68

Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

  • Upload
    others

  • View
    19

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE
Page 2: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE
Page 4: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE
Page 5: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

1

PersonnagesSGANARELLE : mari de Martine.MARTINE : femme de Sganarelle.M. ROBERT : voisin de Sganarelle.VALÈRE , domestique de Géronte.LUCAS : mari de Jacqueline.GÉRONTE : père de Lucinde.JACQUELINE : nourrice chez Géronte et femme de Lucas.LUCINDE : fille de Géronte.LÉANDRE.THIBAUT : père de Perrin, paysans.PERRIN : paysans.

Page 6: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

2

Acte premier

Scène première

Sganarelle, Martine, paraissant sur le théâtre, en se querellant.

SGANARELLENon, je te dis que je n’en veux rien faire, et que c’est à moi de parler etd’être le maître.

MARTINEEt je te dis, moi, que je veux que tu vives à ma fantaisie, et que je ne me suispoint mariée avec toi pour souffrir tes fredaines.

SGANARELLEOh ! la grande fatigue que d’avoir une femme, et qu’Aristote a bien raisonquand il dit qu’une femme est pire qu’un démon.

MARTINEVoyez un peu l’habile homme, avec son benêt d’Aristote !

SGANARELLEOui, habile homme. Trouve-moi un faiseur de fagots qui sache, comme moi,raisonner des choses, qui ait servi six ans un fameux médecin, et qui ait sudans son jeune âge son rudiment par cœur.

MARTINEPeste du fou fieffé !

SGANARELLEPeste de la carogne !

MARTINEQue maudit soit le jour où je m’avisai d’aller dire oui !

SGANARELLEQue maudit soit le bec cornu de notaire qui me lit signer ma ruine !

Page 7: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

3

MARTINEC’est bien à toi, vraiment, à te plaindre de cette affaire ! Devrais-tu êtreun seul moment sans rendre grâce au Ciel de m’avoir pour ta femme ? etméritais-tu d’épouser une personne comme moi ?

SGANARELLEBaste ! tu fus bien heureuse de me trouver.

MARTINEQu’appelles-tu bien heureuse de te trouver ? Un homme qui me réduit àl’hôpital, un débauché, un traître, qui me mange tout ce que j’ai !…

SGANARELLETu as menti ! j’en bois une partie.

MARTINEQui me vend, pièce à pièce, tout ce qui est dans mon logis.

SGANARELLEC’est vivre de ménage.

MARTINEQui m’a ôté jusqu’au lit que j’avais !…

SGANARELLETu l’en lèveras plus malin.

MARTINEEnfin qui ne laisse aucun meuble dans toute la maison !…

SGANARELLEOn en déménage plus aisément.

MARTINEEt qui, du matin jusqu’au soir, ne fait que jouer et que boire.

SGANARELLEC’est pour ne point m’ennuyer.

MARTINEEt que veux-tu, pendant ce temps, que je fasse avec ma famille.

Page 8: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

4

SGANARELLETout ce qu’il te plaira.

MARTINEJ’ai quatre pauvres petits enfants sur les bras…

SGANARELLEMets-les à terre.

MARTINEQui me demandent à toute heure du pain.

SGANARELLEDonne-leur le fouet ; quand j’ai bien bu et bien mangé, je veux que tout lemonde soit saoul dans ma maison.

MARTINEEt tu prétends, ivrogne, que les choses aillent toujours de même ?

SGANARELLEMa femme, allons tout doucement, s’il vous plaît.

MARTINEQue j’endure éternellement les insolences et tes débauches ?

SGANARELLENe nous emportons point, ma femme.

MARTINEEt que je ne sache pas trouver le moyen de te ranger à ton devoir ?

SGANARELLEMa femme, vous savez que je n’ai pas l’Âme endurcie et que j’ai le brasassez bon.

MARTINEJe me moque de tes menaces !

SGANARELLEMa petite femme, ma mie, votre peau vous démange à votre ordinaire.

MARTINEJe te montrerai bien que je ne te crains nullement.

Page 9: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

5

SGANARELLEMa chère moitié, vous avez envie de me dérober quelque chose.

MARTINECrois-tu que je m’épouvante de tes paroles ?

SGANARELLEDoux objet de mes vœux, je vous frotterai les oreilles.

MARTINEIvrogne que tu es !

SGANARELLEJe vous battrai.

MARTINESac à vin !

SGANARELLEJe vous rosserai.

MARTINEInfâme !

SGANARELLEJe vous étrillerai.

MARTINETraître ! insolent ! trompeur ! lâche ! coquin ! pendard ! gueux ! belître !fripon ! maraud ! voleur !

SGANARELLEAh ! vous en voulez donc ?

(Sganarelle prend un bâton et lui en donne.)

MARTINEAh ! ah ! ah ! ah !

SGANARELLEVoilà le vrai moyen de vous apaiser.

Page 10: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

6

Scène II

M. Robert, Sganarelle, Martine.

MONSIEUR ROBERTHolà ! holà ! holà fi ! Qu’est ceci ? Quelle infamie ! Peste soit le coquin debattre ainsi sa femme !

MARTINE, les mains sur les côtés, lui parle en lefaisant reculer et, à la fin, lui donne un soufflet.

Et je veux qu’il me batte, moi !

MONSIEUR ROBERTAh ! j’y consens de tout mon cœur !

MARTINEDe quoi vous mêlez-vous ?

MONSIEUR ROBERTJ’ai tort.

MARTINEEst-ce là votre affaire ?

MONSIEUR ROBERTVous avez raison.

MARTINEVoyez un peu cet impertinent, qui veut empêcher les maris de battre leursfemmes !

MONSIEUR ROBERTJe me rétracte.

MARTINEQu’avez-vous à voir là-dessus ?

MONSIEUR ROBERTRien.

Page 11: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

7

MARTINEEst-ce à vous d’y mettre le nez ?

MONSIEUR ROBERTNon.

MARTINEMêlez-vous de vos affaires !

MONSIEUR ROBERTJe ne dis plus mot.

MARTINEIl me plaît d’être battue.

MONSIEUR ROBERTD’accord.

MARTINECe n’est pas à vos dépens.

MONSIEUR ROBERTIl est vrai.

MARTINEEt vous êtes un sot de venir vous fourrer où vous n’avez que faire.

(Il passe ensuite vers le mari qui, pareillement, lui parle toujours enle faisant reculer, le frappe avec le même bâton et le met en fuite. Ilfinit par dire.)

MONSIEUR ROBERT, à Sganarelle.Compère, je vous demande pardon de tout mon cœur. Faites, rossez, battezcomme il faut votre femme ; je vous aiderai, si vous le voulez…

SGANARELLEIl ne me plaît pas moi.

MONSIEUR ROBERTAh ! c’est une autre chose…

SGANARELLEJe la veux battre, si je le veux ; et ne la veux pas battre, si je ne le veux pas.

Page 12: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

8

MONSIEUR ROBERTFort bien.

SGANARELLEC’est ma femme, et non pas la vôtre.

MONSIEUR ROBERTSans doute.

SGANARELLEVous n’avez rien à me commander.

MONSIEUR ROBERTD’accord.

SGANARELLEJe n’ai que faire de votre aide.

MONSIEUR ROBERTTrès volontiers !

SGANARELLEEt vous êtes un impertinent de vous ingérer des affaires d’autrui ! Apprenezque Cicéron dit qu’entre l’arbre et le doigt il ne faut point mettre l’écorce.

(Ensuite il revient vers sa femme et lui dit en lui pressant la main :)

SGANARELLEOh çà ! faisons la paix, nous deux. Touche là.

MARTINEOui, après m’avoir ainsi battue !

SGANARELLECela n’est rien. Touche.

MARTINEJe ne veux pas.

SGANARELLEEh !

Page 13: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

9

MARTINENon.

SGANARELLEMa petite femme !

MARTINEPoint.

SGANARELLEAllons, te dis-je.

MARTINEJe n’en ferai rien.

SGANARELLEViens, viens, viens !

MARTINENon ! je veux être en colère.

SGANARELLEFi ! c’est une bagatelle. Allons, allons.

MARTINELaisse-moi là.

SGANARELLETouche, te dis-je.

MARTINETu m’as trop maltraitée.

SGANARELLEEh bien, va, je te demande pardon ; mets là ta main.

MARTINEJe te pardonne. (Elle dit le reste tout bas.) Mais tu le payeras.

SGANARELLETu es une folle de prendre garde à cela : ce sont petites choses qui sont detemps en temps nécessaires dans l’amitié ; et, cinq ou six coups de bâton,

Page 14: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

10

entre gens qui s’aiment, ne font que ragaillardir l’affection. Va, je m’en vaisau bois, et je te promets aujourd’hui plus d’un cent de fagots.

Page 15: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

11

Scène III

MARTINEVa, quelque mine que je fasse, je n’oublie pas mon ressentiment, et je brûleen moi-même de trouver les moyens de te punir des coups que tu me donnes.

Page 16: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

12

Scène IV

Valère, Lucas, Martine.

LUCASParguenne ! j’avons pris là tous deux une gueble de commission, et je nesais pas, moi, ce que je pensons attraper.

VALÈREQue veux-tu, mon pauvre nourricier ? il faut bien obéir à notre maître : etpuis nous avons intérêt, l’un et l’autre, à la santé de sa fille, notre maîtresse ;et sans doute son mariage, différé par sa maladie, nous vaudrait quelquerécompense. Horace, qui est libéral, a bonne part aux prétentions qu’on peutavoir sur sa personne ; et, quoiqu’elle ait fait voir de l’amitié pour un certainLéandre, tu sais bien que son père n’a jamais voulu consentir à le recevoirpour son gendre.

MARTINE, rêvant à part elle.Ne puis-je point trouver quelque invention pour me venger ?

LUCASMais quelle fantaisie s’est-il boutée là dans la tête, puisque les médecins yavont tous pardu leur latin ?

VALÈREOn trouve quelquefois, à force de chercher, ce qu’on ne trouve pas d’abord,et souvent en de simples lieux…

MARTINEOui, il faut que je m’en venge à quelque prix que ce soit. Ces coups mereviennent au cœur, je ne les saurais digérer ; et… (Elle dit tout ceci enrêvant, de sorte que, ne prenant pas garde à ces hommes, elle les heurte ense retournant et leur dit :) Ah ! Messieurs, je vous demande pardon ; je nevous voyais pas, et cherchais dans ma tête quelque chose qui m’embarrasse.

VALÈREChacun a ses soins dans le monde et nous cherchons aussi ce que nousvoudrions bien trouver.

MARTINESerait-ce quelque chose où je vous puisse aider ?

Page 17: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

13

VALÈRECela se pourrait faire ; et nous tâchons de rencontrer quelque habile homme,quelque médecin particulier, qui pût donner quelque soulagement à la fille denotre maître, attaquée d’une maladie qui lui a ôté tout d’un coup l’usage de lalangue. Plusieurs médecins ont déjà épuisé toute leur science auprès d’elle ;mais on trouve parfois des gens avec des secrets admirables, de certainsremèdes particuliers, qui font le plus souvent ce que les autres n’ont su faire,et c’est ce que nous cherchons.

MARTINE, elle dit ces premières lignes bas.Ah ! que le Ciel m’inspire une admirable invention pour me venger demon pendard ! (Haut.) Vous ne pouviez jamais vous mieux adresser pourrencontrer ce que vous cherchez ; et nous avons ici un homme, le plusmerveilleux homme du monde pour les maladies désespérées.

VALÈREEt de grâce, où pouvons-nous le rencontrer ?

MARTINEVous le trouverez maintenant vers ce petit lieu que voilà, qui s’amuse àcouper du bois.

LUCASUn médecin qui coupe du bois !

VALÈREQui s’amuse à cueillir des simples, voulez-vous dire ?

MARTINENon ; c’est un homme extraordinaire qui se plaît à cela, fantasque, bizarre,quinteux, et que vous ne prendriez jamais pour ce qu’il est. Il va vêtu d’unefaçon extravagante, affecte quelquefois de paraître ignorant, tient sa sciencerenfermée, et ne fuit rien tant tous les jours que d’exercer les merveilleuxtalents qu’il a eus du Ciel pour la médecine.

VALÈREC’est une chose admirable, que tous les grands hommes ont toujours ducaprice, quelque petit grain de folie mêlé à leur science.

MARTINELa folie de celui-ci est plus grande qu’on ne peut croire, car elle va parfoisjusqu’à vouloir être battu pour demeurer d’accord de sa capacité ; et je vous

Page 18: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

14

donne avis que vous n’en viendrez point à bout, qu’il n’avouera jamais qu’ilest médecin, s’il se le met en fantaisie, que vous ne preniez chacun un bâton,et ne le réduisiez, à force de coups, à vous confesser à la fin ce qu’il vouscachera d’abord. C’est ainsi que nous en usons quand nous avons besoinde lui.

VALÈREVoilà une étrange folie !

MARTINEIl est vrai ; mais, après cela, vous verrez qu’il fait des merveilles.

VALÈREComment s’appelle-t-il ?

MARTINEIl s’appelle Sganarelle. Mais il est aisé à connaître. C’est un homme qui aune large barbe noire et qui porte une fraise, avec un habit jaune et vert.

LUCASUn habit jaune et vart ! C’est donc le médecin des paroquets ?

VALÈREMais est-il bien vrai qu’il soit si habile que vous le dites.

MARTINEComment ! c’est un homme qui fait des miracles. Il y a six mois qu’unefemme fut abandonnée de tous les autres médecins : on la tenait morte il yavait déjà six heures, et l’on se disposait à l’ensevelir, lorsqu’on y fit venirde force l’homme dont nous parlons. Il lui mit, l’ayant vue, une petite gouttede je ne sais quoi dans la bouche, et, dans le même instant, elle se leva deson lit, et se mit aussitôt à se promener dans sa chambre, comme si de rienn’eût été.

LUCASAh !

VALÈREIl fallait que ce fût quelque goutte d’or potable.

MARTINECela pourrait bien être. Il n’y a pas trois semaines encore qu’un jeune enfantde douze ans tomba du haut du clocher en bas, et se brisa sur le pavé la tête,

Page 19: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

15

les bras et les jambes. On n’y eut pas plus tôt amené notre homme, qu’ille frotta par tout le corps d’un certain onguent qu’il sait faire ; et l’enfantaussitôt se leva sur ses pieds et courut jouer à la fossette.

LUCASAh !

VALÈREIl faut que cet homme-là ait la médecine universelle.

MARTINEQui en doute ?

LUCASTéstigué ! velà justement l’homme qu’il nous faut. Allons vite le chercher.

VALÈRENous vous remercions du plaisir que vous nous faites.

MARTINEMais souvenez-vous bien au moins de l’avertissement que je vous ai donné !

LUCASEh ! morguenne ! laissez-nous faire : s’il ne tient qu’à battre, la vache està nous.

VALÈRE à Lucas.Nous sommes bien heureux d’avoir fait cette rencontre, et j’en conçois, pourmoi, la meilleure espérance du monde.

Page 20: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

16

Scène V

Sganarelle, Valère, Lucas.

SGANARELLELa, la, la…

VALÈREJ’entends quelqu’un qui chante et qui coupe du bois.

SGANARELLE entre sur le théâtreen chantant et tenant une bouteille.

La, la, la… Ma foi, c’est assez travailler pour un coup. Prenons un peud’haleine. (Il boit et dit après avoir bu.) Voilà du bois qui est salé commetous les diables.

(Il chante.)

Qu’ils sont doux, Bouteille jolie. Qu’ils sont doux,Vos petits glouglous !Mais mon sort ferait bien des jalouxSi vous étiez toujours remplie. Ah ! bouteille ma mie,Pourquoi vous videz-vous ?

Allons, morbleu ! il ne faut point engendrer de mélancolie.

VALÈRE, bas, à Lucas.Le voilà lui-même.

LUCAS, bas, à Valère.Je pense que vous dites vrai, et que j’avons bouté le nez dessus.

VALÈREVoyons de près.

SGANARELLE, embrassant sa bouteille.Ah ! ma petite friponne ! que je t’aime, mon petit bouchon !

(Il chante. Apercevant Valère et Lucas qui l’examinent, il baisse lavoix.)

Page 21: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

17

Mon sort… ferait… bien des… jaloux Si…

(Voyant qu’on l’examine de plus près.)Que diable ! à qui en veulent ces gens-là ?

VALÈRE, à Lucas.C’est lui assurément.

LUCAS, à Valère.Le velà tout craché comme on nous l’a défiguré.

(Sganarelle pose la bouteille à terre, et Valère se baissant pour lesaluer, comme il croit que c’est à dessein de la prendre, il la metde l’autre côté ; Lucas faisant la même chose que Valère, Sganarellereprend sa bouteille, et la tient contre son estomac, avec divers gestesqui font un jeu de théâtre.)

SGANARELLE, à part.Ils consultent en me regardant. Quel dessein auraient-ils ?

Monsieur, n’est-ce pas vous qui vous appelez Sganarelle ?

SGANARELLEEh ! quoi ?

VALÈREJe vous demande si ce n’est pas vous qui se nomme Sganarelle ?

SGANARELLE se tournant vers Valère, puis vers Lucas.Oui et non, selon ce que vous lui voulez.

VALÈRENous ne voulons que lui faire toutes les civilités que nous pourrons.

SGANARELLEEn ce cas, c’est moi qui se nomme Sganarelle.

VALÈREMonsieur, nous sommes ravis de vous voir. On nous a adressés à vous pource que nous cherchons ; et nous venons implorer votre aide dont nous avonsbesoin.

Page 22: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

18

SGANARELLESi c’est quelque chose, Messieurs, qui dépende de mon petit négoce, je suistout prêt à vous rendre service.

VALÈREMonsieur, c’est trop de grâce que vous nous faites. Mais, Monsieur, couvrez-vous, s’il vous plaît ; le soleil pourrait vous incommoder.

LUCASMonsieu, boutez dessus.

SGANARELLE, à part.Voici des gens bien pleins de cérémonie.

(Il se couvre.)

VALÈREMonsieur, il ne faut pas trouver étrange que nous venions à vous ; les genshabiles sont toujours recherchés, et nous sommes instruits de votre capacité.

SGANARELLEIl est vrai, Messieurs, que je suis le premier homme du monde pour fairedes fagots.

VALÈREAh ! Monsieur !…

SGANARELLEJe n’y épargne aucune chose, et les fais d’une façon qu’il n’y a rien à dire.

VALÈREMonsieur, ce n’est pas de cela dont il est question.

SGANARELLEMais aussi je les vends cent dix sols le cent.

VALÈRENe parlons point de cela, s’il vous plaît.

SGANARELLEJe vous promets que je ne saurais les donner à moins.

Page 23: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

19

VALÈREMonsieur, nous savons les choses.

SGANARELLESi vous savez les choses, vous savez que je les vends cela.

VALÈREMonsieur, c’est se moquer que…

SGANARELLEJe ne me moque point, je n’en puis rien rabattre.

VALÈREParlons d’autre façon, de grâce.

SGANARELLEVous en pourrez trouver autre part à moins ; il y a fagots et fagots ; maispour ceux que je fais…

VALÈREEh ! Monsieur, laissons là ce discours.

SGANARELLEJe vous jure que vous ne les auriez pas, s’il s’en fallait un double.

VALÈREEh ! fi !

SGANARELLENon, en conscience ; vous en payerez cela. Je vous parle sincèrement et nesuis pas homme à surfaire.

VALÈREFaut-il, Monsieur, qu’une personne comme vous s’amuse à ces grossièresfeintes ? s’abaisse à parler de la sorte ? qu’un homme si savant, un fameuxmédecin comme vous êtes, veuille se déguiser aux yeux du monde, et tenirenterrés les beaux talents qu’il a !

SGANARELLE, à part.Il est fou.

VALÈREDe grâce, Monsieur, ne dissimulez point avec nous.

Page 24: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

20

SGANARELLEComment ?

LUCASTout ce tripotage ne sart de rian ; je savons çenque je savons.

SGANARELLEQuoi donc ? Que me voulez-vous dire ? Pour qui me prenez-vous ?

VALÈREPour ce que vous êtes, pour un grand médecin.

SGANARELLEMédecin vous-même ! je ne le suis point, et ne l’ai jamais été.

VALÈRE, bas.Voilà sa folie qui le tient. (Haut.) Monsieur, ne veuillez point nier les chosesdavantage, et n’en venons point, s’il vous plaît, à de fâcheuses extrémités.

SGANARELLEÀ quoi donc ?

VALÈREÀ de certaines choses dont nous serions marris.

SGANARELLEParbleu ! venez-en à tout ce qu’il vous plaira ; je ne suis point médecin, etne sais ce que vous me voulez dire.

VALÈRE, bas.Je vois bien qu’il faut se servir du remède. (Haut.) Monsieur, encore un coup,je vous prie d’avouer ce que vous êtes.

LUCASEt téstigué ! ne lantiponez point davantage, et confessez à la franquette quev’s êtes médecin.

SGANARELLE, à part.J’enrage !

VALÈREÀ quoi bon nier ce qu’on sait ?

Page 25: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

21

LUCASPourquoi toutes ces fraimes-là? À quoi est-ce que ça vous sart ?

SGANARELLEMessieurs, en un mot autant qu’en deux mille, je vous dis que je ne suispoint médecin.

VALÈREVous n’êtes point médecin ?

SGANARELLENon.

LUCASV’n’êtes pas médecin ?

SGANARELLENon, vous dis-je.

VALÈREPuisque vous le voulez, il faut s’y résoudre.

(Ils prennent chacun un bâton et frappent.)

SGANARELLEAh ! ah ! ah ! Messieurs, je suis tout ce qu’il vous plaira.

VALÈREPourquoi, Monsieur, nous obligez-vous à cette violence ?

LUCASÀ quoi bon nous bailler la peine de vous battre ?

VALÈREJe vous assure que j’en ai tous les regrets du monde.

LUCASPar ma figué ! j’en sis fâché, franchement.

SGANARELLEQue diable est ceci, Messieurs ? De grâce, est-ce pour rire, ou si tous deuxvous extravaguez, de vouloir que je sois médecin ?

Page 26: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

22

VALÈREQuoi ! vous ne vous rendez pas encore, et vous vous défendez d’êtremédecin ?

SGANARELLEDiable emporte si je le suis !

LUCASIl n’est pas vrai qu’vous sayez médecin ?

SGANARELLENon, la peste m’étouffe ! (Ils recommencent à le battre.) Ah ! ah ! Eh bien.Messieurs, oui, puisque vous le voulez, je suis médecin, je suis médecin ;apothicaire encore, si vous le trouvez bon. J’aime mieux consentir à tout quede me faire assommer.

VALÈREAh ! voilà qui va bien, Monsieur, je suis ravi de vous voir raisonnable.

LUCASVous me boutez la joie au cœur, quand je vous vois parler comme ça.

VALÈREJe vous demande pardon de toute mon âme.

LUCASJe vous demandons excuse de la libarté que j’avons prise.

SGANARELLE, à part.Ouais, serait-ce bien moi qui me tromperais, et serais-je devenu médecinsans m’en être aperçu ?

VALÈREMonsieur, vous ne vous repentirez pas de nous montrer ce que vous êtes, etvous verrez assurément que vous en serez satisfait.

SGANARELLEMais, Messieurs, dites-moi, ne vous trompez-vous point vous-mêmes ? Est-il bien assuré que je sois médecin ?

LUCASOui, par ma figué !

Page 27: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

23

SGANARELLETout de bon ?

VALÈRESans doute.

SGANARELLEDiable emporte si je le savais !

VALÈREComment vous êtes le plus habile médecin du monde.

SGANARELLEAh ! ah !

LUCASUn médecin qui a gari je ne sais combien de maladies.

SGANARELLETudieu !

VALÈREUne femme était tenue pour morte il y avait six heures ; elle était prête àensevelir, lorsque avec une goutte de quelque chose vous la fîtes revenir etmarcher d’abord par la chambre.

SGANARELLEPeste !

LUCASUn petit enfant de douze ans se laissit choir du haut d’un clocher, de quoi ileut la tête, les jambes et les bras cassés ; et vous, avec je ne sais quel onguent,vous fîtes qu’aussitôt il se relevit sur ses pieds, et s’en fut jouer à la fossette.

SGANARELLEDiantre !

VALÈREEnfin, Monsieur, vous aurez contentement avec nous ; et vous gagnerez ceque vous voudrez, en vous laissant conduire où nous prétendons vous mener.

Page 28: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

24

SGANARELLEJe gagnerai ce que je voudrai ?

VALÈREOui.

SGANARELLEAh ! je suis médecin, sans contredit. Je l’avais oublié ; mais je m’enressouviens. De quoi est-il question ? où faut-il se transporter ?

VALÈRENous vous conduirons. Il est question d’aller voir une fille qui a perdu laparole.

SGANARELLEMa foi ! je ne l’ai pas trouvée.

VALÈRE, bas, à Lucas.Il aime à rire. (À Sganarelle.) Allons, Monsieur.

SGANARELLESans une robe de médecin ?

VALÈRENous en prendrons une.

SGANARELLE, présentant sa bouteille à Valère.Tenez cela, vous ; voilà où je mets mes juleps. (Puis se tournant vers Lucasen crachant.) Vous, marchez là-dessus par ordonnance du médecin.

LUCASPalsanguenne ! ! velà un médecin qui me plaît ; je pense qu’il réussira, caril est bouffon.

Page 29: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

25

Acte deuxièmeLe théâtre représente une chambre de la maison de Géronte.

Scène première

Géronte, Valère, Lucas, Jacqueline.

VALÈREOui, Monsieur, je crois que vous serez satisfait ; et nous vous avons amenéle plus grand médecin du monde.

LUCASOh ! morguenne ! il faut tirer l’échelle après ceti-là ; et tous les autres nesont pas daignes de li déchausser ses souillez.

VALÈREC’est un homme qui a fait des cures merveilleuses.

LUCASQui a gari des gens qui estiants morts.

VALÈREIl est un peu capricieux, comme je vous ai dit ; et parfois il a des momentsoù son esprit s’échappe, et ne paraît pas ce qu’il est.

LUCASOui, il aime à bouffonner ; et l’an dirait parfois, ne v’s en déplaise, qu’il aquelque petit coup de hache à la tête.

VALÈREMais, dans le fond, il est toute science, et bien souvent il dit des choses toutà fait relevées.

LUCASQuand il s’y boute, il parle tout fin drait comme s’il lisait dans un livre.

VALÈRESa réputation s’est déjà répandue ici, et tout le monde vient à lui.

Page 30: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

26

GÉRONTEJe me meurs d’envie de le voir ; faites-le-moi vite venir.

VALÈREJe le vais quérir.

Page 31: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

27

Scène II

Valère, Sganarelle, Géronte, Lucas, Jacqueline.

VALÈREMonsieur, préparez-vous. Voici notre médecin qui entre.

GÉRONTE, à Sganarelle.Monsieur, je suis ravi de vous voir chez moi, et nous avons grand besoinde vous.

SGANARELLE, en robe de médecinavec un chapeau des plus pointus.

Hippocrate dit… que nous nous couvrions tous deux.

GÉRONTEHippocrate dit cela ?

SGANARELLEOui.

GÉRONTEDans quel chapitre, s’il vous plaît ?

SGANARELLEDans son chapitre… des chapeaux.

GÉRONTEPuisque Hippocrate le dit, il le faut faire.

SGANARELLEMonsieur le Médecin, ayant appris les merveilleuses choses…

GÉRONTEÀ qui parlez-vous, de grâce ?

SGANARELLEÀ vous.

GÉRONTEJe ne suis pas médecin.

Page 32: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

28

SGANARELLEVous n’êtes pas médecin ?

GÉRONTENon, vraiment.

SGANARELLETout de bon ?

GÉRONTETout de bon. (Sganarelle prend un bâton et frappe Géronte.) Ah ! ah ! ah !

SGANARELLEVous êtes médecin maintenant ; je n’ai jamais eu d’autres licences.

GÉRONTE, à Valère.Quel diable d’homme m’avez-vous là amené ?

VALÈREJe vous ai bien dit que c’était un médecin goguenard.

GÉRONTEOui ; mais je l’enverrais promener avec ses goguenarderies.

LUCASNe prenez pas garde à ça, Monsieur, ce n’est que pour rire.

GÉRONTECette raillerie ne me plaît pas.

SGANARELLEMonsieur, je vous demande pardon de la liberté que j’ai prise.

GÉRONTEMonsieur, je suis votre serviteur.

SGANARELLEJe suis fâché…

GÉRONTECela n’est rien.

Page 33: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

29

SGANARELLEDes coups de bâton…

GÉRONTEIl n’y a pas de mal.

SGANARELLEQue j’ai eu l’honneur de vous donner.

GÉRONTENe parlons plus de cela. Monsieur, j’ai une fille qui est tombée dans uneétrange maladie.

SGANARELLEJe suis ravi, Monsieur, que votre fille ait besoin de moi, et je souhaiterais detout mon cœur que vous en eussiez besoin aussi, vous et toute votre famille,pour vous témoigner l’envie que j’ai de vous servir.

GÉRONTEJe vous suis obligé de ces sentiments.

SGANARELLEJe vous assure que c’est du meilleur de mon âme que je vous parle.

GÉRONTEC’est trop d’honneur que vous me faites.

SGANARELLEComment s’appelle votre fille ?

GÉRONTELucinde.

SGANARELLELucinde ! Ah ! beau nom à médicamenter ! Lucinde !

GÉRONTEJe m’en vais voir un peu ce qu’elle fait.

Page 34: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

30

Scène III

Géronte, Sganarelle, Lucas, Jacqueline.

GÉRONTEMonsieur, voici tout à l’heure ma fille qu’on va vous amener.

SGANARELLEJe l’attends, Monsieur, avec toute la médecine.

GÉRONTEOù est-elle ?

SGANARELLE, se touchant le front.Là-dedans.

GÉRONTEFort bien.

SGANARELLE, en voulant toucher les tétons de la nourrice.Mais comme je m’intéresse à toute votre famille, il faut que j’essaye un peule lait de votre nourrice, et que je visite son sein.

LUCAS, le tirant, et lui faisant faire la pirouette.Nanin, nanin ; je n’avons que faire de ça.

SGANARELLEC’est l’office du médecin de voir les tétons des nourrices.

LUCASIl gnia office qui quienne, je sis votre sarviteur.

SGANARELLEAs-tu bien la hardiesse de t’opposer au médecin ? Hors de là.

LUCASJe me moque de ça.

SGANARELLE, en le regardant de travers.Je te donnerai la fièvre.

Page 35: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

31

JACQUELINE, prenant Lucas par lebras, et lui faisant aussi faire la pirouette.

Ôte-toi de là aussi, est-ce que je ne sis pas assez grande pour me défendremoi-même, s’il me fait quelque chose qui ne soit pas à faire ?

LUCASJe ne veux pas qu’il te tâte, moi.

SGANARELLEFi, le vilain, qui est jaloux de sa femme.

GÉRONTEVoici ma fille

Page 36: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

32

Scène IV

Lucinde, Géronte, Sganarelle, Valère, Lucas, Jacqueline.

SGANARELLEEst-ce là la malade ?

GÉRONTEOui. Je n’ai qu’elle de fille ; et j’aurais tous les regrets du monde si ellevenait à mourir.

SGANARELLEQu’elle s’en garde bien ! Il ne faut pas qu’elle meure sans l’ordonnance dumédecin.

GÉRONTEAllons, un siège.

SGANARELLE, à Lucinde.Eh bien, de quoi est-il question ? Qu’avez-vous ? Quel est le mal que voussentez ?

LUCINDE, portant sa main à sabouche, à sa tête et sous son menton.

Han, hi, hom, han.

SGANARELLEEh ! que dites-vous ?

LUCINDE continue les mêmes gestes.Han, hi, hom, han, han, hi, hom.

SGANARELLEQuoi ?

LUCINDEHan, hi, hom.

SGANARELLE, la contre faisant.Han, hi, hom, han, ha. Je ne vous entends point. Quel diable de langage est-ce là ?

Page 37: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

33

GÉRONTEMonsieur, c’est là sa maladie, elle est devenue muette, sans que jusquesici on en ait pu savoir la cause ! et c’est un accident qui a fait reculer sonmariage.

SGANARELLEEt pourquoi ?

GÉRONTECelui qu’elle doit épouser veut attendre sa guérison pour conclure les choses.

SGANARELLEEt qui est ce sot-là, qui ne veut pas que sa femme soit muette ? Plût à Dieuque la mienne eût cette maladie ! je me garderais bien de la vouloir guérir.

GÉRONTEEnfin, Monsieur, nous vous prions d’employer tous vos soins pour lasoulager de son mal.

SGANARELLEAh ! ne vous mettez pas en peine. Dites-moi un peu, ce mal l’oppresse-t-il beaucoup ?

GÉRONTEOui, Monsieur.

SGANARELLETant mieux. Sent-elle de grandes douleurs ?

GÉRONTEFort grandes.

SGANARELLEC’est fort bien fait. Va-t-elle où vous savez ?

GÉRONTEOui.

SGANARELLECopieusement ?

Page 38: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

34

GÉRONTEJe n’entends rien à cela.

SGANARELLELa matière est-elle louable ?

GÉRONTEJe ne me connais pas à ces choses.

SGANARELLE, à Lucinde.Donnez-moi votre bras. (À Géronte.) Voilà un pouls qui marque que votrefille est muette.

GÉRONTEEh ! oui, Monsieur, c’est là son mal ; vous l’avez trouvé tout du premiercoup.

SGANARELLEAh ! ah !

JACQUELINEVoyez comme il a deviné sa maladie.

SGANARELLENous autres grands médecins, nous connaissons d’abord les choses. Unignorant aurait été embarrassé, et vous eût été dire : « C’est ceci, c’est cela ; »mais, moi, je touche au but du premier coup, et je vous apprends que votrefille est muette.

GÉRONTEOui ; mais je voudrais bien que vous me pussiez dire d’où cela vient.

SGANARELLEIl n’est rien de plus aisé : cela vient de ce qu’elle a perdu la parole.

GÉRONTEFort bien. Mais la cause, s’il vous plaît, qui fait qu’elle a perdu la parole ?

SGANARELLETous nos meilleurs auteurs vous diront que c’est l’empêchement de l’actionde sa langue.

Page 39: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

35

GÉRONTEMais, encore, vos sentiments sur cet empêchement de l’action de sa langue ?

SGANARELLEAristote, là-dessus, dit… de fort belles choses.

GÉRONTEJe le crois.

SGANARELLEAh ! c’était un grand homme !

GÉRONTESans doute.

SGANARELLEGrand homme tout à fait… (Levant le bras depuis le coude.) un homme quiétait plus grand que moi de tout cela. Pour revenir donc à notre raisonnement,je tiens que cet empêchement de l’action de sa langue est causé par decertaines humeurs, qu’entre nous autres savants nous appelons humeurspeccantes ; c’est-à-dire… humeurs peccantes, d’autant que les vapeursformées par les exhalaisons des influences qui s’élèvent dans la région desmaladies, venant… pour ainsi dire… à… Entendez-vous le latin ?

GÉRONTEEn aucune façon.

SGANARELLE, se levant avec étonnement.Vous n’entendez point le latin ?

GÉRONTENon.

SGANARELLE, avec enthousiasme.Cabricias arci thuram, catalamus, singulariter, nominativo, hæc Musa, « laMuse bonus, bona, bonum. Deus sanctus estne oratio latinas ? Etiam,« oui ». Quare, « pourquoi » ? Quia substantivo et adjectivum concordat ingeneri, numerum, et casus.

GÉRONTEAh ! que n’ai-je étudié !

Page 40: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

36

JACQUELINEL’habile homme que velà !

LUCASOui, ça est si biau que je n’y entends goutte.

SGANARELLEOr ces vapeurs dont je vous parle venant à passer du côté gauche où estle foie, au côté droit où est le cœur, il se trouve que le poumon que nousappelons en latin armyan, ayant communication avec le cerveau, que nousnommons en grec nasmus, par le moyen de la veine cave, que nous appelonsen hébreu cubile, rencontre en son chemin lesdites vapeurs qui remplissentles ventricules de l’omoplate ; et parce que lesdites vapeurs… comprenezbien ce raisonnement, je vous prie… ; et parce que lesdites vapeurs ontcertaine malignité… écoutez bien ceci, je vous conjure.

GÉRONTEOui.

SGANARELLEOnt une certaine malignité qui est causée… soyez attentif, s’il vous plaît.

GÉRONTEJe le suis.

SGANARELLEQui est causée par l’âcreté des humeurs engendrées dans la concavité dudiaphragme, il arrive que ces vapeurs… Ossabandus, nequeys, nequer,potarinum quipsa milus. Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette.

JACQUELINEAh ! que ça est bian dit, notte homme !

LUCASQue n’ai-je la langue aussi bian pendue !

GÉRONTEOn ne peut pas mieux raisonner, sans doute. Il n’y a qu’une seule chose quim’a choqué : c’est l’endroit du foie et du cœur. Il me semble que vous lesplacez autrement qu’ils ne sont : que le cœur est du côté gauche, et le foiedu côté droit.

Page 41: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

37

SGANARELLEOui, cela était autrefois ainsi ; mais nous avons changé tout cela, et nousfaisons maintenant la médecine d’une méthode toute nouvelle.

GÉRONTEC’est ce que je ne savais pas, et je vous demande pardon de mon ignorance.

SGANARELLEIl n’y a point de mal ; et vous n’êtes pas obligé d’être aussi habile que nous.

GÉRONTEAssurément. Mais, Monsieur, que croyez-vous qu’il faille faire à cettemaladie ?

SGANARELLECe que je crois qu’il faille faire ?

GÉRONTEOui.

SGANARELLEMon avis est qu’on la remette sur son lit, et qu’on lui fasse prendre pourremède quantité de pain trempé dans du vin.

GÉRONTEPourquoi cela, Monsieur ?

SGANARELLEParce qu’il y a dans le vin et le pain, mêlés ensemble, une vertu sympathiquequi fait parler. Ne voyez-vous pas bien qu’on ne donne autre chose auxperroquets, et qu’ils apprennent à parler en mangeant de cela ?

GÉRONTECela est vrai. Ah ! le grand homme ! Vite, quantité de pain et de vin.

SGANARELLEJe reviendrai voir sur le soir en quel état elle sera.

………………….

GÉRONTEAttendez un peu, s’il vous plaît.

Page 42: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

38

SGANARELLEQue voulez-vous faire ?

GÉRONTEVous donner de l’argent, Monsieur.

SGANARELLE, tendant sa main parderrière, tandis que Géronte ouvre sa bourse.

Je n’en prendrai pas, Monsieur.

GÉRONTEMonsieur…

SGANARELLEPoint du tout.

GÉRONTEUn petit moment.

SGANARELLEEn aucune façon.

GÉRONTEDe grâce !

SGANARELLEVous vous moquez.

GÉRONTEVoilà qui est fait.

SGANARELLEJe n’en ferai rien.

GÉRONTEEh !

SGANARELLECe n’est pas l’argent qui me fait agir.

GÉRONTEJe le crois.

Page 43: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

39

SGANARELLE, après avoir pris l’argent.Cela est-il de poids ?

GÉRONTEOui, Monsieur.

SGANARELLEJe ne suis pas un médecin mercenaire.

GÉRONTEJe le sais bien.

SGANARELLEL’intérêt ne me gouverne point.

GÉRONTEJe n’ai pas cette pensée.

Page 44: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

40

Scène V

Sganarelle, Léandre.

SGANARELLE, seul, regardant l’argent qu’il a reçu.Ma foi, cela ne va pas mal et pourvu que…

LÉANDREMonsieur, il y a longtemps que je vous attends, et je viens implorer votreassistance.

SGANARELLE, lui prenant le poignet.Voilà un pouls qui est fort mauvais.

LÉANDREJe ne suis point malade, Monsieur, et ce n’est pas pour cela que je viens àvous.

SGANARELLESi vous n’êtes pas malade, que diable ne le dites-vous donc ?

LÉANDRENon : pour vous dire la chose en deux mots, je m’appelle Léandre, qui suisamoureux de Lucinde, que vous venez de visiter ; et comme, par la mauvaisehumeur de son père, toute sorte d’accès m’est fermé auprès d’elle, je mehasarde à vous prier de vouloir servir mon amour, et de me donner lieud’exécuter un stratagème que j’ai trouvé, pour lui pouvoir dire deux mots,d’où dépendent absolument mon bonheur et ma vie.

SGANARELLE, paraissant en colère.Pour qui me prenez-vous ? Comment oser vous adresser à moi pour vousservir dans votre amour, et vouloir ravaler la dignité de médecin à desemplois de cette nature ?

LÉANDREMonsieur, ne faites point de bruit.

SGANARELLE, en le faisant reculer.J’en veux faire, moi. Vous êtes un impertinent.

Page 45: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

41

LÉANDREEh ! Monsieur, doucement.

SGANARELLEUn malavisé.

LÉANDREDe grâce !

SGANARELLEJe vous apprendrai que je ne suis point homme à cela, et que c’est uneinsolence extrême…

LÉANDRE, tirant une bourse qu’il lui donne.Monsieur.

SGANARELLE, tenant la bourse.De vouloir m’employer… Je ne parle pas pour vous, car vous êtes honnêtehomme, et je serais ravi de vous rendre service ; mais il y a de certainsimpertinents au monde qui viennent prendre les gens pour ce qu’ils ne sontpas ; et je vous avoue que cela me met en colère.

LÉANDREJe vous demande pardon, Monsieur, de la liberté que…

SGANARELLEVous vous moquez. De quoi est-il question ?

LÉANDREVous saurez donc, Monsieur, que cette maladie que vous voulez guérir estune feinte maladie. Les médecins ont raisonné là-dessus comme il faut ; etils n’ont pas manqué de dire que cela procédait, qui du cerveau, qui desentrailles, qui de la rate, qui du foie ; mais il est certain que l’amour en est lavéritable cause, et que Lucinde n’a trouvé cette maladie que pour se délivrerd’un mariage dont elle était importunée. Mais, de crainte qu’on ne nous voieensemble, retirons-nous d’ici, et je vous dirai en marchant ce que je souhaitede vous.

SGANARELLEAllons, Monsieur : vous m’avez donné pour votre amour une tendresse quin’est pas concevable ; et j’y perdrai toute ma médecine, ou la malade crèvera,ou bien elle sera à vous.

Page 46: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

42

Acte troisièmeLe théâtre représente un lieu voisin de la maison de Géronte.

Scène première

Léandre, Sganarelle.

LÉANDREIl me semble que je ne suis pas mal ainsi pour un apothicaire ; et, commele père ne m’a guère vu, ce changement d’habit et de perruque est assezcapable, je crois, de me déguiser à ses yeux.

SGANARELLESans doute.

LÉANDRETout ce que je souhaiterais serait de savoir cinq ou six grands mots demédecine pour parer mon discours et me donner l’air d’habile homme.

SGANARELLEAllez, allez, tout cela n’est pas nécessaire ; il suffit de l’habit, et je n’en saispas plus que vous.

LÉANDREComment ?

SGANARELLEDiable emporte si j’entends rien en médecine ! Vous êtes honnête homme,et je veux bien me confiera vous comme vous vous confiez à moi.

LÉANDREQuoi ? vous n’êtes pas effectivement…

SGANARELLENon, vous dis-je ; ils m’ont fait médecin malgré mes dents. Je ne m’étaisjamais mêlé d’être si savant que cela ; et toutes mes études n’ont été quejusqu’en sixième. Je ne sais point sur quoi cette imagination leur est venue ;mais, quand j’ai vu qu’à toute force ils voulaient que je fusse médecin, je

Page 47: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

43

me suis résolu de l’être aux dépens de qui il appartiendra. Cependant vousne sauriez croire comment l’erreur s’est répandue, et de quelle façon chacunest endiablé à me croire habile homme. On me vient chercher de tous lescôtés ; et, si les choses vont toujours de même, je suis d’avis de m’en tenirtoute ma vie à la médecine. Je trouve que c’est le métier le meilleur de tous ;car, soit qu’on fasse bien, ou soit qu’on fasse mal, on est toujours payé demême sorte. La méchante besogne ne retombe jamais sur notre dos, et noustaillons comme il nous plaît sur l’étoffe où nous travaillons. Un cordonnier,en faisant des souliers, ne saurait gâter un morceau de cuir qu’il n’en payeles pots cassés ; mais ici l’on peut gâter un homme sans qu’il en coûte rien.Les bévues ne sont point pour nous, et c’est toujours la faute de celui quimeurt. Enfin le bon de cette profession est qu’il y a parmi les morts unehonnêteté, une discrétion la plus grande du monde, et jamais on n’en voit seplaindre du médecin qui l’a tué.

LÉANDREIl est vrai que les morts sont fort honnêtes gens sur cette matière.

SGANARELLE, voyant des hommes qui viennent à lui.Voilà des gens qui ont la mine de venir me consulter. (À Léandre.) Alleztoujours m’attendre auprès du logis de votre maîtresse.

Page 48: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

44

Scène II

Thibaut, Perrin, Sganarelle.

THIBAUTMonsieu, je venons vous charcher, mon fils Perrin et moi.

SGANARELLEQu’y a-t-il ?

THIBAUTSa pauvre mère, qui a nom Parette, est dans un lit, malade, il y six mois.

SGANARELLE, tendant la maincomme pour recevoir de l’argent.

Que voulez-vous que j’y fasse ?

THIBAUTJe voudrions, Monsieu, que vous nous baillissiez queuque petite drôleriepour la garir.

SGANARELLEIl faut voir de quoi est-ce qu’elle est malade.

THIBAUTElle est malade d’hypocrisie, Monsieu.

SGANARELLED’hypocrisie ?

THIBAUTOui, c’est-à-dire qu’alle est enflée par tout ; et l’an dit que c’est quantitéde sériosités qu’alle a dans le corps, et que son foie, son ventre, ou sa rate,comme vous voudrais l’appeler, au glieu de faire du sang, ne fait plus quede l’iau. Alle a, de deux jours l’un, la fièvre quotiguenne, avec des lassituleset des douleurs dans les mufles des jambes. On entend dans sa gorge desfleumes qui sont tout prêts à l’étouffer ; et parfois il lui prend des syncoles etdes conversions, que je crayons qu’alle est passée. J’avons dans notre villageun apothicaire, révérence parler, qui li a donné je ne sai combien d’histoires ;et il m’en coûte plus d’eune douzaine de bons écus en lavements, ne v’s en

Page 49: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

45

déplaise, en apostumes qu’on li a fait prendre, en infections de jacinthe et enportions cordales. Mais tout ça, comme dit l’autre, n’a été que de l’onguentmiton-mitaine. Il velait li bailler d’eune certaine drogue que l’on appelle duvin amétile, mais j’ai-s-eu peur, franchement, que ça l’envoyît à patres ; etl’an dit que ces gros médecins tuont je ne sai combien de monde avec cetteinvention-là.

SGANARELLE, tendant toujours la main et labranlant, comme pour signe qu’il demande de l’argent.

Venons au fait, mon ami, venons au fait.

THIBAUTLe fait est, Monsieu, que je venons vous prier de nous dire ce qu’il faut queje fassions.

SGANARELLEJe ne vous entends point du tout.

PERRINMonsieu, ma mère est malade, et velà deux écus que je vous apportons pournous bailler queuque remède.

SGANARELLEAh ! je vous entends ! vous. Voilà un garçon qui parle clairement et quis’explique comme il faut. Vous dites que votre mère est malade d’hydropisie,qu’elle est enflée par tout le corps, qu’elle a la fièvre, avec des douleurs dansles jambes, et qu’il lui prend parfois des syncopes et des convulsions, c’est-à-dire des évanouissements ?

PERRINEh ! oui, Monsieu, c’est justement ça.

SGANARELLEJ’ai compris d’abord vos paroles. Vous avez un père qui ne sait ce qu’il dit.Maintenant, vous me demandez un remède ?

PERRINOui, Monsieu.

SGANARELLEUn remède pour la guérir ?

Page 50: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

46

PERRINC’est comme je l’entendons.

SGANARELLETenez, voilà un morceau de fromage qu’il faut que vous lui fassiez prendre.

PERRINDu fromage, Monsieu ?

SGANARELLEOui ; c’est un fromage préparé, où il entre de l’or, du corail et des perles, etquantité d’autres choses précieuses.

PERRINMonsieu, je vous sommes bien obligés, et j’allons li faire prendre ça toutà l’heure.

SGANARELLEAllez. Si elle meurt, ne manquez pas de la faire enterrer du mieux que vouspourrez.

Page 51: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

47

Scène III

Jacqueline, Sganarelle, Lucas.

SGANARELLEVoici la belle nourrice. Ah ! Nourrice de mon cœur, je suis ravi de cetterencontre, et votre vue est la rhubarbe, la casse et le séné qui purgent toutela mélancolie de mon âme.

JACQUELINEPar ma figué ! Monsieu le Médecin, ça est trop bian dit pour moi, et jen’entends rien à tout votre latin.

SGANARELLEDevenez malade, nourrice, je vous prie ; devenez malade pour l’amour demoi : J’aurais toutes les joies du monde de vous guérir.

JACQUELINEJe sis votte sarvante : j’aime bian mieux qu’an ne me guérisse pas.

SGANARELLEQue je vous plains, belle nourrice, d’avoir un mari jaloux et fâcheux commecelui que vous avez !

JACQUELINEQue velez-vous, Monsieu ? c’est pour la pénitence de mes fautes ; et là oùla chèvre est liée, il faut bian qu’alle y broute.

SGANARELLEComment ! un rustre comme cela ! un homme qui vous observe toujours, etne veut pas que personne vous parle !

JACQUELINEHélas ! vous n’avez rien vu encore, et ce n’est qu’un petit échantillon de samauvaise humeur.

SGANARELLEEst-il possible ? et qu’un homme ait l’âme assez basse pour maltraiter unepersonne comme vous ? Ah que j’en sais, belle nourrice, et qui ne sont pasloin d’ici, qui se tiendraient heureux de baiser seulement les petits bouts

Page 52: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

48

de vos petons. Pourquoi faut-il qu’une personne si bien faite soit tombéeen de telles mains, et qu’un franc animal, un brutal, un stupide, un sot…Pardonnez-moi, nourrice, si je parle ainsi de votre mari.

JACQUELINEEh, Monsieu, je sais bien qu’il mérite tous ces noms-là.

SGANARELLEOui, sans doute, nourrice, il les mérite, et il mériterait encore que vous luimissiez quelque chose sur la tête, pour le punir des soupçons qu’il a.

JACQUELINEIl est bien vrai, que si je n’avais devant les yeux que son intérêt, il pourraitm’obliger à queuque étrange chose.

SGANARELLEMa foi ! vous ne feriez pas mal de vous venger de lui avec quelqu’un. C’estun homme, je vous le dis, qui mérite bien cela ; et si j’étais assez heureux,belle nourrice, pour être choisi pour…

En cet endroit, tous deux apercevant Lucas qui était derrière eux etentendait leur dialogue, chacun se retire de son côté, mais le médecind’une manière fort plaisante.

Page 53: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

49

Scène IV

Géronte, Lucas.

GÉRONTEHolà ! Lucas, n’as-tu point vu ici notre médecin ?

LUCASEt oui, de par tous les diantres, je l’ai vu, et ma femme aussi.

GÉRONTEOù est-ce donc qu’il peut être ?

LUCASJe ne sais ; mais je voudrais qu’il fût à tous les guebles.

GÉRONTEVa-t’en voir un peu ce que fait ma fille.

Page 54: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

50

Scène V

Géronte, Léandre, Sganarelle.

GÉRONTEAh ! Monsieur, je demandais où vous étiez.

SGANARELLEJe m’étais amusé dans votre cour à expulser le superflu de la boisson.Comment se porte la malade ?

GÉRONTEUn peu plus mal depuis votre remède.

SGANARELLETant mieux : c’est signe qu’il opère.

GÉRONTEOui, mais en opérant, je crains qu’il ne l’étouffe.

SGANARELLENe vous mettez pas en peine ; j’ai des remèdes qui se moquent de tout, etje l’attends à l’agonie.

GÉRONTEQui est cet homme-là que vous amenez ?

SGANARELLE, faisant des signesavec la main que c’est un apothicaire.

C’est…

GÉRONTEQuoi ?

SGANARELLECelui…

GÉRONTEEh ?

Page 55: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

51

SGANARELLEQui…

GÉRONTEJe vous entends.

SGANARELLEVotre fille en aura besoin.

Page 56: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

52

Scène VI

Lucinde, Géronte, Léandre, Jacqueline, Sganarelle.

JACQUELINEMonsieu, velà votre fille qui veut un peu marcher.

SGANARELLECela lui fera du bien. Allez-vous-en, Monsieur l’Apothicaire, tâter un peuson pouls, afin que je raisonne tantôt avec vous de sa maladie. (Sganarelletire Géronte dans un coin du théâtre, et lui passe un bras sur les épaulespour l’empêcher de tourner la tête du côté où sont Léandre et Lucinde.)Monsieur, c’est une grande et subtile question entre les doctes, de savoir siles femmes sont plus faciles à guérir que les hommes. Je vous prie d’écouterceci, s’il vous plaît. Les uns disent que non, les autres disent que oui : et moije dis que oui et non ; d’autant que l’incongruité des humeurs opaques, quise rencontrent au tempérament naturel des femmes, étant cause que la partiebrutale veut toujours prendre empire sur la sensitive, on voit que l’inégalitéde leurs opinions dépend du mouvement oblique du cercle de la lune ; et,comme le soleil, qui darde ses rayons sur la concavité de la terre, trouve…

LUCINDE, à Léandre.Non, je ne suis point du tout capable de changer de sentiments.

GÉRONTEVoilà ma fille qui parle ! Ô grande vertu du remède ! Ô admirable médecin !Que je vous suis obligé, Monsieur, de cette guérison merveilleuse ! et quepuis-je faire pour vous après un tel service ?

SGANARELLE se promenant sur lethéâtre et s’éventant avec son chapeau.

Voilà une maladie qui m’a bien donné de la peine !

LUCINDEOui, mon père, j’ai recouvré la parole ; mais je l’ai recouvrée pour vous direque je n’aurai jamais d’autre époux que Léandre, et que c’est inutilementque vous voulez me donner Horace.

GÉRONTEMais…

Page 57: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

53

LUCINDERien n’est capable d’ébranler la résolution que j’ai prise.

GÉRONTEQuoi ?

LUCINDEVous m’opposerez en vain de belles raisons.

GÉRONTESi…

LUCINDETous vos discours ne serviront de rien.

GÉRONTEJe…

LUCINDEC’est une chose où je suis déterminée.

Mais…

LUCINDEIl n’est puissance paternelle qui me puisse obliger à me marier malgré moi.

GÉRONTEJ’ai…

LUCINDEVous avez beau faire tous vos efforts.

GÉRONTEIl…

LUCINDEMon cœur ne saurait se soumettre à cette tyrannie.

GÉRONTELà…

Page 58: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

54

LUCINDEEt je me jetterai plutôt dans un couvent que d’épouser un homme que jen’aime point.

GÉRONTEMais…

LUCINDE, parlant d’un ton de voix à étourdir.Non. En aucune façon. Point d’affaire. Vous perdez le temps. Je n’en ferairien. Cela est résolu.

GÉRONTEAh ! quelle impétuosité de paroles ! il n’y a pas moyen d’y résister. (ÀSganarelle.) Monsieur, je vous prie de la faire redevenir muette.

SGANARELLEC’est une chose qui m’est impossible. Tout ce que je puis faire pour votreservice est de vous rendre sourd si vous voulez.

GÉRONTEJe vous remercie. (À Lucinde.) Penses-tu donc…

LUCINDENon, toutes vos raisons ne gagneront rien sur mon âme.

GÉRONTETu épouseras Horace, dès ce soir.

LUCINDEJ’épouserai plutôt la mort.

SGANARELLEMon Dieu, arrêtez-vous, laissez-moi médicamenter cette affaire. C’est unemaladie qui la tient, et je sais le remède qu’il y faut apporter.

GÉRONTESerait-il possible, Monsieur, que vous puissiez aussi guérir cette maladied’esprit ?

SGANARELLEOui : laissez-moi faire, j’ai des remèdes pour tout, et notre apothicaire nousservira pour cette cure. (Il appelle l’apothicaire et lui parle.) Un mot. Vous

Page 59: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

55

voyez que l’ardeur qu’elle a pour ce Léandre est tout à fait contraire auxvolontés du père, qu’il n’y a point de temps à perdre, que les humeurs sontfort aigries, et qu’il est nécessaire de trouver promptement un remède àce mal qui pourrait empirer par le retardement. Pour moi, je n’y en voisqu’un seul, qui est une prise de fuite purgative, que vous mêlerez commeil faut avec deux drachmes de matrimonium en pilules. Peut-être fera-t-elle quelque difficulté à prendre ce remède : mais comme vous êtes habilehomme dans votre métier, c’est à vous de l’y résoudre, et de lui faire avalerla chose du mieux que vous pourrez. Allez-vous-en lui faire faire un petittour de jardin, afin de préparer les humeurs, tandis que j’entretiendrai ici sonpère ; mais surtout, ne perdez point de temps : au remède, vite, au remèdespécifique !

Page 60: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

56

Scène VII

Géronte, Sganarelle.

GÉRONTEQuelles drogues, Monsieur, sont celles que vous venez de dire ? Il me sembleque je ne les ai jamais ouï nommer.

SGANARELLECe sont drogues dont on se sert dans les nécessités urgentes.

GÉRONTEAvez-vous jamais vu une insolence pareille à la sienne ?

SGANARELLELes filles sont quelquefois un peu têtues.

GÉRONTEVous ne sauriez croire comme elle est affolée de ce Léandre.

SGANARELLELa chaleur du sang fait cela dans les jeunes esprits.

GÉRONTEPour moi, dès que j’ai eu découvert la violence de cet amour, j’ai su tenirtoujours ma fille renfermée.

SGANARELLEVous avez fait sagement.

GÉRONTEEt j’ai bien empêché qu’ils n’aient eu communication ensemble.

SGANARELLEFort bien.

GÉRONTEIl serait arrivé quelque folie, si j’avais souffert qu’ils se fussent vus.

SGANARELLESans doute.

Page 61: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

57

GÉRONTEEt je crois qu’elle aurait été fille à s’en aller avec lui.

SGANARELLEC’est prudemment raisonné.

GÉRONTEOn m’avertit qu’il fait tous ses efforts pour lui parler.

SGANARELLEQuel drôle.

GÉRONTEMais il perdra son temps.

SGANARELLEAh ! ah !

GÉRONTEEt j’empêcherai bien qu’il ne la voie.

SGANARELLEIl n’a pas affaire à un sot, et vous savez des rubriques qu’il ne sait pas. Plusfin que vous n’est pas bête.

Page 62: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

58

Scène VIII

Lucas, Géronte, Sganarelle.

LUCASAh palsanguenne, Monsieu, vaici bian du tintamarre : votre fille s’en estenfuie avec son Liandre. C’était lui qui était l’Apothicaire ; et velà Monsieule Médecin qui a fait cette belle opération-là.

GÉRONTEComment ? m’assassiner de la façon ! Allons, un commissaire ! et qu’onempêche qu’il ne sorte. Ah, traître ! je vous ferai punir par la justice.

LUCASAh ! par ma fi ! Monsieu le Médecin, vous serez pendu ; ne bougez de làseulement.

Page 63: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

59

Scène IX

Martine, Sganarelle, Lucas.

MARTINE, à Lucas.Ah ! mon Dieu ! que j’ai eu de peine à trouver ce logis ! Dites-moi un peudes nouvelles du médecin que je vous ai donné.

LUCASLe velà qui va être pendu.

MARTINEQuoi ? mon mari pendu ! Hélas ! et qu’a-t-il fait pour cela ?

LUCASIl a fait enlever la fille de notre maître.

MARTINEHélas ! mon cher mari, est-il bien vrai qu’on te va pendre ?

SGANARELLETu vois. Ah !

MARTINEFaut-il que tu te laisses mourir en présence de tant de gens ?

SGANARELLEQue veux-tu que j’y fasse ?

MARTINEEncore, si tu avais achevé de couper notre bois, je prendrais quelqueconsolation.

SGANARELLERetire-toi de là, tu me fends le cœur !

MARTINENon, je veux demeurer pour t’encourager à la mort, et je ne te quitterai pointque je ne t’aie vu pendu.

Page 64: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

60

SGANARELLEAh !

Page 65: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

61

Scène X

Géronte, Sganarelle, Martine, Lucas.

GÉRONTE, à Sganarelle.Le Commissaire viendra bientôt, et l’on s’en va vous mettre en lieu où l’onme répondra de vous.

SGANARELLE, à genoux.Hélas ! cela ne se peut-il point changer en quelques coups de bêton ?

GÉRONTENon, non ; la justice en ordonnera. Mais que vois-je ?

Page 66: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

62

Scène XI

Géronte, Léandre, Lucinde,Sganarelle, Lucas, Martine, Jacqueline.

LÉANDREMonsieur, je viens faire paraître Léandre à vos yeux, et remettre Lucinde envotre pouvoir. Nous avons eu dessein de prendre la fuite nous deux, et denous aller marier ensemble ; mais cette entreprise a fait place à un procédéplus honnête. Je ne prétends point vous voler votre fille, et ce n’est que devotre main que je veux la recevoir. Ce que je vous dirai, Monsieur, c’estque je viens tout à l’heure de recevoir des lettres par où j’apprends que mononcle est mort, et que je suis héritier de tous ses biens.

GÉRONTEMonsieur, votre vertu m’est tout à fait considérable, et je vous donne mafille avec la plus grande joie du monde.

SGANARELLE, à part.La médecine l’a échappé belle.

MARTINEPuisque tu ne seras point pendu, rends-moi grâce d’être médecin : car c’estmoi qui l’ai procuré cet honneur.

SGANARELLEOui ! c’est toi qui m’as procuré je ne sais combien de coups de bâton !

LÉANDRE, à Sganarelle.L’effet en est trop beau pour en garder du ressentiment.

SGANARELLESoit. (À Martine.) Je te pardonne ces coups de bâton en faveur de la dignitéoù tu m’as élevé ; mais prépare-toi désormais à vivre dans un grand respectavec un homme de ma conséquence, et songe que la colère d’un médecinest plus à craindre qu’on ne peut croire.

Page 68: Le Médecin malgré lui - TV5MONDE

©Ilivri 2014