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ANNA GODBERSEN

VénéneusesTRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR ALICE SEELOW

ALBIN MICHEL

Titre original :

SPLENDORHarperCollins Children’s Books,

a division of HarperCollins Publishers, New York, 2010.

© Alloy Entertainment et Anna Godbersen, 2010.© Éditions Albin Michel, 2011, pour la traduction française.

ISBN : 978-2-253-16733-4 – 1re publication LGF

À Sarah.

PROLOGUE

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Il y a cinquante ans, toutes les jeunes Américainesrêvaient d’être des princesses européennes. On ledevinait à leur mise et à leurs gestes, tout absorbéesqu’elles étaient à s’habiller comme les Européennes età imiter les manières des salons parisiens. Maisaujourd’hui, ce sont les jeunes filles du Vieux Conti-nent qui viennent voir comment nous nous comportonset comment nous nous habillons ici aux États-Unis.Elles se tiennent sur les ponts des paquebots, leursmains gantées serrées sur la rambarde, et découvrentManhattan, cette île de gratte-ciel et de secrets biengardés, où fourmillent des millions d’existences aussivite oubliées qu’elles avaient été célébrées. Et ces pas-sagères de s’étonner, à la vue de la presqu’île, quetant de choses se passent dans une bande de terre siétroite.

Certes, il entre autant de paquebots dans le portqu’il en sort. Même les gens dont on lit régulièrementle nom dans les colonnes mondaines des journaux quitachent les doigts, épluchées par un public avide depotins, doivent parfois partir. Combien d’âmes dugotha new-yorkais avaient-elles confié leur traverséeà la Cunard Company, dont le paquebot de midi

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quittait déjà le port de �ew York pour la France ? Lafoule qui se pressait sur les vieilles planches en boisérodé du quai s’amenuisait de plus en plus, toutcomme la ville qui se dessinait derrière elle. Unedame ou un gentleman penché à la rambarde nepourrait même plus distinguer les mouchoirs finementbrodés qu’on agite vers eux dans la chaude moiteurde l’été. Regardaient-ils leur ville avec amour, avecnostalgie, ou avec dépit ? Étaient-ils heureux de lavoir s’éloigner, immeuble après immeuble, rue aprèsrue, ou bien regrettaient-ils déjà ses salons et sesclubs, son parc verdoyant et les hôtels particuliers quile bordent ?

Là, devaient penser ces élégants �ew-Yorkais quiregardaient s’éloigner leur ville, si je remonte cetterue, j’arrive chez « Mamie » Fish1, ou encore chez lesSchoonmaker, ou encore dans l’un des innombrablesimmeubles des Astor. Ils devaient se faire la réflexion,en pensant à ces monuments, qu’il a toujours existé unmonde qui tient ses enfants serrés contre son cœur, etun autre qui les envoie errer en exil. À quels affronts,à quels désagréments, à quels mariages oppressants,à quels actes impardonnables, à quels fatalségarements ces passagers essayaient-ils d’échappersous ce ciel limpide de juillet ?

�’importe lequel de ces voyageurs posant undernier regard sur l’île de sa naissance éprouveraforcément la nostalgie de ce qu’il laisse derrière lui.Mais l’angoisse du départ s’effacera de seconde en

1. Surnom de Mrs Stuyvesant, l’une des plus grandes hôtessesde la haute société de New York de l’époque. (Toutes les notessont de la traductrice.)

seconde, en même temps que croîtra l’excitation de ladécouverte. Cela tout spécialement pour une certainejeune fille qui vient d’entrevoir de quoi les cœurs sontcapables, et jusqu’où l’amour et la soif de savoir ontpu l’entraîner ; ou pour un jeune homme qui vient devivre pour la première fois la douloureuse intensité del’amour véritable, et qui décide enfin de devenir sonpropre maître. Finalement, il ne faut que quelquessaisons pour apprendre que tout change, et vite ; pourse rendre compte que certaines existences aussiglorieuses qu’absurdes, vécues dans les demeures lesplus en vue aujourd’hui, seront demain obsolètes. �ewYork sera toujours là, mais la ville devient de jour enjour plus étrangère et ne sera jamais plus la même, oùque l’on soit.

Et finalement qu’importe ? Parce que ces regardsfixés sur la ville qui disparaît doivent maintenant sedétourner, et que la distance est à présent devenuetrop grande pour pouvoir regagner le rivage à lanage. Il n’est plus temps de revenir.

UN

La plus jeune des demoiselles Holland,Diana, qui est à Paris pour la fin de lasaison, nous laisse fort seuls en cette périodemondaine, et nous devons nous contenter deplus modestes beautés. Certains d’entre nousboudent dans les soirées dans l’attente deson retour, pensant à ses yeux chocolat età ses boucles lustrées.

EXTRAIT DE LA RUBRIQUE « LE JOYEUX DANDY »,THE NEW YORK IMPERIAL, VENDREDI 6 JUILLET 1900.

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Le matin, elle aimait marcher sur la jetée. Elle s’yrendait seule et quelques rares messieurs passaient,faisant claquer leur canne sur le sol, les gens du coinpréférant flâner plus tard dans la journée, après lasieste. Ces jours derniers le temps se gâtait et parfois,les vagues venaient s’écraser à ses pieds. Au début,cela l’avait effrayée, mais un jour pluvieux du débutdu mois de juillet, elle avait fini par considérer ce phé-nomène comme une sorte de baptême. Elle ressentaitla force de la mer, avait-elle écrit dans son carnet laveille au soir, juste avant de s’endormir, comme unbouleversement, une renaissance.

Après avoir traversé le Paseo del Prado, elle marchadans la vieille ville, au hasard de ses arcades ombra-gées et de ses patios verdoyants donnant sur desruelles tortueuses. Il y avait plus de monde, ici. Lesgens s’attardaient sous les porches ou sur les places,autour de petites tables. Elle portait un large chapeaude paille à bord tombant, et ses boucles brunes étaientattachées sur la nuque pour cacher ses cheveux courts.Non que cela fût important, car elle était étrangère, etcette différence estompait ses particularités. Ici per-sonne ne la reconnaissait ; qu’elle s’appelle Diana

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Holland n’avait d’importance pour aucun des Hava-nais qu’elle croisait dans la rue.

Diana Holland : en d’autres parties du monde, porterce nom n’était pas sans conséquences. Par exemple, onlui avait appris depuis son plus jeune âge à ne jamaismarcher sans gants et sans chapeau dans les rues de saville. Et bien qu’elle eût couramment fait fi de cesrestrictions, elle n’avait jamais connu, avant son arri-vée à Cuba, le sentiment d’être pleinement libérée desrègles du savoir-vivre de sa ville natale. Vêtue de sarobe ample et claire, dans les rues de cette capitale quilui était totalement étrangère, elle était à la fois tout àfait visible et, d’une certaine façon, invisible. Elle étaitanonyme, et cet anonymat, comme la mer, la faisait sesentir différente et lucide.

L’océan s’étendait derrière elle maintenant, ainsique les nuages gris ardoise qui s’amoncelaient au-dessus de la baie. Le vert des palmiers offrait uncontraste intense avec le bleu du ciel. L’air était lourd,la lumière maussade, mais pour elle, il y avait quelquechose d’apaisant dans un tel paysage. Car les ombresobscures, la menace de l’averse, tout semblait expri-mer ce qu’elle ressentait dans son âme. Tôt ou tard lapluie torrentielle commencerait à tomber, d’abord àgrosses gouttes, puis formerait de lourds rideaux quirecouvriraient les stores rayés et inonderaient les cani-veaux. Cela ne faisait pas longtemps – quelquessemaines au plus, quoique parfois cela lui parût uneéternité – qu’elle était arrivée à La Havane, mais elleconnaissait déjà toutes les perturbations atmosphé-riques auxquelles elle identifiait ses états d’âme.Celle-ci avait la couleur de la souffrance, et cet état,elle le connaissait bien.

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Elle était seule, et à plus de deux mille kilomètresde chez elle, mais n’en souffrait pas vraiment. Si onl’avait pressée de s’exprimer à ce sujet, elle aurait dûadmettre qu’il ne lui manquait qu’une seule chose.Même la perte de sa crinière bouclée ne lui avait pasvraiment causé d’amertume. Elle l’avait coupée, empor-tée par sa passion pour Henry Schoonmaker, afin de lerejoindre en s’enrôlant dans l’armée. Peu lui importaitqu’il ait été l’ex-fiancé de sa sœur Elizabeth, et qu’ilait récemment épousé cette petite terreur de Penelope,Hayes de son nom de jeune fille.

Une chose que Diana n’aurait jamais osé ni voulufaire, dans sa recherche d’Henry, allait pourtant bien-tôt se présenter.

Avant cela, elle avait été barmaid sur un paquebotde luxe, et encore avant, avait clandestinement voyagéen train jusqu’à Chicago. C’était à l’époque où ellecroyait encore qu’Henry était dans un régiment faisantvoile vers le Pacifique via San Francisco.

Elle s’était habituée à ses cheveux courts. Sonamour-propre avait été ébranlé au début, bien quemême la plus austère coupe en brosse n’eût pu altérersa féminité, masquer son teint de rose ou dénaturer soncorps gracieux. Les premiers mois, elle s’était trouvéedans des situations qu’elle n’aurait jamais pu imaginerdans les confortables salons et les coquettes chambresdes maisons de ville du vieux New York. Néanmoins,elle n’était jamais, durant ses aventures, restée sansmanger et n’avait jamais dormi dehors. Seule l’absenced’Henry à ses côtés lui déchirait le cœur.

Diana s’était rendue dans toutes sortes de villesdepuis qu’elle avait échoué, malgré sa coupe à la gar-çonne, à convaincre la United States Army qu’elle

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était apte à la servir, mais aucun lieu ne lui avait paruaussi lointain que celui-ci. Tandis qu’elle marchait,l’impression de se trouver dans une très vieille cité nela quittait pas – New York était plus ancienne, certes,mais en quelque sorte, son histoire semblait s’êtreeffacée. Elle aimait imaginer ici que les cathédrales,les façades des immeubles aux toits rouges devant les-quelles elle passait, avec leurs ornements en fer forgé,abritaient encore de très vieux conquistadors.

Officiellement, elle était à Paris. C’était ce que rap-portaient les journaux, par la main de son ami DavisBarnard qui signait la rubrique « Le Joyeux Dandy »dans le �ew York Imperial. C’étaient ses articles quilui avaient appris qu’Henry n’était pas là où il étaitsupposé être : William Schoonmaker père avait unetelle influence qu’il avait non seulement réussi à trou-ver une position plus sûre à Cuba pour son fils, maisavait imposé le silence à tous les journalistes new-yorkais sur cette mutation. Diana aimait l’idée queHenry pas plus qu’elle-même n’étaient là où ils étaientsupposés être. Ils avaient tous deux, en guise de leurre,un double dans le monde, et tout en se déplaçant encachette, ils se rapprochaient chaque fois l’un del’autre.

Pour l’heure, elle traversait une petite place ; leschiens dormaient à l’ombre et les hommes s’attar-daient aux terrasses des cafés. Elle n’avait jamais étéen Europe, mais elle avait l’impression que cette villeavait quelque chose d’européen avec ses immeublesqui tombaient en ruine, ses fantômes dans les ruelles,le tintement des cloches qui sonnaient l’angélus, et sesattachantes et indéracinables traditions. Il flottait dansl’air ce parfum qui vient toujours juste avant la pluie,

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quand la poussière de la ville s’élève une dernière foisavant d’être balayée. Diana se mit à courir en directionde chez elle, craignant d’être surprise par l’averse etde se faire tremper.

Elle avait franchi la place et, dans sa petite course,avait trouvé prudent de retenir de la main son chapeaupour ne pas le perdre. Devant elle marchaient deuxsoldats américains vêtus de vestes bleu marine et depantalons gris. Le regard de Diana fut irrésistiblementattiré par l’allure décontractée et désinvolte du plusgrand, coiffé d’un bicorne. Sa foulée lui était fami-lière, son allure magnétique et, un instant, alors que lesoleil perçait les nuages et caressait la nuque du jeunehomme d’une ombre dorée, elle fut sûre que c’étaitlui.

— Henry ! cria-t-elle.C’était une des caractéristiques de Diana de parler

avant d’avoir réfléchi.Le soldat se retourna lentement. Elle cessa de respi-

rer ; ses pieds étaient comme vissés au sol, malgré sondésir d’avancer. Elle inspira fortement, mais à cemoment-là elle vit plus nettement le visage del’homme. Sa déception fut grande. Ses traits étaienttrop doux et trop enfantins pour être ceux d’Henry, etcette barbe rousse… L’homme continuait à la regarderavec une expression perplexe. Il resta bouche béequelques secondes, puis, souriant :

— Je ne m’appelle pas Henry, fit-il avec un accenttraînant. Mais, ma petite dame, vous pouvez m’appelercomme il vous plaît.

Il continuait à la fixer, et son regard semblaitcomme enfiévré. Elle ne put s’empêcher de lui retour-ner un petit sourire. Elle aimait plaire, mais pas au

point de perdre du temps – elle avait commis l’erreurde fuir Henry quand elle avait eu l’impression qu’il luiéchappait, et ce souvenir lui faisait encore horreur. Ily avait des troupes américaines dans toute la ville, etbientôt elle tomberait sur lui. Elle en était sûre, c’étaitfatal.

Elle adressa au soldat un clin d’œil de sympathie,puis se hâta vers la calle Obrapia, où elle allait pouvoirse préparer pour la soirée. La journée commençait, lalumière régnait partout dans la ville, et Henry était là,quelque part. Elle voulait préparer le jour où unebonne étoile les guiderait tous deux l’un vers l’autre,et où ils se retrouveraient face à face.