schème fâìala sur lequel sont construits

ces substantifs :

'' Son sens est, à l’origine, celui d’une action à transitivité

incertaine ; ces verbes sont presque toujours transitifs, mais le procès

qu’ils décrivent n’atteint pas toujours son objet. C’est pourquoi on trouve

avec ce schème des verbes décrivant un combat, une joute (au sens

physique ou non), on cherche à vaincre ou à atteindre l’adversaire, mais

l’on n’est pas sûr d’y parvenir. '' (Dichy Ammar p26)

On retrouve bien dans ces termes l’ idée de combat au sens non

physique, un combat dont l’objet est la mise en harmonie de la forme et du

sens, en langage moderne, de la production et de la réception, un ''combat à

l’issue incertaine '' au sens où les termes muîâ¨ât, muwâîamat, muwâlât

traduisent l’effort d’une recherche, mettent en branle un objectif, autrement

dit énoncent les conditions de possibilité du projet de l’entreprise rhétorique :

faire parvenir la signification de façon convaicante.

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- 195 -

7.3 L’entreprise

rhétorique et ses effets

L’entreprise rhétorique est une entreprise de séduction, Abû Hayyân le

sait, et en tire partie, à la différence, en occident, d’un Bossuet par exemple

qui assimilera cet aspect du langage au péché. Abû ©ayyân évoque un aspect

de la parole qui relève du pathos, qui traduit :

''[la présence de] l’homme dans le discours (…) la disposition du

sujet à être ceci ou cela (…) une disposition a être tel ou tel, qui le

particularise. [La pratique de la parole orale ou écrite] suppose que l’on

connaisse ce qui met en branle le sujet auquel on s’adresse, c’est à dire ce

qui le meut, ou plus exactement, l’émeut pour bien argumenter, donc

convaincre ''.(Meyer Introduction à la Rhétorique d'Aristote p 32)

L'idée des effets de l'argumentation est présente chez Abû ©ayyân, il

mentionne le cœur qalb siège des sensations et des émotions, l’esprit (rû™)

principe de vie, anima , la raison (ìaql), lieu de manifestation du logos . Si

l’on exclut le cas du soliloque qui demeure encore malgré tout une forme

d’adresse à un tiers, le discours s’adresse toujours à quelqu’un d’autre que

soi-même, il implique donc une connaissance de l’autre. Evoquant une

''rhétorique de la raison'' (balâ®at al ìaql) Abû ©ayyân précise :

« Il faut que la part du discours compris (na”îb al mafhûm min al

kalâm) parvienne à l’âme avant d'être entendue par l'oreille (asbaq ila-l-

nafs min masmûì ihi ila-l- îuòun). » (II 141)

On insiste sur le rôle du nafs, la psyché, qui met en valeur l'idée que le

discours, pour être compris, doit être d'abord intériorisé, autrement dit avoir

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- 196 -

fait l'objet d'une démarche réflexive Les facultés humaines qui entrent en jeu

dans la pratique du discours sont hiérarchisées : Abû ©ayyân précise par

l’intermédiaire de son maître Abû Sulaymân la nécessité de la précellence de

la dimension réceptive que fait naître la psyché nafs cette observation pose la

question des instances psychiques mises en jeu dans la réceptivité du

discours.L’enchaînement des mots caractéristique du discours des Irakiens est

tout d’abord décrit comme ''agréable à l’oreille '' puis est perçu sous le rapport

des effets qu’il provoque, il subjugue les cœurs, stimule l’esprit, le rûh-anima.

Mais Abû ©ayyân en prenant soin de souligner la primauté des facultés du

nafs-psyché nous amène à comprendre que le discours ne provoque pas l’effet

de subjuguer les cœurs ou de stimuler l’esprit anima parce qu’il est agréable à

l’oreille. A l’inverse, c’est dans la mesure où le discours subjugue les cœurs et

stimule l’esprit, c'est à dire qu'il s'est rendu capable, par sa facture, de faire

effet, du point de vue du contenu comme de la forme, qu’il est agréable à

l’oreille.

Ce ''modèle Irakien'' constitue au fond la répose d'Abû ©ayyân au

secrétaire Ibn al ìUbaId sur la question du discours : la maîtrise du discours

n'est pas une fonction parmi d'autres car tout se fait, dans le Gouvernement

par la parole, l'argumentation, qui fonctionne ici sur le mode de la réfutation,

consiste à défaire une conception de la maîtrise du langage comme un

domaine de compétence parmi d'autres. L'idée est d'imposer, dans la

formation du fonctionnaire des institutions, la nécessaire supériorité de la

maîtrise du langage sur tout autre domaine de compétence.

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- 197 -

CONCLUSION

1. Le modèle de culture de Taw™™™™îdî n'émerge pas

ex nihilo

On constate dans cette Nuit que Taw™îdî met la figure du secrétaire

modèle au service d'un modèle de culture. C'est une critique qui prend appui

sur le milieu dans lequel Taw™îdî a vécu : celui des kuttâb, l'attaque d'une

forme de culture tronçonnée, particularisée ne part pas de rien, on critique une

culture au service du pouvoir à laquelle on voudrait opposer un modèle de

culture complète, désintéressée. Cette opposition de front entre Taw™îdî et un

secrétaire comptable des institutions buyides n'est en fait réellement

explicable que si on la rattache au profond ressentiment qu'Abû ©ayyân

nourrit à l'endroit de l'administration du gouvernement. Le Taw™îdî qui

s'exprime dans cet entretien est le Taw™îdî qui a souffert d'avaoir occupé la

fonction de copiste auprès du secrétaire Ibn al ìAmîd, c'est le Taw™îdî qui

s'est amèrement indigné qu'on ne fasse pas sa place au adîb. Ce texte est un

des lieux les plus manifestes de la révolte de Taw™îdî, pour qui le modèle de

culture auquel il aspire est inséparable de son propre drame. Pour lui, l'adib

est plus proche du vizir que tout autre fonctionnaire, le adîb est ce personnage

au statut privilégié qui se tient derrière le kâtib al In—âî défendu dans le texte

et qui n'a pas à être comptable (™âsib), alors qu'au contraire, tout ™âsib doit

être adîb. Pour Abû ©ayyân, être adîb est une obligation qui s'impose à tout

secrétaire comme à tout vizir. Aussi, cette 7ème Nuit est à inscrire dans une

double perspective, un perspective personnelle, où Abû ©ayyân met en jeu sa

personne au sens pratique, réclamant pour elle la reconnaissance due par le

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- 198 -

pouvoir à l'homme de lettres, et une perspective institutionnelle, où est

réclamée la nécessaire reconnaissance au sein de l'institution du statut

privilégié du adîb, seul garant d'une culture universelle.

2. De la mise en place d'une éthique à la

question de la vérité

Mais Abû ©ayyân se fait également précurseur d’une réflexion sur une

éthique du discours qui pose en arrière plan la question de la vérité dans le

langage. Par vérité, on entend d'une part le respect d'une norme qui établit un

modèle, mais aussi, déjà, une vérité épistémologique qui commence à être

discutée : dans les modes d'approche du discours, est-ce une vérité antéposée,

comme celle de la langue révélée, qui seule a droit de cité, ou y a t-il place

pour une vérité construite, à partir d'une science héritée, comme peut l'être la

philosophie ?

Dans l’exposition de son programme de culture, Taw™îdî emprunte les

voies du débat, aussi bien sources d’une réflexion sur le langage en acte, c’est

le cas dans cette 7ème Nuit, que d’une discussion sur l’opportunité de la

présence de telle ou telle disciplines du savoir dans un tel programme, comme

la grammaire et la logique : c’est le sens de la rencontre entre le logicien

Mattâ ibn Yûnus et le grammairien Sîrâfî qui se tient dans la 8ème Nuit et que

nous analysons dans notre prochain chapitre.

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CHAPITRE 3 – Sommaire

Langue et logique dans la 8ème Nuit du Kitâb al Imtâì Introduction L’esprit de la 8ème Nuit Les principales articulations de la discussion Analyse du texte 1. Le cadre général 1.1 Le préambule 1.2 La logique selon Mattâ 1.3 Logique et morale 1.4 Logique et discours 2. La défense de la langue par l’argumentation dans la langue 2.1 Une pétition de principe 2.2 L’exclusivité de la langue arabe 2.3 Un débat qui fait problème Des grammairiens qui font de la logique sans le savoir 3. Les principaux enjeux de la 8ème Nuit 3.1 Le questionnement des savoirs 3.2 La problématique des mérites respectifs des nations. 3.3 Le conflit entre l’endogène et l’exogène 4. La place de la logique dans la pensée 4.1 Une intrication étroite entre les deux disciplines 4.2 Les ''énigmes'' de Sîrâfî 4.3 Des plans d’interprétation multiples

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- 200 -

5. Le double jeu et la parodie du grammairien 6. Une discipline assimilée : la position de Fârâbî 7. Une certaine conception du savoir 7.1 Une totalité 7.2 Nous et les autres 7.3 Langue et identité 8. Langue et logique 8.1 L’attitude de Sîrâfî 8.2 Les propos de Mattâ 8.3 Une attitude contradictoire ? Conclusion : La notion de masî ala et son opportunité dans la controverse entre Mattâ et Sîrâfî

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CHAPITRE 3

Langue et logique dans la 8ème Nuit du Kitâb al Imtâì

Introduction

L’esprit de la 8ème

Nuit

Chez Taw™îdî, la conception du langage est indissociable d'une

conception de la langue. En effet, quel message que Taw™îdî veut-il

transmettre sur la question du discours ? Bien que Taw™îdî n’ait pas vocation

à se comporter en grammairien ou en lexicographe, l’anthologie de l’activité

intellectuelle au IVème / Xème siècle que constitue le Kitâb al imtâì ne se

limite pas à un témoignage sur des discussions et réflexions organisées par

des personnages éminents du monde des lettres à la cour des différents vizirs

buyides : il exprime aussi une pensée affirmée qui prend position. Dans ce

chapitre, nous nous attacherons à mettre en valeur les enjeux posés par une

des Nuits les plus célèbres du Kitâb al Imtâì wa l Muîânasa, la 8ème Nuit, qui

porte sur le débat qui opposa le grammairien Abû Sa ìîd al Sîrâfî au le

logicien Mattâ ibn Yûnus al Qunnâîî autour du rôle de la grammaire et de la

logique, de leurs fonctions respectives et de leur utilité sur le plan de la

pensée. Dans ce débat sont exposés des enjeux culturels importants pour

comprendre le mode de pensée des milieux intellectuels au IV/Xème siècle.

Ces enjeux correspondent en effet à une époque, que l'on faire remonter dès

de la fin du IIIème/Ixème siècle avec, par exemple, al Kindî, période où le

rapport au savoir s’est défini, en particulier, en fonction de l'intégration des

disciplines du savoir étrangères, la logique en premier lieu. Cette époque est

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- 202 -

donc celle où un problème, qui s’est progressivement posé, culmine : quelle

attitude adopter face à l’affirmation de disciplines du savoir d’origine non

arabe, comme la logique grecque qui est au centre des débats dans cette 8ème

Nuit. Logique grecque et grammaire arabe, et au delà, philosophie et langue,

créent à partir de ce débat une problématique de civilisation centrale. La

question du rapport à la culture est intégrée à la confrontation de deux modes

de pensée divergents qui interrogent la culture arabo-musulmane face à ce qui

n’est pas elle. Cette donnée est à la source du débat qui oppose Mattâ,

symbole d’une culture héritée de la philosophie grecque et reçue par les

savants arabes, à Sîrâfî, qui se réclame d'un cadre de pensée arabo-musulman

pour refuser d'admettre l'intégration de la culture exogène.

Mais il importe de montrer, en premier lieu, que ce célèbre débat de la

8ème Nuit est préparé par tout le préambule du texte, qui se réfère à l’épître du

philosophe juif ibn Ya ‘îs. Celui-ci prétend qu’il existe une voie facilement

accessible pour parvenir au bonheur, qui repose sur :

"la connaissance de la nature, de l’âme, de la raison et de la divinité" (I

106)

Cette mention n’est pas innocente, car l’on y retrouve l’influence

platonicienne qui s’est exercée au sein des milieux intellectuels de Bagdad

contre les logiciens qui apportaient un enseignement aristotélicien nouveau et

suspect. Nature, âme, raison et divinité fonctionnaient comme autant d’entités

intelligibles, tenues à l’écart du monde sensible qui cadraient avec un mode

de pensée familier, parce que, comme le souligne M.Mahdi, Platon parvenait

à des "vérités rationnelles" en accord avec "le dogme religieux". (Language

and logic in classical islam p.59) Le préambule de cette Nuit va orienter la

lecture du débat entre Mattâ et Sîrâfî parce qu’il oppose, au fond, une vérité

aristotélicienne à une vérité platonicienne. La première préfigure celle de

Page 203: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 203 -

Mattâ, la seconde, celle de Sîrâfî. Car les logiciens, visés dans le texte par

l’expression a”™âbunâ (I 104), sont ceux qui vont à l’encontre de la vérité de

la religion, celle qui avait pourtant balisé clairement la voie du bonheur. En

faisant de la logique leur métier (maksaba), ils ont prodigué un enseignement

inutile, mais ils ont surtout hérissé d’embûches le chemin de la vérité (’ara™û

al —awk fi-l-’arîk) parce qu’ils se tiennent à l’écart d’une vérité révélée. Le

personnage de Mattâ est ce faisant présenté dans un bien piètre état, dictant

ses enseignements sur des feuillets en contrepartie d’un dirham d’al-Muqtadir

alors qu’il est saôul, sans lucidité aucune (sakrân lâ yaìqil). L’exposé fait de

Sîrâfî un défenseur de la religion et de la vérité tout ensemble, qui s’inscrit

dans le droit fil des positions d’Ibn Yaìî— ,et de Mattâ, un adversaire des trois

pris ensemble. Sîrâfî relaye le point de vue d’Ibn Yaìî— car le langage

commun est ce qui permet pour lui de parvenir facilement à connaissance de

la vérité, suivre la voie tracée par Aristote est une démarche infondée par qu’il

n’ y a pas une nation apte plus qu’une autre à la connaissance du vrai.

Nous avons opté pour une analyse en deux temps de cette Nuit. Dans un

premier temps, nous analyserons le texte de la controverse à partir des

conceptions de chacune des parties en présence dans le débat sur la

grammaire et la logique. Nous examinerons également comment les propos de

Sîrâfî font ressortir, sur le plan argumentatif, sa position tranchée contre la

logique.

Ensuite, nous tenterons de mettre en perspective ce débat en faisant

apparaître les questionnements qu'il soulève : d'abord, le problème de la

détermination de la relation entre la grammaire et la logique : exclusion ? ou,

au contraire, collaboration, voire complémentarité ? ensuite, pourquoi, comme

la rencontre entre Matâ et Sîrâfî semble nous y inviter, conclut-on

généralement à l’existence d’un ''conflit'' entre ''l’endogène'' et l’ ''exogène'' ?

par conséquent, quel retentissement peut-on attribuer à ce célèbre entretien

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- 204 -

sur la question des mérites respectifs des nations auquel se rattache la

question du rapport à l’autre ? Quel enjeu culturel pose la confrontation de

deux modes de pensée que tout semble opposer ?

A partir de cette analyse, nous aborderons une autre question

importante dans ce texte : le positionnement de Taw™îdî par rapport aux

questionnements présents dans cette Nuit : Taw™îdî s’inscrit-il, à l’instar de

Sîrâfî, dans une défense de la grammaire contre la logique, prétexte à une

défense et illustration de la langue et de l’identité arabes, ou prend-t-il au

contraire parti pour un autre mode de représentation du patrimoine culturel et

identitaire, à partir d’une culture qui perçoit le savoir dit exogène non comme

un corps greffé, mais comme assimilé et facteur, au même titre que les

sciences arabes traditionnelles, d'un progrès du savoir?

Nous proposons, avant d'entrer dans l'analyse du texte proprement dite,

d'en dégager les principales articulations, de façon à identifier les

circonstances et les axes de la discussion.

Les principales articulations de la discussion

Abû Hayyân explique d’abord à Abû-l-Wafâî al Muhandis qu’il a rapporté au

vizir Ibn Sa’dân, sous forme abrégée, la controverse qui a eu lieu entre le

logicien Mattâ ibn Yûnus et le grammairien Sîrâfî, dans le salon du vizir ibn

Furât. L’entretien lui-même a été rapporté à Abû ©ayyân par Sîrâfî et par ìAli

ibn ìIsâ .

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- 205 -

Le vizir ibn Sa’dân prend connaissance de la composition de l’assemblée qui

a assisté à l’entretien.Le vizir énonce les thèses de Mattâ et veut les voir

discuter .

Les propos du vizir suscitent certaines réserves dans l’assemblée que Sîrâfî

explique.

Sîrâfî entre en discussion avec Mattâ et lui demande de définir la logique.

Mattâ répond que la logique est un instrument qui donne une connaissance du

discours.

Sîrâfî répond que c’est la langue et la raison qui déterminent des valeurs pour

le discours. Au logicien, manque avant tout la connaissance de l’objet de son

discours.

Sîrâfî dresse un parallèle entre les objets sensibles (ma™sûsât) qui suivent

l’évaluation par la pesée (wazn) et les objets intelligibles (maìqûlât) pour

montrer que les deux catégories d’objets sont soumises à un mode

d’évaluation identique. (I 109)

Sîrâfî demande ensuite en quoi la logique regarde les Arabes (I 110)

Selon Mattâ, la logique investit les activités principales de l’esprit : le mudrak

et le maìqûl qui correspondent à la saisie (idrâk) par l’intellect (ìaql), elle

investit aussi les idées fugaces et les éclairs de l’esprit (¨awâ’ir wa sawâni™).

Pour Mattâ, la logique est universelle. (I 111)

Ces pratiques de l’esprit se produisent dans la langue d’origine (I 111) les

logiciens sont des falsificateurs, ce dont témoigne le recours de Mattâ, selon

Sîrâfî, à une langue morte

La traduction, d’après Mattâ, préserve contenus et significations.

A supposer que la traduction soit totalement fidèle, ce qui, pour Sîrâfî, est une

supposition fausse, Sîrâfî reproche à Mattâ, qui s’en défend, de consacrer

hâtivement la primauté scientifique absolue des Grecs. (l 112) Les Grecs sont

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- 206 -

faillibles, et Aristote, l’inventeur de la logique, n’a pas clos la disputatio

scholastique, qui permet de mettre à jour les divergences de points de vue, fait

de nature corroboré par l’inégale répartition (tafâwut) de la raison chez les

hommes (I 113).

Sîrâfî met Mattâ au défi de dégager les significations de la particule wâw à

partir d’une démarche rationnelle fondée sur la logique, Mattâ objecte que

cette question concerne la grammaire car la logique s’occupe de la

signification (lafÂ) et non de l'expression (maìnâ).

Pour Sîrâfî, c’est l’expression qui rend logique le discours. La logique du

discours exclut les contradictions sémantiques que pourrait faire apparaître la

logique comme science. Grammaire et logique possèdent une nature

commune.(I 115)

Sîrâfî différencie essentiellement l'expresssion (lafÂ) de la signification

(maìnâ) en faisant observer que l'expression est éphémère (bâîid ìalâ-l-

zamân) contrairement à la signification.

La seule connaissance des parties du discours ne constitue pas la connaissance

véritable de la langue, laquelle présuppose une approche construite sous le

regard de sa syntaxe et son organisation. (I 115). A l'instar des significations,

les principes (a™kâm) de la langue transcendent les langues, comment alors

passer la langue arabe par pertes et profits ?( I 116)

La démarche de Mattâ exclut l'apprentissage inné de la langue selon lequel on

parvient à l'acquisition des significations.

Les logiciens ne peuvent se prévaloir de surpasser les grammairiens dans la

connaisance de la particule (™arf), l'approche grammaticale de la particule par

la signification englobe l'approche positionnelle qu'en propose la logique.

(I 116)

Un point de discussion sur l'analyse de deux propositions : Zayd est le

meilleur de ses frères (Zaydun afñalu i¨watihi) et Zayd est le meilleur des

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- 207 -

frères (Zaydun afñalu-l-îi¨wa) montre que l'intérêt exclusif pour la

signification au détriment de l'expression manque l'opération qui permet de

faire du nom une catégorie. (I 119)

Pour la grammaire, la signification est affaire de correction phonétique et

syntaxique et de composition correcte du discours. Elle est liée à l'usage

(istiìmâl), critère d'appréciation ultime. (l 121) Quand bien même les idiomes

seraient différents, ils demeurent gouvernés par la transmission orale et

l'usage. Aussi, l'examen exclusif de la signification à l'aune de la spéculation

des logiciens occulte le rapport que les grammairiens ont établi entre la

signification et l'expression.

Par l'exemple du mot ◊awb vêtement, Sîrâfî montre que le mot correspond à

un processus et s'identifie dans sa matérialité phonique avec l'objet qu'il

désigne.

Sîrâfî présente deux autres points de discussion auxquels Mattâ ne répond

pas. (I 122)

A Mattâ qui lui objecte que son ignorance de la logique ferait pendant à sa

propre ignorance de la grammaire, Sîrâfî rétorque que le souci de la

signification et de l'usage constitue une préoccupation constante du

grammairien qui le porte à même de statuer sur la correction de la langue.

Sîrâfî s'adresse à travers Mattâ à l'ensemble des logiciens pour leur rappeler

que les termes utilisés par eux sont empruntés à la langue arabe. Ils ont fait du

Livre de la démonstration d'Aristote (Kitâb al burhân), à tort, l'alpha et

l'oméga de la connaissance, excluant par là même les ouvrages qui l'ont

précédé et ceux qui lui ont succédé.(I 123)

Billevesées et légendes sont les prétentions des logiciens à impressionner par

les termes qu'ils emploient et par leurs raisonnements. Alors même qu'en la

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- 208 -

personne d'al Nâ—iî Abû-l-ìAbbâs 139 on essayait de leur faire voir leur

aveuglement, ils ne l'ont pas compris, n'ont pas expliqué la signification des

formes verbales yafìal et yanfaìil pas plus que l’annexion (iñâfa), la

substitution (badal), la détermination (maìrifa), l'indétermination (nakira).

(l 124).

Pour Sîrâfî, agir ''selon la logique" (man’iq) ne se limite pas à faire usage de la

raison ìaql .Identifier la logique à la raison est une affirmation erronée car

celle-ci a d'autres significations. (l 125).

Sîrâfî explique à Matta que si on lui dit "sois grammairien, connaisseur de la

langue, éloquent", cela implique qu'il comprenne ce qu'il dit et qu'il se fasse

comprendre.(I 125)

Le rapport du mot et de la signification doit être un souci essentiel du

logicien qui doit ''déployer la signification '' (far— al maìnâ) et "aplanir

l'intention signifiante" (ba”’ al murâd)

Sîrâfî s'attaque ensuite à Mattâ ibn Yumûs en tant que chrétien. Sîrâfî

reproche à la logique de se satisfaire de la trinité chrétienne alors que pour lui,

elle constitue un paralogisme.

Mattâ est alors invité à résoudre deux problèmes spéculatifs portant sur

des phrases à double entente. (I 126).

Sîrâfî invoque une théorie de la signification qui s'oppose à la logique,

la signification et l'expression relèvent chacun d'une sphère différente,

l'expression, qui relève du discours, qui est un composé (murakkab), ne

saurait refléter parfaitement la simplicité des significations. Pour Sîrâfî,

l'erreur de la logique est de ne pas l'avoir compris.(I 126).

Suivent trois problèmes spéculatifs de nature philosophique.(I 127).

139

Poète de cour de Sayf al Dawla ( Yâqût 1605)

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- 209 -

Le rapporteur de la controverse, le vizir Ibn al Furât, intervient alors et

juge sévèrement les réponses de Mattâ à ces trois problèmes. Il rapporte

certains propos du logicien, d'autres, entendus sur lui, et les tourne en

dérision. (I 128)

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- 210 -

Analyse du texte

1. Le cadre général

Ce débat, institué par le vizir Ibn Furât, entre le célèbre grammairien

arabe Abû Saìîd al Sîrâfî et le logicien de renom, Mattâ ibn Yûnus al Qunnâîî

al Man’iqî, est destiné à présenter le logicien Mattâ comme un imposteur, tout

autant que la discipline qu'il professe. A la demande du représentant du

pouvoir, Sîrâfî va développer un point de vue qui consiste à:

"montrer l'inutilité parfaite de la logique et ses prétentions

abusives".140 (Elamrani-Jamal 1983 p.63)

Il s'agit en effet d'employer la manière forte pour confondre

l'interlocuteur. Pour ce faire, un puissant dispositif argumentatif, que cette

analyse s'efforcera de faire apparaître, est mis en place . Le cadre du débat est

successivement constitué de ses enjeux et du contexte polémique dans lequel

il s'inscrit, dans une certain forme de théâtralité, qui met le discours au service

d'un déséquilibre délibéré du rapport de force entre les deux interlocuteurs.

S'agit-il d'une controverse ?

C’est le terme de controverse qui est généralement choisi pour qualifier

la discussion qui oppose les deux protagonistes. Dans son ouvrage Logique

aristotélicienne et grammaire arabe, A.Elamrani Jamal, fidèle à la tradition

140

Cf Elamrani Jamal, Logique aristotélicienne p 63. Néanmoins, ce point de vue tranché qui couvre la grande majorité de la controverse n'est pas sans appel, par exemple lorsque Sîrâfî dit dans Imtâ' p 115 que la grammaire est une logique extraite de la langue arabe. (al na™w man’iq wa lâkinnahu maslû¨̈̈̈ min al 'arabiyya) et dans la Muqâbasa n°22: "al na™w man’iqun 'arabî, wa-l-man’iq nahwun ìaqlî", "la grammaire est une logique arabe, et la logique, une grammaire rationnelle".

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- 211 -

des commentateurs de ce texte, utilise ce terme dans son analyse de

l'entretien. Abû ©ayyân, dans son rapport de séance, utilise lui-même le mot

munâÂara :

" J'ai rapporté au vizir ibn al Furât une controverse (munâÂara)

qui s'est déroulée dans la séance (ma¶lis) du vizir Abî-l-Fath Ga'far ibn al

Furât" (I 107)

Mais cette discussion correspond-t-elle fidélement à la définition de la

controverse? La controverse implique que chaque partie puisse réfuter l'autre

de façon équilibrée, or, on note que, dans ce débat, Mattâ ibn Yûnus al

Qunnâîî ne fait qu'une seule réelle objection à son contradicteur, qui est en

fait une constatation :

"Si je t'exposais également quelques questions (masâîil) de

logique, tu serais dans le même état que moi". (I 122)

Jamais Mattâ ne contrebalance la discussion par une question. L’emploi

de l’expression joute verbale, pour qualifier ce débat, serait sans doute plus

adéquat que le terme de controverse, Taw™îdî choisit d'ailleurs de l'appeler

ensuite par le terme neutre d'histoire (qi””a):

''Quant à ìîsa ibn al —ay¨ al “âli™, il me raconta cette histoire

(qi””a), glosée (ma—rû™a) '' (I 108)

Sur l'injonction du vizir Ibn Al ìAmîd, Abû ©ayyân rapporte la

rencontre qui s'est tenue entre les deux éminences : le grammairien et le

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- 212 -

philosophe141, dans la Bagdad du IVème siècle, terre fertile pour l' étude des

disciplines de la connaissance. Abû ©ayyan nous dit au début de son récit que

cette controverse a été rapportée par deux protagonistes, Abû Saìîd (al Sîrâfî)

et ìAlî ibn ìIsâ (al Rummânî)142

En même temps qu'Abû ©ayyân mentionne que ìAlî ibn ìIsâ a rapporté

cette histoire de façon explicitée, glosée, ma—rûha , il ajoute que Sirâfi lui a

rapporté personnellement de brillants passages, (lumaì) de cette histoire. Cet

élément est d'importance, car nous avons là un propos rapporté à l'auteur du

Kitâb al Imtâì par le protagoniste principal du débat. Cette joute verbale est

donc rapportée par une personne de parti pris, événement qui constitue à lui

seul une pièce maîtresse en donnant un cadre polémique à la rencontre. Un

autre événement dessine lui aussi ce cadre, le vizir Ibn al-Furât invite Sîrâfî à

rabattre les prétentions de Mattâ ibn Yûnus; il ne s'agit pas d'un débat destiné

à un simple échange de connaissances, le vizir veut utiliser la grande érudition

de l'assemblée pour saper le discours de Mattâ, le débat ayant pour objectif

préétabli de mener le logicien à l'échec. A ce sujet, le texte du Kitâb al Imtâì

est tout à fait explicite : le vizir ne doute pas que se trouve dans l'assemblée :

"quelqu'un qui [ait] une compréhension profonde de ses paroles ,

puisse débattre avec lui, et briser ce qu'il professe"143 (I 108)

Ya-t-il encore débat dans ces conditions? Le vizir semble inciter ici à

davantage qu'une réfutation, et donc à déborder le cadre d'une controverse.La

141

A son sujet, cf ce que dit par exemple A.MEHIRI dans Les théories grammaticales d'Ibn Jinni p 49: "Bagdad était un centre où la logique d'Aristote était enseignée par le logicien Abû Bî—r Mattâ b.Yûnus ", et R.ARNALDEZ in Arabica 1962 p 366 : "Des centaines d’étudiants se réunissaient chaque jour auprès de lui pour l'entendre lire l'Organon". 142

Célèbre grammairien et logicien de l'époque, qui fut l'un des maîtres de Tawhîdî. On note donc que Tawhîdî fait à la fois rapporter l'histoire par un grammairien, Sîrâfî, et un logicien, al Rummânî. 143

Elamrani Jamal (1983, p.150) traduit cette expression par "rabattre ses prétentions" ce qui, selon nous, n'est pas assez fort.

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- 213 -

querelle cède la place au débat. C'est le vizir lui-même qui annonce les

présupposés de Matta, qu'il n'y a pas seulement à contredire mais à anénantir.

Autrement dit, c'est lui qui fixe les règles du jeu. Ibn al-Furât énonce en effet

des axes sur lesquels la logique intervient en tant que critère distinctif dans le

discours sur un plan moral144 et qui forment, selon lui, les présupposés de

l'argumentation de Matta.

1.1 Le préambule

Le vizir Ibn al-Furât, dans le cénacle duquel se déroule la

rencontre, n'annonce pas les thèses de Mattâ de façon innocente: elles

sont données sur un mode théâtral, le vizir s'adresse à une assemblée de

savants de renom de laquelle il souhaiterait voir se détacher celui qui

débattra avec Mattâ. Mais pas un des habitués du cénacle n'ose prendre

ce risque :

"Ceux qui se trouvaient là s'abstinrent d'intervenir, baissant les yeux" (I 108)

Sîrâfî lui-même n'est pas enthousiaste, comment l'être pour une pseudo

controverse qui se réduira au spectacle dans la mesure où l'objectif avoué est,

de toute façon, de faire pièce au logicien. Aussi, Sîrâfî demande au vizir

d'excuser une certaine frilosité de la part des participants :

"excuse (le peu d'enthousiasme) ô vizir, la science intérieure n'équivaut pas à la

science que l'on expose devant des oreilles tout ouïes, et des regards inquisiteurs,car cela

144

Avec les termes bien (¨ayr), mal (—arr), preuve (™ujja), doute (—ubha), on reste dans le projet général de l'époque, dont le retentissement est important dans le Imtâì, de proposer une éthique du discours, ce qui, du point de vue d'Ibn al Furât et Mattâ, est le rôle exclusif de la langue, non de la logique

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- 214 -

entraîne la crainte, laquelle paralyse, et mène à l'embarras qui, lui même conduit à la

défaite ." (I 109)

Tout se passe comme si Sirâfi avait parfaitement perçu l'intention d'Ibn

al-Furât et que comme à regret, il feignait d'opposer une ultime résistance à

l'invitation à diriger le débat. Car de même que le célèbre grammairien se fait

l'écho de cette protestation silencieuse, de même il est prévisible que le vizir

le désigne pour combattre les thèses du logicien Mattâ ibn Yûnus. On peut en

effet lire ces paroles de Sîrâfî, du point de vue argumentatif, dans le sens de la

fausse excuse à travers laquelle, tout en annonçant une série d'obstacles

apparemment rhédibitoires, le personnage se désigne lui-même pour tenir le

rôle qu'il voudrait refuser. Un tel procédé exprime un dépit caché : pour

Sîrâfî, s'excuser de n'avoir pas répondu à la requête du vizir revient à honorer

une simple marque de courtoisie. Sîrâfî n'est pas dupe de l'attente de ce

dernier qui veut utiliser son savoir pour faire pièce à Mattâ, il n'a en effet

jamais douté que sa notoriété et l'estime dont il est l'objet ne le rendent à

même de mener ce débat. Ce qui se produit en effet:

"Tu es l'homme de la situation Abû Sa'îd! Les excuses présentées

par toi au nom des autres rendent nécessaire ton propre triomphe, lequel,

grâce à toi, sera un bénéfice profitable à (toute) l'assemblée." (I 109)

Cependant, les propos de Sîrâfî laissent entendre qu'il aurait souhaité ne

pas prendre part à un débat au présupposé fixés par avance : assurer le

triomphe de la grammaire et la langue arabe et la défaite de la logique et de la

philosophie. C’est dans ce contexte que sont exposés les arguments du débat.

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- 215 -

1.2 La logique selon

Mattâ

Sîrâfî enjoint Mattâ de définir la discipline qu’il pratique et que le débat

met en question. Mattâ identifie la logique à un instrument (îâla) par lequel :

" on distingue le discours correct du discours incorrect, et la signification correcte

de celle qui ne l'est pas ’’. (I 109)

Mattâ présente certes cette démarche logique dans une terminologie

grammaticale courante, mais on peut penser qu’elle s’accorde avec un axe de

valeurs.

1.3 Logique et morale

Dans les Muqâbasât, à la Muqâbasa 22, Des parties communes entre la

logique et la grammaire (fî mâ bayna al-man’îq wal na™w min al munâsaba)

le philosophe – logicien Abû Sulaymân al Sijistânî, maître d'Abû ©ayyân qu'il

cite fréquemment, s'exprime sur la logique dans ces termes :

"un instrument qui permet de distinguer ce à quoi l'on confère une valeur de vérité

de ce à quoi l'on attribue la fausseté dans ce que l'on croit, ce à quoi l'on confère une valeur

bénéfique de ce à quoi l'on confère une valeur maléfique dans la façon dont on agit, ce que

l'on dit être vrai de ce que l'on dit être faux dans le discours (...) ". (Muqâbasa 22 p. 122)

On constate que la question de la correction de la langue, soulevée dans

le débat entre Mattâ et Sîrâfî à travers le '' discours correct '' et le ''discours

défectueux'', dépasse la question du discours pour prendre une dimension

éthique. Nous n'avons pas ici affaire à une définition de la logique, laquelle

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- 216 -

n'est pas envisagée dans la stricte perspective d'une discipline philosophique

et scientifique.145 A la valeur linguistique de l'appréciation du discours

s'ajoute la valeur morale d'une vision du monde.

Dans la critique du discours des auteurs médiévaux, il existe ce que

l'on peut appeler une convenance discursive, qui, en matière de discours,

établit "ce qui convient", ce qui est conforme à un ordre préétabli. Dans la

25ème Nuit, par exemple, l'objectif est, en évaluant les mérites respectifs de la

prose et de la poésie, de déterminer quelle discipline du discours est la plus en

accord avec un horizon d'attente moralement marqué.

On note ainsi que la logique s' inscrit dans un cadre moral général qui

englobe le discours et les actes, la séparation du "vrai" et du "faux" dans le

discours étant inséparable d'une évaluation de la conduite morale du locuteur.

1.4 Logique et

discours

Pour clore son argumentation, Mattâ a recours à l'image de la balance

(mîzân), par laquelle on distingue :

" ce qui pèse plus de ce qui pèse moins, et ce qui est plus léger de

ce qui est plus lourd." (I 109)

L'illustration par l'image est couramment employée par Abû Hayyân

dans le Imtâ' quelle que soit l'identité du locuteur et l'objet de son propos,

dans la 25ème nuit, on compare la prose (na◊r) avec une femme libre (™urra),

et la poésie (naÂm) avec une esclave (îâma) (II 134). Cette image de la

145

Dans le débat qui oppose Sirâfî et Mattâ, la logique est envisagée en acte, elle ne fait pas l'objet d'une définition, ceci, d'ailleurs, à l'instar des notions traitées dans le Imtâ '. Tout au plus peut-on en inférer certaines orientations.

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- 217 -

balance, employée par Matta pour étayer sa définition de la logique, est

réinvestie dans l'objection de Sirâfi qui l'utilise à la fin contraire : montrer que

la logique est loin d'englober la totalité du discours. Dans son argumentation,

Sîrâfî entend montrer que même si la pesée (wazn), autrement dit la pratique

de la logique, permet de connaître le ''pesé'' (mawzûn), autrement dit le

discours et la signification, elle ne permet ni de connaître l'essence du pesé

(¶awhar al mawzûn) ni sa valeur (qîma), ni "l'ensemble de ses propriétés qu'il

serait trop long d'énumérer '' (sâîir ”ifâtihi allatî ya’ûlu ìadduhâ). Pour Sirâfî,

l'essence du pesé, c'est l' ''essence'' du discours, qui rassemble tout ce qui est

lié à celui-ci : correction de la langue, relation entre expression et

signification, adéquation du dit aux circonstances du dire, usage

métaphorique, mais aussi valeur de vérité et de fausseté; Sîrâfî développe une

stratégie argumentative qui vise à présenter une vision totalisante de la langue

dans laquelle rien de ce qui la concerne ne doit échapper au périmètre

d'intervention du grammairien. Pour Sîrâfî, la logique est une science

purement abstraite et formelle qui ignore tout de la langue. Ainsi, Sîrâfî

affirme-t-il à Mattâ :

" la pesée sur laquelle tu t'es appuyé (…) ne t'a été utile que sous un seul rapport ".

(I 110)

La logique ne permet pas d'élaborer une typologie des discours, ce que Taw™îdî

pointera dans la 25ème Nuit sous l'appellation de types ñurûb de rhétoriques146.

"Quand bien même tu pourrais reconnaître ce qui pèse plus et ce

qui pèse moins, comment pourrais-tu identifier la nature du pesé

(mawzûn), savoir s'il s'agit de fer, d'or, de cuivre jaune, ou encore de

146

Dans la 25ème Nuit (II140)Tawhîdî s'essaie à une typologie des discours dans laquelle il distingue ''une rhétorique de la poésie, une rhétorique du discours oratoire, une rhétorique de la prose, une rhétorique de l'apophtegme (...) une rhétorique de l'improvisation, une rhétorique de l'interprétation''. Quand bien même cette typologie ne correspond pas à une théorie du discours élaborée et systématisée, elle ne porte pas moins en germe les prémices d'une fine analyse argumentative du discours.

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plomb ? (...)Tout ce qui existe en ce monde n'est pas soumis à la pesée :

il y a ce que l'on pèse, il y a la mesure des substances sèches, la mesure

par la coudée, ce que l'on mesure pour en déterminer la superficie ". (I

110)". (I 110)

Autrement dit, selon Sîrâfî, la logique permet de décrire un discours, de

repérer une proposition composée de sujets et de prédicats, mais non d'établir

une typologie des discours.

Pour le grammairien Sîrâfî, seuls des faits de langue permettent de

déterminer des valeurs du discours, comme l'ordonnancement selon l’usage

(naÂm maîlûf) 147 et la vocalisation courante (iì'râb maìrûf ). Mais Sirafî

ajoute une restriction, pour lui, d'importance :

" (…) si c'est en arabe que nous nous exprimons (iòâ kunnâ

natakallam bi-lìarabiyya)'' (I 109)

Cette parole marque le début d'un débat de fond, pour le grammairien

Sîrâfî, on ne peut évaluer le discours dans une langue qu'à partir de cette

même langue. Ce qui exclut le recours à la logique, c'est qu'elle a été formée

et formalisée dans la langue grecque :

" si la logique a été établie conventionnellement par un homme de

la Grèce à partir de la langue des Grecs suivant leurs conventions

(is’ilâ™uh), ses règles et caractéristiques, d'où viendrait la nécessité pour

les Turcs, les Indiens, les Perses et les Arabes de l’examiner ? '' (I 110)

147

Elamrani-Jamal traduit ainsi; nous souscrivons à cette traduction. Le terme nazm désigne l'ordonnancement, l'agencement du discours, autre traduction possible, "le discours ordonnancé selon l'usage".

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- 219 -

Quant à la signification, elle relève de la ''raison'', c'est à dire de

l'intelligibilité du discours, non de la prédication logique :

"la signification corrompue est distinguée de la signification convenable par la

raison '' (I 109)

Pour Sîrâfî c'est par le raisonnement seul, que l'on sait si la signification

est correcte ou non. Pourtant, le raisonnement logique est un raisonnement

rationnel, il n'y a donc pas lieu d'exclure la logique du domaine de la raison.

Sirâfi cherche à contester le logicien sur son propre terrain, parfois avec

mauvaise fois, comme ici, lorsqu'il s'agit de masquer, pour les besoins de

l'argumentation, le fait que la démarche du logicien est une démarche

rationnelle. La raison, pour Sîrâfî, a d'abord le rôle de déterminer les

significations, qui relèvent de l’intelligible et de la permanence, face à

l’expression, qui relève du sensible, et du changement :

"L'antagonisme entre l’expression et la signification réside dans le

fait que l’expression (lafÂ) relève de la nature, et la signification (maìnâ),

de la raison, c'est pourquoi l'expression disparaît sous l'effet du temps,

parce que le temps suit les traces de la nature, et c'est pourquoi la

signification demeure (malgré) l'effet du temps parce que c'est la raison

qui dicte la signification "(I 115)

Sîrâfî conteste la démarche de Mattâ en divergeant à propos de la

nature des objets de la logique : ceux-ci ils sont au nombre des ''intelligibles

établis'' (al maìqûlât al muqarrara) donc relèvent d'un acte conventionnel ,

donc ne relèvent pas de la permanence des intelligibles, et n'ont pas un statut

différent des objets du monde sensible. Or la variété de nature des objets du

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- 220 -

monde sensibe ne permet pas de les uniformiser; en filigrane, apparaît la

réfutation majeure de Sîrâfî à Mattâ que la logique n'est pas universelle :

"Tout ce qui est en ce monde n'est pas soumis à la pesée, il y ar

terre le pesable, ce qui est mesurable par le boisseau , par la coudée, le

plan, ou ce qui est mesurable à vue d'œil ". (I 110)

Le conflit réside principalement dans une conception de la raison qui,

pour le logicien et le grammairien, n'est pas la même. Dans son article

Taw™îdî wâ suîâl al lu®a148, A.Messaddi évoque, sous le titre ''la question de

la raison'' suî'âl al ìaql la traduction, dans Taw™îdî, de l'opposition

intelligible/sensible (ìaql/ ™iss), par:

''l'opposition entre le signifié et le signifiant" (Fu”ûl 1995, p140)

que l'on retrouve lorsque Sîrâfî oppose la permanence des significations

à la mutabilité de l'expression, et donc, de la langue, idée que précise

Elamrani-Jamal :

« La preuve dans la grammaire est sensible(…), la preuve en grammaire est issue

de l’usage. La langue, par son rapport à la parole, est du côté du sensible » (Elamrani-

Jamal 1983 p.94)

C'est parce que les deux protagonistes sont en conflit de présupposés

que Mattâ n'a pas éclairé son interlocuteur : là où l'un considère la logique

comme une discipline qui attribue des valeurs au discours, l'autre invalide la

démarche parce qu'elle ne permet que la connaissance strictement formelle de

l'objet et ne prend donc pas en compte les faits d’usage propres à la langue.

148

Al-Taw™îdî wa suîâl al lu®a, Fu”ûl, n°3, automne 1995.

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- 221 -

Mattâ tente alors de compléter son propos, il évoque le caractère universel de

la logique qui consisterait à rechercher les fins intelligibles (al a®râd al

maìqûla) et à faire l'investigation (ta”affuh) des pensées fortuites (¨awâ’ir

sâniha)149 , comme l'opération d'addition, de quatre plus quatre donnée en

exemple.

Mais pour Sirâfi, l'exemple avancé par Mattâ, à savoir que le résultat de

la somme de quatre plus quatre est huit pour toutes les communautés

humaines est sous-tendu par une conception erronée des opérations de l'esprit.

La question sous-jacente de Sîrâfî est sur quels critères Mattâ se base-t-il pour

universaliser ainsi les intelligibles en prétendant qu'ils sont les mêmes pour

tous?

''En matière d'intelligibles, les hommes sont égaux'''' (I 111)

déclare Sîrâfî. En reprochant à Mattâ de fonder sur le sensible sa

conception des intelligibles, Sîrâfî lui reproche, en fait, de fonder les

universaux sur l'expérience. Ici encore, Sîrâfî attaque Mattâ sur son propre

terrain, il lui fait indirectement savoir que lui le logicien n’a pas compris ce

qu’un Fârâbî, par exemple, a parfaitement saisi dans sa glose du Peri

Hermeneias d’Aristote :

« Al Fârâbî explique dans ce livre que les expressions simples et composées150,

c’est à dire les mots et les propositions, sont considérés ''en tant qu’ils sont des imitations

des intelligibles, qu’ils jouent leur rôle et qu’ils les remplacent''. Aussi les mots et les

propositions sont pour le logicien les signes des intelligibles dans l’âme et non les signes

immédiats des sensibles ». (Elamrani-Jamal 1983 p 89)

149

Le texte dit, exactement, "la logique est une recherche des fins intelligibles est des significations appréhendées, et une investigation des pensées fortuites et des idées qui se présentent à l'esprit.".Cf Imtâ p 111 150

cf le ba”ît et le murakkab, fréquemment employés par Tawhîdî

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- 222 -

Mattâ semble en effet postuler que les intelligibles sont les signes

immédiats des sensibles, et que l’on peut projeter sur eux des faits

d’expérience comme les mécanismes arithmétiques, à partir desquels on peut

universaliser la somme de quatre plus quatre. Mais ni Mattâ ni Sirâfi ne

justifient explicitement, l'un, sa conception universelle des rapports de

proportion dans la somme arithmétique, l'autre, la réfutation qu'il en fait. Si,

implicitement, Sirâfi accorde à Mattâ que la logique est :

'' une recherche des fins intelligibles (a®râñ maìqûla) et des

significations saisies (par l'intellect) (maìânî mudraka)" (I 111)

-tout en se défendant d’accorder la primauté à la logique dans une telle

recherche- la suite du propos de Mattâ pose en revanche problème à Sîrâfî :

" la logique est une investigation des pensées fortuites qui se présentent à l'esprit. (I

111) "

Cette observation de Mattâ contribue à accréditer la thèse que, pour lui,

la logique dérive de l'expérience, elle est essentiellement empirique et c'est ce

qui fonde son caractère universel. C'est ainsi qu'il peut affirmer que le résultat

de la somme de deux et deux est identique pour toutes les nations. Mais Sîrâfî

objecte à Mattâ que les objets de l'intellect (al ma’lûbât bi-lì'aql), ce qui est

discutable, et les réalités désignées par les mots (maòkûrât bi-l-lafÂ), ce qui

l'est moins (l'usage est lié à une communauté linguistique donnée) ne relèvent

pas de l'universel. On retrouve ici la dichotomie entre l'expression et la

signification. Pour notre auteur en effet, la polysémie, l’homonymie, la

synonymie, à quoi peuvent renvoyer les ''voies divergentes '' (’arâîiq

mutabâyina) par lesquelles il caractérise ''les réalités désignées par les mots ''

ne constitue pas un fondement pour la signification, au sens où elles peuvent

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- 223 -

contrevenir au projet rhétorique d’Abû ©ayyân d’un discours clair qui refuse

le lexique rare (®arîb) ou l’ambiguïté. Il faut en effet se rappeler cette

recommandation du vizir Ibn Saìdân à Abû ©ayyân qui constitue une parole

majeure dans la conception tawhidienne du langage :

" ne t'éprends point du mot en faisant fi de la signification, ni de

la signification en faisant fi du mot" ( I 10)

Les objets de l'intellect (ma’lubât bi-l-ìaql), auxquels Sîrâfî assimile les

significations, non périssables (al maìnâ ◊âbi◊ ìala-l-zamân) (I 115), et les

réalités désignées par les mots (maòkurât bi-l-lafÂ) (I 111), qui relèvent du

sensible, appartiennent à deux ordres distincts, l'intelligible et le sensible,

thèse que le platonisme populaire en viguer à Bagdad à cette époque défend

fermement. Le reproche adressé à Mattâ est qu’il confond les deux plans en

attribuant à chacun une valeur universelle.

Sîrâfî indique que tous les objets de l'intellect n'occupent pas une

"position" (martaba) aussi claire que la somme de quatre plus quatre"151. Mais

plus largement, c'est la notion de signification qui est visée par le mot

maìqulât : comme l'a montré A. Messadi, on peut identifier chez Taw™îdî,

dans l'opposition ìaql/hiss, une correspondance entre intelligible et signifié et

entre sensible et signifiant152, et comme l'a montré A. Bahnasi153, l'intuition

™iss à l’expression lafÂ. Cette remise en cause d'une connexion entre le

sensible et l’intelligible, qui permet à Mattâ d'affirmer que la logique traite de

la signification et de l’expression, se fonde chez Sîrâfî sur un présupposé

151

Ibid 152

cf l'article de Fu”ûl précédemment cité. 153

cf article al ™adas al fannî ìinda Abî ©ayyân in Fu”ûl vol 14, n 3, 1995.

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- 224 -

fortement affirmé dans ce texte : c’est dans la langue naturelle, la langue

commune et ordinaire, que l’on maîtrise et que l’on analyse le discours.

2.La défense de la langue par

l’argumentation dans la langue

2.1 Une pétition de

principe

Pour Sirâfi, une simple opération arithmétique comme celle mise en

avant par Sîrâfî ne suffit pas à justifier les prétentions de la logique à

rechercher les "fins intelligibles et les significations saisies par l'intellect ",

c'est à dire, en matière de langage, des significations que l'expression va

exprimer. Pour le grammairien, la seule investigation opératoire est celle de la

langue :

"Si l'on n'accède aux fins intelligibles et aux significations saisies par l'intellect

(ma'ânî mudraka) seulement par la langue qui englobe les noms, les verbes et les

particules, le besoin de connaître la langue n'est - il pas une nécessité ? " (I 111)

Sîrâfî construit son argumentation sur un présupposé, la seule voie

d'accès aux significations est la langue (lu®a). En effet, ce propos repose sur

une prémisse à laquelle Sîrâfî présuppose que son interlocuteur a adhéré :

dans son discours, la conjonction "si" ( "si l'on n'accède aux fins intelligibles

(..) seulement par la langue") n'est pas hypothétique, dans l'esprit de

l'énonciateur, c'est une condition assimilable à une vérité d'évidence ; "si" a

ici valeur argumentative (on pourrait le gloser ici par "puisque") et sert à

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- 225 -

exécuter ce que Oswald Ducrot et Jean-Claude Anscombre appellent le mode

d'influence :

''On parle généralement (…) pour exercer une influence :

consoler, persuader, convaincre, faire agir, ennuyer ou embarrasser …

etc. Parmi ces différents modes d'influence, il s'en trouve que l'on peut

réaliser sans pour autant faire savoir que l'on cherche à les exercer. Pour

consoler quelqu'un, il n'est sullement nécessaire et il est souvent

déconseillé de se donner le personnage du consolateur. [Mais] il existe

aussi des influences qui ne peuvent être réalisées sans être déclarées. (…)

Outre le fait d'être déclaré, le mode d'influence (…) possède le trait

suivant : le discours en est non seulement le moyen, mais également le

terme. (…) L'argumentation, telle que nous la concevons, satisfait [à ces

deux conditions]. Pour nous en effet, un locuteur fait une argumentation

lorsqu'il présente un énoncé E1 (…) comme destiné à en faire admettre

un autre (…) E2. Notre thèse est qu'il y a dans la langue des contraintes

régissant cette présentation. Pour qu'un énoncé E1 puisse être donné

comme argument en faveur d'un énoncé E2, il ne suffit pas en effet que

E1 donne des raisons d'acquiescer à E2. La structure linguistique de E1

doit de plus satisfaire à certaines conditions pour qu'il soit apte à

constituer, dans un discours, un argument pour E2.'' (Anscombre

Ducrot,1995, p. 8)

Pour ces deux auteurs, on argumente selon deux conditions. La

première condition est que l’argumentation fait appel à des énoncés qui ne

peuvent se réaliser sans être déclarés : Sîrâfî déclare que les fins des

intelligibles et les significations saisies par l'intellect ne sont accessibles que

par la langue, ce qui influe sur la conclusion qu'il tire de ce postulat: " le

besoin de connaître la langue n'est-il pas une nécessité?" La seconde

condition posée par Ducrot et Anscombre est que le mode d'influence ne doit

pas être extérieur au discours, à la fois moyen et terme du mode d'influence.

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- 226 -

La première proposition de Sîrâfî :

'' Si l'on n'accède aux fins intelligibles (agrâd ma'qûlâ) et aux significations saisies

par l'intellect (ma'ânî mudraka) seulement par la langue…. ''

est destinée à faire admettre la seconde :

(…), le besoin de connaître la langue n'est - il pas une nécessité ?" (I 111)

en vertu d'un raisonnement hypothético-déductif qui repose sur le

présupposé que la langue est le seul accés à la signification. Si l'on se penche

sur le contenu de cet énoncé, on constate d'abord que concevoir la langue

comme unique voie d'accès au monde intelligible, c'est à dire ici de la

signification, par opposition au domaine du ™iss c'est à dire de l'expression,

pose problème du fait qu'il ne s'agit que d'une affirmation. Que signifie pour

Sîrâfî que :

'' L' on ne parvient [aux significations] que par la langue… '' (I

111)

cela signifie-t-il posséder une maîtrise pratique des significations, c'est

à dire s'exprimer? ou signifie-t-il uniquement en posséder une connaissance ?

L'emploi aussitôt après de maìrifa :

'' la connaissance de la langue n'est-elle pas une nécessité ? '' (I 111)

nous fait pencher pour la seconde hypothèse, Sîrâfî parle de

connaissance au sens philosophique du terme : la saisie des fins intelligibles

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- 227 -

(a®râd maìqûla). L'expression agrâñ maìqûlâ que nous traduisons, avec

Elamrani Jamal, par "fins intelligibles" est très large, elle est ici employée par

un logicien qui se réfère à la fin fin de la logique : l'organisation du

raisonnement formel . On peut interpréter la formulation :

'' la langue qui englobe les noms, les verbes, et les particules '' (I 111)

dans le sens de la langue entendue comme une entité globale possédant

les propriétés de rassembler noms, verbes et particules, et dans le sens d'une

langue en particulier qui remplit cette fonction. Or, le nom, le verbe et la

particule correspondent à l'appellation de parties du discours donnée par les

grammairiens arabes depuis Sibawayh154. Il s'agit bien, dans l'apologétique de

Sîrâfî, de défendre le privilège exclusif de la langue arabe face aux

prétentions de la logique, en consolidant, pour les besoins de son

argumentation, une opposition frontale entre les deux disciplines, alors même

que, lui comme tous les autres grammairiens de son époque, ont parfaitement

intégré la logique grecque.

2.2 L’exclusivité de la

langue arabe

Selon Sirâfi, la logique est morte parce que la langue grecque :

"a disparu depuis longtemps et que ses habitants se sont éteints " (I 111)

Pour Sîrâfî, les principes de la logique doivent être énoncés dans une

langue vivante, ce qui est contestable : les principes sont, par définition,

154

cf Sibawayh Kitâb t.I, chap I

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- 228 -

théoriques, et, à ce titre, relèvent d'une pratique formelle indépendante de la

langue, laquelle relève de l'usage. L'objection apportée ensuite par Mattâ

semble convaincante:

" Même si la Grèce s'est éteinte ainsi que sa langue, la traduction a conservé les

thèmes155 et respecté les significations ." (I p111)

Le propos de Sîrâfî, selon lequel c’est par la langue et elle seule que

l’on accède '' aux fins intelligibles '' et aux ''significations saisies par l’intellect

'' est argumentatif, il ne contient pas de vérité démontrée, Sîrâfî ne cherche t-il

pas à défendre la langue arabe de façon inconditionnelle, en occultant

sciemment, par exemple, la question de l' héritage ? On ressent dans ce

discours une tonalité polémique, que traduit notamment la forme de son

plaidoyer en faveur de la langue : par exemple par la tournure restrictive :

"On ne parvient (aux significations) que par la langue" (I 111)

Sirâfi passe totalement sous silence que la civilisation arabo

musulmane au IVème/Xème siècle se nourrit de la philosophie et des

philosophes grecs, auxquels le Imtâì et les Muqâbasât font souvent référence.

Un des points de discussion majeurs est la mise en question du rôle de la

logique grecque dans le savoir linguistique, et de son universalité puisque

pour Sîrâfî, l'argumentation de Mattâ ne saurait être considérée autrement que

s’appliquant à la langue grecque, dont elle est prisonnière. Au sens restrictif et

connoté du terme man’iq que, pour Sîrâfî, Mattâ lui associe, Sîrâfî oppose un

autre sens qui le sépare de ses résonances grecques en soulignant que la

logique relève, comme la grammaire, de la langue. Ainsi, logique et

155

Nous pensons que le mot garad peut être ainsi traduit, dans le sens de agrâd al si'r ( thèmes de la poésie).

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- 229 -

grammaire se distinguent non pas par l’aspect particulier de l’une, universel

de l’autre –c’est l’argumentation de Mattâ, mais par le fait, interne à la

langue, que la première relève de la ''signification rationnelle '' (al maìnâ al

ìaqlî) et la seconde de '' l’expression naturelle '' (al laf al ’abîìî) Sîrafî fait

ainsi observer à son interlocuteur Mattâ ibn Yûnus que :

« La grammaire (na™w) est une logique (man’iq), mais elle est abstraite de la langue

arabe (maslû¨ min al ìarabiyya) et la logique (man’iq) est une grammaire (na™w,) mais

elle est rendue intelligible par la langue (mafhûm bi-l-lu®a). La différence entre

l’expression (lafÂ) et la signification (ma ìnâ) est la suivante : l’expression (lafÂ) est

naturelle (’abîìî), alors que la signification (maìnâ) est rationnelle (ìaqlî) » (I 115)

Il y a, implicitement contenue dans ce propos, l’idée que les penseurs

arabo-musulmans n’ont pas attendu la logique d’Aristote pour mettre en place

une démarche rationnelle : la langue, parce qu’elle est expression et

signification, la leur offrait, dès lors qu’adopter une démarche rationnelle,

c’était opérer a posteriori le travail de réflexion sur la signification des termes

employées de façon naturelle et innée. Il faut bien voir que Sîrâfî ne rejette

pas la logique, lui qui a, comme le rappelle H.Hamzé156, explicité les quatre

cas de figure possible de la relation sujet prédicat que Sibawayh n'avait fait

que mentionner dans son Kitâb :

''Sîrâfî dit, dans sa glose de la section consacrée au sujet et au prédicat dans le

Kitâb de Sibawayh :

- il y a, sur cette question, quatre cas de figure (wu¶ûh), mettons les au jour :

- le plus satisfaisant est que le sujet signifie ce dont on parle, l'information et le

prédicat, ce à quoi l'on applique cette information (al mu™adda◊ ìanhu)

156 cf H. Hamzé ìawda ilâ-l-musnad wa-l-musnad ilayhi, Lyon CRTT, 1997,p.4

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- 230 -

-Le second cas de figure est que l'on suppose ce qui suit : il s'agit de la section qui

concerne ce qui est prédiqué à quelque chose (al musnad ilâ al —ayî), et ce à quoi l'on

prédique cette chose (al musnad òalika-l-—âyî ilayhi), on aurait élidé le premier terme pour

ne conserver que le second , [étant entendu que] chaque terme est nécessaire à l'autre,

chacun est prédiqué à l'autre, parce qu'il a besoin de l'autre, et ne se complète que par lui

(lâ yatimmu illâ bihî)

-Le troisième cas de figure est que le sujet occupe, toujours, dans l'ordre, la seconde

position, et le prédicat, la première, semblablement à ce qui est construit et ce sur quoi on a

construit, en ce sens que le premier terme serait le prédicat, ou ce sur quoi on a construit, à

partir du moment où tu l'as apporté et en as fait le fondement (a”l) de ce qui le suit , et ne

l'a construit sur rien d'autre avant; tu as ensuite apporté ce qui vient après, qui a besoin de

ce qui le précéde, il en est ainsi devenu le corollaire. ( farì)

-Le quatrième cas de figure est que le sujet soit toujours le premier terme, le

prédicat toujours en seconde position […] et que le sujet et le prédicat aient le statut

(manzila) des termes de l'annexion (al muñâf wal muñâf ilayhi) '' (–ar™ al Kitâb 3/60, cité

par H. Hamzé, 1997, pp. 3-4)

Ce passage du –ar™ al Kitâb de Sîrâfî prouve que ce grammairien qui

argumente face à Mattâ contre l'utilité de la logique, pratique lui-même

parfaitement cette démarche par ailleurs. Il y a simplement que Sîrâfî récuse

une stricte héllénité à la logique, et il le fait au nom de la langue, on peut

reformuler le discours de Sîrâfî autrement : la grammaire est une logique et la

logique est une grammaire parce que toutes deux émanent de la langue arabe.

Or, en conclut implicitement Sîrâfî, la logique qui émane de la langue arabe

dépasse la logique aristotélicienne . Le terme de logique, tel qu’il est employé

par Sîrâfî, recouvre en effet une acception plus large qui nous donne une

indication importante sur la conception de la philosophie grecque chez les

penseurs arabo-musulmans. Celle-ci n’est pas assimilable à une nouvelle

discipline susceptible de combler un vide dans la pensée, c’est un des enjeux

principaux de la 8ème Nuit que de le montrer, l’un des reproches majeurs que

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- 231 -

Sîrâfî adresse à Mattâ est qu’en s’adonnant à la logique, c’est à dire à sa

propre conception de la logique-la logique grecque aristotélicienne- il ne fait

que s’adonner à la langue grecque . Autrement dit, Sîrâfî et, sans doute avec

lui, à travers cette critique du logicien aristotélicien Mattâ, Taw™îdî, veut

véhiculer l'idée essentielle que c'est par la langue et seulement par elle que se

forme l’esprit philosophique. C’est dans cette perspective qu’il faut placer la

défense de la langue arabe dans l’oeuvre de Taw™îdî, aussi bien à travers

l’exemple de la logique que, plus largement, dans son œuvre, comme en

témoigne la fréquence du mot lu®a dans le Kitâb al Imtâì.

On touche ici au débat de fond: s'il ne peut y avoir désaccord sur le fait

que l'intellect englobe la saise elle-même et ce par quoi la saisie s'effectue,

c'est sur la nature de ce par quoi la saisie s'effectue qu'il y a discordance : un

des enjeux principaux de la discussion entre Mattâ et Sîrâfî porte non par sur

la saisie des intelligibles, qui s’effectue pour chacun des protagonistes par le

ìaql, mais sur ce au moyen de quoi cette saisie a lieu : pour l'un, c'est la

logique qui rend possible la saisie du monde par l'homme, pour l'autre, c'est la

langue et la langue arabe. Chacun se sert de l'intellect pour référer, pour ce

qui est de Sîrâfî, à un ordre de vérité antéposé parce qu'il exclut ce qui vient

du dehors : la logique grecque, et pour ce qui est de Mattâ, à un ordre de

vérité qui se voudrait à construire, mais qui relève du plaidoyer, non du

raisonnement.

De la plupart des propos tenus par Sîrafî dans ce texte, pour ne pas dire

de tous, se dégage l’image d’un grammairien tout puissant, défenseur de la

langue et légitimé par le pouvoir, en la personne du vizir Ibn al-Furât. Alors la

question se pose : pourquoi avoir mis en scène un grammairien aussi puissant

et un logicien à ce point affaibli ? Car rien ne nous prouve que la rencontre a

réellement eu lieu, ni qu’elle s’est bien déroulée comme l'a rapporté Abû

Page 232: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 232 -

©ayyân. Par contre, quelques éléments pourraient nous permettre de conclure

à une prise de position d’Abû ©ayyân sur cette controverse.

2.3 Un débat qui fait

problème

Des grammairiens qui font de la logique sans le savoir

Ce célèbre débat souvent analysé ou cité en référence dans de

nombreux ouvrages consacrés à l'étude de la pensée arabo-musulmane peut-

être considéré comme un débat faussé . Pourquoi cet entretien donne-t-il la

part aussi belle au grammairien dont la supérirorité sur le logicien apparaît

quasi absolue ? Une réponse est possible si l'on se penche sur le contexte

culturel d'une société qui, au IVème/Xème siècle, doit maîtriser une relation

ardue, voire conflictuelle, avec son héritage non arabe. Dans un tel contexte,

l'autonomie de la grammaire et de la logique l'une par rapport à l'autre a été

considérée comme devant aller de soi, même chez un Fârâbî, pourtant loin

d’occulter le rôle de la logique et d’en nier l’utilité. Pour ne citer que cet

exemple, les catégories de la logique n'ont pas été explicitement considérées

comme des catégories également utilisées par la grammaire. Ainsi, l’étude de

la relation prédicative chez Sibawayh adopte une démarche que l'on

qualifierait sans mal de démarche logique, puisqu'elle fait intervenir la

proposition, composée du sujet et du prédicat, lesquels, dit Sibawayh :

" ne sauraient se disepnser l'un de l'autre, et sont donc

incontournables pour le locuteur ''. (Kitâb I /23)

Page 233: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 233 -

L’analyse du noyau de la phrase nominale, formé de l'inchoatif

(mubtadaî) et de l'informatif (¨abar) relève aussi de la logique :

'' le nom inchoatif (al ism al mubtada'), et celui construit (mabniy)

sur celui-ci comme lorsque tu dis: « Abd Allah (est) ton frère », ou

« celui ci (est) ton frère .» '' (Kitâb I / 23)

Car le procédé analytique de Sibawayh est celui de l'introduction des

variables : par exemple, au sujet et au prédicat peuvent correspondre la

séquence inchoatif / informatif :

''sur ce modèle , [il y a] le nom inchoatif et le nom construit sur

lui, comme lorsque tu dis : '' ìAbdallah est ton frère'' , ou : '' c'est ton

frère . '' (Kitâb I/23)

ou la séquence nom (ism) / verbe (fiìl) :

'' Par exemple : « Abdallah part » : au verbe doit être nécessairement associé un

nom , de même qu'il fallait une information (îa¨ar) au premier nom dans l'inchoatif. ''

(Kitâb I /23)

Un tel procédé est, pour Blanché, "la plus fondamentale" des deux

"innovations capitales" apportées par les Premiers Analytiques d'Aristote :

« L'introduction des variables, c'est-à-dire la substitution, à une

proposition concrète telle que "l'homme est mortel", du simple schèma

formel de cette proposition, dont le contenu a été évacué "A est B" ou,

comme dit plutôt Aristote, "B appartient à A, est prédiqué de A »

(Encyclopaedia Universalis article Logique)

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- 234 -

Les deux notions de musnad et de musnad ilayhi apparaissent bien

comme des variables, avec comme ''substituts'' "le nom inchoatif" et le "nom

construit sur celui-ci (al îism al mabniy ìalayhi) ainsi que le verbe ( al fiìl) et

le nom (al îism). Sibawayh, que l’on a pu considérer comme le fondateur de

la grammaire arabe, adopte une démarche logicienne par excellence. Aussi,

notre hypothèse d’interprétation de ce texte est que les propos de Sîrâfi sur la

primauté absolue de la grammaire en matière de langage sont radicalisés pour

les besoins de la joute verbale.

Dans la suite de cette étude, nous voudrions élargir la réflexion en nous

interrogeant sur les principaux enjeux culturels de ce texte. Nous estimons en

effet qu'il fait apparaître un certain nombre de perspectives qui permettent de

repenser le problème de la radicalité des positionnements en faveur de la

grammaire et contre la logique, tel que cette 8ème Nuit s'en fait l'écho. La

question se pose en particulier au niveau du point de vue de Taw™îdî sur ce

problème, nous nous sommes demandés en introduction de ce chapitre si l'on

pouvait considérer que Taw™îdî se rangeait avec Sîrâfî aux côtés de ceux qui

considèrent que la logique grecque constitue une menace pour la langue et la

culture arabes ou si, à l'opposé, ce texte fonctionne comme un anti-modèle à

travers lequel on montre qu'une telle radicalisation dans le discours de Sîrâfî

se détruit d'elle-même, tant elle feint d'ignorer que la logique grecque est un

instrument de base pour les grammairiens arabes.

3. Les principaux enjeux

de la 8ème Nuit

La 8ème Nuit du Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa examine un thème

fondamental pour la question du langage au IVème siècle, la question du

rapport de la grammaire à la logique, question qui, en arrière plan, en pose

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- 235 -

une autre, celle de la relation d'un savoir philosophique à la langue . Dans la

rencontre entre le grammairien al Sîrâfî et le logicien Mattâ ibn Yûnus, la

discussion se fonde sur un présupposé clair : l’incompatibilité de la langue

arabe du Coran avec la rationalité de la philosophie . Abû Saìîd al Sîrâfî (897-

979) est une des figures de la grammaire arabe au IVème/Xème siècle, auteur

d’un commentaire du Kitâb de Sibawayh et d’un ouvrage sur les traditions

des grammairiens basrites, a¨bâr al na™wiyyîn al ba”riyyîn, nous le voyons

ici défendre la thèse de l’exclusivité de la langue arabe dans l’examen du

discours (kalâm) Logique grecque et grammaire arabe s’inscrivent dans une

perspective qui leur confère le statut de deux disciplines autonomes . Le cadre

de réflexion qui s’esquisse ici concerne la relation d’un art formel, la logique,

avec une langue naturelle, la langue arabe, et d’une science, le langage, à la

pensée, dans un contexte culturel de questionnements des savoirs lié aux

discussions des cénacles.

3.1 Le questionnement

des savoirs

La rencontre entre Mattâ et Sîrâfî témoigne de l’interpénétration à cette

époque des disciplines du savoir portant sur la langue et de la philosophie. Le

travail effectué par les commentateurs Alexandrins sur les textes d’Aristote

qui ont pénétré les milieux intellectuels de l’Empire arabo-musulman par

l’intermédiaire de la traduction constituent la materia prima de nombreux

débats d'intellectuels au IVème/Xème siècle. Les textes d’Aristote étudiés

portent autant sur la logique, les formes du raisonnement, hypothético-

déductif, syllogistique, dialectique, que sur des savoirs touchant à la langue,

comme la rhétorique, et la poétique, et les topiques du discours. C’est

pourquoi nous sommes enclins à nous demander si l’opposition violente entre

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- 236 -

Mattâ et Sîrâfî que nous dépeint Abû ©ayyân n’est pas moins une opposition

sur le fond qu’une opposition sur la forme, car si la grammaire et la logique,

font l’objet d’un égal intérêt à l’époque, on peut soutenir l’idée qu’ Abû

©ayyân se situe au delà d’une querelle qu’il sait stérile, cette confrontation

peut être considérée, dans cette mesure, comme un témoignage concernant

une certaine forme de débat qui pouvait avoir lieu dans les cénacles du

IVème/Xème siècle157, destiné à informer d’une pratique courante à l’époque,

la tenue de débats opposant les tenants de disciplines du savoir.

Abû ©ayyân ne pouvait ignorer l’importance de l’héritage grec à son

époque, et donc la place de la logique dans la pensée arabo musulmane. Un

aussi grand déséquilibre dans les propos de chacun des protagonistes de cette

controverse est donc problématique. On est en droit de se demander si la

discussion, dans l’hypothèse où elle aurait existé, c’est par exemple la thèse

soutenue par Versteegh qui situe le débat '' en 932 dans la capitale Abbasside

Baghdad '' (Vesteegh 1997 p 54), s’est réellement déroulée telle que nous le

rapporte le Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa . Mattâ fait partie des célébrités

intellectuelles de l’époque, les étudiants se pressent de toutes parts à ses

leçons de logique, il est donc troublant que, confronté à non plus célèbre que

lui, il apparaisse autant démuni. C’est pourquoi nous pensons que le texte du

Kitâb al imtâì est soit une reconstruction de la rencontre, si celle-ci a

réellement eu lieu, soit un texte de fiction dans lequel Abû Hayyân reprend

l’opposition de cliché entre les constituants endogènes de la culture arabo-

musulmane et ses constituants exogènes.

157

Dans les premières pages du Kitâb al Imtâì Abû Hayyân , en comparant le cénacle majlis d’Ibn Sa dân à d’autres cénacles,et en nous indiquant ainsi, per incidens, que les cénacles avaient coutume de se réunir pour deviser sur des matières intellectuelles, nous laisse penser que les débats du type de celui qui opposa Mattâ à Sîrâfî étaient une pratique courante.

Page 237: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 237 -

3.2 La problématique

des mérites respectifs

des nations.

Ici nous tenterons de répondre à une interrogation incontournable : de

quelle manière Taw™îdî s'est-il fait l’écho du rapport difficile que les penseurs

arabo-musulmans ont pu entretenir avec l’héritage grec ? Passer cette

interrogation sous silence reviendrait à oublier que ce texte célèbre est extrait

du Kitâb al Imtâ' wa-l-Mu'ânasa, c'est à dire qu'il émane de toute façon de

l'auteur Tawhîdî -quel que soit le degré de transcription ou de réécriture du

texte- la deuxième hypothèse étant la plus vraisemblable.

Le problème que pose la logique, science émanant de la philosophie

grecque, transmise par la traduction, s’inscrit dans un débat dont les enjeux,

au IVème /Xème siècle, sont connus : c’est le fameux débat culturel porté à

l’origine par le mouvement persan de la —uì ûbiyya qui trouve ses

prolongements dans le contact des civilisations arabo-musulmane et grecque.

Abû ©ayyân vient ici se positionner dans un contexte extérieur au cadre

objectif et critique, le problème prend incontestablement une dimension

ethnique et l’enjeu, de la part d’Abû ©ayyân, penseur dont on a pu

s’interroger sur l’origine Persane ou Arabe158 mais dont la fréquentation

précoce des milieux milieux intellectuels de Bagdad nous inclinent à analyser

sa pensée selon la seconde alternative, est également polémique, car du fait de

l'influence exercée sur lui par le milieu Bagdadien, on serait tenté de l'

identifier à la voix d'un Sîrâfî ardent défenseur de la langue arabe. On pourrait

en déduire que Taw™îdî, subjectivement, sépare la grammaire de la logique en

attribuant à cette dernière un statut inférieur dans l’ordre de priorité des 158

Cf le chapitre de la thèse de Marc Bergé intitulé Origines et première formation où sont confrontés, à ce sujet, les points de vue de biographes comme Ibn ´allikân, Yaqût, al Dahabî

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- 238 -

savoirs, intégrant à l’analyse un critère, cette fois, psychologique. On

s'engagerait pourtant dans un raccourci simplificateur en agissant ainsi.

3.3 Le conflit entre l’endogène et l’exogène

Tout autant qu’il nous renseigne sur la large diffusion de deux

disciplines du savoir couramment pratiquées à l’époque, ce texte fonctionne

bel et bien comme un reflet des polémiques déclenchées par la complexité du

rapport entretenu par les savants arabo-musulman avec les disciplines reçues

du contact avec d’autres civilisations, principalement lors des conquêtes. On a

souvent qualifié ce phénomène, sans plus de nuances, de conflit entre

« l’endogène et l’exogène » al sirâ bayna-l-îa”îl wa-l-qadîm, comme l'ont

écrit de nombreux chercheurs. Citons par exemple le chercheur Tunisien Al

Habîb Chbayl :

« On considère, en réalité, la défense par Sîrâfî de la grammaire arabe, (dans ce

texte), comme une défense d’un constituant fondamental de la civilisation arabo-

musulmane devant l’avancée impétueuse de la logique grecque qui a subjugué de

nombreux savants, en particulier les théologiens dogmatiques. Or, rares sont ceux qui, au

sein de la société de l’époque, ignorent [les enjeux] d’un tel conflit. En effet, toute

nouveauté, dans toute période, doit trouver partisans et détracteurs ». (Chbayl 1993)

Nous ajouterons : particulièrement dans cette période où l'on note par

exemple dans un des reproches adressés par Sîrâfî à Mattâ un emploi

intéressant de la racine ó´L dans l’expression (qawl mad¨ûl) propos introduit,

importé. Mais est-il conforme à la distance requise par l'analyse critique, de

parler comme le fait ici Chbayl, d’avancée impétueuse, voire dévastatrice, de

la logique , laissant entendre que la pénétration de la logique dans les milieux

intellectuels arabo-musulmans se serait d'abord construite dans l'adversité,

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- 239 -

dans une posture de conflit face à une étrange discipline venue d'ailleurs ?

Une telle thèse que l'on peut comprendre pour les besoins argumentatifs d'une

controverse ne doit pas faire illusion; Mattâ n'arrive pas devant Sîrâfî, pour

ainsi dire les mains vides, il est lui même porteur d'une tradition, celle des

penseurs du langage qui ont spontanément intégré l'analyse logique à leur

démarche. Citons à titre d'exemple l'un des maîtres de Taw™îdî, le

grammairien Rummânî, dont on a pu dire :

« qu’il mêlait la grammaire et la logique avec un brio hors normes, à tel point qu’on

a pu le considérer comme un faiseur de miracles, il démontrait les problèmes de logique

avec des règles de grammaire et justifiait les règles de grammaire par des problèmes de

logique ». (Hassan al Sandûbî, introduction aux Muqâbasât, cité dans Al Shaykh 1983)

De tels propos montrent bien, a contrario, c'est à dire pour autant que

l'on consent à se libérér des contraintes idéologiques d'un débat construit sur

le mode de la controverse159, que la logique fut au cœur de la formation

intellectuelle de Taw™îdî puisque Taw™îdî fut l'élève d'al Rummânî. Abû

©ayyân présente Rummânî comme un maître :

''de haut rang en grammaire (na™w), en lexique (lu®a), en théologie dogmatique

(kalâm), en métrique (ìârûñ), en logique (man’iq), il lui fut adressé le reproche de ne pas

avoir suivi la voie du fondateur de la logique (wâñi ‘ al man’iq)160, mais il fit seul

profession de cet art et [s’y ] montra brillant » (Imtâ ‘ I 133).

Cette confrontation dans laquelle le logicien demeure fortement mis à

mal reflète-t-elle une, voire la position de Taw™îdî par rapport à la grammaire

159

Nous rappelons que ce texte, de notre point de vue, n'en est pas une, Mattâ, ici, n'exprime pas sa pensée : il ne lui en est pas laissé le loisir. 160

Aristote

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- 240 -

et à la logique ? Une autre question se pose : quel statut attribuer au discours

de Sîrâfî ? Il est clair qu’il use de toute sa superbe pour confondre son

interlocuteur, comme par exemple dans cette réprimande qui fait suite à une

demande d’éclaircissement de Mattâ :

« Si tu assistais au cours, tu apprendrais; ce n’est pas ici un lieu d’enseignement

mais une séance de discussion (ma¶lis) où l’on s’emploie à faire disparaître la confusion

(izâlat al talbîs) volontairement semée par ceux qui ont l’habitude de déformer la réalité

(tamwîh) et d’user de faux semblants (ta—bîh) ».(I 119).

On ferait fausse route à dégager la position de Taw™îdî sur la logique à

partir de ce seul débat, la position réelle de notre auteur sur la question est

plutôt pensons-nous à établir à partir du paradoxe entre la formation

intellectuelle de Taw™îdî et le traitement « infligé » à Mattâ par son

contradicteur. L'illustration de la question par la fréquentation par Taw™îdî de

Rummânî, lui même grammairien qui s'adonne à la logique, et qui est loin

d'être unique dans ce cas, est la traduction par excellence de sa pratique

familière de la grammaire et de la logique.

4. La place de la

logique dans la pensée

4.1 Une intrication étroite entre les deux disciplines

La place et l’intérêt accordés aux logiciens traversent l’œuvre d’Abû

©ayyân qui fait état dans les Ba”âîir des querelles d’école qui ont pu survenir

autour de la logique par exemple entre Ya™yâ ibn ìAdiy et Rummânî. (Ba”âîir

I 177) Taw™îdî fait du logicien Yahya ibn ìAdiyy un des intervenants

Page 241: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 241 -

principaux du Kitâb al Imtâì et Sîrâfî lui-même intervient sur des questions

qui mettent au jour une intrication très étroite entre la grammaire et la logique.

4.2 Les " énigmes" de

Sîrâfî

Le fameux problème posé dans l'entretien entre Mattâ et Sîrâfî par les

propositions:

''Zayd est le meilleur des frères '' (Zayd afñalu-l-îi¨wa)

et

''Zayd est le meilleur de ses frères'' (Zayd îafñalu îi¨watihi) (I 120)

relève davantage de la logique que de la grammaire, il s’agit de montrer

l’incohérence qui consisterait à identifier '' Zayd '' à ''ses frères '' puisque les

frères de Zayd sont autres que Zayd. Aussi, seule la proposition '' Zayd est le

meilleur des frères '' est correcte, car la séquence des frères, sans suffixation,

s’applique aussi bien à Zayd qu’aux autres. Si, en effet, on demande :

'' qui sont les frères de Zayd ? , il n’est pas possible de dire

( Zayd, Omar, Bakr et ´âlid, mais seulement : Bakr, Omar et ´âlid car

Zayd n’en fait pas partie. Si Zayd est exclu de [la proposition] de ses

frères, c’est qu'il n'est pas eux; on ne peut donc pas dire « Zayd est le

meilleur de ses frères » ( afñal îi¨watih) (I 120)

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- 242 -

L’explication de Sîrâfî reprend à son compte la question logique des

catégories, il s’agit de repérer quelle catégorie est prédicable au sujet, comme

dans cet autre énoncé qui vient ensuite dans le débat, l'énoncé :

''Ton âne est le plus vif des ânes (™imâruka afrahu-l-™amîr) ''

a le même statut que l'énoncé précédent

parce que :

'' âne'' entre dans la catégorie nominale [de l'espèce] ânes ''.

En effet, du seul point de vue grammatical, les deux propositions

'' Zayd est le meilleur des frères '' et '' Zayd est le meilleur de ses frères '' sont

correctes, leur signification sont simplement différentes, l’une signifie que

Zayd est le meilleur d’un ensemble de frères quelconque, l’autre qu’il est le

meilleur de l’ensemble familial formé par ses frères. Ainsi:

'' il est correct que l’on ajoute à un élément singulier (wâhid) un indéterminé qui

indique le genre (¶ins) »(I 120)

Sîrâfî ne fait rien d’autre ici que recourir à la loi de la détermination par

le genre. Par wâhid, il faut entendre un élément singulier comme ''Zayd '' ou ''

™imâruka '' subsumé sous le genre ''i¨wa'' ou ''™amîr''. Le genre, second terme

des propositions étudiées, est invariant, alors que le premier terme est une

entrée à plusieurs variables. Sîrâfî donne plusieurs exemples de l'appartenance

générique :

- Une structure de type nom singulier -élatif- collectif pluriel :

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- 243 -

'' Ton âne est le plus vif des ânes '' (™imâruka afrah al ™amîr) (I

120)

- Une structure inchoatif – spécificatif :

''Vingt drachmes '' ( ìi—rûna dirhaman) (I 120)

Dans ces exemples, Sîrâfî procède selon un raisonnement logique en

utilisant la classification par le genre.

De même qu'il répond à celui qu’il considère au bout du compte comme

un adversaire de la langue et de la grammaire arabes, Sîrâfî applique lui-

même, d’une certaine manière, le programme de Mattâ lorsqu'il lui a été

proposé en ouverture du débat de dire ce qu'il entend par la logique :

'' un instrument (îâla) par lequel on distingue le discours correct

du discours incorrect, et la signification correcte de cele qui ne l'est pas ''

(I 107)

On retrouve cette procédure dans les points de discussion

grammaticaux, sémantiques et logiques posés par Sîrâfî et qui restent sans

réponse de la part de Mattâ qui, lorsqu’il se résout à un semblant

d’intervention, le fait sans rapport aucun avec un contenu un tant soit peu

scientifique :

'' Que signifie qu’un homme dise « je dois à telle personne un dirham

moins un qirât (lihâòa ìalayya dirhamun ®ayru qirâ’) et je dois un

dirham moins un qirât à telle autre ? (li hâòa-l-îâ¨ar ìalayya dirhamun

®ayru qirâ’) » '' (I 122)

Page 244: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 244 -

« Quelqu’un dit à son compagnon : '' combien coûtent ces deux

étoffes colorées ? '', (bi kam al ◊awbân al ma”bu®ân un autre

dit : ''combien coûtent deux étoffes colorées '' (bi kam ◊awban

masbu®ân), un troisième déclare : '' combien coûtent deux étoffes une

fois colorées ? (bikam ◊awbân ma”bu®ayn) '' Eclaircis les significations

de ces expressions mot par mot (lafÂan lafÂan) (I 122)

« Quelqu’un a déclaré : '' Untel possède ce qui va d’un mur à

l’autre'' (li fulân min al ™âîi’ ilâ-l-™âîi’) Quel jugement doit-on

porter [sur cet énoncé] ? Quelle portion d’espace sera reconnue comme

appartenant à cette personne ? Certains diront : « Il possède les deux

murs et ce qui les sépare » (lahu-l-™âîi’âni maìan wa mâ baynahumâ)

D’autres : « Il possède la moitié de chacun des deux murs. (lahu-l-ni”f

min kullin minhumâ) D’autres encore : « Il possède l’un des deux ». (lahu

îahaduhumâ) Fais maintenant état de ta brillante perspicacité, et de tes

pouvoirs miraculeux (…) Mais la solution est claire sans que l'on ait à

recourir à ta réflexion, ni à celle de tes amis . (I 125)

Cette cascade de problèmes posés par Sîrâfî à Mattâ donne le ton d’une

démarche particulière qui gouverne le texte, elle consiste à présenter un Sîrâfî

qui tout autant qu’il défend la grammaire et la langue, fait preuve d’une

maîtrise parfaite des questions de logique. Sîrâfî semble jouer sur des plans

d’interprétations multiples. Tout se passe comme s'il choisissait à dessein une

série de problèmes susceptibles d’être résolu sur un plan grammatical,

sémantique ou logique, ou sur les trois plans à la fois, pour montrer qu’il n’a

pas besoin, lui le représentant du savoir produit à l’intérieur de la culture

arabo-musulmane, d’un représentant de la culture grecque.

Analysons en premier lieu les deux dernières propositions , qui peuvent

relever d'une analyse logico-grammaticale, puis la première proposition, qui

nous semble s’inscrire dans une autre perspective.

Si l’on examine les propositions :

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- 245 -

'' combien coûtent ces deux étoffes colorées ? '' (bi kam al ◊awbân

al masbu®ân)

''combien coûtent deux étoffes colorées '' (bi kam ◊awban

masbu®ân)

'' combien coûtent deux étoffes une fois colorées ? (bikam ◊awbân

ma”bu®ayn) (I 125)

Leur signification varie en fonction de critères syntactico-sémantiques,

il y a un élément variateur, la désinence casuelle, dont les répercussions

sémantiques sont immédiates : dans les deux premières propositions, le duel

sujet, qui renvoie au sujet tantôt déterminé (al ◊awbân) tantôt indéterminé

(◊awbân) et au prédicat (al masbu®ân / masbu®ân/ ma”bu®ayn) occupe la position

d’inchoatif postposé (mubtadaî muîa¨¨ar).

Ces déterminations grammaticales entraînent des modifications sur le

plan de la signification : dans le premier cas, on désigne deux tissus colorés,

c'est à dire deux éléments de la catégorie des tissus à l’exclusion de tous les

autres, dans le second cas, on demande le coût de deux tissus colorés in

absentia, il ne sont pas extraits d’un ensemble. Dans cette dernière

proposition, le duel direct, dans la séquence sujet indéterminé - prédicat

(◊awbân masbugayn), place la signification sur un autre plan que les deux

propositions initiales en indiquant que l’on s’enquiert du coût des deux étoffes

une fois qu’elles ont été colorées. On se trouve ici dans le cas d’une opération

sémantico-cognitive, pour reprendre les termes de J.P Desclés, qui fait appel à

une représentation de la signification grammaticale et lexicale par

schématisation. En effet, pour Desclés :

'' Un schème (grammatical et lexical) représente une signification sous forme d’une

structure avec emboîtements (et non pas un simple liste de traits sémantiques) mettant en

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- 246 -

œuvre des primitives (types, opérateurs, primitives de perception d’action de causation).''

(Desclés communication université Lyon 2 1999).

Dans la proposition bi kam ◊awbân ma”bu®ayn, on peut identifier ce

que Desclés appelle une primitive de changement cinématique ainsi

symbolisable :

CHANG (SIT 1 [y]) (SIT 2 [y])

SIT 1 [y] :=< N (y EST coloré)

SIT 2 [y] := <y EST coloré

On a un « changement cinématique » où « y subit un CHANGement de

propriétés, il passe de la propriété « ne pas être coloré » à la propriété « être

coloré ». Il s’agit d’une opération sémantico-cognitive dans laquelle le cas

direct et la forme adjectivale désignent ensemble un processus qui transcende

l’opposition entre grammaire et lexique.

Sur un autre plan, on peut dire que les propositions :

'' combien coûtent ces deux étoffes colorées ? '' (bi kam al ◊awbân

al masbu®ân)

''combien coûtent deux étoffes colorées '' (bi kam ◊awban

masbu®ân)

'' combien coûtent deux étoffes une fois colorées ? (bikam ◊awbân

ma”bu®ayn) (I 125)

indiquent en même temps trois vérités grammaticales et trois vérités

logiques classiques de prédication de type S est P.

Le second problème consiste à faire disparaître l’ambiguïté de la

proposition :

Page 247: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 247 -

'' untel possède ce qui va d’un mur à l’autre '' (li fulân min al hâîi’ ilâ-l-hâîi’) (I

125)

L’ambiguïté réside dans la valeur de la préposition min. Traduire, pour

une meilleure intelligibilité, min par « l’espace » (l’espace qui va d’un mur à

l’autre ), comme le fait Elamrani-Jamal, a certes le mérite de clarifier

l’énoncé, mais gomme la question de la valeur de la préposition. Cette

proposition peut être entendue :

-dans un sens inclusif, représentable par un intervalle fermé, en glosant

la proposition ainsi : '' untel possède l’ensemble de ce qui va d’un

mur à l’autre, murs compris '' :

'' il possède les deux murs et ce qui les sépare'' (lahu al haîi’ân wa mâ

baynahumâ) (I 125)

-ou dans un sens exclusif :

'' il possède la moitié de chacun d’eux '' (lahu-l-ni”f min kullin minhumâ) (I 125)

Car avec la proposition :

'' untel possède ce qui va d’un mur à l’autre '' (li fulân min al hâîi’ ilâ-l-hâîi’) (I

125)

on peut voir, dans le sens exclusif de min, une portion supérieure ou inférieure

à la moitié, le ni”f ne correspondant qu’ à une désignation arbitraire. Ici, la

grammaire comme la logique ne suffisent plus à instaurer le référentiel à

partir duquel le locuteur énonce la proposition, ce référentiel est avant tout

Page 248: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 248 -

cognitif : il correspond à une perception subjective de l’espace qui se traduit

par une polysémie du marqueur spatial dans l’acte énonciatif.

Ces propositions analysées par Sîrâfî se situent à l’intersection de plans

d’analyses multiples, aussi bien sémantique, logique, grammatical que

cognitif, ce procédé peut fonctionner comme un clin d’œil de Tawhîdî pour

qui une séparation entre sciences arabes et sciences non arabes est un faux

problème, il faut désormais penser le savoir comme un tout, formé par les

disciplines mises en œuvre à l’époque dont la logique, savoirs que les milieux

intellectuels arabo-musulmans se sont appropriée quelle que soit leur origine

de départ.

Interrogeons-nous maintenant sur le statut des propositions :

'' Je dois un dirham moins un qirât à telle personne '' (lihâòa

ìalayya dirhamun ®ayru qirâ’) et

'' Je dois un dirham moins un qirât à telle autre '' (li hâòa-l-îâ¨ar

ìalayya dirhamun ®ayru qirâ’) (I 122).

Le sens des deux propositions est identique, à ceci près que les individus

auxquels la somme d’argent est due ne sont pas les mêmes. Quel était alors

l’objectif de Sîrâfî en soumettant ces deux propositions à la réflexion de son

interlocuteur ? Elles ne comportent pas d’ambiguïté particulière, tant sur le

plan sémantique que syntaxique ou logique. Notre hypothèse est que ce

propos s’inscrit dans une autre démarche que Sîrâfî conduit parallèlement.

5. Le double jeu et la parodie du grammairien

Page 249: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 249 -

Il semble y avoir un double jeu de Sîrâfî qui consiste d'abord à argumenter

tantôt par des exemples dont peut aussi bien s’emparer le grammairien que le

logicien pour établir des complémentarités, mais il y a aussi un jeu feutré sur

le registre de la parodie. Cette idée est suggérée par les deux exemples de

prétendus syllogismes que Sîrâfî énonce ensuite :

Les deux exemples posés par Sîrâfî sont les suivants :

« Non est dans nul B (lâ fî —ayî min bâî), C est dans quelque B (¶îm fî baìñi bâî),

donc non est dans quelque C (lâ fi baìñi ¶îm).

Non est dans tout B (lâ fî kulli bâî) et C est dans tout B (¶îm fî kulli bâî), donc non

est dans tout C (lâ fi kulli ¶îm) ». (I 123)

Il est clair que les deux formules contenues dans ce propos ne sont pas

des syllogismes. Les éditeurs du Kitâb al Imtâ ‘ A. Amin et A.Zîn, ont tenté

de les rétablir, selon eux, il faudrait comprendre :

'' Non A est dans nul B, C est dans quelque B, donc A est non dans C.

A est non dans tout B, C est dans quelque B, donc A n’est pas dans C ''. (I 123)

Elamrani-Jamal, pour qui ce passage frise l'incompréhensible, explique

la démarche de Sîrâfî par cette hypothèse :

« Ou bien les rapporteurs de la controverse, en majorité des

grammairiens, n’avaient pas compris les propos d’Abû Sa ‘îd sur la

philosophie et les questions précises de logique qu’il expose (…) ; ou

bien le texte est incohérent à dessein, soit dans les propos mêmes d’Abû

Sa ‘îd, soit sous la plume d’Al Tawhîdî qui, dès le départ a défini par la

bouche d’Ibn al-Furât l’objectif de la controverse : la défaite de la

logique et la victoire de la religion. » (Elamrani, 1983, p.63).

Page 250: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 250 -

Les explications d' Elamrani méritent d’être discutées quelque peu.

Peut-on tout d’abord envisager que les grammairiens rapporteurs de la

controverse n’avaient '' pas compris les propos d’Abû Saìîd sur la philosophie

et les questions précises de logique qu’il expose ? '' Le Kitâb al Imtâì fait état

de deux rapporteurs : ìAlî ibn ìIsâ al Rummânî, qui apparaît dans le texte

sous l’appellation ‘Alî ibn ‘Isâ al Saykh al Sâlih (le maître vénérable Alî ibn

ìIsâ), et Abû Saìîd al “îrâfî lui-même.(I 108) On sait qu'Al Rummânî,

logicien réputé, fut l’un des maîtres de Taw™îdî. Il est donc difficile de penser

qu’il n’aurait pas compris les questions de logique posées par Sîrâfî au cours

de ce débat. Le second rapporteur est Sîrâfî. Il nous est dit dans le texte qu’il

« rapporta de brillants passages ( lumaì)) de cette rencontre » (I 108)

C’est donc l’un des deux protagonistes de la rencontre qui en rapporte

la majeure partie, comment pourrait-il ne pas comprendre les questions qu’il

pose lui-même ? La troisième hypothèse envisagée par Elamrani-Jamal, pour

ne pas être fausse, appelle néanmoins quelques précisions : si le texte est en

certains endroits sous-tendu par une volonté de confondre les esprits, il est

hâtif d’en conclure à l’incohérence. Notre hypothèse est que ces passages du

texte suscitent effectivement des interrogations, tant du point de vue du

contenu que de leur formulation, comme c’est le cas des deux pseudo-

exemples de syllogisme, mais que cela est imputable à un double jeu de

Sîrâfî.

Grammairien et tout à fait au fait des pratiques des logiciens, au point

de les attaquer sur leur propre terrain, Sîrâfî ne pouvait avoir une

connaissance lacunaire de cette discipline, mais il pouvait en revanche le

feindre. C’est notre interprétation de ces faux syllogismes, si cette rencontre

Page 251: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 251 -

entre Mattâ et Sîrâfî soulève des questionnements importants sur le plan

culturel, elle s'inscrit également un cadre agonistique dans lequel la joute

verbale prend toutes ses dimensions. En effet, on s’accorde sans difficulté sur

le fait que Sîrâfî a pour objectif de confondre son interlocuteur quelle que

puisse être par ailleurs la légitimité de ses interventions.

Ainsi les interventions de Sîrâfî obéissent à des ordres de vérités

distincts. Les passages du texte dans lesquels Sîrâfî intervient sur des faits de

langue qui ne relèvent pas de la logique, comme celui où il est question des

parties du discours ( I 115) :

La langue qui englobe les noms, (asmâî) les verbes (afìâl) et les particules (™urûf)

(I 111)

ou celui qui porte sur la fonction de la particule wâw (I 114), sont à

distinguer des passages dans lesquels Sîrâfî interroge le logicien sur des

questions de logique. Cette démarche, selon nous, n’est pas une démarche

conciliatrice dont l’objectif serait pour le grammairien de montrer qu’il ne

perd pas de vue la nécessité de prendre en compte l’angle d’approche logique

des questions de langage. Nous sommes en présence d’un grammairien qui ne

manque pas, tout en cédant aux nécessités argumentatives de la confrontation,

souvent musclée, d’une certaine rigueur de l'analyse qui implique le recours à

diverses disciplines du savoir. Dans cette confrontation qui réunit Mattâ et

Sîrâfî, il y a une double distribution de l’argumentation : on peut considérer

que celle-ci est secrétée dans ce débat à la fois par les contraintes de la joute

verbale et par le souci de la démonstration objective.

Car le texte nous semble à la fois dénoncer le recours à la logique et la

considérer comme une pratique communément admise. Mais il n’ y a pas là

réel paradoxe : c’est la logique en tant qu’elle se revendique d’une culture

Page 252: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 252 -

étrangère qui est remise en cause et non la logique en tant que telle. C’est

nous sommes en désaccord avec l'emploi du terme ¶ârif, dévastatrice, pour

désigner la logique :

'' On considère, en réalité, la défense par Sîrâfî de la grammaire arabe, (dans ce

texte), comme une défense d’un constituant fondamental de la civilisation arabo-

musulmane devant l’avancée impétueuse161 de la logique grecque qui a subjugué de

nombreux savants, en particulier les théologiens dogmatiques '' (Chbayl 1993 p.99)

Cette position échoue a faire ressortir l’idée que c’est une certaine

représentation de la logique qui est mise en cause, non la pratique du logicien

en elle même .

6. Une discipline assimilée : la position de

Fârâbî

La logique est une discipline qui a vite fait partie intégrante du savoir

partagé au IVème/Xème siècle, et l’exemple d’un Fârâbî, auteur du Kitâb al

alfâ al mustaì mala fi-l-man’iq, montre que le rapport à la grammaire et à la

logique a vite dépassé l’aspect polémique pour faire l’objet d’une instruction

proprement philosophique. Dans cet ouvrage, le chapitre ''Prémisses à

l'examen de l’art de la logique '' (iftitâh al naÂar fî ”inâìat al man’iq) cherche

à définir la fonction de la logique, le but de la logique, dit al Farâbî :

'' est de définir l'ensemble des orientations de l'esprit qui le

conduisent à juger d'une chose qu'elle est ainsi et non autrement '' (Fârâbî

Alfâ p.104)

161

L'auteur utilise l'expression al zaf al ârif

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- 253 -

En d'autres termes, Fârâbî parle ici de la prédication, et se réfère aux

huit parties de la logique d'Aristote :

''Les parties de la logique (a¶zâî ”inâìat al man’i) sont au nombre de huit.'' (AlfaÂ

p.104)

Le point de vue de Fârâbî sur le débat suscité par le contact des

sciences '' endogènes '' et ''exogènes'' est donc tout autre que celui de Sîrâfî,

chez Fârâbî, l'héritage gec est assimilé et clairement déclaré. Il cite chacun

des ouvrages qui correspondent au huit parties de la logique d'Aristote :

''La première partie est celle qui concerne les intelligibles simples (al maìqulât al

mufrada), le livre dans lequel se trouve cette partie se nomme le Livre des

Catégories (kitâb al maqûlât), la seconde partie est celle qui concerne les prémisses, le

livre dans lequel se trouve cette partie se nomme le Peri Hermeneias (Bârî Miniyyâs), il

signifie, ''les interprétations'' (al ìibârât), la troisième partie consiste à éclaircir la question

de l'analogie absolue (al qiyâs al mu’laq) le livre qui comprend cette partie s'appelle le

livre des Premières Analytiques (îanâlû’iqâ al îûlâ) (…) La quatrième partie éclaircit la

question des démonstrations (barâhîn) (..) et le livre qui contient cette partie s'intitule (le

livre) des Seconds et derniers Analytiques (anâlû’îqâ al ◊âniyya wa-l-îa¨îra), la cinquième

partie comprend les sujets de la dialectique (al îa—yâî al ¶adaliyya), le livre qui comprend

cette partie s'appelle les Topiques, ce qui signifie les lieux , ou encore les endroits où, dans

une dispute, on s'emploie à déployer des arguments pour en faire usage ou, au contraire, les

détruire 162, la sixième partie concerne les paralogismes ( îal îumûr al mu®ala’iyya) et ce

qui s'y rattache, et le livre qui contient cette partie se nomme la Sophistique (”ûfa”’îqâ),

c'est à dire les raisonnements spécieux que ceux qui en ont fait profession ont voulu faire

passer pour relevant de la science ou de la philosophie sans qu'il n'en soit ainsi (…) La

septième partie traite de ce par quoi s'harmonisent les choses qui conduisent l'esprit vers la

162

définition qui s'applique parfaitement aux débats du Imtâì, notamment entre Mattâ et Sîrâfî, et entre Taw™îdî et le secrétaire Ibn ìUbaïd

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- 254 -

persuasion par le discours (al ta”diqât al ¨u’abiyya), le livre où se trouve cette partie se

nomme le livre de la Rhétorique (kitâb ri’ûrîqâ) (…) La huitième partie traite des éléments

par lesquels l'esprit est conduit vers ce qui relève de la poésie (al —iìriyya), le livre qui

contient cette partie s'appelle la Poétique.'' (Alfâ p. 106)

La glose que donne Fârâbî des notions aristotéliciennes montre bien le

haut degré d'intégration de l'héritage grec à l'époque, par exemple, pour les

Topiques ou la Sophistique.:

Le discours de Farâbî montre qu'au IVème/Xème siècle, on sait aussi

dépasser l'opposition des disciplines du savoir fondée sur des critères culturels

destiné à distinguer des sources endogènes de sources exogènes, mais il faut

encore distinguer les termes de la grammaire, aussi bien utilisés par le public

(al ¶umhûr) que par les spécialistes de la discipline (a”hâb al na™w) et les

termes de la logique, qui, utilisés par les spécialistes seuls, relèvent d' une

terminologie propre. Ceci s’entend pour les termes empruntés à la langue

grecque, puisque les termes employés par les logiciens arabes comme

mawñûì , ma™mûl, ¶awhar, ìarañ, ¨abar, sont également utilisés, avec des

significations différentes, par le public.

En effet, le problème posé au sein du milieu intellectuel du

IVème/Xème siècle est un problème épistémologique. En abordant la

question des rapports entre la langue arabe et la logique aristotélicienne, le

Kitâb al Alfâ al Mustaìmala fi-l-Man’iq tente de distinguer la démarche

grammaticale de la démarche logique en faisant remarquer que l’utilisation

des termes techniques, dans chaque discipline, relève d'un contexte différent :

« Il convient de savoir qu'au sein des multiples termes utilisés en

grammaire, certains sont utilisés par la foule avec une signification [bien

précise], alors que les savants attribuent à ce même terme une autre

Page 255: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 255 -

signification ( …) La grammaire étudie les termes (alfâz) selon les

significations qu’en connaît le public et non selon les significations qu’en

connaissent les savants. (…). '' (Alfâ 43)

Farâbî distingue donc la grammaire (na™w), des autres sciences

(ìulûm), moins pour remettre en cause le statut épistémique de la grammaire

que pour souligner le large consensus dont elle fait l'objet, et auquel elle doit

sa notoriété. Car ce qui distingue la logique de la grammaire est que la

grammaire est un savoir partagé, les termes grammaticaux ne sont pas ignorés

du public, cela tient d’abord à ce que la grammaire arabe engendre ses propres

termes, les grammairiens arabes ne font point appel à une autre langue pour

codifier leurs discours. Pour la logique, la démarche est différente :

'' Nous n’avons besoin que des significations utilisées par ceux qui s'adonnent à cet

art [i.e la logique] ( …), alors que lorsque nous examinons les significations connues du

public, nous utilisons ces termes selon les significations qui lui sont attribuées par la foule,

et non par les savants '' . (Alfâz 43)

La logique est autonome au niveau des termes, qui peuvent être créés,

ou résulter d’un emploi différent de l’emploi communément admis, la

grammaire est une discipline qui ne rompt jamais avec la langue pratiquée,

parce qu'elle s’est constituée par elle. Pour autant Fârâbî ne considère plus la

logique comme un emprunt. Examinons comment la pénétration de la logique

dans la sphère intellectuelle arabo-musulmane est envisagée par Farâbî :

'' Lorsque nous avons pour objectif de faire connaître les significations de ces

termes163, nous les abordons à partir des significations que ces termes indiquent chez les

logiciens uniquement. (…) Dans (l’examen de) cet art (sinâ'a) (ie la logique) que nous

163

c'est à dire les termes employés indifféremment par la foule et par les spécialistes.

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- 256 -

abordons maintenant, il convient d'évoquer les significations des différents termes (a”nâf

al alfâz) selon les significations qu'ils prennent chez les praticiens de cet art. Il ne convient

donc pas que l’on nous désapprouve d’avoir recours à de nombreux termes connus chez le

public qui renvoient à des significations différentes de celles des grammairiens et des

savants de la langue et par laquelle le public échange des discours ''. (Alfâ p.43)

La grammaire et la logique utilisent des termes connus du public, ce qui

ne signifie pas que le public est forcément au fait de l’emploi, en logique ou

en grammaire, de termes qu’il connaît par ailleurs : cela signifie uniquement

que ces deux disciplines n’ont pas forcément recours à une création de termes

nouveaux, qu’il s’agisse, comme la grammaire, d’une science interne à la

pratique des locuteurs, ou d’une science d’origine étrangère, comme la

logique. L’éclairage que donne ce texte sur la place de l’héritage grec au sein

de la culture arabe de l’époque a des conséquences directes sur une opposition

instaurée de façon caricaturale entre l' ''endogène'' et l' ''exogène''. On doit

reconsidérer ce que Versteegh eut coutume d’appeler l’'' hypothèse grecque '',

qui tendait à identifier les notions de savoir exogène et de savoir emprunté.

Ainsi, Elamrani Jamal relate les conditions qui ont présidé à l'institution d'un

"débat disciplinaire" faussé, organisé autour :

"de l'opposition entre une tradition logico-grammaticale hellénistique et une

science "purement" arabe qui aurait été conçue comme un "appareil conservateur" d'un

texte classique et sacré." (Elamrani-Jamal 1983 p.22)

La lecture des textes classiques du IVème siècle qui se réfèrent à la

question du rapport des disciplines endogènes aux disciplines exogènes doit

dépasser la dichotomie dont a bien rendu compte cet historien contemporain

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- 257 -

de la philosophie arabe que cite également A.Elamrani-Jamal164 sans,

malheureusement, le nommer :

''ce qui a été confronté, dans ce travail de traduction165, n’est pas tant une

langue sémitique et une langue indo-européenne, qu’une langue

religieuse liée à une certaine théologie, et une langue philosophique liée à

une certaine logique, l’arabe du Coran et le grec d’Aristote. Deux

mentalités, deux cultures, deux conceptions du monde se sont opposées ''

(Elamrani 1983 chapitre 3 : l'influence des traductions d'Aristote sur

l'évolution de la langue arabe.)

Le parallèle entre la logique et la grammaire est, chez Farâbî, objectif :

il fait apparaître un égal intérêt pour les deux disciplines. Les propos de

Fârâbî se limitent à souligner une différence d'intelligibilité entre la logique,

discipline de spécialistes, et la grammaire dont le vocabulaire la rend

accessible au plus grand nombre. C'est ce qui distingue essentiellement la

démarche de Fârâbî vis à vis de la logique de celle de Taw™îdî qui tient à

metre au grand jour une différence non pas objective mais subjective,

d’appréciation des deux disciplines. La mise en/à la question de l’adoption de

savoirs importés dans l’Empire arabo musulman dans le Kitâb al Imtâ' côtoie

une autre attitude intellectuelle, celle de Fârâbî, envisageant le savoir dans sa

globalité.

7. Une certaine conception du savoir

164

Logique Aristotélicienne et grammaire arabe, p10. 165

Vers le grec, s’entend .

Page 258: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 258 -

7.1 Une totalité

La logique est une discipline intégrée à la pensée arabo-musulmane,

elle fait l’objet d’enseignements, dont Mattâ est l’une des figures, forme les

esprits à la pratique du raisonnement, et s’intègre dans des débats à vocation

épistémologique : car la rencontre entre Mattâ et Sîrâfî dont fait état le Kitâb

al Imtâì wa-l-Muîânasa ne porte pas seulement sur les pommes de discorde

provenant de la divergence d'appréciation liée aux deux personnages, l'un

présenté, pour rendre le débat radical, comme un défenseur de la langue

arabe, l’autre, à un allié objectif de la pensée grecque. Ce débat pose aussi des

problèmes intellectuels de fond comme celui de l’universalité de la logique.

La saisie des intelligibles relève-telle d’un processus mental universel

comme l’affirme Mattâ en disant que :

'' les hommes sont égaux devant les intelligibles (maìqûlât) '' (Imtâ I 111)

ou passe-t-elle par le truchement de la langue comme le prétend Sîrâfî :

« Dès lors que les intelligibles (maìqulât) et les significations saisies par l’intellect (a-l-

maìânî al mudraka bi-l-ìaql) ne peuvent l’être qu’au moyen de la langue (…), le besoin de

connaître la langue n’est-il pas une nécessité ? » (I 111)

Il nous semble hâtif d’identifier la question du contact des civilisations

arabo-musulmane et grecque au seul conflit lié à l’apparition, dans l’Empire

arabo-musulman, des sciences dites exogènes, qui, pour avoir existé, ne fut

pas exclusif d’une conception intellectuelle du rapport au savoir dont

Page 259: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 259 -

témoigne par exemple Fârâbî dès le IVème/Xème siècle. Quant à Taw™îdî lui-

même, sa position sur la question nous semble à préciser.

7.2 Nous et les autres

Taw™îdî, par son origine controversée, nous renvoie à la diversité

ethnique par ce qu’il est lui-même : né en Perse, mais très tôt établi en Irak :

'' originaire de cette province du Fars dont le chef lieu était la brillante ville de –irâz, [nous

savons qu’ Abû Hayyân ] se rendit très jeune à Bagdâd, sans doute emmené par sa famille,

et non pas de propos délibéré. '' (Bergé 1979 p 10)

Très vite, Taw™îdî a été en contact avec les milieux arabes. La question

est de savoir s’il aura pu acquérir une tournure d’esprit orientée vers la

synthèse des deux cultures. Car à son origine persane présumée, s’ajoute le

fait attesté qu’après son installation à Bagdâd il fut en contact avec les

milieux iranisés de la province du •ibâl à Rayy auxquels il dédie sa Risâla fi-

l-ìUlûm, composée alors qu’il s’est rendu auprès d’eux , dans laquelle,

précise Bergé :

'' Il déclare son attachement linguistique à la Communauté des Arabes (ummat al ìarab) et

affirme son origine irakienne :

« - Je ne suis pas venu du Irâq dans votre pays pour m’enorgueillir devant vous, et je n’ai

pas assisté à vos réunions pour vous lancer des invectives, je ne me suis pas mis à l’écart

pour me vanter de ma supériorité sur vous…bien au contraire, je suis arrivé ici pour tirer

profit et me rendre utile, pour discuter et m’enrichir - déclare-t-il à la communauté du

•ibâl . »'' (Bergé 1979 p.10)

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- 260 -

Parlant de na™w, Abû ©ayyân poursuit :

« Il nous faut donc, tant que nous suivrons cette Communauté –je veux dire les Arabes- les

imiter et suivre leurs traces sans déviation, ni imprécision ». ( Bergé 1979 p.11)

Nous sommes donc invités par de tels propos à examiner la nature du

rapport de Taw™îdî à la culture de l’autre et à identifier le type de rapport à la

culture et à la langue grecques qu’illustre le texte de la rencontre entre Sîrâfî

et Mattâ. Dans le passage où Taw™îdî s'adresse à la communauté persane du

•ibâl, il n' y a pas d' animosité vis à vis de la culture de l’autre, il y a plutôt au

contraire une démarche d’ouverture vis à vis d’une autre civilisation sur

laquelle Taw™îdî qui, par ailleurs, s’en sait originaire, désire s’informer. Mais

parallèlement, Abû ©ayyân regarde cette culture de l’autre, quelle qu’elle

soit, à travers le prisme de la culture arabe adoptée par lui dès son plus jeune

âge, si l’on en croit les biographes, donc de manière tout d’abord

inconsciente. C’est le sens de ses propos sur la grammaire, qui montre un

statut paradoxal de la conception de la culture allogène chez Taw™îdî : pour

Taw™îdi, le modèle de culture, c'est la culture arabo-musulmane, dont il

n'excluera jamais les influences allogènes. Aussi, sa défense des Arabes et de

leur patrimoine a un statut particulier :

''Al Tawhîdî, nulle part, ne revendique une origine pure quelle qu’elle soit '' (Bergé

1979 p.11)

Jamais nous ne voyons parler Taw™îdî de la culture arabe en son nom

propre, par l’emploi d’un je ou d’un nous. A la question importante posée par

le vizir dans le Kitâb al Imtâì :

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- 261 -

''Considères-tu les Arabes comme supérieurs aux Persans, ou les

Persans comme supérieurs aux Arabes ? '' (Imtâ I 70).

sa réponse est la suivante :

''Pour les savants, les nations se divisent en quatre; les Byzantins, les

Arabes, les Perses et [les Indiens], et il est difficile de se prononcer en

déclarant :

- Seuls les Arabes sont supérieurs aux trois autres nations citée, avec tous

les mérites qu’ils possèdent, et leur diversité ''. (Imtâ I 70).

Pour étayer son argumentation, Taw™îdî fait référence à Ibn al

Muqaffaì , un Persan de pure origine (a”îl fi-l-furs wa ìarîq fi-l-ìagam) (I/70)

qui, lui non plus, ne pratique pas une défense inconditionnelle de sa culture.

Abû ©ayyân rapporte à cet effet un propos tenu par ce célèbre savant devant

une assemblée d’Arabes sur le mirbad , mot qui désigne à l’origine l’endroit

où l’on attache les chameaux, mais aussi, comme Abû ©ayyân le précise lui-

même dans la scène qu’il rapporte :

'' L'endroit ou faisaient halte personnes illustres (a—râf) (par rang ou par naissance),

notables de la ville (aìyân al ma”r) et gens de toute condition (mu¶tamaì al nâs) . '' ( I 70)

Haranguant cette assemblée, Ibn al Muqaffaì demande :

''quelle est la nation la plus raisonnée (îayyu-l-îumam îaìqal) ? '' (I 71)

et l’assemblée de miser sur un réflexe de défense identitaire de la part d’Ibn al

Muqaffaì :

Page 262: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 262 -

'' Nous pensions qu’il avait en vue les Persans '' (I 71)

Mais, contre toute attente, Ibn al Muqaffaì ne désigne pas la Perse.

Après que l’assemblé a formulé d’autres suggestions, il mentionne les

Byzantins, les Chinois, les Indiens, s’attarde quelque peu sur leurs mérites

respectifs, mais termine par les Arabes qui, selon lui, forment :

'' la nation la plus raisonnée '' (aìqal al îumam) (I 71)

Ibn al Muqaffaì avoue adopter une attitude impartiale qui, de son propre

aveu, lui en coûte :

'' J’aurais souhaité que l’affaire ne soit pas à votre avantage, mais j’aurais

abhorré que, la situation m’ayant échappé, le bon sens m’échappe aussi .''

(I 71)

Il est significatif que Taw™îdî se réfère à cette scène, il est important

pour lui de montrer qu’il s’inscrit à contre-courant d’une vision ethnocentriste

fondée sur l’absence de reconnaissance des mérites des autres nations. En

prenant appui sur l’impartialité d’Ibn al Muqaffaì Abû ©ayyân exprime une

position nuancée qui lui fait affirmer que :

'' (…) Toute nation a ses vertus (fañâîil) et ses vices (raòâîil),

chaque peuple a ses qualités (ma™âsin) et ses défauts (masâwî), chaque

catégorie de personne, dans sa profession, dans le pouvoir qu’elle a de

trancher les affaires, peut être parfaite ou imparfaite; de cela, il faut

déduire que les richesses, les vertus (fañâîil), les maléfices et les défauts

sont réparties entre toutes les créatures . Les Persans (al Furs) possèdent

l’art de gouverner (siyâsa), les bonnes mœurs (îâdâb), les lois (rusûm),

les Byzantins, la science et la sagesse , les Indiens, la réflexion (fikr),

Page 263: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 263 -

l’attention (rawiyya), (…), la magie (si™r); les Turcs, le courage et la

hardiesse; les Zanj, l’endurance , le labeur et la gaieté; les Arabes, la

vigueur, l’hospitalité, la fidélité, l’expérience, la générosité, l’obligation

de protéger ceux qui vivent sous leur toit (òimâm), l'art du discours

(¨a’âba) et de l’exposition claire (bayân).'' (I 73)

Ainsi, poursuit Abû ©ayyân, dans un propos qui donne la mesure de sa vision

de la comparaison des mérites des nations :

'' Si l’on met en parallèle les Byzantins vertueux et portés à la

perfection avec les Persans portés eux aussi vers ces qualités, tous deux

se rejoignent sur une même voie rectiligne , et possèdent plus ou moins

ces qualités selon leur degré de vertu et de perfection . (…) De même, si

l’on met en parallèle ceux qui, au sein d’une nation (îumma), possèdent

des vices et des défauts avec ceux d’une autre nation qui possèdent [les

mêmes] vices et défauts, ils ne divergent [eux aussi] les uns par rapport

aux autres qu’en degré. . '' (I 74).

Face au relativisme auquel semblent nous inviter des propos

semblables à ceux que Tawhîdî tient sur le mérite respectif des nations on est

en droit de s'interroger sur le degré de parti pris de Tawhîdî sur cette

controverse. Mais la réponse à cette interrogation peut-être trouvée dans

l'hypothèse que le Imtâ ', qui est construit sur une pluralité de points de vue

des nombreux locuteurs qui interviennent dans l'ouvrage, fait du propre point

de vue de Tawhîdî un point de vue lui-même pluriel, différent selon les

enjeux des thèmes exposés. Les mérites partagées des nations les unes par

rapport aux autres n'ont certainement pas le même enjeu qu'une discussion

entre deux savants qui tiennent le haut du pavé de la société intellectuelle de

l'époque, et dont le triomphe de l'un sur l'autre engage la conception de toute

une culture.

Page 264: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 264 -

La question doit donc être posée : y-a-t-il , pour Abû ©ayyân,

supériorité d’une nation sur l’autre ? Mattâ est sévèrement critiqué lorsqu’il

prétend que les Grecs ont permis la circulation de « connaissances diversifiées

(anwâì al ìilm) et d'une variété d’arts (îa”nâf al ”anâîiì) que l'on n'a point

trouvé chez les autres nations . » (I 112)

A cela en effet Sîrâfî rétorque que :

« Les Grecs sont identiques aux autres nations , ils ont raison sur certains aspects ,

tort sur d’autres, savent des choses , en ignorent d’autres, disent la vérité sur certaines

questions, mentent sur d’autres, se comportent bien à certaines occasions, mal à d’autres. »

(I 112)

Car ce point de vue visant à critiquer une velléité de poser un modèle

de nation, parangon d’une supériorité intellectuelle et culturelle, est-il le point

de vue dominant de Taw™îdî ? Celui-ci semble à la fois manifester une

certaine ouverture culturelle et dans le même temps, ne le céder en rien sur la

question identitaire. Ainsi, lorsque un non Arabe comme Ibn al Muqaffâì

vante la supériorité des Arabes, Abû ©ayyân donne son assentiment :

'' ajouter quelque chose à ces propos serait inutilement superflu '' (I 73)

alors que lorsque un Arabe, en l’occurrence Mattâ, vante la supériorité

de non Arabes, en l’occurrence les Grecs :

''Grâce à eux, différentes espèces d’art s’étendirent et se

propagèrent . Nous ne trouvons pas cela ailleurs. '' (I 112)

Page 265: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 265 -

Sîrâfî lui rétorque qu’il se laisse emporter par ses passions (milta ma a-

l-hawâ )? Le point de vue d’Abû ©ayyân sur la question est assez clair dès

lors qu'il n'est pas mêlé au propos de Sîrâfî. Le discours d'Abû ©ayyân sur le

caractère relatif des mérites d'une nation montre qu'il ne s'associe pas de fait à

l'argument visant à saper toute prétention d’affirmation de la supériorité d’une

nation quelle qu’elle soit, comme c’est le cas dans les réponses faites par

Sîrâfî à Matta.

Le débat entre Mattâ et Sîrâfî peut-il témoigner d’un effort objectif

visant à établir la nécessaire primauté scientifique de la grammaire sur la

logique, elle-même dérivée de l’antériorité chronologique de la langue sur la

philosophie ? Car cette discussion comporte bien un débat scientifique : il

s’agit de confronter la langue à la philosophie en les examinant comme deux

outils dont on cherche à savoir s’ils sont complémentaires ou autonomes. Sur

cette question, la tonalité de la rencontre dissipe toute forme de doute, la voix

prépondérante de Sîrâfî est une voix en faveur de l’exclusion des deux

disciplines l’une de l’autre. Ce qui fait l’objet d’une interrogation, c'est le

niveau d’abstraction où ce texte situe la défense de la langue.

7.3 Langue et identité

Le conflit d’intérêts entre la grammaire et la logique pose des enjeux

théoriques de fond, notamment sur la question de la '' saisie des significations

par l'intellect ''. Celle-ci est-elle un processus mental universel relevant d’une

démarche logique exclusivement rendue possible par la langue comme

l’affirme Sîrâfî (on ne parvient aux fins intelligibles et à la saisie des

significations que par la langue (I 111) ou, alternative que le texte ne pose

pas, serait elle envisageable, d'une part, dans une démarche strictement

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- 266 -

logique et, de l'autre, dans une démarche relevant strictement de la langue? A

quel niveau d’interprétation doit-on entendre la défense par Sîrâfî de la langue

comme outil de formation et de transmission de la pensée ?

La langue est envisagée dans le texte à un niveau théorique pour opérer

la saisie des intelligibles (idrâk al maìqûlât) que Sîrâfî refuse à la logique.

Mais la langue est aussi examinée sous l'angle des langues particulières sur

lequel Sîrâfî se base pour réfuter le rôle que Mattâ prétend attribuer à la

logique. Pour Sîrâfî , Mattâ ne fait rien d’autre, en cherchant à exposer sa

démarche, que d’inviter ceux qui l’écoutent à apprendre la langue grecque, et

non à pratiquer la logique (I 111). Aussi, fidèle à son argumentation, Sîrâfî

peut-il déclarer que, contrairement à ce qu’avance son interlocuteur :

''C’est par la connaissance de l’agencement usuel [des énoncés]

(nazm maì rûf) et la vocalisation courante (iìrâb maîlûf), et pour autant

que nous parlons l’arabe que nous distinguons le langage correct de celui

qui ne l’est pas . '' (I 109)

L’argumentation de Sîrâfî vise à développer la thèse de la nécessité

absolue, dans l'approche de la langue, de la grammaire aussi bien conçue sous

l’angle de la syntaxe casuelle qui assigne aux noms une fonction dans la

phrase, par ce qui est appelé ici ''vocalisation courante'' (iìrâb maì rûf), que

du point de vue de la syntaxe positionnelle, qui trace l’intersection entre la

grammaire et la rhétorique, puisqu’avec la notion de naÂm, théorisée deux

siècles plus tard par Gur¶ânî, on entre dans le domaine de la composition du

texte, on annonce ic toute la réflexion qui se développera ensuite sur

l'expression et la signification, les genres du discours, le poëin du dire, et de

l'écrire, le tout projetant de théoriser le souci de faire naître un discours

intelligible, simple, et agréable .

Page 267: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 267 -

Pour Sîrâfî, la grammaire est une grammaire de la langue, elle théorise

la langue telle qu'elle est pratiquée et vécue par le locuteur, alors que la

logique, formelle, ne théorise pas sur la langue, mais produit des schémas

indépendants de la langue à l'intérieur desquels les éléments de la langue

fonctionnent comme des variables. C’est dans cet esprit que Sîrâfî reproche à

Mattâ de ne pas s’être consacré à la connaissance de la langue au moyen de

laquelle tous deux sont pourtant entrain de dialoguer.

'' Si tu t'étais rendu disponible et t'étais consacré à la connaissance de cette langue

dans laquelle nous avons dialogué (…), tu saurais que tu n’as pas besoin des significations

de la Grèce (maìânî yunân) pas plus que tu n’as pas besoin de la langue de la Grèce (lu®at

yûnân) '' (I 113)

Autrement dit, le reproche de Sîrâfî porte sur le fait que l’outil

théorique qu'est la logique n’est pas connecté à la langue, outil vivant de

communication. Dans cet entretien, la tonalité polémique cache un débat de

fond : la nécessité ou l’incongruïté de la participation du logicien au

traitement des faits de langue.

De façon très visible, parallèlement à une démonstration souvent

rigoureuse, Sîrâfî laisse transparaître un réflexe ethnocentrique fort. Car la

défense de la langue fonctionne le plus fréquemment dans ses propos comme

une résistance conditionnée. Sîrâfî veut transmettre le message que la langue

est un des constituants principaux de l’identité, ce qui peut expliquer le

glissement d’une réflexion sur la langue à une réaction de contre-attaque. Les

fonctions que s’attribue la logique sont, pour Sîrâfî, en réalité, celles que la

langue met en œuvre. C'est cet argument que Sîrâfî utilise pour mettre en

pièces les tentatives de définition de son interlocuteur. Mattâ aborde une des

fonctions principales de la logique, à savoir l’établissement de critères de

véridicité dans les propositions :

Page 268: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 268 -

« J’entends [par la logique] un instrument du discours par lequel

on reconnaît, dans le discours et dans la signification, ce qui est correct et

ce qui ne l’est pas, comme la balance (mîzân), par laquelle je reconnais

ce qui pèse plus et ce qui pèse moins, et ce qui est plus léger et ce qui est

plus lourd ». (I 109)

Et Sîrâfî de répondre que seuls des faits de langue (l’agencement des

énoncés et la vocalisation couramment pratiquée) permettent d’établir de tels

critères. Ce sont également des faits de langue qui rendent possible l’acte de

signifier ; pour Sîrâfî, seul un praticien de la langue peut accéder à

l'intelligibilité des significations (maì ânî mudraka) (I 111). Un glissement

progressif s’effectue, dans les propos de Sîrâfî, de la démarche du

grammairien à une position sur la langue. Cette contre-argumentation met

face à face deux conceptions de la vérité : la vérité de la logique et la vérité de

la langue révélée. Mattâ a en vue les critères de véracité et de fausseté logique

lorsqu’il expose sa position alors que Sîrâfî a en vue une conception

linguistique de la vérité dans laquelle les notions de sa™îh et de saqîm

renvoient à la correction ou à l’incorrection grammaticale du discours.

Pourtant, en soi, les deux positions ne s’excluent pas puisque la démarche

logique s’occupe de la forme de la proposition tandis que la démarche

grammaticale s’occupe de la correction du discours. Ce n’est que d’un point

de vue polémique que l’on fait s’opposer deux positions que les contraintes

du débat amènent à confondre : le niveau du discours, qui relève de la langue,

et le niveau de la proposition, qui relève de la logique. Selon nous, Abû

©ayyân provoque sciemment cette confusion pour montrer que le débat est

faussé. On rencontre le même type d’opposition dans le désaccord autour des

fonctions respectives de la logique et de la grammaire dans la recherche des

'' fins intelligibles'' et ''la saisie des significations''.

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- 269 -

En réalité, Sîrâfî affirme que l' '' on ne parvient aux fins intelligibles

que par la langue '', puisque la proposition :

'' Si l’on ne parvient aux fins intelligibles (a®râñ maìqûla) et aux significations

exactes (maìânî mudraka) que par la langue (lu®a) '' (I 111)

est faussement hypothétique puisqu’elle affirme sous la forme d’un

postulat ce qui n’est qu’une supposition. Le problème demeure tant que des

fonctions distinctives ne sont pas attribuées, dans ce débat, à la langue et à la

logique.

8. Langue et logique

8.1 L’attitude de Sîrâfî

Mattâ prend l’exemple de la somme de quatre plus quatre en affirmant

qu’il s’agit d’un phénomène identique à toutes les nations, ce qui est

compréhensible en vertu de l’existence de processus mentaux universels tels

que les processus mathématiques d’addition, de multiplication et de

soustraction. Mais, selon Sîrâfî, ni les modalités du raisonnement : analyse,

réflexivité, déduction : al ma’lûbât bi-l’aql ''les objets de la recherche par la

raison'', ni la nomination, ''al maòkurât bi-l-lafz, '' ce qui est l’objet de

mentions par l'expression'' n’ont le degré de clarté de l' opération '' quatre et

quatre font huit ''

Sorti du cadre polémique, le propos de Sîrâfî ne vient que souligner

l’insuffisance de la logique dans l’acte de pensée parce qu’elle demeure à un

niveau abstrait et formel, là où il faudrait aussi faire intervenir le langage qui

entretient avec le monde un autre rapport que celui de la logique. Pour penser

Page 270: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 270 -

les faits ou les choses, il faut que j’en aie une idée, ce que peut donner la

logique, dans la mesure où elle établit des rapports ( prédication, attribution),

mais il faut aussi que je dispose de mots pour exprimer ma pensée.

En fait, Sîrâfî prend appui sur la brèche que lui ouvre l’aspect polémique du

débat pour argumenter sur les statuts respectifs de la logique et de la langue. Il

imagine un contradicteur qui viendrait déclarer à Mattâ que l’apparition de la

logique n’a aucunement influencé les locuteurs, assignant ainsi à cette

discipline le statut d’un accident, d’une convention, par rapport à la langue,

innée et héritée.

'' Que dirais-tu d’un interlocuteur (qâîil) qui te déclarerait :

- dans la connaissance et l’examen des vérités, mon état est

semblable à celui des locuteurs qui étaient présents avant la logique,

j'observe de la même façon qu'eux, je raisonne de façon identique parce

que je connais la langue par la naissance (man—aî) et l’héritage (wirâ◊a).

Quant aux idées (maìânî), je les dégage par l’observation (naÂar) le

jugement (raîy), et l’effort (i¶tihâd). Que lui dirais-tu ?

Lui dirais-tu que ce jugement est erroné et que ce point de vue ne

tient pas parce qu’il ne connaît pas les réalités de la façon dont tu les

connais toi ? Tu serais bien plus satisfait qu'il t'imite , fût-il dans l’erreur,

plutôt qu’il ne mène sa propre démarche, quand bien même il serait dans

le vrai, car cela seraitt faire preuve d’une ignorance totale, et d’un

jugement dévoyé '' (I 116)

Cette réfutation est fidèle à la tonalité des attaques de Sîrâfî. On

retrouve la problématique du statut des sciences exogènes à travers le refus de

considérer une science importée comme un moment tournant de l’évolution

de la connaissance scientifique arabo-musulmane. Si rupture épistémologique

il doit y avoir, elle ne peut venir que de l’intérieur. Nous avons vu comment

Page 271: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 271 -

ce point de vue était dès le IVème /Xème siècle aisément contestable, par

exemple à travers l’intérêt porté par Fârâbî à la logique.

Cette problématique de l'identité est également soulevée lors des

critiques acerbes formulées par le vizir et auteur Samanide al-•ayhânî à

l’endroit des Arabes, qui utilise la technique comparative, souvent employée

par Abû ©ayyân, pour mettre en avant l’honneur (—araf), la précellence

(taqaddum), la puissance (ìizz), la hauteur de rang (ìuluww makân) de son

peuple sur le peuple des Arabes (I 86).

Ce passage de la discussion entre Mattâ et Sîrâfî s’inscrit dans la droite

ligne de la tonalité générale du texte qui est une mise en cause ad hominem de

la logique. En cela, les propos de Sîrâfî font d’autant plus contraste avec les

propos de Mattâ dans lesquels on ne trouve jamais de mise en cause de

l’intérêt de la grammaire. Certes, Mattâ dit bien qu’il n’a pas ''examiné la

grammaire'', (wa-l-nahw lam anÂur fîhi) parce que le logicien n’en a pas

besoin (lâ hâ¶ata bi-lman’iqî ilayhi) (I114), mais l’argumentation de Mattâ

s’apparente rarement à un plaidoyer pro domo. On y trouve au contraire les

prémisses d’une démarche qui s’oppose à l’inscription de ce débat dans la

problématique déformante du conflit entre les sciences endogènes et exogènes

trop souvent mis en avant dans les études critiques sur ce texte.8.2 Les propos

de Mattâ

Un des rares passages du texte qui pourrait constituer une

argumentation pro domo de Mattâ est celui dans lequel une question sur la

fonction du wâw déclenche une opposition frontale de sa part aux prétentions

de la langue à occuper le terrain d’investigation de la logique. La question du

statut de la particule wâw ne relève pas pour lui de la logique mais de la :

Page 272: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 272 -

'' grammaire (...) car la logique recherche la signification (maìna),

et la grammaire, l'expression (lafÂ) ; si le logicien rencontre l'expression

(lafÂ), c'est par accident (ìarañ), et si le grammairien rencontre la

signification (maìnâ), c'est [aussi] par accident, or, la signification est

plus digne (a—raf) que l'expression , et l'expression ocuppe un rang

inférieur (îawñaì) eu égard à la signification '' (I 114)

Les autres interventions de Mattâ sont conditionnées par la tonalité de

la rencontre, elles expriment le désarroi de celui à qui il n’est pas offert le

même espace de parole que son interlocuteur. (Ex I 122, à l’évocation par

Sîrâfî d’une série de propositions dont il s’agit de construire la signification à

partir de faits grammaticaux.) Une question doit donc être posée : quels sont

les motifs qui ont provoqué, chez Abû ©ayyân, la mise en texte de cette

rencontre entre Mattâ et Sîrâfî qui aboutit au triomphe de Sîrâfî sur Mattâ. Car

ce texte conclut, explicitement, à l’inutilité de la logique, dans une période où

la fécondité mutuelle des connaissances entre l’Empire arabo-musulman et les

Empires ou nations qui lui sont voisins est, aussi, perçue comme un facteur de

progrès.

8.3 Une attitude

contradictoire ?

Si l’on observe la classification des sciences de Taw™îdî dans sa Risâla

fi-l ìulûm, on constate que les sciences sont distinguées et prises en compte

dans une conception globale de la connaissance dont l’objectif premier est,

comme le précise Mohamed Mefthah :

Page 273: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 273 -

'' de ne pas instaurer une différenciation entre les sciences exogènes et

les sciences endogènes pour véhiculer le message que ces sciences, si

l’on se place du point de vue de leur source et de leur fonction, dérivent

toutes d’une même source166, et ont toutes pour but de réaliser le bonheur

de l’humanité '' (Meftah 1996 p.71)

Le second objectif de cette classification est, selon M.Meftah :

'' qu’aucune science islamique n’a l'avantage sur une autre : la

grammaire n’a pas l'avantage sur la théologie dogmatique ni la logique

sur la rhétorique. ''(Meftah 1996 p.71)

A lire ces propos, la question du statut de la logique dans le panel des

sciences à disposition des Arabes au IVème/Xème siècle paraît réglée. Meftah

va jusqu’à conclure à l’islamité de la logique, se situant à l’autre extrême de

la position qui exclut la logique au nom d’une arabicité pure, comme celle de

Sîrâfî. Par exemple, dans son étude critique sur Tawhîdî, Meftah se situe aux

antipodes d’une autre étude critique moderne comme celle de Habib Chbayl,

que nous citions précédemment, pour qui le rapport entre grammaire et

logique s'inscrit dans le ''conflit entre les sciences endogènes et les sciences

exogènes ''. La perspective de Meftah se fonde sur la thèse de l’assimilation

des disciplines exogènes du savoir que l'on peut déduire de la démarche

adoptée par Tawhîdî dans sa classification des sciences. En effet, ce dernier

écrit l’épître sur les sciences Risâla fî-l ìUlûm en réponse à ceux qui diraient

que :

166

c'est nous qui soulignons

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- 274 -

'' La logique (man’iq) n’a pas d’accès à la théologie (fiqh), la philosophie (falsafa)

n’a pas de relation à la religion (dîn), la sapience (™ikma) n’a pas partie liée aux

qualifications légales (a™kâm) '' (Risâla fi-l-‘ulûm, cité par Meftah 1996 p.11)

Cette conception pense les disciplines du savoir comme un tout

organisé selon la vision cosmiologique des philosophies grecques antiques

pour lesquelles les sciences émanent d'un foyer unique. D’une telle

conception, découle une classification des sciences adaptée dans laquelle :

'' la science est une unité faite de relations et d’enchevêtrements

qui convergent vers un but fondamental quelle que soit la diversité des

ses manifestations comme la théologie, la science du Livre, la Tradition,

l’analogie, la théologie dogmatique, la syntaxe, le lexique, la logique, la

médecine, l’astronomie, l’arithmétique, la géométrie, la rhétorique et la

mystique ''. (Meftah 96 : 70)

De même, paraît réglée la question du conflit entre les sciences

endogènes et exogènes puisque le programme de la classification des sciences

chez Taw™îdî ne se développe pas sur le mode de la dichotomie mais sur celui

de la distinction intégratrice.

Peut-on, au IVème/Xème siècle, concilier deux disciplines qui

paraissent autonomes parce qu’elles constituent chacune un système non

perméable ? La controverse entre Sîrâfî et Mattâ, en se donnant pour but

d’exposer le problème de la compatibilité de la grammaire avec la logique,

place en fait ce questionnement à un niveau plus général : le rôle qui revient à

la langue grecque, d’une part, et à la langue arabe, d’autre part dans la

conception du discours . La relation entre les deux langues est complexe, et

Mattâ et Sîrâfî, chacun pour leur compte, ne manquent pas de le faire

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- 275 -

observer. Notre lecture de la perception de Tawhîdî de la question, en

filigrane dans ce texte, est que la grammaire et logique ne relèvent pas de la

même démarche, certes, mais elles se complètent et ne s'excluent pas. La

problématique générale de ce texte se situe dans un contexte culturel de

transmission du savoir entre civilisations. Au IVème/Xème siècle, la

traduction est déjà bien entamée, la classification des sciences de Farâbî , le

Kitâb ih”âî al ìulûm, ou, au siècle suivant, celle d’Avicenne, attestent de la

pénétration d’un savoir scientifique varié de nature aussi bien philosophique,

littéraire ou médicale constitué dès le IIème/VIIIème siècle.

Nous nous sommes efforcés de faire ressortir les principales

problématiques soulevées par la place respective de la grammaire et de la

logique dans les mentalités au sein des milieux intellectuels du IVème/Xème

siècle telles que les fait apparaître le texte de la rencontre entre Mattâ et

Sîrafî. Nous souhaiterions, en conclusion de cette analyse, nous pencher sur

les mécanismes de la discussion à l’œuvre dans le texte. Ils permettent d’une

part de percevoir comment les disciplines qui font l’objet du débat donnent

lieu à une certaine pédagogie d’Abû ©ayyân qui consiste à renseigner sur les

thèmes traités, et, d’autre part, de confirmer la perspective globale mise en

œuvre, à notre avis, par Abû ©ayyân dans le Kitâb al Imtâì : faire entendre

des voix qui expriment une position sur le mode autonome d’une conscience

indépendante, parfois en discordance, parfois en concordance avec Taw™îdî.

Dans ce texte, on peut en effet supposer que Abû ©ayyân, responsable de

l’énonciation et organisateur de discours167, préside aux situations discursives

construites sur un déséquilibre : l'inégal accès à la parole de Mattâ et de Sîrâfî,

dans ce qui semble un non respect volontaire des lois qui régissent la dispute

167

Nous abordons et expliquons cette notion dans notre analyse des phénomènes de discours de la 25ème Nuit

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- 276 -

masîala .

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- 277 -

Conclusion :

La notion de masîîîî ala et son opportunité dans la controverse entre

Mattâ et Sîrâfî

Constituée de pierres d’achoppement multiples qui jalonnent le

déroulement de la joute verbale munâÂara, la masîala, la dispute, est une

pièce centrale de toute forme de dialogue réfutatif. Si l’on opérait une étude

statistique des termes les plus fréquents qui apparaisssent dans cette

controverse, on s’apercevrait que le terme masì âla occupe une place de

choix (Nous avons recensé 8 occurrences) Pour R.Barthes :

« La dispute est une cérémonie, une joute dialectique, menée sous la

présidence d’un maître : après plusieurs journées, le maître détermine la

solution. Il s’agit là, dans son ensemble, d’une culture sportive : on forme

des athlètes de la parole : la parole est l’objet d’un prestige et d’un

pouvoir réglés, l’agressivité est codée. »168

Cette réflexion nous semble particulièrement convenir pour examiner la

pertinence de l'usage du terme controverse, courant pour qualifier la rencontre

entre Mattâ et Sîrâfî. On peut se poser la question : cette rencontre est-elle

véritablement une controverse dans laquelle émerge, se déroule et se résout

une dispute au sens propre du terme ?

'' La dispute est (…) menée sous la présidence d’un maître ''

écrit Barthes.

168

L’ancienne rhétorique Communications n°16, p273

Page 278: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 278 -

On peut s'interroger sur le rôle du vizir Ibn Furât qui anime le majlis

dans lequel se déroule le débat : son intervention consiste d’abord à réclamer

le personnage dont la stature est susceptible de l’aider à confondre son

interlocuteur le plus aisément possible, d'où la désignation de Sîrâfî pour

mener à bien le pugilat verbal.(I 108-109) Ensuite, le vizir intervient pour

relancer de plus belle les attaques du grammairien lorsqu’il constate que

Mattâ est à court d’arguments :

''Interroge le sur un autre point de discussion (masîala), Abû Saìîd. A chaque fois que les

[points de discussion] se font suite en sa présence, on voit comment il est réduit à quia,

comment il descend de son piédestal, eu égard à la logique, lui qui en est [pourtant] fier

partisan, mais à laquelle, en vérité, il est aveugle ''. (I 122)

La troisième et dernière intervention du vizir est un panégyrique de

Sîrâfî, auquel Ibn Furât déclare, dans un langage fleuri, que, parce qu'il a

confondu Mattâ, il a :

'' brodé une étoffe que le temps n’usera pas'' (I 128)

Cette rencontre présente une distorsion par rapport à la dispute telle que

la définit Barthes, la seule personne qui pourrait faire office de maître

présidant la dispute serait ici le vizir Ibn al-Furât. Or, ce dernier est on ne peut

plus partial, et n’intervient jamais pour relancer la discussion dans le but de

faire évoluer les thèses en présence. A fortiori, les masâî il ne sont jamais

suspendues afin que ''le maître'', ''après plusieurs journées'', ''en détermine la

solution ''. Barthes examine ensuite la dispute par rapport au traitement de la

parole :

''la parole est l’objet d’un prestige et d’un pouvoir réglés, l’agressivité est codée ''.

Page 279: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 279 -

De nombreux indices, dans le texte de Taw™îdî nous permettent de

montrer que la parole ne fait guère l’objet d’une maîtrise, ni d’un contrôle. On

peut d’abord mesurer le degré d’intervention de Mattâ, il intervient 7 fois, sur

deux lignes en moyenne, dans un texte qui en compte 356, sachant que de la

ligne 250 à la ligne 356, Mattâ n’intervient plus, alors même que des

questions continuent à lui être posées. Sur cet espace de 106 lignes où Mattâ

n'intervient pas, court un quasi monologue de Sîrâfî, uniquement entrecoupé

des marques du discours rapporté du narrateur. Cette dissymétrie contredit

toute idée de parole réglée comme le voudrait la logique d’une controverse, la

contre argumentation est d’emblée minée et le triomphe du '' vainqueur''

programmé. Quant au ''codage '' de l’agressivité, il est également totalement

absent de cet entretien, ce qui n'échappe pas à Elamrani-Jamal :

'' Un trait (...) est constant dans le texte de cette controverse : c’est

le ton polémique et violent que Tawhîdî prête à Abû Saïd. La querelle va

de la remarque sur la correction de Mattâ qui, répondant oui (naì am) à

une question, est interrompu pour se faire reprocher cette faute - il faut

répondre certes balâ à cet endroit - , jusqu’à l’accusation de '' fourberie ''

et de '' mensonge '' Il est probable que l’écriture du texte dans ce style a

contribué à ne le faire citer que pour son contenu polémique ''. (Elamrani-

Jamal 1983 p. 64)

A partir de cette remarque, on peut élargir la réflexion, Elamrani-Jamal

évoque ''l’écriture de ce texte '', donc la trace de Taw™îdî. Nous l’avons

mentionné, dans le Kitâb al Iimtâì , Abû ©ayyân agit en '' organisateur de

discours '' qu’il sélectionne et rapporte, et qui dit rapporte dit bien souvent,

dans la logique de la littérature arabe médiévale, recompose à sa manière.

Page 280: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 280 -

Non que l’intention soit de déformer les paroles de tel ou tel personnage,

mais, ainsi, de transmettre un message.

On doit s' interroger sur le message d' Abû ©ayyân que contient

l’évocation par lui de ce célèbre débat. Nous pouvons défendre la thèse que

les écarts constatés par rapport à la définition de la dispute de Barthes sont la

trace des interventions d’Abû ©ayyân dans la retranscription du débat. Car

Abû ©ayyân fait bien une présentation d’un Mattâ en difficulté, défavorisé

dans la joute verbale qui l’oppose à son contradicteur, pour mettre en place

une controverse qui n’en n’est pas une. En effet, si Abû ©ayyân présente une

rencontre dans laquelle on doit mesurer deux disciplines l’une par rapport à

l’autre et attribuer la supériorité à l’une d’entre elles, la situation tourne, selon

l’interprétation qu’on en fait, soit au comique, soit au tragique : que le vizir

annonce d’emblée qu’il est à la recherche d’un contradicteur à même de

confondre Mattâ peut prêter à sourire, Abû ©ayyân indique ainsi qu’il ne faut

ni se duper sur l’écrasante supériorité de Sîrâfî dans ce dialogue, ni sur sa

position à lui, Abû ©ayyân, par rapport à cette rencontre, qu’il fait connaître

précisément en introduisant une succession d’anomalies dans le récit qu’il en

fait.

Au premier rang de ces anomalies, il y a le déséquilibre en volume de

parole accordé à chaque locuteur. Que Mattâ paraisse à ce point rabaissé peut

paraître étonnant, comment expliquer qu'un célèbre logicien soit victime d’un

tel déséquilibre verbal dans la confrontation qui l’oppose à son interlocuteur ?

Que la fin du dialogue se résume en une succession de questions prenant un

tour monologal provoque la surprise, puisque Sîrâfî n’attend même plus de

réponses à ses questions et, en définitive, le signale lui-même, en ponctuant

ses propos de l’ expression daì hâòâ que l’on peut traduire par « abandonne

[même toute velléité de réponse] ».(I 125 et 126).

Page 281: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 281 -

Ainsi, nous pensons que cette rencontre entre Sîrâfî et Mattâ n’a pu être

appelée controverse que par abus de langage, d’abord parce que les règles

élémentaires du débat contradictoire n’y sont pas respectées. De la seule

défaite programmée de l’adversaire ordonnée par le vizir, on peut déjà inférer

que l’objectif de la rencontre est autre que de démontrer la supériorité de la

grammaire sur la logique. C’est pourquoi il est nécessaire de se tourner vers

celui qui rapporte cette rencontre : Tawhîdî. C’est lui qui détient la clé d' une

autre signification de ce texte, que nous refusons pour notre part d’appeler

controverse. Une interprétation possible est de dire que , en faisant apparaître

un déséquilibre criant entre les propos de Sîrâfî et ceux de Mattâ, Abû ©ayyân

fait référence à la question de l’assimilation de l’héritage grec par les Arabes,

et à la façon dont l'incorporation de la logique grecque dans la pensée arabo

musulmane pour fonder un modèle culturel philosophique à la fois arabe et

universel a pu être négativement perçue, comme l'illustrent les propos de

Sîrâfî.Le conflit qui se déroule ici, en arrière plan d’une discussion sur les

mérites de deux disciplines réflexives du discours, est un conflit de cultures,

et l'analyse de ce texte doit faire justice à la gravité de cette querelle.

Dans ce chapitre, nous avons souhaité traiter d’une question dont on

dirait dans un langage moderne qu’elle est, à l'époque, placée sous les feux de

l’actualité. La problématique du rapport de la grammaire arabe à la logique

grecque est intimement liée à la façon dont la logique est perçue par la plupart

des savants arabes.169 Dans cette 8ème Nuit du Kitâb al Imtâì wa l Muîânasa,

la logique est doublement abordée, d’abord, selon un mode engagé, à travers

le parti pris de Sîrâfî en faveur de la langue et contre une discipline présentée

comme non arabe. Mais le fait même d’aborder la logique reflète également,

cette fois de la part de Taw™îdî, une volonté d’intégrer cette discipline à une

169

Ce chapitre essaie de faire justice à la position décalée, favorable à la logique, de Farâbî, en l'abordant quelque peu pour illustrer la position de Mattâ qu'il ne lui est pas possible, à lui, d'expliquer dans ce débat, construit sur le topos argumentatif de la pétition de principe.

Page 282: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 282 -

réflexion générale sur la culture. Quel que soit le positionnement d’Abû

Hayyân par rapport à la logique, son analyse s’intègre, à nouveau, dans son

projet de repenser la relation au savoir de l’homme de pouvoir dans l’examen

des disciplines nécessaires à la réalisation de ce programme. Parmi ces

disciplines figurent les disciplines du discours, la prose et la poésie, deux

disciplines qui posent dans le Kitâb al Imtâì, la problématique fondamentale

de leur propre rapport au discours. C’est le thème que nous abordons dans le

chapitre suivant de notre travail.

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- 283 -

CHAPITRE 4 - Sommaire

Tawhîdî et la question des points de vue : quelques exemples des Ma◊âlib al Wazirayn et de la 25ème Nuit du Kitâb al Imtâì Introduction : l’esprit des textes 1. Le cadre général 1.1 Des particularités par rapport aux autres Nuits 1.2. Une réflexion dictée par des enjeux connus Un contexte politique Le traitement comparatif La problématique de fond : le modèle du adîb 2. Vers une refondation des valeurs 2.1 L’anti-modèle 2.2 Le modèle 2.3 Les registres du discours Vertus de la ''prose disjointe'' Le rythme du discours

3. Les principes d’une éthique du discours 3.1 La remise en cause du langage précieux

4. Mise en place d’une polyphonie de l’énonciation 4.1 Le postulat de l'unicité du sujet parlant La polyphonie selon Bakhtine 4.2 Le cas de la 25ème Nuit 4.2.1 Les voix principales : un milieu célèbre 4.2.2 La critique d’Ibn ÷awâba 5. Le positionnement d’Abû Hayyân Un autre point de vue sur la poésie 6. La structure du discours

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- 284 -

7. Enjeu du texte pour l’esquisse d’un programme 7.1 Une certaine idée de la culture 7.2 Une esthétique du discours 7.3 Le langage et la cité 7.4 Un emprunt aux méthodes de l’adab 8. Une relation au savoir spécifique, résultat d’une démarche spécifique 8.1 Les raisons d’une mise en discours 8.2 La 25ème Nuit : une polyphonie spécifique Conclusion : Pour une rhétorique du discours 1. Les conclusions de la 25ème Nuit 2. L'ébauche d'une réflexion

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- 285 -

Chapitre 4 Taw™™™™îdî et la question des points de vue : quelques exemples des Ma◊◊◊◊âlib

al Wazirayn et de la 25ème

Nuit du Kitâb al Imtâìììì

Introduction : l’esprit des textes

La 25ème Nuit du Kitâb al Imtâì peut-être considérée comme le nerf de

la réflexion sur le langage dans le Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa et, plus

encore, dans l’œuvre d’Abû ©ayyân al Taw™îdî. On peut dire de ce texte qu’il

se distingue par deux caractéristiques essentielles : la présence d’un ensemble

de termes techniques qui rayonne sur l’ensemble de l’œuvre, et le procédé

discursif singulier auquel recourt Taw™îdî, dont nous avons déjà dit quelques

mots dans le chapitre 1, qui consiste à faire entendre son discours, au sens

propre, à travers certains propos d’autres locuteurs dans une pratique du

discours '' par procuration ''. La 25 ème Nuit du Kitâb al Imtâì est un exemple

particulièrement probant de ce procédé par lequel Abû ©ayyân délègue sa

voix de locuteur et son discours d’énonciateur, dans une distribution de la

parole savamment organisée par une procédure de mise en discours, pour

manifester sa présence, affirmer sa position, ouvrir des perspectives sur le

sujet traité, ici, l’examen des mérites respectifs de deux disciplines du

discours, la prose et la poésie, sous le rapport de leur comparaison.

La comparaison des mérites et des défauts de la prose et de la poésie est

une problématique de l'adab : elle s'intègre à une certaine vision de la culture

chez Taw™îdî qui consiste à revisiter un savoir bien trop asservi à la

spécialisation, où les fonctionnaires de l'institution n'ont plus à posséder une

culture générale. C'est pourquoi la question de l'adab, soulevée , dans la 25ème

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- 286 -

Nuit sous les auspices des disciplines du discours, est une question , aussi,

directement politique. Dans l'analyse qui va suivre, nous avons choisi de

montrer comme le texte de la 25ème Nuit s'éclaire par l'orientation du Kitâb

Ma׉lib al wazirayn, car la question de l'expression ne se comprend, dans le

contexte de Tawhîdî, qu'au regard de l'enjeu sous-jacent : la place de

l'intellectuel dans les milieux du pouvoir. Or c'est cette question qui est au

cœur du Ma◊âlib, à travers cette dialectique du vizir et de l'adib qui oppose un

adîb bafoué et brimé à un Gouvernement qui ne voit plus quel profit tirer de la

culture.

En introduisant les deux disciplines du discours que sont la prose et la

poésie dans une démarche que l'on peut qualifier de réflexive, où il s'agit de

définir un rôle, un statut et une fonction pour les disciplines du discours, c’est

bien le langage lui-même qui est soumis à l’interrogation, puisque l’on

cherche à en établir des normes d'usage dont l'objectif n'est autre que de

proposer un langage de l'adîb. Dans cette analyse, on insistera plus

particulièrement sur quelques axes qui nous semblent fondamentaux dans le

projet de Taw™îdî : une interrogation sur les disciplines du discours et les

règles de leur pratique, un questionnement rhétorique sur l'expression,

associés à la thématique du modèle et de l'anti-modèle de l' ''humaniste "170 au

IVème/Xème siècle

Nous proposons d’axer cette étude de la 25ème Nuit sur ces axes qui

nous aideront à nous faire une idée des procédés argumentatifs du Imtâ ', où le

débat d'idées se construit autour d'une pluralité de points de vue, que nous

examinerons à partir de la multiplicité des interventions dans la 25ème Nuit sur

la prose et la poésie, et, à partir de quelques exemples des Ma◊âlib al

170

Pour une définition possible de ce terme, nous renvoyons à notre chapitre 5, p.350 où il est fait mention des distinctions établies par M.Arkoun sur ce sujet.

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- 287 -

wazirayn à travers le regard d’Abû ©ayyân sur deux autres célèbres vizirs

buyîdes qu'il fréquenta : Ibn al ìAmîd et Ibn al ìAbbâd.

Nous commencerons cette analyse en nous penchant sur les spécificités

de la 25ème Nuit : sa situation dans l'économie de l’ouvrage, reflet d'un cadre

de pensée, de l’esprit d’une époque qui s’ exprime par le débat.

1 Le cadre général

1.1 Des particularités

par rapport aux

autres Nuits

Abû ©ayyân rencontre le vizir buyide du prince “am”âm al Dawla, ibn

Saìdân et, comme à l’accoutumée, fixe le sujet de discussion de la Nuit au

cours de laquelle ils dialogueront. Cette 25ème Nuit diffère des Nuits dans

lesquelles Ibn Sa ‘dân demande à Tawhîdî de lui exposer son opinion sur la

qualité intellectuelle de personnages (comme par exemple un certain nombre

de poètes [I 134]), il ne s'agit pas d'évaluer ici les mérites de personnes, mais

des outils de l'expression.

Cette Nuit diffère également des Nuits consacrées à des demandes

d’éclaircissement sur un thème donné, comme la 13ème Nuit sur l’âme, la 15ème

Nuit, philosophique, sur le possible, ou encore, la 6ème Nuit, sur le mérite des

nations, ou de celles qui recouvrent, à elles seules, plusieurs sujets à l'instar de

la 17ème Nuit qui traite de sujets aussi variés que la signification des schèmes

tifìâl et taf ìal, la question des rapports entre philosophie et religion à travers

le point de vue des I¨wân al “âfâî, la répartition de la raison-bon sens chez

les humains (manâzil al ìaql fi-l-nâs), le problème social, à travers les

protestations de la population contre le côut des denrées (II 26), ou encore,

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- 288 -

comme Abû ©ayyân s’y est accoutumé, à la demande du vizir, de la

communication d’apophtegmes et autres bon mots qui sont autant de

témoignages d’une conception universelle de la culture et du désir d’Abû

©ayyân de la propager.

Dans cette 25ème Nuit, le discours est au cœur d’un exposé qui prend

forme à travers la mise en parallèle de points de vue multiples dans le but

d’établir une hiérarchie entre la prose et la poésie. Ce sujet, au même titre que

les autres sujets abordés dans le Kitâb al Imtâì ne correspond pas seulement à

la pratique d’un simple loisir de la pensée, au bonheur de la spéculation

intellectuelle procuré par le ''plaisir'' et la ''bonne compagnie'', comme le veut

le titre de l’ouvrage. Cette 25ème Nuit traite d'une importante problématique du

discours, dictée par le contexte socio-culturel et politique de l’époque.

1.2 Une réflexion

dictée par des enjeux

connus

Un contexte politique

D'emblée, le discours de la 25ème Nuit laisse peu de doute sur un

engagement aux côtés de la prose, qui fonctionne en fait comme un prétexte

pour poser un problème de fond : quel modèle veut-on donner du

fonctionnaire de l'état à une époque où le pouvoir néglige d'interroger sa

culture et, par conséquent, la formation intellectuelle de ses hommes. Le débat

soulevé ici prend place dans un cadre politique qui a intégré la présence de

ceux que l’on a pu appeler les commis, les secrétaires ou encore les scribes,

c’est à dire ces ''professionnels de la rhétorique et de la rédaction'' a”hâb al

balâ®a wa-l-in—âî que Taw™îdî mentionnait dans les premières pages de

Page 289: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 289 -

l’ouvrage par l’intermédiaire de son protecteur Abû-l-Wafâî al-Muhandis (I

10), et dont il rappelait qu’ils ne constituaient pas le modèle rhétorique

absolu171, mais seulement un modèle rhétorique parmi d’autres, par rapport

auquel Taw™îdî veut imposer celui mis en valeur dans cette 25ème Nuit. La

question débattue est donc double : on rattache la question des valeurs de la

prose et de la poésie à la fonction du secrétaire préposé à la pratique du

discours et, plus largement, au débat sur la rhétorique. Car ce texte ne se

contente pas d’une série de remarques sur la clarté du propos, la concision de

la pensée, ou l’adéquation de l’expression à la signification, mais reprend ces

éléments dans un projet d'ensemble qui sert le propos engagé exposé ici : la

défense d'un statut de la prose. C’est ainsi que s’installe dès le début de cette

Nuit, avec des expressions comme :

'' l'un des aspects de la noblesse de la prose (min —araf al na◊r) (I 133) ''

'' ce qui fait la vertu de la prose (min fañilat al na◊r) '' (I 133)

une démarche familière à Abû ©ayyân : l' évaluation comparative, dans

laquelle il s’agit de rattacher l’examen des disciplines du discours au procédé

traditionnel qui consiste à traiter d'un thème en en comparant les vertus et les

défauts, les points forts et les points faibles. Il s'agit ici d'instaurer un cadre de

valeur destiné à normaliser la pratique du discours, perçu comme un fait

d’institution.

Le traitement comparatif

171

Ce qu'Abû-l-Wafâî a recommandé à Abû Hayyân dès leur première rencontre rapportée dans l'ouvrage : '' Ne te compare pas à eux (lâ tata—abbah bihim), ne t'inspire pas de leur exemple (lâ ta¶rî ìalâ mi◊âlihim) '' (I 10)

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- 290 -

C’est l’idée de clarté du discours, qui passe par la simplicité de la

signification, que la 25ème Nuit aborde au travers de la comparaison entre la

prose et la poésie. Celle-ci fonctionne comme un outil de travail au service de

la thèse d’Abû ©ayyân qui consiste à défendre les valeurs de la prose en lui

conférant le premier rôle dans sa conception de la pratique du discours que le

vizir interroge, en prélude de cette Nuit, sur ce mode comparatif :

'' Un mot, s’il te plaît, de la poésie (naÂm) et de la prose (na◊r), de

leur hiérarchie et de leurs limites respectives, de la forme qui leur est

commune ? De laquelle tire-t-on le plus large profit ? Laquelle est la plus

ancrée dans l’art (”inâìa) ? laquelle témoigne le mieux du brio ? '' (II

130)

Ces premières paroles du vizir sont placées sous le signe d’un projet

axiologique dont l’objectif est d’attribuer des valeurs à la prose et à la poésie.

La démarche comparative, qui doit faire émerger ces valeurs, apparaît comme

une technique d’investigation qui va instaurer une hiérarchie entre les deux

disciplines du discours. On parle de '' degrés '' et le mot ne peut que couvrir un

champ très large, il n’est en effet pas spécifié s’il s’agit de degrés établis pour

la prose et la poésie dans le sens d’une gradation, d’un degré supérieur, -

même si le parti pris de Taw™îdî pour la prose est un présupposé évident- ou

s'il s'agit aussi de graduations établies à l’intérieur des deux disciplines

distinguant, sur le plan qualitatif, des niveaux de prose à l’intérieur de la

prose, et des niveaux de poésie à l’intérieur de la poésie. Nous penchons pour

l’hypothèse que ces deux signification sont ici attribuables au terme marâtib,

on sait que l’objet de la 25ème Nuit n’est pas d’installer le lecteur, encore

moins l’interlocuteur d’Abû ©ayyân, dans une situation de suspens qui le

placerait dans l’expectative par rapport à l’issue de l’évaluation des mérites

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- 291 -

respectifs de la prose et de la poésie. La supériorité de la prose, qui ne fait pas

de doute, n’est que la problématique de façade de la 25ème Nuit.

La problématique de fond : le modèle du âdîb

Car à partir du second sens perceptible de ''degrés '' (marâtib), c'est à

dire une gradation interne à la prose et une gradation interne à la poésie, on

découvre la problématique de fond de ce texte, qui souligne d’abord que la

promotion de la prose ne se fait pas au détriment de la poésie ni contre elle ;

en effet, pourrait-on seulement envisager de parler de degrés entre prose et

poésie s’il n’y avait pas reconnaissance de facto de la poésie de la part d’Abû

Hayyân? Mais il y a que le propos de Taw™îdî fait suite à une conception de

l’adab qui, après •âhiÂ, a réintroduit la poésie pour satisfaire un intérêt

immédiat que Tawhîdî désapprouve : intégrer les fonctionnaires de l’Etat dans

une formation partielle et partiale qui sacrifie une véritable culture générale

universelle sur l’autel de connaissances techniques circonscrites et

autosuffisantes. Ainsi, Taw™îdî veut réagir contre une époque où l’on n’écrit

plus, au sens où l’on ne crée plus. André Miquel a bien montré que :

'' La réintroduction de la poésie, non seulement comme terrain

privilégié d’étude de la langue, mais comme source de connaissances de

tous ordres, est probante (…) : la plus arabe des disciplines arabes, elle

est la charnière de l’Adab al Kâtib, et la connaissance qu’elle livre,

codifiée par le rythme, sanctifiée par la tradition, tend à privilégier, chez

le lecteur ou l’auditeur, en place de la réflexion un état d’intuitive et

immédiate réceptivité172 ''.(Miquel 1963 p. 61)

172

c'est nous qui soulignons

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- 292 -

'' Intuitive et immédiate réceptivité '' en lieu et place de la réflexion,

souligne Miquel, un débat est soulevé et pose la question suivante : Quelle est

la figure de l’honnête homme que l’on veut voir en place ? Au fond, Tawhîdî

ne cesse de poser cette question : bien souvent ses attaques, notamment

lorsqu’elles visent des personnes, se concentrent presque exclusivement sur

des faits culturels qui touchent à la maîtrise du langage. Il n’est que de citer

l’un des exemples les plus probants à cet égard qui est celui de la critique des

deux vizirs Ibn al-ìAmîd et Ibn al-ìAbbâd, dans les Ma◊âlib al wazirayn où

les griefs portent très souvent sur la relation biaisée qui unit les vizirs aux

questions de langage, et particulièrement, al “âhib ibn al ìAbbâd. (On se

souviendra que c’est à lui que le grammairien Ibn al Fâris dédia son “âhibî).

On peut de là penser que Tawhîdî inscrit cette figure blâmable du faux

intellectuel dans une filiation logiquement héritée de cette ''décadence'' de la

culture qu’il veut faire ressentir et qu'il évoque explicitement à la fin de la

25ème Nuit :

'' On se livrait compétition sur ce chapitre (bâb) (i.e celui de la

rhétorique) lorsque le califat était dans sa splendeur, son gouvernorat

(niyâba) dans l’éclat, qu’il y avait des personnes fermement attachées

(muì taqid) à la religion, qu’il restait encore quelqu’un pour aimer

passionnément (ìâ—iq) les qualités viriles (murûî a) (...), privilégier la

sincérité (”idq), répandre les bonnes mœurs (îâdâb), [que se tenait] une

arène de l'éloquence (bayân) pour rechercher la manière d’agir juste et

droite (”awâb)" (II 143)

Taw™îdî intègre son projet d’examen de la question du discours à sa

propre conception ethique, esthétique et langagière de la notion de valeur.

Page 293: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 293 -

2. Vers une refondation des valeurs

2.1 L’anti-modèle

Taw™îdî développe dans son œuvre la figure de l’anti-modèle de

l’intellectuel victime de cette conception volontairement restrictive de l’adab.

Le texte des Ma◊âlib intitulé kitâbat al “â™ib, l’écriture d’al-“â™ib, en est un

témoignage fort, il fait le portrait de l’anti-modèle de l’intellectuel dont la

superficialité de la maîtrise de l’écriture, autrement dit de la prose, est, pour

Tawhîdî, le reflet indiscutable de l'émergence d' une nouvelle conception de l’

adab qu’il veut combattre. Ce texte, que nous citons ici, se compose de deux

parties d’une égale importance, fondamentales, puisque la première

communique, par la voix du secrétaire Ibn al ìUbaïd (que l’on retrouve dans

la 7ème Nuit du Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa) le point de vue –c’est évident-

d’Abû ©ayyân, et la seconde, par ce même intermédiaire, décrit dans une

hiérarchisation des priorités, un modèle à suivre. Celui-ci, par son caractère

directif, éclaire la conception de la prose chez Taw™îdî. Il fait écho aux enjeux

de cette 25ème Nuit en se rattachant au contexte militant d’Abû ©ayyân pour

un certain type de langage et un certain type de culture :

'' Je déclarai au secrétaire chrétien de Bagdâd Ibn al ìUbaîd – lui qui maîtrisait

l’éloquence avec aisance, maniait l’expression de façon agréable, pratiquait la concision

avec adresse, faisait des allusions recherchées, savait agréablement enchaîner le discours :

« -Que penses-tu de l’écriture d’Ibn al ìAbbâd?

« - Elle est laide répondit-il, d’une extrême laideur, et d’une lourdeurqui a pris

forme dans les doctrines (maòâhib) de maîtres fous simulant le bon sens.

La prose rythmée et rimée (sagì) à laquelle il s’adonne passionément, est [certes]

de celles qui s’appliquent au discours (kalâm), mais il faudrait qu’elle ressemble à la

broderie d’un vêtement, le pan d’un habit, la couture du gaze, le sel de l’aliment, ou le

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- 294 -

grain de beauté [mais] si le visage était parsemé de grains de beauté, il deviendrait cendré 173. Qu’il brille dans cet art (fann) ne cache point cette lourdeur dans tous les [autres]

registres du discours (funûn al kalâm).

Les registres du discours174 peuvent se résumer à la prose ordinaire (badad), la

prose rythmée et rimée (sa¶ì), le patron rythmique (wazn) et ce que d’aucuns appellent la

mise en assonance (ta¶nîs), ou l’accord harmonieux (ta’bîq). Parmi ces registres du

discours, figure ce que l’on doit appeler '' l’enchaîné '' (al musalsal) dont on trouve des

exemples dans le discours d' Abû ‘Uthmân [al Gâhiz].

Ce que l’on doit abandonner absolument (...), c’est l’afféterie (takalluf) et le propos

obscur provoqué par le lexique rare ou ardu, ce qui anéantit la signification, la corrompt,

ou la déforme. Le premier objectif doit être la véracité de la signification (”i™™at al

maìna), le second réside dans le choix de l’expression (ta¨ayyur al lafÂ), le troisième, dans

la simplification du discours ordonnancé (tashîl al naÂm) et la composition agréable

(halâwat al taîlîf) (...) et l’harmonie concise (iqti”âd fi-l-muîâ¨ât). [Il faut] qu’il en soit

ainsi pour que le second objectif suive le premier, puis le troisième, le second, et que tu te

prémunisses contre l’ ''espace'' qui s’introduit entre les séparations [dans le propos].’’

-« Que signifie l’ "espace" ? demandai-je.

-« L’absence de liaison (ribâ’) entre ce qui précède et ce qui succède, c’est à dire

l’inélégance dont souffre l’auditeur qui veut retirer un profit [du discours].

-Le vice qui n’a point d’égal, et auquel point de lourdeur n’est semblable, est

l’engouement pour le lexique rare (®arîb), où la vocalisation pose problème et qui requiert

une interprétation laborieuse. Cela, et ce qui y ressemble, est une charge qui perturbe

l'audition, un fardeau qui met à mal les dispositions naturelles (’abì) [de celui qui s'adonne

à l'art du discours], une souffrance pour la langue (lisân) qui doit le prononcer . '' (Matâlib

113-114)

Par l’intermédiaire du secrétaire Ibn ìUbaïd, qu’il privilégie lorsqu’il

aborde la question de l’adab –aussi bien comme contradicteur de débats,

comme c’est le cas dans la 7ème Nuit du Kitâb al ‘Imtâ ‘, que comme

173

mot à mot « frit » 174

Nous traduisons kalâm par langage lorsqu’il est l’objet théorique d’une analyse, par discours, lorsque nous envisageons la dimension proprement énonciative.

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- 295 -

''conseiller'' dont il convoque le point de vue sur le sujet-, Abû ©ayyân parle

de son engagement, sa défense militante pour une certaine idée de l’adab,

dans ce texte ou le degré normatif qui dit ce que doit être l’adab s’instaure

peu à peu. C’est tout une tradition qui est remise en cause, et la critique n’est

pas mince car Taw™îdî n’hésite pas à s’en prendre à l’Institution, symbolisée

par les Anciens (al salaf al îawwalûn), traités, eux et les maîtres de ce temps,

dans un parallélisme qui ne trompe pas, de '' fous '' et d’ '' individus qui se

donnent l’apparence d’agir en vertu du bon sens '' (mutaìâqilûn). Sur ce point,

à savoir le style d’Ibn al-ìAbbâd, la critique est sans nuance et dépasse la

seule contingence d’un règlement de comptes de la part d’Abû ©ayyân avec

un vizir dont il se plaindra toujours des mauvais traitements subis à ses côtés.

Ici, Taw™îdî s’en prend à un modèle que l’on a érigé en exemple. Aussi,

l’intérêt de ce texte ne réside pas tant dans la critique d’Ibn al-ìAbbâd –fait

connu chez Taw™îdî-, que sur un modèle d’adab que Taw™îdi veut voir se

substituer à cet anti-modèle qu’il ne cesse de décrier.

2.2 Le modèle

Ce texte épouse bien le tournant militant que l’on connaît à la pensée

d’Abû ©ayyân, il prend aussi l’aspect d’un texte informatif sur la question de

l’adab qui complète le traitement de la question dans le Imtâì où, selon nous,

le modèle voulu par Abû ©ayyân et le développement explicite de sa pensée

sont considérés comme un présupposé devant être connu par l’interlocuteur de

Tawhîdî –le vizir Ibn Saìdân- et le lecteur du Kitâb al Imtâì.

Ainsi, Tawhîdî ne donnera pas dans le texte de la 25ème Nuit, qui

pourrait apparaître comme le manifeste du Kitâb al Imtâì pour une écriture et

une parole en prose, un point de vue –encore moins une analyse – sur la prose

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- 296 -

rimée et rythmée , le sa¶ì175. Le sa¶ì ne fait pas non plus dans ce texte des

Ma◊âlib l’objet d’un véritable examen théorique qui l’intégrerait par exemple

à une distinction de différents types de prose, mais le texte des Ma◊alib n'en

fait pas moins ressortir une idée forte de la conception de la prose dans

laquelle le sa¶ì ne peut être considéré que comme un ornement légitime du

discours et non comme sa matière essentielle. Pour communiquer cette idée,

Tawhîdî utilise une technique qui lui est familière, celle du recours à l’image

et particulièrement, comme il le fait aussi dans le Kitâb al Imtâì, à l’image de

l’étoffe brodée et du vêtement :

''La prose rythmée et rimée (sagì) à laquelle il [i.e Ibn al ìAbbâd]

s’adonne passionément, est [certes] de celles qui s’appliquent au discours

, mais il faudrait qu’elle ressemble à la broderie d’un vêtement, au pan

d’un habit , à la couture du gaze ''. (Ma◊âlib p 113)

Ce passage véhicule l’idée essentielle chez Taw™îdî du refus de

l’afféterie takalluf. On reconnaît une certaine dignité, une certaine allure à la

parure en matière d’expression, mais celle-ci ne doit justement pas enfreindre

sa nature de parure car :

''si le visage était parsemé de grains de beauté, il deviendrait cendré (maqliyy) ''

(Ma׉lib 113)

L'expression sera semblable à cette couture discrète qui vient orner les

pans d’un vêtement, lui-même, sous-entend Abû ©ayyân, constituant cette

expression simple, accessible et dépouillée qui habillera la parure. Car une

parure démesurée est comparable à ce visage qu’une multitude de grains de

175

Dans la 25ème Nuit le terme est simplement cité, dans la ''rhétorique de la prose'' (balâ®at al na◊r) (II141) ce qui montre qu'il n'est pas refusé.

Page 297: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 297 -

beauté aurait tuméfié, alors qu’un seul n’en aurait fait ressortir la beauté que

davantage.

2.3 Les registres du

discours

L’intérêt de ce passage pour la mise en place d’un modèle d’adab est

aussi perceptible dans l’intuition d’une catégorisation des registres du

discours (funûn al kalâm), qui fonctionne evc le présupposé qu'il est question

du discours en prose :

'' Les registres du discours (funûn al kalâm) peuvent à peu près se

résumer à ce qui va de la prose ordinaire (badad), à la prose rimée et

rythmée (sa¶ì) et au patron rythmique (wazn), et à ce que d’aucuns

appellent la mise en assonance (ta¶nîs) ou l’accord harmonieux (ta’bîq)."

(Ma׉lib 113)

Vertus de la prose ordinaire

La forme commune de la prose, non rimée, est distinguée du registre

poétique du sa¶ì, prose rimée et rythmée. On entre ici dans l’appropriation

axiologique du fait discursif chez Taw™îdî, dont il fait usage pour fixer sa

conception du discours. La prose ordinaire (badad), correspond

manifestement à cette prose simple et dépouillée qu’Abû Hayyân appelle de

ses vœux. En effet, on retrouve cette forme de prose dans la 25ème Nuit du

Kitâb al Imtâì avec l’expression al man◊ûr al mutabaddid :

''Ne vois tu pas que l'homme, au début de sa vie, depuis l'enfance

et jusqu’à un âge avancé, ne prononce que de la prose courante (al

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- 298 -

man◊ûr al mutabaddid), facile d’accès et fréquentée (al maysûr al

mutaraddid) (II 133) ''

autrement dit ''prose disséminée'', ''dispersée'', expression imagée d’un

''degré zéro de la prose '', une prose de communication qui fait son cheval de

bataille du discours efficace à visée exclusivement pratique.

Le rythme du discours

La prose rimée et rythmée (sa¶ì) ne vient qu’ensuite, et ensuite

seulement Taw™îdî aborde la question du wazn, terme que nous traduisons par

''patron rythmique '', aspect formel du discours, fonctionnant comme un

patron dans lequel on peut en couler le contenu. Cette démultiplication des

registres du discours semble fondée sur le présupposé que c’est à l’intérieur

du discours en prose que l’on va découper des gammes et sectionner des

''registres '' (funûn). Le wazn, qui dans la langue peut aussi bien signifier le

mètre poétique que le rythme, est à prendre ici dans le sens large du rythme

du discours, qui n'obéit pas aux même règles selon que l'on a affaire à une

prose poétique ou non. Mais cette distinction de registres du discours

fonctionne davantage sur le mode intuitif que sur le mode analytique, Abû

©ayyân a distingué deux catégories, la prose simple et la prose rimée et

rythmée sans faire du plan technique du rythme et de la prosodie un critère

qui aurait pu servir à expliciter cette distinction, il se limite à déclarer que :

'' Les registres du discours peuvent se résumer (…) à ce que d’aucuns appellent la

mise en assonance ou l’accord harmonieux ''. (Matâlib 113)

En introduisant les notions d’assonance et d’harmonie par la délégation

du secrétaire Ibn ìUbaïd, Abû ©ayyân ne fait-il pas part de son propre point

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- 299 -

de vue, un point de vue réservé sur la poétisation du discours ? Tawhîdî

connaît et reconnaît l’existence des rimes intérieures, des régularités

rythmiques et du souci d’homophonie dans le discours, or, parler de ''mise en

assonance'' et ''accord harmonieux'', en attribuant cette parole à "d’aucuns"

exprime une distanciation par rapport à un phénomène bien connu et

conforme à une certaine conception de l’adab. Taw™îdî nous donne

l’impression de minimiser volontairement cet aspect prosodique du discours

en prose, cette distance qu’il prend ici en refusant de valider la désignation

terminologique d’un phénomène qu’il connaît parfaitement est lourde de sens,

elle renforce une prise de position pour une prose qui, si elle peut faire

quelques concessions à l’ornementation et à la parure, ne doit pas en faire

pour autant son souci principal, nous pourrions même dire, ne doit pas s’en

préoccuper. Le message de la pensée de Taw™îdî, sur ce point, semble être le

suivant : c’est par surcroît, s’en l’avoir sollicité, et peut-être même par sa

seule modestie qu’une prose simple et accessible sera belle, parée, voire

grandiose. Cette idée fonde un point de vue sur le discours, et le tour normatif

de ce propos, rattaché à une éthique du discours, permet de recadrer les points

de vue de cette 25ème Nuit sur la question de la prose et de la poésie dans un

contexte de base indispensable à leur compréhension.

3. Les principes d’une

éthique du discours

La 25ème Nuit énoncent quelques principes d'une éthique du discours.

L'inventaire des registres du discours (avec comme présupposé qu’il s’agit du

discours en prose) semble correspondre à une certaine hiérarchie : on accorde

la priorité au discours en prose ''de base'' (badad) sur la prose rimée et

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- 300 -

rythmée (sa¶ì) et ce qui touche au rythme, à la poétisation du discours, est

relégué en seconde position. On met donc en application une méthode de

classement. Or, si ces techniques du discours font l’objet d’un classement,

c’est donc que certaines valent plus que d’autres selon des critères

préalablement institués . C’est bien de valeur qu’il est question dans la

démarche de Taw™îdî. Cette procédure de classement préfigure la

comparaison évaluative, spécifiquement appliquée à la prose et à la poésie,

dans la 25ème Nuit, procédure qui vise à établir une différence de noblesse et

de dignité entre la prose et la poésie, par une approche de la notion de degré

appliquée à ces disciplines du discours. A partir de ses considérations

méditatives sur la culture de son temps, Taw™îdî, fût-ce par un vocabulaire

souvent imprécis, essaye de relier une réflexion sur le langage au terrain

pratique d'une refondation culturelle des valeurs.

La démarche d'ordre éthique, sur le thème du discours, se pose comme

une nécessité : on est attentif à des expressions qui relèvent du déontique, de

ce qui doit être dit et fait, comme dans ce propos des Matâlib :

'' [Parmi ces registres du discours] figure ce que l’on doit appeler ''l’enchaînement

ininterrompu'' (musalsal) dont on trouve des exemples chez Abû ‘U◊mân [al GâhiÂ] '' (

Matâlib 114)

Le terme musalsal, que Taw™îdî illustre par un renvoi à l’œuvre de

•âhi n’a pas, à notre connaissance, l’autorité d’un terme technique, et

l’ouvrage ''technique'' par excellence de •âhi sur le discours, al Bayân wa-l-

Tabyîn ne le mentionne pas. Ce terme peut néanmoins évoquer

l’enchaînement continu sans rupture musalsal appliqué ici au discours. Au

terme musalsal, on peut aussi bien attribuer une connotation plus technique

faisant référence à un enchaînement des idées marqué par des mots de liaison

Page 301: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 301 -

ou autres connecteurs argumentatifs, ou à la répétition d’un même thème

perçu à travers une variété d’angles d’approche s’enchaînant les uns les autres

(cf le thème de l’avarice dans le Kitâb al Bu¨alâî de •âhiÂ, différement

envisagé dans cette œuvre), mais au delà de la signification de ce terme ou de

l’idée véhiculée par lui, c’est la référence à •âhi en elle-même qui est

importante, et que l’on retrouvera dans le Kitâb al Imtâ ‘. Taw™îdî insère son

discours dans la référence au Maître qui est loin d’être la seule dans l’œuvre

de Tawhîdî, comme l’a montré Marc Bergé dans son article Al Taw™îdî et al

•â™iÂ176. Il faut se référer à •ahî pour refonder l'adab.

Car en présentant l’anti-modèle du adîb incarné chez Taw™îdî par le

personnage d’Ibn al-ìAbbâd, Tawhîdî présente aussi, en négatif, son modèle

du adîb : très clairement, pour Tawhîdî, le modèle du adîb, c’est •âhi et ce

n’est pas Ibn Qutaïba, et le projet à construire est la promotion d’ un adab

conforme aux valeurs revendiquées par •âhi et qui prolonge sa réflexion par

une certaine vision du discours.

Nous voudrions ainsi nous arrêter sur les marques d’une certaine

pédagogie d’Abû Hayyân qui , par la voix177 du secrétaire Ibn Ubaïd,

développe le thème du modèle et de l’anti-modèle sur différentes

harmoniques, nous avons dégagé une opposition entre Ibn al-ìAmid et •âhiÂ,

nous pouvons également identifier dans le texte des Ma◊âlib précédemment

cité une opposition d'un modèle et d’un anti-modèle du adîb assimilée à une

certaine conception du fait rhétorique tel que le pense Taw™îdî. Ce dernier

évoque en effet trois écueils que la pratique du discours doit éviter :

176

Arabica, 1965, Vol XII pp188-196 177

Nous analysons de façon approfondie, dans la suite de cette étude, les rapports spécifiues que Tawhîdî entretient avec le discours dans une polyphonie de l’énonciation.

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- 302 -

'' L’afféterie (takalluf) et l’obscurité du propos, l’usage du lexique rare (®arîb) ou

ardu [et] ce qui réduit à néant la signification, la corrompt, ou la déforme. '' (Ma◊âlib 113)

Ces trois écueils constituent les trois grands défauts combattus par

Tawhîdî dans le modèle rhétorique qu’il établit dans ses propos sur le langage

et qu’il annonce ici sur un mode antithétique en opposant chacune de ces

contre valeurs à la valeur qui lui correspond. Il le fait à partir de trois

objectifs : Tawhîdi emploie à trois reprises le mot ®arañ, l'objectif, la visée,

en quoi résonne aussi le thème (®arañ) de la poésie classique. De la même

façon que l’on a pu décliner pour la poésie classique des thèmes récurrents et

les accorder, par différents motifs, dans un poiein créateur, on entend

procéder de même en attribuant dans cette conception du discours un certain

nombre de visées :

'' la première visée doit résider dans la signification correcte (”ihhat al maìnâ), la

seconde, dans le choix judicieux des mots (ta¨ayyur al lafÂ), la troisième, dans le discours

ordonnancé rendu accessible [à l'interlocuteur] (tashîl al naÂm), le recours à l'

ornementation (i¶tilâb al rawnaq) et une recherche de style maîtrisée(al îiqti”âd fi-l-

muîâ¨ât) '' (Matâlib 113)

Dans le Ma◊âlib al Wazirayn, le propos du secrétaire Ibn ìUbaïd qui

traite de l’afféterie, caractérisée par le recours au ®ârib, lexique rare, appelé

encore raria, nous ramène à cette idée que, dans les propos d'Abû ©ayyân, il

n’y a pas d’esthétique du discours en dehors d’une éthique du discours. On

émet des jugements de valeur sur ce qui relève en propre de l’esthétique :

lorsqu’il désigne le style de son anti-modèle Ibn al-ìAbbâd, c’est au nom de

son éthique du discours que Taw™îdî emploie les substantifs de laideur (kitâba

—awhâî), vilénie (taqabbu™), médiocrité (rakâka). A la source de cette

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- 303 -

démarche figure le refus de l’afféterie du discours surfait que Taw™îdî évoque

souvent dans le Kitâb al Imtâ ì, mais qu’il martèle dans cet extrait des

Ma◊âlib avec une détermination nettement affirmée.

La remise en cause du langage précieux

Dans les écueils à écarter dans la pratique du discours énoncés dans les

Ma◊âlib, deux écueils se rejoignent sur le plan thématique :

'' L’afféterie (takalluf) et l’obscurité du propos (®umûñ) et

l’usage du lexique rare (®arîb) ou ardu (ìawî”) '' (Matâlib 113)

Ce n’est pas un hasard si la condamnation du lexique rare et de

l'afféterie est une priorité : le souci de recherche sur le style est condamné en

lui-même. La série déontique de ce qu’il faut éviter, introduite par

l’expression yanba®î îan, il faut (que), concerne le ®arîb, dont la critique est

une condamnation sans appel portée au plus haut degré du blâme par une

tournure de style anaphorisée, qui vient clore toute discussion sur le sujet :

'' Le vice après lequel il n’ y a plus de vice (al hu¶na allatî laysa baìdahâ hu¶na),

la médiocrité au delà de laquelle il n’y a plus de médiocrité (al rakâka allatî laysa

fawqahâ rakâka) est l’engouement pour le lexique rare (al wulûì bi-l-®arîb), pour le

discours où l’expression fait problème, et avec quoi l’interprétation a maille à partir .''

(Matâlib 114)

Il faut insister sur la force de conviction du discours du secrétaire Ibn

ìUbaîd qui s'exprime ici : le ton est ferme, violent et définitif. L’afféterie du

®ârîb est l'alpha et l'oméga de la critique du discours de Taw™îdî qui s’en

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- 304 -

prend ainsi à toute une culture obéissant à ce mode de fonctionnement. Or,

pour Taw™îdî, il s’agit de substituer un mode de fonctionnement à un autre,

lequel va organiser un nouveau rapport à la culture par un mode d'expression

spécifique : un certain usage de la voix.

Le Kitâb al Imtâì wa-l-Muî ânasa s’élabore dans une certaine écriture

de la voix qui rend compte de cette expression orale des idées déclinée dans

l’ouvrage. Ce n’est pas l’oralité insérée dans le discours écrit qui constitue un

fait nouveau en soi, celle-ci est une pratique régulière des auteurs médiévaux

chez qui le recours au discours rapporté est un fait courant. Ce qui est

nouveau, c’est le sort que Tawhîdî réserve à l’expression orale organisée au

service d’un certain rapport au savoir, au service d’une théorisation en germe.

On peut dire que ce rapport au savoir se définit dans le Imtâì par la place

inédite qu’il réserve au fait vocal.

La multiplicité des voix du Imtâì montre que la conception d’une

culture, surtout lorsqu’elle est installée sur le terrain de la réforme, est un

phénomène qui ne va pas de soi, objet d’une remise en question, d’un examen

critique, d’une interrogation. Le savoir a, dans le Kitâb al Imtâ ‘, le statut

d’un objet produit par les formes de la discussion au sens où l’épistémologue

dirait que la science produit ses objets, selon le célèbre postulat énoncé par

Bachelard. Le Kitâb al Imtâì wa –l-Muîânasa est l’écriture d’un savoir qui se

construit, se met en question et se prête au débat dans les formes de la

discussion mises en œuvre : elles vont de la conversation à la joute oratoire,

voire à la polémique, relayées par des voix aux statuts aussi différents que

celles d’Abû ©ayyân, du vizir, et des locuteurs qui interviennent dans le

Imtâì. Le texte de Taw™îdî est le lieu où l’oral se trouve placé dans une

position paradoxale : d’une part, il interdit d’assimiler le texte du Kitâb al

Imtâì à :

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- 305 -

''de l’oral transcrit, de l’écrit à percevoir en fonction de sa profération '' (Zumthor

La lettre et la voix p. ).

Identifier le Kitâb al Imtâì à une simple transcription de l’oral

occulterait toute réflexion sur l’écriture de Taw™îdî. D’autre part, amalgamer

l’ensemble des voix qui se font entendre dans le Imtâì, et , plus

spécifiquement, dans cet espace représentatif de la multiplicité des locuteurs,

à une reconstruction de la plume de Taw™îdî, c’est éluder le rôle fondamental

de la voix dans la ''perception du texte'' (Zumthor), dont le Kitâb al Imtâì est

un témoignage.

Le Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa ne saurait en effet être ramené à une

transcription de voix qui y resonneraient de toutes parts, sans le fil directeur

d’une pensée organisatrice, pas plus qu’on ne peut véritablement identifier

cette oeuvre à la parole d’une seule voix, exclusive des autres, la voix de

Taw™îdî qui se démultiplierait à travers elles. Le Kitâb al Imtâì est fondé sur

le paradoxe de son organisation vocale, la 25ème Nuit en est un symbole

représentatif. On peut tenter de l'expliquer à travers la notion de polyphonie –

tout en en vérifiant la justesse et l’adaptabilité à la démarche d’Abû ©ayyân –

dans la mesure où elle s’oriente vers une conception de l’œuvre non

''monologique''.

4 Mise en place d’une polyphonie de

l’énonciation

Page 306: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 306 -

4.1 Le postulat de

l'unicité du sujet

parlant

La suite de cette étude va s'attarder à montrer dans quelle mesure on

peut rapprocher la 25ème Nuit de la mise en question du postulat de ''l’unicité

du sujet parlant'' (Ducrot, 1984, p.171). Ce postulat établit que chaque énoncé

possède '' un et un seul auteur '', '' fait entendre une seule voix '', est porteur

d’une seule position, rattachés au principe intangible d’un auteur source d’un

point de vue unifiant . Plusieurs cas de figure sont envisagés :

-Le sujet parlant est l’auteur empirique des énoncés qu’il construit : par

exemple Abû ©ayyân s'adressant à son protecteur Abû-l-Wafâî

-Le sujet parlant intègre son point de vue aux énoncés dont il n’a pas le

contrôle : la question est posée pour un certain nombre d'énoncés du Imtâì :

Abû ©ayyân se cache-t-il derrière Sîrâfî dans la 8ème Nuit ?

-Le sujet parlant s'exprime sur le mode du discours rapporté : Abû

©ayyân rapporte au vizir Ibn Saìdân les entretiens auxquels il a assisté.

-Le sujet parlant se désolidarise explicitement, par des marques

textuelles, d’un énonciateur qu’il désapprouve. C'est le cas du dialogue

réfutatif de la 7ème Nuit entre Abû ©ayyân et le secrétaire Ibn ìUbaïd sur leur

désaccord sur le statut du adîb.

Le refus de l'unicité du sujet parlant défendu par les tenants d'une

polyphonie de l'énonciation permet de rejeter que ces différents statuts du

sujet parlant correspondent à un point de vue unifié de la part d'Abû ©ayyân.

L'objectif de la polyphonie est de montrer que le sujet parlant se manifeste en

miroir par des sujets interposés, dont les points de vue se mêlent constamment

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- 307 -

au sien. La répartition des voix dans la 25ème Nuit rejoint la prise de distance

critique qui n'admet pas qu'une œuvre où plusieurs points de vue se croisent

par rapport au point de vue central d'un auteur puisse être le reflet, en

définitive, d’un point de vue unique. Ce préalable reflète l’attitude déplorée

par Ducrot des :

''recherches sur le langage [qui] prennent cette conception de l’œuvre comme allant

de soi''. (Ducrot, 1984, p.171)

La polyphonie selon Bakhtine

Nous nous proposons dans cette analyse de réfléchir sur la notion de

polyphonie élaborée par Bakhtine à partir de l’œuvre de Dostoïevski en

montrant comme ses spécificités peuvent aider à rendre compte du statut

énonciatif particulier de la 25ème Nuit du Kitâb al Imtâ ‘. Nous citons ici in

extenso ce passage de la poétique de Dostoïevski, dont pratiquement chaque

mot pourrait s’appliquer à la pratique du discours mise en œuvre par Abû

©ayyân, et dont nous commenterons les enjeux importants pour une

polyphonie de l’énonciation qui véhicule le débat d’idées et la conception du

discours chez Taw™îdî :

'' La pluralité des voix et des consciences indépendantes et distinctes la polyphonie

authentique des voix à part entière, constituent en effet un trait fondamental des romans de

Dostoïevski.178Ce qui apparaît dans ses œuvres, ce n’est pas la multiplicité de caractères et

de destins, à l’intérieur d’un monde unique et objectif, éclairé par la seule conscience de

l’auteur, mais la pluralité des consciences équipollentes et de leur univers qui, sans

fusionner, se combinent dans l’unité d’un événement donné. Les héros principaux de

Dostoïevski sont, en effet, dans la conception même de l’artiste, non seulement objets de

178

Dans ce texte, tous les passages soulignés le sont par l’auteur.

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- 308 -

discours de l’auteur, mais sujets de leur propre discours immédiatement signifiant. Le mot

de ces héros n’est pas épuisé par ses fonctions habituelles, caractériologiques,

anecdotiques, pragmatiques, mais il ne se réduit pas davantage à l’expression de la position

idéologique personnelle de l’auteur (…) La conscience du héros est présentée comme une

conscience autre, étrangère, mais en même temps elle n’est pas réifiée, ni fermée sur elle-

même, elle ne devient pas simple objet de la conscience de l’auteur. C’est dans ce sens que

l’image objectivée du héros chez Dostoïevski n’est pas l’image objectivée du héros des

romans traditionnels.

Dostoïevski est le créateur du roman polyphonique. Il a élaboré un genre

romanesque fondamentalement nouveau. C’est pourquoi son œuvre ne se laisse enfermer

dans aucun cadre, n’obéit à aucun des schémas connus de l’histoire littéraire, que nous

avons l’habitude d’appliquer au roman européen. On voit apparaître, dans ses œuvres, des

héros dont la voix est, dans sa structure, identique à celle que nous trouvons normalement

chez les auteurs. Le mot du héros sur lui même et sur le monde est aussi valable et

entièrement signifiant que l’est généralement le mot de l’auteur ; il n’est pas aliéné par

l’image objectivée du héros, comme formant l’une de ses caractéristiques, mais ne sert pas

non plus de porte-voix à la philosophie de l’auteur. Il possède une indépendance

exceptionnelle dans la structure de l’œuvre, résonne en quelque sorte à côté du mot de

l’auteur, se combinant avec lui, ainsi qu’avec les voix tout aussi indépendantes et

signifiantes des autres personnages, sur un mode tout à fait original. '' (Bakhtine 1929

pp35-36)

La notion de ''consciences indépendantes'' pose la problématique de

l'autonomie des voix d'un texte où les personnages sont plusieurs. Dans le

Kitâb al Imtâì, une voix se détache particulièrement des autres, la voix d’Abû

Sulaymân al Man’iqî. Abdurrahman Badawî se demande jusqu'à quel point la

voix du philosophe est identifiable à celle d'Abû ©ayyân, mais, ce faisant,

prend le risque de gommer cette thèse qui nous semble importante :

« Al Tawhîdî fut pour Abû Sulaymân comme fut Platon pour Socrate. Le même

problème qui se pose au sujet de la relation avec Platon avec Socrate se pose à propos du

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- 309 -

rôle de Taw™îdî vis à vis de son maître Abû Sulaymân : jusqu’à quel point chacun d’eux

exprime fidèlement la pensée de son maître ? Problème d’autant plus important que les

deux maîtres ne confèrent pas leur pensée aux textes écrits. Si Socrate n’a rien écrit ou

presque, Abû Sulaymân n’a écrit que de très petits traités –à l’exception, bien entendu, du

Siwân al Hikma, qui est un recueil de textes et d’anecdotes concernant les philosophes

grecs. Sa pensée la plus typique et la plus personnelle ne se trouve que dans ces prpos

recueillis par son disciple al Tawhîdî et qui sont éparpillés parmi les œuvres de celui-ci,

surtout al Muqâbasât et al Imtâ ‘ wa-l-Mu’ânasa. Il va sans dire que Tawhîdî, comme il

l’avoue plusieurs fois lui-même, ne donne pas les paroles d’Abû Sulaymân verbatim. Il ne

fut pas un sténographe. Loin de là. Il ne fit qu’exprimer les idées de son maître en une

langue et un style qui sont typiquement ceux d’Abû Hayyân al Taw™îdî (…) » (Badawi

1974 page 1)

Si l’on applique la notion de ''consciences équipollentes'' de Bakhtine

au cas de la relation Taw™îdî – Abû Sulaymân, on constate que la question de

la part de chacun des deux personnages dans l’expression de leurs pensées

respectives devient un faux problème, si l’on postule en effet avec Bakhtine

que l’œuvre n’est pas régie par la ''seule conscience de l’auteur'' éclairant un

'' monde unique et objectif '' autour duquel gravite '' une multiplicité de

caractères et de destins '', il n’y a pas lieu de considérer les interventions

d’Abû Sulaymân autrement que comme un élément de cette polyphonie,

charpente de cette 25ème Nuit qui fait entendre la voix d’Abû Sulaymân en

même temps que d’autres voix. C’est pourquoi l’on dépasse vite la question de

savoir si Abû Sulaymân s’est réellement exprimé –dans la 25ème Nuit et dans

le Kitâb al Imtâ ‘- et s’est réellement exprimé ainsi. Le faux problème devient

précisément de se demander jusqu’à quel point Abû Hayyân fut ou ne fut pas

''un sténographe'', donna ou ne donna pas les paroles d’Abû Sulaymân

''verbatim'', exprima ''mieux'' ou ''moins bien'' les idées de son maître. La

question est destituée lorsque l'on postule l'indépendance du personnage dans

l'œuvre par rapport à l'auteur, qui peut aller, dès lors, jusqu'à s'opposer à lui.

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- 310 -

Par exemple, les intervenants de la 25ème Nuit favorables à la poésie ne

rejoignent guère le point de vue d'Abû Hayyân. Bakhtine prend, dans sa

théorie, le modèle du personnage de Dostoïevski qui est doté :

'' [d'] Un mot sur lui-même et sur le monde (…) aussi valable et entièrement signifiant que

l’est généralement le mot de l’auteur, [un personnage qui] possède une indépendance

exceptionnelle dans la structure de l’œuvre, résonne en quelque sorte à côté du mot de

l’auteur, se combinant avec lui , ainsi qu’avec les voix tout aussi indépendantes et

signifiantes des autres personnages sur un mode tout à fait original .''

Contre une vision qui tente de rattacher nécessairement l’énoncé à

l’unicité du sujet parlant, la perspective de Bakhtine offre la possibilité de

montrer comment cette Nuit peut constituer une forme particulière de la

polyphonie obéissant à des caractéristiques propres.

4.2 L'impact de la

polyphonie sur la

conception du langage

de Taw™™™™îdî

Dans la polyphonie sur laquelle il a bâti son œuvre, Taw™îdî fait, ne

serait-ce que par une manière d’écrire qui se retrouve régulièrement dans le

Imtâì, entendre sa voix. Mais cela n’est pas sans poser problème, car un de

nos questionnements est de se demander à quel niveau Taw™îdî le fait :

explicitement, pour exposer son point de vue dans le texte du Imtâ ‘, il

n’intervient qu’une fois, à la 7ème Nuit, dans la discussion qui l’oppose au

scribe Ibn ìUbaîd sur la place de la rhétorique du discours à la chancellerie.

Le problème posé est celui de l’analyse de la position de Tawhîdî qui joue sur

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- 311 -

la complexité de la polyphonie des locuteurs : en effet, on peut, dans le texte

du Imtâì , identifier au moins 3 types de polyphonie : la polyphonie dans un

même discours d’un locuteur x, on peut citer l’exemple de la 8ème Nuit ou

Sîrâfî reprend, pour le critiquer, le discours de Mattâ, et dans une moindre

mesure, Mattâ, celui de Sîrâfî. De même, Sîrâfî, à travers lui, parle au nom

des grammairiens arabes, et Mattâ de la philosophie grecque. Le second cas

de polyphonie est celui d’une coexistence de plusieurs discours par exemple,

lorsque Mattâ et Sîrâfî tiennent chacun compte des arguments de l’autre dans

leur "recherche d’une vérité épistémologique"179. Le troisième type de

polyphonie est celui de l’instance organisatrice du discours, c’est à dire

venant d’Abû ©ayyân lui-même qui sélectionne et les discours et les locuteurs

présents dans les Nuits, mais également qui reprend à son compte certains

discours : le fait de rapporter les paroles de son protecteur dans un récit à la

première personne, c'est à dire pris en charge par Tawhîdî lui-même montre

bien leur une assimilation :

''Je vais faire ce que tu as exigé de moi (anâ afì'alu ma ’alabtanî bihi) '' dit

Tawhîdî à Abû-l-Wafâ (I,8)

or, cette dernière parole inaugure l’ ensemble de recommandations que

l’on peut appeler "langage à adopter dans le Kitâb al Imtâì ", langage ayant

dans ce contexte précis le sens de formulation de l’oeuvre à venir. C’est

pourquoi le statut du Kitâb al Imtâì est lui aussi problématique, il répond à la

demande d’un protecteur, mais il émane d’un personnage qui, à l’évidence, ne

se contente pas de faire la descripition de la société de son temps mais veut

aussi engendrer, à partir de son analyse, des déductions. 179

Nous avons vu que les choses n’étaient pas aussi simple, du fait que la justification de la grammaire et de la logique est bien vite parasitée par le pugilat verbal et l’injonction du vizir ibn Furât : faire pièce à Mattâ et à la logique.

Page 312: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 312 -

4.3 Le cas de la 25ème

Nuit

La notion d’ ''équipollence des consciences'' ne saurait masquer le fait

que toutes les voix n’ont pas un poids égal dans la 25ème Nuit du Imtâì. Il faut

examiner le mode d'indépendance des personnages de cette Nuit. A

l’évidence, on peut s'interroger sur la voix d’Abû ©ayyân par rapport aux

autres voix ; elle n'est pas un sujet unificateur, au sens où tous les points de

vue correspondraient au sien propre, mais la répartition des voix dans le texte

selon les critères de la fréquence de l’intervention des personnages, leur

notoriété dans l’œuvre et leur fonction n'en correspondent pas moins à une

sélection rigoureuse émanant d'un auteur, qui n'est autre que Taw™îdî lui-

même. C’est pourquoi nous proposons, à ce stade de l’analyse, d’effectuer un

recensement rapide des principaux locuteurs de la 25ème Nuit selon ces

critères. Nous tirerons ensuite de ce recensement des conclusions susceptibles

de nous aider à mettre en évidence leur lien spécifique avec la ''voix'' de

l'auteur.

4.3.1 Les voix

principales : un milieu

célèbre

Les intervenants de la 25ème Nuit se distinguent d’abord par le fait que

l’on retrouve nombre d’entre eux dans d’autres œuvres de Taw™îdî,

notamment les Muqâbasât et les Ma◊âlib. C’est une situation qui fait de ce

texte le lieu d'interventions qui qui prennent un poids important dans la

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- 313 -

conception politique du rôle de l’homme de lettres. Si l’on prend comme

reflet significatif de l’œuvre de Tawhîdî les trois ouvrages majeurs que sont le

Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa, les Muqâbasât et les Ma◊âlib al Wazirayn, on

peut observer que la 25ème Nuit du Kitâb al Imtâì concentre dans les limites

de son espace textuel des personnages que l’on retrouve non seulement dans

d’autres endroits du Kitâb al Imtâì, mais aussi dans ces trois œuvres à la fois.

Nous proposons de faire ici l’inventaire de ces voix, d’identifier les

principaux locuteurs et de réfléchir sur leur poids dans l’énonciation mise en

place par Tawhîdî, car tous sont peu ou prou célèbres et évoluent dans

l’entourage du pouvoir. Parmi les voix qui traversent à la fois cette 25ème Nuit

du Kitâb al Imtâì, les Muqâbasât et les Ma◊âlib al Wazirayn, figure celle, par

évidence, d’Abû Sulaymân al-Mantiqî, l’une des voix qui occupe une place

majeure dans ces ouvrages, mais aussi celles des célébrités du milieu

intellectuel du siècle de Tawhîdî, à l’instar d’Abû I”hâq al “âbîî, célèbre

rédacteur d’épîtres à la cour des Buyides, familier d’Ibn al-ìAbbâd et, selon

Yaqût :

'' Etre singulier et sans pareil au monde dans la composition

d’épîtres et la possession des vertus cardinales '' (Yaqût p 131)

De nombreuses voix de la 25ème Nuit partagent également le Kitâb al

Imtâ ì wa-l-Muîânasa et le Kitâb Ma◊âlib al Wazirayn. Accordant une large

part à la relation étroite entretenue par les homme de lettres au pouvoir, Abû

Hayyân ne manque pas de faire s'exprimer les principaux intéressés, c'est à

dire les secrétaires de chancellerie kuttâb, à l'exemple du secrétaire Ibn Hindu,

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- 314 -

du secrétaire Ibn ìUbaïd, que l'on retrouve dans les Ma’âlib, ou du secrétaire

Ibn Al ìAbbâs al “ûlî également recensé par Yaqût.180

Les secrétaires célèbres s'expriment tous en faveur de la prose,

cherchant à en dégager la ''noblesse'' et les ''vertus''. Pour éclairer la

conception du discours chez Tawhîdî, il nous est apparu utile d’examiner

certains propos de ces secrétaires. Il n’est pas étonnant que sur les huit voix

de la 25ème Nuit, également présentes dans les Ma◊âlib, quatre, c’est à dire la

majorité des noms mentionnés, soient des voix de secrétaires : le secrétaire

rédacteur Ahmad ibn Muhammad ibn ÷awâba (ibn ÷awâba al Kâtib II 137-

138), Ibrâhîm ibn al ìAbbâs al “ûlî, secrétaire des dépenses et des propriétés

foncières (kâtib al nafaqât wa-l-ñiyâì) (Yâqût) (II 145) Ibn Hindû al Kâtib,

secrétaire de la chancellerie de la rédaction (II 135), Ibn ìUbaîd al Kâtib,

secrétaire de la chancellerie de la rédaction (II 146) Fonctionnaires de l’Etat,

ils appartiennent à part entière aux cercles du pouvoir. La majorité des voix

que l’on retrouve dans la 25ème Nuit et dans le Kitâb al Imtâì est celles de

secrétaires. C’est un fait significatif dans lequel on perçoit l’orientation d’Abû

Hayyân en faveur de la nécessité de la maîtrise de la prose dans le travail du

secrétaire, laquelle est abordée dans ce nouvel environnement régenté par un

éloge appuyé de la prose. Sur l'importance accordée aux propos des

secrétaires dans cette défense et illustration de la prose dans la 25ème Nuit ,

nous voudrions maintenant nous attarder quelque peu, en particulier du point

de vue de l'argumentation mise en œuvre.

4.3.2 La critique d’Ibn

÷÷÷÷awâba

180

‘’secrétaire habile âiq, à la parole brillante balî, pratiquant la composition muni, qui œuvre à la

cour du vizir Barmékide d’Al Ma�mûn, Abû-l-Fa�l ibn al Sahl dû-l-Riyâsatayn.''

Page 315: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 315 -

Le premier de ces propos militant en faveur de la prose que nous

analyserons est celui d’Ibn ÷awâba. Il s'agit du secrétaire du prince Buyîde

Muìizz al Dawla, préposé à la rédaction d’épîtres, et considéré comme l’ ''un

des grands rédacteurs du IVème siècle''. (al –ay¨ 1983 p. ) Ce propos est

construit sur la solennité de la harangue, mêlée à une satire presque cruelle de

la figure du poète qui confine à l’argumentation par l’absurde. Ainsi

s’exprime Ibn ÷awâba :

''Si nous faisions un inventaire de ce qu'ont appris les secrétaires éloquents

qui s'adonnent à la prose prose et les orateurs (¨u’abâî), qui ont défendu l'Empire, se sont

entretenus des divers événements et péripépties variées [qu'il a traversés], du

gouvernement des affaires, de la réforme de ce qui est défectueux, du rétablissement de

l'ordre (…) de ce qui a fait triompher le vrai et anéantir le faux, on [verrait que ceux qui

s'adonnent à la prose] se placent bien au dessus de tous ceux qui ont déclamé des vers et

ingéré du poème (lâka al qa”îd), se sont entichés de la poésie, ont demandé des faveurs

[aux gouvernants], se sont mis dans la position de l'opprimé, et s’en sont retournés

bredouille. Grande est la différence entre celui qui tire orgueil de la déclamation de ses

vers, se vante de son inspiration spontanée (badîha), et le vizir du calife ou le confident [du

souverain] qui s'entretienent avec leur maître sans intermédiaire(...) De plus, a-t-on jamais

eu besoin des poètes comme on a eu besoin des vizirs ? Un vizir a-t-il jamais servi ou

honoré un poète ? (...) Tu ne vois de poète que devant le calife, le Prince ou le Vizi la main

tendue, quémandant, [n'hésitant pas à] s'avilir et à se déshonorer, quand bien même il

redouterait la déception, la privation(...). Ensuite, le poète est haï, déshnonoré par la satire

qu’on le suspecte d’avoir composée et, qui peut-être l'aura plongé dans les bas-fonds de la

mort . Tout cela, Dieu, par sa bonté préexistante à toute chose et sa bienveillance

pourvoyeuse, l'a fait éviter à celui qui s'adonne à l'art de l'éloquence, il lui a seulement

imposé l'épreuve d’être trahi ou de subir des torts . '' (II 137)

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- 316 -

Le but du discours d’Ibn ÷awâba est d’insister sur la présence d’un

fosssé irréductible entre :

''les secrétaires rhéteurs, maîtres ès prose'' (a”hâb al na◊r min

kuttâb al balâ®a)

et les poètes.

L'argumentation par l'absurde

Cette idée est exprimée sur le mode de l’argumentation par l’absurde.

Le propos d’Ibn Tawâba met sur un même plan le personnage du secrétaire –

rhéteur et le personnage du poète. La stratégie mise en œuvre ici par Ibn

÷awâba consiste à établir un parallèle forcé entre deux types de personnages

aux positions sociales irréductibles. J.J Robrieux dans Rhétorique et

argumentation donne un exemple de ce type de parallèle :

''En géométrie euclidienne, on démontre que deux droites coupées par une sécante,

avec laquelle elles forment chacune un angle droit, sont nécessairement parallèles. En

effet, il suffit de considérer l’hypothèse selon laquelle elles ne seraient pas parallèles. Elles

se rencontreraient alors en un point par lequel on pourrait faire passer deux

perpendiculaires à la sécante, ce qui est absurde puisque contraire au postulat qui énonce

que, par un point cité sur un plan, on ne peut faire passer qu’une seule droite. Le

raisonnement par l’absurde consiste donc à envisager la ou les conclusions autres que celle

à laquelle on veut aboutir, et, le cas échéant, toutes les conséquences qu’elles entraînent,

afin d’en monter « l’absurdité », c’est à dire le caractère illogique, contraire au bon sens, à

un principe déjà admis, ou tout simplement impossible.'' (Robrieux p165)

Au propos de Robrieux '' il suffirait de considérer l’hypothèse selon

laquelle ( …) deux droites coupées par une sécante ne seraient pas

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- 317 -

parallèles '', on pourrait substituer, pour le texte de Tawhîdî, le suivant : '' il

suffit d’admettre l’hypothèse que le secrétaires rédacteurs de discours et

poètes puissent se rejoindre.'' C’est en fait l’hypothèse envisagée par Ibn

Tawâba, qui propose de faire ''l'inventaire'' de ce qui est ''parvenu'' [à chacun

d’entre eux], dans l’absurdité d’un parallèle entre les deux personnages qui

souligne en négatif l’irréductible supériorité du kâtib. Le ton supérieur d’Ibn

Tawâba fait ressentir qu'il condescend à rapprocher un tant soit peu le kâtib et

le —âìir pour le seul effet qu'il souhaite ainsi provoquer . Cette idée se

développe autour de plusieurs constantes syntaxiques : d'abord, l’usage de la

proposition hypothétique law ta”affa™nâ ''si l’on faisait l’inventaire'', concerne

en premier lieu ce que l'on veut effectivement défendre : le secrétaire de

l’Etat, objet d’une magnification laudative fondée sur sa contribution efficace

aux affaires de l’Etat, et qui doit travailler sa prose en contrepoint de la

situation du poète bafoué par l’homme de pouvoir, sans cesse obligé de

mendier pour vivre et de se perdre auprès du gouvernant en panégyriques

insincères. La description du poète, insérée dans une satire mordante, inverse

diamétralement le point de vue porté sur lui par rapport au point de vue porté

sur le kâtib. Pendant que le secrétaire s'efforce de défendre l'Etat et

d'entreprendre des réformes pour rétablir le bon ordre, d'autres ''ingèrent du

poème'' en revêtant le rôle de l'opprimé, attitude d'ailleurs contée par Ibn

Tawâba en prose rimée, fait plutôt rare dans le Kitâb al Imtaì, comme pour

souligner dans une ultime irritation toute l'hypocrisie de poètes affectant de

posséder la stature de l'homme de lettres, ces poètes se sont :

'' mis dans la position de l'opprimé et s’en sont retourné bredouille".

On peut dire de ce parallélisme faussé qu’il forme une polyphonie à

l’intérieur de la polyphonie. Ce propos, même s’il est prononcé par le sujet

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empirique de l’énonciation, Ibn ÷awâba, fait sans difficulté apparaître un

phénomène ''de double énonciation'', selon les termes de Ducrot :

« Il est (…) possible qu’une partie d’un énoncé imputé globalement à un locuteur

premier soit néanmoins imputée à un locuteur second (de même que, dans un roman, le

narrateur principal peut insérer dans son récit le récit que lui a fait un narrateur second).

Cette possibilité de dédoublement est utilisée non seulement pour faire connaître le

discours que quelqu’un est censé avoir tenu, mais aussi pour produire un écho imitatif (A :

‘’J’ai mal '' - B '' J’ai mal ; ne pense pas que tu vas m’attendrir comme ça ''), ou pour mettre

en scène un discours imaginaire (‘’si quelqu’un me disait Je pars, je lui répondrais… »). »

(Ducrot,1984, p197)

On peut rapprocher les deux énoncés :

''il s'est mis dans la position de l'opprimé'' (waqafa mawqif al maÂlûm)

et

''il a quitté les lieux bredouille ''(in”arafa in”iraf al mahrûm)'

des cas de figure envisagés par Ducrot dans la mesure où l’on peut lire

dans ces propos une parole qui pourrait être le récit du poète ''locuteur

second'', racontant ses déboires à la cour, inséré sous la forme du discours

rapporté dans le récit d'Ibn Tawâba et reprise en ''écho imitatif'' dans une

distanciation ironique voire cynique de la part du secrétaire.

La suite du discours d’Ibn Tawâba file l’idée de cet abîme qui sépare le

kâtib al balâ®a du poète en utilisant des structures ad hoc, comme la tournure

qui souligne un fossé entre deux personnes, idées ou objets : ''ayna…min'',

''Où est x par rapport à y ? !'' :

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''grande est la différence entre celui qui tire orgueil de ses vers (…) et le vizir du

calife)'' (ayna man yafta¨ir bi-l-qarîñ…min wazîr al ¨alîfa)

La tonalité satirique de cette invective ressort également fortement dans

le recours aux ''fausses questions'', oratoires, dont la réponse (''jamais, bien

sûr'') est connue d’avance, avec l’anaphorisation de l’interrogatif temporel

matâ :

''A quel moment a-t-on eu besoin des poètes de façon égale aux vizirs ? (matâ

kânat al ™â¶a ilâ-l-suìâraî ka-l-hâ¶a ilâ-l-wuzarâî ?)

Quand un vizir a-t-il jamais servi ou honoré un poète ? (matâ qâma wazîr li —âìir

li-l-¨idma îaw li-l-takrima ?)

Quand le poète qui fréquente un vizir a-t-il cessé d’espérer quelque chose de lui?

(matâ qaì ada —âìir li wazîr ìalâ ra¶âî wa taîmîl ?) ''181

Une troisième idée, le dénuement du poète, est également exprimée à

l’aide de ces procédés de syntaxe argumentative. Ibn Tawâba recourt à la

tournure restrictive par l’exceptif illâ accompagné d’une succession

d’expressions décrivant l’état de mendicité auquel est réduit le poète :

'' Tu ne vois de poète que devant le calife , le Prince ou le Vizir la main tendue,

quémandant en misant sur les sentiments (yastaì’ifu ’âliban), [n'hésitant pas à] s'avilir et à

se déshonorer, redoutant la déception et la privation . ''

Il faut souligner la tonalité polémique du discours. Elle repose sur le

postulat que le poète est celui qui, par définition, est inutile puisque son rôle,

181

Dans la traduction moins littérale que nous proposons de ce passage dans les pages précédentes, nous avons choisi de substituer l'adverbe ''jamais'' , inséré dans le corps de l'énoncé pour rendre la tonalité oratoire des propos de Tawhîdî, à l'interrogatif ''quand'' , dont la portée rhétorique nous semble ici moindre.

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- 320 -

inefficace, et sa position, stérile, se limitent à quémander une éventuelle

récompense pour un panégyrique médiocre.

Si la supériorité du kâtib sur les autres du point de vue de sa fonction,

est une réalité facilement identifiable dans le discours d’Abû Hayyân, le rejet

violent et sans appel de la personne du poète doit-il être pour autant considéré

comme une marque de la présence de Taw™îdî à travers Ibn ÷awâba ? Cela

n’est pas sûr et donne tout son sens à la question de la polyphonie, et

notamment celle de l’ ''équipollence des consciences'' posée par Bakhtine,

c'est à dire la coexistence de l'autonomie des points de vue avec celui de

l’auteur.

On retrouve, dans la 25ème Nuit, nombre de personnages intervenant

dans les Ma׉lib al Wazirayn : en effet, les Ma׉lib al wazirayn , critique

acide, serrée et violente de l’attitude de deux vizirs –condamnée à tous égards

par Abû ©ayyân- présente la caractéristique, par contre-coup, de consacrer

son argumentaire tout entier à la question du pouvoir. Que la 25ème Nuit soit

traversée par ces personnages en étroite relation avec l’Etat constitue une

indication importante sur la tonalité d’un texte qui rejoint les préoccupations

d’actualité : la coexistence de points de vue en faveur et contre la prose dans

la 25ème Nuit s'inscrit dans le débat général de l’édification de la figure du

fonctionnaire de l’administration.

Les secrétaires ont en commun de tous discourir en faveur de la prose,

fait au demeurant attendu, mais les moyens employés pour le faire témoignent

d’un jeu sur les modalités du discours. Si cette multiplication des voix des

secrétaires peut s’intégrer effectivement dans une conception polyphonique de

l’énonciation, au sein de laquelle chacune de leur voix existe sur un mode

autonome, elles constituent aussi un point de rencontre avec la pensée de

l’auteur Abû ©ayyân, car elles sont à la fois ''objets de leur propre discours

immédiatement signifiant '', et '' objets de discours de l’auteur. '' Le

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- 321 -

''militantisme'' du secrétaire de chancellerie en faveur de la prose peut s'unir

au point de vue de Tawhîdî qui, par une délégation de parole, recourt peut-

être à l'une des formes formes les plus audibles de son parti pris pour une

pratique de la prose dans la refondation d'une culture éclectique. Mais tous les

positionnement en faveur de la prose n'expriment pas une attaque frontale de

la poésie, pour certains points de vue, il ne s'agit pas de s'en prendre à la

tradition mais plutôt de réclamer un droit d'inventaire à la lumière des

circonstances dans lesquelles se fait l'exercice de la pensée.

5.1 Le positionnement

d’Abû ©©©©ayyân

Un autre point de vue sur la poésie

Dans le respect d'une condition importante du débat, la multiplicité des

points de vue, Taw™îdî fait aussi intervenir des secrétaires qui évoquent la

poésie sans l’attaquer, c’est le cas du secrétaire des dépenses et des propriétés

foncières, Ibrâhim ibn al ìAbbâs al “ûlî qui reconnaît un statut tout à fait

noble à la poésie, puisqu’il cite des vers du poète de ®azal bagdadien familier

du calife Hârûn al Ra—îd, al ìAbbâs ibn al A™naf :

« J’ai entendu Ibrahîm ibn al ìAbbâs al “ûlî dire ceci, a dit ibn óakwân :

« -Je n’ai jamais entendu de création de discours plus fine, plus éloquente (par sa

concision (î¶âz), plus inimitable du fait de sa simplicité même, que les propos d’Al ‘Abbâs

ibn al ‘Ahnaf :

« Viens avec moi faire revivre l'époque entre nous révolue.

Nous sommes tous les deux blâmés par le traitement qui nous est infligé.

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- 322 -

A-t-elle oublié ce qu’il y avait entre elle et moi ? Celle qui rompt le lien de la pureté est

inique ». (II 145)

Ce point de vue diffère d’un point de vue semblable à celui d'un Ibn

÷awâba, totalement défavorable aux poètes. Il n’est pas loin, selon nous, de

rejoindre celui de Tawhîdî lequel, nous avons tenté de le montrer dans notre

étude de la 7ème Nuit, reconnaît aussi un rôle et une fonction à ce qu’il

considère néanmoins comme d’un degré d’importance moindre, par exemple,

la présence d’un secrétaire comptable (kâtib ™isâb) à côté d’un secrétaire

rhéteur (kâtib balâ®a). D'autres points de vue de secrétaires favorables à la

poésie sont cités.

Polyphonique, la 25ème Nuit l'est du fait qu'elle laisse s'exprimer des

points de vue qui s'opposent à ce que nous savons de la conception du

discours chez Abu ayyân, puisque les tenants de la supériorité de la poésie sur

la prose sont tout aussi célèbres que les tenants inconditionnels de la

supériorité de la prose. Pour le poète Ibn Nubâta al Saìdî, la supériorité de la

poésie sur la prose s'établit sur le fait que :

'' ce qui contribue à l’avantage de la poésie, c’est que les citations ne sont prises que

chez elle et les arguments182 ne sont tirés que d’elle, je veux dire que les savants, les sages,

les théologiens, les grammairiens et les lexicologues tiennent les propos suivants : « Le

poète a dit », « cela est fréquent en poésie », « la poésie a apporté cela ». Ainsi, le poète est

celui qui possède l’argument, e le poème est l'argument ''. (II 136)

Une autre personnalité qui exprime son point de vue sur la poésie est le

vizir ìAlî ibn ìIsâ al wazir, vizir abbasside du calife al Muqtadir, notamment

connu pour son exégèse du Coran Kitâb Maìânî al Qurîân wa tafsîrihi et

182

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- 323 -

pour son goût prononcé pour la poésie dont fait état, comme le rapporte

Yâqût, le secrétaire Ibn al ìAbbâs al “ûlî, présent dans le Kitâb al Imtâì :

'' Je n’ai pas le souvenir d’avoir discouru en présence de plus savant en matière de

poésie ''. (Yâqût)

ìIsâ al Wazîr exprime à contre-cœur son point de vue sur la poésie, qui,

du fait de la négligence dont elle est l'objet, s'est, en définitive, laissée gagner

par la sensiblerie :

'' La prose (na◊r) relève de l’intelligible, dit ‘Aysa al Wazîr, et la poésie (naÂm)

relève du sensible, et parce que la poésie (naÂm) s'est imiscée dans le sensible, la

dégénérescence l'a pénétrée, la licence (ñarûra) s'en est emparée et l'on a été obligé de

fermer les yeux sur ce que l'on n’aurait pas admis pour le fondement [du discours] , c’est à

dire la prose (na◊r) ».

Mais chez Abû ©ayyân, il y a autre chose qu’une concession à la

poésie, c’est sans doute sa conception de fond du discours que Taw™îdî

annonce ici, il ne cherche pas à faire de concessions particulières à la poésie,

mais seulement à en préciser la fonction dans son propre programme d’adab,

idéal d’un langage simple et fluent, à l’expression fine (raqqa lafÂuhu)-

élégant -qui brille par sa beauté (talaîlaîa rawnaquhu). Parlant du ''meilleur

langage'', le secrétaire Ibrâhîm ibn al ìAbbâs al “ûlî rejoint à n’en pas douter

une telle position :

« En résumé, le meilleur langage (ahsan al-kalâm), c’est celui dont l'expression est

fine, la signification, subtile, et qui brille par sa beauté . Il est tout autant prose mêlée de

poésie que poésie mêlée de prose ; l'oreille, s'en délecte il donne envie d’être écouté, son

intention signifiante (maqsûduhu) se refuse à s'imprégner (dans les esprits)(yamtani u ala-

l-tab ), si quelqu’un a pour but d’en rechercher le sens, (murîg), il (doit ) tournoyer autour

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- 324 -

(hallaqa), et s'il tournoie autour, il approche de son but ; je veux dire que la signification se

soustrait fermement à celui qui la recherche par des essais (muhâwil), et s'approche

subtilement de celui qui la considère comme un donné (mutanâwil). » (II 145)

Il faut donc garder à l’esprit que, dans la pensée de Taw™îdî, la

promotion de la prose ne se fait pas contre la poésie. A ce titre, il est rappelé

que les deux disciplines ont une racine commune dans les propos du

secrétaire de rédaction Ibn Hindû al Kâtib :

« Considérant exhaustivement la poésie (naÂm) et la prose (na◊r) sous l'angle de

leurs états (a™wâl) et de leurs modalités (—arâîi’) - a dit Ibn Hindû Al Kâtib-, de leurs

incipits (hawâdî) et de leurs principes conclusifs (tawâlî), il ressort que le discours

poétique (al manÂûm) est d’un certain point de vue (min wa¶h) composé de prose (al

man◊ûr) et le discours en prose, d’un certain point de vue, composé de poésie (naÂm). Et si

ces deux discours ne s'entrecoupaient pas (yastahimân) [ainsi], ils ne posséderaient pas de

ressemblances et de dissemblances ». (II 135)

Le rapprochement entre les deux disciplines est évoqué sous un autre

angle dans les propos de l’orateur ibn al Murâ®î dans un rapprochement entre

les hémistiches des vers ma”âriì abyât al siìr et les paroles concises al

kalimât al qi”âr :

«Ibn al Muragî, lui qui est un maître (—ay¨) parmi les vénérables savants (¶illat al-

ìulamâî), et qui est, parmi ceux qui possèdent le langage éloquent (bula®âî), de ceux dont

la flèche atteint sa cible, dit fréquemment ce qui suit :

« - Pour celui dont la rhétorique repose sur l'art d’écrire et de parler, il n’y a pas

mieux que le recours aux paroles concises qui rassemblent de grands principes (al ™ikam al

kibâr) ; en a-t-il besoin, elles lui sont fidèles (tuwâfihi ìinda-l-™â¶a) et en convoquent

aisément de semblables. Ainsi en va-t-il pour les hémistiches des vers (ma”ârîì îabyât al

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- 325 -

—iìr) ; ils se mêlent à la prose, détachés (les uns des autres) (munqatiì a), conformes à un

patron rythmique (mawzûna), disséminés (munta◊ira) ou organisés (manñûda). (II 146)

Ces paroles sont ''validées'', dans la suite du texte, par un personnage

rendu important par Abû ©ayyân dans les passages du Kitâb al Imtâì

consacrés au langage, le secrétaire Ibn ìUbaïd :

''Cette description m’est parvenue de ce maître [i.e Ibn al Murâgî], m’a dit Ibn

‘Ubayd ‘al kâtib, je l'ai mise à l'épreuve (balawtuhu) avec insistance et l'ai trouvée

conforme à ses dires (ìalâ mâ qâl). Ce qu’il a évoqué est semblable à la bourse (”urra) que

l'homme prépare pour ses besoins dans une époque préoccupante (al waqt al muhimm) et

pour des événements douloureux (al îamr al mulimm).'' (II 147)

Ibn ìUbaïd, par le rôle qu’il joue dans le Kitâb al Imtâì, donne du poids

à une parole dans laquelle la défense et illustration de la prose n'est pas

exclusive d'un statut pour la poésie. Il opère par figuration imagée, technique

familière à Abû ©ayyân, pour désigner une alliance naturelle entre la prose et

la poésie qui réside dans l’incorporation du vers poétique à la prose du

discours :

'' [Les hémistiches des vers] se mêlent à la prose , détachés (les uns

des autres) (munqa’i ì a), conformes à un patron rythmique (mawzûna),

disséminés (munta◊ira) ou organisés (manñûda) '' (I 146)

Notre choix de nous arrêter plus particulièrement sur les voix de

secrétaires de cette 25ème Nuit, et dont la présence à la cour est mentionnée

dans les Ma◊âlib nous permet de dégager le lien étroit que Taw™îdî établit

entre considérations techniques et politiques à travers sa réflexion sur les

voies du discours. Mais cette réflexion sur les disciplines du discours doit

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- 326 -

aussitôt être intégrée dans le projet plus large de Taw™îdî qui porte sur

l'harmonisation de l'expression et de la signification al laf wa-l-maìnâ Ce

thème est l’un des thèmes par lesquels Taw™îdî poursuit la réflexion de ses

prédécesseurs, notamment de son maître •â™iÂ, et annonce ses successeurs.

6. La structure du

discours

Taw™îdî évoquait à propos de l’écriture d’al “â™ib ibn al ìAbbâd, la

nécesité d'éviter :

'' ce qui fait dépérir la signification, la corrompt ou la déforme

(mâ yastahliku-l-maìnâ aw yufsiduhu îaw yu™îluhu) ''. (Ma◊âlib 113)

Il introduit ainsi dans sa conception du discours un thème fondamental

qui fait pendant à sa réflexion, l'idée que toute forme d'expression correspond

à un choix.

On peut dire que le discours est construit autour des deux axes,

syntagmatiques et paradigmatiques. L’axe paradigmatique, d’abord, parce que

Taw™îdî aborde la nécessité de s’attarder sur le choix de l’expression

(ta¨ayyur al lafÂ) pour éviter le recours au lexique ardu (®arîb), c’est à dire

l'intuition de l’axe paradigmatique du choix, choix des sujets traités et choix

de la manière de les exprimer. Quand aux notions de naÂm ordonnancement,

ou taîlîf composition (Ma◊âlib 113), elles renvoient à un axe syntagmatique.

Taw™îdî a perçu l’articulation du discours autour de ce double

mouvement. Les notions de naÂm et de taîlîf, que l’on retrouve souvent dans

la 25ème Nuit, témoigne de la préoccupation de Taw™îdî pour une syntaxe du

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- 327 -

discours, ce qui annonce aussi la réflexion des théoriciens de

l’ordonnancement du discours, le naÂm, notamment •ur¶âni.

Si Taw™îdî aborde les notions de naÂm (25ème Nuit) , tartîb (8ème Nuit)

et binâî (8ème Nuit), Gurgânî évoquera ce thème de l'organisation du discours

de façon plus aboutie dans son Dalâîil al Iì¶âz :

« Sache que si tu t’en remets à toi-même, tu sauras sans le moindre

doute qu’il n’y a d’ordonnancement (naÂm) et d’organisation (tartîb)

dans le discours (kalim) sans que ses éléments soit accrochés les uns aux

autres (hattâ yuìallaqa baìñuhâ bi baìñ), qu’ils soient construits les uns

par rapport aux autres (yubnâ baìñuhâ ìalâ baìñ), et que tel élément ait

été rendu nécessaire par tel autre (tu¶ìala hadihi bi sababin min tilk).

Quiconque est doué de bon sens (ìâqil) ne saurait l’ignorer, cela n’est

caché à personne. Puisqu’il en est ainsi, observons l’accrochage

(taìlîq)183 et la construction (binâî) dans le discours, le fait que tel

élément (al wâ™ida minhâ) ait été rendu nécessaire par tel autre (bi

sababin min ”â™ibatihâ), ce que cela signifie (mâ maìnâhu) et ce que

l’on en déduit (mâ ma™”ûluhu) » (Dalâîil al Iì¶âz 55)

On constate que la vision structurale du discours a fait quelques pas à

l’époque de •ur¶ânî qui, comme nous pouvons l’observer dans ce passage, la

présente avec un vocabulaire plus riche, et ouvre une perspective de

problématique en proposant de raisonner sur la notion de nécessité dans

l'organisation des éléments du discours, c'est à dire la conformité de sa

syntaxe à un ordre à la fois du point de vue syntagmatique de la construction :

183

Nous traduisons ainsi : il s’agit bien, pour Gurgânî, de faire percevoir l’ ‘’accrochage’’ au sens matériel du terme.

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- 328 -

''Il n’y a d’ordonnancement (naÂm) et d’organisation (tartîb) dans le discours

(kalim) sans que ses éléments soit accrochés les uns aux autres (hattâ yuìallaqa baìñuhâ bi

baìñ), qu’ils soient construits les uns par rapport aux autres (yubnâ baìñuhâ ìalâ baìñ)''

mais aussi du point de vue paradigmatique puisque dans l'idée qu'il faut

que :

''tel élément ait été rendu nécessaire par tel autre (tu¶ìala hadihi bi sababin min

tilk)''

on peut à la fois voir une logique syntaxique de la position des mots

dans la phrase et une logique dans le choix des mots. Tawhîdî a, d'une

certaine façon, pressenti la question du naÂm en donnant un anti-modèle et un

modèle de discours, comme dans ce passage des Ma◊âlib:

'' Ce que l’on doit abandonner tout à fait ( mâyanba®î îan juh¶ara raîsan ) et dont

on doit s’éloigner totalement ( îan yur®aba ìanhu ¶umlatan), c’est l’afféterie (takalluf) et

le propos obscur (i®lâq) du lexique rare (®arîb) ou ardu (ìawî”), ce qui fait dépérir la

signification (mâ yastahlik al maìnâ), la corrompt (yufsiduhu) ou la déforme (yu¨illuhu).

Le premier objectif (®arad) doit être la correction du sens (”i™™at al maìnâ), le second

réside dans le choix de l’expression (ta¨ayyur al lafÂ), le troisième, dans le discours

ordonnancé rendu plus accessible (tashîl al naÂm) et la composition agréable (halâwat al

taîlîf), l’apport de l’ornementation (i¶tilâb al rawnaq), la pondération dans l’harmonie

(iqti”âd fi-l-muîâ¨ât). [Il faut] qu’il en demeure ainsi (îistidâmat al ™âl) pour que le second

objectif fasse suite au premier (yastamirr al ◊ânî ìalâ-l-îawwal), le troisième au second (al

◊âlit ìalâ-l-◊ânî), et que tu te prémunisses contre l’espace (fañâî) qui s’insinue entre les

séparations [dans le propos] (al fa”l wa-l-fa”l).’’

Cette antithèse des travers du discours et des qualités qu'il faudrait a

contrario exploiter est en quelque sorte la traduction, sur le plan technique, de

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- 329 -

la démarche axiologique qui dessine les fondements d’une éthique du

discours. Ainsi, le thème du modèle et de l’anti-modèle se retrouve dans

l'organisation du discours : un anti-modèle de la pratique du discours est en

parallèle avec un modèle à reconstruire à partir des défauts dénoncés. Ceux-ci

s'intègrent à un anti-modèle ''en cascade'', puisque l’afféterie takalluf appelle

l’usage d’un lexique ''rare'' ®arîb et ''ardu'' ìawî” qui entraîne un

''dépérissement de la signification'' (istihlâk al maìnâ). Une conception du

discours s'établit dans cette opposition terme à terme entre les éléments de

l’anti-modèle, annoncés comme ''ce que l’on doit abandonner tout à fait'' (mâ

yanba®î îan yuh¶ara raîsan), où Tawhîdî place l’afféterie, le lexique rare, et

le modèle, qui regroupe ''la correction du sens'' si™™at al maì nâ, ''le choix de

l’expression'' (ta¨ayyur al lafÂ) ''le discours ordonnancé rendu accessible''

tashîl al naÂm . A chaque défaut à écarter s'oppose, en écho, ce par quoi il

doit être remplacé. C’est ce modèle qui forme la somme des objectifs (®arañ),

à atteindre : à l’afféterie et l’obscurité du propos (al takalluf wa-l-îi®lâq),

s’oppose la correction du sens (si™™at al maìnâ), au lexique rare ®arîb ou

ardu ìawî”, le choix de l’expression (ta¨ayyur al lafÂ), à ''ce qui fait dépérir la

signification, la corrompt ou la déforme'' (mâ yastahliku-l-maìnâ aw

yufsiduhu aw yu™îluhu), ''le discours ordonnancé rendu accessible'' (tashîl al

naÂm), la composition agréable (™alâwat al taîlîf), l’apport de

l’ornementation (i¶tilâb al rawnaq)’’.

Une expression donne une indication importante sur ce à quoi Tawhîdî

veut aboutir, lorsqu’il appelle à ce que :

''le second [objectif] fasse suite au premier, le troisième, au

second’’ (Matâlib 113).''

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- 330 -

Le verbe istamarra indique la pérennité, la continuité : l’expression

lafÂ, la signification maì nâ et la syntaxe du discours tarkîb ou tartîb (II 142)

doivent former un bloc signifiant où l’expression perdure dans la

signification, l’ordonnancement du discours dans l’expression, comme si

chaque élément se fondait dans l’autre pour former un bloc signifiant. En

écho résonnent d’une certaine façon les Paroles Gelées de Rabelais ou encore

le Cygne de Mallarmé qui évoquent cette signification à la fois présente, mise

en scène dans le discours et ''paralysée'' parce qu’en attente d’interprétation,

cet ''observable'' de Ducrot (Ducrot,1984, p.180), discours en puissance qui ne

prend sens qu’une fois partagé. C’est cette dernière idée qui semble en vue

dans la démarche de Taw™îdî : le partage de la signification rendu possible

par l’échange, l’échange verbal de la discussion aussi bien que l’échange

écrit, celui qui se tient dans l’activité du adîb, le travail de création qui est un

art (”inâìa), travail de :

''celui dont la rhétorique repose sur l’art d’écrire et de parler'' (II

146).

Car ''rendre accessible'' (tashîl) le discours, c’est, pour reprendre les

termes de Ducrot, effectuer le passage de l’ ''observable'' à l’ ''explicable'', de

la ''signification'' au ''sens'', dans une conception du discours que l’on peut

entendre à deux niveaux : le niveau interne, où la signification, l’expression et

la syntaxe du discours construisent du sens par les modulations et les

ajustements qui découlent de leur coexistence, et le niveau externe, où le

discours est perçu comme objet d’échange et de circulation.

Cette réflexion sur la structure du discours déplace l’interrogation, de

parti-pris, sur la discipline du discours la plus adéquate prose, ou poésie, pour

la pratique du discours, vers une rhétorique du discours devant assigner à la

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- 331 -

prose et à la poésie leurs fonctions respectives. S’il y a critique dans ce texte,

c’est au sens d’une entreprise critique qui pose les jalons de nouvelles

perspectives consistant à traduire cette réaction à une conception réductrice de

la culture sous la forme d’idées concrètes.

7. Enjeux de la 25ème

Nuit pour l’esquisse d’un programme

7

7.1 Une certaine idée

de la culture

Dans la 25ème Nuit, le recours à la poésie est aussi ce qui permet

d’adresser un message sur la nécessité de préserver la pureté de la langue. Par

la voix d’Abû Sulaymân, sont cités ces vers d’un arabe nomade, dans lesquels

sont blâmés ''ceux qui ont voulu passer pour des Arabes'' (mutaìarribûn) et

ont dénaturé la langue en déparlant. La poésie est ici convoquée pour son rôle

conservatoire de la langue :

''Qu’ai je donc reçu de la part de ceux qui ont voulu passer pour

des Arabes (musta ribûn) et de cette édification de leur syntaxe (nahw),

par eux forgée ?

Si je déclamais une rime qui a un sens à ce sujet, elle contredirait ce

qu’ils ont établi par analogie (mâ qâ”û) et forgé (mâ wañaì û).

Tu as fauté ! (la™anta), diraient-ils ; ceci est une particule qui

demande le génitif (hâòa l ™arf mun¨afiÂun), cela, un accusatif (na”bun),

et ceci refuse le nominatif (laysa yartafiì u).

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- 332 -

Ils ont excité (™arra—û) ìAbd Allah et Zayd l'un contre l'autre, ont fourni

un effort assidu (i¶thadû) et les coups n’ont cessé ainsi que les

douleurs.184

Je suis originaire d’une terre sur laquelle on n’allume pas le feu

des Zoroastriens et sur laquelle on ne construit ni églises ni synagogues.

Ni le singe ni le porc n’en foulent le sol ; par contre, on y trouve des

autruches mâles, des chacals et des gazelles.

Tous mes propos ne (se réfèrent pas) à des choses connues de vous.

Prenez donc ce que vous connaissez et faites fi du reste.

Grande est la distance entre les gens qui font un usage tortueux de leur

discours (man’iq) et ceux qui ont la syntaxe désinentielle (iì râb) inscrite

dans leur nature (’ubiìû) ''(II 140)

C’est par la poésie que Taw™îdî dresse, peut-être, l’un des réquisitoires

les plus virulents de l’ouvrage en faveur de la langue arabe avec celui de

Sîrâfî dans la 8ème Nuit, qui s'opposait fermement au caractère universel de la

logique grecque en défendant le statut de la langue arabe. Les propos suivants,

tenus dans les Ma◊âlib, explicitent la conception de la poésie défendue dans la

rhétorique du discours de Taw™îdî :

'' La poésie est un discours (kalâm), fût-il de l’acabit (qabîl) du

discours ordonnancé (naÂm) ; de même, le discours oratoire (¨u’ba) est

un discours (kalâm), même s’il est de l’acabit de la prose (na◊r). Le fait

prosaïque (inti◊âr) et le fait poétique (intiÂâm) sont, à l’oreille, deux

images du discours (”ûratân li-l-kalâm fi-l-samì), de même, le vrai

(™aqq) et le faux (bâ’il) sont deux images de la signification (”ûratân li-l-

maìnâ) (…). La bonne voie (”awâb) ne se réduit pas à la prose sans la

184

Ici est tourné en dérision le fameux exemple des grammairiens arabes "ñaraba zaydun ìamran ", "Zayd a frappé ìAmr" qui est un exemple type dans lequel l'apprenant repère une forme verbale, un nom qui en est le sujet, ou qui y est apposé si l'on considère que le sujet du verbe est contenu dans la forme verbale elle-même, et un complèment.

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- 333 -

poésie, et la vérité n’est pas acceptable par les vers sans la prose ''

(Matâlib 35)

Il ne s’agit pas seulement d’une conciliation entre la prose et la poésie,

ce texte précise une donnée importante de l’éthique du discours d’Abû

©ayyân, le bon discours n’est pas le discours en prose, le mauvais discours

n’est pas le discours en poésie, la valorisation du discours s’effectue à

l’intérieur d’un autre modèle de discours : le plus adéquat à communiquer

selon les circonstances envisagées.

Il n'y aurait pas de sens à prendre fait et cause pour la prose en soi, le

projet est de s’inscrire contre un programme d’adab qui occupe désormais le

devant de la scène, celui qui érige en principe une orthodoxie en matière de

savoir dont un Ibn Qutyba a pu se faire l’écho au IIème/VIIIème siècle, et qui

prend le contre pied de l'adab de •âhi en réduisant le champ des

connaissances. Cette réalité est bien dépeinte par André Miquel dans des

paroles qu'un Taw™îdî pourrait tout à fait reprendre à son compte :

« Il est courant de prononcer, à propos de cette prétendue culture

générale des ‘Uyûn et des Ma ‘ârif, [d’Ibn Qutayba], les mots de

''synthèse'' ou d’ ''éclectisme''. Mais où sont ces vastes vues, comparées à

celles d’un Bagdâdî ou d’un Gâhiz ? L’ ''éclectisme'' d’Ibn Qutayba

revient, en fait, à délimiter la plus petite culture possible dans tous les cas

et sa démarche est exactement inverse de celle de Gâhiz : au lieu de

chercher, au départ, la vraie synthèse (…) on tend à circonscrire, compte

tenu d’abord de ses éventuelles applications, une culture moyenne et par

conséquent restreinte » (Miquel 1961 p. 62)

Abû ©ayyân tente donc de définir pour la prose et pour la poésie une

fonction dans un modèle du discours qui doit d’abord tenir compte du

principe qui le régit : rendre possible la communication. C’est en vertu de ce

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- 334 -

principe fondamental qu’il nous semble important de nous pencher, en propre,

sur un autre thème, que Taw™îdî développe en même temps que celui des

disciplines du discours, leur rapport avec une esthétique du discours, située au

cœur de cette démarche éthique qui vise à attribuer des valeurs aux genres du

discours.

7.2 Une esthétique du

discours

Les propos liminaires du vizir dans la 25ème Nuit exprimaient l’idée de

comparaison, de confrontation, de mise en parallèle en invitant à confronter la

prose et la poésie selon un ordre de préférence : ils prescrivaient une méthode

d’investigation pour le débat à partir de critères : les degrés (marâtib), les

limites (™udûd), la forme (—akl). Ces trois éléments tracent des lignes de

partage qui correspondent à des pistes d’analyse complémentaires. Elles

introduisent des perspectives diversifiées, une perspective éthique, mais aussi

une perspective esthétique, car les degrés à déterminer, moins entre la prose et

la poésie qu’à l’intérieur de la poésie et à l’intérieur de la prose, sur le critère

d’une conception plus large du discours, conduisent la réflexion sur la qualité

du discours, sous le rapport de son élégance et de sa clarté. Et, dans cette

réflexion sur l’esthétique du discours, s’inscrit essentiellement la question de

la forme —akl, placée au cœur de l’évaluation comparative dans cette 25ème

Nuit : on interroge la prose et la poésie en tant que modes d’expression

répondant d’une codification propre, on propose, tout en affirmant leur

différence de statut, d’ examiner comment elles ne se cloisonnent pas : en

abordant la question du discours dont la forme mêle la prose et la poésie,

Taw™îdî annonce une des questions les plus importantes des études

rhétoriques postérieures : la question du naÂm que nous avons évoquée en

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- 335 -

abordant la réflexion de Taw™îdî sur la structure du discours. Mais le souci

principal d’Abû Hayyân demeure dans cette Nuit d’ envisager l’adéquation du

discours à un rôle qu’on lui a fixé : un rôle politique qui dessine la figure du

kâtib-adîb et qui refuse que la ''littérature des techniciens'', à la base de la

culture du adîb, se réduise à une formation strictement disciplinaire enserrée

dans le carcan d’un domaine de spécialité. Ainsi se pose le problème de la

place du langage dans le milieu socioculturel contemporain de Tawhîdî. Il

s’agit de mettre un terme à la séparation qui a dissocié :

'' Le personnage du kâtib, d’un côté, et de l’autre, un souci de culture

large, non spécialisée, qui n’est autre que l’adab '' (Miquel 1961 p. 87)

Abû ©ayyân tente de promouvoir dans cette œuvre porte-parole au sens

figuré, mais aussi au sens propre du terme, l’image d’un ''honnête homme''

qui possède, aime et nourrit une culture universelle. C’est pourquoi ce projet

passe par un examen de la question du langage à la lumière du fait politique

entendu au sens étymologique du terme, celui de l’homme dans la

cité. Tawhîdî introduit ainsi la communication comme un moment tournant de

la dimension socio-politique de la pratique du langage : la notion de bayân de

•âhiÂ, qui a développé le lien de nécessité à établir entrer l’expression laf et

la signification maìnâ, introduisait déjà la question de la communication, La

spécificité de Taw™îdî est peut-être de l'ancrer dans une dimension culturelle,

celle de son temps, là où •âhi l'abordait, même avec des illustrations très

riches puisées dans le patrimoine de la civilisation arabo-musulmane, sur un

plan plus théorique. Car c’est proprement à partir du lien entre le langage et la

cité que Taw™îdî établit sa réflexion.

Page 336: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 336 -

7.3 Le langage et la

cité

Nous sommes en effet à une époque où la réflexion sur la fonction du

discours commence à se mettre en place, notamment à travers la participation

de l’homme de lettres aux affaires du Gouvernement, la redéfinition de la

place du adîb dans la cité, et l’on inscrit le questionnement sur la prose et la

poésie dans ce contexte. Un contexte qui rend la cité :

'' Constamment présente, non seulement comme arrière-plan du

langage, mais comme sa proche enveloppe, comme ce lieu-peau qui fait

partie de l’essence de l’objet, bien qu’il n’en soit pas la substance

même. '' (Cauquelin 1990 p.7)

Ce propos d'Anne Cauquelin à propos de la conception du langage chez

Aristote peut s'appliquer à la préoccupation de Taw™îdî, notamment à

l'évocation du rôle concrêt du langage comme élément structurant d’une

société :

'' Partir de ces lieux que sont le prétoire, la rue ou la place, l’agora, la tribune,

l’école, la maison, le théâtre, l’atelier ou l’officine, c’est en effet prendre le langage en

plusieurs sens, c’est en faire le tour mais c’est aussi exclure de ce tour ce qui n’est et ne

saurait être un langage. Cela signifie que le langage se structure comme une société. ''

(Cauquelin 1990 p/ 7)

Taw™îdî fait du milieu intellectuel de sa société le lieu privilégié de la

pratique du langage qui structure la relation de l’homme de lettres au pouvoir.

C’est à partir de ce lieu que le langage devient dans le Imtâì un objet de

circulation et d’échange qui se structure dans les multiples formes du débat.

Page 337: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 337 -

Le débat s'ancre dans une réalité concrête Cela est nettement suggéré

par un terme important mentionné dans le préambule de la 25ème Nuit : le

terme ™add, qui désigne à la fois la frontière-limite, et la définition (cf

l’expression ilâ îayy ™add yantahiyân (II 130). En effet, la fonction de la

prose et de la poésie, qui constitue la préoccupation urgente et immédiate

d’un Tawhîdî ''pressé et aiguillonné'' par la requête du vizir, est présentée sous

l’angle d’un cadre à circonscrire, d’un périmètre à délimiter pour tenter de

donner une réponse à un problème fonctionnel : c’est en relation à un besoin,

celui de déterminer à quoi sert la prose et à quoi sert la poésie et partant, à

assigner des limites à leur fonction, que le débat s’instaure.

On ne saurait perdre de vue que cette réflexion sur le discours émerge

de préoccupations liées à des orientations de la pensée à l’époque. Au premier

rang de ces préoccupations, figure le souci d’une recherche de la vérité, mais

ce n’est pas une vérité métaphysique dont les cadres sont établis et connus. Il

s’agit d’établir des ordres de vérités pratiques : une vérité du discours,

débarrassé de la charge encombrante et surfaite d’un propos apprêté qui doit

faire progresser la réflexion et le débat avec la netteté et la précision d’une

langue simple, une conception ''personnelle'' de la vérité, la vérité du locuteur

libre de son point de vue. Car autant qu’une approche du langage, instrument

de la communication, Tawhîdî a en vue celle de la personne qui communique,

notamment incarnée dans le Kitâb al Imtâì par le scribe-rhéteur, figure du

personnage du adîb. Pour désigner l’état d’esprit qui domine les milieux

intellectuels au IVème/Xème siècle Miskawayh parle de ''chercheurs

méticuleux de la vérité'' (al muta™aqqiqûn) (Arkoun,1982,p196). La

discussion qui se tient dans cette 25ème Nuit reflète particulièrement cette

atmosphère qui caractérise l’attitude intellectuelle à l’époque. La 25ème Nuit,

qui peut se résumer à la recherche d’une vérité dans le langage à travers une

vérité de la prose et de la poésie, constitue un témoignage du souci de

Page 338: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 338 -

méthode dans la pensée au IVème/Xème siècle. Une des thèses essentielles de

cette Nuit est de montrer que l’exercice de la pensée du langage, tel que le

conçoit Abû ©ayyân, est partie prenante dans une perspective d’ensemble qui

correspond à une période de l’histoire des idées dans le monde arabo-

musulman qui se pose la question suivante : comment organiser le savoir dans

la Cité à partir de normes ? C’est pourquoi le souci de la méthode est une

préoccupation dominante de cette époque. Mais cette méthode répond à des

exigences précises qui appellent une définition de la notion en conséquence :

M.Arkoun distingue ainsi, à partir du dictionnaire philosophique de Lalande,

deux acceptions de la méthode :

'' La méthode comme « direction définissable et régulièrement

suivie par l’esprit dans sa recherche » ''

et la méthode comme

''organisation, c’est à dire comme ensemble de procédés

techniques pour parvenir à la vérité recherchée''. (Arkoun 1982 chapitre

IV)

Cette dernière définition, qui, comme le souligne Arkoun, peut être

considérée comme ''une application des impératifs de la première '', établit très

nettement le lien avec les procédés auxquels recourt la littérature d’adab.

7.4 Un emprunt aux

méthodes de l’adab

Page 339: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 339 -

Le recours fréquent à la comparaison à partir d’une imagerie fournie est

un procédé fréquent de l’écriture de Tawhîdî, il en fait usage pour défendre la

thèse de la supériorité de la prose. La métaphore,

''composante agréable et familière d’une expression claire '',

rend possible

'' cette connivence, ou cette rencontre entre une connaissance et

une rhétorique [qui] permet de caractériser un type d’esprit scientifique

qui transpose dans des métaphores concrètes et, à la limite, dans un

monde de correspondances, des constructions de la raison ''. (Arkoun

p210)

Cette remarque de M.Arkoun qui insiste sur le recours à la comparaison

dans le discours philosophique de Miskawayh , est tout à fait applicable à

l’écriture de Taw™îdî qui recourt à l’illustration par l’image.

Ce procéde s'intègre aux procédés de la littérature d’adab qui se

distinguent par l’assignation de limites aux explications, le souci de résoudre

les difficultés accordé à la mesure du possible185, le refus d’un vocabulaire

d’une technicité trop poussée auquel on substituera un discours intelligible

par l’ensemble des lecteurs, enfin, un recours à la parole des Anciens. Cette

pédagogie de l’adab se retrouve, au IVème /Xème siècle, notamment lorsque

l’on rapproche la démarche de Taw™îdî de celle de Miskawayh qui, comme le

fait remarquer M. Arkoun :

185

dans les propos liminaires de la 25ème Nuit, Tawhîdî fait part de sa prudence (™iyâ’a) en raison de la difficulté du sujet abordé,

Page 340: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 340 -

'' faisait lui-même partie de cette classe de kuttâb qui

revendiquaient, en toutes matières, des réponses simples (…). C’est dans

ce milieu et pour ce public qu’a été conçue et réalisée l’idée [d’une]

correspondance philosophique186 entre le « philosophe des lettrés »187 et

le « lettré des philosophes »188''. (Arkoun 1982 p 207)

Une comparaison d’un passage de la conclusion de la préface du Kitâb

al imtâ' avec un autre passage de la conclusion du Kitâb al Hawâmil wa-l-

–awâmil reflète, fût-ce par des démarches différentes, une certaine

communauté de préoccupations entre les deux hommes . Voici comment

Miskawayh conclut la préface au Kitâb al Hawâmil wa-l-–awâmil :

'' Nous nous fixons comme exigence (—ar’unâ), quand nous traiterons d’un

problème, d’en lever la difficulté et d’en expliquer les points obscurs. Chaque fois

qu’une telle entreprise présentera un lien avec une formulation (kalâm) déjà faite et

reconnue [valable], [ou] un principe (îa”l) déjà éprouvé et établi, expliqué et

dégagé par d’autres que nous – surtout s’il s’agit d’un homme hautement célèbre en

philosophie- nous y renverrons et en indiquerons la référence. '' (Arkoun p 207)

Quant à Abû ©ayyân , il s’adresse à son public en ces termes :

'' Aiguillonné comme je le suis et vue la requête pressante, je

rapporte ce que j’ai appris des maîtres de cet art (fann). Et si se

présentent à moi quelques pierres d’achoppement eu égard à ce sujet, je

les joindrai à mon propos afin de parfaire l’explication, d’être exhaustif

et fidèle à l’objectif visé. Je ferai preuve de prudence (™iyâ’a), même si le

dernier mot sur ce sujet relève de l’impossible et de l’inaccessible. Que

Dieu nous assiste dans cette tache. '' (II 131)

186

Le Kitâb al Hawâmil wa-l-–awâmil 187

C’est à dire Abû ©ayyân al Taw™îdî 188

Miskawayh

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- 341 -

Les deux démarches se rejoignent autour du souci d’éclaircissement des

points obscurs par le recours à un lien. Miskawayh évoque le lien qui permet

de mettre en perspective une question en la rattachant à un examen préalable à

travers une ''formulation'' ou un ''principe'', ''éprouvé '', ''établi'', ''expliqué '' et

''dégagé'' par ''d’autres''. Miskawayh et Taw™îdî partagent l’idée de

l’importance de la parole, notamment celle qui émane de savants renommés,

dans une filiation intellectuelle qui n’est pas sans faire écho à la pédagogie du

recours aux Anciens dans la littérature d’adab189.

Cette pédagogie du discours inscrit l’attitude intellectuelle de Taw™îdî

au cœur des options divergentes retenues par les penseurs du IVème /Xème

siècle dans l’approche du savoir ; alors que certains font le choix d’aborder

des sujets relevant d’un domaine de spécialité aux contours délimités, comme

Ibn Sînâ ou Fârâbî, qui préféreront

'' s’engager dans des commentaires ardus et de minutieuses

discussions d’école '' (Arkoun 208)

d’autres, comme Taw™îdî ou Miskawayh, recourent à une forme de

vulgarisation qui ne le cède en rien aux exigences d’un propos construit. Ce

parti pris, chez Taw™îdî, de ne pas fonder sa réflexion sur le langage sur ces

« minutieuses discussions d’école » dont on a pu parler pour certains auteurs,

est annoncé de façon latente dans le préambule de la 25ème Nuit lorsqu’il

évoque le fait que :

''L’on a tenu sur ces deux arts (fann) des discours variés, sans

manquer d’y inclure des descriptions de qualité qui les traitent avec une

189

Le paragraphe intitulé concessions à l’adab dans le chapitre II de la thèse de M.Arkoun est, à cet égard, très instructif.

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- 342 -

équité louable (in”âf ma™mûd), d’en débattre de façon bienfaisante

(tanâfus maqbûl), sauf lorsque l’esprit partisan (taìa””ub) et la querelle

(ma™k) se sont introduits dans ces discours, car celui qui possède ces

deux traits de caractère (¨uluqayn) [l’esprit partisan et la querelle] ne

laisse pas de se montrer prétentieux et de tromper. C’est pour autant qu’il

choisit l’un ou l’autre terme de cette alternative190 que l’homme se donne

les moyens d’expliciter ce qu’il veut prouver, ou que, au contraire, il ne

parvient pas à le faire. C’est là une défaillance (îâfa) qui peut survenir

dans la relation de l’homme à Dieu, comme dans les affaires de ce bas-

monde ''. (II 131)

Dans ce passage, Taw™îdî fait part de l'intention de situer le débat sur la

prose et la poésie au-delà de la prise de position passionnée, qui, même si elle

n’est pas nécessairement identifiable à la ''discussion d’école'', place

néanmoins la réflexion dans un cadre étroit et partisan que Taw™îdî souhaite

élargir. De fait, on ne trouvera pas dans la 25ème Nuit , contrairement à

d’autres Nuits, comme, par exemple la 8ème Nuit où se tient le fameux débat

entre Mattâ et Sîrâfî191, les éléments de ce qui pourrait s’apparenter à la joute

verbale, même si Abû ©ayyân n’hésite pas à livrer ses propres positions sur

les questions qui le tiennent à cœur, comme le montre son engagement très

net pour la prose dans cette Nuit, mais jamais contre la poésie.

8. Une relation au savoir spécifique, résultat

d’une démarche spécifique

190

C’est à dire le débat de qualité ou la querelle stérile 191

Cf notre analyse de cette 8ème Nuit dans notre chapitre « Langue, langage……dans la 8ème Nuit du Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa »

Page 343: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 343 -

8.1 Les raisons d’une

mise en discours

La relation d’Abû ©ayyân au savoir conduit à s’interroger sur la nature

de sa démarche. On peut voir dans sa condamnation de ''l’esprit partisan'' et de

la tendance à la querelle dans la discussion non seulement un souci de

sincérité, mais aussi une autre dimension liée à l’usage du discours que

Taw™îdî prétend faire, car la multiplicité des points de vue de la 25ème Nuit ne

se justifie pas par la seule transmission des opinions des locuteurs, la parole

est ici intégrée à un autre projet : d’une part, faire le point sur la

représentation du savoir dans le milieu intellectuel d’une époque donnée, et de

l’autre, rendre lisible le positionnement d’Abû ©ayyân sur la question,

notamment par un style caractéristique où plusieurs termes sont récurrents.

Les notions de ìaql de ™iss de basî’, de murakkab de ’abì lesquelles

fonctionnent le plus souvent en couples d’opposition font aussi entendre le

style d’un auteur. A la récurrence de ces termes, notamment ceux de ìaql, de

™iss, de basî’, de murakkab, la 25ème Nuit ajoute la particularité de produire

ses propres tournures mises au service du discours que Taw™îdî tient sur la

prose et la poésie.

Une des principales caractéristiques de la 25ème Nuit est, sur ce plan, la

récurrence des expressions min —araf al na◊r ou min fañl al na◊r ou encore

min fañîlat al na◊r qui désignent les vertus de la prose. Ils reprennent la

traditionnelle opposition des mafâ¨ir et des ma◊âlib, et reviennent, pour ne

Page 344: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 344 -

citer que ces exemples, sous la voix de nombreux locuteurs à l’instar du

secrétaire “âli™ ibn ìAlî :

''L'un des aspects de la noblesse de la prose (—araf al na◊r)192,

ajouta-t-il, réside dans le fait que tous les Livres saints anciens et

nouveaux, provenant du ciel par l'expression des envoyés de Dieu, dans

des langues multiples, avec Son appui, sont en prose accessible adjointe à

des modèles (awzân) divers, des constructions (îabniya) et des formes

(tasârîf) variées, et ne respectent pas un patron rythmique (wazn) ou les

règles de la métrique (ìarûñ) (…)

La vertu de la prose (fañilat al na◊r) réside à la fois dans le fait

qu’elle est divine (îilâhî) par l'unité qu’elle présente, et qu’elle émane de

la nature (’ibâìî)193 du fait d’être première, à l'image de l'unité, qui est

première dans les affaires divines, et cela n’est pas une mince affaire.

(…)

La noblesse de la prose (—araf al na◊r), ajouta-t-il, tient entre

autres à ce que l'unité (wa™da)194 y est plus manifeste, que son influence

est plus large, que l'afféterie (takalluf) en est plus éloignée et qu’elle est

plus proche de la pureté (”afâî ). (…) ''(II 133)

La même technique, assimilée au recours à l'image précédemment

évoqué, est reprise dans les paroles du théologien Ibn ‘arrâra :

« (…)A cause de la noblesse de la prose (—araf an na◊r), Dieu le Très Haut a dit

dans le Livre Révélé : « Lorsque tu les vois, tu les crois semblables à des perles éparses »

192

Du fait que na◊r et naÂm sont très fréquemment suivi des substantifs faññilat et —araf, nous considérerons ces expressions (fañilat an-na◊r ; —araf an na◊r) comme des expressions clé de ce texte. 193

On retrouve dans l’opposition binaire une des paires conceptuelles caractéristiques de ce que la récurrence de certaines notions ou concepts nous ont permis d’appeler le style de Taw™îdî 194

wa™da notion qui est récurrente dans les propos de la 25ème Nuit, qui peut témoigne de l’influence de la doctrine néo-platonicienne sur le philosophe Abû Sulaymân

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- 345 -

(luî luîan man◊ûran) Dieu ne dit pas : « Des perles agencées » (luî luîan manÂûman) » (II

143)

Ces caractéristiques de style s’appliquent également, dans une logique

de comparaison, à la poésie. Ainsi en va-t-il des propos du poète panégyriste

d’al Sâhib ibn al ‘Abbâd, al Sallâmî :

« Parmi les mérites de la poésie (fañâî il al naÂm), a dit Al Sallâmi, il y a le fait qu’elle est

devenue pour nous un art autonome (”inâì a bi-raî sihâ). On a discouru sur ses rimes (qawafî), on

a largement discouru sur ses formes (ta”ârîf) et sur les règles de sa métrique (aìarîñ) ; on a fait une

utilisation libre de ses mètres (bu™ûr), on y a observé les merveilles de la nature humaine, ainsi que

les témoignages de la puissance véritable (de l'homme). » (II 135)

De même, le poète de cour Ibn Nubâta al Saìdî s’exprime ainsi :

'' Quant au propos d’Ibn Nubâta, il fut le suivant : « ce qui

contribue à la supériorité de la poésie, c’est que les citations ne sont

prises que chez elle et les arguments ne sont tirés que d’elle, je veux dire

que les savants, les sages, les théologiens, les grammairiens et les

lexicologues tiennent les propos suivants : '' Le poète a dit '', '' cela est

abondant en poésie. '' (II 136)

De tels modes d'expression couramment employés dans la 25ème Nuit

font apparaître la singularité de la stratégie énonciative du Imtâì. Mais c'est

aussi par cette analyse sur le style d’Abû Hayyân que nous sommes amenés à

relire le postulat de la théorie polyphonique de l’énonciation. En effet,

l'application de la théorie polyphonique de l'énonciation, telle que l'énoncent

Bakhtine et Ducrot au Kitâb al Imtâì wal-Muîânasa fait selon nous apparaître

une forme particulière de polyphonie.

Page 346: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 346 -

8.2 La 25ème

Nuit : une

polyphonie spécifique

Selon Ducrot :

''Pour Bakhtine, il y a toute une catégorie de textes, et notamment

de textes littéraires, pour lesquels il faut reconnaître que plusieurs voix

parlent simultanément, sans que l’une d’entre elles soit prépondérante et

juge les autres195 '' (Ducrot 1984 p.171)

Cette vingt-cinquième Nuit montre à l’évidence qu’il n’est pas possible

de placer la voix de Taw™îdî sur un plan identique à celle des autres locuteurs.

Ce que nous savons d’Abû ©ayyân, de sa conception de l’adab qu’il livre

dans le Imtâì, de sa perception du rôle de l’homme de lettres face au pouvoir,

de la figure du fonctionnaire de l’administration qu’il prétend établir, ne

permet pas de faire seulement exister sa voix à côté de celle des autres. Si la

voix de Taw™îdî ne ''juge'' pas la voix des autres locuteurs, identifier les

stratégies énonciatives du Kitâb al Imtâì , et notamment de la 25ème Nuit, à

une simple coexistence de voix, reviendrait à éluder le rôle d’organisateur de

discours d’Abû ©ayyân . Rapporter au vizir divers points de vue sur la prose

et la poésie obéit en effet à des critères d’organisation qui interdisent

d’assimiler l’ordre d’apparition des locuteurs ou le contenu de leurs propos au

fruit du hasard ; que la première voix à se prononcer sur la question des

mérites respectifs de la prose et de la poésie soit celle d’Abû Sulaymân n’est

pas innocent ; Abû ©ayyân décide de faire intervenir sur la question du

langage son maître philosophe qu’il juge le mieux à même d’introduire le

thème du débat. Un autre exemple est également révélateur de la présence

195

C’est nous qui soulignons

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- 347 -

d’un Abû ©ayyân organisateur des interventions : celui de l’ordre

d’apparition et de la proportion des discours prononcés sur, voire en faveur

de, la poésie. Sur 15 interventions dans la 25ème Nuit, deux sont exclusivement

consacrées à la poésie sans mention de la prose , une, celle d’al ´âliì (II 137),

compare les poètes et ceux qui posèdent le langage éloquent (bula®âî) en

faveur de la poésie, et les autres interventions, au nombre de dix, comparent la

prose et la poésie. Des deux interventions exclusivement consacrées à la

poésie, une, celle d’al Sallâmî, (II 135-136) fonctionne comme une véritable

défense et illustration de la poésie. Cela montre une sélection de la part d’Abû

©ayyân qui se sert de certains discours pour communiquer son point de vue

sur la prose et inscrire ce point de vue dans une démarche apologétique. Mais

il est important d'insister sur l’objectivité qui se dégage des propos de cette

Nuit.

En effet, on a dit comment la position de Taw™îdî voisine avec une

certaine objectivité : le fait d’introduire des points de vue en faveur de la

poésie dans un projet résolument tourné vers une apologétique de la prose en

témoigne. Cela rejoint une des spécificités de la polyphonie, à savoir que

l’auteur peut faire entendre des voix véhiculant une position différente de la

sienne. Un organisateur de discours se sert des critères d'ordre et de contenu

qu’il a établis pour faire entendre sa propre voix tout en respectant une

certaine ''démocratie du débat'' qui enrichit la discussion sur un problématique

de poids : la rhétorique du discours. Car c’est en effet vers l’établissement

d’une rhétorique du discours que converge l’analyse de Taw™îdî mise ici en

œuvre par ce procédé discursif de la polyphonie.

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- 348 -

Conclusion : Pour une rhétorique du discours

C'est à partir des conclusions que Tawhîdî en tire lui-même que nous

voudrions conclure cet examen de la question des points de vue qui, dans les

passages étudiés ici, servent la thèse de Taw™îdî pour défendre une rhétorique

du discours. Abû ©ayyân a annoncé l’objectif final de cette confrontation

d'opinions sur la prose et la poésie : mettre en place une certaine conception

de la rhétorique. Car la 25ème Nuit distingue différentes rhétoriques :

'' Il y a plusieurs espèces (ñurûb) de rhétoriques'' (II 140)

déclare Abû Sulaymân

ce qui, en soi, constitue une nouveauté. Dans le texte de cette 25ème

Nuit, le traitement de la rhétorique, même s’il n’a pas encore la forme d’une

réflexion systématisée, relève du fait nouveau de la catégorisation, Abû

Sulaymân qui, à l’évidence, reflète en cela la position d’Abû ©ayyân,

distingue sept aspects possibles de la rhétorique.

1. Les conclusions de la

25ème Nuit

Nous citons ici ce passage de la 25ème Nuit consacré à la distinction de

diférentes rhétoriques. Nous montrerons ensuite quels enjeux ils permettent à

Abû ©ayyân de proposer pour une conception d’une rhétorique du discours :

Page 349: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

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'' Il y a diverses espèces de rhétoriques, a dit Abû Sulaymân, parmi elles se trouve

la rhétorique de la poésie (balâ®at al siìr), la rhétorique oratoire (balâ®at al ¨a’âba), on

trouve aussi la rhétorique de la prose (balâ®at al na◊r), la rhétorique de la parole brève

(balâ®at al ma◊al), la rhétorique de la raison (balâ®at al ìaql), ainsi que celle de la parole

immédiate (balâ®at al badîha) et de l'interprétation (balâ®at al taî wîl).

En rhétorique de la poésie, il faut que la syntaxe soit recevable (maqbûl), que la

signification (maìnâ) soient manifeste en tous endroits, l’expression (lafÂ), dépourvue d’un

lexique rare (®arîb), que les désignations indirectes (kinâya), soient subtiles, la désignation

directe (ta”rî™), un argument à l'appui de ses dires (i™ti¶â¶), il faut aussi que le poème

suscite la concorde (muîâ¨ât)et l'accord (muwâîama) [de ceux qui l'écoutent].

En rhétorique du discours oratoire, (balâ®at al ¨a’âba), il faut que l'expression

(lafÂ) soit à portée de tous (qarîb), que l'(aptitude) à l'indication (îi—âra) et la prose

rythmée et rimée (sa¶ì ) dominent, que l'esprit (wahm)196 y déambule librement, que ses

plus beaux passages (fiqar) soient courts et que ses étriers (rikâb) soient ceux de chameaux

très rapides.197

En rhétorique de la prose (balâ®at al na◊r), il faut que la forme soit accessible, la

signification (maìnâ) connue, que les ajustements effectués soient d’usage courant, la

composition (taî lîf), facile198, l'intention signifiante (murâd), sans défaut de langue

(salîm)199, la splendeur, d’un haut degré200, les gloses, subtiles, (...) les exemples, faciles à

saisir, les incipits, enchaînés, les hémistiches des vers, explicites (mufa””ala).

Quant à la rhétorique de la parole brève (balâ®at al ma◊al), il faut que la parole201

(lafÂ) soit concise, l'élision (haòf), supportable (mu™tamal), l'image (”ûra), conservée (dans

les mémoires), le but (du propos) (marmâ), subtil, l'allusion (talwîh) suffisante (kâfin),

l'indication (i—âra) d’elle-même explicite (mu®niya), l'expression, (ìibâra) usitée (sâî ira).

196

wahm désigne précisément la faculté de concevoir, de former des idées. 40 Image éloquente que nous traduisons littéralement, elle veut montrer qu’un discours efficace est un discours sans surcharge qui va droit au but. 197 198 199

La concision de la langue impose ici une interprétation. 200

Souci conjoint du fond et de la forme. 201

Ici, laf ne s'oppose pas à maì na.

Page 350: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 350 -

Dans la rhétorique de la raison, (balâ®at al ìaql), il faut que le discours (kalâm)

parvienne, en premier, à l'intelligence202 avant de parvenir à l'oreille (asbaq ilâ-l-nafs min

masmûìihi ilâ-l-îuòun), et que la signification (maì nâ) prime en clarté sur l’éclat des mots

(tar”iì al lafÂ). Il faut que le simple (ba”a’a) l'emporte (a®lab) sur le composé (tarkîb), que

l'intention (du propos) soit discernable dans la plupart des voies fréquentées (sanan), et que

l'on parvienne par l'esprit au but (du propos), parce que l'énoncé aura été bien construit .

En rhétorique de l'improvisation, (balâ®at al badîha), il faut que l'attention portée à

la relation entre un mot et un autre (îinhiyâ— al laf li-l-lafÂ) soit conforme (fi wazn) à

l'attention portée à la relation entre une signification et une autre (inhiyâ— al maì nâ li-l

maìnâ). Ici, l'auditeur est émerveillé car, par son intellection (bi fahmihi), il se précipite

sur ce dont on ne soupçonnait pas qu’il s'emparerait, il est en cela comparable à celui qui

trouve ce qu’il espère tout en l'ayant négligé. L'improvisation (badîha) est une nature

inspirée (¶ibilla ru™âniyya), incluse dans une nature humaine de même, le réflexif

(rawiyya) est une représentation humaine, incluse dans une nature inspirée.

La rhétorique de l'interprétation (balâ®at al taî wîl) est celle qui nécessite, du fait

de son obscurité (®umûñ), une réflexion discernante, anticipatrice (tadabbur)203, avec un

retour sur la réflexion (ta”affuh). Ces deux opérations retirent du message oral (masmûì )

diverses facettes (wu¶ûh), nombreuses et utiles. Avec cette forme d’éloquence, on obtient

une compréhension élargie des secrets des signification (asrâr al maìanî) de la religion et

de ce bas-monde (dunyâ). C’est cette forme d’éloquence que les savants ont interprétée par

déduction (istinbâ’) à partir de la parole de Dieu Puissant et Grand et de la parole de son

Prophète, en matière de licite (™alâl) et d’illicite (™arâm), de prohibition (haÂr), et de

permission, (ibâ™a), d’ordre (ìamr) et d’interdiction (nahy), et de bien d’autres choses

encore sur lesquelles ils ont rivalisé, (tafâñalû), ont débattu, (ta¶âdalû) se sont mesurés

(tanâfasû), sur lesquelles ils ont été enseignés, et desquelles ils se sont occupés. (II 140)

Taw™îdî via Abû Sulaymân tente d'introduire des variations à l’intérieur

du discours en prose. Mais cela ne dépasse pas le stade de l'ébauche, car dans

les rhétoriques annoncées, on ne trouve pas une cohérence qui distinguerait

202

Mot à mot ila-l-nafs, à l'âme. 203

Page 351: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 351 -

plusieurs types de discours selon un paradigme unifié duquel on pourrait

extraire des concepts opératoires.

On constate que la première rhétorique distinguée est la rhétorique de la

poésie, Abû ©ayyân place la poésie en première place de ces rhétoriques, ce

qui est important, car, en plus d’une nouvelle reconnaissance de fait de la

poésie, la poésie fait partie de la rhétorique du discours d’Abû ©ayyân. La

rhétorique de la poésie est considérée comme constituant un type de discours

à part entière, ce qui la différencie de la rhétorique de la prose, objet de

variations. Il distingue en effet une rhétorique du discours oratoire (balâ®at al

¨a’âba), c’est à dire du discours proclamé, autrement dit de la parole oralisée.

Il distingue ensuite une rhétorique de la prose (balâ®at al na◊r) dont on a

souligné l’importance. Il distingue ensuite une rhétorique de la parole brève

(balâ®at al ma◊al), rhétorique de l’apophtegme, qui correspond aux paroles

concises, bons mots, auxquels Tawhîdî a souvent recours dans le Kitâb al

Imtâì , particulièrement lorsqu’il cite les philosophes grecs. En abordant

ensuite une rhétorique de la raison (balâ®at al ‘aql), Taw™îdî bascule dans

l'imprécision. Dans cette rhétorique de la raison, il ne s’agit pas de distinguer

un autre type de discours en prose, mais peut-être, sous cette dénomination, d’

introduire un mode de fonctionnement organisé et raisonné, celui d’une

langue simple et dépouillée, rappel d’une notion motrice à la base de la

démarche de Tawhîdî : la communication, que l’on doit s’efforcer de faciliter

par les moyens adéquats. La dernière rhétorique distinguée est la rhétorique

de l’interprétation (balâ®at al taîwîl), qui renvoie à un certain type d’écriture,

l’écriture exégétique, de laquelle on déduit, sur un plan plus général,

l’existence de l’herméneutique comme partie intégrante d’une conception du

discours.

Taw™îdî a donc en vue d’établir une typologie de la rhétorique à

partir de sa réflexion sur le discours. Deux notions importantes prolongent, à

Page 352: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 352 -

ce sujet, la réflexion de Gâhiz sur l’expression (lafÂ) et la signification

(maìnâ) . Le terme laf revient dans l’ensemble des rhétoriques distinguées

par Abû ©ayyân. Mais une autre remarque est à faire sur cette tentative de

démultiplier le rhétorique dans ce propos qui reste descriptif : on nomme des

composantes du discours, mais elles ne sont pas intégrées à un mode de

fonctionnement d'ensemble. Elles sont simplement accompagnées d'épithètes

dans l'intention de leur donner une certaine image, mais on n'explique pas

comment les rendre conformes à l'image ainsi dépeinte. Par exemple, on dit

comment il faut que soit la ''rhétorique de la prose'' :

''En rhétorique de la prose (balâ®at al na◊r), il faut que l’expression soit accessible,

que la signification (maìnâ) soit connue, que les ajustements effectués soient d’usage

courant, la composition (taî lîf), facile204 (sahl), l'intention signifiante (murâd), sans défaut

de langue (salîm)205, la splendeur (rawnaq) d’un haut degré (ìalin)206, les gloses

marginales (hawâsî), subtiles (raqîqa)), les exemples (îam◊ila), faciles à saisir, les incipits,

enchaînés, les hémistiches (aì ¶âz) explicites (mufa””ala).'' (II 141)

mais, pas plus dans le Imtâì que dans les Ma◊âlib, ou les distinctions sont un

peu plus précises, notamment entre diverses catégories de prose comme le

badad et le sa¶ì- on ne donne un modèle de cette prose qui serait l'application

cette description. Néanmoins, le vocabulaire employé par Taw™îdî,

notamment certains termes, permet de distinguer à quels niveaux on peut

situer l'ébauche de sa réflexion.

2. L'ébauche d'une réflexion

204 205

La concision de la langue impose ici une interprétation. 206

Souci conjoint du fond et de la forme.

Page 353: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 353 -

Le laf s’inscrit dans ce que l’on pourrait appeler un paradigme de la

simplicité de l’expression qui essaye de se construire à travers cette ébauche

d'une typologie du discours. Taw™îdî dit ici ce que doit être une expression

conforme à sa rhétorique du discours, exempte du lexique ardu (®arîb)

comme il l’expose dans sa rhétorique de la poésie. Elle doit, autant que faire

se peut, éviter de fonctionner comme un ornement. Tawhîdî invite, dans sa

rhétorique de la raison, à éviter l’ ornementation dans l’expression (tar”îì). Le

laf fait partie, selon une formule consacrée qui oppose le qarîb au baìîd, de

ce qui doit rendre la signification proche qarîb, c’est à dire en faciliter l’accès.

La signification maìnâ forme alliance avec l’expression parce qu’elle doit

être le vecteur de la clarté, elle doit être, si l’on reprend la distinction de

Ducrot entre sens et signification, la signification qui rend le sens obvie

permettant que le sens soit un observable.

Il faut en effet que la signification dirige l’expression en l’adaptant à

cette exigence ultime du sens obvie. D’autres notions sont intégrées à cette

édification d’une rhétorique du discours . Elles se rapportent aux formes de

désignation dans le discours, la désignation directe (ta”rî™) intégrée à la

rhétorique de la poésie (balâ®at al —iìr) que Tawhîdî rattache à la rhétorique

de la parole concise balâ®at al ma◊al au même titre que la désignation

indirecte, kinâya, dont Abû ©ayyân reconnaît l’utilité puisqu’elle elle ne

contribue pas à l’obscurcissement du propos lorsqu’elle est subtile la’îfa (II

141). Abû ©ayyân cite encore le talwî™, l’allusion qui, de même que la

désignation directe, est mentionnée dans la rhétorique de la parole brève. L’

indirection dans le discours, que l’on pourrait considérer au vu de la

conception du discours chez Taw™îdî, comme un risque d’obscurcissement du

discours, n’est pas rejetée en soi, dans la mesure il s’agit d’une désignation

indirecte qui n’entrave pas la clarté du propos, voire qui peut la favoriser

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- 354 -

parce qu'il est possible qu'une parole implicite soit préférable dans un topos

donné. Dans ce même ordre d’idée, Tawhîdî inclut la notion de haòf , élision,

admise à condition d’ être ''supportable'' mu™tamal , c'est à dire de ne pas

empêcher l'intelligibilité du message. Il y a enfin l'idée importante que la

prose rimée et rythmée sa¶ì et l'ornementation rawnaq, fruit d'une tradition

ancrée dans la facture du discours chez les auteurs, ne sont pas rejetées : elles

sont intégrées à un ''programme'' plus large, le rawnaq n'est ainsi qu'une des

constituantes de la rhétorique de la prose, et le sa¶ì de la ''rhétorique du

discours''.

Esquisser une conception du discours en tentant de catégoriser des

types de rhétorique correspond au besoin de fonder une rhétorique du

discours. On pressent la nécessité de théoriser l'expression de manière à

établir des règles du discours. Dans cette démultiplication de balâ®a en

balâ®ât, Abû ©ayyân donne une première réponse à un point important de sa

réflexion, accorder le langage, vecteur de la culture, à la place qui doit lui

revenir dans l’espace public, et précisément, au sein du pouvoir. C'est l'objet

de notre dernier chapitre par lequel on voudrait examiner, à un niveau général,

comment les problématiques du langage que l'on peut identifier dans le Imtâì

héritent de la particularité d'un milieu intellectuel entièrement façonné par le

pouvoir.

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- 355 -

CHAPITRE 5 -

Sommaire La pensée du langage dans la réflexion de Taw™îdî Introduction : Le langage, à l'œuvre dans une démarche 1. Le choix d'un passage du Imtâì 1.1 Un modèle de discours 1.2 L'impact de la polyphonie sur la conception du langage de Taw™îdî 2. La réponse à une commande 3. L’écriture d’Abu ©ayyân, au service d’un engagement 4.Discours critique et critique du discours 5. La démarche éthique 5.1 Une éthique de l'institution 5.2 Une éthique de la méthode 5.3 Le jugement et l'évaluation 5.4 Une éthique du discours 6. Quelques remarques à propos de la question du ìaql telle qu'elle se pose à l'époque de Taw™îdî 6.1 Le ìaql et la recherche du Bien : raison et éthique 6.2 Le ìaql et ses implications dans le discours de Tawhîdî 7. L'intelligence réflexive : langage et création 8. La conception d'une rhétorique 8.1 L'ajustement de l'expression à la signification 8.2 La rhétorique de la concision et la critique de l'afféterie (takalluf) 8.3 Quelle rhétorique du discours ?

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- 356 -

8.4 La thématique du composé 8.4.1 Une conception philosophique

8.4.2 Le tarkîb appliqué au langage 8.5 La rhétorique de l’interprétation 8.5.1 Du cadre théologique au cadre profane 8.5.2 Un appel à une rhétorique qui n'est plus 8.6 Le locuteur comme décrypteur de sens 8.6.1Une certaine idée de l’expression 8.6.2 Le projet d'une rhétorique du sens

CONCLUSION Le langage de la confrontation 1.Une tonalité générale dans l’œuvre 2.Des enjeux linguistiques directs

Page 357: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 357 -

CHAPITRE 5

La pensée du langage dans la réflexion de Taw™îdî

Introduction : Le langage, à l'œuvre dans

une démarche

Une réflexion sur les grandes problématiques du langage liées à sa

pratique institutionnelle parcourt cet ouvrage, s’intégrant dans cette

méditation de Taw™îdî sur son temps, ce mouvement de révolte privilégié par

une période où, note Arkoun :

" Les Emirs [Buyides] savaient que leur présence à la tête de la

cité constituait un défi aux conceptions sunnites et chiites sur l’Imama,

de leur côté, les sujets pouvaient juger les autorités en place avec d’autant

plus de rigueur qu’ils n’étaient liées à elles par aucune allégeance. Les

contestations des masses s’exprimaient par les révoltes, celle des

intellectuels, dans des pamphlets comme les Ma׉lib al wazirayn, ou des

évocations historiques critiques comme celles des Tajârib."(Arkoun 173)

La vacance du pouvoir califal abbasside créée par l’avènement du règne

buyide eut en effet des conséquences directes sur la conception du pouvoir par

les intellectuels et les masses :

"la pieuse transfiguration des quatre premiers califes, et singulièrement, la

propagande chiite accréditant la notion d’un Imam ami de dieu (wâlî), héritier sprirituel du

prophète, ont conféré aux successeurs légitimes une qualification sacrée de plus en plus

accentuée dans l’esprit des masses." (Arkoun 171)

Page 358: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 358 -

mais cette conception sacralisée de l’autorité spirituelle et temporelle de

gouvernant n’allait pas sans faiblir du fait de dérives de l’institution de plus

en plus jugés rhédibitoires, précipitées par exemple par :

"outre les contestations chiites, les persécutions dirigées contre les hanbalites sous

Ma’mûn ou contre les Mu'tazilites sous Mutawakkil (qui ont) sûrement entraîné une

désaffection à l’égard de l’institution". ( 171)

Nous nous proposons dans ce chapitre de dresser un bilan de la

réflexion sur le langage qui prend naissance dans le Imtâ', ce bilan s'appuiera

tout d'abord sur un passage de l'oeuvre qui, à notre sens, éclaire la réflexion

de Taw™îdî sur la place institutionnelle du langage dans les milieux

intellectuels de son temps, laquelle conditionne l'ensemble de sa réflexion,

aussi bien sur la question de la logique, que de celle du rôle du adîb, ou de la

rhétorique. Cette interrogation sur le rapport du langage à l'Institution est

amenée dans les premières pages de l’œuvre, notamment les pages 8 à 10. En

effet, le Kitâb al Imtâì wâ-l-Muîânasa s’ouvre sur le récit de la requête du

protecteur d’Abû Hayyân, Abû-l-Wâfâî al Muhandis, que Taw™îdî nous livre

ici en mentionnant les recommandations qu'il lui adresse alors que Taw™îdî

s'apprête à lui rendre compte des séances Or, on constate que la plupart des

recommandations adressées à Abû ©ayyân sont des observations sur le

langage qui annoncent les débuts d'une réflexion sur l’expression, la

communication, les types de discours, le rapport des sciences du langage aux

autres sciences notamment la philosophie à travers la logique, le langage de la

critique et de la remise en cause.

Nous voudrions montrer comment ces premières pages esquissent un

cadre particulier qui pose la question du langage comme un point important

des entretiens qui vont suivre. Les remarques d’Abû ©ayyân formulent un

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- 359 -

modèle de comportement qui posent d’emblée le problème du langage à la

vérité, problème qui est soulevé à plusieurs niveaux dans le Imtâì. Le langage

peut mener à l’égarement (al kalâm tayyâh) (I 8), idée précisée ensuite par le

fait :

"qu’il ne se met point à la portée de tous lâ yasta¶îb li kulli insân " (I 9)

autrement dit que sa maîtrise requiert un apprentissage et une

expérience et qu’il comporte un danger réel (ha’aruhu katîr) (I 9). Ces

remarques témoignent d’une importance accordée à la nécessité de maîtriser

le langage comme un savoir faire, elles posent un premier problème de bon

sens, de base, et qui en même temps annonce un programme : comment

s’exprimer clairement, efficacement, simplement et sincérement dans le

contexte culturel posé ici, qui est celui des milieux intellectuels de la cour. Il

est sans doute significatif que l’on trouve au début du Imtâì un vocabulaire

similaire à celui employé dans d’autres Nuits traitant du thème du langage en

propre. Que le langage apparaisse d’emblée dans l’oeuvre comme ce qui va

guider la commande du vizir, c’est à dire le compte rendu de conversations

entre savants, donne le sens double du mot langage dans le Imtâì : une

pratique et un objet d’analyse. Une question se pose : dans quelle mesure

peut-on considérer que les termes qui figurent dans ces recommandations

introductives ouvrent une piste de réflexion sur la question du langage et ne

constituent pas seulement un trait commun si ce n’est du vocabulaire de

l’époque, du moins du vocabulaire d’Abû ©ayyân ? Certains de ces termes,

par exemple, fonctionnent comme des couples d’opposition : ìaql/™iss,

intelligible/sensible, ’ibâ‘î/”inâì‘î naturel/artefact, le couple lafÂ/maìnâ,

expression/signification, le couple basî’/murakkab, simple /composé. Peut-on

les considérer comme des termes opératoires susceptibles de structurer une

Page 360: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 360 -

pensée ? Le vocabulaire de Taw™îdî forme-t-il une cohérence sémantique et

thématique qui nous permette de dire que chez cet auteur, on trouve un

discours sur le langage ? Nous essayerons de répondre à ces questions.

Pour ce faire, nous proposons d'analyser les premiers propos adressés

par Abû-l-Wafâî à Abû ©ayyân, où le langage est conçu comme une

institution dans laquelle l’homme de lettres est lié à l’homme de pouvoir.

C'est à partir de cette idée que Taw™îdî fait une lecture de la société cultivée

de son époque. Taw™îdî, cela semble clair, s’est intéressé à la question du

discours, peut-on pour autant lui attribuer une pensée du discours ? Dans cette

étude, nous essaierons de situer les mécanismes de la pensée du langage chez

Taw™îdî à un niveau général, dans lequel le propos sur le langage, à travers la

série d’entretiens que nous avons sélectionnés, principalement ceux des 7ème ,

8ème et 25ème Nuits, intègre la question neuve, au IVème/Xème siècle, du

langage sur le langage. Ce qui n’est pas neuf, c’est la notion de sciences du

langage, et l’enseignement d’un certain nombre d’entre elles, grammaire,

morphologie, lexicographie, nées du besoin de lire et de comprendre les textes

sacrés. Ce qui est neuf, en revanche, c’est que la science commence à être

elle-même prise pour objet, premiers pas d’une réflexion épistémologique qui

justifie que l’on puisse s’interroger sur la présence d’une pensée du langage

dans cette oeuvre. Ce pas, c’est celui que Langhade, par exemple, a appelé "la

formation de la langue des sciences" (Langhade 1994 250) qui note, chez

Farabi : "la naissance d’un métalangage, rendu nécessaire par l’apparition de

notions universelles et de lois", par référence à la l'introduction d'un langage

philosophique grec chez les auteurs arabes, comme les catégories d’Aristote,

reprises dans le Kitâb al ©urûf. Le cas de Taw™îdî s’applique également à ce

tournant progressif, les propos d’abû Sulaymân dans la 25ème Nuit, qui parle

du "langage sur le langage (al kalâm ìala-l-kalâm) montrent qu’une démarche

épistémologique se met en place. Langhade, qui attribue l’apparition de ce

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- 361 -

langage sur le langage au rôle de la ville dans l’élaboration des sciences

linguistiques, "parce que c’est là que se trouve l’écriture", note que le

contexte est progressivement devenu favorable aux commencements d’une

telle démarche :

« En ville se développent les sciences parce que, grâce à l’écriture, ces sciences

peuvent s’élaborer et progresser en se donnant une expression précise, discutable,

susceptible d’être amendée, ce qui est la condition première de tout progrès scientifique. »

(Langhade, 1994, p. 251)

Il faut s’interroger sur le vocabulaire d’Abû ©ayyân, aussi, parce que

son oeuvre est célèbre : on ne peut se contenter de considérer le Kitâb al

Imtâì comme un ouvrage encyclopédique, quand bien même nous livrerait-il :

" des mines de renseignements sur la vie intellectuelle contemporaine (de son

époque)", et Stern qui écrit ces lignes dans l’article Taw™îdî de

l’Encyclopédie de l’Islam va lui-même déjà plus loin en précisant que : "ces

deux ouvrages (i.e le Kitâb al Imtâì et les Muqâbasât ) seraient d’un intérêt

puissant pour la reconstitution des docrines des philosophes de Bagdad",

notamment pour voir jusqu’à quel point Abû Sulaymân était influencé par les

néoplatoniciens. Pour la question qui nous intéresse directement ici, le rôle

que l’on peut ou ne peut pas attribuer à certains termes récurrents dans le

discours d’Abû ©ayyân, c’est à dire déterminer si nous avons à faire à une

analogie structurante ou non, on constate que la plupart des termes récurrents

dans le Kitâb al Imtâ ‘ sont également présents dans les Muqâbasât , ou dans

les épîtres de Taw™îdî, comme la Risâlat al hayât .

Dans les Muqâbasât on retrouve des termes et des thèmes évoqués dans

le Imtâì : des résonnances de la philosophie grecque, présentées aussi sous la

forme de couples de notions comme :

Page 362: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 362 -

-l’image et la matière (al ”ûra wa-l-mâdda) Muqâbasa 14 : "le principe

de l’essence est l’image et la matière" (mabdaî al jawhar al ”ûra

wa-l-mâdda)

-la nature et l'artefact (al ’abî ‘a wa-l-”inâìa) Muqâbasa 19 "du besoin

qu’a la nature de l’artefact" (fî (...) ™âjat al ’abî ìa ilâ-l-”inâìa)

-l’intelligible et le sensible (al ìaql wa-l-™iss) Muqâbasa 28 "de

l’intelligible et du sensible" (fî-l-maìqûl wa-l-ma™sûs,)

-la prose et de la poésie abordés du point de vue de leurs mérites

respectif Muqâbasa 60 : "de la mise en parallèle de la prose et de la

poésie " (fî-l-muwâzana bayna-l-na◊r wa-l-naÂm)

-la rhétorique : Muqâbasa n°88 de l’art du discours (fî-l-¨a’âba)

-la Muqâbasa 89 : propos sur le rhétorique207 , anthologie de poèmes,

récits et anecdotes relevant de l’adab.

(kalâm fi-l-balâ®a wa mu¨târât —iìriyya wa qisas wa nawâdir

adabiyya)

Dans cette approche, il faudra s’entendre sur le sens de l’expression

"philosophie du langage", le langage apparaît dans le Imtâì comme un

instrument institutionnalisé dans la vie intellectuelle qui se déroule dans

l'enceinte du pouvoir. Le traitement de ce thème chez Taw™îdî part donc d'un

présuppposé, l'exercice du langage dans un milieu précis, et ses conceptions

sont toutes orientées par rapport à ce milieu.

1. Le choix d'un passage du Imtâìììì

207

Dans notre commentaire de la 7ème Nuit, nous nous expliquons sur notre traduction de balâga par le rhétorique ou le fait rhétorique et non la rhétorique.

Page 363: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

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Ce chapitre voudrait rendre compte d’une conception générale du

langage telle qu’on peut la dégager du Kitâb al Imtâ ‘ . Nous nous appuyons

notamment sur les premières pages du Kitâb al Imtâì208, Tawhîdî rapporte les

exigences de son protecteur, le géomètre Abû-l-Wafâî qui lui a commandé le

compte-rendu écrit des 37 séances d’entretiens qu’il eut avec le vizir Ibn

Saìdân, d’où la naissance du Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa. Ce passage

pourrait constituer une synthèse des différents axes de la problématique du

langage que nous avons analysés dans les chapitres précédents.

208

Ce passage figure traduit en annexe.

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- 364 -

1.1 Un modèle de

discours

On ne peut lire ces pages sans identifier la présence d’un Abû ©ayyân

qui, dans l’ouvrage, est à la fois organisateur de discours, « locuteur

responsable de l’énonciation » (Ducrot, 1984, p.200), et« locuteur en tant que

tel » comme dans les propos d’Abû-l-Wafâî qui donne à son protégé des

instructions pour mettre en place un " langage du Imtâ‘ ". Il semble évident

qu’abû Hayyân reprend ces propos à son compte, notamment sur la question

de la concision :

« Ne fais pas allusion à ce qui, dit explicitement, est plus agréable à l’oreille, et plus

doux à l’âme »

déclare abû-l-Wafâî (I 9)

Nous avons donc dans ces passages deux idées importantes, la première

s’interroge sur les circonstances dans lesquelles le discours doit être implicite

ou explicite, elle pose le problème de l’opportunité de la désignation directe

ou indirecte de la signification, du caractère figuratif ou non de l’expression. 209 La seconde examine les conditions d’un langage simple, avec les

comparatifs a™lâ et aìòab qui renvoient au souci de simplicité dans

l’expression, un souci exprimé chez d’autres penseurs au IVème/Xème siècle,

Ibn Fâris par exemple, qui, se référant au Coran même, indique que le Livre

évite les termes dont la rareté de l’emploi complique la compréhension" :

209

Joseph Dichy a traité en détail cette question dans une étude consacrée à la kinâya ou désignation indirecte. Cf kinâya, a tropic device from Medieval Arabic Rhetoric, and its impact on discourse theory (5th International Conference of the International Society for the Study of Argumentation, University of Amsterdam 25-28 June 2002).

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- 365 -

"sont peu nombreux dans les expressions (alfâÂ) de l’Envoyé

d’Allah -que la grâce et le salut d’Allah soient sur lui- car elles sont, par

excellence faciles (as sahla) et aisées (al ‘aòba) " (Roman 1988 p6)

"Al alfâ al-ìaòba sont les "expressions par excellence [d’une

compréhension aisée] " La compréhension en est aisée effectivement

parce que leurs constructions sont pareillement de l’usage commun."

(Roman 1988 p.7)

Ce propos d’André Roman, appliqué au Kitâb al “ahibi d’Ibn Fâris

peut être mis en perspective dans le questionnement général sur le fait

rhétorique qui commence à naître au IVème/Xème siècle, la problématique de

la simplicité de l’expression occupe une place importante chez Taw™îdî.

C'’est en fonction de l’intelligibilité du message que l’on s’interdira, ou non,

de recourir à l’allusion, l’implicite, la figuration : ainsi, Abû-l-Wafâ' déclare-

t-il à Abû Hayyân :

" Redoute l’élision (haòf) qui perturbe la signification (ma ‘nâ) ,

l’ajout qui relève de la déraison (haòar), prends garde de ne pas orner [le

propos] de ce qui l’entacherait , ou de l’encombrer par ce qui [en]

amoindrirait [la substance], ou encore de l’appauvrir par ce qui n’est pas

essentiel'' (I 9)

Dans ces lignes, on pose la question de la réception, c’est à dire

comment le propos est-il le plus intelligible ? Le discours dans le Kitâb al

Imtâì est envisagé d'un point de vue argumentatif, il se situe dans la

perspective de convaincre, pour ce qui est d’Abû ©ayyân convaincre le vizir

et convaincre le bienfaiteur Abû-l-Wafaî; pour ce qui est des locuteurs qui

conversent et/ou débattent entre eux, comme Mattâ et Sîrâfî ou comme les

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- 366 -

savants qui interviennent dans la 25ème Nuit, se convaincre les uns les autres.

C’est en effet une double attente que l’on escompte de tout message qui vise à

convaincre, son intelligibilité d’une part, une réaction favorable de

l’interlocuteur, d’autre part. Parfois c'est la concision que l’on peut retrouver

sous l’appellation haòf employée par Abû-l-Wafâî , qui nuit à l’intelligibilité

et à l’efficacité du discours, dans ce cas, on appréciera que la pensée soit

explicitée et développée. Parfois, au contraire, c’est l’ ''ajout'' (il™âq) qui est

réprouvé : dans le passage du Imtâì cité plus haut, ce terme se rattache à la

surcharge du discours, surcharge esthétique ''orner le propos par ce qui

l’entacherait'', surcharge stylistique ''l’encombrer par ce qui en réduirait la

substance''. (I 9) L'expression est un point d’ancrage dans la réflexion sur le

langage proposée dans le Imtâì , lorsqu’Abû Sulaymân distingue, dans la

25ème Nuit, différents types de rhétoriques (II, 140/141) : chaque type de

rhétorique est mis en correspondance avec un modèle d'expression (lafÂ) qui

suggère de privilégier des

"termes courants (...), faciles, qui sont de l’usage commun qui

s’opposent au ®arîb, aux raria de la langue ou au wa™—iyy, qui dénote les

constructions insolites et par là difficiles" (Roman 1988 p. 7)

Dans la rhétorique de la poésie (balâ®at al —i‘r) première rhétorique

distinguée par Abû Sulaymân, l’expression doit être dépourvue de termes

ardus (alfâ mina-l-®arîb barî'an), dans la rhétorique du discours (balâ®at al

¨a’âba) Abû Sulaymân parle d’expression ''proche'' (al laf qarîban) , c’est à

dire à la portée de l’interlocuteur, selon le paradigme qarîb / baìîd , propre au

discours sur le langage de cette époque, la même idée est reprise ensuite, dans

la rhétorique de la prose (balâ®at al na◊r) avec le terme mutanâwal,

traduisible par "à portée". La rhétorique de la raison (balâ®at al ìaql) fait la

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- 367 -

critique d’une expression qui ferait la part belle à l’ornementation (tar”îì) au

détriment de la recherche du sens : il faut que le profit du point de vue du sens

soit plus éloquent (abla®) que l’ornementation de l’expression (tar”îì al lafÂ).

L’opposition au ®arîb est ainsi directement marquée.

2. La réponse à une

commande

Le Kitâb al Imtâì répond à une commande du protecteur d’Abû

©ayyân, qui fait suite à une commande antérieure dans laquelle le vizir ibn

Sa’dân enjoint Abû Hayyân de lui faire le récit des séances de discussions

auxquelles il assista. C’est la raison pour laquelle Abû Hayyân fut convoqué à

la cour. La demande d’Abû-l-Wafaî al-Muhandis, qui a donné naissance à

l’ouvrage du Imtâì apparaît aussi bien comme une demande de comptes-

rendus d’entretiens que comme une demande de comptes tout court : tout se

passe comme si, du point de vue d’Abû-l-Wafâî, avoir été témoin des salons

de discussions à la cour requérait en échange de s'acquitter d'une dette :

l’établissement de ces compte rendus de séances, indépendamment de toute

considération de la valeur intellectuelle du personnage. Cet aspect de la

genèse de l’ouvrage est important, il expliquerait pourquoi la pensée de

l’auteur est à reconstituer à travers les multiples discours dont nous avons

tenté d'analyser la complexité énonciative.

Abû-l-Wafâî, au même titre que le vizir Ibn Saìdân, est au nombre de

ces hommes de pouvoir éclairés pour qui le temps consacré à la culture revêt

autant d’importance que la conduite des affaires de la nation dans la mesure

où l’activité intellectuelle s’intégre dans l’art de gouverner. Mais Abû ©ayyân

ne vient pas seulement répondre au désir des hommes de pouvoir de ce temps

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- 368 -

de se cultiver, car son propre désir vient se greffer sur celui du vizir : porter

un jugement sur la société de son temps, jugement crypté, dont la lisibilité

exige une déconstruction des discours des locuteurs du Imtâì. Quelle est

l’exigence formulée par Abû-l-Wafâî à l’égard de Taw™îdî ? divertir les

esprits par le récit : raconter la vie intellectuelle des milieux qu’il a

fréquentés, les discussions qui s’y sont tenues, l’élaboration des thèmes

débattus dans la confrontation des points de vue, les positions opposées, voire

le désaccord de fond. Mais, ce texte étant un récit –puisqu’il se présente de

l’aveu même d’Abû Hayyân comme tel ( cf l’emploi du mot sard I ,8), il

implique de fait une réorganisation des événements vécus : le récit n’est pas

un enregistrement ou une transcription. On sait que Tawhîdî fut copiste

auprès du vizir ibn al-ìAbbâd, fait qui, parmi d’autres, amena notre auteur à

verser son acrimonie sur ce vizir et sur ibn al ìAmîd dans le pamphlet des

Ma◊âlib al Wazirayn. Le Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa n’est pas le travail

d’un copiste, le récit, par quoi il se caractérise, est un après-coup dans lequel,

fût-ce par une stratégie détournée, comme c’est le cas ici avec la polyphonie

des discours à l’oeuvre dans le texte, il y a un auteur qui s’exprime.

Une des pistes de lecture du Kitâb al Imtâì est donc à trouver dans les

propos de Taw™îdî eux - mêmes, autrement dit ne point commettre l'erreur de

restreindre l’usage que fait Taw™îdî du discours au travail du copiste qu'il fut.

Et qui d’autre que Taw™îdî, chroniqueur des mœurs de son temps, peut se

faire meilleur interprète de son projet d’écriture, il s'adresse au géomètre Abû-

l-Wafâî dans ces termes :

« Avec ta permission, je rassemblerai tout ceci dans une épître

(risâla) qui comprendra ce qu’il y a de subtil (daqîq) et de valable ( jalîl),

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- 369 -

de doux (™uluw)et d’amer (murr), de rare210( ’ariyy) ou de peu de valeur

(yâbis)211 , de ce qui est aimé (mahbûb) et de ce qui est détesté (makrûh)

» (I 8)

Ici, un état d’esprit, reflet d’une personnalité semble se dévoiler aux

interlocuteurs et au lecteur : Taw™îdî n’a pas pour seul but de faire la

description de sa société, de dresser un tableau des moeurs de ses

contemporains, il a sa démarche propre : on peut le constater sur le plan des

idées , par exemple dans son positionnement en faveur de la prose, non pas

contre la poésie, comme nous l’avons montré dans la 25ème Nuit, mais de telle

sorte que la poésie est malgré tout bel et bien "remisée", on le voit dans la 8ème

Nuit où l’opposition entre la grammaire et la logique est en définitive

présentée comme une opposition de surface, qui cache un débat de fond sur la

défense de la langue arabe et de l’identité arabo-musulmane. Ces paroles

précitées d’Abû Hayyân sont immanquablement engagées, elles précisent au

début de l'ouvrage l’état d’esprit qui préside au récit à venir. Les qualificatifs

employés, tantôt euphoriques (subtil, valable, doux, aimé), tantôt disphoriques

(amer, de peu de valeur, détesté) sont le reflet d’un jugement, d’une

appréciation, c’est à dire d’un point de vue formulé par Abû ©ayyân qui

coexiste avec l’ensemble des points de vue rapportés dans le récit, qui, on l'a

montré, ne reflètent pas tous le point de vue d’Abû ©ayyân. La question du

point de vue joue un rôle primordial dans le Imtâì dans la mesure où Taw™îdî

fait coexister les points de vue de nombreux locuteurs, d’autres points de vue

que le sien212, avec son propre discours.

210

Une des acceptions de ’ariyy dans le lisân est ''rare'' ®arîb, elle nous semble envisageable ici ; Taw™îdî annonçant finalement qu’il va décrire les défauts et les qualités de sa société. 211

Pour yâbis, le Lisân donne: qalîl al ¨ayr 212

En tous cas matérialisés comme tels, par l’introduction du verbe qâla suivi du nom d’un locuteur.

Page 370: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 370 -

Par ce procédé, il s’agit de déterminer une position sur le thème

examiné par le phénomène de « mise en discours » pratiqué par Abû Hayyân.

Ce qu’il faut restituer le plus fidèlement possible, c’est une atmosphère, plus

que des paroles. Témoignage sur la société de son temps, le Kitâb al imtâì est

autant une oeuvre engagée sur la société du IVème /Xème siècle, et

principalement les milieux intellectuels, qu’une peinture des caractères, des

tendances et des goûts qui prévalent dans cette période. Abû ©ayyân ,

convoqué pour mettre à exécution ce projet, et le vizir, se retrouvent autour d’

un souci humaniste. Arkoun a en effet montré comment on pouvait parler

d’une attitude humaniste au IVème/Xème siècle à l’intérieur de la quelle il est

possible de dégager "trois accentuations" :

-"Un humanisme religieux, juif, chrétien, islamique, [caractérisé] par une dévotion

mesurée et détendue du croyant moyen.

-Un humanisme littéraire, lié à une aristocratie de l’esprit, de l’argent, du pouvoir.

-Un humanisme philosophique, qui intègre des éléments des deux humanismes

précédents [humanisme religieux, humanisme littéraire], mais s’en distingue par une

discipline intellectuelle plus rigoureuse, une quête plus inquiète, plus méthodique, plus

solidaire de la vérité sur le monde, sur l’homme et Dieu. L’homme se pose ici comme un

problème pour l’homme" al insân askala ‘alayhi-l-insân selon l’expression de Tawhîdî, il

engage toute sa responsabilité d’être raisonnable et sa lucidité de personne autonome."

(Arkoun 1969 p 355)

Les entretiens de Taw™îdî avec le vizir Ibn Saìdân s’inscrivent dans

cette tonalité générale, qui se place dans le cadre de l' humanisme ''littéraire

''et ''philosophique'' que partagent l’intellectuel et l’homme de pouvoir. Mais

il existe une divergence de fond entre ce pourquoi Taw™îdî est convoqué à la

cour, promouvoir le cercle du vizir, et son engagement critique. C’est

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- 371 -

pourquoi il est possible de dire que, dans le Imtâì, l’écriture est au service

d’un double engagement.

3. L’écriture d’Abu

©©©©ayyân, au service d’un

engagement

Taw™îdî campe une atmosphère et un cadre dont il fait la matière de son

oeuvre. Chroniqueur de « choses vues » au IVème/Xème siècle, Taw™îdî est

animé du souci d’informer sur ce qu’il a appris et de restituer ce qu’il a vécu

dans l’écriture. Mais cette pratique de l’écriture ne saurait se restreindre à la

simple mise en pratique d’un encouragement d’ Abû l-Wafaî :

« Aie l’intention de me donner du plaisir imtâìî par [la] poésie (naÂm) et

[la] prose (na◊r) [i .e de ton discours]». (I 9)

Car donner du plaisir équivaut, dans ce contexte, à plaire à un

commanditaire. C’est pourquoi le caractère profane ou léger du propos, et la

conversation distrayante, que l'on peut entendre par le terme d’Imtâì,

constituent le cadre de tout du discours dans le Kitâb al Imtâ ì .Il y a, en plus,

chez Taw™îdî, un regard critique sur les milieux du pouvoir.

Dès les premières pages, l’orientation de l’ouvrage est déclarée, ce récit

est une narration sard, mais une narration particulière qui utilise la

transmission riwâya –pour rendre possible une expression par juxtaposition

de points de vue dans lesquels il faut démêler le point de vue de Taw™îdî sur

certaines questions, notamment les plus cruciales comme celles du pouvoir et

de l'expression libre- car c'est finalement à ce dernier sujet que Taw™îdî veut

en venir dans son questionnement du langage. Un auteur s’exprime en

conjuguant les talents d’instruire et de plaire, de joindre l’utile, qui peut

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- 372 -

passer par la critique, à l’agréable, agissant dulce et utile , selon le mot

d’Horace. Le projet de l'œuvre ne peut se restreindre à '' donner du plaisir'', il

se mêle à une entreprise critique au double sens du regard critique et de la

remise en cause sur le plan social, littéraire, politique, mais aussi esthétique,

aidé par une prose simple qui refuse les jeux de style. Bergé note l'importance

de ce dernier aspect :

"Sa prose [à Tawhidi], très brillante, a le mérite de ne pas faire

appel à la rime à une époque où, dans les milieux qu’il fréquente, cet

ornement est devenu quasi obligatoire dans le style épistolaire et les

ouvrages des secrétaires qui reprennent le dessus."213

La prose de Taw™îdî fonctionne comme un instrument de contre-

pouvoir, le contenu de son discours se transmettant, formellement déjà, à

contre-courant . Ce n’est pas un hasard que la commande d’Abu-l-Wafâî al-

Muhandis donne lieu à un important développement sur le style, double reflet

de l’ écriture et de la personnalité de Taw™îdî, vérification du vieil adage

selon lequel ''le style, c’est l’homme '':

"En ces sortes de feintes, il faut instruire et plaire

Et conter pour conter me semble peu d’affaire"

dit la Fontaine, or instruire, il faut y insister, semble chez Taw™îdî aussi

important, sinon plus, que plaire.

Car si la conception du style que donne ici Abû-l-Wafâî est partagée

par Abû ©ayyân, ce n’est pas dans le même objectif. L’ordre est donné à Abû

©ayyân de plaire, c’est une injonction qui porte sur le style. Le propos auquel

213

M.Bergé Al Tawhîdî et al Gâhiz : recensement des textes tawhidiens sur la filiation gahizienne d’Abû Hayyân al Tawhîdî, homme de lettres musulman du IV/Xème siècle.

Page 373: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 373 -

elle donne lieu est d’Abû-l-Wafâî, mais comme ces paroles reprennent une

vision du langage qui se répercute dans l’oeuvre, elles constituent aussi un

programme qui revendique pour le langage sa place dans un environnement

où le savoir philosophique, dans ses diverses branches, logique,

mathématique, physique, politique, éthique, crée un contexte qui détermine le

positionnement des penseurs. Car c'est moins en fonction d’un soutien ou

d’un rejet de ces disciplines que les positions prennent corps, que de la façon

dont elles sont abordées : par exemple, lorsque Ghazali choisit de mettre en

porte à faux les philosophes en leur déniant :

"le droit de réclamer pour eux la politique et l’éthique, la

première [étant] pour lui d’origine prophétique et la seconde, le bien

propre des soufis. [...] Le maître [i.e Ghazali] ne refuse pas d’y voir une

âme de vérité qu’il fait sienne [mais seulement] dans la mesure où le

donné révélé n’en souffre pas." (Jabre 1986 p 93)

Même si la question d'une discipline du savoir indépendante de la

révélation ne se pose pas directement, les positionnements sur le sujet sont

pourtant latents, ainsi, contrairement à ce qui se produit chez un Ghazâlî, on

peut se demander jusqu'à quel point dans Taw™îdî, le consensus tacite sur une

vérité antéposée est valable pour tout sujet abordé, lorsque l'on parle de la

philosophie dans le Imtâì c'est pour rappeler que les I¨wân al “afâî ont tenté :

''d'intégrer la Loi révélée à la philosophie '' ('an yañummû-l-—arîìa

li-l-falsafa) (II 6)

Chez Taw™îdî, il semble assez clair qu’ une éthique du langage se

comprend par rapport à un engagement où la parole et le discours sont

orientés vers la prise de position, par exemple, en faveur de la langue arabe et

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- 374 -

de la culture arabo-musulmane, ou encore en faveur d’une plus grande

transparence dans le Gouvernement des affaires ; on se rappelle à ce titre la

Nuit 34 où le vizir exprime son mécontentement de voir :

"le peuple converser à notre propos et évoquer nos affaires" (III

85)

de la part d’Abû ©ayyân, cette mention est à double entente : elle est,

en surface, compréhensible comme une plainte du vizir, en profondeur,

comme un regard porté sur un peuple revendicatif. Ce point constitue un

donnée importante pour éclairer la question de la présence d’une opinion,

d’un point de vue , d’une position de Taw™îdî qui préside aux multiples

discours mis en présence dans le Kitâb al imtâ ‘.

Le discours d’Abû-l-Wafâî est doublement interprétable : sur un plan

que l’on pourrait qualifier d’officiel, celui des recommandations –qui valent

injonction- d’un protecteur à son protégé, il s’agit de conseils pour une

expression claire, simple et intelligible ; sur un plan plus "officieux", il s’agit

aussi de montrer quelle conception de l’expression est la plus à même de

transmettre le contenu d’un message, celui de Taw™îdî, celui aussi, plus

largement, de quiconque souhaite exprimer une position sur tel ou tel sujet,

qu’il concerne la philosophie, la littérature, la politique, la société. Le

programme qui est annoncé ici est une réflexion sur la forme du discours,

mais en même temps ouvre la voie à une conception de l’expression qui

insiste sur des aspects jusque là encore peu soulignés, comme l’acquisition de

la clarté par la concision, intégrée à un ordre éthique. Cette idée est

précisément celle que l’on retrouve développée dans la 25ème Nuit.

Le Kitâb al Imtâì intègre sous une forme non spécialisée une réflexion

sur la rhétorique, qui n'a pas pour but d'exposer une recherche sur le sujets

Page 375: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 375 -

mais de s'adresser à une catégorie de savants : les fonctionnaires de

l'institution califale. Avant Tawhîdî, et sous la forme de traités consacrés en

propre au sujet, Gâhiz, auquel Abû Hayyân se reprises dans le Imtâì214, a

examiné la question de l’expression dans son Kitâb al Bayân wa-l-Tabyîn, de

même, ibn al Mu ‘tazz, dans le Kitâb al Badîì. J. Dichy, dans son article

Kinâya, a tropic device from Medieval Arabic Rhetoric and its impact on

discourse theory, a montré que les traités de rhétorique arabe s’étendent sur

une période qui va des IIIème/VIIIème au IXème/XVème siècles. Dans le

Kitâb al Imtâì, la question se pose sous la forme du positionnement critique :

à ce titre, il n’est pas innocent que Qudâma ibn •aìfar soit mentionné dans le

Imtâì, à la fin de l’entretien de la 25ème Nuit (II 146-147). En évoquant

l’auteur d’une critique de la prose et d’une critique de la poésie, naqd al —iì r

et naqd al na◊r, on se situe dans la perspective d’un discours critique, dont on

peut dire qu’il fait suite à ce que Miquel a appelé "la réaction d’Ibn Qutaïba" 215. La critique du discours, qu’il s’agisse de la prose ou de la poésie, est un

courant qui, au siècle de Taw™îdî, est à l’oeuvre depuis deux siècles. J.E

Bencheikh, dans son Essai sur un discours critique, cite Qudâma ibn •aìfar,

mais aussi •âhiÂ, al •uma™î, ibn al Qutaïba. Avec Taw™îdî, la question de la

critique du discours prend une autre portée, parce qu’elle l’examine à

l’intérieur de l’Institution, Taw™îdî est inséré dans les milieux du pouvoir, son

discours critique se situe donc dans un contexte particulier.

4. Discours critique et critique du discours

214

Cf l’article de Marc Bergé sur Tawhîdî et Gâhiz cité plus haut. 215

Cf A. Miquel Géographie humaine du monde musulman, chapitre II Les orientations décisives du IIIème /IXème siècle.

Page 376: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 376 -

Ce programme est énoncé dans des propos qui introduisent la

perception générale de la question du langage dans l’ouvrage, et que nous

avons abordé pour partie dans les pages précédentes. Abû-l-Wafâî al

Muhandis s’adresse à son interlocuteur dans les termes qui suivent :

« Que le propos (™adî◊), malgré son étendue et sa diversité (i¨tilâf

funûnih), soit expliqué (ma—rûh), que la [chaîne] de ceux qui en

garantissent [la véracité et la clarté] remonte [dans le temps] sans rupture

(mutta”il), que le texte216 (matn) soit complet (tâmm) et clair (bayyin), le

mot (lafÂ), léger (¨afîf), subtil (la’îf), la désignation explicite (ta”rîh)

dominante (®âlib) , prenant la tête [du propos] (muta”addir), la

désignation implicite (ta ‘riñ)217, rare (qalîl) et facile [à comprendre]. Aie

en vue le vrai (al ™aqq) jusque dans le détail de ses contenus, la sincérité

(”idq) [lorsque tu] l’éclaircis (îñâ™ih) et lui donnes une assise (i◊bâtih).

Redoute l’élision (™aòf) qui perturbe la signification (mu¨ill bi-l-ma ‘nâ)

, l’ajout (il™âq) qui relève de la déraison (haòar), prends garde de ne pas

orner (tazyînuhu) [le propos] de ce qui l’entacherait (mâ ya—înuhu), ou de

l’encombrer (tak◊îruhu) par ce qui [en] réduirait [la substance]

(taqlîluhu), ou encore de l’appauvrir par ce qui n’est pas essentiel

(taqlîluhu bimâ yusta®nâ ‘anhu), recours à ce qui est bien (™asan) et

persévère dans cette voie ; quant à ce qui est laidl (qabî™), réduis-en la

laideur (qub™) . Aie l’intention de me plaire ( 'uq”ud imtâìî) par

l’ensemble de sa poésie et de sa prose (¶umìat naÂmih wa na◊rih), et de

de donner du sens (ifâdatî)218 du début [de ton propos] à [sa] fin. Peut-

être cet échange (mu◊âqafa) demeurera-t-il et sera-t-il rapporté et bien

216

Dans cette assimilation de la conversation hadith aux dicts de la Tradition, le texte matn est ce qui s’oppose au commentaire —arh, et aux notes et gloses (™awâ—î). 217

J. Dichy a montré comment ta”rîh et taì rîñ constituaient une opposition pertinente servant par ailleurs à préciser la notion de kinâya. Deux grandes lignes d’opposition sont , selon J.Dichy, à distinguer : -l’opposition entre la référence directe et la référence indirecte au sens (voulu) : ta ‘rîñ / kinâya - ta”rî™ - l’opposition entre l’expression figurative et l’expression non figurative : ma¶âz / ™aqîqa (J.Dichy article kinâya déjà cité). 218

Sous-jacente est présente l’expression ifâdat al ma ‘nâ siignifier, transmettre le sens.

Page 377: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 377 -

conservé (tabqâ wa turwâ) dans les mémoires (yakûn fi òâlik ™usn al

òikrâ). Ne te contente pas d’une allusion (lâ tûmi’u) à ce que l’oreille

agréerait davantage, l’âme trouverait plus doux, et les mœurs plus

convenable en le désignant clairement (if”âh ‘anhu) . Et n’exprime pas

clairement (lâ tuf”ih) ce dont la désignation indirecte (kinâya) dissimule

davantage les défauts et écarte la suspicion » (I 9)

Cet ensemble d’exigences formulées par Abû-l-Wafâî à l’égard de Taw™îdî

donne un fil conducteur qui permet de cheminer sans doute un peu plus

clairement dans la suite de l’ouvrage, notamment dans les passages consacrés

au langage. En effet, le discours programmatique d’Abû- l-Wafâî que nous

avons ici met en place le cadre central dans lequel se déroule la réflexion :

puisqu’il s’agit de rapporter des échanges, le propos porte sur une conception

de la communication des idées. Ainsi la notion de propos est ici exprimée par

le terme ™adi◊, qui se réfère à la tonalité de l’ouvrage, construit sur l’échange

verbal, dans ce qui apparaît comme une réflexion générale sur le discours. Le

terme ™adî◊ est à entendre dans sa signification première, celle de la parole

discourante que l'on va interroger et évaluer.

L’emploi du terme ™adî◊ , dans cette succession de recommandations,

appelle plusieurs observations : d’abord, ce terme est replacé dans son

environnement sémantique d’origine : celui de la science de la Tradition, c’est

à dire des dicts du Prophète. L’emploi du terme dans son sens d’origine

métaphorise la conversation rapportée et lui donne une autorité. Un champ

sémantique des termes qui relèvent du ™adî◊ est présent : on trouve le isnâd,

terme qui désigne l’ensemble des rapporteurs des paroles du Prophète,

ensuite, le matn, qui désigne le texte de la parole Prophétique rapportée par

relation. Le terme ™adî◊ s’inscrit ici dans un réseau de connotations établi à

partir de son sens premier : les paroles rapportées du Prophète, le propos sur

la conversation se meut donc dans le cadre de référence de la Tradition. Cette

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- 378 -

métaphorisation du sens spécialisé du ™adî◊ peut être interprété comme une

insistance sur le poids de l’oralité qui annonce la prépondérance du rôle du

discours dans l’œuvre.

Dans cette réflexion théorique par laquelle Abû-l-Wafâ’ expose sa

conception du propos modèle, est abordée la question du contenu. Le terme ''

propos '', qui renvoie ici, selon nous, au cas précis de la conversation orale, est

bien défini d’emblée ainsi, par l’expression lexicalisée a’râf al ™adi◊ .

Mais comment va-t-on aborder les thèmes de discussion? La question

éthique est un autre point fondamental de ce discours.

Le ''bien'' (™usn) le ''vil'' (qub™) les ''mœurs'' (a¨lâq) que l'on trouve

mentionnés ici, sont à replacer dans un contexte d’ensemble qui correspond à

ce que Arkoun a appelé avec justesse une " tradition fort élaborée". Evoquant

la réflexion morale de Miskawayh, il décrit à cette occasion un contexte dont

le IVème/Xème siècle se fait l’héritier et a raison de souligner que :

"L’Ethique comme discipline indépendante est relativement peu

étudiée tant par les érudits arabes contemporains que par l’orientalisme

européen qui a été jusqu’à une époque récente, partiellement responsable

de l’orientation scientifique des recherches islamologiques. [Alors que :]

Pourtant, les ouvrages classiques illustrant cette branche

importante de la culture arabe ne manquent pas. Qu’on s’intéresse aux

fables et aux aphorismes introduits par Ibn al Muqaffa ‘, ou aux peintures

sociales d’un Gâhiz qui stigmatise les vices des mawâlî pour mieux

mettre en valeur les vertus arabes ; qu’il s’agisse de la poésie qui ne cesse

d’opposer dans une obsédante antithèse les titres de louange mahâsin aux

titres de blâme ma◊âlib, des anthologies qui recopient avec une fervente

admiration les vérités psychologiques condensées dans la prose nerveuse

des sermons hitâb ; des innombrables manuels d’adab qui reflètent les

enrichissements, les déviations et la diversification, sous l’action de

l’évolution sociale, d’un fonds moral commun ; de cette immense

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- 379 -

création collective enfin qu’est le hadith avec ses prolongements concrets

dans le droit fiqh, on retrouve toujours la même préoccupation d’un idéal

moral à vivre, d’une perfection à atteindre." (Arkoun 1988 pXII)

Cette réflexion d'Arkoun demeure certes parfois impresionniste :

l’antithèse des titres de louange et des titres de blâme est d’autant moins

obsédante qu’elle ne s’applique pas qu’à la poésie, Taw™îdî par exemple y a

abondamment recours dans l’examen de la prose et de la poésie, dans un

discours en prose. Mais ce propos a le mérite d'interroger un contexte dont

l’existence, au IVème/Xème siècle, est en fait l’héritage de l’histoire.

Qu’apparaisse une éthique du discours dans le Kitâb al Imtâì ne part pas de

rien : nous voyons dans le texte d’Arkoun comment des considérations

éthiques se sont mises en place dès les premiers siècles de la constitution du

patrimoine culturel arabo-musulman : l’antithèse des louanges et des blâmes,

fondement d'undiscours critique et héritage de la poésie des premiers siècles

fera date, le Kitâb al Imtaì n'y fait pas exception, et aussi, un ouvrage

entièrement consacré aux "traits de blâme", le Kitâb Ma◊âlib al Wazirayn, la

Fustigation des deux vizirs219 .

Aux premiers siècles appartiennent également les ¨u’âb ou prônes,

ceux du Prophète lui-même, ceux des Compagnons, véhicules d’une

conception éthique des moeurs à une échelle sociale qui rejoint cette

préoccupation transhistorique "d’un idéal moral à vivre, d’une perfection à

atteindre". Attardons-nous également sur :

"ces manuels d’adab qui reflètent les enrichissements, les

déviations et la diversification, sous l’action de l’évolution sociale, d’un

fonds moral commun". Le Kitâb al Imtâì‘ peut figurer parmi ces

219

titre ainsi traduit dans le riche article de Kadhim Jihad Hassan Savoir et pouvoir dans La Fustigation des deux vizirs de Tawhîdî

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- 380 -

"manuels d’adab", parce qu’il y a chez Abû ©ayyân une volonté de

pointer ces "déviations (...) d’un fonds moral commun " (Arkoun 1988 p

XII)

notamment dans une redéfinition de l’adab comme culture large, non

spécialisée, dont la 7ème Nuit, nous avons tenté de le montrer, se fait l’écho.

On retrouvera dans la critique de Taw™îdî, cette "inquiétude et cette

recherche" de son aîné Gâhiz, tous deux ont, à leur manière, réagi à ce que

Miquel a appelé "le vieillissement de la culture arabo-islamique entamé au

déclin du IIIème/IXème siècle." (Miquel 1961 p 61) La culture du

fonctionnaire de l’administration est pour Tawhîdî le prétexte à une

revendication d’une conception de l’adab, qui puise dans sa signification

originelle, telle que l’a par exemple transmise ìAbd al ©amîd al-Kâtib, alors

que s’est imposée l’image d’une culture, véhiculée par Ibn Qutaïba

notamment, réduite au souci de

"savoir exactement quelles qualités doivent se déployer aux

divers échelons de l’administration pour que l’Etat fonctionne." (Miquel

1961 p 99)

5. La démarche éthique

5.1 Une éthique de

l'institution

Le Kitâb al Imtâì a le mérite de toucher un autre aspect de l’éthique ; si

Miskawayh a pu traiter d’une éthique des moeurs, de l’âme et des vertus, du

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- 381 -

caractère et de l’éducation220, ce substrat est bien à l’œuvre dans le Kitâb al

Imtâì, mais certainement d’une façon plus ciblée, où il ne s’agit pas de

proposer un modèle comportemental destiné à fonder une morale de

l’individu221, mais d’appeler à une éthique de l’institution où, par exemple, le

souverain se préoccupera de ses sujets en leur reconnaissant le droit de

s’exprimer : c’est là où interfère la question du langage et du pouvoir, des

propos du gouverneur de “amsâm al Dawla, ibn –âhawayh pour qui le ma¶lis

d’ibn Saìdân aurait gagné en "noblesse" , en "dignité", en "longévité" et en

"gloire", n’étaient-ce certaines "choses" le concernant (I 43), à ces gens réunis

sur les berges du Tigre, qui n’hésitent pas à faire part de la chéreté et du

manque de nourriture, et de la généralisation de la pauvreté (II 26), en passant

par la critique de ce même peuple dirigée contre Ibn Saìân, agacé de le voir

deviser à son propos (III, 85). L’éthique de l’Institution passe également par

une reconsidération des compétences trop restrictives désormais attribuées

aux secrétaires de l’administration, les kuttâb. Les attributions de ces derniers

en effet n’ont cessé de s’amoindrir, comme l’a bien souligné Kadhim Jihad

dans son article la Fustigation des deux vizirs :

" Au départ, il y avait une même fonction administrative, celle de

kâtib (secrétaire d’état) qui, sous les Omeyyades, supervisait les

réceptions du souverain, tenait ses registres et rédigeait sa

correspondance, veillant à l’aspect technique mais aussi à l’éloquence de

ses lettres ".

220

cf Traité d’Ethique, trad M.Arkoun, déjà cité. 221

Nous reprenons à notre compte la distinction classique entre éthique et morale, formulée par exemple par Y.de Crusol dans Aql et conversion chez Muhâsibi : "L’éthique désigne les principes qui régissent l’action humaine, tandis que la "morale" désigne plutôt la science de leurs applications aux différentes circonstances pratiques. (Crusol 2002 p 40)

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- 382 -

puis, sous les Abbassides, la fonction décisionnelle du kâtib disparaît au

profit du vizir :

"reléguant peu à peu ses fonctions pour ainsi dire rédactionnelles

à un kâtib(...) dont on exigeait (...) une connaissance sûre des sciences

administratives et du métier d’écrire."

"Avant l’avénement des Buyides (...), ajoute K.Jihad, une

civilisation de la cour et une véritable machine bureaucratique s’étaient

créées(...). Différents diwâns étaient chargés de toutes sortes de

perceptions, de domaines et de terres, d’aumônes et de droits perçus pour

la frappe de monnaie, etc. Un bayt al mâl ou trésor public vérifiait les

u”ûl (recettes) et les nafaqât (dépenses) et se voyait secondé par un

diwân al rasâ’il ou Service de correspondances, gérant le courrier à

l’arrivée et au départ, le sceau et les apostilles, puis le transport des

lettres. (...) C’est tout ce système qui s’effondrera avec les Bûyides du

fait de la militarisation (...) qui, par le biais de l’iqtâ ‘, permettra aux

officiers chargés de la direction du régime princier de se garantir une

réelle indépendance de fait."222 (Jihâd 2000 pp 106-307)

Cette ''culture à la dérive'' que dépeint Taw™îdî dans son oeuvre

recherche une réhabilitation sous la forme d’une certaine conception de

l’expression, laquelle passe par une éthique du discours qui devra fonder une

éthique de l’Institution. L' invitation à viser ''le vrai'' (al ™aqq), la ''sincérité''

(al ”idq), s’appuyer sur "ce qui est bien ''(™asan), s’éloigner de "ce qui est vil ''

(qabî™), doit être entendu dans ce contexte.

5.2 Une éthique de la

méthode

222

dans le chapitre I du présent travail ,nous évoquons le poids de la militarisation du régime buyide dans l’organisation de la société à travers l’étude de Sourdel sur la question.

Page 383: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 383 -

A une éthique du discours et de l’institution, on pourrait dire que

s’ajoute, dans ces propos d’Abû-l-Wafâ’, une éthique de la méthode : il y a

une manière de pratiquer le langage accordée à des circonstances, qui doit

tenir compte de paramètres qui vont du général au particulier : il faut d’abord

prendre en considération le propos (™adi◊), puis l’expression (lafÂ), qui est un

noyau dur du traitement de la question du langage dans le Imtâì, enfin

l’opportunité du recours à l'indirection dans le discours et la question de la

concision. (cf la conclusion du chapitre précédent sur les diverses

rhétoriques).

5.3 Le jugement et

l'évaluation

La formulation injonctive de ce que doit être tel ou tel type de discours

permet en efet de distinguer son appréciation de son évaluation :

"Il est bon de distinguer entre les deux termes « apprécier » et

« évaluer », nous passons là d’un intérêt qu’on prend à un jugement

qu’on rend.223 Faisant référence à une norme, appliquant des critères, le

comparant à d’autres objets ou d’autres intérêts, nous estimons le rang

d’un objet ou d’un intérêt" ( Welleck p 336)

Lorsque “âli™ ibn ìAlî, l’un des locuteurs du Imtâì, déclare que :

« La prose est le principe du langage (îa”l al kalâm), la poésie

(naÂm) en est le corrolaire (farì), [or] le principe est plus noble (a—raf)

223

C'est nous qui soulignons

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- 384 -

que le corollaire et le corollaire est plus déficient (îanqa”) que le principe

(a”l) » (II 132)

on est dans ce que Welleck et Warren appellent l’évaluation : on est

passé de l' ''intérêt qu'on prend'' au ''jugement qu'on rend'' : un jugement est ici

rendu sur la prose et la poésie et une norme fixe un principe (îa”l) et un

corollaire (farì )

Arkoun regrettait que "l’éthique comme discipline indépendante" soit

peu étudiée (Arkoun 1998 Introduction). Or, le Kitâb al Imtâì s’inscrit dans

cet héritage qui consiste à observer la société à l’aune d’une éthique des

moeurs en décrivant le plus souvent un ordre comportemental : par exemple,

le portrait d’Ibn al-ìAmîd dans le Imtâì comporte, à la demande du vizir, des

considérations éthiques sur sa personne :

" Je voudrais t’interroger sur ibn al ìAbbâd, déclare-t-il à Taw™îdî

- tu t’es rendu auprès de lui dans le but d’obtenir quelque chose de lui

(inta¶aìtahu) , tu as fait l’expérience de sa personne (¨abartahu), tu as

été présent à son majlis (hañarta ma¶lisahu) et [je voudrais aussi

t'interroger] sur ses moeurs (a¨lâquhu), sa manière de se conduire

(maòhab)224, ses habitudes (‘âdâtuhu)." (I 53)

Mais le Kitâb al Imtâì prolonge les considérations éthiques d'ordre

général propres à l’époque, puisqu’il intègre au langage le procédé de

l’évaluation et de la norme, nous le voyons dès ce texte où le propos d’Abû-l-

Wafâî :

" Recours à ce qui est bien (™asan), et persévère dans cette voie,

quant à ce qui est laid (qabî™), réduis en la laideur (qub™) " (I 9)

224

maò hab a assurément ce sens ici, non celui d’opinion religieuse.

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- 385 -

concerne directement la forme et le contenu de l’expression d’Abû ©ayyân.

•âhi déjà soumettait l’expression (lafÂ), indissociable de la signification

(maìnâ), à un arrière-plan éthique, le Kitâb al Bayân wa-l-Tabyîn invoquait le

Créateur contre :

"La fitna225 de la parole (qawl) au même titre que la fitna de l’action

(ìama)l" (Bayân I/1)

5.4 Une éthique du

discours

Le terme fitna, qui contient les trois sens d’épreuve, de tentation et de

séduction, pose le problème d’une éthique du discours qui s’interroge en

premier lieu sur l’usage que l’on doit en faire. On est attaché à l’idée que le

langage est un instrument puissant et que, par conséquent, il y a diverses

façons de s’en servir qui ne sont pas toutes bonnes, ce que rappelle Abû-l-

Wafâì :

« Le langage (...) n’est pas docile à tous, lâ yasta¶îb li kulli îinsân) , il n’est pas

l’ami de toutes les langues226 (lâ ya”habu kulla lisân) ses dangers sont nombreux,

(ha’aruhu ka◊îr), celui qui s’y adonne [peut être] aveuglé (mutaìâ’îh ma®rûr) ; il est aussi

impétueux qu’un jeune poulain (lahu ' aran ka 'aran al mahr), aussi rétif qu’une monture

(lahu ibâ' ka ibâ' al harûn), aussi vaniteux que le Prince227 (zuhuww ka zuhuwwi-l-malik),

il est fracassant comme l’éclair ([lahu] ¨afaqun ka ¨afaqi-l-baraq), il se fait quelquefois

225

Les sens simultanés que contient le terme fitna en rendraient ici la traduction trop approximative. 226

C’est l’organe qui est désigné ici. 227

Zuhuww signifie aussi la splendeur, l’éclat, d’un royaume par exemple. Mais dans ce contexte qui aborde les méfaits du langage il faut sans doute privilégier la connotation disphorique de ce terme, ce qui donne par ailleurs une indication sur la liberté de ton avec laquelle on parle du pouvoir dans le Kitâb al imtâ ‘.

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- 386 -

simple, et bien souvent ardu, (yatasahhalu marratan wa yataìassaru mirâran), (…) sa

matière est la raison, (mâddatuhu mina-l-ìaql) et vite raison varie (sarîì al huîûl) et

trompe furtivement (hafiyy al hidâ ‘ ), il [le langage] emprunte la voie de l’imagination

(’arîquhu ‘ala-l-wahm), [mais] combien l’imagination se fluidifie ! (al wahm —adîd al

sayalân), il se déploie par la langue (ma¶râhu 'ala-l-lisân) , [mais] quelle tyrannie que

celle de la langue ! (wa-l-lisân ka◊îr al ’u®yân) » (I 9)

Pointe acérée, lame incisive, le langage requiert de celui qui en fait

usage l’art et la manière. Dans ces propos, l'idée sous-jacente est que le

langage peut-être l’instrument du regard critique, et donc qu’à ce titre, son

usage n’est pas inné. Il nécessite un apprentissage. Dans cette perspective, il

faut s’arrêter sur un point important que la polyphonie des discours du Imtâì'

répercute constamment, et que l'on trouve inséré à ces premières

considérations sur le langage dans l'oeuvre lorsqu’Abû -l-Wafâî déclare que :

"La matière [du langage] est la raison" (I 9)

La question du ìaql, raison, intellect, est une question importante dans

la réflexion des penseurs à l’époque de Taw™îdî qui ont été influencés par les

muìtazilites. Gaber Usfur n’hésite pas à écrire que :

'' Les muìtazilites sont des philosophes rationalistes (falâsifa ìaqliyyûn), ils croient

au doute comme premier moteur de la connaissance (bâìit awwal ìala-l-maìrifa) et

confèrent à la raison les plus hauts degrés de sacralité (aì'la dara¶ât al qadâsa). Le

principe du bien et du mauvais rationnels228 (mabdâ ' al ™usn wa-l-qub™ al 'aqliyayn) est

chez eux un principe choyé (a◊ir), qui provient de cette sacralité conférée à la raison. Il est

228

C'est à dire une conception éthique du 'aql, qui s'inscrit dans la démarche éthique générale de l'époque que l'on retrouve dans le Kitâb al Imtâ ', écho de cette pratique.

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- 387 -

naturel que les mu'tazilites insistent sur l'analogie (qiyâs), la spéculation (naÂar) et la

déduction (istinbâ’) " (Usfur 1992 p 132)

Mais il y a le risque, en parlant de rationalisme, de tomber dans une

vision moderne du terme car le ‘aql est une faculté innée qui provient de

Dieu, même si la notion de ìaql induit une démarche humaine. De plus,

l’affirmation de Usfûr manque de cohérence : si les Muìtazilites croyaient au

doute comme premier moteur de la connaissance, pourquoi sacraliseraient-ils

la raison ? Ils ne sont pas des philosophes rationalistes. Cependant, les

influences philosophiques, notamment aristotéliciennes, sur la pensée de

l’époque est indéniable. C’est sur ces deux derniers points que nous voudrions

maintenant insister pour rendre compte de l’emploi très fréquent dans

Taw™îdî du terme ìaql souvent associé au ™iss, perception par les sens, ce qui

nous invite à nous poser plusieurs questions sur les implications de cet

emploi.

6. Quelques remarques à

propos de la question du ììììaql à l'époque de

Tawhîdî

D’abord, la question des implications du contenu de la notion sur le

plan de la pensée, car d’un certain rapport à la raison découle une vision

spécifique de sa fonction. Ensuite, la question de ses implications pour

l’homme, puisque le ‘aql s’inscrit dans un modèle éthique comportemental.

Ces deux questions nous semblent essentielles pour examiner ensuite la

question directement posée par notre sujet, celle des rapports entre langage et

raison dans le Imtâì. En effet, il n’est pas possible de faire l’économie d’une

réflexion, fût-elle générale, sur la conception du ìaql à l’époque d’Abû

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©ayyân, à partir de ses occurrences essentielles dans le Imtâì et les

Muqâbasât, pour essayer de comprendre pourquoi cette notion est présente de

façon quasi constante dans les discours du Imtâì, et donc du discours sur le

langage dans le Imtâì. Comment rendre compte d' expressions telles que :

« La matière (mâdda) de la langue relève de la raison » (I , 9)

''Le langage (kalâm) jaillit soit de la disposition innée (ìafw al

badîha), soit du travail réflexif (kadd al rawiyya) (…) et le défaut de la

spontanéité de la parole immédiate (ìayb ìafw al badîha) est que l'image

de la raison (”ûrat al ìaql) y est moindre (îanqa” )'' (II 132)

ou encore le correctif apporté par Sîrâfî à Mattâ pour qui :

'' c'est par la raison (ìaql) que l'on distingue la signification

défectueuse de la bonne (fâsid al maìnâ min ”âli™ihi) [et non par la

logique] si l'on recherche par la raison '' (I 109)

sans avoir préalablement réfléchi sur la conception du ìaql présupposée

dans ces passages?

Pourquoi le thème de la création et du langage sur le langage est-il, dès

les premières lignes de la 25ème Nuit, abordé sous l'angle de la paire ìaql /™iss,

comme de nombreux autres sujets du Imtâì ?

Pour essayer de trouver des éléments de réponse à ces questions, nous

souhaiterions interroger la notion de ìaql telle qu'elle se présente chez

Taw™îdî à partir d'un certain nombre de passages significatifs notamment à

partir des Ma◊âlib et des Muqâbasât en nous aidant, également, du traitement

du ‘aql chez Mu™âsibi et chez Ghazâlî. Chez ces deux derniers auteurs, on

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- 389 -

peut repérer une accentuation sur deux axes importants de la conception du

ìaql dans le contexte de l'époque et qui ont un retentissement dans les

discours du Imtâì : l'imbrication entre la raison et la révélation chez Ghazâlî,

le rapprochement entre raison et éthique chez Mu™âsîbî.

On ne perçoit pas chez Abû ©ayyân un positionnement sur le rapport

de la raison à la révélation aussi marqué que, par exemple, celui d'un Ghazâlî,

pour qui la fonction de la raison se limite à la compréhension de la

Révélation. Pour ßazâli, la raison est une faculté tout entière destinée à saisir

des connaissances qui ne se présentent pas comme un objet extérieur, mais

comme enfouies dans la raison et y apparaissant tout à coup. (I™yâî' I, 76-77,

cité par Jabre 292). Cette perception restreint strictement la fonction de la

raison à la saisie du donné révélé :

''Si ßazâlî critique la raison et oppose un refus catégorique à ses

prétentions, ce n'est pas qu'il la rejette comme faculté de connaissance et

de certitude religieuse. Il lui dénie simplement le pouvoir d'y arriver par

l'argumentation, par le raisonnement, par la preuve comme il dit (…),

c'est à une certaine notion de la connaissance rationnelle que le maître

s'oppose, celle qui prétend arriver , à partir d'une expérience du réel

concrêt, à l'universel proprement dit ''(Jabre 1986 121)

La saisie, même si cela ne peut être dit explicitement, semble,

chez Taw™îdî, pouvoir s'effectuer indépendamment de la révélation :

on trouve chez lui un exemple de ce que Jabre appelle un '' passage , à

partir d'une expérience du réel concrêt, à l'universel proprement dit '',

Dans la 8ème Nuit, Sîrâfî demande à Mattâ d'appliquer la même

méthode d'évaluation des corps sensibles aux intelligibles puisqu'ils

différent en nature, également, les uns des aux autres. Distinguer, dans

les sensibles, ce qui est soumis à la pesée, à la coudée, ou au boisseau

Page 390: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 390 -

pour en déduire, par analogie, que les intelligibles sont aussi à évaluer

différement les uns des autres revient à étendre par déduction le mode

de fonctionnement de l'expérience sensible à la connaissance du

monde intelligible . Dans l'argumentation de Sîrâfî, c'est l'usage de la

raison qui nous permet d'observer que les objets de la connaissance

sensible sont soumis à différents modes d'évaluation, c'est par

exemple la langue qui tranche en matière de correction dans

l'expression, non la logique. La logique, qui s'applique aux

intelligibles, n'est donc pas universelle. Cet usage de la raison semble

indépendant d'un lien entre raison et révélation. Cependant, pour

Sîrâfî, si le mode d'évaluation de ce qui est correct dans l'expression

est la langue :

'' qui englobe les noms, les verbes, et les particules '' (I 111)

c'est, spécifiquement, la langue arabe, autrement dit, la langue de la

révélation. L'usage de la raison est donc entendu, implicitement, comme ce

qui va permettre de ramener l'interlocuteur vers la thèse, défendue par Sîrâfî,

d'une non universalité de la logique. Mais nulle part Sîrâfî n'argumente pour

faire admettre cette thèse. On est , avec cet exemple, au cœur d'une

conception du 'aql tout à fait courante à l'époque, qui consiste à faire admettre

non pas une '' certitude objective '', mais une ''certitude subjective,

psychologique '' (Jabre 142) Ainsi, Sîrâfî part de postulats non justifiés pour

faire admettre sa vérité :

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"Si229 l'on ne parvient aux fins intelligibles et aux significations exactes

que par la langue, qui comprend les noms, les verbes, et les particules, la

connaissance de cette langue n'est-elle pas nécessaire?" (I 111)

Sîrafî pose l'exclusivité de la langue pour l'élaboration et l'identification

de l'expression correcte. Or, ce faisant, il passe sciemment, lui, grammairien

qui étudia la logique, sous silence un fait essentiel, à savoir que la langue ne

peut pas ne pas avoir intégré la logique, dont relève par exemple un

phénomène aussi courant que la prédication. L'idée maîtresse des propos de

Sîrâfî est de rappeler la prééminence de la langue révélée, elle réfère

totalement à un contexte dans lequel l'argumentation qui s'appuie sur la raison

est une argumentation pro domo où la raison, don de Dieu à l'homme, a la

fonction principale, voire unique, de lui faire saisir le donné révélé. C'est

pourquoi les prétentions d'une raison spéculative sont très restreintes :

" en tant que principe de l'intuition et de la connaissance technique

proprement dite, soit dans les sciences, soit dans la métaphysique, cette

raison demeure (…) une faculté indécise et flottante, qui, d'elle-même, ne

se fixe à aucun absolu ayant un caractère d'universalité " (Jabre 1986 p

144)

Jabre rappelle que la possibilité d'envisager une raison comme principe

de connaissance universelle indépendant de l'arrière-plan de la révélation est,

par principe, écartée. Dans un autre passage de son ouvrage sur Ghazâlî, Jabre

exprime, sur la dialectique (mu¶âdala), en commentant la démarche de Ghazâlî

dans le Kitâb al Qistâs al Mustaqîm, des idées qui correspondent parfaitement

au cadre dans lequel évoluent les entretiens du Imtâì. Le propos de Jabre se

229

Dans le quatrième chapitre de ce travail, nous nous interrogeons sur la valeur de iòâ ici, et pensons que iòâ est moins hypothétique qu'assertatif dans le propos de Sîrâfî, nous proposons de lui attribuer cette valeur en le traduisant par ''puisque''.

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- 392 -

déroule en deux temps : d'abord, l'exposition d'une démarche rationnelle

indépendante de considérations théologiques, applicable à toute dialectique de

la pensée, ensuite l'impossibilité d'une validation de cette démarche chez

Ghazâlî, pour des raisons qui tiennent, elles encore, d'un contexte qui écarte

ce qui n'accorde pas la priorité à la compréhension du donné révélé, voire qui

s'y oppose. Voici d'abord ce qui correspondrait à une démarche du

raisonnement conçue indépendamment d'impératifs théologiques :

"Le raisonnement, ou plus précisément l'activité rationnelle qui avance

par tâtonnement, hésite dans sa recherche du vrai, se reprend avant de se

donner complètement à l'objet trouvé – et la raison apparaît alors à elle-

même comme entrain de créer, de tirer de sa propre substance la matière

intellectuelle avant de l'ordonner en propositions et discours – cette

activité n'a d'équivalent dans la langue arabe de ßazâlî, que les termes de

¶adal et mu¶âdala. L'un et l'autre sont les traductions littérales du

correspondant français "dialectique" pris dans son sens aristotélicien.''

(Jabre 1986 p 144)

Mais tout le problème réside dans la façon dont est perçu le (¶adal) dès

lors que l'on n'admet pas la possibilité d'une raison spéculative détachée d'une

destination prédéterminée :

'' (…) Il s'agit [pour ßazâlî] d'une dialectique pensée comme une attitude

directement opposée au donné révélé, enlevant à l'adhésion qui lui est

due la spontanéité, marque distinctive de tout mouvement naturel,

caractère exquis de tout élan généreux commandé par l'ordre des choses.

Dans la langue de Ghazali jadal et mujâdala, considérés en fonction de

l'enseignement prophétique, signifient proprement la contradiction sur

soi, le rétrecissement, l'obstruction contre tout l'enrichisssement que le

donné révélé est supposé procurer à l'homme. -J'entends par hommes du

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- 393 -

jadal, dit-il dans le Qistâs , des personnes qui ne manquent pas

d'intelligence; et ce fait leur vaut d'être supérieurs au commun des

croyants. Mais leur intelligence est imparfaite. La nature, dans sa

conception originelle (fi’ra), est parfaite chez eux; mais dans leur for

interne, il y a souillure, entêtement, attachement fanatique et soumission

aveugle à un enseignement transmis. Tout cela les empêche de saisir le

vrai.'' (Jabre 1986 p 144)

Peut-il y avoir une conception du ìaql indépendante de la révélation au

IVème/Xème siècle? la réponse semble donnée d'avance, à l'instar de celle

faite par Abû ©ayyân à son dédicataire dans les Ma◊âlib al- Wazirayn :

" l'intellect est le don mawhiba incommensurable (ìuÂmâ) de Dieu, son

don (min™a) le plus grand, la porte du bonheur dans l'au – delà et le

monde d'ici bas ''. (Matâlib p 47)

La nature divine du ìaql constitue un arrière plan qui oriente la fonction de la

raison : cependant il n'y a pas de doute sur l'aptitude de celle-ci à raisonner

indépendamment d'un cadre préexistant, cette possibilité n'est simplement pas

reconnue, ou tout au plus timidement envisagée, ainsi, la réfutation de la

logique au profit de la langue révélée montre a contrario que l'on se pose la

question d'une vérité philosophique à construire. Ghazali par exemple

reconnaît bien l'existence d'une ''certitude objective'', mais :

"quoique [la certitude objective] 230 ne soit pas hors de portée du

maître [Ghazali], elle est tout simplement admise a priori, comme

présupposée, requise d'emblée, et au sujet de laquelle on trouve inutile de

se poser des questions ". (Jabre 142)

230

celle, par exemple, résultant d'un raisonnement hypothético-déductif qui met en œuvre la démonstration, dont le caractère vrai ou faux est, absolument, objectif.

Page 394: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 394 -

Ce qui prime, c'est cette ''certitude subjective, psychologique'' La raison

apparaît comme la clé d'interprétation du donné révélé, à ce titre, elle est aussi

ce qui conduit vers le Bien.

6.1 Le ììììaql et la

recherche du Bien :

raison et éthique

La saisie de l'utile, pour cette vie et la vie au-delà, rejoint une éthique

du 'aql sous-jacente au propos de Taw™îdî. Dans les Ma◊âlib , ce dernier a

clairement situé la fonction du ìaql du côté de l'éthique, et la 25ème Nuit nous a

montré comment se mettait en place une éthique du langage.

"Lorsque l'homme, vivant (™ayy) et doué de parole (nâ’iq), est dépourvu

de la raison (ìadîm al ìaql), la charge qui lui est imposée par Dieu (taklîf)

tombe (saqa’a), la capacité de choisir (i¨tiyâr)est, chez lui, anéantie (

ba’ula ìalayhi) .Par la raison, on connaît la religion (dîn), on corrige les

mœurs, (a¨lâq) on s'instruit de la science (ìilm).'' (Matâlib p 47)

Ce propos assigne à la raison une forme de "programme'' non seulement

chez Taw™îdî, mais dans un contexte plus large : il indique comment on

conçoit le ìaql, indissolublement lié à une éthique du comportement et une

éthique de la connaissance. Si l'on s'instruit de la science, ce n'est pas la

science en elle-même que l'on interroge, il ne saurait ici y avoir, à proprement

parler, d'approche épistémologique. La connaissance est la connaissance du

savoir révélé par Dieu. Même si cela n'est pas explicitement dit dans l'œuvre

de Taw™îdî, selon une tradition en vigueur à l'époque la faculté de

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- 395 -

comprendre et de raisonner est liée la faculté de choisir le Bien. L'analyse de

Yolande de Crussol sur Mu™âsibi s'applique tout à fait à un niveau plus

général et rejoint la question du ìaql chez notre auteur. Elle apporte un

éclairage qui rendre compte d'une éthique du ìaql, et pourrait expliquer que

les discours que l'on trouve chez un penseur comme Tawhîdî mentionnent le

ìaql pratiquement à chaque page du Kitâb al Imtâì sans le définir parce que la

conception de la notion est assimilée dans les milieux intellectuels de

l'époque.

Le ìaql se rapporte ici à '' la compréhension du Livre '', et à une

invitation à préférer la vie dernière, qui est ''meilleure''. On perçoit

immédiatement que la raison, en rendant possible la compréhension du Livre,

conçoit de fait la connaissance, connaissance du monde et maîtrise des

savoirs, comme ce qui est créé par Dieu. Le savoir est un savoir qui vient de

Dieu, et la raison, outil nécessaire à la compréhension de ce qui vient de Dieu

est ce qui permet à l'homme de distinguer le bien et le mal parce qu'elle donne

la science. En effet :

''Plus le serviteur a de science, et il s'agit surtout (…) de la

connaissance du bayân 231, plus il est responsable dans le choix qu'il fait

du bien ou du mal''. (Crussol 2002 p 60)

Cette influence muìtazilite, qui mentionne ici le problème de la

responsabilité et ne conçoit pas que la justice d'Allah puisse imputer à

l'homme des actes dont l'être humain n'a pas la capacité qudra, est également

présente dans le discours de Taw™îdî : d'abord, lorsque le ™iss et le ìaql sont

mentionnés ensemble dans Taw™îdî, il est aussi affirmé qu'à terme le ìaql doit

231

le message révélé par Dieu, et le message se révélant, c'est à dire le procès et son résultat.

Page 396: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 396 -

se séparer de la perception sensorielle parce que la raison ne peut être

s'aveugler par les sens :

'' Lorsque nous prenons les modèles (am◊ila) à partir des sens (™awâss),

nous ne devons pas nous y attacher totalement (nata—abbatu bihâ kull al

ta—abbut), ce que la raison prescrit (ya™kum) et qu'implique (yaqtañî) le

jugement ferme (™azm), est que nous prenions des modèles (am◊ila) à

partir des sens (™awâss), et que, au moment où nous arrivons à la raison,

nous nous en séparions et nous en dispensions (fâraqnâha 'a®niyâ' ìanhâ),

libérés de leurs fluctuations (tamawwu¶ihâ) et de leur agitation

(iñtirâbihâ).''

et de poursuivre ainsi :

'' l’homme (al 'insân), lorsqu’il ne s’est pas séparé totalement des

marques du sensible (lam ya¨laì 'â◊âr al ™iss ¨alìan), n’a pas

véritablement revêtu la parure de la raison (''lam yata™alla bi lubûs al ìaql

ta™alliyan) » (Mu 20 p 118)

C'est tout le problème de la place de l'homme face au ìaql, puissance

indépendante des sens qui relève du divin, qui est ici posé, il s'intègre au

programme axiologique général à l'oeuvre à l'époque on y inclut la question

quel usage l'homme doit il faire du ìaql ?

"Le mot ìaql -annonce abû Sulaymân- indique plusieurs

significations (maì'ânin), ces significations se divisent en parties (aqsâm)

en quoi se divise [à son tour] tout ce qui possède l'intellect232 (kullu dî

ìaql), (…). L'une [des significations] (a™aduhâ) (…) est l'intellect agent

('al ìaql al faììâl), il tient de l'agent (huwa fî nisbat al fâì'il). La seconde

[signification] (al ◊ânî) marque un terminus ad quo intihâ'233, c'est

232

dans notre traduction, nous utilisons le plus souvent le mot ''raison'', parfois le mot intellect, lorsque comme ici, le terme est spécifié, et fait apparaître une franche influence aristotélicienne. 233

c'est à dire une destination , en l'occurrence, la ''partie'' de la raison destinée à l'homme.

Page 397: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 397 -

l'intellect humain (al 'aql al insânî), on [le] nomme [l'intellect] hylique (

yusammâ huyulâniyyan), il relève du patient, (wa huwa fi nisbat al

mafìûl), la troisième [signification] indique l'intermédiaire (al wa”a’) ,

c'est l'intellect acquis (al ìaql al mustafâd), qui relève de l'agir (al fiìl).

L'intellect humain, qui a le statut de patient (manzilat al maf ì'ûl), relève

de la puissance (quwwa) qui doit devenir acte (fiìl) . (…) Dès lors que ce

qui est en puissance (bi-l-quwwa) a nécessité quelque chose existant en

acte pour le faire passer à l'agir (yu¨rijuhû ilâ-l-fi 'l), cette chose est

l'intellect agent, (al 'aql al fa''âl), puisque ce qui est semblable [à quelque

chose] agit sur ce qui lui ressemble (al —abîh yaf 'al fî —abîhihi) ''.

(Muqâbasa 83 p 320)

Ce passage soulève la question de la place de l'homme par rapport au

ìaql tel que l'époque de Tawhîdî a pu se le poser. Cette approche du (ìaql)

comporte deux volets principaux : l'intellect agent (al ìaql al faììâl) et

l'intellect hylique (al ìaql al huyûlânî). Il pose directement la question du

degré de responsabilité de l'homme dans l'usage du (ìaql) . Le texte dit que

l'intellect hylique a le statut de patient, il relève de la puissance qui ne peut

devenir acte sans l'intervention de l'intellect agent (al ìaql al faììâl) . Or, ici,

est distingué l' intellect hylique, qui est en puissance, non en acte, et un

intellect agent qui le fait passer de la puissance à l'acte. Or, comme l'intellect

hylique, qui est aussi nommé intellect humain, a le statut de patient, cela veut

dire que l'intellect agent relève de Dieu. Ainsi, un autre passage des

Muqâbasât indique que le ìaql est ce qui permet à l'homme de faire

confession du taw™îd parce qu'il lui permet de remonter vers la cause

première. Abû Sulaymân dit ainsi que :

''c'est un lieu (mawdi')234 sur lequel l'intellect humain (al 'aql al

insî) perd de sa force et à partir duquel l'homme, qui appartient aux

234

autrement dit, dans la procession des intellects, la sphère où se déploie le cause première.

Page 398: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 398 -

éléments de la matière, (al insân al 'an”urî) forme des idées délirantes

(yuwaswis), cela parce que la raison al 'aql trouve la Cause Première (al

ìillat al îûla) dans Son mode d'exister le plus achevé , sous Son attribut

le plus honorifique , Son expression la plus aboutie (îabla® qawl), elle se

réjouit à Son égard et se jette éperdument vers Elle, recevant son

Emanation, s'instruisant de son Essence, évoquant longuement sa

prodigalité, et cherchant à ressembler à sa Réalité ." (Muqâbasa 106 p.

457)

Et Abû Sulaymân d'ajouter :

''La signification de '' untel a déclaré : '' il n'y a d'autre dieu que

Dieu (wa™™ada fulân) n'est pas : '' il a dit qu'il est un '' , ceci est la

compréhension commune (mafhûm alì'âmma), et non la façon dont l'élite

intellige la chose (ma 'qûl al hâssa). Lorsque nous disons (qawlunâ) : ''

un'' (wâ™id), nous entendons : ''il l'a connu en tant qu'il est Un il a eu la

science d'Un, il a affirmé (a◊bata) un Unique, il a trouvé un Unique, non

parce qu'il a écarté de Lui (nafâì'anhu) le second, le troisième et ainsi de

suite), et comment cela pourrait-il être alors qu'il n'a pas de second à

écarter (lâ ◊ânîya lahu fayunfâ) mais parce qu'il est Un, seul (wâ™idun

wa™dahu), bien plus, il est le seul à être Un, non pas sur le mode de

l'enchaînement habituel de la parole des locuteurs (nasaq fiì'âdat a”hâb

al lafÂ), ni selon une attente programmée (taìqîb)235 impliquée par le

tempérament de la plupart des créatures (îilf ak◊ar al ¨alq), mais selon la

vision d'une essence limpide, la mise à nu d'une instantanéité qui n'a pas

d'attributs, l'indication d'une identité inexprimable. (Muqâbasa 106

p.457)

235

pour 'aqqaba, Kazimirski indique, parmi les significations possibles, ''attendre en tournant ses regards en arrière, être dans l'attente de …'', d'où notre proposition ici.

Page 399: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 399 -

Le texte annonce d'emblée deux principes importants de la pensée des

muìtazila : d'abord l'idée que :

''Dieu parce qu'il est juste, a fait en sorte que nous puissions Le connaître,

d'une connaissance positive, laquelle, ici-bas, ne nous est accessible que

par le raisonnement ''. (Gimaret Mu 'tazila E.I 2ème éd)

En effet, si l'homme : '' a connu [Dieu] en tant qu'un'', a eu la science de

Dieu en tant qu'un, c'est par la raison que cela s'est fait. Ici est faite une

distinction entre la signification communément admise de l'unicité, c'est à dire

celle que lui donne la ìâmma : dire que ''Dieu est un'', et la signification

évoquée par Abû Sulaymân qui ajoute à la proclamation de l'unicité divine la

connaissance de Dieu Un.

La notion de taw™îd est ce:

''par quoi on a pu entendre tout simplement, au départ, l'affirmation de

l'absolu monothéisme de l'Islam, contre les thèses dualistes, ou le dogme

chrétien de la Trinité '' (Gimaret E.I)

Ce n'est pas du point de vue philosophique que nous concerne la

question du taw™îd, mais du point de vue de la conception du ìaql qu'elle

entraîne, elle situe l'usage de la raison au cœur d'une apologétique de l'unicité

divine, c'est l'idée générale de faire triompher une position par le débat qui

nous intéresse ici. Le taw™îd mu 'tazilite en est une illustration célèbre à

l'époque de Taw™îdî, qui hérite d'un tel mode de pensée.

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- 400 -

Autant que l'unicité de Dieu, c'est Sa transcendance qui est aussi

affirmée, le terme de taw™îd, du point de vue de la cohérence de la doctrine

muìtazilite elle-même, étant, ainsi, considéré par Gimaret comme n'étant ''

pas parfaitement adéquat '' parce qu'il n'évoque pas la transcendance de Dieu.

Or la raison, pour les muìtazila, nous fait connaître indépendamment de la

révélation, ''comme actes mauvais en soi l'injustice , le mensonge,

l'ingratitude '' (Gimaret E.I) Elle nous fait donc a fortiori connaître le Bien

absolu révélé, ce qui permet d'affirmer la transcendance de Dieu. La raison

nous fait connaître que Dieu est un et n'a pas d'attributs. Dans la connaissance

de Dieu Un et Transcendant la raison est autonome, autrement dit, l'acte de

connaissance est humain, donc, pour la question qui nous concerne

directement ici, l'acte de s'exprimer et de maîtriser le discours. Sans une

conception du ìaql qui suppose une responsabilité de l'homme dans des

choix, on s'arrêterait à ce qu'Abû Sulaymân mentionne comme premier sens

du taw™îd ''proclamer qu'Il est Un'', or, le taw™îd est aussi l'acte, libre et

responsable, de connaître Dieu '' en tant qu'Un'' :

''Lorsque l'homme vivant (îal insân al ™ayy) -déclare Abû Hayyân dans

les Matâlib- doué de parole (al nâ’iq), est dépourvu de la raison, la

charge imposée à lui par Dieu (taklîf) tombe, et la capacité de choisir

(i¨tiyâr) est, chez lui, anéantie.'' ( Ma◊âlib p. 47)

Certes, comme le fait remarquer Y.de Crussol à propos de Muhâsibî,

l'homme possède une liberté de choix :

''qui fait la dignité de l'être humain doué de ìaql, tout en constituant pour

lui une épreuve'' (de Crussol 2002 p.59)

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- 401 -

et dans le texte de Tawhîdî, l'homme dépourvu de raison est présenté comme

privé de la liberté de choisir mais aussi ''de la charge imposée par lui à Dieu''.

L''i¨tiyâr et le taklîf sont indissociables, la raison est ce qui confère à l'homme

la capacité de choisir de se soumettre à la transcendance de Dieu : la fonction

du ìaql est définie par la Révélation, on peut requérir :

''une approche de l'éthique fondée sur la raison'',

mais

''qui exalte les valeurs d'obéissance '' (de Crussol 2002 p 59)

Ainsi, si l'on connaît l’influence de la philosophie grecque sur la pensée

arabo-musulmane au IVème /Xème siècle , et par conséquent l’intérêt des

penseurs arabo-musulmans pour la raison, on ne trouve sans doute le mot ìaql

aussi fréquemment employé dans aucun autre ouvrage au IVème/Xème siècle.

Al Farâbî, par exemple, emploie le terme ma ‘qûlât qui désigne les objets de

la raison, c’est à dire les réalités intelligibles (Hurûf I/4,5,7) ou l’expression

maìnâ maìqûl (Alfâ 9/56) dans le sens d’une « signification constituant un

énoncé intelligible », mais pas, ou rarement, le terme ìaql comme tel. Notre

but n’est pas de faire l’inventaire exhaustif des contextes dans lesquels

Tawhîdî a recours au ìaql , ils sont aussi variés que les thèmes abordés. Mais

le thème du langage, entre le Kitâb al Imtâì et le Kitâb al Muqâbasât fait

l’objet d’une des concentrations les plus importantes des occurrences du

terme , sous forme isolée, ou associé au mot ™iss. Nous avons tenté de

montrer que le 'aql, tel qu'il apparaît dans le Imtâì, et de façon peut-être un

peu plus élaborée, dans les Ma◊âlib et les Muqâbasât, même s'il manifeste une

influence grecque, notamment par l'évocation aristotélicienne des intellects,

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- 402 -

ne conçoit pas la raison comme une faculté autonome, ou plutôt conçoit la

raison comme faculté autonome de rendre compte de la transcendance de

Dieu et de se soumettre à lui. Il y a ainsi une éthique de la raison qui consiste

à dire que l'homme a pleine conscience de soi en tant qu'être raisonnable mais

est en même temps dépendant du don que Dieu lui a fait. Cette conception de

la raison humaine a des répercussions sur la façon dont elle s'intègre aux

discours du Imtâì.

6.2 Le ììììaql et ses

implications dans le

discours de Taw™™™™îdî

L’association des notions de ìaql et de ™iss est une constante des

discours du Kitâb al Imtâì et revient, aussi, fréquemment, dans le Kitâb al

Muqâbasât . Dans le Imtâì , on rencontre ces notions intégrées à l'ensemble

des sujets abordés: par exemple, dans des considérations à la première page

de l’ouvrage sur le primat de l’intelligence des instruits :

« celui qui ne voit pas que l’intelligence de celui qui sait et qui est bien

dirigé (al ìâlim al ra—îd) est supérieure à celle de l’apprenant besogneux

(...) a perdu sa part de félicité (¨asira ™aÂÂahu) dans cette vie (ìâ¶il), il

peut aussi perdre sa part dans l’autre vie (îâ¶il) » (I 1)

Très souvent, le ìaql est l’intelligible qui s’oppose au sensible :

"Les universaux (kulliyât) qui émanent des sens dans ce monde-ci

correspondent aux choses qui existent par la raison (mawjudât al ìaql)

dans ce monde-là ". (I 1)

Page 403: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 403 -

ce paradigme du ìaql et du ™iss se retrouve également dans les discours sur la

prose et la poésie de la 25ème Nuit :

"La prose (na◊r) relève de la raison (ìaql), dit ìAysa al Wazîr, et la

poésie (naÂm) relève des sens (™iss), et parce que la poésie (naÂm) s’est

introduite dans les replis (’ayy) des sens (™iss), le défaut (îâfa) l’a

dominée, et l’on a été obligé de fermer les yeux (i®ñâî) sur ce que l’on

n’aurait pas admis pour le fondement, (îa”l), c’est à dire la prose (na◊r)".

(II 134)

cette opposition ìaql/™iss est aussi présente dans les propos de Sîrâfî, dès sa

première réfutation qui porte sur la définition de la logique de Mattâ où,

explique-t-il, de même que la pesée échoue à déterminer l’identité des corps

visibles, de même la logique ne peut trancher en matière de correction ou

d’incorrection dans le discours :

"Tout ce qui est dans ce bas-monde n’est pas soumis à la pesée (yûzan),

il y a ce que l’on pèse, (mâ yûzan) ce qui relève de la mesure des

substances sèches (mâ yukâl), de la coudée (mâ yuòraì) , de la mesure

destinée à connaître la superficie (mâ yumsa™), et de la mesure en général

(mâ yu™raz), et s’il en est ainsi pour les corps visibles, il en est de même

pour les intelligibles établis, or les sensibles sont les reflets des

intelligibles (al îi™sâsât Âilâl al ìuqûl), les imitent plus ou moins

fidélement, en conservant ressemblance et similitude» ( I 110)

Le ìaql et le ™iss fonctionnent comme un implicite partagé dans le

Imtâì, on n’en trouve pas de définition , pas plus que de la notion de ìaql, ne

serait-ce que sous forme d’ébauche. On peut dire que le ìaql et le paradigme

ìaql/™iss correspondent à une polyphonie qui retrace l’appropriation d’une

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- 404 -

notion dont l’importance apparaît, sous des traitements différents, dans le

discours des penseurs de l’époque : un traitement à dominante éthique chez

Muhâsibî, un traitement philosophique chez Farâbî, étant entendu que la

philosophie à l’époque tend à s’identifier à la logique.

Dans le Kitâb al ©urûf Farâbî définit ainsi les intelligibles premiers (al

maìqûlât al îûlâ), "produits dans l’âme par les sensations " (al kâî'ina fi-l-

nafs ìan al ma™susât) :

« Du fait qu’ils sont signifiés (madlûl ‘alayhâ ) par des mots (îalfâÂ), du

fait qu’ils sont universels (kulliya), du fait qu’ils sont sujets et prédicats

(ma™mûla wa mawñûìa), du fait qu’ils sont définis les uns par les autres

(muìarrafa baìñuhâ bi baìñ), du fait qu’ils sont interrogés (masî ûl

ìanhâ) et qu’on les prend pour réponses (a¶wiba) lorsqu’on les interroge

(fî-l-suî âl ìanhâ), ils sont logiques( mantiqiyya) » (Hurûf 67)

Le lien avec Taw™îdî est visible dans le débat sur la grammaire et la

logique entre Mattâ et Sîrâfî, lorsqu’il est fait référence à la notion de ìaql

avec l’expression maìqûlât muqarrara, intelligibles établis, antéposés, ce que

Fârâbî appelle intelligibles premiers. La formule mentionnée par Sîrâfî : "les

sensibles sont les reflets des intelligibles" fonctionne de manière

polyphonique, elle n’appartient pas à Sîrâfî ou à Taw™îdî, on retrouve l’idée

chez Fârâbî :

'' chaque intelligible se produit d'abord en tant qu'intelligible d'un

sensible '' (wa kâna îawwalu maîqûl ya™sul innamâ ya™sulu maìqûla

ma™sûs) '' (©urûf 64)

et une autre voix intervient en amont dans cette polyphonie, puisque le couple

sensible/intelligible est lui-même la trace d’une influence grecque

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- 405 -

platonicienne. Dans le Kitâb al Imtâì on n'explique pas pourquoi "les

sensibles sont les reflets des intelligibles", il s'agit là encore d'un implicite

partagé.

Quelques précisions peuvent être apportées par un texte de Fârâbî qui

décrit comment les sensations sont ce qui forme les intelligibles dans l'âme. Il

donne, surtout, un nom à ces intelligibles: l'espèce, le genre, le général, le

particulier :

« A ces intelligibles qui, lorsqu’ils se produisent dans l’âme,

adviennent dans l’âme à partir des sensibles, sont joints, du fait de leur

présence dans l’âme, des compléments par lesquels certains deviennent

espèces d’autres genres, et se définissent les uns par rapport aux autres

La signification par lequel il est devenu espèce, ou genre –le fait d’être

prédiqué à plusieurs- est une signification qui affecte l’intelligible en tant

qu’il est présent dans l’âme. De même, les relations qui affectent [les

intelligibles] tels que certains sont plus particuliers ou plus généraux (que

d’autres, sont aussi des significations qui les affectent du fait de leur

présence dans l’âme De même, leur définition les uns par les autres sont

aussi des situations qui les affectent parce qu’ils sont dans l’âme. De

même, le fait que l’on dise d’eux " ils sont connus et ils sont intelligibles

(maìqûla)" sont des choses qui les affectent du fait de leur présence dans

l’âme . (©urûf 64)

Le texte met en place une forme de théorie de la connaissance dans la

mesure où, produits dans l'âme, les intelligibles correspondent à une opération

humaine. Les "intelligibles établis" dont parle Sîrâfî dans la 8ème Nuit

semblent faire partie de ce discours intégré sur une théorie de la

connaissance : si ''les intelligibles sont produits dans l’âme'', cela signifie que

leurs propriétés genre, espèce, général, particulier, résultent de ces opérations

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- 406 -

humaines. Dans la 8ème Nuit, Sîrâfî dresse un parallèle entre les intelligibles

établis et les corps visibles (al îa¶sâm al marî'iyya) donc sensibles. Ces

derniers ont une nature hétérogène puisqu'ils requièrent ''diverses formes de

pesée'', or; Farâbî laisse entendre que cette nature hétérogène affecte aussi les

intelligibles puisqu'il y a différentes significations maìânî qui affectent les

intelligibles dans l’âme telles que l'espèce, le genre, le particularité, la

généralité, la définition:

''La signification par lequel il [i.e un intelligible] est devenu espèce (¶ins), ou genre

(nawì) –le fait d’être prédiqué à plusieurs- (ma™mûl ìalâ ka◊îrin) est une signification qui

affecte l’intelligible en tant qu’il est présent dans l’âme. (min ™ay◊u huwa fi-l-nafs) De

même, les relations (iñâfât) qui affectent [les intelligibles] tels que certains sont plus

particuliers (a¨a””) ou plus généraux ('aìamm) que d’autres, sont aussi des significations

qui les affectent du fait de leur présence dans l’âme (tal™aquhâ wa hiya fi-l-nafs) De

même, leur définition les uns par les autres (taìrîf baìñihâ bi baìñ )sont aussi des

situations ('a™wâl) qui les affectent parce qu’ils sont dans l’âme (kâ'ina fi-l-nafs).'' (©urûf

64)

Le texte de Fârâbî permet de faire une hypothèse absente du texte de

Tawhîdî, à savoir que c'est, en définitive, l’existence, chez l’homme, d’une

faculté nommée raison qui ''établit'' les intelligibles, c'est à dire qui les affecte

de ces significations ''en tant qu'ils sont présents dans l'âme'', autrement dit en

tant qu'ils relèvent d'opérations humaines, par lesquelles les intelligibles sont

logiques.

La 8ème Nuit du Kitâb al Imtâì mentionne les corps sensibles (al a¶sâm

al marîiyya) et les intelligibles établis (maìqûlât muqarrara), puis énonce

que :

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- 407 -

" les sensibles sont les reflets des intelligibles, les imitent plus ou moins

fidèlement, en conservant ressemblance et similitude"

Les éléments d’une théorie de la connaissance sont présents, mais à

reconstruire : s’il y a bien une isomorphie établie ici entre les corps visibles et

les intelligibles, la question de l’antériorité des sensibles ou des intelligibles

dans l’acte de connaissance n’est pas évidente : la préexistence des

intelligibles sur les sensibles n’est affirmable que dans une vision générale du

monde de type platonicienne et non dans le cas spécifique de la connaissance,

qui pose le problème du rapport de l’homme à chacun de ces modes

d’appréhension du monde.

Dans la Muqâbasa n°20, les propos du philosophe Abû-l-©asan al

ìAmiri figurent parmi les rares propos desquels on peut extraire, à défaut

d’une définition, une réflexion sur les deux notions de ™iss et de ‘aql intégrée

à une conception de la connaissance. Dans ce texte, la mention de l’homme et

de son rapport à la connaissance inclut l’expérience sensible et l’usage de la

raison, dont il sera question ensuite, à l’intérieur de l’acte de connaissance :

" L’homme -dit al ‘Amiri –dans ses connaissances (ma 'ârif) dont il gravit les

degrés- trouve un contentement (sa 'âda) semblable à nul autre, et une condition

incomparable, je veux dire la sagesse qui est la science de la vérité et l’action par la vérité"

(Mu 20/112)

La connaissance, conçue comme voie d’accés à la sagesse, est elle-

même intégrée à une éthique qui vise la vérité. Le sensible et l’intelligible

semblent intégrés à ce contexte :

"Les sensibles (hissiyât) sont des passerelles (maìâbir) vers les intelligibles

(ìaqliyât), il nous faut -puisque nous recherchons les vérités de la raison (™aqâîiq al ìaql)

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- 408 -

et que nous ne pouvons nous abstraire vers son monde immédiatement (na¨lu” ilâ ìâlamihi

dufìatan wâ™ida) - emprunter des chemins, s’approprier des idéaux (mu◊ul), examiner des

témoignages (—awâhid). Si nous pouvions accéder aux enceintes de la raison et à ses

territoires (ìara”ât al ìaql wa bilâdihi), notre intérêt pour les sens (™awâs) serait superflu

(fañl). Cela dit, lorsque nous prenons des modèles (am◊ila) à partir des sens (™awâs), nous

ne devons pas nous y attacher (nata—abba◊ bihâ) totalement. Ce que la raison prescrit

(allâòî ya™kumu bihi al ìaql) et que stipule le jugement ferme (yaqtañîhî-l-™azm), est que

nous prenions des modèles (am◊ila) à partir des sens (™iss), et que, au moment où nous

arrivons à la raison, nous nous en séparions et nous en dispensions [des sens] (fâraqnâha

îa®niyâî ìanhâ), libérés de leurs fluctuations et de leur agitation (mustarî™îna minhâ wa

min tamawwu¶ihâ wa-ñ-’irâbihâ) .[Mais] puisque nous existons, à l’origine dans la nature

(fi îa”l al ’abîìa), par les sens (™awâs), nous ne nous en sommes pas défaits (lam nanfakk

ìanhu), et puisque nous existons, dans l’essence première (îawwal al ¶awhar) par la

raison, nous n’avons pas ignoré son mérite (fañl). C’est pourquoi on ne s’est pas dispensé

des sens et on ne les a pas détruits (mâ îustu®niya bi-l-™iss wa lam yuqña bihi), et on est

parvenus à la raison et on ne l’a pas reniée (wa”alnâ îilâ-l-ìaql wa lam namtari ìalayhi)

(Mu 20 118)

Ce passage montre que les sens et la raison constituent deux étapes

indispensables de la connaissance où chacune est nécessaire et indispensable.

La hiérarchie est établie entre les sens et la raison, qui ne correspondent pas

au même ordre d’appréhension du monde. Le domaine de la raison est

présenté comme un monde à part, qui possède ses "territoires" et ses

"enceintes", on voit qu’elle constitue un terme à atteindre et que, pour ce

faire, il faut passer par la connaissance sensorielle.L’expérience sensible est

première dans l’ordre de la connaissance, ce texte le dit explicitement : "les

sensibles sont des passerelles maìâbir vers les intelligibles." Les "vérités de la

raison" constituent un objectif à atteindre par une recherche. Un lien est ici à

faire avec le propos cité précédemment dans la Huitième Nuit :

Page 409: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

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"Les sensibles (i™sâsât) sont les reflets des intelligibles (ìuqûl),

les imitent plus ou moins fidélement, en conservant ressemblance (—abah)

et similitude (mumâ◊ala)" (I 110)

Cette phrase, propos de Sîrâfî tenu à Mattâ, porte sur l’acte de connaisance

puisqu’elle est intégrée à une réflexion sur la fonction de la logique, elle sous-

entend donc que la connaissance des intelligibles passe par les sensibles, mais

dit aussi que ceux-ci ne sont que des reflets de ceux-là. C’est pourquoi il y a

une ascencion à partir des sensibles vers les intelligibles : les sens fournissent

des "modèles", c’est à dire des paradigmes qui permettent de classifier et

d’ordonner, mais ces modèles ne sont que des intermédiaires qui doivent

progressivement être abandonnés dans la connaissance des intelligibles. En

effet, poursuit al-ìAmirî :

« Dans chaque sensible il y a une ombre d’intelligible, mais il n’y a pas

dans tout intelligible une ombre de sensible. Lorsque nous trouvons une

chose dans le sensible, elle a une marque dans l’intellect, par elle, il y a

une ressemblance, c’est vers elle que se porte le désir (...) [Mais]

l’homme, lorsqu’il ne s’est pas séparé totalement des marques du

sensible, n’a pas véritablement revêtu la parure de la raison. » (Mu 20

118)

La correspondance entre le ™iss et le ìaql semble ainsi, comme

première signification possible, pouvoir être rattachée à une théorie de la

connaissance dans laquelle l’expérience sensible serait première et donnerait

naissance à la perception des intelligibles par la raison. Une telle conception

de la connaissance peut-être concrètement développée par l’idée exposée dans

la Physique d’Aristote, dont les discours des penseurs cités ici ont pu être

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influencés, selon laquelle les connaissances communes et générales sont

chronologiquement antérieures aux connaissances particulières :

«La marche naturelle, c’est d’aller des choses les plus

connaissables pour nous et les plus claires pour nous à celles qui sont

plus claires en soi et plus connaissables, car ce ne sont pas les mêmes

choses qui sont connaissables pour nous et absolument.C’est pourquoi il

faut procéder ainsi : partir des choses moins claires en soi, plus claires

pour nous, pour aller vers les choses plus claires en soi et plus

connaissables. Or, ce qui, pour nous, est d’abord manifeste et clair, ce

sont les ensembles le plus mêlés ; c’est seulement ensuite que, de cette

indistinction, les éléments et les principes se dégagent et se font connaître

par voie d’analyse. C’est pourquoi il faut aller des choses générales aux

particulières ; car le tout est plus connaissable selon la sensation et le

général est une sorte de tout ; il enferme une pluralité qui constitue

comme ses parties » (Physique I, 1, 184a 16-26 ; trad.Carteron, Les

Belles Lettres, p.28)

Les "ensembles mêlés et leur indistinction" chez Aristote peuvent être

rapprochés des "fluctuations et de l’agitation" des "modèles pris à partir des

sens" dans les propos d’al Amiri dans les Muqâbasât. La démarche naturelle,

selon cette idée, est donc d’appréhender la réalité d’abord par ce qui est le

plus immédiatement connaissable.Mais la connaissance rationnelle suppose

un détachement progressif du monde sensible, ce qui semble revendiqué dans

les propos du Imtâì par la dichotomie (basî’/murakkab) qui recoupe la césure

entre le monde sensible, lié au composé, qui touche à la corruption, et le

monde intelligible, caractérisé par le simple (basî’), qui transcende la nature,

et, contrairement à celle-ci, voué à la permanence. De même, dans la 8ème Nuit

du Imtâì, Sîrâfî évoque d’abord les corps sensibles (al a¶sâm al marîiyya)

avant de parler des intelligibles établis (al maìqulât al muqarrara) . Mais

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- 411 -

l’analogie avec les corps sensibles s’arrête dès lors qu’il s’agit d’expliquer

cette démarche rationnelle, c'est à dire aller :

"des choses les plus connaissables pour nous et les plus claires pour nous à celles

qui sont plus claires en soi et plus connaissables. Car ce ne sont pas les mêmes choses qui

sont connaissables pour nous et absolument." (Aristote Ibid)

La progression de la connaissance des choses ''pour nous'' vers la

connaissance des choses ''en soi'' est celle du sensible vers l’intelligible.

Aristote distingue, dans les Analytiques les objets antérieurs et plus connus

pour nous et les objets antérieurs et plus connus d’une manière absolue :

"J’appelle antérieurs et plus connus pour nous les objets les plus rapprochés de la

sensation, et antérieurs et plus connus d’une manière absolue les objets les plus éloignés

des sens" (Seconds analytiques I, 2, 71b35 – 72a3 – Trad Tricot, p.9-10)

Le passage des sensibles aux intelligibles est le passage de ce qui est

connaissable immédiatement de nous par l’intermédiaire des sens à ce qui est

connaissable en soi . Mais ce qui est connaissable en soi ne l’est qu’à partir du

moment où l’on a mis fin à l’ "indistinction" des "ensembles les plus mêlés",

c’est à dire ce qui "pour nous, est d’abord manifeste et clair", lorsque " de

cette indistinction, les éléments et les principes se dégagent et se font

connaître par voie d’analyse". Or, qu’est ce qui permet cette progressive mise

en place des éléments et des principes qui se font connaître par voie

d’analyse, si ce n’est la raison elle-même ? Le rôle la raison est de donner

naissance aux instruments nécessaires à toute démarche analytique :

détermination de principes, distinctions conceptuelles, regoupements en

catégories, mais aussi élaboration de raisonnements sous ses formes

multiples, raisonnement hypothético-déductif, syllogisme… autant de

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- 412 -

procédés à l'œuvre dans le Imtâ ' et qui ont une inflence sur la façon dont se

pose la question du langage dans cette œuvre.

Il est possible de dire que les nombreuses occurrences du terme ‘aql

sont groupées autour d’une double signification de la notion : le ìaql

intervient dans le Kitâb al Imtâì à la fois dans sa signification de ìaql humain,

sens dans lequel on peut interpréter la formule d’Abû ©ayyân (mâddatuhu

min al ìaql) la matière [du langage] est la raison (I 9) mais aussi comme une

faculté qui, à l’instar du langage, est confiée à l’homme par Dieu. Abû

©ayyân a rappellé dans les Muqâbasât que :

La raison est divine al ìaql ilâhî » (Mu p. 320)

Le ìaql apparaît d'abord, dans le Imtâì, dans les premiers propos que

Abû-l-Wafâî tient à Abû ©ayyân236 En ouverture des conversations entre Abû

Hayyân et le vizir, il tient à ne pas éluder les risques que le langage se fait

courir à lui-même et fait courir aux locuteurs. Soumis à ces risques, les

instruments du langage le sont aussi, et, parmi eux, le ìaql qui, s’il est source

de changement (al ìaql sarîì al ™uî ûl) (I 9), et peut « tromper furtivement »

(¨afiyy al ¨idâì) le doit en fait, à l’instar du langage, à l' '' incarnation '' de sa

nature, divine, en tant que don reçu, dans une nature humaine qui en impute la

pratique et la promotion à l’homme. Cette double postulation du ìaql , par le

fait qu'elle est rendue à la responsabilité de l'homme, est précisée par Abû

©ayyân dans un autre passage du Kitâb al Imtâì lorsqu’il reprend la division

artistotélicienne entre la puissance et l’acte :

« Il y a une raison en puissance (ìaql bi-l-quwwa) et une raison en acte (ìaql bi-l-

fiìl) » (I 23)

236

Nous avons traduit ce texte (Imtâ ' I 9)

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- 413 -

Or, la raison en puissance peut-être identifiée à la nature divine de la

raison. Aussi bien envisagé comme faculté de raisonner que comme

instrument de discernement de l'utile et du nuisible (al nafì wa-l-ñâr)237, le

ìaql demeure soumis aux aléas de l’existence humaine et son oscillation entre

vérité et erreur se traduit par le vice qui peuvent affecter le raisonnement

humain, parfois volontairement. Ce passage annonce que, pour l’homme, au

moment où le langage lui est confié comme instrument, tout reste à faire : il

lui faut s’interroger sur la signification du langage et sa fonction, donc mettre

en place une codification indiquant quels usages permettent d’en tirer le

meilleur profit. On pourra ici se rappeler comment Farâbî, par exemple, relie

directement l'intellect, dans un passage de la Risâla fi-l-tanbîh ìala sabîl al

saìâda (le rappel de la voie pour parvenir au bonheur), à l'expression par le

langage :

"Cela même au moyen de quoi advient la saisie de l'homme et qui se nomme

intellect, les anciens avaient coutume de l'appeler nutq [au sens de logos / ratio]238. Or le

nom de nu’q peut aussi s'appliquer à l'arrangement des sons et à l'expression au moyen du

langage .'' (Trad Mallet, B.E.O 1987-88, p. 137)

Un examen des fonctions possibles du ìaql peut être identifié dans cette

Risâla fi-l-tanbîh ìalâ sabîl al saìâda de Fârâbî, traduite et commentée par

D.Mallet sous le titre : Le rappel de la voie à suivre pour parvenir au

bonheur. Y sont proposées deux définition du ìaql rattachées à la capacité de

s'exprimer. Fârâbî déclare que :

237

'' l'homme ordinaire al insân al 'âdî dit Abû Hayyân dans les Hawâmil se distingue par la raison et [la capacité] d'examiner ce qui est utile et nuisible (al naÂar fi-l-îumûr al nâfiìa wa-l-ñârra ''. (Hawâmil I, 9) 238

Précision de D.Mallet

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"Le nom d' intellect peut s'appliquer à la saisie de la chose par l'homme au moyen

de son entendement, comme il peut s'appliquer à ce au moyen de quoi a lieu cette saisie de

l'homme. Cela-même au moyen de quoi advient la saisie de l'homme et qui se nomme

"intellect", les anciens avaient coutume de l'appeler "nutq" (au sens de logos, ratio D.M).

Or le nom de nutq peut aussi s'appliquer à l'arrangement des sons et à l'expression au

moyen du langage. C'est à cette signification que se rapporte le nom de nutq pour le

vulgaire239 et c'est la signification la plus connue de ce nom. Pour les Anciens qui

s'adonnaient à la logique, le mot s'applique également aux deux significations et dire de

l'homme qu'il est nâtiq est vrai dans les deux sens, c'est à dire en ce qu'il exprime comme

en ce qu'il est pourvu de cette chose par laquelle il saisit. Toutefois, lorsqu'ils disaient de

l'homme qu'il est nâtiq, les Anciens entendaient qu'il est pourvu de ce par quoi il saisit ce

qu'il veut connaître." (Traduction D.Mallet, 1987-88, p. 137)

Rapprocher les notions de ìaql et de discours, comme Farâbî le fait

avec la notion de nu’q, puisque ce qui est saisi est à exprimer, correspond à

une stratégie culturelle qui, il faut y insister, n’est pas une création ex nihilo,

la stratégie culturelle du IVème /Xème siècle poursuit une démarche

commencée par les savants des premiers siècles : elle correspond, comme le

fait remarquer J.Langhade, à une « étape de la constitution de la langue »

contemporaine de la naissance des sciences. Elle présuppose une « maîtrise

atteinte par l’homme dans la possession du langage et le processus de

dénomination » qui va :

« déboucher sur une transformation des performances linguistiques et des activités

humaines mises en cause. L’activité linguistique va acquérir une dimension

supplémentaire : non seulement elle va associer un terme à un objet et à une signification,

mais elle va se transformer en une activité proprement cognitive.240 A la simple

information véhiculée par le mot qui renvoie à une signification et à un objet extérieur, à

239

Procédé courant chez Farâbî qui consiste, pour une même notion, à distinguer la signification que lui attribue le vulgaire et celle que lui attribue l'élite. 240

c’est nous qui soulignons.

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un premier type de connaissance, va se joindre une connaissance d’un nouveau type, née

de l’organisation du langage lui-même. C’est l’étape de la naissance des sciences

(...)sciences qui sont, au début, des sciences du langage, avant de devenir des sciences

syllogistiques ou philosophiques » ( Langhade, 1996, p. 227)

La ''démarche rationnelle'' à l'œuvre dans la démarche de Taw™îdî peut

correspondre à la mise en œuvre d'un mode de pensée construit sur la

démarche des sciences dont les objets sont produits par les sciences elle-

mêmes. Débattre de la logique, de la grammaire, de la rhétorique,correspond à

cette invite à faire usage du ìaql que l'on trouve en maints endroits du Kitâb

al Imtâì , le plus souvent en conclusion d'une intervention, d'une remarque,

pour insister, dans ce contexte qui est celui de la discussion des savoirs, sur

l'importance de la réflexion et de l'analyse. « Le langage a pour matière la

raison » peut signifier que le langage est ce qui est à l'oeuvre dans la raison en

acte, à travers le raisonnement qui, dans ses formes multiples, peut aussi bien

se révéler vrai que faux. Le raisonnement hypothético-déductif, le syllogisme,

le sophisme, le paralogisme, mais aussi toute autre forme de raisonnement

déductif comme ceux que l’on peut utiliser dans une discussion sont des faits

de langage. En outre, le langage lui même relève de la raison dans la mesure

où l’homme ne parle pas au hasard, c’est un acte raisonné qui construit du

sens. Il y a, dès lors, aussi incluse, dans ce propos, la problématique des

circonstances du dire : les maqâm du maqâl. Mais la raison n’est pas

seulement, en queqleu sorte, une logique du langage, elle en est aussi

l’instrument. C’est encore une démarche rationnelle qui rend possible la

communication, puisque toute négociation du sens appelle explication,

compréhension et interprétation. L'invite à faire usage de sa raison, faculté de

produire des raisonnements et d’analyser qui rend possible la connaissance,

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- 416 -

mais aussi marque du bon sens est fréquente dans le discours des penseurs, on

le retrouvera par exemple chez Gurgânî :

''Ne vois tu pas que si celui qui est doué de raison (ìaqil) observe

cette parole de Dieu -qu'il soit Puissant et Exalté et la façon dont les gens

magnifient ce verset en terme d'éloquence (fasâ™a) :

Ils pensent que tout cri est dirigé contre eux. Ils sont l'ennemi.

Prends donc garde à eux !

Il ne trouvera rien en examinant les mots un par un en disant ''ce mot

relève de l'éloquence (innahâ fa”î™a) , comment ? '' alors que la cause de

l'éloquence tient à des paramètres dont quiconque est doué de raison

(ìâqil) ne doute pas qu'ils relèvent de la signification. '' (Dalâ'il 403)

Mais cette conception du langage qui intègre la notion de ìaql , permet

de mettre en valeur un élément qui, associé au thème du langage, semble

avoir une importance particulière chez Abû ©ayyân l'intelligence réflexive.

7. L'intelligence réflexive : langage et

création

Le mot ™a¶â renvoie à une signification spécifique du ìaql qui, associée

à la fi’na, désigne la capacité de faire preuve d’ingéniosité, de créativité et

d’esprit dans le maniement du langage, il désigne l’habileté, la perspicacité,

l’astuce, la sagacité. Il renvoie à la maîtrise du langage que l'on attend d'un

balî®. Nous proposons de le traduire par intelligence perspicace. La mention

du terme ™ajâ dans le Kitâb al Imtâì est rare; dans les passages consacrés au

langage ainsi que dans l’ensemble du Kitâb al Imtâì c’est la seule que nous

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- 417 -

avons rencontrée. Par contre, les traits de l’intelligence que décrit le terme

sont repris chez Abû ©ayyân, parce qu'ils véhiculent aussi bien l'idée de

travail et d'effort que celle de don et d'inspiration. On peut rapprocher cette

forme d'intelligence de l'expression kadd al rawiyya (II 140) travail réflexif,

peine engendrée par l'élaboration intellectuelle qui s'oppose à ìafw al badîha

(II 140), qui se rattache à la spontanéité, à l'inspiration, au don.

Mais avec la notion de ™a¶â, on peut penser qu' Abû Hayyân touche ici

une dimension plus spécifique de la création dans le langage : la capacité pour

l’homme de s’emparer du langage à des fins tout aussi argumentatives que

ludiques. C’est l’espace dédié au bon mot, à la formule, à la répartie

appropriée . En effet, on peut envisager ce que l'on pourrait appeler ''

l'intellignece du langage '' sur plusieurs plans : le plan de communication

basique, dans lequel n’interviennent pas la recherche stylistique, la recherche

ludique, ou la recherche conceptuelle. Elle peut aussi jouer sur des registres,

Abû ©ayyân qui assimile le langage à un tissage agréable nas¶uhu bi-l-riqqa

et reprendra cette métaphore de l’étoffe dans la 25ème Nuit par l’intermédiaire

du secrétaire du Prince Buyîde Rukn al Dawla qui affirme que :

« Le langage en prose (al kalâm al man◊ûr) est semblable à une

étoffe colorée (wa—y), tandis que le langage poétique (al kalâm al

manÂûm) est semblable à une étoffe à rayures (nayyir mu¨a’’at) ». (II,

142)

L’intelligence du langage désigne ainsi toute forme de pratique

raisonnée du langage. Lorsqu’Abû ©ayyân affirme par l’intermédiaire de son

protecteur Abû-l-Wafâî que :

« On reçoit le langage de l'intelligence perspicace (mustamlâhu min al hajâ), on le

connaît (daryuhu) par le discernement (tamyîz) » (I,10)

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L’utilisation du couple ’ibâìî/ ”inâìî, indique, en opposant la part du

don à l'effort qui met en œuvre un travail, et au sens étymologique d'une

méthode, le terme grec methodos désigne la voie, le chemin pour parvenir à

l'objectif fixé. Le langage est le lieu d’une techné, d’un travail de création, ce

qui rend possible une réflexion rhétorique sur les problématiques liées à

l’invention, à la composition, à l’organisation des idées dans le discours,

suivant les trois étapes par lesquelles on définit traditionnellement la

rhétorique occidentale : inventio, elocutio, dispositio. En effet, que veut

signifier Tawhîdî lorsqu’il dit que dans la composition du langage, entre « un

modelage qui relève du tempérament » (”aw® ’ibâìî) et une « composition qui

relève d’un art » (taîlîf ”inâîî) ? On peut attribuer un double sens au terme

’ibâì : premier sens, la figure de l’orateur-créateur, doté d'un tempérament,

d'un caractère, c'est à dire les ''mœurs'' de l’orateur (Ducrot,1984,p.201 citant

le Guern), second sens : l'inspiration, l’invention, et assimile l’image que

l’orateur offre à l’auditoire à une disposition innée.

Incidemment, on trouvera posée à partir de l’ expression taîlîf ”inâìî la

question de la règle et de la contrainte dans la création artistique puisque la

conception du discours comme artefact, fruit d’un travail réflexif fait entrer,

dans la création, à la fois la part de l’inspiration, de l’invention, de la

trouvaille, et du travail réglementé par des contraintes dictées par le genre du

discours, la situation d’énonciation, la réception de l’énoncé. Cela pose le

problème général de la conception d'une rhétorique.

8. La conception d'une rhétorique

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- 419 -

8.1 L'ajustement de

l'expression à la

signification

Ces propos annoncent les considérations, dans le Kitâb al Imtâì wa-l-

Muîânasa, mais aussi dans les Muqâbasât, sur la fonction des disciplines du

discours, la prose et la poésie à l'aune de l'idée d'ajustement, reprise de •â™iÂ,

entre l'expression et la signification : Abû-l-Wafâî déclare à Abû ©ayyân :

''Ne t'éprends point de l’expression à l'exclusion de la

signification, ne sois point amoureux de la signification à l'exclusion de

l’expression (lâ taì—aq al-maìnâ dunâ-l-lafÂ)'' (I 9)

Sîrâfî déclare à Mattâ :

''Ajuste l’expression par rapport à la signification (qaddir al lafÂ

ìalâ-l-maìnâ) de sorte qu'elle ne la trahisse pas (lâ yafñul ìanhu), ajuste

la signification par rapport à l’expression (qaddir al maìnâ ìalâ-l-laf de

sorte qu'elle ne la dénature pas (lâ yunqi” minhu) '' (I 125)

et pour Gâhiz, avant Taw™îdî :

''Il faut que le locuteur (mutakallim) connaisse l'échelle des

significations (aqdâr al ma 'ânî), qu'il les compare à l'échelle de

l'auditoire (aqdâr al musta ma'în) et à l'échelle des situations (aqdâr al

™âlât), et qu'il associe à chaque strate [ainsi définie] (likulli tabaqa min

òâlik) un discours (kalâm) pour répartir les échelles de discours (aqdâr al

kalâm) selon les échelles de signification (aqdâr al ma 'ânî), qu'il associe

les échelles des significations (aqdâr al maìânî) aux échelles des

circonstances (aqdâr al maqâmât), et les échelles de l'auditoire (aqdâr al

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- 420 -

mustamaìîn) aux échelles de ces situations (aqdâr tilka-l-™âlât) (Bayân I

p138-139)

Il ne s'agit pas pour le penseur Taw™îdî de réfléchir sur le

fonctionnement de la langue, la formation des mots, la morphologie du verbe,

les transformations phonétiques, ce qui relève des compétences du

grammairien, mais de faire valoir une conception du discours comme forme

d'expression d'une catégorie de la société, le savant face aux gouvernants.

C'est dans cette perspective que sont abordées la question des types de

discours, de la rhétorique de la signification ou encore de la communication.

L'idée est que le langage est lié à une dimension sociale, même si seulement l'

''élite'', la ìâmma, est concernée.

Abû ©ayyân parle, en matière de langage, d'un discernement :

'' On reçoit le langage de l'intelligence perspicace (mustamlâhu min al hajâ), on le

connaît daryuhu par le discernement tamyîz (I,10) ''

On perçoit que ce ''discernement'' conditionne la maîtrise du langage,

autrement dit, c'est un discernement qui portera sur des types de discours. On

peut en effet penser que Taw™îdî, en abordant la question de la raison, de

l'intelligence et du discernement fait appel, en matière de langage, à la faculté

de distinguer tout ce qui est lié aux circonstances du dire, on trouve ici un lien

avec les différentes rhétoriques dont il est question dans la 25ème Nuit : on n'a

pu les énoncer ni les recommander sans présupposer cette faculté de

distinguer quel discours est le plus adéquat à tel contexte.

Une autre idée est introduite par cette réflexion sur l’activité de

l’intelligence : celle du rapport entre le message et la réception du message :

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"Par ce fossé bawn [entre le discours conçu par l’intelligence perspicace et

l’interprétation qu’il met en jeu], la disparité (tabâyun) prend place, et l'interprétation

s'élargit " (I,10)

C’est en effet cette idée que Taw™îdî souligne lorsqu’il emploie le

terme bawn qui signifie le fossé, l’écart. On peut penser que cet emploi du

mot bawn désigne, intuitivement, un écart entre les potentialités de

l'intelligence du langage et sa maîtrise. Celle-ci passe par un apprentissage de

clarté, à l'instar d'un modèle donné par exemple par •â™î rapportant ce

propos de ìAlî ibn Abî ‘âlib :

''Le meilleur discours est celui dont la briéveté te dispense de sa

longueur (mâ kâna qalîluhu yu®nîka 'an ka◊îrihi) '' (Bayân I)

8.2 La rhétorique de la

concision et la critique

de l'afféterie (takalluf)

Abû ©ayyân évoque ainsi une rhétorique de l'apophtegme (balâ®at al

ma◊al) (II 141), dans laquelle l'expression brève (al laf al muqtañab) est une

nécessité .

Dans cet apprentissage de la clarté, la critique de l’afféterie (takalluf),

que Taw™îdî reprend après •âhiÂ, occupe une place très importante.

Le takalluf est mentionné dans le Bayân :

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- 422 -

'' Je demandai à Ga 'far ibn Yahyâ –dit Tumâma – qu'est-ce que le bayân ?

- Que le nom cerne ta signification an yu™î’a-l-ism bi ma 'nâk, rende clair le but

visé [par le propos] an yugallî ma®zâk , et que tu l'écartes des guet-apens an tu¨ri¶ahu 'an

al —irka, et que tu n'aies pas à faire effort de la réflexion [pour le comprendre] lâ tasta'în

alayhi bi-l- fikra. Ce qu'il faut absolument, c'est qu'il soit exempt de l'afféterie salîm min al

takalluf, loin d'être surfait ba'id min al ”an'a, exempt de la complication barî' min al ta

'aqqud, n'ayant pas à être interprété ®aniyy an al ta'wîl '' (Bayân I/102)

Dans son éloge de la prose, Abû ©ayyân évoque à son tour ce refus

d'un discours forcé et surfait :

'' Il relève également de la noblesse de la prose (saraf al natr) que

celle-ci soit dépourvue d’afféterie (takalluf), exemptée de contraintes

(arûra), ignore la carence en matière d’expression241, (ganiyy ‘ani-l-i

tidâr), se suffit à elle - même, (ganiyy ‘ani-l'iftiqâr), ne s'occupe pas

d’antéposition (taqdîm) ou de postposition (ta hîr), d’élision (hadf) ou de

répétition (takrîr), ni de ce qui, plus encore, est consigné dans les

ouvrages sur les rimes (qawâfî) et la prosodie (‘arûd), et que leurs

auteurs ont analysé de manière détaillée ''. (II 134)

La maîtrise du langage dans la communication est aussi soulignée par

les notions de baì‘îd et de qarîb, qui disent la proximité ou l'éloignement de

la clarté dans l’expression et qui sont fréquemment employées par les auteurs

qui ont réfléchi sur la rhétorique à l’époque :

''Abû Sulaymân a rapporté le propos suivant : l'expression (ìibâra) se construit à

partir d’un patron rythmique wazn qui est la composition du poème (naÂm li-l-—i ìr), et

d’un autre patron rythmique qui est le débit du discours (siyâqat al hadî◊). Tout est alors

affaire de respect ou de non-respect de la proportion (nisba) [entre ces deux patrons

241

m à m : "est dépourvue d’incapacité".

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- 423 -

rythmiques] (…) est (…) lié à la clarté ou à l'obscurité de la preuve [avancée], d’une portée

proche ou lointaine [de la signification], (mutanâwal baìîd îaw qarîb), de la fréquence ou

de la rareté de tel ou tel usage (masmûì maîlûf îaw ®arîb). (II 139) ''

dans le Bayân, •â™i utilise également ces termes et rapporte le propos

suivant :

'' Ibn al A 'râbî m'a déclaré : j'ai dit à al Mufaññal : qu'est-ce que la concision pour

toi (mâ-l-i¶âz 'indaka ? ). C'est la suppression de ce qui est superflu et le rapprochement de

ce qui est loin (taqrîb al ba 'îd) [en matière de signification] '' (Bayân I 97)

Taw™îdî se situe dans le sillage de •â™i lorsque celui-ci ouvre la voie

à une conception rhétorique sur la clarté du propos, la fréquence de l’usage

des termes et la simplicité de l’expression. Cette idée est développée dans le

Kitâb al Bayân wa-l-Tabyîn lorsque Gâhiz indique que :

« C’est la mention insistante242 des significations (dikruhum lahâ), leur

communication (ihbâruhum ‘anhâ) leur usage (isti‘mâluhum iyyyâha) qui les fait vivre. Ce

sont ces qualités qui rapprochent les significations de la compréhension (tuqarribuhâ min

al fahm), qui les dévoilent à la raison (tujallihâ li-l‘aql), qui manifestent celles qui sont

cachées (ta¶ìalu al hafiyy minhâ zâhiran), témoignent de (—âhid) [celles qui] sont absentes

(®â'ib), et rendent proches (qarîb) [celles] qui sont lointaines (ba ‘îd) ». (Bayân I p.75)

Ce propos de •âhi sous tend les observations d’Abû ©ayyân : dans

cette réflexion sur les compétences requises dans la maîtrise du langage, il

rattache l'usage du langage en tant que procès signifiant à un modèle de

communication. Cela amène ce que Taw™îdî appellera la rhétorique de

l'interprétation (balâ®at al taîwîl) puisque Taw™îdî appliquera la notion de

242

Le mot dikr prend ici à la fois son sens usuel de mention, et son sens étymologique de rappel.

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- 424 -

taîwîl aux disciplines du discours. C’est en effet selon nous dans ce sens qu’il

faut examiner les propos qui font suite à la mention du rôle de l’intelligence

perspicace :

« Ce fossé (bawn) [entre le discours conçu par l’intelligence perspicace et

l’interprétation qu’il met en jeu] est le lieu de la disparité (tabâyun), l’interprétation

s’élargit (yattasi‘ al ta’wîl), l’intellect vagabonde (ya¶ûl al dihn), (…), on se réfugie vers

la preuve décisive (burhân), on s’exempte du doute (—ubha), on trouve ce qui s’apparente à

une preuve (hujja) mais n’est pas une preuve. » (I 10)

8.3 L’éthique du

discours

Dans cette réflexion sur la transparence du discours, on attache aussi la

question de l’interprétation à une éthique du discours, notamment par le biais

de la problématique de la vérité-véracité-sincérité. La question est bien de

savoir quelle rhétorique on veut désormais mettre en place :

''Platon traite de deux rhétoriques, écrit Barthes, la rhétorique de

fait est constituée par la logographie, activité qui consiste à écrire

n'importe quel discours (...) son objet est la vraisemblance , l'illusion,

c'est la rhétorique des rhéteurs, des écoles, de Gorgias, des Sophistes. La

rhétorique de droit est la vraie rhétorique, la rhétorique philosophique ou

encore la dialectique; son objet est la vérité.'' (Barthes 1997 p 261)

La notion de taîwîl est accompagnée de celles de preuve

(™u¶¶a), doute (—ubha), qui se situent au cœur de cet enjeu principal

de la rhétorique qui est le rapport à la vérité. Dans un contexte

politique où l’on réfléchit notamment sur le rôle du langage au sein de

l’Etat par l’intermédiaire de la figure du kâtib ou secrétaire commis de

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- 425 -

la chancellerie (cf la 7ème Nuit), à partir de ces interrogations sur le

rapport du langage aux acteurs de l’Etat, les commis, les gouvernants,

mais aussi les hommes de lettres en général, on accentue la réflexion

sur une éthique du langage, ce qui peut aussi expliquer un insistance

particulière sur le rôle de la raison, dont la valeur est aussi éthique.

Comme le rappelle Y.de Crussol :

'' Une question pressante est posée treize fois dans le Coran : '' a

falâ taìqîlûna '' ne saisirez-vous donc pas par l'intelligence ? Elle se

rapporte soit à la compréhension du Livre (21,10), soit à une invitation à

préférer la vie dernière, qui est ''meilleure''. Le ìaql est lié au chois du

bien qui a été révélé, mais aussi au choix de ce qui est ''meilleur '' (…) Il

y a donc quelque idée de comparaison pour choisir ce qui est plus

''avantageux''.'' (Crussol p 53)

Or, on retrouve cettte idée de comparaison dans l'axiologie par laquelle

Taw™îdî examine la prose et la poésie, par exemple dans les expressions min

—araf al na◊r / min —araf al naÂm il [relève] de l'honneur de la prose / de la

poésie. Il y a une façon dont l'homme, ici l'intellectuel, doit s'y prendre pour

maîtriser le langage. Pour Tawhîdî, une théorisation qui relève non pas de la

codification grammaticale mais d’une réflexion sur la place, le rôle et la

fonction du langage, reste à inventer.

Les recommandations d’Abû-l-Wafâ’ intègrent dans une éthique du

langage les mises en garde sur la surcharge du discours, lesquelles sont

accompagnées de notations qui relèvent d’un jugement à caractère moral :

« Prends garde à ne pas orner (tazyînuhu) [le propos] par ce qui l’entacherait

(ya—inuhû) (…) recours (a‘mid ilâ) [dans ton propos] au bien (husn) et persévère dans cette

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- 426 -

voie, recours [aussi] (a ‘mid ilâ) à ce qui est vil mauvais (qabî™), et réduis-en la vilénie

(qubh) ». (I 9)

En recommandant de discourir sur ce qui est ''bien'', et de réfomer ce

qui est ''mauvais'', on peut dire, dans une certaine mesure, que le locuteur

idéal est conçu à partir du présupposé que la pratique du langage est la

réalisation humaine d’un dessein divin. Cela a des répercussions sur la

conception de la raison qui, étant aussi, on l'a montré, un mode

d’appréhension du réel confié à l’homme, voisine avec la connaissance

sensible qu’il a du monde, et le rend comptable de son autodétermination, au

sens Kantien du terme :

« le libre choix de l’individu qui [peut autant se décider pour le bien ] que pour le

mal, [d’où] la légitimité qu’il y a à lui imputer la responsabilité de son acte et à l’en

punir. » (Gaubert 2002)243

Car l'homme tient à la fois de ce monde, soumis à la corruption, et de

l'autre monde, ce qui fait de lui un composé murakkab.

8.4 La thématique du

composé

8.4.1 Une conception philosophique

L'idée que le monde, est composé (murakkab) à partir des éléments

simples fondamentaux (basâîi’) reprend la thématique traditionnelle du tarkîb

et du fasâd, c'est à dire du monde soumis à la corruption au regard d' un

243 compte rendu de conférence de la Société Nantaise de Philosophie

Page 427: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 427 -

monde de l'au-delà éternel. L'opposition basî’/murakkab semble reprendre,

chez Abû ©ayyân, une conception philosophique grecque, platonicienne

notamment, où le simple et le composé fonctionnent comme deux entités qui

reflètent, chez Platon, tant sur le plan ontologique que sur le plan éthique,

l'idée de permanence, c'est le monde des essences, de l'Un et du Bien, qui est

aussi le monde des intelligibles. Chez Taw™îdî, le basi’ et le murakkab

fonctionnent respectivement comme le reflet pour l’un du monde céleste (al

ìâlam al ìulwiyy), pour l’autre, du monde sublunaire (al ìâlam sufliyy),

comme l’indique ce passage des Muqâbasât :

« Si ce monde sublunaire ('alam 'ulwiyy) était fixe (◊âbi◊), sur un mode identique,

comme l’est le monde céleste, il n’y aurait point de différence entre les deux mondes, et

aucun des deux mondes ne serait plus aptes à donner le mouvement (tahrîk) à l’autre. Ainsi

on ne parlerait plus de monde céleste ou de monde sublunaire. L’agent (fâ 'il) ne se

distinguerait pas de ce qui subit l'action (munfa'il), ni ce qui influence (mu'a◊◊ir) de ce qui

reçoit l’influence (qâbil), ni le simple (basî’) du composé (murakkab), ni ce qui est

évanescent (bâ'id) de ce qui est permanent (dâ'im), ni ce qui est pur (”âfî) de ce qui est

trouble (mukaddar), ni ce qui est actuel (’ariyy) de ce qui est ancien (dâ◊ir). » (Muqâbasat

444)

L'opposition basî’/murakkab ne correspond pas seulement à une vision

du monde philosophique, où plutôt elle est intègrée au langage, par l’idée de

simplicité ou de complexité du discours, et plus spécifiquement de

l'expression. C'est en effet ce sens qui nous semble véhiculé par la mention,

dans la 25ème Nuit, d’un langage où :

« Il faut que la simplicité basâta l’emporte ta®lib sur la complexité tarkîb » (II 142)

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- 428 -

Dire que le langage est un composé annonce un traitement au niveau de

la structure et du discours :

« Le langage (kalâm) est composé (murakkab) du mot lexical (laf lu®awiyy) , d’un

modelage qui relève du tempérament (sawg ’ibâ ‘î) , d’un agencement qui relève d’un art

(ta’lîf ”inâ‘î), et de l’usage conventionnel (isti ‘mâl is’ilâhî)» (I 9)

8.4.2 Le tarkîb appliqué au langage

Le langage est envisagé comme un tout formé de parties à la fois

distinctes et interdépendantes à l'exemple du mot lafÂ, intégré à un

agencement taîlîf. Tawhîdî utilise des termes tels que ”aw®, modelage, taîlîf,

agencement, et murakkab composé, qui annoncent des réflexions ultérieures

sur l'organisation du discours à l'image de celle d'un •ur¶ânî au

VIème/XIIème siècle. On analyse les relations entre les unités signifiantes

pour ensuite donner une norme de construction du discours, comme le montre

cet échange verbal entre le grammairien Sîrâfî et le logicien Mattâ ibn

Yûnus :

-Mattâ : « De votre langue , le nom ism , le verbe fi ‘l et la particule harf me

suffisent pour exprimer les idées que la Grèce a ordonnées pour moi »

-Sîrâfî : « Tu as tort, car du nom, du verbe et de la particule, tu ignores la

description wasf et la construction selon l’organisation tartîb qui suit l’ordre naturel de ses

locuteurs natifs » (I 115)

L'idée est ici que le langage forme un tout organisé selon un ordre, d'où

l'impossibilité de s'arrêter à une description des parties du discours sans y voir

une organisation d'ensemble; d'une certaine manière, ce propos prépare la

réflexion sur le naÂm, déjà commencée par les mu 'tazilites part l'intermédiare

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- 429 -

du dogme du Coran créé, puis approfondie par •ur¶ânî. La conception du

langage comme composé (murakkab), comme le lieu d’un modelage (”aw®) et

d’un agencement (taîlîf) souligne que le langage est le lieu de la création des

discours, et s'inscrit dans le mouvement visant à codifier les modes

d'utilisation du discours, notamment à l'usage des kuttâb. H.Samoud montre

comment ce mouvement a été entrepris avec la correspondance épistolaire:

"On peut remarquer que ce type d'écriture a contribué a la mise en

valeur de la réflexion rhétorique chez les Arabes, dans le cadre de

l'intérêt porté à l'art de la correspondance épistolaire (…) en faisant

apparaître ce qui est admis dans un art et non admis dans un autre, ils ont

mis en relation un art et son style; c'est comme s'ils avaient ainsi référé à

la séparation entre les genres littéraires (al anwâ ' al adabiyya), même si

cela est demeuré à un niveau élémentaire sous la grande division binaire

le discours poétique et le discours en prose (al manÂûm wal man◊ur)''

(Samoud 1994 p.60)

Abû ©ayyân ne propose pas de théorie du discours, il en reste à cette

''division binaire'' dont parle Samoud car le propos n'est pas l'analyse d'un

rhétoricien, c'est une discussion qui expose des points de vue en référence à

une préoccupation que l'on peut qualifier de politique, au sens où il s'agit de

redéfinir le rôle de l'intellectuel dans la Cité, mais aussi au sens moderne du

terme puisque l'intelllectuel est peu ou prou intégré au pouvoir. Ainsi, le

composé fait intervenir les éléments qui font du discours le lieu d’une

création humaine, puisque dans le langage kalâm, Abû Hayyân oppose les

notions de ’ibâìî et de ”inâìî (I 9) , c'est à dire ce qui relève du don, de la

disposition innée, et ce qui relève d'un art, donc d'un travail réflexif, par cet

angle, l’analyse aborde la relation de l’homme au langage du point de vue de

la création.

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- 430 -

Le langage s'inclut dans un vision philosophique du monde, parce qu'il

émane de l'homme, il est soumis à la corruption du composé. Il s'intègre aussi

à une vision philosophique de l'homme, lié au monde sensible, il relève d'un

tiraillement entre ce qui tient du tempérament, de l'ethos, d'une perception

sensorielle du monde et de soi-même, et de l'élaboration raisonnée où

intervient le travail réflexif, où aura eu lieu préalablement une interrogation

sur les circonstances du dire, l'identité de l'interlocuteur, la nature de

l'intervention, autant d'éléments qui s'intègrent dans une pédagogie du

discours dont Abû ©ayyân veut faire entendre la nécessité dans le Kitâb al

Imtâì et qui est la condition d'une rhétorique de l'interprétation, fondamentale

chez Taw™îdî.

8.5 La rhétorique de l’interprétation

8.5.1 Du cadre

théologique au cadre

profane

Cette première approche du taîwîl dans le Imtâì doit être comprise à la

lumière du passage de la 25ème Nuit dans lequel Tawhîdî fait mention d’une

rhétorique de l’interprétation (balâ®at al taîwîl) qui, en partant du sens

théologique du taîwîl élaborer une conception de l’interprétation. De fait,

Tawhidi donne une orientation élargie à l'interprétation pour une

herméneutique qui touche aussi bien le cadre religieux que le cadre profane.

En effet, cette mention du taîwîl dans ces premières pages du Kitâb al Imtâì ,

inscrite dans un environnement sémantique ad hoc, ne peut être comprise que

Page 431: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 431 -

si elle est resituée par rapport à l'évocation de la pratique du discours à travers

une pluralité de rhétoriques :

«Quant à la rhétorique de l’interprétation (balâ®at al ta’wîl), elle est celle qui

nécessite, du fait de son obscurité (®umûd°, une planification préalable (tadabbur) et un

examen attentif (ta”affuh). Ces deux opérations tirent profit d’aspects (wujûh) divers,

nombreux et utiles de la parole entendue (masmû‘) Avec cette rhétorique, on obtient une

compréhension élargie des secrets des significations (ma ‘ânî) de la religion et de ce bas-

monde. C’est cette forme de rhétorique que les savants ont interprétée par déduction

(istinbâ’) à partir de la parole de Dieu (kalâm allah) – qu’il soit exalté et magnifié- et de

son Prophète, en matière de licite (™alâl) et d’illicite (™arâm), de prohibition (™azr) et de

permission (ibâ™a), d’ordre (îamr) et d’interdiction (nahy) et sur bien d’autres choses

encore sur lesquelles ils ont mesuré leurs mérites respectifs (tafâñalû), ont disputé

(tajâdalû), ont rivalisé, (tanâfasû), qu’ils ont reçu sous la dictée (ustumlaw), qui ont

constitué leur occupation (bihâ i—ta®alû). Cette forme de rhétorique n’est plus (fuqida),

parce que l’esprit tout entier (al rûh kulluhu) n’est plus ; la déduction (istinbâ’) est

anéantie, dans ses prémisses (awwaluhu) et ses développements ultérieurs (â¨iruhu), alors

que c’est de cette façon que le mouvement de l’âme (¶awalân al nafs) et la forte

mobilisation de la pensée (íìti”âr al fikr) se seraient trouvés au cœur de cet art ». (II 142)

Une interrogation pressante ne manque pas d’apparaître : quand

l'interprétation est-elle légitime? Autrement dit, selon quels critères un

message peut-il faire l'objet d'une interprétation ? Taw™îdî fait l'éloge funèbre

d'une rhétorique qui n'est plus mais qui est pourtant un modèle intégrable à

son modèle global d'adab. En effet, parler de l'attitude des savants face à la

''parole de Dieu '' et de celle de son Prophète fait référence à une intelligibilité

du texte sacré qui fonctionne comme un exemple d'interprétation qui a valeur

d'autorité et qui vaut pour toute forme d'interprétation.

Un présupposé est préalable à l'acte d’interprétation : Taw™îdî emploie

les termes de ta”affuh et de tadabbur, qui véhiculent l’idée d'organisation et de

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- 432 -

préparation (tadabbur) : il y a une forme de ''tension de l’esprit'' en position

d’anticipation et d’attente dans la réception de la [parole] entendue (masmûì).

Au début du passage cité, Taw™îdî décrit la situation de son locuteur

modèle, auteur de cette parole qui exige de la part du récepteur la mise en

œuvre d’une rhétorique de l’interprétation, car elle est potentiellement

obscure. La parole est créée et transmise, transmise à moi par le locuteur, et

décodée par la façon dont je l’interprète, et transmise au monde lorsque je

communique mon interprétation.C’est en effet entre l’expression et la

signification que se joue l’acte d’argumentation par excellence qui se situe

dans l’acte de production et de réception du discours, le « comprendre et le

faire comprendre » al fahm wa-lîifhâm de •âhiÂ. Ainsi, un modèle rhétorique

de Taw™îdî est annoncé : c’est celui de la circulation du sens qui se tient dans

cet entre deux, cette dualité de l’expression et de la signification, que nous

avons illustrée par l'idée d'une signification et d'une expression en adéquation

l'une par rapport à l'autre et par rapport à leurs objets, avec la notion de

qadr/aqdâr utilisée par Abû ©ayyân et •âhiz.

Le travail sur la parole reçue insiste sur les dispositions de l’esprit,

notamment l'effort réflexif, à quoi renvoient les notions de tadabbur, ta”affuh,

badîha, rawiyya qui fonctionne dans le processus d' interprétation. Je dois,

dans l'acte d’interprétation, anticiper sur la parole qui m’est transmise pour

cerner un contexte , un thème, un objectif. Le mot ta”affuh fait partie du

vocabulaire usuel de Taw™îdî il renvoit à l'examen, l’étude, l’analyse et ouvre

le champ d’une rhétorique de l’interprétation en acte par la glose.

Taw™îdî illustre ce développement théorique sur la question de

l’interprétation par un exemple qui rattache la réflexion aux sources

théologiques de la notion de taîwîl. Ce sens originel de l’interprétation est le

sens qui lui est donné par l’histoire de la civilisation arabo-musulmane. Le

renvoi à l’origine théologique de la notion de taîwîl permet de référer

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- 433 -

l’activité herméneutique au modèle de l’exégèse des théologiens qui ont eu

recours à la technique de l’istinbâ’, c’est à dire la déduction, à partir des textes

fondateurs de la religion musulmane, d’un certain nombre de cas que la

Tradition a appelés qualifications légales a™kâm —arìiyya destinés à

conformer les actions humaines à un ensemble de prescriptions juridiques

particulières. C’est pourquoi Abû ©ayyân fait référence au travail des

théologiens qui, à partir du donné révélé, ont identifé ces cas :

« C’est cette forme de rhétorique que les savants ont interprétée par déduction

(istinbâ’) à partir de la parole de Dieu (kalâm allah) – qu’il soit exalté et magnifié- et de

son Prophète, en matière de licite (™alâl) et d’illicite (™arâm), de prohibition (™aÂr) et de

permission (ibâ™a), d’ordre (amr) et d’interdiction (nahy) et de bien autres choses

encore. » (II 142)

8.5.2 Un appel à une

rhétorique qui n'est plus

On peut penser que Taw™îdî réfère ici à l' effort d’interprétation

personnelle (i¶tihâd) qui avait libre cours dans la société des clercs Arabo-

musulmans, notamment chez les mu ‘tazilites dont le rapport aux sciences

rationnelles est étroit, jusqu’à la proclamation au IXème siècle de la

« fermeture de la porte de l’i¶tihâd » (i®lâq bâb al i¶tihâd).Or, le Kitâb al

Imtâì est postérieur à la fin de l’i¶tihâd , on peut donc voir dans ce propos

d’Abû ©ayyân, qui vise à assimiler le taîwîl à une démarche rhétorique, un

appel au retour aux temps de l’i¶tihâd, ce qui justifie ces propos qui déplorent

à son époque l’absence de ce mode de pensée fondamental :

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- 434 -

« cette forme de rhétorique n’est plus fuqidat (hâdihi-l-balâ®a) parce que l’esprit

tout entier n’est plus (li faqdi- l- ru™ kullihi), la déduction est anéantie (ba’ala-l-is’inbâ’) »

(II 142)

Si cette rhétorique de l’interprétation n’est plus, c’est bien vers un

moment de l’histoire que se tourne ici Abû ©ayyân . Ce modèle de rhétorique

correspond à une réalité historique dont la Révélation elle-même se porte

garante. En effet, Taw™îdî donne à l’interprétation l’autorité du dogme en

l’ancrant dans un exemple fondateur : le taîwîl prend une ampleur qu’il tient

de l’autorité dont il est issu, mais dans le même temps, l’interprétation est, par

définition, le fait de l’homme , et ouvre un espace de liberté .

8.6 Le locuteur comme décrypteur de sens

Adopter la thèse d’un langage relevant d’un décret divin immutable, au

sein duquel il n’est pas prévu pour l’homme d’inventer des unités de

nomination et de les assembler dans des discours pris en charge par lui serait

contradictoire avec l’esprit du taîwîl puisque, ce dernier étant de nature

humaine, l’acte d’interprétation de la Parole de Dieu et de son Prophète

aboutirait à la création d’un discours humain concurrençant la Parole divine.

Or, si le taîwîl est une activité assimilée, pratiquée et reconnue par la

Tradition, cela signifie qu’il y a place pour une herméneutique humaine, donc

que la Tradition permet, et même revendique la présence d’un discours

humain sur le discours divin. Ainsi, le fait d’ancrer l’interprétation dans

l’origine théologique du taîwîl permet de revendiquer l’interprétation comme

l’œuvre de l’homme à part entière tout en affirmant que cette œuvre de

l’homme relève d’une légitimité divine. C’est ainsi que se trouvent justifiées

et même encouragées les pratiques discursives issues de l’effort

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- 435 -

d’interprétation que l'on retrouve dans les rencontres du Imtâì : la

confrontation des positions sur un sujet donné, le débat, la discussion. L'

effort d’interprétation à partir du donné révélé est rattaché aux situations dans

lesquelles le travail réflexif de l’esprit suscite la vivacité de l’échange

intellectuel avec une rhétorique par laquelle :

« [les savants] ont mesuré leurs mérites respectifs (tafâñalû), ont disputé

(ta¶âdalû), ont rivalisé (tanâfasû) »

La notion de rhétorique de l’interprétation (balâ®at al taîwîl) évoquée

par Taw™îdî dans la 25ème Nuit du Imtâ ' intègre la question de la signification

et de l'expression au débat d’idées et à l’échange de points de vue. Taw™îdî

complète •âhi lorsqu'il tient un discours sur le taîwîl, notion qui manquait à

la réflexion sur la signification dans le Bayân.

Dans ces lignes se dessine une démarche rhétorique d’Abû Hayyân où

il s'agit de réfléchir en priorité sur « l’art de la rhétorique et de la

composition » (”inâìat al balâ®a wa-l-in—âî) (7ème Nuit ), un art réservé à une

catégorie de professionnels, donc à une catégorie restreinte, il faut remarquer

qu’il ne parle ne parle nulle part d’élite . C’est que les professionnels du style,

fussent-ils respectables, ne sauraient constituer un modèle. En effet, en

abordant la question du modèle rhétorique par la façon dont son protecteur

Abû-l-Wafâî conçoit le compte-rendu des séances de discussion dans

l’entourage du vizir, Abû ©ayyân est finalement amené à identifier les

professionnels de la rhétorique et de la composition, si ce n’est à un anti-

modèle, du moins à un modèle à ne pas suivre :

Page 436: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 436 -

« Sois, pour une certaine part, des professionnels de la rhétorique et de la

composition (ashâb al balâga wa-l-inshâ’), [car] leur art manque de choses, qui

lorsqu’elles sont aux mains d’autres, leur vaut un reproche. [Mais souviens-toi que] tu n’es

pas issu d’eux, donc ne t’identifie pas à eux (lâ tata—abbah bihim), ne suis pas leur

exemple (lâ ta¶rî ‘alâ mi◊âlihim), ne brode pas sur leur canevas (lâ tansu¶ ‘alâ

minwâlihim), n’entre pas dans leur enceinte (lâ tad¨ul fî ®imârihim) (…), n’oppose pas ton

badinage à leur supériorité (lâ tuqâbil bi fukâhatika barâ‘atahum (…) si [ton propos]

s’étend en longueur (’âla), n’y attache point d’importance, s’il prend de multiples

directions (ta—a‘ ‘aba), n’y prends pas garde (lâ taktari◊), c’est l’exhaustivité du récit (al

i—bâ ‘ fi-l-riwâya) qui apaise la soif (a—fâ li-l-®alîl), l’explication des circonstances (—arh li-

l-™âl) qui mène le mieux au but (abla® ilâ-l-®âya) et qui fait que nous obtenons l’intention

signifiante (aÂfar bil-murâd) ».(I 10)

C'est en relation avec une ce modèle auquel devraient se conformer les

kuttâb que se formule une certaine conception de l’expression :

Page 437: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 437 -

8.6.1 Une certaine idée de

l’expression

Dans ce propos, Abû Hayyân fait apparaître selon nous deux

conceptions de la rhétorique, antithétiques, celle que met effectivement en

oeuvre une corporation, un corps de métier, qui fait profession du maniement

du langage, l’autre qui apparaît par antiphrase, est celle que devraient

pratiquer les professionnels, elle est d’abord fondée sur la simplicité de

l’expression. L'existence de « professionnels » de la rhétorique est reconnue

par Taw™îdî qui, dans son exposé, dans la 7ème Nuit sur la figure du secrétaire-

rhéteur établit au premier rang de sa démarche le rejet d'une conception

ornementale de l’expression. Certes, aucun des grands auteurs qui ont

défendu ce que l’on peut appeler une rhétorique de la pensée244, Taw™îdî

compris, ne s’est opposé à la recherche sur le style, mais ils ont contesté le

culte de l’expression comme fin en soi. Un des maîtres d’Abû Hayyân, GâhiÂ,

exprime cette idée maîtresse lorsqu’il précise que :

« L’objet du reproche (madâr al lâîima) et le lieu du blâme (mustaqarr al

maòâma) est là où tu rencontres une rhétorique mâtinée d’afféterie (balâ®a yu¨âli’uhâ-l-

takalluf) et une éloquence mêlée à de l’ajout superflu (bayân yumâzi¶uhu-l-tazayyud) ».

(Bayân I 13)

Et dans la rhétorique qui est celle des secrétaires en charge du travail de

composition et des maîtres de l’éloquence, il y a une place pour une œuvre

qui n’est pas une « rhétorique mâtinée d’afféterie ». Abû ©ayyân emploie

bien le terme d’art (”inâìa), pour désigner la tache de cette corporation

chargée de la composition des discours, et non pas le terme ”anìa qui

244

Cf l’article de Barthes La rhétorique restreinte

Page 438: LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR A PARTIR DU

- 438 -

désignerait la connotation négative de l’affectation. Mais cette rhétorique

n’est qu’ une rhétorique parmi d’autres, et donc une rhétorique qui ne

constitue pas un modèle. En effet, on voit dans ce propos que Taw™îdî recourt

à une thématique du modèle et l’introduit « négativement »autour d’un réseau

sémantico-lexical réservé à cet effet : il utilise ainsi les termes ou

expressions : s’identifier, "ne t’identifie pas"(lâ tata—abbah), se conformer à

un exemple, " ne te conforme pas à leur exemple" (lâ ta¶rî ìalâ mi◊alihim),

broder sur un canevas, "ne brode pas sur leur canevas" (lâ tansu¶ ìalâ

minwâlihim) ce qui prouve que Taw™îdî va substituer un autre modèle à ce

qui pourrait paraître, à tort, comme le modèle à suivre.

8.6.2 Le projet d'une

rhétorique du sens

En désignant un modèle qui se révèle donc un anti-modèle, ces propos

nous invitent à nous interroger, par contraste, sur la nature du modèle que

Tawhîdî propose dans la pratique du langage, à côté de la pratique

professionnelle d’une corporation. Les éléments indispensables à la mise en

place d’une rhétorique du sens sont présents, Taw™îdî emploie les termes de

but (®âya), et de vouloir dire, intention signifiante (murâd). Les paroles

d’Abû-l-Wafâî montrent bien la nature du projet ultime qui anime Abû

Hayyân : il s’agit de normaliser la pratique du langage en subordonnant sa

démarche à un idéal : ne jamais perdre de vue que toute parole doit s’inscrire

dans une stratégie de renouvellement dans laquelle il s’agit de progresser dans

les échanges, aussi bien sous la forme d’idées que de positionnements

argumentés sur des thèmes soumis au débat. C’est cette rhétorique du

renouvellement suggérée ici qui ouvre la voie à la grande diversité des thèmes

abordés dans le Kitâb al Imtâì wâ-l-Muîânasa. En effet, on peut dire que le

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- 439 -

Kitâb al Imtâì semble dominé par le souci de faire progresser la réflexion

autour d’une parole mise en mouvement par l’exigence du vouloir dire

(murâd) qui permet de faire émerger des thèmes et des opinions. La

multiplication des propos tenus dans l’ouvrage par les multiples locuteurs

s’effectue du point de vue d'une rhétorique du sens qui rend possible les

différentes formes de communication : la dispute, la prise de position,

l’exposition d’un point de vue. C’est pourquoi la défense et illustration d’une

certaine idée de la rhétorique chez Abû ©ayyân est insistante et portée par un

point de vue militant qui défend la nécessité du recours à la prose dans la

pratique du discours et argumente en faveur de cette idée en comparant les

mérites respectifs de la prose et de la poésie.

Il y a donc chez Abû Hayyân reconnaissance d’une rhétorique de l’art

de la composition et de ses vertus, mais il y a place pour une autre rhétorique

que les paroles que lui adresse son protecteur Abû-l-Wafâî aide à définir.

Ainsi, à des injonctions comme recours à (aìmid ilâ), aie l’intention [de]

(uq”ud) (I 9) font écho des termes clés que l’on rencontre fréquemment dans

les Nuits du Kitâb al Imtâì , comme le terme murâd, intention, ou d’autres

mots construits sur la racine RWD –notamment le verbe arâda dont la

signification dépasse le simple souhait, le vouloir de la langue de

communication pour désigner le vouloir-dire, l’intention signifiante. En

énonçant cette approche, on réglemente le discours, on cherche à mettre fin à

sa tonalité impressionniste, et Abû ©ayyân, en cela, ouvre un débat dont on

peut dire qu’il constitue sa contribution à la pensée du langage au

IVème/Xème siècle : il s’agit d’une proposition, longuement déclinée à

travers des passages important du Kitâb al Imtâì et des Muqâbasât de

repenser la relation du discours au sens à travers la mise en place d’un

système de valeurs aussi bien éthique que pratique. C’est de cette façon que

Taw™îdî est de ceux qui voudront, dans le sillage d’un •âhiÂ, donner tout le

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- 440 -

poids possible à une rhétorique de la pensée, la seule capable de rendre toute

sa dimension à l’usage de la parole.

Etablir l’espace de la parole en donnant à entendre de multiples voix :

ce souci est porté par l’ensemble du Kitâb al Imtâì parce qu’il rejoint la

méditation de Taw™îdî sur l’homme de son temps. A la différence des

énoncés médiévaux qui, de façon courante, font intervenir une multiplicité de

locuteurs, la parole ne se réduit pas ici à une transmission d'informations sur

un sujet donné : un même sujet est comparé et discuté, ce qui donne au propos

rapporté une rôle particulier. Il s’agit, pour Abû ©ayyân, de montrer comment

la parole constitue, au sein des milieux intellectuels qui l’entourent, le lieu

privilégié de la circulation de la pensée et, partant, de souligner l’importance

de l’exercice de la parole dans la structuration des idées dans ce IVème

/Xème siècle. La parole, au sein de l’élite au IVème/Xème siècle, se voit

dotée d’une véritable fonction que l’organisation du Kitâb al Imtâì nous

permet de décrire d’une façon assez nette. Tout d’abord, on peut dire de

l’ouvrage de Taw™îdî qu’il est au sens propre comme au sens figuré un écho.

Il se fait l’écho des grandes préoccupations liées au contexte de ce temps,

mais il est aussi un écho qui fait résonner les paroles des personnages qui

comptent dans l'exercice de la pensée à cette époque. Le Kitâb al Imtâì wa-l-

Muîânasa est le lieu où des idées s’affirment, des orientations se dégagent et

des positions se prennent parce qu’il est le lieu de la confrontation verbale

dans laquelle, par sa parole, le locuteur marque son espace, à travers un

vocabulaire, des tournures spécifiques, au service de la thèse qu’il défend.

L’espace de la parole est en effet pensé, dans le Kitâb al Imtâì, sur le mode de

la confrontation. On connaît certes l’ambiguïté de la place réelle accordée par

Abû ©ayyân aux locuteurs et l’on pourrait se demander jusqu’à quel point il y

a confrontation dans cette ouvrage, dans la mesure où il fait apparaître une

homogénéité stylistique qui semble contredire la diversité des sources des

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- 441 -

propos tenus. Mais ce serait poser la problématique de la confrontation, dans

le Kitâb al Imtâì, d’une façon beaucoup trop étroite. En effet, plutôt que de se

demander quelle place réelle Abû Hayyân accorde aux intervenants dans le

Kitâb al Imtâì il faut se demander quelle conception de la parole apparaît

dans cet ouvrage. Car il est clair que le Kitâb al Imtâì est le témoignage d’une

certaine conception de la parole qui ne repose pas sur la question de la réalité

ou de la reconstruction de propos rapportés, mais qui s’intègre à une

démarche de confrontation qui consiste à synthétiser des points de vue

représentatifs des positions sur les questions de l’époque. Nous pensons plutôt

que la conception de la parole chez Taw™îdî, thème qui structure le Kitâb al

Imtâì , est davantage perceptible si l’on choisit de montrer comment Tawhîdî

se sert des ressources de la confrontation pour étayer son propre point de vue .

Car le Kitâb al Imtâì est le lieu où la confrontation semble former le fil

directeur d’une démarche. C’est pourquoi nous voudrions, en conclusion de

cette analyse, résumer ce parcours des thèmes récurrents sur lesquels s'appuie

Taw™îdî dans son discours sur le langage en les plaçant sous l’éclairage de la

confrontation des thèmes et des points de vue pratiquée dans l'ouvrage. Nous

souhaiterions en effet insister sur le fait que le Kitâb al Imtâì décline la

notion de confrontation d’une manière qui lui est propre et dont on peut dire

qu’elle s’apparente à un véritable langage.

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- 442 -

CONCLUSION

Le langage de la confrontation

1. Une tonalité

générale dans l’œuvre

Les multiples séances de discussion du Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa,

qui forment l’armature de l’ouvrage, correspondent toutes, peu ou prou, à la

signification étymologique première de la confrontation qui est celle de la

mise en parallèle, de la mesure. La lecture de l’ouvrage montre que la

démarche d'Abû ©ayyân fait sienne ce procédé que l'on retrouve dans les

thèmes discutés. Presque toujours, c’est une demande de confrontation qui est

la source d’une intervention : confrontation entre des disciplines : la prose et

la poésie (25ème Nuit), la logique et la grammaire (8ème Nuit), confrontation de

personnages : le scribe compositeur de discours et le scribe comptable (7ème

Nuit), confrontation des points de vue, ceux des intervenants, pour la plupart

savants renommés habitués des cénacles de la cour, confrontation, également,

des mérites respectifs des personnes.

A un préambule qui situe l’arrivée à la cour du vizir Ibn Saìdân d’un

Abû ©ayyân déjà échaudé par ses expériences des milieux du pouvoir (I 3)

font suite les rencontres entre Abû ©ayyân et le vizir, qui ne tardent pas à

inscrire cette procédure de confrontation autour de ces entretiens. Une des

premières conversations entre Abû ©ayyân et le vizir porte sur une célébrité

des milieux intellectuels de l’époque, le philosophe Abû Sulaymân, et c’est

bien en appliquant ce langage de la confrontation, ici en comparant Abû

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Sulaymân à d’autres savants, que le vizir entend que Taw™îdî évoque ce

personnage. Il lui déclare ainsi :

« Parle-moi de son degré de science et de sagesse (dara¶atuhu fi-l-ìilm wa-l-

™ikma), fais moi connaître la place (ma™allahu) qu’il occupe dans chacune par rapport à

Ibn Zurìa, Ibn al ´ammar, Ibn al Samh, al Qûmasî, Miskawayh, ìIsâ ibn Nazîf, Ya™yâ ibn

ìAdî, ìIsâ ibn ìAlî » (I 32)

Ainsi Ibn Saìdân, tout en accordant, dans son intérêt même, une totale

liberté d’expression à Abû ©ayyân, établit, pour ainsi dire, un axe de travail

pour ses récits qui dessine un cadre méthodologique de la confrontation. C'est

un parti pris d’inscrire la réflexion dans un réseau d’évaluation des données

les unes par rapport aux autres. Car Abû ©ayyân et le vizir se rejoignent sur

un projet : on met en place une forme de dialectique qui consiste à parvenir à

une vérité pour chacun des objets de discussion en instaurant un mode

d’évaluation commun. En effet, on peut isoler une constante dans la

transmission de l’information par Abû ©ayyân au vizir, à savoir que celle-ci

passe par un canevas brodé par le vizir qui fait de la confrontation des thèmes,

des personnes et des points de vue le point de départ des interventions.

Confrontation des thèmes, car les objets des débats sont, le plus souvent en ce

qui concerne les questions liées au langage, inscrits dans une démarche

comparative binaire : entre deux disciplines, entre deux activités, entre deux

modes de pensée. Cette démarche comparative vise à en évaluer les mérites

de ses objets leur utilité et leur efficacité, c’est de cette façon que sont

abordées les questions centrales des disciplines du discours, dans une

évaluation comparative de la prose et la poésie, de la relation entre la langue

et la philosophie, à travers la controverse qui oppose le grammairien Sîrâfî et

le logicien Mattâ ibn Yûnus, ou encore la place du adîb dans la Cité, soulevée

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- 444 -

dans ce débat sur les rôles respectifs du scribe comptable et du scribe rhéteur

dans les affaires du Gouvernement. Le Kitâb al Imtâì porte aussi sur la

confrontation des personnes dans les discussions scientifiques (la dispute

entre Mattâ et Sîrâfî de la 8ème Nuit) et, spécificité importante de l'ouvrage, la

confrontation des voix à partir d’un traitement particulier du discours, qui, à

partir de la multiplication des prises en charge de la parole, s'intègre au

processus d’évaluation du Kitâb al Imtâì.

Le langage de la confrontation, c’est aussi cette visée normative qui

prétend établir une éthique du discours. Abû-l-Wafâ’ demande à Taw™îdî de

se fixer un horizon exigeant, qui se tient perpétuellement en pointillés derrière

le souci fondamental de construire un discours normé par l’ensemble des

procédés qui en garantissent la clarté. Cet horizon introduit un ordre éthique

qui se surimpose à l’ordre argumentatif :

2. Des enjeux

linguistiques directs

''Aie en vue la vérité jusque dans le détail de ses contenus [i.e du discours], et la

sincérité lorsque tu l’éclaircis et lui donnes une assise '' (I 9)

déclare Abû-l-Wafâî à Abû ©ayyân. Il faut garder à l’esprit que vérité et

sincérité sont des objectifs qui accompagnent le souci de clarté et de lisibilité

mis au jour à travers les notions de bayân, tabyîn,fahm, ifhâm, chez un •âhiÂ,

et de murâd, marmâ, qa”d chez Abû ©ayyân. Dans cette conception du

discours, il y a une intrication essentielle entre un consensus éthique et un

consensus esthétique. Tawhîdî rejoint une problématique qui n’est pas

nouvelle, on peut par exemple penser au Livre de la poésie et des poètes d'Ibn

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Qutaïba Kitâb al —iìr wa-l-—uìarâî qui recourt à une procédure critique

formulant des jugements sur la poésie ancienne et moderne, sur le :

« classement des poètes, sur la supériorité de chacun d’eux dans tel ou tel

genre » (Leconte p XXIX)

Mais l'insistance chez Taw™îdî sur une éthique de la rhétorique

demeure novatrice. Le discours de Taw™îdî assimile, à travers une éthique du

discours, le paradigme théologique, approché dans le Imtâì' par le taîwîl à

une conception générale. En effet, tout discours vise à incarner le bayân ,

l'expression claire liée à la mise en œuvre d'une procès signifiant dont parle

Gâhîz, qui, lorsqu’il le définit dans le Bâb al Bayân de son Kitâb al Bayân

wa-l-Tabyîn, clôt le propos qu’il attribue « à ceux qui sont experts en mots et

qui discernent les significations (¶ahâbidat al alfâ wa nuqqâd al maìânî) par

une petite phrase sur laquelle l’analyse ne s’attarde généralement pas :

« Ceci est le bayân dont tu as entendu parler (òalika huwa-l-bayân alladî

samiìta ìanhu ») (Bayân I, 75)

Or, c’est dans le texte Coranique, dans la sourate al Ra™mân, que l'on a

''entendu parler'' de cette notion :

« Le Clément, il lui a enseigné le bayân » (al ra™mân ìallamahu-

l-bayân) (sourate LV verset 1)

Ce n’est pas un hasard si l’on a pu utiliser l’expression clarté divine

(A.Roman) pour traduire le mot bayân, en signifiant bien par là que toute

problématisation de la question du langage puise ses racines dans le

paradigme religieux. Et pour Taw™îdî, il paraît, de manière également

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évidente que l’homme reçoit en puissance du logos divin la distinctivité claire

de la parole qu’il a la charge d’actualiser. Il ne saurait y avoir de réflexion sur

le thème de l’expression si Tawhîdî limitait le don divin du bayân à une

faculté instituée par Dieu en l’homme sans en même temps le concevoir

comme une disposition qu’il revient à l’homme de construire. C’est la raison

d’être d’une rhétorique du discours qui permet à la fois d’établir une

conception de l’argumentation liées aux problématiques de la vie culturelle de

l' époque, et faire émerger des procédés d'énonciation aux résonances très

modernes qui permettent de s'interroger sur le positionnement d’Abû ©ayyân,

sujet d’expérience et du monde, par rapport aux « êtres de discours » que sont

les intervenants des Nuits.

Dans cet ouvrage, le langage tient à la fois le rôle de la matière

de communication sans laquelle il n’y aurait pas d’ouvrage, et fait l’objet d’un

programme d’ analyse du discours. Ce programme s'intègre à la tonalité de

l'ouvrage : donner un récit qui soit à la fois le plus plaisant possible et le plus

édifiant possible.

Plaire, mais aussi instruire. Tel est l’objectif du Kitâb al Imtâì wa-l-

Muîânasa. Mais le discours sur le langage pratiqué ici en reste à un niveau

théorique. On perçoit les grands traits d’un programme auquel il manque des

applications pratiques. La réflexion sur le langage à l'œuvre dans le Kitâb al

Imtâì est indissociable de préoccupations liées aux milieux du pouvoir. La

réflexion sur le langage recouvre d’abord, chez Taw™îdî, une dimension

politique. C’est pourquoi la question du langage, soulevée, chez Taw™îdî,

dans le but de mettre en place une conception concrète de la pratique du

langage dans les institutions du pouvoir buyide, ne prend sens que dans une

conception générale du rapport du langage au pouvoir

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CONCLUSION GENERALE

Les perspectives ouvertes par le traitement de la question du langage

dans le Kitâb al Imtâìììì

La dialectique du savoir et du pouvoir

Cette conclusion voudrait justifier notre idée de départ que le Kitâb al

Imtâ ‘ wa-l-Mu’ânasa n’est pas seulement un ouvrage encyclopédique, fidèle

à l’esprit compilateur des ouvrages destinés à faire le point des connaissances

disponibles au sein des milieux intellectuels d’ une époque. Il y a une forme

d'unité qui préside à l'ouvrage, d'abord parce que les sujets abordés

concernent tous ce que l'on peut appeler une dialectique du savoir et du

pouvoir. En effet : ici, c'est un certain milieu qui est concerné, le milieu des

intellectuels, et, plus précisément, le milieu des intellectuels qui fréquentent

les gouvernants. Cela a des implications sur la réflexion de Taw™îdî sur la

culture, qui est avant tout celle d'un homme qui s'est voulu, le plus souvent à

ses dépens, libre. C'est dans la mesure où le Kitâb al Imtâì est un ouvrage où

l'on défend des points de vue qu'il prend un relief intéressant. Points de vue

sur les disciplines du savoir, qui font apparaître l'importance capitale de la

maîtrise du langage pour l'homme d'Etat. Points de vue qui font ressortir sur

un plan général, un langage de débat . Le vizir Ibn Saìdân est présenté dans

l'ouvrage comme favorable à ce type d'expression, le sollicitant, même. C'est

pourquoi, par exemple, Taw™îdî, dans une démarche plutôt audacieuse,

s'autorise à rapporter des propos tenus par le gouverneur Ibn –âhawayh

défavorables au vizir (I 43). Même formulé de façon non rigoureuse, au sens

où on ne trouvera pas de définitions, ou de concepts opératoires, il y a

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néanmoins un discours d’Abû ©ayyân sur les êtres et les choses, avec un

vocabulaire et des tournures. Ainsi se dégage une caractéristique de cet

ouvrage : la coexistence d’un organisateur de discours avec les locuteurs qui

interviennent dans l’ouvrage. En cela la structure du Kitâb al Imtâì n'est pas

réductible à l'énoncé courant dan les ouvrages médiévaux qui consiste à

rapporter des propos desquels, souvent, l'auteur s'abstrait. On connaît

l'indisposition du Taw™îdî copiste du vizir Ibn al-ìAmîd et de fait, le Imtâì ne

saurait être l’expression d’une simple retranscription de discours tenus au

cours des séances de discussions intellectuelles auquel il assista.

L'insistance que l'on trouve dans le Imtâì sur la question de

l'expression, aussi bien en introduisant une certaine forme de liberté de

langage dans ses propos, en défendant l'image d'un fonctionnaire de l'état

détenteur d'une culture élargie quel que soit son domaine de compétence, en

faisant de la prose un modèle de discours, Abû ©ayyân apporte une pierre à

l’élaboration d’une conception d’ensemble de la culture en son temps. Mais

cette contribution apparaît aussi chez Taw™îdî car, pour reprendre la formule

de Miquel à propos de la création de la chancellerie des kuttâb, on peut dire

qu'il

'' Vise, au-delà des pures considérations de culture générale et

d’éclectisme, à ce que nous appellerions aujourd’hui un engagement. ''

(Miquel ,1967, p.88)

Le nouvel adab : lieu de l’engagement de Taw™îdî

On peut considérer le Kitâb al Imtâì comme le lieu d'un engagement

pour une façon de gouverner inséparable d'un modèle de culture. L'œuvre est

engagé d’abord par le fait peu commenté que c’est Abû ©ayyân lui-même qui

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revendique, et élabore cet engagement, la 7ème Nuit en est le témoignage

expresse : c’est Abû ©ayyân lui-même, sans le truchement d'autres locuteurs,

qui oppose ses réfutations à un Ibn ‘Ubaîd qui s'applique à minimiser

l'importance de la maîtrise du discours par les secrétaires de l'administration.

Le questionnement sur le langage se situe ici dans un cadre très large,

celui d’une refondation de l’adab. Derrière toute réflexion disciplinaire, sur

l’art du discours, la grammaire et la logique, la prose et la poésie, s’exprime la

remise en cause d’une conception ancienne de l’adab, plus soucieuse de

mettre en place un savoir cumulatif que de situer les connaissances par

rapport à des besoins.

L’importance des besoins

Car l' on peut dire que la notion de besoin constitue l’élément variateur

des questionnements qui relèvent du langage dans le Kitâb al Imtâì. En effet,

c’est toujours dans le souci de déterminer les besoins qui doivent être ceux

des milieux intellectuels de son temps, un temps façonné par la relation de

l’homme de lettres au pouvoir, que Taw™îdî s’exprime. Lorsque l’on aborde

la logique dans la 8ème Nuit, Sîrâfî exprime un point de vue sur la discipline

directement lié à la question du besoin :

« Si la logique (man’iq) a été établie conventionnellement

(wañaìahu) par un homme de la Grèce, à partir de la langue grecque

(lu®atu ahlihâ), suivant leurs conventions (i”’ilâ™uhum ìalayhâ), les

déterminations (rusûm) et les propriétés (”ifât) qu'ils leur connaissent

couramment (yataìârafûnahu bihâ), d’où viendrait aux Turcs, aux

Indiens, aux Perses et aux Arabes l’obligation de l'examiner (an yanÂurû

fîhi), de la considérer comme un juge (qâñin) et un principe (™ukm) dont

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- 450 -

ils accepteraient ce qu’elle atteste (ma —ahida lahum) et rejetteraient ce

qu’elle désapprouve (ma ankarahu) ? » (I 110)

Dans ce même esprit, c’est pour conformer sa conception de

l’administration impériale à un programme d’adab que Taw™îdî instaure une

hiérarchie entre le secrétaire-rédacteur de discours et le secrétaire comptable

lorsqu’il débat de la fonction de ces fondés de pouvoir. A Taw™îdî et à sa

démarche, on peut appliquer ce que dit André Miquel du '' pionnier de la

géographie administrative'' Ibn Huradadbeh, personnage du IIIème/IXème

siècle :

''Ce dilettante (…), cet homme cultivé (adîb) marque, avec son œuvre à demi-

ouverte à la culture générale de son siècle, un souci naissant de ne pas isoler le métier

d’une part, la culture et le loisir de l’autre, de ne pas séparer, en deux personnages

distincts, le kâtib et l’adîb, mais de les fondre en une même personnalité. (…) L’adab est

ici plus qu’un moyen commode d’initier le fonctionnaire aux matières techniques en y

incorporant, de ci de là, des notions moins austères, un peu (…) comme l’air du temps

qu’on respire : il s’agit, en réalité, d’une pièce indispensable au savoir de cet honnête

homme que le kâtib incarne : du coup, l’oeuvre245 déborde le milieu des kuttâb pour un

public plus vaste, la frontière entre spécialistes et gens cultivés s’estompe ». (Miquel,

1967, p.91)

Ce programme d’ adab qui se donne pour objectif :

'' de ne pas isoler le métier d’une part, la culture et le loisir de l’autre, de ne pas

séparer, en deux personnages distincts, le kâtib et l’adîb '' (ibid)

245

Miquel enchaîne ensuite sur l’œuvre du « contemporain d’ibn Huradâdhbeh, Abd allah al Bagdâdî.

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- 451 -

correspond d'une certaine manière à une figure de '' l’honnête homme ''

dans la démarche de Tawhîdî. La question du langage peut être considérée,

dans le Kitâb al Imtâì wa-l-Muîânasa, comme la pierre angulaire du modèle

de culture d’Abû ©ayyân. Car c’est la pratique du langage qui doit rendre cet

honnête homme capable de transmettre la culture du adîb et de réunir les

compétences du kâtib. Une telle démarche est liée à la question de

l'expression dont un •âhi fut précurseur en établissant sa réflexion sur le

bayân la '' distinctivité claire ''246, à partir du lien entre l'expression (lafÂ) et la

signification (maìnâ).

Le laf et le maìnâ : critique du takalluf

Tawhîdî examine cette relation en mettant en cause la culture

dominante de l'afféterie takalluf. En s’attaquant à une manière de s’exprimer,

on met également en question une manière de penser. •âhi avait entrepris de

s’en prendre à une forme de discours reflet selon lui d’un mode de pensée

caractéristique. Ce n’est pas inocemment que, dès l’ouverture du Kitâb al

Bayân wa-l-Tabyîn, il déclare :

« O Dieu, nous implorons ta protection contre la séduction247 de

la parole (fitnat al qawl) comme nous implorons ta protection contre la

séduction [qui peut émaner] de nos œuvres (fitnat al ìamal), de même,

nous implorons ta protection contre la charge que nous imposerait ce que

nous ne maîtrisons pas (al takalluf li mâ lâ nu™sin) ou l’orgueil (ìu¶b)

provoqué par ce que nous maîtrisons (mâ nu™sin) » (Bayân I 1)

246

La formule est de J.E Bencheikh pour désigner le Bayân 247

Entendue comme possible source d’épreuve, de tentation . Gâhiz emploie le terme fitna.

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Le takalluf employé dès les premières lignes du Bayân dans son

acception large de fardeau, de charge, mais aussi, déjà, placé dans

l’environnement sémantique de la séduction par la parole (fitnat al qawl) se

fait l’enjeu principal de la contestation d’une culture de la parole au détriment

de la pensée. Cette contestation qui traverse le Bayân de •â™i est déployée à

plusieurs endroits de l’ouvrage, comme dans ce passage particulièrement

significatif :

« Le pilier du blâme (madâr al lâîima) et le lieu de la

condamnation (mustaqarr al maòamma) est là où tu vois une rhétorique

(balâ®a) mâtinée d’afféterie (yu¨âl’tuhâ al takalluf) et une éloquence

(bayân) mêlée à de l’ajout inutile (tazayyud) » (Bayân I 13)

Or c’est bien une telle contestation qui fonde la démarche de Taw™îdî.

Ici, on interroge la culture à partir d'une réflexion très actuelle, qui concerne

une vision de l'intellectuel au sein du pouvoir. Le modèle du adîb chez

Taw™îdî, c'est d'abord celui qui aura sacrifié à la prose artistique, à la poésie,

au jeu verbal, qu'il sait par ailleurs manier parfaitement. Mais il aura compris

qu'il faut assurer la supériorité de la prose, elle seule garantissant le

dépouillement nécessaire à la précision d'un discours. Elle est commandée par

la nécessité de former un adîb doté d'un solide bagage dans toutes les

disciplines du savoir directement en jeu dans le gouvernement de la Cité.

Dans le Kitâb al Imtâì, on montre que sans la maîtrise du langage, il est

imposible que cette condition soit remplie, cela à une époque où ce n'est pas

la culture en tant que telle qui constitue l'arrière plan de la relation de

l'intellectuel au pouvoir, mais bien son asservissement à la glorification du

souverain.

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- 453 -

Index des termes techniques :

Cet index reprend, en suivant l’ordre des racines de l’arabe, les termes techniques figurant en transcription dans l'ouvrage. Il tient donc lieu d'index des principales notions abordées.

A,I,U (hamza)

iîtilâf agencement, harmonie 91 i¶tihâd effort d'interprétation personnelle, effort 166,41 a¨lâq mœurs, dispositions morales 43,60,74,358 adab patrimoine culturel arabo-musulman 9,14,20,42,43,60,67,76,171,172,269,275,316,320,428 adâb bonnes moeurs 32,246 adîb ''honnête homme'' arabo-musulman 14,33,44,67,70,111,135,174,170,285,290,422,429 idrâk saisie par l'intellect 190 istidrâk " " 134 i”’ilâ™î (istiìmâl) usage conventionnel 100 iìrâb déclinaison par voyelles casuelles, vocalisation, expression 155,287 iìrâb maìrûf vocalisation courante 202 istiìâra métaphore 301 ism /asmâî nom 155,211,217,218,234 istinbâ’ déduction u”ûl principes 24 iñâfa annexion 31,65,192 in—âî composition, rédaction 120,125,142

B badîha improvisation 102,173 spontanéité immédiate 97 ìafw al badîha /kadd al rawiyya disposition innée/travail réflexif 369 bâ’il vain, faux 62 basî’/murakkab simple/composé 323,339,407 baìîd/qarîb éloignement et manque de simplicité de la signification / proximité de la signification, fait d'être à portée 177,178,403

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balâ®a rhétorique 17,21,60,91,92,93,123,125,128,130,131,132,135,137,140,144,159 éloquence 74 balâ®at al badîha rhétorique de l'improvisation 330 balâ®at al taîwîl rhétorique de l'interprétation 330,331 balâ®at al ¨a’âba rhétorique oratoire 328,331 balâ®at al —iìr rhétorique de la poésie 328,333 balâ®at al ma◊al rhétorique de l'apophtegme 329,331de la parole concise 333 balâ®a al na◊r rhétorique de la prose 328,331 balî® éloquent 42,144,145,146,147,153, 161 binâî construction 156,308 bayân éloquence, exposition claire, distinctivité 42,162,276,316,376

T

taîlîf composition, agencement 95,100,308,310,311,332 ta¶nîs mise en assonance 277 tartîb organisation, syntaxe du discours 95,308,309 tarkîb relevant du composé 152,330 ta”ârîf formes 191,194 taìrîñ/ta”rî™ référence directe/référence indirecte au sens voulu 356 tafannun digression 171 takalluf afféterie 286,416 taklîf charge imposée par Dieu 381,382 taw™îd doctrine de l’unicité divine 380,381

¶adal dialectique 373 ¶umhur public ¶ins genre 65,225,386 ¶awhar essence 65,91

© ™aòf élision 197 ™arf/™urûf particule 155,191,209,211,234,313 ™iss sens 31 ™isâb arithmétique 121 compte 125,128, 135,136,138

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™âsib comptable 183 ™assâb comptable, 135 ™ukm principe, statut 157 ™aqq (al) / bâ’il (al) le vrai/ le faux 129,131,197, ™alqa cercle 65

´ ¨â””a élite 155 ¨abar information 218 ¨a’âba art oratoire 17,91,92,141 ¨u’ba discours oratoire 313 ¨a’îb orateur 174

D

diwân divan 142, 160 ó maò¨ûl introduit,importé

R

rawnaq ornementation 129,174,203,218,244,230,236,245,251,257 rawiyya (kadd al rawiyya) effort, travail réflexif 98,103,141 rawiyya/badîha travail réflexif/improvisation 98

S

sa¶ì prose rimée et rythmée, prose poétique 178,279,280,281,282,329,332

—arîìa loi Révélée 40 —uìubiyya revendications identitaires persanes 109,221

”a™î™/fâsid vrai, faux 256 ”arf morphologie 148

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”inâìa art 239, 311 métier, profession 151,159,169 ”anìa’ al in—âî le métier de composition de discours 128

‘ ’abì naturel, disposition innée 173,174 ’abîìa nature 256, physis grecque 60 tabîìa/”inâìa nature/artefact 341 ’ibâìiyy/”inâìiyy naturel/artefact 339

ì ìarañ accident 65,257 ìarûñ prosodie, métrique 223 ìarûñiyyûn spécialistes de la prosodie 86 ìaql/™iss intelligible/sensible 323,339,341,368,383,390 ìaql raison, intellect 31,49,111,113,114,116,117,242,368,369,371,373,374,378,380,381,392,393 ìaql faììâl intellect agent 83,377,378 ìaql mustafâd intellect acquis 377 ìaql huyulânî intellect hylique 378 maìqûl/maìqûlât intelligible(s) 190,206,382 maìqûlât mufrada intelligibles simples 236 maìqûlât muqarrara intelligibles établis, antéposés 385,387,391 a®râñ maìqûla fins intelligibles 205,208,211,253 ma’lubât bi-l-ìaql objets de l’intellect 207,253 ìulûm òa¨ila sciences exogènes 62,87,110 ìulûm —arìiyya sciences religieuses 87 ìulûm lu®awiyya sciences linguistiques 87 ìulûm ìaqliyya sciences rationnelles 114 ìulûm naqliyya sciences traditionneles ìâmma commun (du peuple) 34,53,55

ß ®arañ visée, objectif 285,286,287 thème de la poésie classique 285 ®arîb lexique rare 287,308,309,333 ®arîza naturel 174

F

fitna (al qawl) séduction par la parole 306,430,431

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fañl al na◊r mérite de la prose fañl al naÂm mérite de la poésie fañilat al na◊r vertu de la prose fiìl/afìâl verbe 155, 157,209,211,234 falsafa philosophie 39,91,237 fahm (al) /ifhâm (al) le comprendre, le faire comprendre 97,162,412

Q qarîb accessible, à la portée de 329 qarîñ vers, pièce de poésie 300 qawânîn règles 24 qiyâs analogie 236,367

K kâtib secrétaire, scribe 26, 174,316,429 kâtib al in—âî secrétaire de rédaction 148,176, 183 kâtib al balâ®a secrétaire de la rhétorique 77, 130,303 kâtib al ™isâb scribe comptable 76,150,303 kitâba secrétariat 138 kitâbat al balâ®a secrétariat de la rhétorique 125 hîtâbat al ™isâb secrétariat du compte 126 kalim discours 309 kalâm langage 97, 164,338 discours 190,219,226,251,280 expression linguistique 24 théologie dogmatique 223 kalâm ìala-l-kalâm (al) langage sur le langage 340 kalâm man◊ûr / kalâm manÂûm langage en prose /langage poétique 168,398 funûn al kalâm registres du discours 28 kinâya désignation indirecte 301,329,333,343 L laf expression 142,143,277,332,362 mot 147,172,213 lafÂ/maìnâ expression/signification 89,90,148,162,191,204,307,310,316,332,430 lu®a langue 76, 109,209,210,211,212,215,223,242 lexique 149,223 M mubtadâî inchoatif 218 ma¶âz/™aqîqa expresion figurative/expression non figurative 356 ma¶lis séance 9,20,28,29,34,37,41,47,49,53,55,56,58,59,65,66,74,75,77,78,79 81,82,83,84,85,86,195,223 mu¶âdala dialectique 373

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ma™âsin/masâwiî qualités/défauts ma™sûs/maìqûl sensible/intelligible 178 ma™sûsât sensibles 190 ma™mûl/mawñûì sujet/prédicat 45 maòkurât bi-l-laf 253 murâd vouloir dire, intention signifiante 193 maìrifa connaissance 210,211, détermination 192 maìnâ signification 193,257 ifâdat al maìnâ signifier, transmettre la signification 357 maìânî mudraka significations saisies par l'intellect, intelligibilité des significations 252 masîala/masâîil question 195point de discussion 262, dispute 195,261 musnad/musnad ilayhi sujet, prédicat, prédicante, prédicat 71,214,217,218 ma”ârîì abyât al —iìr hémistiches des vers 306 muìâraña joute oratoire 12,55,67,69 mu®âla’a paralogisme 237 mafâ¨ir/ma◊âlib qualités et défauts 30 mufâñala comparaison des mérites et des vertus sur un thème donné 68,69 mufâwaña participation des savants à tous types de sujets, sur un mode non conflictuel 54,55,85 munâÂara controverse 12,13,38,55,69,70,195,261 man’iq logique 40,106,192,194,205,213,223,258,discours 313 murakkab composé 323,406 mun—iî rédacteur, compositeur de discours 149,150,153 manfaìa profit 26 muîâ¨ât concorde 179 harmonie 286 muwâîama cohérence 179 muwâzana opposition des contraires 12 N na◊r prose 273,304,305,351,384 —araf al na◊r noblesse de la prose 144,273,324,325,405 fañîlat al na◊r 273 na™w grammaire, syntaxe 109,149,194,213,223,312 na™wî grammairien 149 naÂm poésie, agencement, discours ordonnancé 142,203,286, 308,308,310,313,351 poésie 304,305 nawì espèce 386 H huwiyya identité 379,380

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W wazn modèle 90 pesée 190,201,222,281,282,324,403 patron rythmique 277

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ìarîb ilâ maì rifat al adîb, éd I . ìAbbâs, dâr al ®arb al islamî,

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1993, 7 vol.

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TABLE DES MATIERES

Préambule ......................................................................................................... 4 ........................................................................................................................... 4 CHAPITRE I : Le cadre de l’analyse : ........................................................... 19

La saveur du plaisir procuré et la jubilation partagée de se trouver en société agréable : un ouvrage - témoin de la pensée arabo-musulmane au IVème/Xème siècle ...................................................... 19

Chapitre 1 ........................................................................................................ 22

Propos introductif sur le cadre de l’analyse : Le Kitâb al-Imtâì wa-l-Muîânasa comme témoin de la pensée arabo-musulmane au IVème / Xème siècle ................................................................................................................ 22

Introduction ..................................................................................................... 22 L’exercice d’un mode de pensée ..................................................................... 25 Le contexte de l'avènement de l'œuvre de ‘aw™îdî ........................................ 27

1.1 Un présupposé important : le rapport des savants au donné révélé et au temps historique .......................................................................................... 28 1.2 La stratégie culturelle des savants de l’époque ......................................... 29 1.2.1 Au-delà d’un usage de la langue élaborant les sciences religieuses ..... 29 1.2.2 L'apparition précoce d'un discours sur la langue ................................... 30

2. Le cadre de l’ouvrage .................................................................................. 34 2.1. La photographie d’un milieu .................................................................... 34 2.2 Le débat .................................................................................................... 36 2.3 Le problème culturel des savoirs non arabes ............................................ 37 2.4 La construction d’un modèle. .................................................................... 38 2.5 Les préoccupations sociales ...................................................................... 40

3. La place d’Abû ©ayyân dans l’œuvre en relation avec le contexte particulier de l'époque ..................................................................................... 41

3.1 Discours d’Abû ©ayyân et discours des locuteurs du Imtâ ‘ ................... 42 3.2 Le poids d’un auteur, l’expression d’un point de vue ............................... 44 4. Les contraintes objectives de l’ "air du temps" ........................................... 45 4.1 Quel adab promouvoir ? ............................................................................ 46 4.2 Le questionnement, mode d’exercice du débat ......................................... 47 4.3 Le penseur face à un état de crise .............................................................. 50

5. La place de l’homme de lettres ................................................................... 52 5.1 De grands noms fréquentent les gouvernants ........................................... 52 5.2 Les limites de la liberté ............................................................................. 55 5.3 La culture comme mode d’affirmation de l’homme de pouvoir ............... 57 5.4 Des cercles dans les cercles ....................................................................... 60 5.4.1 Le rôle du chambellan ™âjib ................................................................... 61 5.4.2 L’exemple d’abû Sulaymân ................................................................... 64

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Deuxième partie .............................................................................................. 67 1. Les influences .............................................................................................. 67 2. Vers une ''pensée'' du langage ..................................................................... 73 3. Un tournant politique .................................................................................. 80

3.1 Conséquences pour les milieux intellectuels ............................................ 81 3.2 La démarche axiologique .......................................................................... 83 3.3 L’intérêt pratique : la défense d’une langue et d’une culture arabes ........ 85

4. Le ma¶lis et sa fonction .............................................................................. 87 Les participants ............................................................................................... 97

5. La place des disciplines du discours dans le Imtâì ..................................... 98 5.1 La prose : une discipline qui s’affirme ...................................................... 98 5.2 vers une interrogation '' philosophique '' sur le langage .......................... 101 5.3 ¨a’âba et balâ®a : deux notions clés ........................................................ 102 5.4 ''Pensée'' du langage, ''pensée'' du discours ............................................. 105

6. Des observations annonciatrices d’une réflexion sur le discours ............. 106 6.1 Le débat sur l’autonomie de l’homme dans la maîtrise du langage ........ 108 6.2 L’exemple de la poésie et des poètes ...................................................... 111 6.3 La part de l’inspiration et de la réflexion dans la création ...................... 114

7. Dans quelle mesure le IVème/Xème siècle fait-il émerger une démarche réflexive ? ...................................................................................................... 116

7.1 Il n’y a pas de rupture dans le processus de réflexion ............................ 116 7.2 Un découpage temporel du fait culturel demeure artificiel .................... 117

Conclusion : Quelques réflexions sur le cadre de pensée au IVème/Xème siècle .............................................................................................................. 125

1. L’échange oral et la discussion ................................................................. 125 2. Les modes d’exercice de la réflexion ........................................................ 126 3. On ne peut séparer une ''démarche rationelle '' et une ''démarche traditionnelle '' ............................................................................................... 129 4. Un débat sur des disciplines élaborées antérieurement ............................. 132 CHAPITRE 2 - Sommaire............................................................................. 136

CHAPITRE 2 ................................................................................................. 137 Introduction : ................................................................................................. 137 1. Le cadre de la rencontre et l’argumentation du contradicteur .................. 141

1.1 L’attaque d’Ibn ìUbaid ........................................................................... 142 1.2 Ce qui est vital et ce qui ne l’est pas ....................................................... 145 1.3 L’attaque ad hominem et ses conséquences ............................................ 147

2. La thèse d'Abû ©ayyân ............................................................................. 150 2.1 Discours et pouvoir ................................................................................. 150 2.2 La question des statuts ........................................................................... 151 2.3 D’une éthique de gouvernement à une axiologie des valeurs ................. 154 3.1 Sélection de propos d'Ibn ìUbaid ............................................................ 155

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3.2 Une conception de la balâ®a .................................................................. 157 3.3 L’art de la composition du discours : le in—âî ......................................... 160

4. Esquisse d’une réflexion globale sur la langue ......................................... 162 4.1 L'erreur d'identifier rhétorique et ornementation .................................... 162 4.2 La forme ne le cède en rien au fond ........................................................ 164 4.3 L’incarnation de la norme ....................................................................... 166

5. La conception du discours ......................................................................... 173 6. La figure du secrétaire idéal ...................................................................... 185 7. Le modèle Irakien, du secrétaire modèle à l’idéal du adîb ....................... 191

7.1 La notion de ’abì ..................................................................................... 192 7.2 L’arabité de Taw™îdî ............................................................................... 196 7.3 L’entreprise rhétorique et ses effets ........................................................ 200

CONCLUSION .............................................................................................. 203 1. Le modèle de culture de Taw™îdî n'émerge pas ex nihilo ......................... 203 2. De la mise en place d'une éthique à la question de la vérité ..................... 204 CHAPITRE 3 – Sommaire ............................................................................ 205

CHAPITRE 3 ................................................................................................ 207

Langue et logique dans la 8ème Nuit du Kitâb al Imtâì ............................... 207 Introduction .................................................................................................. 207

L’esprit de la 8ème Nuit ................................................................................ 207 Analyse du texte ............................................................................................ 216

1. Le cadre général ........................................................................................ 216 1.1 Le préambule ........................................................................................... 219 1.2 La logique selon Mattâ ............................................................................ 221 1.3 Logique et morale.................................................................................... 221 1.4 Logique et discours ................................................................................. 222

2.La défense de la langue par l’argumentation dans la langue ..................... 230 2.1 Une pétition de principe .......................................................................... 230 2.2 L’exclusivité de la langue arabe .............................................................. 233 2.3 Un débat qui fait problème ...................................................................... 238

3. Les principaux enjeux de la 8ème Nuit ..................................................... 240 3.1 Le questionnement des savoirs ............................................................... 241 3.2 La problématique des mérites respectifs des nations. ............................. 243 4. La place de la logique dans la pensée ....................................................... 246 4.2 Les " énigmes" de Sîrâfî .......................................................................... 246

5. Le double jeu et la parodie du grammairien ............................................. 254 6. Une discipline assimilée : la position de Fârâbî ........................................ 258 7. Une certaine conception du savoir ............................................................ 263

7.1 Une totalité .............................................................................................. 264 7.2 Nous et les autres ..................................................................................... 265

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7.3 Langue et identité .................................................................................... 271 8. Langue et logique ...................................................................................... 275

8.1 L’attitude de Sîrâfî .................................................................................. 275 8.3 Une attitude contradictoire ? ................................................................... 279

Conclusion : .................................................................................................. 283 CHAPITRE 4 - Sommaire............................................................................. 289

Chapitre 4 ...................................................................................................... 291 1 Le cadre général ......................................................................................... 293

1.1 Des particularités par rapport aux autres Nuits ....................................... 293 1.2 Une réflexion dictée par des enjeux connus ............................................ 294

Un contexte politique .................................................................................... 294 Le traitement comparatif ............................................................................... 296

2.2 Le modèle ................................................................................................ 301 2.3 Les registres du discours ......................................................................... 303

Vertus de la prose ordinaire .......................................................................... 303 Le rythme du discours ................................................................................... 304

3. Les principes d’une éthique du discours ................................................... 306 La remise en cause du langage précieux ....................................................... 309

4 Mise en place d’une polyphonie de l’énonciation ..................................... 312 4.1 Le postulat de l'unicité du sujet parlant ................................................... 312

La polyphonie selon Bakhtine ....................................................................... 313 4.2 L'impact de la polyphonie sur la conception du langage de Taw™îdî ..... 317 4.3 Le cas de la 25ème Nuit .......................................................................... 318 4.3.1 Les voix principales : un milieu célèbre .............................................. 319 4.3.2 La critique d’Ibn ÷awâba ..................................................................... 321

L'argumentation par l'absurde ....................................................................... 322 5.1 Le positionnement d’Abû ©ayyân .......................................................... 327

Un autre point de vue sur la poésie ............................................................... 328 .................................................................................. 6. La structure du discours 333 7. Enjeux de la 25ème Nuit pour l’esquisse d’un programme ...................... 338

7.1 Une certaine idée de la culture ................................................................ 338 7.2 Une esthétique du discours ...................................................................... 341 7.3 Le langage et la cité ................................................................................. 343 7.4 Un emprunt aux méthodes de l’adab ....................................................... 346

8. Une relation au savoir spécifique, résultat d’une démarche spécifique .... 350 8.1 Les raisons d’une mise en discours ......................................................... 350 8.2 La 25ème Nuit : une polyphonie spécifique ........................................... 353

Conclusion : Pour une rhétorique du discours ............................................. 356 1. Les conclusions de la 25ème Nuit ............................................................. 356 2. L'ébauche d'une réflexion .......................................................................... 361 CHAPITRE 5 - Sommaire............................................................................. 364

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CHAPITRE 5 ................................................................................................. 366 Introduction : Le langage, à l'œuvre dans une démarche .............................. 366 1. Le choix d'un passage du Imtâì ................................................................ 372

1.1 Un modèle de discours ............................................................................ 373 2. La réponse à une commande ..................................................................... 376 3. L’écriture d’Abu ©ayyân, au service d’un engagement ........................... 380 4. Discours critique et critique du discours ................................................... 385 5. La démarche éthique ................................................................................. 390

5.1 Une éthique de l'institution...................................................................... 390 5.2 Une éthique de la méthode ...................................................................... 392 5.3 Le jugement et l'évaluation ..................................................................... 392 5.4 Une éthique du discours .......................................................................... 394

6. Quelques remarques à propos de la question du ìaql à l'époque de Tawhîdî .......................................................................................................... 397

6.1 Le ìaql et la recherche du Bien : raison et éthique ................................. 403 6.2 Le ìaql et ses implications dans le discours de Taw™îdî ........................ 412

7. L'intelligence réflexive : langage et création ............................................ 427 8. La conception d'une rhétorique ................................................................. 429

8.1 L'ajustement de l'expression à la signification ........................................ 429 8.2 La rhétorique de la concision et la critique de l'afféterie (takalluf) ........ 432 8.3 L’éthique du discours ............................................................................. 435 8.4 La thématique du composé ...................................................................... 437

8.4.1 Une conception philosophique ............................................................. 437 8.4.2 Le tarkîb appliqué au langage .............................................................. 439 8.5 La rhétorique de l’interprétation ............................................................. 441

8.5.1 Du cadre théologique au cadre profane................................................ 441 8.5.2 Un appel à une rhétorique qui n'est plus .............................................. 444

8.6 Le locuteur comme décrypteur de sens ................................................... 445 8.6.1 Une certaine idée de l’expression ........................................................ 448 8.6.2 Le projet d'une rhétorique du sens ....................................................... 449

CONCLUSION ............................................................................................. 453 1. Une tonalité générale dans l’œuvre ........................................................... 453 2. Des enjeux linguistiques directs ................................................................ 455

CONCLUSION GENERALE ......................................................................... 459

Index des termes techniques :........................................................................ 465