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LE « MAUVAIS GENRE » DE LA PSYCHANALYSE AUJOURD'HUI. PSYCHANALYSE ET NÉOLIBÉRALISME Roland Gori P.U.F. | Cités 2013/2 - n° 54 pages 61 à 73 ISSN 1299-5495 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cites-2013-2-page-61.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Gori Roland, « Le « mauvais genre » de la psychanalyse aujourd'hui. Psychanalyse et néolibéralisme », Cités, 2013/2 n° 54, p. 61-73. DOI : 10.3917/cite.054.0061 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universidad de Valencia - - 147.156.224.73 - 24/09/2013 16h02. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universidad de Valencia - - 147.156.224.73 - 24/09/2013 16h02. © P.U.F.

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ISSN 1299-5495

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Gori Roland, « Le « mauvais genre » de la psychanalyse aujourd'hui. Psychanalyse et néolibéralisme »,

Cités, 2013/2 n° 54, p. 61-73. DOI : 10.3917/cite.054.0061

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Le « mauvais genre »de la psychanalyse

aujourd’hui.Psychanalyse

et néolibéralismeRoland Gori

Le « mauvais genre » de la psychanalyse aujourd’hui. Psychanalyse et néolibéralisme

Roland Gori

« Ce n’est pas impunément que les origines historiques de la psychologie de réaction doivent être cherchées dans les travaux suscités par la découverte de l’équation person-nelle propre aux astronomes utilisant le télescope […]. L’homme a été étudié d’abord comme instrument de l’instrument scientifique avant de l’être comme instrument de tout instrument. Les recherches sur les lois de l’adaptation et de l’apprentissage, sur le rapport de l’apprentissage et des aptitudes, sur la détection et la mesure des aptitudes, sur les conditions du rendement et de la productivité […] admettent toutes un postulat implicite commun : la nature de l’homme est d’être un outil, sa vocation c’est d’être mis à sa place, à sa tâche. […].

Mais enfin quel est le sens de cet instrumentalisme à la seconde puissance ? Qu’est- ce qui pousse ou incline les psychologues à se faire, parmi les hommes, les instruments d’une ambition de traiter l’homme comme un instrument 1 ? »

aujourd’hui le désamour dont la psychanalyse fait l’objet dans la culture est sans doute moins imputable à la validité thérapeutique de sa pratique ou à ses résultats théoriques qu’à son éloignement des exigences sociales des formes actuelles de pouvoir. Il n’y a pas de forme d’intelligi-bilité du monde et de soi- même qui soit séparable des pratiques sociales et politiques.

1. Georges Canguilhem, « Qu’est- ce que la psychologie », in Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1956, p. 378.

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lES nOuVEllES FabRIQuES DE l’ExISTEnCE

Max Weber a montré que la Réforme ne représentait pas l’abolition du pouvoir religieux sur la vie des fidèles, mais sa profonde transformation qui substituait une nouvelle forme de domination morale et sociale à l’an-cienne. Cette nouvelle logique de domination que j’appellerai symbolique consiste en une réglementation fine et précise de l’ensemble des conduites de vie des individus. l’extension de ce contrôle social à toutes les sphères de la vie domestique et de la vie publique s’avère toujours plus pesant et insidieux. Cette civilisation des mœurs qui répond aux exigences de la rationalisation de l’organisation du travail a favorisé le développement du capitalisme et l’hégémonie de cette rationalité économique toujours plus envahissante. Cette rationalité économique entretient des affinités électives avec la pensée du droit et celle des affaires, rationalité que je nomme pratico- formelle2, pensée des règlements, des procédures et de la conformité.

Max Weber écrit : « liée à la rationalisation de la technique et à celle du droit, l’émergence du rationalisme économique fut en effet également tri-butaire de la capacité et de la disposition des hommes à adopter des formes spécifiques de conduite de vie pratique et rationnelle3. » le capitalisme n’a eu de cesse tout au long de ses transformations de développer toujours plus cette rationalisation instrumentale des conduites.

Á partir du xixème siècle, comme Michel Foucault l’a montré, des tech-niques nouvelles apparaissent pour contrôler le temps et l’usage des corps des individus. Pour que la société industrielle se développe, il est nécessaire que le temps des hommes soit mis sur le marché du travail et que toute une série d’institutions participent à cette conversion du temps de l’exis-tence en temps de travail. a partir de ce moment- là, à l’extrémité d’insti-tutions comme l’école, la famille, l’hôpital et la prison, se développent des fonctions d’assujettissement des individus, de normalisation et de contrôle social de leur existence. Cette société de surveillance qui se développe à partir du xixème siècle vise à l’extraction maximale du temps des individus au profit des appareils de production. le corps, libéré des contraintes de la religion et de la société féodale, se trouve toujours plus captif des dispositifs

2. alain abelhauser, Roland Gori, Marie- Jean Sauret, La Folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude, Paris, Mille et une nuits- Fayard, 2011.

3. Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. fr., Paris, Flammarion, 2002 [1904- 1905], p. 63.

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de normalisation sociale par le contrôle du temps des individus. la civilisa-tion moderne des mœurs libère les corps pour mieux emprisonner le temps de l’existence. Cette régulation moderne des mœurs construit une forme de vie étroitement liée aux dispositifs de normalisation et de séquestra-tion sociales procédant davantage par inclusion que par exclusion ; Foucault écrit : « Voilà pourquoi j’opposerai la réclusion à la séquestration ; la réclu-sion du xviiième siècle, qui a pour fonction essentielle l’exclusion des mar-ginaux ou le renforcement de la marginalité, et la séquestration du xixème siècle, qui a pour finalité l’inclusion et la normalisation4 ».

Ce changement fondamental dans le mode de gouvernementalité des conduites incite à une capture toujours plus féroce et précoce des individus, à la médicalisation de leur existence, à la gestion différentielle des popu-lations en fonction de l’évaluation des risques potentiels de leur déviance sociale. Si les sciences et les techniques sont plus que jamais convoquées dans la « démocratie d’expertise5 » à légitimer les décisions politiques et à organiser ces séquestrations sociales, c’est moins par amour de la science et du progrès, que pour toujours mieux répondre aux exigences des réseaux d’inclusion et de surveillance à l’intérieur desquels l’existence entière se trouve emprisonnée.

Qu’on la nomme « biopolitique des populations », « somatocratie », « bio- histoire », « gestion des risques6 », « hygiène du corps social », dans tous les cas cette nouvelle économie politique utilise les savoirs des sciences et leurs technologies pour accroître le jeu de contrôle des « institutions de séquestration » et extraire au maximum le temps des travailleurs afin de le mettre à la disposition des appareils de production. « le temps c’est de l’argent », et transformer le temps de vie en temps de travail vise à trans-former le vivant en marchandise, marchandise que l’on dévalue ou que l’on réévalue en fonction des besoins du marché. la valeur de l’existence ordi-naire est si étroitement liée à la forme de la monnaie et au temps de travail que cette forme financière devient la chair et la substance de la vie. C’est ainsi que les moyens en viennent à se substituer aux finalités des actions, comme dans le cas des dispositifs actuels d’évaluation7.

4. Michel Foucault, Dits et écrits II 1970- 1975, Paris, Gallimard, 1994, p. 614.5. Roland Gori, op. cit.6. Robert Castel, La Gestion des risques, Paris, les Éditions de Minuit, 1981.7. Yves- Charles Zarka (dir.), « l’idéologie de l’évaluation, la grande imposture » », Cités, 2009,

n° 37 ; Gori R., 2011, op. cit. ; alain abelhauser, Roland Gori, Marie- Jean Sauret, 2011, op. cit.; cf Roland Gori, « les scribes de nos nouvelles servitudes », Cités, 2009, 37, pp. 65- 76.

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lES FORMES Du SaVOIR SOnT lES FORMES Du POuVOIR

C’est dans le grain le plus ténu de l’existence des individus que vont s’insérer les normes, entre cuir et chair, dans l’éducation bien sûr, mais aussi dans le soin, la prison et tous les rites sociaux de prise en charge sociale des populations. Il suffit pour cela d’inclure toujours plus précocement et férocement les individus dans des dispositifs institutionnels, et d’accroitre toujours plus les fonctions de contrôle de ces institutions, bien au- delà des finalités qui les fondent8. Il s’agit donc d’une part de resserrer toujours plus les mailles du filet qui capte l’existence humaine dans des dispositifs normatifs et d’autre part d’adjoindre toujours plus aux institutions de soin, d’éducation, de justice, d’information, de recherche, de travail social et de culture, un surplus de contrôle social des individus à l’occasion des services que ces institutions leur offrent. nos institutions modernes ont pour idéal la capture intégrale de l’existence de chacun pour la civiliser aux valeurs de la « religion du marché9 ». le sujet de la rationalité néolibérale voit son existence tout entière formatée par les règles de cette nouvelle religion « monothéiste » du « néolibéralisme ».

Cette violence symbolique10 règle l’ensemble des conduites sans avoir à les justifier autrement que par la prétendue évidence « objective » des « chiffres » et le caractère « naturel » de l’économie. On ne dit pas que seul compte le savoir qui prend la forme de la marchandise, on ne demande pas aux savants de suivre cette règle et ce précepte. Mais dans l’usage des nouvelles évalua-tions, on normalise les mœurs du savoir de telle manière que toutes les pra-tiques de recherche s’identifient implicitement à cette ontologie du marché. Pierre bourdieu remarquait : « que les dominants ont toujours besoin d’une ‘théodicée de leurs privilèges’, ou mieux d’une sociodicée, c’est- à- dire d’une justification théorique du fait qu’ils sont privilégiés11 ». Et il précisait dans le même article à propos de la révolution conservatrice qui n’a pas besoin de la vieille chanson pastorale de la droite classique pour bercer les sanglots de la vieille misère humaine : « aujourd’hui, on veut nous faire croire que c’est le monde économique et social qui se met en équation. C’est en s’armant de la

8. Cf les travaux de l’Appel des appels, notamment Roland Gori, barbara Cassin, Christian laval (dir.), L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Paris, Mille et une nuits, 2009.

9. Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires (1975), Paris, Flammarion, 1976.10. au sens de Pierre bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989- 1992, Paris , Seuil,

2012. Mon analyse rejoint, une fois encore, celle d’Yves Charles Zarka, « l’État ou le monopole de la violence symbolique légitime », Cités, 2012, n°51, pp. 3- 7.

11. Pierre bourdieu, Contre- feux, Paris, Éditions liber- Raisons d’agir, 1998, p. 49.

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mathématique (et de pouvoir médiatique) que le néolibéralisme est la forme de la sociodicée conservatrice qui s’annonçait depuis 30 ans sous le nom de ‘fin des idéologies’, ou plus récemment de ‘fin de l’histoire’12 ». Et rien de tel pour transformer l’humain en « machine numérique », par intériorisation des normes, ou en segment fonctionnel d’une « société animale », que de faire de la valeur ce qui se déduit de la notation. Et de la notation le produit des dispositifs de normalisation calqués sur les règles et procédures en vigueur sur les marchés financiers.

la force de cette nouvelle liturgie de l’évaluation, de cette néo- évaluation13, qui fabrique de nouvelles formes de vie des individus et constitue une nouvelle machine de gouvernementalité des populations, provient de son omniprésence dans la vie humaine, depuis l’évaluation des risques du fœtus jusqu’aux agences de notation financière des marchés en passant par l’évaluation des enfants à risque en maternelle ou encore celle des pra-tiques professionnelles. Pour rendre compte de l’évaluation aujourd’hui, je reprendrai, mot pour mot, l’analyse de bourdieu du pouvoir symbolique et matériel de la pensée néolibérale : « une des forces de la pensée néolibé-rale, c’est qu’elle se présente comme une sorte de ‘grande chaîne de l’Être’. Comme dans la vieille métaphore théologique, où, à une extrémité on a Dieu, et puis on va jusqu’aux réalités les plus humbles, par une série de maillons. Dans la nébuleuse néolibérale, à la place de Dieu, tout en haut, il y a un mathématicien, et en bas, il y a un idéologue d’ Esprit, qui ne sait pas grand chose de l’économie, mais qui peut faire croire qu’il en sait un peu, grâce à un petit vernis de vocabulaire technique. Cette chaine très puissante a un effet d’autorité14. » Cette chaine existentielle de l’être qui va des aléa des marchés financiers aux réalités les plus humbles de la petite enfance procède par des rituels d’initiation sociale qui se déduisent d’une morale utilitaire et d’une rationalité instrumentale. l’évaluation se propage dans tous les secteurs de l’existence15 comme authentique donation des objets du monde, seule manière de donner des ordres, de conduire à adopter des formes de vie spécifique. Concrètement, cette forme de censure sociale procède insidieusement en se référant à la pseudo- objectivité des « chif-fres » et à la conformité des procédures. Elle recompose l’ensemble du champ des savoirs, au premier rang desquels ceux des « humanités », les

12. Pierre bourdieu, ibid., p. 41.13. Roland Gori, De quoi la psychanalyse est- elle le nom ?, Paris, Denoël, 2010.14. Pierre bourdieu, 1998, op. cit., p. 61.15. Roland Gori, barbara Cassin, Christian laval (dir.), 2009, op. cit.

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hiérarchise, les trie et privilégie toujours plus le genre non- narratif du savoir aux dépens de son genre narratif 16. a partir de ce moment- là certaines formes de savoir et certains dispositifs de soins, n’offrent plus « l’utilité sociale », comme disait bourdieu, qu’exigent les nouvelles manières de civi-liser les mœurs. C’est ce qui donne à la psychanalyse ce « mauvais genre » qui conduit à sa répudiation.

ÉMERGEnCE D’unE PSYChIaTRIE « POST- MODERnE »

« Chaque forme de savoir est donc liée à l’exercice d’un pouvoir s’exerçant selon un rite dont elle apparaît comme l’effet17. »

la question est alors de savoir si la psychanalyse aujourd’hui a encore une place dans l’espace social, face aux idéologies de notre civilisation, dans le relief de nos dispositifs de subjectivation alors même que les dis-cours de légitimation sociale se prévalent du « tout économique », que le savoir non- narratif s’impose avec la puissance totalitaire et monothéiste d’une machine de gouvernement. la réponse semble négative en ce qui concerne la psychiatrie aujourd’hui.

les « modèles officiels » de la santé mentale, que monopolisent les réseaux d’« hégémonie culturelle » de la psychiatrie hospitalo- universitaire, surtout la psychiatrie « adulte », façonnent et calibrent les formes de savoir socialement « acceptables », constituent les formes de pouvoir les plus « réactionnaires » et pour finir méconnaissent la spécificité anthropologique de la souffrance psychique. Ce « gommage anthropologique » procède la plupart du temps à une réduction de la folie, de la névrose, de l’angoisse ou de la dépression à un « trouble du comportement » et à un « handicap psy-chique ». la psychiatrie retourne ainsi dans le giron de l’hygiène publique dont elle est issue18.

les patients sont désignés dans les textes les plus officiels19 comme des « utilisateurs des services de santé mentale » et cette désignation permet, tout

16. Jean- François lyotard, La Condition postmoderne. Paris, les Éditions de Minuit, 1979 ; Roland Gori, 2011, op. cit.

17. Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France, 1970- 1971. Paris, Gallimard, 2011, p. 245.

18. Roland Gori, Marie- José Del Volgo, Exilés de l’intime. La Médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique. Paris, Denoël, 2008.

19. Cf Rapport « le pacte européen pour la santé mentale et le bien- être » http://ec.europa.eu/health/ph_determinants/life_style/mental/docs/pact_fr.pdf

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en gommant la spécificité anthropologique de la folie et de la souffrance psychique, de mettre en relief la dimension de compassion sociale du texte reconnaissant les « personnes atteintes de troubles de la santé mentale […] en tant que groupe vulnérable ». la souffrance psychique devient un « stig-mate20 » comme un autre, un « handicap » comme un autre qui justifie des mesures sociales, ce qui est une bonne chose, mais conduit à méconnaitre la spécificité du champ clinique et de ses événements singuliers. Exit la psychanalyse et sa conception de la névrose, névrose moins conçue comme « une invasion morbide dans le psychisme que son essentielle réalité 21». Exit la conception de la « dépression » comme « « capacité dépressive » faisant partie d’un « phénomène commun, presque universel, […] lié au deuil, à la capacité de se sentir coupable et au processus de maturation. Elle témoigne toujours de la force du moi ; dans cette mesure, elle peut se dissiper et le déprimé retrouver sa santé psychique22 ».

Cette approche des symptômes psychiatriques, en termes d’histoire sin-gulière et de significations anthropologiques, se voit récusée au profit d’une conception strictement déficitaire propre à la « nouvelle santé mentale » rendant compte des « troubles mentaux » en termes de dysfonctionnements neurocognitifs, favorisés par des vulnérabilités génétiques et relevant de trai-tements chimiques couplés à des plans de réhabilitation sociale. l’anxiété ou la dépression ne résulteraient plus des conflits intérieurs d’un sujet tra-giquement divisé avec lui- même, fabriqué par son histoire et contraint de donner du sens à sa vie dont l’angoisse et la dépression font inévitablement partie, mais de « troubles mentaux » qui affectent des « populations » « vul-nérables », « à risques » qu’il convient de dépister à l’aide des données épi-démiologiques, dont il faut éradiquer au plus tôt et au mieux les signes tout en favorisant l’intégration sociale de ceux qui en sont porteurs.

Chaque société a la pathologie qu’elle mérite et la psychiatrie qui lui convient23. aujourd’hui où notre culture s’éloigne toujours plus d’une conception tragique de l’humain au profit d’un modèle technique, instru-mental et économique, les prises en charge des souffrances psychiques et sociales s’éloignent toujours plus des pratiques de soin psychique au profit d’une simple gestion des risques fondée sur l’épidémiologie des populations,

20. Erving Goffman, Stigmate (1963), trad. fr., Paris, les Éditions de Minuit, 1975.21. Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, trad. fr., Paris, Puf, 1987 [1900].22. Donald W. Winnicott, Conversations ordinaires, trad. fr., Paris, Gallimard, 1988, p 114.

Souligné par moi.23. Roland Gori, Marie- José Del Volgo, 2008, op. cit. ; Roland Gori, 2010, op. cit.

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leurs profils différentiels, leurs vulnérabilités sociales et génétiques, leurs dysfonctionnements neurocognitifs. Dans une « société de contrôle », « l’or-thopédie sociale » tend à remplacer le soin. Ce sont les savoirs et les pratiques les plus solubles dans les valeurs d’une société donnée à une époque donnée qui bénéficient de « primes de civilisation24 » favorisant leur diffusion dans la culture. un changement s’est opéré progressivement, insidieusement mais férocement, dans la manière de concevoir les souffrances psychiques et leur prise en charge dans les dispositifs de la psychiatrie et du soin psychique. Comme souvent, il n’y a eu de symptômes de ce changement de civilisation des mœurs psychiatriques que dans le langage, dans le discours des gestionnaires, dans leur façon de s’exprimer, dans leur incitation constante à faire admettre cette nouvelle langue technique, instrumentale, économique, médicale, mais compassionnelle aux acteurs directs du champ. Il suffit pour s’en rendre compte de se reporter à quelques- uns de ces textes qui tombent depuis quelque temps en avalanche sur le « petit peuple » de la psychiatrie25.

Depuis une vingtaine d’années, dans les pays occidentaux, se met en place en pédopsychiatrie des techniques qui généralisent l’évaluation des risques de déviance et de dangerosité des comportements de l’enfant. Modèle d’une évaluation prédictive qui s’étend à l’infini au détriment de la « pré-vention prévenante » et soignante que réclament les collectifs comme Pas de 0 de conduite26. C’est une véritable traque des anomalies comportemen-tales qui se met en œuvre aujourd’hui dans le champ de la psychiatrie. les expertises de l’Inserm dans le champ de la santé mentale, pour exemple celle de 2005 sur le « dépistage des troubles des conduites des enfants de moins de 3 ans » comme prédictifs de la délinquance, a révélé les dangers politiques et épistémologiques d’une telle approche27.

Il ne se passe pas une seule journée sans que d’une manière ou d’une autre l’enfant ne devienne la cible d’une véritable traque « médicale » de

24. Roland Gori, 2010, op. cit.25. Rapport « Sur la Prévention de la délinquance » remis par Jacques alain bénisti à Dominique

de Villepin, Ministre de l’Intérieur en octobre 2004.http://cirdel.lyon.free.fr/IMG/pdf/rapport_bEnISTI_prevention.pdfbenisti, Mission parle-

mentaire sur la prévention de la délinquance des mineurs et des jeunes majeurs Rapport de Jacques benisti http://www.ville.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_mission_prevention_de_la_delinquance_ja_benisti. pdf, Rapport de M. Jean- Marie bockel, Secrétaire d’État à la Justice, sur la prévention de la délin-quance des mineurs http://www.elysee.fr/president/root/bank_objects/Rapport- bockel- _la_pre-vention_de_la_delinquance- des- jeunes.pdf, Rapport de Mission - Juillet 2001 Dr Eric Piel et Dr Jean- luc Roetland De la psychiatrie vers la santé mentale.

26. http://www.pasde0deconduite.org/27. Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans ! Ouvrage collectif, Toulouse, éditions ères, 2006.

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ses anomalies comportementales. Dernièrement une étude psychiatrique menée à Dublin sur 2500 enfants de 11 à 13 ans établit qu’un sur cinq serait sujet à des hallucinations auditives28. Quant au Trouble de Déficit de l’attention et de l’hyperactivité (TDah), il est largement le favori des sondages psychiatriques. Des chercheurs allemands et suisses viennent de montrer que ce trouble de l’attention et de l’hyperactivité était « surdia-gnostiqué ». Près de 10 millions d’enfants américains sont diagnostiqués chaque année comme TDah au cours de simples visites médicales de rou-tine. Des études ont établi que ces diagnostics auraient augmenté de 66% en dix ans et que les critères qui les fondent seraient peu fiables. Or une étude en aveugle révèle que dans trois cas sur quatre, les symptômes décrits par le médecin ne correspondent pas aux critères de diagnostic du TDah. un seul des quatre cas satisfait aux critères stricts, ce qui n’empêche pas le diagnostic des trois autres… Mieux encore, c’est le sexe de l’enfant qui influence l’analyse du médecin et produit un effet de halo conduisant au « surdiagnostic ». En gros, si le patient est une fille elle n’a pas de TDah, si c’est un garçon il a un TDah. l’étude montre que de « nombreux théra-peutes fondent leurs décisions sur des symptômes prototypes. le prototype du TDah est de sexe masculin, le sujet supposé en être atteint présente des symptômes tels que l’agitation motrice, le manque de concentration et l’impulsivité. Selon le sexe du patient, les mêmes symptômes conduisent à des diagnostics différents. un garçon présentant ces symptômes, même s’il ne remplit pas l’ensemble des critères diagnostiques, recevra un diagnostic de TDah, tandis que la fille, non.29 » le sexe du médecin lui- même joue puisque les hommes ont tendance à plus surdiagnostiquer le TDha que les femmes.

On voit la porosité des diagnostics psychiatriques aux préjugés culturels de ceux qui les posent. Il y a en psychiatrie une flexibilité des normes for-tement liée à la manière de voir le monde. lorsqu’en 1980 l’homosexua-lité, auparavant classée comme pathologie mentale, est retirée du DSM, des millions de gens passent du statut de malade à celui de bien portant. En revanche, quand la révision du DSM- IV en 1994, ajoute la tendance des femmes à être d’humeur triste avant leurs règles aux troubles dépressifs,

28. « un enfant sur cinq entendrait des voix » le 20 avril 2012 http://www.lexpress.fr/actualite/sciences/sante/un- enfant- sur- cinq- entendrait- des- voix_1106653.html.

29. « hyperactivité (TDah) : tendance confirmée du surdiagnostic et de la surprescription » article du 1 avril 2012 http://www.santelog.com/news/neurologie- psychologie/hyperactivite- tdah- tendance- confirmee- du- surdiagnostic- et- de- la- surprescription_7975.htm

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sous le nom de « syndrome dysphorique prémenstruel », des millions d’entre elles deviennent potentiellement des « malades ». Entre 1979 et 1996 en France, on a diagnostiqué sept fois plus de dépressions qu’avant, non pas parce qu’il y a sept fois plus de gens qui dépriment mais parce qu’on a élargi les critères de diagnostic permettant d’inclure sept fois plus de personnes comme déprimées30. Cette épidémie de surdiagnostics psy-chiatriques témoigne d’une tendance générale à médicaliser l’existence et à pathologiser les anomalies. Remarquons par exemple qu’entre la première version du DSM en 1952 et la 4e version en 1994 on est passé d’une cen-taine de troubles du comportement à près de 400 et la 5e version du DSM en 2013 promet de faire mieux en incluant toutes sortes d’anomalies parmi les troubles du comportement social, sexuel ou alimentaire.

Cette extension infinie des diagnostics psychopathologiques repose sur une confusion entre « anomalie » et « pathologie ». Cette technologie de pouvoir que constitue la nouvelle politique de santé mentale en participant à une expertise généralisée des anomalies du comportement transforme la psychiatrie en simple gestion sociale et en maintenance administrative des populations à risque dont le profil différentiel s’établit toujours davantage sur la base de critères neurogénétiques aux dépens du pathos de la souffrance psychique et sociale. C’est ce que j’appelle la traque des dys, dysfonction-nants de toutes sortes : dyslexiques, dysorthographiques, dyscalculiques, dysphoriques, dysthymiques, dys- érectiles, etc.

les « dys » ont remplacé les malades, les troubles ont remplacé les symp-tômes, ce qui constitue un changement de perspective essentiel quant aux critères de partage du normal et du pathologique. Ce glissement d’appa-rence « technique » entre « les troubles » et les « symptômes » s’avère lourd de conséquences, conséquences autant épistémologiques que politiques. Et ce glissement se déduit justement de cette confusion illégitime de l’anomalie et du pathologique, du sens statistique de la norme et de son sens quali-tatif. là est la question essentielle des rapports entre l’anormal, l’anomal et le pathologique.

Comme le montre Canguilhem31 dès 1943 dans Le Normal et le Pathologique, la confusion entre l’anomalie et le pathologique est loin d’être

30. Cf Roland Gori et Marie José Del Volgo, 2008, op. cit.31. Georges Canguilhem, « Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le patholo-

gique » (1943) suivi des « nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique » (1963- 66), in Le Normal et le pathologique, Paris, Puf, 1979.

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innocente tant sur le plan épistémologique que politique. l’anomalie, en toute rigueur sémantique, désigne un fait bizarre, c’est un terme des-criptif pour rendre compte d’un phénomène insolite, inaccoutumé, irré-gulier, une variation individuelle. C’est « un concept purement empirique ou descriptif, elle [l’anomalie] est un écart statistique32. » Toute anomalie n’est pas anormale ou pathologique et Canguilhem donne les exemples du pied- bot, du bec de lièvre ou du situs inversus, voire de l’hémophilie dans certaines conditions ou encore parfois des mutations génétiques favorisant la diversification d’une espèce. « anomalie » vient du grec « anomalia » qui signifie « inégalité », « aspérité », « rugosité », « irrégularité », « inégalité », au sens qu’on donne à ces mots en parlant d’un terrain. Or une confusion étymologique a conduit parfois à l’erreur qui consiste à faire dériver « ano-malie » de « nomos » qui signifie « loi ». Façon de transformer l’anormal en hors- la- loi… nous voyons l’importance en médecine et en psychiatrie de cette confusion entre l’anomalie, l’anormalité et l’illégalité, sa portée anthropolo-gique et ses conséquences tout autant épistémologiques que politiques. On glisse progressivement de l’anomalie à l’anormalité et de l’anormalité à l’illégalité.

la thèse de Michel Foucault selon laquelle « la psychopathologie est un fait de civilisation33 » se vérifie tous les jours. les concepts et les tech-niques de la psychopathologie ont une histoire, une histoire sociale autant qu’épistémologique. En tant que savoirs et pratiques, ils relèvent d’une analyse épistémologique qui interroge leur validité, mais en tant que pra-tiques socialement déterminées ils exigent aussi une critique généalogique qui définit leurs rapports à la culture dont ils émergent. C’est en ce sens qu’il faut aussi comprendre le désamour dont la psychanalyse fait l’objet dans la civilisation néolibérale des mœurs, et l’émergence d’autres modèles plus « convenables » au regard de son ethos.

une nouvelle « technologie actuarielle », déjà en œuvre au Canada, appa-raît aujourd’hui sur le « marché » de la psychiatrie. Dans la méthodologie actuarielle, ce n’est plus le jugement clinique du praticien qui se trouve au premier plan, pas davantage son expérience, son écoute ou même ses outils psychométriques. Pour remédier au problème des faux positifs de « dan-gerosité », les « nouveaux » psychologues se sont orientés vers des échelles « actuarielles » établies sur des bases statistiques et déterminant la probabilité

32. Ibid., p. 82.33. Michel Foucault, Maladie mentale et psychologie, Paris, Puf, 2005 [1954], p. 54.

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des risques de récidive. le principe essentiel de ces échelles est de déterminer statistiquement les caractéristiques majeures des populations délinquantes permettant d’établir des profils de morbidité et de récidive. Profils à partir desquels la probabilité de voir se développer chez un sujet les risques de récidives de comportements délictueux peut être établie. le sujet se trouve réduit à un segment de population à risque et son histoire n’est plus que la somme des comportements déviants qu’il a présentés antérieurement. bien évidemment, parmi les caractéristiques rendant probable la récidive on trouve les troubles traditionnels des comportements sociaux : absen-téisme et problèmes de discipline à l’école, consommation d’alcool et de stupéfiants, précocité des délits dans la biographie des délinquants, etc. On retrouve ici ce fatalisme social et idéologique de la vieille psychiatrie comme de la morale populaire qui faisait dire à l’un de mes maîtres en psychiatrie que pour poser un diagnostic de psychopathie, il est inutile de voir le malade sa biographie suffit.

Comment ne pas penser à ce qu’écrivait Walter benjamin : aujourd’hui où le cours de l’expérience a chuté, où il sombre indéfiniment, l’art du récit est en train de se perdre. l’art du récit, « forme épique de la vérité34 », forme artisanale de la parole, se trouve congédié dans la pratique clinique au profit d’échelles de diagnostic « actuarielles ». Comme Emmanuel aubert35 l’écrit, ces échelles sont nommées « actuarielles » « en référence au pro-cessus qui a cours dans l’actuariat et qui consiste à optimiser les placements financiers en fonction des catégories de rendement statistiquement por-teuses de faibles risques36. » Il convient de remarquer que cette psychiatrie actuarielle qui établit un « profilage statistique du risque » de récidive en fonction de la combinaison de signes et d’antécédents se révèle comme le symptôme d’une nouvelle civilisation des mœurs.

Cette nouvelle civilisation des mœurs, fabrique de subjectivité autant que machine de gouvernement, parie sur l’avenir du sujet humain comme on parie sur un placement financier, comme on établit des primes d’assu-rance à partir des tableaux de morbidité. Cette technologie réduit le sujet à la somme de ses comportements antérieurs et fait de son avenir le simple reflet de son passé. non seulement on retrouve ici la vieille demande

34. Walter benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991.35. Emmanuel aubert, « le positivisme dans la prévention de la récidive : quand la ‘scien-

ce’nourrit le contrôle social », Dossier du numéro hors série 1, 2012, « la prévention précoce en question », uQaM, Revue Nouvelles pratiques sociales.

36. Ibid.

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sociale adressée à la psychiatrie de dire « comment le criminel ressemblait à son crime avant même de l’avoir commis37 », mais encore une vision du monde néolibéral s’impose qui fait du sujet humain un « entrepreneur de lui- même38 », un « capital39 » avec pertes et profits. Cette pensée assuran-tielle, pensée des primes d’assurance et des placements financiers, promeut la notion de risque comme un concept fondamental de la psychopatho-logie et au- delà de ce champ, de tous les secteurs de l’existence : éduca-tion, culture, justice, etc. Cette technique qui élimine symboliquement les récalcitrants renonce au caractère rédempteur de la sanction, expiatoire de la punition et au souci de réinsertion sociale des criminels. C’est donc une société résignée, fataliste, qui a renoncé à ces valeurs humanistes au profit d’un positivisme méthodique dont la préoccupation majeure est de savoir pour prédire et de prédire pour gouverner. la société tout entière est devenue un « actionnaire» prudent qui fait ses affaires sur la scène interna-tionale autant que dans l’espace national avec les produits et les ressources de ses « capitaux » humains. l’État abandonne son caractère social, rédemp-teur, éducateur et civilisateur, au profit d’un pragmatisme marchand avec lequel il fait véritablement compagnonnage quitte à y perdre le sel de la vie : « l’arithmétique des plaisirs enlève à la vie le ressort même du plaisir, c’est- à- dire la capacité subjective d’invention, de création, d’imprévu. avec le risque disparaît aussi le sel de la vie. C’est une morale de commerçant prudent.40 »

37. Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974- 1975, Paris, Gallimard, 1999.

38. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique Cours au Collège de France. 1978- 1979. Paris : Gallimard, 2004.

39. « Gary becker et l’analyse économique des phénomènes sociaux » par Georges lane, 1 Mai 2006.

http://blog.georgeslane.fr/post/2005/10/01/44- la- discrimination- et- gary- becker40. Georges Canguilhem, Écrits philosophiques et politiques 1926- 1939. Œuvres complètes

tome I, Paris, Vrin, 2011, p. 117.

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