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Le Mécano de la « General » Un film de Buster KEATON LYCÉENS AU CINÉMA

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Le Mécano de la «General»

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Un film de Buster KEATON

LYCÉENS AU CINÉMA

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SommaireGÉNÉRIQUE / SYNOPSIS

ÉDITORIAL

LE RÉALISATEUR

LA LIGNE DE VIE DU FILM

PERSONNAGES ET ACTEURS PRINCIPAUX

DÉCOUPAGE SÉQUENTIEL

ANALYSE DU RÉCIT

ANALYSE D’UNE SÉQUENCE

ORIENTATIONS

CLÉS POUR DES MOMENTS CLÉS

EXPLORATIONS

LE LANGAGE DU FILM

L’AFFICHE / LA CRITIQUE

BIBLIOGRAPHIE

AUTOUR DU FILM

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LYCÉENS AU CINÉMA

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■ GÉNÉRIQUE

Etats-Unis, 1926Titre original : The General

Réalisation : Buster Keaton et Clyde Bruckman. Scénario et intertitres : Buster Keaton et ClydeBruckman, d’après le livre de William Pittinger, The Great Locomotive ChaseAdaptation : Al Boasberg et Charles Smith.

Photographie : J. Devereux Jennings, Bert Haines. Costumes et maquillage : J.K. Pitcairn, FredC. Ryle, Bernie Hubbel. Directeur technique et décors : Fred Gabourie. Effets lumineux :Denver Harmon. Chef mécanicien : Fred Wrihght. Effets spéciaux : Jack Little. Montage : J. Sherman Kell, Hary Barnes, Buster Keaton. Musique et bruitage (réalisés après 1928) : KonradElfers

Interprétation : Johnnie (ou Johnny ou Johny) Gray Buster Keaton Annabelle (ou Annabel ouMary) Lee Marion Mack Capitaine Anderson (espion) Glen Cavender General nordiste ThatcherJim Farley Général sudiste Frederick Vroom Le père d’Annabelle Charles Smith Le frèred’Annabelle Frank Barnes Trois officiers nordistes Joe Keaton, Mike Donlin et Tom NawnLe recruteur Frank Agney

Production : Buster Keaton Productions Inc., pour United Artists-Joseph M. Schenck.Distribution : United Artists Corporation.Format : 1/1, 33 Durée actuelle : 1h 15Distribution : Les Grands Films ClassiquesSortie à New York : 18 décembre 1926 Sortie à Paris : 11 mars 1927

■ SYNOPSIS

1861, Géorgie. La guerre de Sécession commence. Johnnie Gray, mécanicien, a deux amours :Annabelle Lee et sa locomotive, la « General ». À l’exemple du frère de la jeune fille et sur lasuggestion de celle-ci, Johnnie se précipite au bureau de recrutement quand les combatss’approchent. Mais on juge, sans le lui dire, qu’il sera plus utile au Sud en gardant son métier.Convaincue que Johnnie n’a même pas tenté de s’enrôler, Annabelle jure qu’elle ne le reverra qu’unefois l’uniforme revêtu…

Un an plus tard, des espions nordistes volent la « General », et Johnnie se lance à leur poursuite auxcommandes d’une autre locomotive volée. Il ignore la présence d’Annabelle dans le train des espions.Venant à bout d’obstacles divers, il entre dans les lignes nordistes puis se réfugie dans une maison.Caché sous une table, il assiste à une réunion de l’état-major ennemi et découvre qu’Annabelle estleur prisonnière. La nuit, en uniforme nordiste, il emmène la jeune prisonnière, persuadée qu’il n’estvenu que pour la sauver, et récupère sa « General ». Les Nordistes se lancent alors à sa poursuite ensens inverse, dans un second train. Malgré les maladresses d’Annabelle, Johnnie prend de l’avance,change d’uniforme pour échapper aux balles sudistes et informe l’état-major de son camp de lastratégie ennemie. Ayant fait chuter ses poursuivants sur un pont qu’il a enflammé, Johnnie participeà la contre-attaque sudiste et met à mal, accidentellement, l’armée nordiste. Il est engagé commelieutenant, conquérant définitivement le cœur d’Annabelle.

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Les dossiers pédagogiques et les fiches-élèves de l'opération lycéens au cinémaont été édités par la Bibliothèque du film (BIFI) avec le soutien du Ministère de la culture et de la communication (Centre national de la cinématographie). Rédacteur en chef : Frédéric Strauss.

Dossier Le Mécano de la « General » © BIFI Auteur : Joël Magny Maquette : Public Image Factory Iconographie : photogrammes, Les Grands Films Classiques, réalisés par Sylvie Pliskin./ Portraits de Buster Keaton (couverture et p.4) D.R.

Bibliothèque du film (BIFI)100, rue du Faubourg Saint-Antoine - 75012 PARISTél : 01 53 02 22 30 - Fax : 01 53 02 22 39Site Internet : www.bifi.fr

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Le film d’un poète géomètre « J’étais plus fier de ce film que de tous ceux que j’avais jamais réalisés ». Des années après saréalisation, en 1926, critiques et public confirmeront ce jugement de Keaton sur ce qui estnon seulement un de ses chefs-d’œuvre, mais un sommet de l’art muet et du cinéma toutcourt. Le Mécano de la « General » révéla un véritable « auteur », une personnalité dont laseule présence à l’écran suffisait à imposer un univers poétique original et puissant, et dontl’œil derrière la caméra définissait un espace à la géométrie impitoyable mais jamaisdesséchante.

On admire d’abord, dans Le Mécano de la « General », l’étonnante rigueur d’une constructionparfaitement symétrique, un va-et-vient ferroviaire dont l’ampleur n’a d’égale quel’élégance. Pour Keaton, comme pour l’un de ses plus grands admirateurs, Maurice Schérer,alias Éric Rohmer, le cinéma est avant tout « art de l’espace », inscription du corps deJohnnie Gray (Buster Keaton) dans un réseau de lignes figuratives, horizontales ouverticales, et de trajectoires invisibles dessinées par le mouvement incessant du personnage.

Ce qui fait la réussite et la modernité du Mécano de la « General », c’est que cette géométriedans l’espace repose sur la faculté du cinéma de donner à voir le « grain » même de laréalité. Mis en scène dans un parfait respect de l’authenticité historique, comme de la réalitéimmédiate – ni trucages, ni « transparences », ni cascadeurs – Le Mécano de la « General »tire sa force d’un univers burlesque qui confine parfois au fantastique reposant sur unréalisme physique absolu.

Joël Magny

■ ÉDITORIAL

Deux locomotives pour dessiner des lignes dans l’espace.

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Keaton ou l’art de l’espaceKeaton n’est pas seulement un personnage

burlesque, mais un metteur en scène jouant

aussi bien de son visage, de son corps,

que de l’espace.

> Le « casse-cou »Le jeune Francis participe au numéro de ses parents (« Les Trois Keaton »)

dès l’âge de trois ans. Selon la légende, c’est Harry Houdini qui, voyant l’en-fant se relever prestement après une chute spectaculaire dans un escalier, s’écria :« My, what a buster ! », ce qui peut revêtir des significations diverses : « Queldos ! », « Quel casse-cou ! » ou « Quel gros malin ! » ! En 1899, les Trois Keatonabandonnent les tournées itinérantes pour le « vaudeville » (spectacle demusic-hall mêlant divers genres) et connaissent un vif succès. Keaton raconte-ra plus tard : « Notre numéro gagna la réputation d’être le plus violent du music-hall.[…] Pop [Joe Keaton] commença par me porter en scène et me laisser tomber sur leplancher. Ensuite, il se mit à essuyer le sol avec moi comme balai. Comme je ne mani-festais aucun signe de mécontentement, il prit l’habitude de me lancer d’un bout àl’autre de la scène, puis au fond des coulisses, pour finir par me balancer dans la fossed’orchestre, où j’atterrissais dans la grosse caisse». Cette violence vaut au spectaclede nombreuses interdictions à la suite d’interventions de ligues de protectionde l’enfance. Mais cet apprentissage forme l’athlète et l’acrobate que seraKeaton dans tous ses grands films, forge son endurance et lui apprend les ver-tus comiques de l’impassibilité face à l’adversité.

> L’apprentissage avec Fatty ArbuckleL’alcoolisme de Joe aidant, le trio ne trouve plus que des engagements

secondaires à New York, puis se sépare. À vingt et un ans, Keaton rencontrel’homme qui va non seulement changer son destin, mais lui apprendre tout ducinéma et de sa technique, le comique et réalisateur accompli qu’est RoscoeArbuckle1, jusque-là principale vedette, après Chaplin, chez Mack Sennett sousle nom de Fatty. Keaton entre ainsi à la Comique Film Corp. que vient de fonder

Joseph M. Schenck, et, en à peine plus d’un an, va devenir une gloire du ciné-ma burlesque. Son succès, aux côtés de Fatty, est tel que son salaire passe de 40à 500 dollars par semaine entre avril 1917 et fin 1918 et qu’il décline alors despropositions de Jack Warner et William Fox à 1000 dollars. Dès leur premierfilm, The Butcher Boy, on est frappé par la complémentarité efficace du coupleBuster-Fatty. Elle ne repose pas seulement sur l’opposition entre gros etmaigre, mais entre l’exubérance et l’économie de mouvements, la lourdeur ducorps et les prouesses athlétiques, le sale et le propre, la réaction irréfléchie etla réflexion implicite. Après sept mois sur le front français (sans jamais livrerbataille), Buster poursuit sa collaboration avec Arbuckle jusqu’au début de1920 (soit une quinzaine de films).

> Rival de Chaplin !Lorsque Arbuckle passe en 1920 sous contrat avec Adolph Zukor, Joseph

Schenck crée le Studio Keaton dans d’anciens studios de Chaplin à Hollywood,pour y produire les films de Keaton seul. Film de prestige inspiré d’un succèsde Broadway, The Saphead (Ce crétin de Malec2) crée le personnage de riche oisifamoureux et timide qu’on retrouvera dans des films de la maturité (La Croisièredu Navigator). Le succès grandissant de Keaton auprès du public américain etmondial en fait un des principaux rivaux de Chaplin. La vingtaine de films dedeux bobines que Schenck produits seul puis, à partir de 1921, avec Keaton,constituent une des périodes les plus inventives et les plus libres de Keaton.Dès cette époque, Keaton démontre qu’il n’est pas seulement un personnageburlesque, comme beaucoup de ceux qui sont issus de chez Mack Sennett (BillyBevan, Chester Conklin, Ben Turpin…). Il a un univers au même titre queHarry Langdon, Harold Loydd, W.C Fields, Laurel et Hardy et, bien sûr,Charlie Chaplin. Il est aussi un « metteur en scène », jouant aussi bien d’unvisage apparemment impassible mais d’une grande plasticité, d’un corps quisait jouer de l’immobilité et de la vitesse et, surtout, utiliser l’espace, que ce soitcelui de la fiction (le double trajet inversé du Mécano de la « General ») ou celuidu cinéma : le cadre cinématographique fait partie de la poétique keatoniennecomme du gag, qui se pose et se résout fréquemment par déplacement dansl’espace (tout particulièrement dans La Maison démontable).

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1. La carrière de Roscoe « Fatty » Arbuckle, né en 1881, s’interrompra brutalement en 1921. Accusé injustement de viol et de meurtre sur la personne d’une jeune actrice, il est poursuivi par les ligues de vertu et, quoique acquitté, il ne

retrouvera du travail que sous pseudonyme, puis dans des bandes parlantes médiocres, pour mourir oublié en 1933.

2. Le personnage de Buster a connu un grand nombre d’appellations en France comme en Europe, selon les distributeurs. Outre « Buster », les plus répandues furent « Malec », « Frigo », « Elmer » (surtout à la fin de sa carrière), « Fregoli »

(en Italie), « Pamplinas » (en Espagne)...

Joseph et Myra Keaton,

acteurs dans des tournées

de spectacles ambulants

(« The Mohawk Indian

Medecine Show »)

aux côtés du prestidigitateur

Harry Houdini, donnèrent

naissance le 4 octobre 1895 à

Joseph Francis Keaton,

dit Buster, dans les coulisses

d’un théâtre, à Piqua (Kansas),

pendant la représentation.

■ LE RÉALISATEUR

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En 1923, comme les autres comiques, Keaton et Joseph Schenck changent depolitique : les courts métrages coûtent trop cher pour ce qu’ils peuvent rap-porter. Produits par MGM (qui succède à Metro Pictures en 1924) puis UnitedArtists Corp., les dix longs métrages réalisés de 1923 à 1928, entre Les Trois âgeset Steamboat Bill Jr, dont Le Mécano de la « General », constituent une série desommets dans l’œuvre de Keaton et du cinéma burlesque, et sont - à quelquesexceptions près, comme Le Mécano de la « General », nous le verrons - de trèsgros succès. Ils rapportent à peu près autant que ceux d’Harold Lloyd (jusqu’à2 000 000 de dollars), mais moins que ceux de Chaplin. « Entre le début et lemilieu des années vingt, le salaire de Keaton passa de 1000 à 2000 dollars par semai-ne, plus 25% sur les bénéfices » (M. Denis).

> Ce crétin de Malec !En 1928, Buster Keaton commet, selon ses propres termes, « la plus gran-

de erreur de sa vie ». Sur les conseils de Joseph Schenck et malgré les avertis-sements de Chaplin ou Lloyd, Keaton renonce à ses propres Studios pour latutelle de la MGM. Plus question de travailler selon les méthodes héritées deSennett ou d’Arbuckle, dans l’improvisation comme pour le fignolage de sesfilms. Après The Cameraman, où il dispose encore de ses anciens collaborateurs,c’est le règne du studio, des commandes imposées, d’une mise en scènecontrainte et impersonnelle. Les premiers films (comme Free and Essai) demeu-rent marqués de la personnalité de Keaton, conservent quelques caractères kea-toniens qui parsèmeront encore de rares productions. Le passage du burlesqueà la comédie ne correspond pas aux dons de Keaton et le parlant n’arrange rien.En 1932-33, il est pratiquement le faire-valoir d’une médiocre vedette dumusic-hall, Jimmy Durante.Dès lors, il doit accepter toutes sortes de prestations où il n’est plus quel’ombre de lui-même. Dépressions, cures de désintoxication, divorce, exils sesuccèdent. En 1937, la MGM l’emploi pour 100 dollars par semaine, entreautres comme conseiller du comique Red Skelton. Entre 1947 et 1953, il par-court l’Europe avec le cirque Médrano. En 1957, il est conseiller de sa propreautobiographie (The Buster Keaton Story), interprétée par Donald O’Connor.Presque totalement oublié, écrasé par la gloire de Chaplin, qui l’invite cepen-dant à partager à ses côtés une scène mémorable de Limelight en 1951, Keatonne retrouve l’attention de la profession, en recevant un Oscar spécial, qu’en1959. Puis, les cinéphiles, critiques et historiens du monde entier le redécou-vrent grâce à divers hommages et rétrospectives, à la Cinémathèque française(1962), au Festival de Venise (1968), au National Film Theatre (1968)... Ilmeurt en 1966.

Filmographie

Keaton acteur,

réalisateur et producteur

(Coréalisateur : Eddie Cline. Coproducteur : J. M. Schenck)

1920-1923The Round-up ; The High Sign (Malec champion de tir) ; TheSaphead (Ce crétin de Malec) ; One Week (La Maisondémontable) ; Convict 13 (Malec champion de golf) ; The Scarecrow (L’Épouvantail) ; Neighbours (Voisins-voisines) ;The Haunted House (Malec chez les fantômes) ; Hard Luck (LaGuigne de Malec) ; The Goat (L’Insaisissable) ; The Playhouse(Frigo Fregoli) ; The Boat (Frigo, capitaine au long cours) ; ThePaleface (Malec chez les Indiens) ; Cops (Frigo déménageur) ; My Wife’s Relations (Les Parents de ma femme) ; ScreenSnapshots ; The Blacksmith (Malec forgeron) ; The FrozenNorth (Frigo esquimau) ; Day Dreams (Grandeur et décadence) ; The Electric House (Frigo à l’Electric hôtel) ; The Balloonatic(Malec aéronoaute) ; The Love Nest (Le Nid d’amour ou Frigo etla baleine).

Longs métrages

(Coproduits et réalisés par Keaton, pour la MGM)

1923 : Three Ages (Les Trois âges, coréal : E. Cline) ; OurHospitality (Les Lois de l’hospitalité, coréal. Blystone).1924 : Sherlock, Jr (Sherlock Junior, détective) ; The Navigator(La Croisière du Navigator).1925 : Seven Chances (Les Fiancées en folie) ; Go West (Mavache et moi).1926 : Battling Buttler (Le Dernier round).(Coproduits et souvent réalisés par Keaton, pour UnitedArtists) :1926 : The General (Le Mécano de la “ General ”, coréal. :Clyde Bruckman).1927 : College (Sportif par amour, réal. : James W. Horne).1928 : Steamboat Bill, Jr (Cadet d’eau douce, réal. : Charles F.Reisner).

(Films de long métrage produits par la MGM dontKeaton n’assure plus la production ni la réalisation)

1928 : The Cameraman (L’Opérateur).1929 : Spite mariage (Le Figurant).1930 : Free and Easy (Le Metteur en scène) ; Doughboys (Busters’en va-t-en guerre).1931 : Films avec Jimmy Durante : Parlor, Bedroom and Bath(Buster se marie) ; Sidewalks of New York (Buster millionnaire) 1932-33 : Films avec Jimmy Durante : The Pationate Plumber(Le Plombier amoureux) ; Speak Easily (Le Professeur) ; What !No Beer ? (Le Roi de la bière).1934-37 : Seize courts métrages produits par Educational.Keaton collabore parfois au scénario.1939-41 : Dix films produits par la Columbia.

Participations diverses notables

1950 : Sunset Boulevard (Boulevard du crépuscule), de BillyWilder.1951 : Limelight (Les Feux de la rampe), de Charlie Chaplin.1957 : The Buster Keaton Story (L’Homme qui n’a jamais ri),de Sidney Sheldon (conseiller technique)1962 : It’s a Mad, Mad, Mad, Mad World(Un monde fou, fou, fou), de Stanley Kramer.1964 : Film (Film), d’Alan Schneider (et Samuel Beckett).1965 : The Railroader (L’Homme du rail,), de Julian Biggs.1966 : A Funny Thing Happened on the Way to the Forum(Le Forum en folie), de Richard Lester.1967 : Due Marines e un generale(War Italian Style), de Luigi Scattini.

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Un burlesque « authentique »

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Le Mécano de la « General » présente deux caractéristiques rares pour unfilm burlesque, son « authenticité » et son budget. En effet, le sujet repose surun épisode de la guerre de Sécession connu sous le nom de raid Andrews. Enavril 1862, une vingtaine de militaires de l’Union, déguisés en paisiblescitoyens, s’infiltrèrent dans les lignes de l’armée confédérée sous la direction deJames J. Andrews, et s’emparèrent, à Marietta (Géorgie), d’une locomotive, la « General ». Il la ramenèrent vers le Nord en détruisant les voies, brûlant lesponts et coupant les lignes télégraphiques, mais furent rejoints et arrêtés pardeux mécaniciens sudistes peu avant leur but. Neuf d’entre eux furent pendus,les autres emprisonnés. L’un de ceux-ci, William Pittinger, a raconté l’exploittragique dès 1863 dans un livre, The Great Locomotive Chase.

> Ne pas froisser les sensibilitésC’est Clyde Bruckman, coscénariste et gagman de nombreux films de

Keaton depuis 1921, qui lui propose ce sujet dont les potentialités - course-poursuite, exploit physique, mise en jeu des lois de la mécanique et de la phy-

sique qui passionnent Keaton - le séduisent. Le film est dis-tribué par United Artists mais coproduit en indépendants parKeaton et son vieux complice, Joseph M. Schenck. Le récit dePittinger est raconté du point de vue des Nordistes, et lesSudistes présentés comme les « méchants », ce que, selonKeaton, le public américain ne saurait accepter. Le héros seradonc le poursuivant sudiste spolié et solitaire.La même logique – ne pas froisser les sensibilités encore vives

– conduit à respecter scrupuleusement l’authenticité de l’arrière-fond surlequel se greffe un burlesque qui peut être jugé déplacé. Lorsque Keatonretrouve la véritable « General » et demande à la louer, l’autorisation lui estd’ailleurs refusée sous la pression des descendants du raid Andrews, lorsqu’ilsapprennent qu’il s’agit d’une comédie. Un petit réseau de chemin de fer dansl’Oregon fournit heureusement deux locomotives utilisées lors de la Guerre deSécession. Une troisième sera remodelée pour devenir la « Texas ».

De très nombreuses scènes sont tournées en décors réels (aucune « transpa-rence »), y compris certains intérieurs comme le bureau de recrutement. Lesrues de la ville de Marietta sont reconstruites selon les illustrations du livre dePittinger ; les scènes de la guerre civile copiées de photos d’époque deMatthew Brady. Sans atteindre sans doute les 3000 figurants annoncés par lapublicité, ces scènes coûtent 400 dollars l’heure.

Ne trouvant pas de pont utilisable pour la chute de la « Texas », Keaton fitconstruire, brûler et reconstruire à plusieurs reprises celui du film sur la rivièreCulp Creek, ainsi qu’un barrage pour rehausser le niveau des eaux. Filmé parsix caméras, le crash de la « Texas » est considéré comme la prise de vue uniquela plus chère de toute l’histoire du cinéma muet : 42 000 $ de l’époque, soitprès de 2 000 000 dollars d’aujourd’hui… Si l’on ajoute les dédommagementspour les incendies de récoltes ou de forêt dus aux étincelles venues des loco-motives, le coût total du Mécano de la « General » s’éleva à 750 000 dollars,contre 385 000 pour La Croisière du Navigator et 367 000 pour Ma vache et moi.

> En attendant la revancheLe film fut accueilli à New York par une critique majoritairement négati-

ve : un film trop long et tiède, d’un narcissisme irritant, le moins drôle deKeaton, incapable de tenir la distance du long métrage et de passer du rire audrame… Le Mécano, dont son auteur était particulièrement fier, quitta l’affichedu Capitole au bout d’une semaine (au lieu de deux ou trois habituellement),malgré un public abondant mais désappointé. Il ne rapporta, aux USA, que 475 000 dollars environ, contre 680 000 pour La Croisière du Navigator, 600 000 pour Ma vache et moi et 775 000 pour Le Dernier round. Pour son filmsuivant, Keaton limitera ses ambitions à un sujet plus simple que résument bienses titres américain et français : College (Sportif par amour).Mais Le Mécano de la « General » aura sa revanche. À la fin des années 50, c’estavec ce film que débutera la redécouverte de l’œuvre et du génie de Keaton, ycompris aux États-Unis.

Puisant son inspiration dans la réalité historique, Keaton la met en scène avec les moyens

du cinéma de grand spectacle : un cocktail étonnant.

Filmé par six caméras, le crash

de la « Texas » est considéré comme

la prise de vue unique la plus chère

de toute l’histoire du cinéma muet.

■ LA LIGNE DE VIE DU FILM

Du burlesque à grand spectacle.

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Une femme vaut-elle une bonne locomotive ?

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> JOHNNIE GRAYC’est l’un des avatars du héros keatonien, et il enreprend les caractéristiques générales : une éner-gie et une ingéniosité inattendues se déploientdevant une situation de crise, amenant Keaton àaller jusqu’au bout d’un projet qui devient d’au-tant plus obsessionnel que s’y greffe la conquêted’une femme.Mais Johnnie diffère, par exemple, des héros desLois de l’hospitalité, de La Croisière du Navigator, duDernier round ou de Steamboat Bill Jr., trois dan-dies gâtés par l’argent, dénués au départ de touteaptitude physique et déjà désabusés. Ce n’est pasnon plus le jeune homme pauvre et désœuvré deMa vache et moi, puisque Johnnie a un travail utilequi l’intègre dans la société, même s’il aspire àépouser une jeune femme d’un milieu social supé-rieur. C’est encore moins l’intellectuel de College,qui ne devient sportif que par amour. Ses relationsavec Annabelle et la « General » en font un per-sonnage singulier dans la mythologie keatonienne.

> ANNABELLE LEEObjet des assiduités de Johnnie Gray, elle estd’abord plus une idée, un fantasme, voire un fan-tôme, qu’une réalité : il ne la voit pas lorsqu’ilpasse devant elle en allant lui faire sa cour.Annabelle est une image, une photo collée dans leposte de pilotage de la « General ». Plus tard, sousla table de l’état-major nordiste, c’est encorecomme une image qu’elle apparaît, à travers lecadre arrondi d’une brûlure de cigare dans unenappe.Dans l’imaginaire des héros keatoniens,Annabelle occupe la même place par rapport à la« General » que l’héroïne de Ma vache et moi parrapport à la vache Brown Eyes. Une femme vautbien une vache, vaut-elle une locomotive ? Dansla tradition pionnière de l’Ouest, en tout cas, ellene vaut pas un fusil. Ici également, Annabelle nevaut pas tout à fait la « General », malgré l’inter-titre qui les présente : « Il avait deux amours dansla vie : sa locomotive et… » Dans la trilogie tra-vail-amour-patrie, Annabelle n’est pas la dernière,mais pas non plus la première : c’est parce qu’ellele lui demande que Johnnie part s’engager maisc’est pour rattraper sa « General » qu’il se lance àla poursuite des pirates nordistes. Si Annabelle lepousse à s’intégrer aux normes sociales, la

« General » est indispensable aussi bien pourentrer dans la famille Lee que pour servir laConfédération, et non l’inverse.Le Mécano de la « General » est un des rares filmsoù Keaton est sur le point de perdre son contrôledevant la naïveté de sa compagne – mais la tenta-tion de l’étrangler se change en baiser. Pourtant,l’attitude d’Annabelle est proche de celle deJohnnie. Elle ne cherche qu’à bien faire, ne serévolte pas devant les coups et fait preuve d’unerapidité d’adaptation digne de son « héros ». Onadmire l’ingéniosité et la précision de la

Face à des catastrophes en chaîne, le couple d’amoureux du film de Keaton donne l’image d’un accord

moins parfait que singulier.

manœuvre qui permet à Johnnie deplacer Annabelle, enfermée dans lesac à chaussures, à l’endroit précisoù elle pourra ôter la goupille quirelie deux wagons. On oublie que lajeune femme fait preuve d’unehabileté égale et a assimilé le plande Johnnie avec une rapiditéconfondante dans un univers qui estloin d’être le sien.Pour interpréter Annabelle, Keatonvoulait une jeune femme à la cheve-lure longue et bouclée, ce quin’était guère de mode en 1926.C’est le maquilleur de la starNorma Talmadge – épouse deJoseph Schenck et belle-sœur deKeaton – qui suggéra une jeunefemme de vingt et un ans, ancienneBathing Beauty chez Mack Sennett,Marion Mack, qui avait peu jouémais venait d’être la vedette de TheCarnival Girl, de Cullen Tate. Elleavait entre-temps coupé ses che-veux mais se présenta à l’auditionavec une perruque avant de les lais-ser repousser. Après Le Mécano,Marion Mack abandonnera prati-quement le cinéma pour le vaude-ville.

En dehors de Buster Keaton etMarion Mack, la plupart des acteursdu Mécano de la « General » sontpeu connus. Signalons que le rôledu capitaine Anderson, chef desespions nordistes, est interprété parGlen Cavender, un héros de laguerre hispano-américaine, titulai-re de la Légion d’honneur françai-se. C’est en outre Joe Keaton, pèrede Buster, qui joue l’un des officiersnordistes.

■ PERSONNAGES ET ACTEURS PRINCIPAUX

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A) Prologue : pas d’uniforme pour Johnnie

> 1. Printemps 1861. En gare de Marietta(Georgie), Johnnie Gray, bichonne sa locomo-tive, la « General » (2’).

> 2. Pour faire sa cour à Annabelle, il luioffre sa photo devant sa « General ». Devantl’approche des combats de la Guerre deSécession, Annabelle demande à Johnnie s’iln’envisage pas de s’engager (5’).

> 3. Il court pour être le premier au bureaude recrutement, mais on le juge plus utile auSud comme conducteur de train. Convaincuepar son père et son frère que Johnnie n’a riententé, Annabelle lui déclare qu’elle ne le rever-ra pas sans uniforme (10’).

B) La poursuite infernale, l’aller

> 4. Un an plus tard, dans un camp del’Union au nord de Chattanooga, le capitaineAnderson projette de voler un train au cœurdes lignes ennemies, saboter les voies, détrui-re les ponts et couper le télégraphe (11’).

> 5. À Marietta, Annabelle prend le train deJohnnie pour rejoindre son père, blessé. Lorsde l’arrêt à Big Shanty, Anderson et seshommes volent la « General » et son fourgon

à bagages dans lequel Annabelle est montée(13’).

> 6. Johnnie se lance seul à la poursuite de sa « General ». À Kingstone, les wagons sur les-quels montent les soldats se détachent et ilrepart seul sur une locomotive (14’).

> 7. Les pirates nordistes renoncent àcontre-attaquer, jugeant les poursuivants« très supérieurs en nombre » (18’).

> 8. Johnnie récupère un canon, mais sestentatives pour tirer sur le train ennemiéchouent (21’).

> 9. Les Nordistes décrochent un wagon.Johnnie le fait dévier vers une voie de gara-ge, mais le retrouve devant lui. Les poutresjetées sur la voie font dérailler le wagon etJohnnie les élimine ensuite avec dextérité(26’).

> 10. Il pousse hors d’un pont un wagon enfeu abandonné par les Nordistes (25’).

> 11. Tout à ses occupations, Johnnie ne serend pas compte qu’il traverse la ligne defront, tandis que les pirates découvrent qu’ilétait seul à les poursuivre (29’).

C) « Calme et repos rafraîchissants »

> 12. Johnnie se retrouve en territoire ennemiet se réfugie dans une maison où il doit vite secacher sous une table. Il assiste à une réunionde l’état-major nordiste et découvrequ’Annabelle est leur prisonnière (34’).

> 13. La nuit, en uniforme nordiste, il s’enfuitavec elle sous l’orage. « C’est très courageux d’avoirrisqué ta vie et d’être venu en territoire ennemiuniquement pour me sauver », lui dit-elle (37’).

> 14. Le matin, avec l’aide de la jeune femme,cachée dans un sac, il décroche la rame etsaute dans sa « General » (41’).

D) La poursuite infernale, le retour

> 15. Anderson et ses hommes se lancent à sapoursuite avec la locomotive « Texas » (43’).

> 16. Johnnie détruit les lignes télégraphiqueset sort Annabelle de son sac, puis ils s’arrêtentpour ramasser du bois. Annabelle tend unecorde entre deux sapins. Ce stratagème ridicu-le aux yeux de Johnnie retarde considérable-ment la « Texas » (46’).

> 17. Johnnie jette sur la voie des caisses queles Nordistes doivent ramasser une à une (47’).

> 18. Johnnie assomme une deuxième fois ungénéral nordiste resté dans la locomotive (48’).

> 19. En faisant le plein d’eau, Johnnie arrosecopieusement sa compagne, puis la « Texas »et les généraux (50’).

> 20. Johnnie décroche le wagon de la« General » où des poursuivants sont montés(51’).

> 21. La « Texas », qui recule après avoirpoussé le wagon sur une voie de garage, heur-te le convoi des généraux (52’).

> 22. Johnnie sabote les rails d’un aiguillage etrejoint la « General » malgré les manœuvresd’Annabelle aux commandes (53’).

> 23. Tandis que les Nordistes tentent en vainde réparer l’aiguillage, Johnnie met le feu aupont de la Rock River (55’).

> 24.Voyant un soldat nordiste aux com-mandes de la « General », une sentinellesudiste tire. Johnnie change d’uniforme (57’).

> 25. Un cheminot répare l’aiguillage (58’).

> 26.Arrivé au quartier général du Sud,Johnnie avertit le général en chef. Les troupesse mettent en marche. Johnnie trouve un sabreet se précipite (60’).

> 27. La « Texas » s’élance sur le pont de laRock River, qui s’effondre… (61’).

E) Conclusion : une femme,

une « General » et un lieutenant…

> 28. La bataille fait rage. Johnnie se débar-rasse accidentellement d’un tireur ennemi etfait sauter un barrage par un tir de canon man-qué (65’).

> 29.Alors qu’on fête « les héros du jour »,Johnnie se réfugie sur sa locomotive, où ilretrouve le général assommé, qu’il amène pri-sonnier devant le général en chef (68’).

> 30. Celui-ci lui fait ôter son uniforme usur-pé, mais il lui donne aussitôt une veste de lieu-tenant (70’).

> 31. Loin des regards, Johnnie trouve labonne position sur la bielle de sa « General »pour embrasser Annabelle tout en saluant« ses » soldats (71’).

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■ DÉCOUPAGE SÉQUENTIEL

Sud-Nord, Nord-SudL’aventure de Johnnie Gray accumule les péripéties, les tours

et les détours, mais ce voyage très désorganisé est cependant

structuré par un aller et retour qui fait passer le mécano des

Sudistes aux Nordistes et des Nordistes aux Sudistes,

en changeant simplement d’uniforme.

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Le passage au long métrage a posé problème à la plupart des burlesques. Lesfilms de une ou deux bobines (10’ à 20’ maximum) se satisfaisaient du dévelop-pement d’une action simple ou de la juxtaposition de deux ou trois actions, lapermanence du héros suffisant à en assurer la cohésion. Une très large impro-visation pouvait s’y déployer à son aise. Il est plus difficile de retrouver cettecohésion si une vingtaine d’actions - ou de sketches - se succèdent : un mini-mum de structuration dramatique et d’enchaînements sont indispensables. Enoutre, l’élévation du coût d’un film burlesque, du simple fait de sa longueur,plus encore dans le cas du Mécano de la « General » et de sa mise en scène oné-reuse, oblige à la rédaction d’un scénario qui permette d’établir un budget.

> Un classicisme parfaitSi, pour son premier long métrage, Les Trois Ages, Keaton a tourné la diffi-

culté en entrecroisant, à la manière de Griffith dans Intolérance, trois histoires ettrois époques, Le Mécano de la « General » présente une structuration globaled’une parfaite rigueur : deux grands mouvements symétriques se succèdent dansun classicisme apparemment parfait. Keaton reprendra cette construction sisatisfaisante pour l’esprit dans son film suivant, College (Sportif par amour), oùcette organisation du récit devient un peu trop voyante.Lorsque Clyde Bruckman propose à Keaton le récit de William Pittinger(cf. « La Ligne de vie du film »), le fait que ce récit s’organise totalement sur unecourse-poursuite a tout pour séduire un burlesque tel que Keaton. Son person-nage est avant tout dynamique, un être en mouvement. Ce mouvement est fré-quemment relayé par des véhicules divers, cycles divers, automobiles, bateaux(La Croisière du Navigator), trains déjà (Les Lois de l’hospitalité)… L’originalité tientau fait que le sujet pourrait se ramener à un pur mouvement et pratiquement unseul véhicule.

> Les lois de la dynamiqueLes modifications que Keaton apporte à l’histoire sont significatives. En

choisissant de faire du poursuivant le héros, Keaton est fidèle à sa thématiquevolontariste : qu’il s’agisse de Malec, Frigo ou Johnnie Gray, l’énergie mise enjeu ne peut être que positive. On suit un personnage qui veut récupérer son « bien », non ceux qui ont volé une locomotive et fuient, fût-ce pour une « bonne » cause. Ensuite, le poursuivant, sur lequel se focalise le récit, ne peut être qu’unique.La structure dramatique ou cinématographique d’un film burlesque épouse letrajet du personnage central ou celui-ci se dilue dans un ensemble qui fait évo-luer le film vers la comédie, la psychologie ou le drame. Keaton développe en outre la saga du raid Andrews en lui donnant une suiteinversée. Là où les Nordistes avaient échoué tragiquement, Johnnie Gray récupèredes forces : une « fiancée », des informations stratégiques et sa « General » !Le scénario obéit aux lois de la dynamique qu’apprécie Keaton : une fois qu’unmobile a achevé sa trajectoire et atteint l’obstacle, il rebondit en sens inversepour revenir à son point de départ.

> Aller et retour MariettaSelon le découpage séquentiel qui précède, Le Mécano de la « General » paraît

proposer une division en cinq actes, comme dans le théâtre classique. Mais lastructure dramatique d’un film burlesque, particulièrement de Keaton, ne pré-existe jamais au personnage et à son mouvement et ne saurait se conformer qu’enapparence à des catégories préexistantes. Le prologue, la conclusion et la pausecentrale (A, C et E) n’occupent qu’une faible place (10 à 12’), contre deux longsdéveloppements (19’ et 20’)… Plus évidente apparaît la parfaite symétrie entreces deux grandes parties (B et D), où les trains effectuent les mêmes trajets en

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sens inverse, avec les mêmes épi-sodes : ravitaillement en bois et eneau (provoquant des arrosages inat-tendus), destruction d’une cloisond’un wagon envoyé ensuite difficile-ment sur une voie de garage, jet depoutres ou caisses sur la voie ferrée,aiguillages trafiqués, etc…Ce parallélisme rigoureux, quipourrait passer pour académique, ades effets pervers. On a reproché aufilm, à sa sortie, dans un réflexeoutragé, de mêler le burlesque auxatrocités réelles de la Guerre civile.On n’a guère parlé d’un autre aspectdu film, bien plus dérangeant unebonne soixantaine d’années après lesfaits : la réversibilité des situations.En décidant de donner le beau rôleaux Sudistes - et il est vrai que lesgénéraux nordistes ne sont pasgâtés ! -, Keaton ne prend pas parti.Le Sudiste Johnnie est d’abord lepoursuivant fort de son droit, puis il « vole » une locomotive – certes, sa « General »… Selon les circons-tances, les pirates comme Johnnierevêtent l’uniforme de l’Union oudes Confédérés, sans le moindre étatd’âme. À la fin, ce n’est plus unretournement, mais un changementde veste (et de galons) qui fait dumécanicien un soldat, de l’amoureuxéconduit un homme comblé…Keaton ne délivre pas de messagepolitique, mais sa vision des divi-sions susceptibles de justifier uneguerre est ici nettement percep-tible. Ajoutons au scepticisme kea-tonien le fonctionnement méca-nique comme dramatique de la« General » : elle pète le feu aussibien pour le Nord que pour le Sud !

A un sujet historique, Keaton impose les lois de l’efficacité

burlesque, et c’est son personnage de mécano qui détermine

la structure dramatique du film : la conduite du récit est tout

aussi déterminée que celle de la « General ».

■ ANALYSE DU RÉCIT

Symétrie réversible

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> 1 Juché sur le toit de sa locomotive(la « Texas »), Johnnie Gray obser-ve le train qu’il poursuit.Parfaitement raide, le corps penchéen avant, formant une ligne obliqueavec l’horizontale du train (et ducadre), il occupe une position typi-quement keatonienne : un équi-libre sur le point de se rompre sousl’élan du personnage, mais ferme-ment maintenu. En même temps,ce plan ne vaut pas seulement par sacomposition plastique : il indiqueclairement l’intention de Johnniede calculer, à partir de la distancequi le sépare de sa cible, le réglagedu tir.

> 2Dans le fourgon encore accroché àla « General », les Nordistes s’acti-vent. Un soldat a percé un troudans la cloison arrière, permettantde voir ce qui se passe chez lespoursuivants. Ce plan, qui inaugurele second axe de prise de vue – celuidu train, perpendiculaire au précé-dent – rappelle que l’action deJohnnie Gray n’est pas purementesthétique mais vitale. En mêmetemps, cette ouverture, cadre dansle cadre, écran dans l’écran, signalela présence du cinéma : malgré lesenjeux dramatiques, ce que nousallons voir est de l'ordre – heureu-sement ! – de la fiction.

> 3 Ce petit plan-séquence permet desuivre « en direct » la progressionde Johnnie, de la locomotive et dutender vers le wagon plate-formequi porte le canon, dans un train enmarche rigoureusement suivi entravelling latéral par la caméra (axedu plan 1). Il donne à voir la per-formance de Keaton et tout opposesa frêle silhouette longiligne auxmasses constituées par le tender etle canon – plutôt une « bombarde »– choisi pour l’ampleur de sesformes. Nous découvrons seule-ment maintenant que Johnnie aembarqué ce canon (vu dans sonhangar uniquement) et, par consé-quent, ses intentions et son calcul.

> 4Plus long, ce plan-séquence permetde suivre en continuité toutes lesopérations de chargement ducanon puis de sa mise à feu, jus-qu’au départ de Johnnie vers l’avant(gauche du cadre). Ses hésitationsquant à la quantité de poudrenécessaire, ses remords, le petitajout de dernière seconde indi-quent bien qu’il mime ici une« compétence » qui n’est pas lasienne et que son évaluation de ladistance de tir (plan 1) ne détermi-ne en rien la mesure de l’explosif.

>5 Ce plan rappelle de nouveau la pré-sence du danger : les Nordistes, enplus grand nombre que précédem-ment, passent du tender de la« General » vers le toit du fourgon.Dans la mesure où on les saitarmés, on devine leur intention derepousser le poursuivant par la vio-lence des armes. Tout au long de laséquence, la situation dramatiquese mêle à la comédie burlesque,comme dans l’ensemble du film.

Le canon farceur

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A bord d’une locomotive « empruntée », Johnnie s’est lancé à la poursuite des pirates nordistes qui ont

volé sa « General » et sont convaincus d’être pris en chasse par une armée… Où Buster Keaton déploie

son art du comique dans l’espace, sa maîtrise de la géométrie du gag.

■ ANALYSE D’UNE SÉQUENCE

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>6Toujours en plan général suivant lemouvement du train, ce planmontre le tir et la trajectoire duboulet de canon, matérialisé par lafumée, aboutissant à quelquesmètres de son origine, quelque partvers la locomotive. Ce plan estcaractéristique de la volonté declarté de Keaton cinéaste : le spec-tateur doit pouvoir saisir exacte-ment et dans l’instant ce qui sepasse. Il doit aussi pouvoir consta-ter que ce qu’il voit a été réellementaccompli. Notons que si Johnnies’est trompé dans ses calculs,Keaton, lui, a dû mesurer exacte-ment le tir, même raté, du canon !

>7Dans l’habitacle de la locomotive,Johnnie, concentré sur la conduitede la machine, constate l’atterrissa-ge du boulet… Notons, ici encore,la précision du cadrage, fondé sur lacoprésence des deux éléments dra-matique sans rien de superflu ;Johnnie et le boulet. Il jette unregard incrédule vers l’arrière – est-ce bien le boulet tiré par son canon ?– comme il le fera un peu plus tarddevant le wagon fantôme. Dansl’immédiat, il se débarrasse d’unecharge inutile et dangereusecomme d’un jouet, la faisant roulervers l’extérieur. Trêve d’interroga-tion, ce qui est, est !

>8Johnnie, si l’on peut dire, repart au charbon. Ce plan-séquencereprend pratiquement le plan 3 etla progression vers le wagon plate-forme. Un peu plus rapide, il per-met de saisir la détermination deJohnnie qui ne se pose pas de pro-blèmes psychologiques ou méta-physiques quant à l’échec du pre-mier tir : la solution est purementphysique.

>9 En effet, on retrouve Johnnieauprès du canon, dans un plan quirompt avec la vision latérale anté-rieure. La caméra est placée sur letender. Une grande profondeur dechamp nous permet de voir, à l’ar-rière-plan, une explosion, tandisque Johnnie s’affaire. Il se penche,étonné, vers la gueule du canon,interroge le ciel puis aperçoit lafumée... Nous comprenons, à retar-dement, qu’il s’agit de « l’inoffensifjouet » expulsé de la locomotive.Petit gag à l’intérieur du gag géné-ral mais nullement gratuit, puisqu’ilnous permet de visualiser l’explo-sion d’un boulet que nous retrouve-rons au dernier plan.

>10 Excepté le changement du paysagequi défile en arrière-plan, on retrou-ve le cadre du plan 4. Les mêmesopérations de chargement et mise à feu du canon se reproduisent, mais avec une variante : Johnnie a,semble-t-il, tiré les conséquences deson échec et révisé ses calculs.Grossièrement du moins, puisqueau lieu de la parcimonie antérieureet après avoir envisagé une grossepoignée de poudre, il met cette foisle baril entier dans la gueule ducanon. Comme toujours, Keatonconçoit le second temps du gagcomme un calque du premier mou-vement, jouant sur la répétition,mais avec une variante capitale.

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>10 bis(Suite du plan-séquence) Le retourde Johnnie vers la locomotive obéitau même principe. Tandis que lespectateur spécule sur les effets dece qui précède – l’explosion, qu’onimagine cette fois gigantesque, nerisque-t-elle pas de détruire leconvoi de Johnnie ? –, Keaton pro-pose une nouvelle variation : lepied de Johnnie se prend unmoment dans le crochet qui relie laplate-forme du canon au tender.Une fois le pied dégagé, la séquen-ce semble reprendre son cours« normal »…

>11Ce qui semblait un simple gag dediversion enchâssé dans le gag plusvaste du canon entraîne un rebon-dissement de celui-ci. Keatonabandonne le plan-séquence précé-dent pour un cadre plus serré, per-mettant de voir nettement que lecrochet du wagon plate-forme s’estplacé sous l’essieu avant, provo-quant des sauts à chaque traverse,soulignés par un boulet qui tombedès la fin du plan précédent. Cescoups provoquent l’abaissementprogressif du fût du canon. Le gagchange de nature : ce n’est plus lapuissance du tir qui est en jeu, maissa direction…

>12 Le cadre s’élargit de façon à filmerle tender et Johnnie en amorce àgauche et le canon à droite, confir-mant que ce dernier vise bien lemécano et la locomotive et permet-tant au spectateur d’apprécier lafaible distance qui sépare le canonde sa cible. La situation repose unefois de plus sur une logique méca-nique provoquée par la maladressede Johnnie. Mais elle échappe à soncontrôle matériel, et le recours à lalogique est inutile. La réaction deJohnnie est donc de l’ordre ration-nel : il apostrophe le canon de lavoix et du geste, le classantmomentanément dans l’ordre duvivant.

>13Le retour à l’axe en profondeur desplans 2 et 9 permet d’augmenterencore la sensation du danger,puisque la caméra épouse la lignede tir du canon visant précisémentJohnnie et que nous voyons en pre-mier plan la mèche se consumer…Ce plan renvoie également à néantla réaction de panique irrationnelledu plan 12 : ce n’est que par unacte physique de déplacement queJohnnie peut s’en sortir, ce qu’ilamorce en grimpant sur le tenderpour, on le suppose, se rendre versl’avant du train…

>14 Comme pour le plan 11, Keatonresserre le cadre afin que le specta-teur puisse saisir le détail de lasituation nouvelle : dès la fin duplan 13, le pied de Johnnie s’est prisdans une chaîne, arrêtant sa fuite.Variation du gag du crochet du plan11, ce plan augmente la tensiondramatique et notre inquiétudepour Johnnie – même s’il se débar-rasse rapidement de la chaîne – etpermet le passage au plan suivant.

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>15 Ce plan opère un changement d’axeà 180° en même temps qu’unimportant changement d’échelle.Le canon, toujours menaçant, appa-raît minuscule à l’arrière-plan,comme la frêle silhouette deJohnnie grimpant sur le tender.Cette faiblesse est renforcée par laposition de la caméra à l’avant de cedernier, insistant sur la distancequ’il lui reste à parcourir pour seprotéger. Dans une situation de plusen plus désespérée, Johnnie réagit,comme au plan 12, par un gesteirrationnel, jetant en direction deson « adversaire » une pièce de boisqui ne risque ni de le convaincre nid’en dévier la trajectoire.

>16 Arme au poing, les « pirates » s’ins-tallent à l’arrière du fourgon de la« General ». On comprend queJohnnie va se trouver pris entredeux tirs potentiels : celui desNordistes, celui du canon… C’estle premier cadre fixe de la séquen-ce, la caméra étant cette fois à l’ex-térieur du train et immobile. Il pré-pare le cadre de plan 18 et surtoutl’idée de courbe, nécessaire à larésolution finale, le wagon amor-çant un mouvement vers la gauchealors que les voies étaient jusqu’iciparfaitement rectilignes.

>17 Pour la dernière fois de la séquen-ce, on retrouve l’axe du plan 1 et ledéplacement de la caméra parallèle-ment au train. Johnnie Gray s’ins-talle sur le tablier de la « Texas » etse penche pour jeter un regard endirection du canon menaçant. Lasituation est au sommet de sa ten-sion dramatique, puisque noussavons que Johnnie se place ainsisous le tir potentiel des Nordistes,mêlé au ridicule du héros qui tour-ne le dos à des agresseurs dont iloublie de tenir compte.

>18 Reprise du cadre du plan 16. Leconvoi nordiste est visible au fondde l’espace, une seconde courbe dela voie l’amenant vers la droite. Lecanon arrive juste derrière la« Texas » de Johnnie et tire enfinson boulet au moment où canon,« Texas » et « General » (dont onvoit la fumée) sont dans le mêmeaxe, au centre de l’écran. Le résul-tat paraît inéluctable au spectateurqui n’a pas eu le temps de percevoirque la « Texas » amorçait un mou-vement vers la gauche, suivant lacourbe des rails empruntée par la« General » au plan 16 et sortantainsi de la ligne de mire du canon.

>18 bis(Suite du précédent). Le bouletexplose à l’arrière du convoi nordis-te. Le rire répond à la tension dra-matique et à la disparition quasimagique d’un danger devenu déri-soire. Mais il se prolonge par le faitque le spectateur, reconstituantmentalement le mécanisme du gag,en découvre la logique rigoureuse :un simple déplacement des mobilesdans l’espace résout la situation,indépendamment des efforts anté-rieurs de Johnnie. Se mêle alors aurire l’admiration pour l’ingéniositédu metteur en scène venu ausecours de sa créature. Le monde asa propre logique, parfois halluci-nante.

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Mise en mouvements

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1> Le mouvement comiqueDu Mécano de la « General », on conserve, plus encore que de tout autre

film de Keaton (Cops, Les Fiancées en folie ou College), le sentiment d’un mouve-ment ininterrompu. Comme tous les héros keatoniens, Johnnie Gray ne vitque de mouvement. Toute situation statique lui est fatale. C’est lorsqu’il estassis sur un canapé chez Annabelle que l’on annonce l’approche des combats(séq. 2), qui va entraîner la rupture avec la jeune femme... C’est évidemmentlors d’un arrêt, à Big Shanty, qu’on lui vole sa « General » (séq. 5), etc.L’état naturel de l’être keatonien est le mouvement. L’homme Keaton lui-même, d’abord : sa formation – cf. pages 4 et 5 – en a fait un athlète accom-pli. Il effectuait lui-même toutes les prouesses physiques de son personnage.Ici, la totalité du film est réalisée sans aucun trucage, sans « transparences »1 :la caméra est placée sur un véhicule spécialement aménagé suivant en parallè-le le trajet du train, ou sur le train même. Cela est particulièrement sensibledans les plans où Johnnie fend du bois sur le tender tandis qu’on voit passerderrière lui les armées sudiste puis nordiste (séq. 11). On peut y voir une rai-son morale, fréquemment énoncée par Keaton lui-même : « Ne pas tricher avecle spectateur ». Principe moral mais tout autant esthétique : le caractère extra-ordinaire de certains gags ou de certaines prouesses de Keaton doit une grandepart de sa force à sa crédibilité. Le morcellement ou l’artifice du montage, etplus encore le moindre soupçon de trucage, font perdre irrémédiablement laconfiance du spectateur et l’efficacité de la scène.« La signification psychologique du geste [de Keaton] compte beaucoup moins que lecomique se dégageant de la façon même dont le mouvement s’inscrit dans l’espace del’écran », écrivait Maurice Schérer, alias Éric Rohmer, dans un article2 qui réaf-firmait avec force « la valeur expressive des rapports de dimensions ou de déplace-ment des lignes à l’intérieur de la surface de l’écran » (par opposition au montageprivilégié par les esthéticiens depuis les années 20).

Logique du déplacementC’est par un déplacement dans l’espace que Johnnie résout chaque situation pro-blématique, elle-même issue d’un décalage essentiellement spatial. La structuregénérale du film relève de cette logique : c’est parce qu’on a volé sa « General »que Johnnie se lance dans cette immense course-poursuite et afin de la ramener(ainsi qu’Annabelle) à son point de départ. La plupart des situations auxquelles ilest confronté – séquence du canon (cf. « Analyse d’une séquence »), du « wagonfantôme » – partent d’une mauvaise situation dans l’espace et/ou se résolvent parun déplacement dans l’espace, volontaire (la « femme dans le sac ») ou acciden-tel (le canon). Telle est également la solution de la scène finale : pour concilier lefait d’embrasser Annabelle, d’être assis sur la bielle de la « General » et le salutmilitaire, il suffit d’un simple déplacement des corps.

2> L’espace centrifugeJohnnie ne cesse de parcourir avec agilité et habileté des espaces démesu-

rés, tire parti du décor – train, campagne, forêt –, de sa construction et de sagéométrie dans toutes ses dimensions. La caméra privilégie deux de ces dimen-sions : elle accompagne latéralement le mouvement des trains, en soulignantl’horizontalité, ou, installée sur le train même, elle filme en profondeur lesrails, les wagons, le train des poursuivants ou des poursuivis, accentuant le sen-timent de la réalité du danger.Une comparaison s’impose ici entre la stylistique de Chaplin et celle deKeaton. Charlot apparaît volontiers en pied, au centre de l’écran. Le plan « d’ensemble » définit l’espace (et les objets) que le « petit homme » est sus-ceptible de parcourir à l’aide de son corps prolongé de sa célèbre badine. Unefois épuisé ce que contient matériellement (objets) et dramatiquement (gags)cette portion d’espace, une autre est mise en œuvre par le plan suivant3.

LES LOIS DE LA

GRAVITÉ COMIQUE

SELON KEATON

1> Le mouvement est l’état

naturel de Johnnie Gray

2> L’espace le met en péril

3> Son adaptation à l’univers

qui l’entoure n’exclut pas le

cauchemar, ni le rire

La réussite du Mécano de la « General » tient au fait que ce film, à travers des

décors démesurés, des mouvements constants et une énergie décuplée, porte

le projet keatonien au maximum de son intensité.

1. Procédé qui permet de tourner une scène en studio, le paysage étant projeté sur un écran.

2. « Le Cinéma, art de l’espace », La Revue du cinéma, n°14, juin 1948, repris in Le Goût de la beauté, éd. Cahiers du cinéma/éd. de l’étoile, 1984 et éd. Flammarion, 1989.

3. Voir mon article sur « l’Espace chaplinesque », in Charlie Chaplin, Joël Magny (dir.), éd. Cahiers du cinéma, 1987. Voir également le remarquable ouvrage de Francis Bordat, Chaplin cinéaste, éd. du Cerf, coll. « 7ème Art »,

1998 (chapitre 4, « La scénographie »).

Johnnie, immobile dans la course.

■ ORIENTATIONSSens de la mise en scène, sens du film

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En ce sens, s’opposent un espace chaplinesque centripète et un espace centri-fuge keatonien4. À la différence du corps chaplinesque, le corps keatonien n’oc-cupe pas nécessairement le centre de l’image, au contraire : tout vise à l’enexpulser. Il peut être une silhouette minuscule perdue dans l’immensité, mena-cée d’engloutissement par la multiplicité des êtres et des choses (armées, sudis-te aussi bien que nordiste) ou affronté à un monde surdimensionné : trains etlignes ferroviaires.

3> Le physique et la physiqueKeaton prolonge à sa manière le comique de mouvement purement phy-

sique de l’école de Mack Sennett. Comme celle d’Howard Hawks (Rio Bravo,Hatari !…), sa mise en scène se fonde sur le physique, par opposition au men-tal : la réflexion ou les états d’âme de Johnnie Gray nous sont rarement don-nés d’emblée, sinon lorsque Annabelle vient de le rejeter (séq. 3) ou quand legénéral lui demande de rendre son uniforme (séq. 30). Au contraire, c’est aprèscoup que nous percevons le cheminement de la pensée de Johnnie, tout parti-culièrement lorsqu’il fait décrocher la rame du train de la « General » parAnnabelle (séq. 14). Dans certains cas, la séquence du « wagon fantôme »(séq. 9, cf. « Clés pour des moments clés »), c’est l’inverse qui se produit : lapensée de Johnnie est en retard sur les événements.Car au physique proprement dit s’ajoutent les lois de la physique. Les êtreskeatoniens sont d’abord de purs mobiles, caractérisés par leur masse et leurénergie, définissant leur trajectoire et leur vitesse. Les locomotives décuplentici la masse et l’énergie du personnage de Keaton. Situations et gags se fondentfréquemment sur ces deux éléments. Il faut sans cesse se ravitailler en eau ouen bois pour maintenir l’énergie. C’est évidemment la masse de la locomotive« Texas » qui est à l’origine de la scène capitale du film (séq. 27). Le généralnordiste n’est pas stupide5, il fait simplementune erreur d’estimation : le pont est plus brûléqu’il ne croit et ne supporte pas le poids de lalocomotive ! C’est au contraire un calcul précisdes forces et des lois de la pesanteur qui permetà Johnnie, coincé sur le tablier de la locomotiveune poutre dans les bras, de se débarrasserd’une seconde qui obstrue la voie en jetant lapremière sur l’extrémité de la seconde (séq. 9).

Le cauchemar mécaniséL’action de Johnnie Gray, et de Keaton en général, mène à une apparente sur-adaptation de l’être à l’univers via la technique. Le plan final suggère cette adé-quation totale entre les éléments contradictoires. Pourtant, l’univers keatonien

relève, en bien des moments, du cauchemar. Le rire naît parfois de la peur duchaos : lorsque les deux locomotives pourchassant la « General » sont sur lepoint de la percuter avant de poursuivre leur course sur une voie parallèle etinclinée (séq. 15), ou lorsque Johnnie en vient à soupçonner que l’univers abasculé dans l’absurde et défie toute logique (le « wagon fantôme »). Ce quiest d’ailleurs le cas dans le phénomène de la guerre lui-même. L’obsession dela logique et du calcul qui sous-tend l’action deJohnnie n’a d’égal que son angoisse de sentir l’universlui échapper, comme sa « General » et son Annabelle.L’optimisme apparent du happy end est contrebalancépar ce sentiment de la précarité et de la réversibilitéde toute chose, à commencer par celle du costume,des armées et des situations militaires ou sentimen-tales. Plus Johnnie Gray semble rationnel, plus ilsparaît dévoiler la duplicité terrifiante de la raison,tout particulièrement lorsque la logique mécaniquerejoint celle du cauchemar (le « wagon fantôme »,encore). Pour géométrique et rigoureuse qu’elle soit,la mise en scène de Keaton n’y échappe point : quel-le logique, sinon celle de la subjectivité ou de la fic-tion, justifie que les deux parcours de Johnnie et de salocomotive épousent les mêmes directions, de lagauche vers la droite du cadre, contre tout sens com-mun ?

Un être apparemmentsuradapté à l’univers via la technique :Johnnie Gray etsa « General ».

4. Il s’agit bien de l’espace : Charlot est tout aussi bien un personnage centrifuge que Keaton.

5. Ce que laisse supposer une traduction erronée longtemps colportée et commentée du sous-titre : « Si j’ordonne que ce pont résiste, il doit résister ».

À la différence du corps chaplinesque,

le corps keatonien n’occupe pas

nécessairement le centre de l’image,

au contraire : tout vise à l’en expulser.

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La logique du cauchemar

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> La femme est dans le sacAvec l’aide d’Annabelle, Johnnie reprend sa « General »

aux Nordistes. Dans cette séquence, le comique vient à la foisde la perfection de l’opération et de ce qu’elle révèle aprèscoup du fonctionnement mental de Johnnie, le spectateurignorant la stratégie expliquée à Annabelle. Premier temps dugag, il emmène celle-ci dans un grand sac et se mêle à la fouledes soldats qui chargent le convoi. La scène tire une part de saforce de son aspect documentaire : plans d’ensemble, nom-breux militaires, opération de routine (il s’agit d’un convoi deravitaillement)… A chaque plan, on n’identifie Johnnie Grayqu’avec retard (par la forme du sac) tant il se fond dans l’en-semble et la régularité de sa mécanique. Ceci, jusqu’aumoment où il dépasse le fourgon où chacun dépose sacs ou

caisses et se fait rappeler à l’ordre par un officier. Il opère alors un changementde cap caractéristique des trajectoires keatoniennes, pivotant d’un quart detour. Nous imaginons qu’il échoue puis, second temps du gag, par un change-ment d’angle à 90° également, la caméra nous révèle que Johnnie s’est arrêtétrès précisément entre deux wagons et que sa position permet à Annabelle desortir le bras et d’enlever le taquet qui relie la rame à la « General ». Le chan-gement brutal d’angle oppose deux plans en profondeur. À l’enfilade des railsjusqu’à la forêt lointaine, répond le plan entre les voitures avec, au fond, legénéral. Cette manière de filmer renforce la précision géométrique et ryth-mique du calcul de Johnnie : « Nous sommes stupéfaits par tout ce que la perfectionde pendule de ce mouvement, son enchaîné et son coulé, suppose de détermination et decalcul, puisque Keaton savait à l’avance combien de temps l’officier mettrait à serendre compte de son changement de direction, combien de temps il mettrait à l’inter-peller… » (Jean-Patrick Lebel). Cette perfection du calcul est renforcée par lesdeux bévues de Johnnie qui entourent la scène : il perd une chaussure et laretrouve difficilement parmi les autres ; la situation du sac dans le fourgon faitqu’Annabelle supporte le choc brutal de la suite du chargement…

> Le wagon fantômeEncore à l’avant de la locomotive après la séquence du canon, Johnnie

Gray découvre immédiatement un nouveau danger : les Nordistes ont détachéle fourgon de la « General », qui gêne sa progression. Fort habilement, il pro-fite d’un aiguillage pour pousser le wagon vers une voie de garage et poursuitsa route. Lorsqu’un second aiguillage ramène le wagon sur la voie principale,le fait de filmer la scène en un seul plan, en profondeur de champ, nous permetde constater que Johnnie, trop absorbé à alimenter le foyer, ne voit rien de lamanœuvre. Le gag vient de la réaction de Johnnie. Nous le voyons en plan rap-proché constater avec effarement la présence inattendue du fourgon de nou-veau devant le train. Son visage et ses yeux fermés reflètent sa concentration :il cherche en vain à reconstituer des faits dont il ignore les causes. La profon-deur de champ, cette fois en sens inverse, nous permet de constater avec lui laréalité dans son irréductible absurdité : il s’agit bien du même wagon, puisqu’iln’est plus derrière le convoi…Lorsque les Nordistes jettent des poutres sur les rails, cette variante de la situa-tion antérieure (un jet de vapeur intempestif dans l’habitacle) accapare de nou-veau l’attention de Johnnie et l’empêche de voir le fourgon dérailler sur une despoutres et quitter la voie. Nouveau regard, nouvel étonnement, nouvelle fer-meture des yeux… L’identité du cadrage, soulignée par le cadre dans le cadre

formé par la fenêtre, renforce le senti-ment de répétition. Mais cette fois, lafermeture des yeux reflète moins laconcentration que le désir de sortir dece cauchemar, ce que confirme le der-nier plan rapproché de Johnnie quijette subrepticement un regard soup-çonneux sur l’environnement. Il neconstate plus seulement le dérèglementde l’univers, il soupçonne ce dernier,non sans angoisse, d’irrationalité…

■ CLÉS POUR DES MOMENTS CLÉS

La précision de la mise en scène n’est pas seulement une jubilation du regard dans le film de Keaton : c’est

aussi à la création d’un espace mental, intérieur, qu’elle préside.

Un calcul dont la mise en scènesouligne la perfection.

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Repérer certains d’entre eux et réfléchir sur ce qu’ils apportent en imaginant les mêmesséquences traitées dans un découpage classique.

> Keaton soldatÀ sa sortie, Le Mécano de la « General » s’est

vu reprocher de mêler les horreurs de la guerreavec des situations burlesques. Depuis, le cinémaest allé beaucoup plus loin dans le mélange desgenres et des tons, avec M*A*S*H* (1970) deRobert Altman, par exemple. Au-delà du bur-lesque, quelle image de la guerre – et tout parti-culièrement de la Guerre de Sécession – donneaujourd’hui le film ? On pourra constater l’aspect« documentaire » du film, sa description des mou-vements militaires (retraite des Sudistes et pro-gression des Nordistes, séq. 11), des incidents dusà la guerre (rupture d’un pont ou d’un barrage,séq. 27 et 28), des batailles, dans les sous-bois ouen terrain découvert (séq. 28)… Des morts parballes aux noyés, en passant par la lame de sabrequi se plante dans le dos du tireur (séq. 28),Keaton ne cache rien des atrocités réelles en arriè-re-fond de l’anecdote dont il s’inspire.Si les Nordistes ne sont pas gâtés, des générauxcopieusement arrosés (séq. 19) aux soldats inca-pables de décoincer un aiguillage saboté qu’uncheminot vient réparer d’un seul coup de masse(séq. 25), sans oublier celui qui commande à la « Texas » de traverser le pont en flammes,

Keaton, à travers les changements d’uniforme deJohnnie Gray comme des pirates nordistes, netranche en faveur d’aucun parti. Est-il pour autantneutre face à la guerre ? Sa description apparem-ment impartiale et distante – à l’opposé de nom-breux comiques qui ne cachent pas leur pacifisme,à commencer par le Chaplin de Charlot soldat oudu Dictateur – n’exclut pas un jugement catégo-rique : s’interroger simplement sur les moyens etles raisons qui font de lui un lieutenant et à quoise réduit son activité de soldat…

> Le calcul du gagSelon Keaton, « une bonne scène comique com-

porte souvent plus de calculs mathématiques qu’unouvrage de mécanique ». Réfléchir aux deux aspectspossibles de cette remarque. D’une part, les gagsou situations fondées sur des calculs précis et desprincipes mécaniques, d’autre part la manièredont le héros lui-même, Johnnie Gray, utilise sesconnaissances des lois de la mécanique et de laphysique, et comment il compte également sur lecomportement mécanique des humains, enfants(séq. 2) ou militaires (séq. 20, séq. 14)…

> Le héros keatonienLe personnage de Keaton lui-même

peut faire l’objet d’une étude particuliè-re, compte tenu des connaissances préa-lables des élèves (Chaplin, Laurel etHardy, Harry Langdon, Harold Lloyd,Jerry Lewis, Pee Wee, Woody Allen…).Des comparaisons peuvent mettre enévidence les caractéristiques du héroskeatonien. À la différence de Charlot, ilse définit peu par son costume, limité àquelques détails (dont le petit chapeauplat), et susceptible de nombreusesvariations. En conducteur de locomotiveou en soldat sudiste ou nordiste, il reste lui-même. Il est également difficilement réductibleà un statut social (cf. page 7 sur son personnage). Sa définition est avant tout physique : visa-ge apparemment impassible mais très variable, silhouette mince et athlétique, déplacements,courses, virages inattendus à pleine vitesse, exploits sportifs… On peut faire préciser cescaractéristiques à l’aide de la plupart des séquences du Mécano de la « General ».Il faut y ajouter l’intelligence pragmatique : l’habileté, la rapidité de réaction et d’analyse dela situation, l’estimation des lois de la physique, etc., qui le distinguent de la plupart descomiques. Keaton n’est que rarement maladroit, sinon hors du domaine de sa compétence.Répertorier ces séquences de maladresse et leur relation à l’expérience supposée du person-nage : au sortir de chez Annabelle, dans l’usage d’un canon ou d’un sabre…

> Un espace véritablement parcouru« L’espace de l’aventure keatonienne est un espace véritablement parcouru », écrit Michel

Denis (cf. page 21 la bibliographie). Si cela renvoie au fait que Keaton effectue réellementles exploits de Johnnie Gray, ce principe régit également la mise en scène keatonienne, à tra-vers l’usage des plans d’ensemble, des plans-séquences et de la profondeur de champ.

La maladresse, un gag rare.

■ EXPLORATIONS

La mécanique du MécanoComme un jeu de meccano, Le Mécano est un assemblage de « pièces » et de rouages

cinématographiques que l’on peut démonter pour en comprendre le fonctionnement.

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Bonne mesure et démesure

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Buster Keaton vient indirectement, via Fatty, de l’école Sennett, ses coursespoursuites retrouvant la frénésie de la Keystone. Ses acrobaties sont bien plusrigoureuses et géométriques que celles de Lloyd, sa difficile maîtrise de la situa-tion et ses difficultés à séduire les femmes l’éloignent définitivement deChaplin, mais ses réactions retardées (par la réflexion) le rapprochent de Laurelet Hardy. S’il partage un certain sens de l’absurde et une relative paniquedevant le beau sexe avec le somnambulique Harry Langdon, il est bien loin decet enfant attardé, lourdeau, lunaire, hésitant et maladroit…

Le gag keatonienLe gag est loin d’être propre au cinéma. Le premier gag de l’histoire du ciné-ma (Arroseur et arrosé) est inspiré de bandes dessinées largement antérieures àson invention (Herman Vigel, 1807, et Christophe, 1899). Les spécialistes lefont remonter au music-hall anglais et au vaudeville américain. Le verbe to gagdésignait le fait d’improviser une partie de texte pour cacher un trou de mémoi-re, avant d’être un « effet ou jeu de scène comique soigneusement préparé et introduitdans un sketch de music-hall, une pièce de théâtre, etc. » (dictionnaire Oxford). Legag n’est pas la simple copie d’un effet de réel suscitant le rire mais qu’on pour-rait observer tel quel dans la vie quotidienne : l’homme qui glisse sur une peaude banane fait rire, certes. Ce n’est pas encore un gag, mais un simple effet, lepatatras. Le gag implique une élaboration consciente, même si le spectateur neperçoit cette élaboration qu’avec retard. En outre, cet effet est introduit dansune intrigue, même minimale comme dans les films de la Keystone, qui a salogique dramatique propre et dont il perturbe un temps le déroulement prévi-sible. Ce détour qui fonde le gag crée une tension (contradiction de deux sériesde faits) jusqu’à la chute, pas nécessairement physique, résolution logique maisinattendue de la contradiction.

Encore interchangeable dans l’école de Mack Sennett, le gag devient vite unesignature pour les plus fortes personnalités. Il y a un gag (visuel ou verbal) selon

Le burlesqueLe burlesque n’est pas seulement une affaire de ton et degenre – une catégorie à l’intérieur du genre comique –mais un moment particulièrement riche de l’histoire ducinéma. Le burlesque est né dès 1895 avec Le Jardinier etle petit espiègle (dit L’Arroseur arrosé), un des films présen-tés au Salon Indien, rapidement suivi d’autres bandes,telles que Bataille de femmes ou Charcuterie mécanique.

À partir de 1906, onpeut parler d’une écolefrançaise burlesque.André Heuzé, chezPathé, avec Dix femmespour un mari (préludeaux Fiancées en folie),fait de la « course poursuite » le motif principal de cetteécole, qui invente bientôt le héros burlesque, acteur-per-sonnage qui revient de film en film, par séries : Boireau,Onésime, Rigadin, Zigoto, Calino, Robinet, Cunégonde,Rosalie ou Mme 100 kg, les enfants Bébé et Bout-de-Zan, ou le chien Moustache… Chez Gaumont, JeanDurand développe un comique joyeusement anarchique.Chez Pathé, Max Linder impose un personnage de gent-leman parisien tiré à quatre épingles et un comique quis’éloigne des chutes, grimaces et coups de pied au derriè-re en tirant le burlesque vers la comédie de mœurs.

Dès 1910 et surtout durant et après la Grande Guerre,les Américains développent le burlesque. Mack Sennett,fondateur de la Keystone, véritable « usine à gags »,reconnaît sa dette : « Ce sont les Français qui ont inventé leslapstick, et je les ai imités ». Le gag prend le pas sur l’in-trigue, réduite à l’anecdote, voire à une simple situation.Sennett développe un burlesque physique, volontiersravageur, au rythme effréné, acceptant l’absurde, où lesgags s’enchaînent en cascade pour déboucher sur uneapothéose de désordre, destruction d’un décor oubataille de tartes à la crème, quand ce n’est pas les deux

à la fois. Il garnit ses films d’uneescouade de policiers (les KeystoneCops) et de pompiers, qui se mêlentparfois à des défilés ou des incendiesréels, et d’une théorie de baigneusespulpeuses et peu vêtues, les BathingBeauties. Inventeur du métier de gag-

man, grand découvreur de talents, Sennett se composeune troupe où l’on trouve Mabel Normand, le grosFatty, le long et maigre Al St. John (Picratt en France),le « bigleux » Ben Turpin… C’est aussi lui qui lanceChaplin au cinéma.

À côté de nombreux imitateurs, Sennett a pour principalrival Hal Roach, qui crée son propre style. À la frénésiede la Keystone, il oppose un comique plus dosé, où l’ex-plosion de violence est sans cesse retardée (slow burn),dont les meilleurs représentants sont le couple Laurel etHardy et le jeune homme aux lunettes d’écaille plongédans des aventures acrobatiques, Harold Lloyd.

■ LE LANGAGE DU FILM

Les réactions retardées par

la réflexion rapprochent Keaton

de Laurel et Hardy.

Qu’il chorégraphie ses rigoureuses acrobaties, règle la structure d’un gag à double détente ou mette en scène le désir,

Keaton sait toujours trouver la distance juste, le dosage exact.

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Chaplin, Fatty, Lloyd, Langdon, W.C. Fields, les frères Marx, Jerry Lewis,Jacques Tati, Pierre Étaix, Coluche, De Funès, etc. Le gag keatonien1 type estdit à double détente ou double retournement : la chute est rarement la bonneet une seconde chute vient annuler la première tout en réalisant l’intention ini-tiale. Outre les situations analysées par ailleurs dans ces pages, citons l’autregag du canon (séq. 28) : voulant remplacer les canonniers défaillants, JohnnieGray tire trop violemment la corde du canon dont le fût se met à la verticale(premier temps). Il s’éloigne craignant que le boulet ne lui retombe dessus(second temps et première chute : échec). Mais le tir atteint un barrage dontles eaux emportent de nombreux adversaires : troisième temps, seconde chuteet réalisation retardée de l’intention première. La spécificité du gag keatonientient aussi au fait que cette structure à double détente se retrouve dans la struc-ture générale du film : lors du trajet de retour, Johnnie Gray rencontre lesmêmes obstacle qu’à l’aller, mais ils tournent à son avantage.

Le cadre dans le cadreKeaton aime placer l’un ou l’autre de ses personnages dans un cadre quiredouble celui de l’écran. Dans Le Mécano de la « General », Johnnie Grayapparaît dès la première séquence dans le cadre formé par la fenêtre latéralede la « General ». Les Nordistes seront souvent aperçus à travers des cloisonsdont une partie ou la totalité a été enlevée. Ces figures récurrentes sont loind’être gratuites si on les met en relation avec d’autres éléments du film.Annabelle nous est présentée en premier lieu dans un médaillon, auquelrépond la photo de Johnnie et de sa « General », offerte à la jeune fille : lecadre dans le cadre désigne ici le désir de Johnnie, la projection de la visionqu’il se fait d’Annabelle et de l’image qu’il voudrait donner de lui-même (etde sa locomotive). De même, lorsque l’image d’Annabelle apparaît après celle de l’œil de Johnniedans le trou pratiqué dans la nappe par un cigare (séq. 12), au désir de récupé-rer la « General » vient s’ajouter pour Johnnie celui, désormais indissociable,

de ramener également celle qu’il aime. Lorsque,dans la séquence de la femme dans le sac (séq. 14),la caméra enferme Johnnie, Annabelle et le sac dansle cadre vertical borné par les deux wagons, c’est lepremier moment où le couple est en parfaite har-monie et connivence.

On notera la discrète connotation sexuelle du ciga-re et surtout du taquet que la jeune fille brandit plustard naïvement mais fièrement. C’est par cette opé-ration de mise en scène que Keaton introduit unenotion de désir qu’il se refuse à indiquer par desmimiques à la maniè-re de Chaplin, Lloyd,parfois Langdon etsurtout, plus tard,Groucho, Chico etHarpo Marx.

1. Voir les ouvrages de Jean-Patrick Lebel et Jean-Pierre Coursodon, voir « Réflexion sur le gag », par Francis

Bordat, in Cinéma, le genre comique, Francis Ramirez et Christian Rolot dir., Centre d’Études du XXe siècle,

Université Paul Valéry (Montpellier III), 1997.

L’œil de Keaton (enhaut) sur une actrice(Marion Mack, en bas).Quand Johnnie retrouveAnnabelle, c’est dans le cadre du cinéma.

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Un réseau de pistes pour se mettre

sur les rails de la « General » : mais

où est l’aiguilleur ?

Au fil du temps, le film de Keaton enchante la presse

comme un paradis... perdu du cinéma.

> CINÉMA 6OKeaton a le goût des immensités, des panoramas, des horizons marins, des paysages grandioses. Non pointpour y jouer de la « contre-plongée », mais au contraire, semble-t-il, avec la volonté d’y fondre en quelquesorte son personnage, d’intégrer plus totalement l’action au milieu naturel. Tels ces larges panoramiquesen leitmotiv qui, dans Le Mécano, suivent en plans généraux le convoi à travers le paysage.

Jean-Marc Leuwen, Cinéma 60, n° 49, août-septembre 1960

> LE CRAPOUILLOTLe sujet des films de Keaton pourrait, presque toujours, être traité dans une teinte des plus sombres. LeMécano de la « General » […] mêle une action burlesque au tragique. Combats, morts, blessés. Queltact pour ne pas choquer et mêler l’humour à de telles visions ? […] Dans Le Mécano de la « General

», le héros, […] amoureux d’une jolie fille, est aussi passionné – à sa manière – d’une locomotive dont il est le mécanicien. Cette éva-sion des êtres, cette parenté avec des animaux et des choses est bien curieuse et prend une signification si vaste qu’un très grand espoirnous est permis au sujet des films à venir de Keaton.

Judith Érèbe, août 1927

> ARTSKeaton donne ainsi de l’homme une image forte et digne, d’un pessimisme un peu hautain, et qui n’est jamais dégradé par les rires.On y sent comme un courant tragique, et les scènes de bataille, d’une beauté et d’une violence étonnantes, prouvent suffisamment qu’ilne s’agit point d’un paradoxe. C’est du burlesque janséniste, et que la mélancolie stimule. Nulle vulgarité, un sens prodigieux de lavérité, une sorte d’élégance retenue, un certain respect de soi, et du goût pour les paysages profonds, Le Mécano de la « General »témoigne de la grandeur, de l’intégrité et de la précision d’un langage cinématographique que la littérature n’allait pas tarder à dégrader.

Gilles Martain, 3 juillet 1962

> CAHIERS DU CINÉMATous les éléments des meilleurs films de Buster Keaton sont subordonnés à une perfection technique mathématique et géométrique quia dû enchanter René Clair, et fait penser aux obsessions et fantaisies mathématiques d’Edgar Poe. Les deux parties symétriques duMécano de la « General » et tout ce qui en découle sont un exemple de ce bonheur de proportions et de formes.

André Martin, Cahiers du cinéma n°86, août 1958

■ L’AFFICHE

Frappe d’abord, dans cette affiche, sa symétrie centrée sur l’avantde la locomotive, particulièrement renforcée par les semelles deKeaton de part et d’autre de la chaudière, comme deux petitsnuages. Sont ainsi suggérés aussi bien la construction du film queses accessoires essentiels : la locomotive, les rails, la fumée…Cette symétrie n’est pourtant qu’un leurre : le centre de la loco estlégèrement décalé vers la droite, pour permettre la présence desjambes de la jeune femme et le déploiement des volants de sa robe.Les nuages de fumée ne sont pas rigoureusement identiques, lestêtes des personnages non équilibrées, la chevelure de la jeune femme débordant ladroite du cadre, avec en écho la rame du train qui, elle aussi, sort du champ délimi-té par le montant droit du cadre.De cette fausse symétrie résulte une notion d’équilibre précaire, sans cesse remis enquestion, que traduit également la position du couple à cheval sur la locomotive.Buster y tient sa bien-aimée sur ses genoux dans une situation qui ne correspond pasà un moment précis du film mais en évoque plusieurs. La vitesse que suggère l’en-semble donne à cette situation physique une connotation de déséquilibre constantet de tension.La féminité du personnage de la jeune femme est marquée par ses chevilles gainéesde bas noirs (qu’on n’aperçoit qu’à grand peine dans le film) opposée à une abon-dante chevelure blonde qui est la seule tache de couleur d’une affiche traitée entonalités sombres, du moins « sérieuses ».Le regard de Keaton est nettement mis en évidence : regard attentif, concentré,sans émotion amoureuse apparente, manifestant plutôt une crainte et une angoisse,face au regard confiant et énamouré de la jeune femme. L’attitude des deux amou-reux est pour le moins contradictoire…Le costume de Buster, plus proche de l’uniforme sudiste que de celui du conducteurde la « General », ajoute à cette ambiguïté qui a pu jouer sur le spectateur quant au« motif » du film : film d’amour, d’aventures ferroviaires, de guerre ? Qu’est-cedonc que ce ou cette « General » ?

Locomotionsans émotion

La perfection des origines

■ LA CRITIQUE

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Bibliographie> Livres sur Buster Keaton

Buster Keaton (avec la collaboration de Charles Samuel), Mémoires. Splastick(My Wonderful World of Splastick, 1960), Librairie L’Atalante, 1984; Seuil (« Point-Virgule », n° V49), 1987.Jean-Patrick Lebel, Buster Keaton, Éditions Universitaires, 1964.Jean-Pierre Coursodon, Keaton et Co, Séghers, 1964.Marcel Oms, Buster Keaton, « Premier plan », n° 31, SERDOC, Lyon, 1964.Rudi Blesh, Keaton, The Macmillan Compagny, New York, 1966 (rééd. « paperback », Colliers Books, 1966 (biographie en anglais).David Robinson, Buster Keaton, Secker and Warburg, 1966 (en anglais) ; tra-duction française in Image et son, n° 234, décembre 1969.Michel Denis, Buster Keaton, Avant-Scène du cinéma, coll. « L’Anthologie ducinéma », tome VII, n° 62, mars-avril 1971.Jean-Pierre Coursodon, Buster Keaton, Séghers, 1973; éd. Atlas-L’Herminier,1986.Robert Benayoun, Le Regard de Buster Keaton, Herscher, 1982 ; Ramsay-Poche-Cinéma, 1987.Olivier Mongin, Buster Keaton l’étoile filante, Hachette, 1995.Marion Meade, Buster Keaton : Cut to the Chase, HarperCollins, New York,1995 (biographie en anglais).

> Numéros spéciaux de revues et articles généraux sur Keaton

Cahiers du cinéma, n° 86, août 1958; n°130, avril 1962 ; n°393, mars 1997.Téléciné, n° 107, octobre-novembre 1962 (« Le retour de B.K. », par ClaudeMiller).Cinéma 66, n°105, avril 1966 (dossier par Pierre Philippe et Pierre Billard).Positif, n°77-78, juillet 1966 (textes de Robert Benayoun).Cinématographe, n° 14, août-septembre 1975 (« Keaton algébrique » par Jean-Jacques Bernard).La Revue du cinéma/Image et son, n°347, février 1980 (« Discours sur le cinémadans quelques films de B.K. » par Jacques Valot).

> Sur le burlesque

Peter Král, Le Burlesque ou Morale de la tarte à la crème, Stock, 1984.Peter Král, Les Burlesques ou Parade des somnambules, Stock, 1986 (chapitre « BusterK., géomètre »).James Agee, Sur le cinéma, chapitre « La Grande époque du burlesque » (1949),Cahiers du cinéma, 1991 (1ère édition en anglais, 1958).

> LE FIGARO LITTÉRAIRE« Ce qui était en 1926 reconstitution d’une ancienne époque, celle de la Guerre deSécession, semble appartenir aujourd’hui à cette époque elle-même, comme si le filmavait véritablement été tourné dans l’Amérique de 1861-1865, la photographie ayantpris une coloration qui, sans la dater avec précision, la situe loin de nous dans un âgequasi légendaire déjà, bien qu’historique. Les admirables paysages que traverse la loco-motive de Buster Keaton, tout en étant et en demeurant d’un réalisme exact, sont plusencore chargés de poésie à notre regard d’aujourd’hui, la patine y matérialisant enquelque sorte l’éloignement dans le temps. »

Claude Mauriac, 30 juin 1962

> POSITIFRien de corrosif ici. Pas de critique de la société établie, mais, sous le respect et les égardsqu’on lui témoigne, celle-ci ne laisse pas moins apparaître ses contradictions. La croyan-ce du héros en la pureté d’un idéal chevaleresque se heurte à la dureté constitutive dumonde des choses et des hommes. Pourtant, nulle trace de la folie et de l’amertume deDon Quichotte. On songe plutôt à Perceval. En ces temps lointains, déjà, j’y songeais.

Éric Rohmer, Positif n°400, juin 1994

> Sur Le Mécano de la « General »

Claude Miller, Fiche filmogra-phique (n° 410), Téléciné, n° 107,octobre-novembre 1962.Richard J. Anobile, Buster Keaton’sThe General, présenté par RaymondRohauer, Avon Books, DarienHouse Books, 1975.Le Mécano de la « General », décou-page intégral, L’Avant-Scène du ciné-ma, n°155, février 1975.Hubert Arnault, Fiche filmogra-phique, Image et son, n° 185, juin1965.Éric Rohmer, Positif, n° 400, juin1994.

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« L’effet-Ciotat »Le chemin de fer a d’emblée à voir avec le cinématographe, puisque

L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat fait partie des tous premiers

films Lumière tournés en 1895.

Le train démontre immédiatement sa « photogénie », permettant à LouisLumière, en un plan unique, de donner à voir, par la simple disposition deswagons en diagonale et en profondeur, toute l’échelle des plans, du plan d’en-semble au gros plan. Selon la légende, il introduit également la peur au ciné-ma, puisque certains des spectateurs du Salon Indien se seraient levés defrayeur, imaginant que le train allait traverser l’écran et pénétrer dans la salle…Image de la modernité, ce train annonce tout à fait fortuitement la transfor-mation qu’apportera quelques années plus tard le découpage classique : ilimplique le spectateur dans l’espace du film au lieu de le laisser contempler del’extérieur un plan-tableau, comme dans Le Déjeuner de bébé (toujours de 1895),par exemple. Notons que c’est encore un train qui sert de motif au filmd’Edwin S. Porter, L’Attaque du Grand Rapide (1903), à la fois premier westernet premier film de gangster, célèbre par le plan du hors-la-loi qui tire en direc-tion du spectateur…Le train est également une métaphore obligée du cinéma, puisque le paysagedéfile à travers les vitres de voitures comme dans la salle de projection.D’autant plus que, comme le remarque Michel Chion, ces paysages sont sou-vent des projections faites pendant le tournage derrière des voyageurs immo-biles dans un studio de cinéma (transparences).

Dans le cinéma des premiers temps et surtout le western, le chemin de fer sym-bolise le progrès. Dans Le Cheval de fer de John Ford (1924), comme dans Pacific

Express de Cecil B. DeMille (1939), la construction de laligne transcontinentale entre l’Atlantique et le Pacifiqueest perturbée par tout ce qui s’oppose au progrès : richepropriétaire terrien, saboteur, vrais ou faux Indiens…Lié au pouvoir industriel, le train est ainsi fréquemmentconvoité. D’abord pource qu’il convoie. On necompte plus les vols dechargements d’or ou debillets (Voleurs de train deBurt Kennedy, 1973, LeCerveau de Gérard Oury,1969). Bien plus prosaïquement, Doris Day, dans Train,amour et crustacés (Richard Quine, 1959) fait saisir le trainqui n’achemine pas assez rapidement les crustacés dontelle fait commerce… En temps de guerre, on cherche às’approprier les trains pour eux-mêmes : il s’agit d’affai-blir l’ennemi et de disposer de moyens de transport et deravitaillement, comme dans Le Mécano. L’anecdote initia-le du raid Andrews a d’ailleurs été portée à l’écran trenteans plus tard sur un mode sérieux dans une productionDisney (L’Infernale poursuite, de Francis D. Lyon). LeTrain, de John Frankenheimer (1964), est réquisitionné àla fin de la Seconde Guerre mondiale pour emmener enAllemagne des œuvres d’art. Mais la Résistance veille,comme dans La Bataille du rail de René Clément (1945),où les cheminots, entre autres, sabotent les convois alle-mands.Dans ces trois films, le déraillement est une sorte de figu-re imposée du film ferroviaire. Pour son aspect spectacu-

laire évident : le rapide Los Angeles-Chicago, percutantà 200 km à l’heure la gare de Chicago (TransamericaExpress, Arthur Hiller, 1976), démultiplie l’effet-Ciotat.Mais aussi parce que la fiction se nourrit des déraille-ments du récit, de tout ce qui ne suit pas un itinéraire

préétabli. La folie guette lesconducteurs de trains, commele Sisyphe de La Roue d’AbelGance (1923), symphoniefantastique de bielles, de railset de pistons. Le train lui-même s’autonomise et laisse

les humains désemparés (Runaway Train, AndreïKontchalovski, 1985 ; La Vallée des géants, Felix Feist,1952)… Le train, en tout cas, est fréquemment associé àdes situations troubles, qu’il s’agisse des pulsions irrai-sonnées des héros de La Bête humaine (Jean Renoir, 1938)ou de Désirs humains (Fritz Lang, 1954), tous deux inspi-rés du roman de Zola, ou de celui de Trains étroitementsurveillés (Jiri Menzel, 1966), où les troubles sexuels duhéros débouchent sur la destruction d’un train de muni-tions allemand.

L’étroitesse de l’espace du train n’exige pas seulement desprouesses de prise de vue et d’éclairage, mais engendre lapromiscuité. Sordide, même si elle donne lieu à un momentd’illusion romantique (Le Train, Pierre Granier-Deferre,1973), elle préside aux rencontres et affrontements dequelques échantillons d’humanité, du Train de nuit deKawalerowicz, au Train des suicidés d’Edmond T. Gréville...

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■ AUTOUR DU FILM

la fiction se nourrit des déraillements

du récit, de tout ce qui ne suit pas

un itinéraire préétabli.

Le train de l’histoireLe Mécano de la « General » est un des fleurons de la longue histoire qui lie le cinéma et le chemin de fer.

C’est aussi un film important sur le thème de la Guerre de Sécession, souvent représenté par les cinéastes américains.

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Le cinéma s’en va en Guerre de SécessionLa Guerre de Sécession, que les Américains appellent sim-

plement la « Guerre civile », a déchiré les États-Unis de

1861 à 1865.

Contrairement à une idée reçue en France, l’abolition de l’esclava-ge n’est pas la cause unique de la « sécession », même si elle en futun symptôme essentiel. Les disparités économiques, sociales et cul-turelles entre le Nord, commerçant et industriel, et le Sud, conser-vateur et terrien, sont bien plus essentielles. La guerre civile secaractérise, au moins jusqu’à la nomination du général Grant parLincoln en mars 1864 – le raid Andrews a lieu en 1862 –, par lasupériorité du commandement sudiste, l’importance des liaisonsferroviaires et télégraphiques, la volonté de détruire les moyens decommunication de l’ennemi, toutes choses dont Le Mécano de la« General » rend compte de façon très juste.

La révolte des États du Sud n’est pas considérée comme anti-amé-ricaine : elle exprime au contraire le courage du Sudiste de sebattre pour sa liberté individuelle d’opinion, son droit de se gou-verner lui-même, face à l’État fédéral. Le triomphe de l’Union,soldé par l’assassinat de Lincoln quelques jours après la redditiondu général Lee à Appomattox, permet la réconciliation sur le faitque l’Amérique perdure, unifiée. Hollywood, pas plus que le Nord,ne peut s’aliéner commercialement le Sud. Dans Autant en emportele vent (Victor Fleming, 1939), la destruction d’Atlanta par lestroupes nordistes, entre autres, est donnée comme un acte de bar-barie et les Nordistes en général comme des êtres manquant singu-lièrement de noblesse. Le conflit Nord-Sud, dans Naissance d’unenation (D. W. Griffith, 1915), est d’abord le déchirement de deuxfamilles autrefois amies. En portant secours à un ennemi blessé, le

Sudiste Ben Cameron, se fait acclamer par les Nordistes, avant defonder le Ku-Klux-Klan pour protéger le Sud d’une dominationnoire… La phrase que se remémore le Sudiste O’Meara (RodSteiger) dans Le Jugement des flèches, de Samuel Fuller (1957) éclai-re l’attitude du cinéma hollywoodien dans sa majorité : « La reddi-tion de Lee n’a pas été la mort du Sud, mais la naissance des États-Unis ».Mais la blessure fut si longue à cicatriser que Buster Keaton consi-dérait toujours en 1965 que dans sa version du récit de WilliamPittinger (L’Infernale poursuite, de Francis D. Lyon, 1956), Disneys’était trompé : « Il a commis l’erreur de raconter l’histoire du point devue nordiste. Et on peut toujours peindre les Nordistes comme les scélératsd’une histoire, mais c’est impossible pour les Sudistes ».

BibliographiePatrick Brion, Le Cinéma de guerre, Éditions de la Martinière, 1996.Michel Cieutat, Les Grands thèmes du cinéma américain, tome II,coll. « 7e Art », Cerf, 1991.Claude Fohlen, article « Guerre de Sécession », Encyclopædia Universalis, tome 20.Hélène Puiseux, Les Figures de la guerre, Gallimard, 1997.

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Si les trains s’identifient à ce point au cinéma, c’est quetous deux sont vecteurs de désir. Pour le pire parfois,comme le couple masculin de L’Inconnu du Nord-Express(Alfred Hitchcock, 1951), pour le meilleur, après bien desfrissons (La Mort aux trousses, Hitchcock, 1959)…Explicitée par l’image (dernier plan de La Mort auxtrousses) ou masquée et sublimée sous l’exotisme et les toi-lettes et l’élégance de Marlène Dietrich (Shanghai-Express, Josef von Sternberg, 1932), la sexualité emplitaussi bien les salles obscures que les compartiments detrain les plus vieillots, de celui des collégiens de Zéro deconduite (Jean Vigo, 1933) à celui des prostituées de LaMaison Tellier (Le Plaisir, Max Ophuls, 1951).

BibliographieNoël Burch, La Lucarne du siècle, Nathan Université,1990.Raymond Bellour, Le Western, « 10/18 », UGE, 1966 ;coll. « Tel », Gallimard, 1993.Michel Cieutat, Les Grands thèmes du cinéma américain,tome II, coll. « 7e Art », Cerf, 1991.Michel Chion, article « Train », Dictionnaire des person-nages du cinéma, Gilles Horvilleur dir., Bordas, 1988.