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Le miroir

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Le Miroir

Âge d’Or, avant la fondation de l’Empire de la Lune.Monde satellite de Flavis, affilié à Itar, Dieu Ancien de la Beauté et des Arts

Aestyr tenta de masquer son bâillement dans un soupir. Peine perdue. Ederyl, son triste père, lui adressa un regard sévère par-dessus la longue table de travail et le jeune homme lui répondit d’un sourire rien moins que repentant. Il s’ennuyait. Il s’ennuyait à mourir.Ce qui n’avait rien de nouveau. Les méandres de la comptabilité et de la gestion de l’affaire familiale le plongeaient invariablement dans un état neurasthénique. Sa sœur aînée, Valeryn, s’épanouissait dans ce travail rébarbatif, la gestion des stocks de la maison marchande, les négociations avec les multiples fournisseurs et les gros clients.Aestyr était capable de mener à bien toutes ces tâches. On l’avait éduqué depuis sa plus tendre enfance pour qu’il soit apte à reprendre l’affaire quand son père serait trop vieux ou trop las pour continuer à en tenir les rênes. Mais il ne trouvait aucun plaisir dans les livres de comptes. La négociation lui souriait davantage, mais son père lui reprochait souvent de se montrer trop accommodant et n’appréciait pas qu’il use de son charme pour obtenir des accords avantageux. De son avis, le commerce était une chose sérieuse, qui devait être menée avec gravité et une retenue de bon aloi.Ederyl était un homme austère. Sa belle prestance était gâchée par le pli soucieux qui marquait son front et son incapacité chronique à sourire. Aestyr se demandait bien ce qui avait pu inspirer sa mère lorsqu’elle avait décidé d’épouser cet homme. Peut-être avait-il été différent, avant la naissance de ses enfants, mais Aestyr en doutait. Il avait dû venir au monde un livre de comptes à la main et la mine sinistre. Ce que sa mère avait pu voir au-delà de cette triste figure échappait à Aestyr. Au moins Ederyl était-il riche, ce qui permettait à son fils de mener une confortable deuxième vie une fois sa journée de gestionnaire terminée.- Le dernier chargement de draps en provenance de Lustrell n’était pas d’aussi bonne qualité que d’habitude, dit Ederyl en approchant l’un des parchemins près de son visage pour mieux le lire.Sa vue était de plus en plus basse et Aestyr se demanda si les cercles de verre dont on lui avait récemment vanté les mérites pourraient améliorer sa vision. L’homme qui les fabriquait en portait sur le nez et garantissait le résultat, mais cela paraissait trop beau pour être vrai. Malgré ses doutes et le prix élevé de la nouveauté, Aestyr en achèterait certainement. Si les fameuses lunettes fonctionnaient, son père serait au moins soulagé de ce souci, au mieux peut-être un peu reconnaissant.- Je me rendrai à Lustrell dans une décade pour rendre visite aux drapiers, reprit Ederyl. Tu viendras avec moi, Aestyr.L’intéressé émit un gémissement de protestation.- Ce n’est pas négociable, dit sobrement Ederyl.- Père, tenta malgré tout Aestyr d’une voix persuasive, Valeryn a de bien meilleures relations que moi avec la guilde des drapiers. Leur représentant a un faible pour elle, ce serait bête de ne pas l’exploiter.- J’ai d’autres tâches à confier à ta sœur.- Je m’en acquitterai, promit Aestyr.- Vraiment ? s’amusa-t-elle. Tu as tant envie que ça de superviser l’inventaire du vieil entrepôt ?Il retint la grimace qui lui montait aux lèvres. Il n’avait strictement aucune envie de s’infliger cette corvée, mais il voulait encore moins quitter sa bonne cité de Jeberem. Il avait des projets pour les sixaines à venir, qui s’accommodaient mal avec une absence prolongée.- Je le ferai, assura-t-il avec toute la grâce dont il était capable. Tu as bien le droit de sortir un peu de cette ville, ma chère sœur.- Comme c’est généreux de ta part, se moqua-t-elle avec bonne humeur.- J’ai dit que ce n’était pas négociable, intervint Ederyl d’une voix ferme. Hélène et Romain RiasChroniques du Monde de la Tour1

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Aestyr poussa un soupir mais s’abstint d’insister. Il allait devoir changer ses plans. Il ne finirait pas ses dernières sculptures avant de fêter ses vingt-deux cycles. Un sujet de contrariété car il espérait les offrir à sa mère pour cette occasion. Cet argument ne serait pas recevable par Ederyl et Aestyr le savait, alors il s’abstint de le mentionner. Le vieil homme avait conscience de ses activités artistiques et les tolérait tant qu’elles ne nuisaient pas à la conduite des affaires familiales.Aestyr disposait d’alliées de choix pour faire perdurer l’illusion de son implication dans la gestion de la maison marchande. Les femmes de la famille se montraient plus que tolérantes à son égard. Il avait trois générations dans sa poche. Sa sœur, sa mère et sa grand-mère. Cette dernière vivait dans leur vaste demeure et recueillait toutes ses confidences, prodiguant conseils et réconfort à toute heure du jour et de la nuit. Ces femmes étaient merveilleuses. Aimantes et compréhensives, elles lui permettaient de donner libre court à sa passion et couvraient une partie de ses absences.Ederyl s’était replongé dans ses comptes, sans doute satisfait d’avoir eu le dernier mot à propos du voyage à Lustrell. Aestyr étouffa un autre bâillement, son regard glissant vers la fenêtre pour estimer combien de temps encore il aurait à endurer la séance de comptabilité. Le jour déclinait, le ciel dépourvu de tout nuage virant progressivement au noir. Son calvaire touchait à sa fin.Il dut cependant patienter encore longuement avant que son père ne s’estime satisfait et mette un terme à la séance de travail. Enfin il sortit bras dessus, bras dessous avec sa sœur, sa vigueur soudain renouvelée avec la perspective de rejoindre ses amis et son atelier.- Tu somnolerais moins la journée si tu ne passais pas toutes tes nuits à faire la fête dans les bouges de la ville, le taquina Valeryn.Elle avait les mêmes cheveux clairs que lui et la forme du visage de leur mère. Elle était belle, avec de grands yeux de biche, sombres quand ceux d’Aestyr étaient d’un bleu cristallin. Il l’aurait courtisée si elle n’avait pas été sa sœur. Elle était sa plus fidèle amie et il aurait fait n’importe quoi pour elle.- Je suis un patron des arts ! protesta-t-il gaiement. Notre bon seigneur Itar ne pourrait voir d’un mauvais œil que je contribue au bien-être des artistes. Et je ne fais pas que la fête, je travaille aussi.- Où en est ta surprise ? demanda-t-elle en traversant le grand vestibule avec lui.- J’espère que tu n’as rien dit à maman. Je n’avance pas aussi bien que je le voudrais, et ça ne va pas s’arranger avec ce voyage à Lustrell. Pff, des draps ! Quel ennui !- Un jour, tu seras à la tête de notre maison commerciale.- Mais non, ma chère, rétorqua-t-il sincèrement. Tu seras à sa tête, et moi je serai libre d’exercer mon talent là où il réside vraiment.- Dans le lit de tes maîtresses ? fit-elle avec un sourire malicieux.- Dans mes mains ! fit-il semblant de s’offusquer. Qui servent aussi dans le lit de mes maîtresses, soit dit en passant.Elle secoua la tête avec complaisance alors qu’ils montaient les larges escaliers pour prendre la direction de la chambre de leur mère.- Tu sors, ce soir ? demanda Valeryn.- Bien sûr. Il faut bien que j’avance…- Depuis combien de temps tu n’as pas dormi dans cette maison, Aestyr ?- Ah, pas plus tard qu’hier après-midi, quand j’étais censé faire les gros yeux aux contremaîtres sur les quais. Merci de l’avoir fait à ma place, au fait.- La liste de tes dettes envers moi s’allonge, prévint-elle.Il piqua un baiser sur sa joue.- Et une aussi maigre rétribution ne saurait les compenser, ajouta-t-elle.- Ah, tu es dure en affaires !- Bon sang de saurait mentir.- Tu es trop sérieuse. Tu devrais venir avec moi cette nuit. Milenio serait ravi de te revoir. Il se languit de toi. En fait, il me saoule en permanence en me décrivant ton incroyable beauté et sa souffrance face à ton indifférence. Le dernier portrait qu’il a peint est merveilleux. Tu devrais venir le voir. Hélène et Romain RiasChroniques du Monde de la Tour2

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- Pour qu’il me propose encore de poser pour lui dans le plus simple appareil ?Elle réajusta machinalement sa robe aux amples drapés, comme si la sage stola avait le moindre risque d’être indécente. Elle couvrait pourtant ses bras jusqu’aux coudes et ne laissait rien entrevoir de son décolleté. Valeryn était une jeune femme très convenable, au contraire de son frère. Aestyr aimait sa réputation de jeune homme frivole et quelque peu excentrique. Elle lui apportait une grande liberté et lui permettait de se défaire aisément des importuns. Il s’amusait d’être sous-estimé.- Bah, il tente sa chance, tu ne peux pas lui en vouloir, répondit-il avec désinvolture.Il toqua légèrement à la plus large des portes du couloir, au-dessus du patio et du long bassin qui en occupait la plus grande partie. Le rituel familial voulait qu’il rende visite à sa mère avant le dîner et il s’en acquittait toujours avec plaisir. Habituellement, les servantes s’empressaient de lui ouvrir la porte mais cette fois-ci, personne ne vint. Il était sur le point de frapper à nouveau lorsqu’il entendit des éclats de voix de l’autre côté.- Ce n’est pas normal, dit Valeryn en ouvrant la porte.Ils trouvèrent le salon de leur mère en pleine effervescence. Mélivia était à demi-allongée sur une banquette, le visage en sueur, ses mains chargées de bagues crispées sur son ventre arrondi. Elle haletait, un gémissement passant parfois au travers de ses dents serrées. Une nuée de servantes s’agitait autour d’elle, épongeant son front et prodiguant des conseils contradictoires.- Le bébé ? fit Valeryn alors qu’ils restaient tous deux les bras ballants devant ce spectacle.- Il arrive, dit leur grand-mère, Telli, en surgissant de nulle part derrière eux. Ne restez pas plantés là, jeunes gens.- Elle ne va quand même pas accoucher dans le salon ? dit Aestyr, étreint par un mélange de peur pour sa mère et d’impatience à voir enfin le dernier arrivé de leur fratrie.La grossesse tardive de Mélivia avait pris tout le monde par surprise et soulevé bien des inquiétudes. Jusqu’à présent, leur mère n’avait eu à souffrir que d’une grande fatigue mais l’accouchement représentait un risque pour sa vie autant que pour celle de son enfant. Aestyr ne pouvait pas imaginer la perdre ainsi, si tôt.- Ne faites donc pas ces mines chagrines, dit Telli en les poussant tous deux vers la sortie. La sage-femme se prépare. Laissez votre mère tranquille. Tout ira bien. On viendra vous prévenir quand l’enfant sera né.Pour quelqu’un d’aussi petit et frêle, elle avait une force incroyable. Hébétés, Valeryn et Aestyr se laissèrent guider jusqu’au couloir. Telli leur adressa un sourire qui se voulait rassurant avant de refermer la porte avec douceur.Ils se regardèrent et Aestyr lut dans les yeux de sa sœur les mêmes inquiétudes que les siennes. Mais il n’y avait rien qu’ils puissent faire à part attendre.- Ah, soupira Aestyr, et maintenant l’arrivée du bébé. C’est officiel, mon cadeau ne sera jamais prêt à temps.La bourse bien remplie atterrit sur la table avec un bruit métallique très satisfaisant.- C’est ma tournée ! annonça joyeusement Aestyr.La déclaration fut accueillie par des cris de liesse de l’assemblée. Une réaction sans surprise, car Aestyr connaissait presque tous les clients de la taverne, joliment appelée La Harpe. Ils étaient au mieux des amis, au pire de vagues relations. Il était en terrain conquis.Le tavernier escamotait déjà l’argent, un sourire sur les lèvres.- Du vin ! dit Aestyr. Ton meilleur. J’ai quelque chose à fêter.- Bien sûr, maître Aestyr, s’empressa-t-il d’acquiescer avant de faire signe à ses aides.Aestyr se laissa tomber sur une chaise que ses amis avaient hâtivement tirée près de leur table. Il était tard. Dans quelques heures, le ciel recommencerait déjà à s’illuminer. Mais c’était une belle nuit.- Et que fêtons-nous, cette fois ? questionna Milenio en repoussant ses cheveux sombres de son front. C’est toujours ta tournée.- Cette fois-ci, c’est exceptionnel, dit Aestyr avec un grand sourire. J’ai un petit frère.Hélène et Romain RiasChroniques du Monde de la Tour3

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Il accepta avec bonne humeur les félicitations de ses amis. Il n’avait pas fait grand-chose pour les mériter, mais il était heureux et appréciait tous ces témoignages amicaux. Aucune de ses craintes ne s’était réalisée et à présent, il avait un petit frère. Le nouveau-né était robuste et sa mère fatiguée, mais en bonne santé. Il faudrait du temps pour que ce petit frère soit vraiment intéressant mais Aestyr était patient et trop heureux de la situation pour s’en préoccuper.Il laissa la jolie Énylia se couler contre lui alors qu’il sirotait son vin, écoutant les discussions de la tablée. Il était fatigué mais ne pouvait se permettre de se laisser aller. Il avait des choses à faire avant la fin de cette nuit. Des choses qui n’incluaient malheureusement pas de se retrouver dans un lit moelleux avec la jeune femme qui s’efforçait, depuis un certain temps déjà, d’attirer son attention.Milenio avait raison. C’était presque toujours Aestyr qui réglait les ardoises de ses amis. Mais ça ne le dérangeait pas. Ils étaient tous jeunes et globalement désargentés. Les artistes étaient nombreux dans une ville comme Jeberem, et tous ne trouvaient pas de mécène pour les entretenir. Aestyr voulait bien jouer ce rôle pour ses amis. Sa famille était riche. Il savait où prendre l’argent pour que même son très méticuleux père ne s’aperçoive de rien. Cela faisait au moins une utilisation agréable de tous ces jours passés à étudier les arcanes de la comptabilité. Et ainsi, tout le monde était heureux.Il se contenta d’un verre de vin pour ne pas se laisser engourdir par l’alcool. Puis, alors que tous partaient se coucher, il prit le chemin de son atelier, fidèlement suivi par Énylia. La nuit était chaude, la terre battue sèche et friable sous ses sandales.- Pourquoi te contentes-tu de ce petit endroit ? lui demanda-t-elle alors qu’ils montaient l’escalier extérieur qui menait à l’atelier.- J’y suis bien, expliqua-t-il. J’ai tout ce qu’il me faut, ici. Je n’ai pas besoin d’avoir plus de place.- Mais la maison de ta famille est immense.- Oui, mais ici, c’est mon repère. Ma cachette. Il n’y a que moi et mes invités. Pas de livres de comptes. Pas d’entrepôts remplis de marchandises. Seulement mes créations.Il la fit entrer. La nuit était sombre et il dut tâtonner pour se diriger et allumer quelques lampes pour éclairer la pièce. Le cheval de bronze semblait le regarder, sa tête tournée vers lui. Il n’était pas terminé et ne le serait pas avant des jours de travail, mais Aestyr aimait sa forme, le mouvement qu’il avait donné à sa tête, renforcé à présent par les lumières mouvantes des lampes. Il avait mis des semaines à faire le moule, méticuleux comme jamais, mais avait été grandement récompensé une fois la sculpture enfin coulée. Il ne restait plus que les finitions à faire, la patine à donner, ce qui représentait cependant encore de nombreuses heures de travail.Sa mère allait l’adorer. Il n’était pas aussi grand qu’un véritable animal, plutôt de la taille d’un poulain, mais occuperait tout de même une place conséquente dans la maison.- Malheureusement, je n’ai pas beaucoup de temps à te consacrer, dit-il à Énylia. Il faut que je finisse quelque chose pour demain… pour tout à l’heure, en fait.- Pas lui, tout de même ? demanda-t-elle en caressant le flanc de la sculpture. - Non, dit Aestyr en soulevant un drap pour dévoiler une autre sculpture. Son petit frère.Il souleva le petit cheval de bois pour l’examiner d’un œil critique. L’objet était quasiment terminé et avait pris, après polissage, une teinte mordorée très satisfaisante. C’était à la fois une œuvre d’art et un jouet, un magnifique cheval à bascule que son frère, il l’espérait, pourrait utiliser avant même de savoir marcher. Il ferait un cadeau de naissance parfait.Aestyr passa sa main avec plaisir sur le dos du petit cheval, savourant le contact lisse du bois poli.- Il ne me reste plus qu’à l’enduire une dernière fois… commença-t-il en se tournant vers Énylia.Il s’interrompit en constatant qu’elle arborait une expression à mi-chemin entre la stupeur et la révérence. Il allait plaisanter sur la qualité de sa création lorsqu’il réalisa que les yeux de la jeune femme n’étaient pas posés sur lui, mais derrière lui. Fronçant les sourcils, il se retourna, pour se figer, bouche bée devant l’être qui lui faisait face.Il était fait de marbre blanc légèrement veiné, comme une statue aux proportions parfaites. Une longue toge blanche masquait son corps, laissant apparaître des pieds délicats. Ses bras nus ne portaient aucun ornement, pas plus que ses mains déliées aux ongles polis comme des miroirs. Il semblait tout droit sorti d’un temple d’Itar, représentation idéale d’un dieu incarnant la beauté. Ses Hélène et Romain RiasChroniques du Monde de la Tour4

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cheveux de marbre ondulaient jusqu’à ses épaules, leur apparence identique à celle de sa peau. Ses yeux étaient deux orbes d’or, sans iris ni pupille, et pourtant Aestyr savait qu’il le regardait.L’être cligna des yeux, une fois, d’une manière très peu naturelle comme si c’était un geste réfléchi plutôt qu’instinctif.- Itar, souffla Énylia, et Aestyr perçut, à la limite de son champ de vision, qu’elle se prosternait devant cette apparition.Incrédule, Aestyr se sentit obligé de faire de même et se laissa tomber à genoux, son précieux cheval toujours entre les mains. Était-ce vraiment là le dieu tutélaire du monde de Flavis ? Il était difficile d’en douter tant il ressemblait à ses statues, auréolé d’un halo d’or. Sa présence écrasante secouait Aestyr jusqu’au plus profond de ses os.Le Dieu Ancien avança finalement et Aestyr s’étonna qu’il soit capable de plier les jambes. Il semblait si improbable qu’une statue puisse faire jouer ses articulations comme un être humain. Ce corps n’était donc pas fait de pierre. Les gestes d’Itar étaient étranges, légèrement hachés, une caricature presque parfaite d’une démarche humaine.Il s’immobilisa devant Aestyr et une main marbrée vint caresser le dos du cheval de bois en un geste appréciateur. Ce geste emplit soudain Aestyr d’une exaltation qu’il savoura comme un bon vin.Puis la tête d’Itar pivota étrangement pour contempler la sculpture de bronze. Sa main se déplaça, ses doigts froids se posant sous le menton d’Aestyr pour l’inciter à relever la tête vers lui. Itar le regarda alors à nouveau, son visage toujours impassible, ses mouvements peu naturels comme s’il devait se concentrer pour réaliser chacun d’eux.Aestyr lui rendit son regard, détaillant chaque trait de son visage, le dessin de sa bouche, la courbe de ses joues, ses yeux d’or. Il fut surpris lorsque le dieu entrouvrit ses lèvres pour parler, dévoilant des dents parfaites aussi blanches et marbrées que le reste de sa personne.- Je cherche celui qui sera mon élu, dit Itar d’une voix très soigneusement posée. Pour en faire un prince parmi les hommes, accomplissant ma volonté dans le véritable monde.Sa voix était belle mais sans chaleur. Aestyr battit des paupières, son cœur s’emballant alors qu’il réalisait la portée des paroles du dieu.- Tu seras peut-être cet élu, continua le Dieu Ancien avec la même gravité. J’ai choisi six d’entre vous. Vous allez faire en sorte que je vous départage.Il se tut un long moment et Aestyr se demanda s’il était censé répondre quelque chose. Il lui fallut prendre son courage à deux mains pour parler, les doigts froids de la divinité toujours en contact avec son menton.- Comment ? dit-il dans un souffle.- Je reviendrai dans quelques temps, répondit Itar de sa voix atone. Surprends-moi.Et, l’instant d’après, il avait disparu, ne laissant qu’un souffle d’air comme seul témoin de sa présence passée.Dès le petit matin, tout le monde savait qu’Aestyr avait reçu la visite d’Itar. Il ne pouvait décemment pas en vouloir à Énylia d’avoir raconté à tous l’incroyable rencontre, mais il en était agacé. Après le départ du dieu, il s’était forcé à terminer enfin le cheval de bois, concentré sur ce travail pour ne pas réfléchir à ce qui lui avait été demandé.Il avait ensuite voulu rapidement passer à La Harpe pour se restaurer, mais tous les regards s’étaient braqués sur lui, expectatifs et envieux, alors il avait rebroussé chemin pour récupérer le petit cheval et rentrer chez lui.L’ultimatum d’Itar était comme un gouffre sous ses pieds. Il ne savait pas de combien de temps il disposait. Il ne savait pas ce qu’il devait faire. Produire une œuvre capable de surprendre un dieu ? C’était absurde. Itar avait eu l’air d’aimer le cheval, mais Aestyr savait très bien qu’une œuvre comme celle-ci ne suffirait pas. Il fallait qu’il trouve autre chose, une idée géniale qui ferait la différence.La porte de l’atelier s’ouvrit alors qu’il était sur le point de sortir, son cadeau empaqueté sous le bras. Aestyr sourit en découvrant Milenio, mais sa bonne humeur se tarit lorsqu’il vit l’expression qu’arborait son visage. Son ami paraissait troublé et ombrageux. Hélène et Romain RiasChroniques du Monde de la Tour5

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- Il est venu me voir, moi aussi, déclara Milenio.- Oh, fit Aestyr.Il s’en serait réjoui si l’attitude de Milenio avait été différente. Celui qui était son ami depuis plusieurs cycles lui offrait à présent un visage inédit. Froid. Presque hostile.- Nous sommes concurrents, donc, insista Milenio.- Nous ne sommes pas obligés de le voir comme ça, dit Aestyr en tentant un sourire amical.- Comment faudrait-il le voir ? rétorqua l’autre avec humeur. Il n’y aura qu’un élu.- Nous pouvons peut-être en parler. Qu’est-ce qu’il t’a demandé ? questionna Aestyr pour tenter de le détourner de son humeur bagarreuse.Milenio lui adressa un sourire glacial.- Je ne te donnerai rien qui puisse t’aider d’une manière ou d’une autre. Tu n’es déjà que trop favorisé. Tu as toujours tout eu. Maintenant, c’est mon tour.Il se retourna alors et laissa Aestyr sur le pas de la porte, déconcerté et blessé.Aestyr réussit à faire bonne figure en rentrant chez lui. Il n’avait pas dormi de la nuit mais la situation contribuait à le garder en éveil. Il esquiva aisément son père, longeant le patio sur la pointe des pieds, et rejoignit sa chambre, ordonnant au passage à une servante de lui apporter de quoi se laver et se rendre présentable. Une fois sa toilette faite et des vêtements propres sur le dos, il prit le chemin de la chambre de sa mère, son cadeau sous le bras.Mais la sage-femme lui en refusa l’accès, prétextant que Mélivia dormait et ne devait pas être importunée. Aestyr erra quelques temps dans les couloirs de la grande demeure, contrarié et indécis, puis ses pas trouvèrent tout naturellement le chemin des appartements de grand-mère Telli.Elle l’accueillit elle-même à la porte.- Entre, mon petit, lui dit-elle avec un sourire.Il ne se fit pas prier. Il déposa son paquet sur une table avant d’aider la vieille dame à s’installer à nouveau près du poêle. Il faisait déjà chaud mais elle était, comme toujours, emmitouflée dans un large châle drapé sur ses petites épaules.- Telli, c’est affreux, déclara Aestyr en s’affalant dans son fauteuil habituel, non loin d’elle.- Alors c’est vrai ? demanda-t-elle, les yeux brillants. Il est venu te voir ?Il lui envoya un regard écœuré. - Comment peux-tu déjà être au courant ? gémit-il.- Les serviteurs sont allés au marché. Et là-bas, on ne parlait que de ça. Ils sont tout de suite venus me prévenir.- En fait de serviteurs, tu as un réseau d’espions, accusa-t-il.Elle secoua la tête avec bonhommie.- Qu’est-ce qui est affreux ? lui demanda-t-elle sans répondre à l’accusation. Itar te fait l’honneur d’une visite. Il te met à l’épreuve. C’est une chance extraordinaire.- Tout le monde me regarde de travers, maintenant, se plaignit-il. L’un de mes meilleurs amis est soudain devenu mon ennemi. Les choses étaient simples et agréables, et voilà qu’Itar vient tout gâcher.Il le pensait vraiment. L’exaltation qu’il avait pu ressentir au contact du dieu s’était volatilisée, douchée par l’accueil que ses amis lui avaient réservé après cette incroyable rencontre.- Tu ne sais pas ce que tu dis, le tança-t-elle.- Je ne sais même pas ce qu’il attend de moi. Il veut une surprise. Pour… je ne sais même pas quand !- Alors tu vas te mettre au travail dès maintenant.Il lui lança un regard noir. Habituellement, elle était plus compréhensive. Il avait conscience de se montrer borné, mais la réaction de Milenio l’avait blessé. Il aurait été heureux que son ami gagne cette compétition. Déçu pour lui-même, sans doute, mais heureux pour Milenio malgré tout. Pourquoi l’inverse ne pouvait-il être vrai ?

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- Et si je n’y arrive pas ? demanda-t-il. Si je ne suis pas assez bon ?- Tu as bien assez de talent pour surpasser tous les autres, assura-t-elle.- Je ne sais pas, soupira-t-il. Elle se leva et traversa lentement la pièce. Elle était si forte et volontaire qu’il oubliait à quel point elle était frêle et vieille. Elle s’arrêta devant le paquet qu’il avait ramené de son atelier et, en quelques gestes précis, le déballa.- Regardez-moi ça, murmura-t-elle en caressant le col de la sculpture. N’est-il pas vivant ? C’est du bois ? On dirait du bronze. Une patine incroyable. C’est une merveille, Aestyr. Une véritable merveille.- Mais elle ne suffira pas pour Itar.- Comment le sais-tu ?- Il l’a vue. Il l’a même touchée. Et il m’a demandé autre chose.Elle secoua la tête. - Un dieu est venu te voir, mon enfant. Tu es bouleversé et c’est bien compréhensible. Tu vas aller dormir. J’expliquerai la situation à ton père. Tu dois bien te reposer et reprendre tes esprits. Ensuite, tu pourras te mettre au travail et produire ton chef d’œuvre.Aestyr ferma les yeux, laissant ses mains courir sur le bois, épouser les formes qu’il avait déjà extraites de la bille de bois qu’il avait commencé à travailler. Il ne savait pas encore quelle allure finale aurait la sculpture. Il devait sentir le bois, voir où il devait couper, tailler, limer, polir. Ce morceau ne contenait rien de figuratif, il en était certain. La sculpture serait abstraite, dans un style qui était peu commun. Mais, après tout, Itar voulait être surpris.Sa main prit machinalement le ciseau à bois et, concentré, il se remit au travail.Ce n’était pas sa première tentative. Il avait remisé les autres après avoir passé des heures sur chacune d’entre elles. Il n’était jamais satisfait. Ce n’était jamais assez. Il détestait devoir travailler dans ces conditions, sous la contrainte d’une échéance inconnue. Son art avait toujours été un plaisir. À présent, il ressemblait à une corvée.Sa participation aux affaires familiales avait singulièrement décru depuis qu’il avait été sélectionné par Itar. Son père le sollicitait rarement et Aestyr avait à présent un atelier dans leur grande demeure. Mais cette soudaine liberté d’action était plus un fardeau qu’une libération. Un équilibre précaire avait été rompu.Il aurait voulu retourner dans son petit atelier de la basse-ville, boire avec ses amis sans arrière-pensée, travailler au gré de sa fantaisie. Mais, là-bas, on examinait à présent chacun de ses gestes, on décortiquait chacun de ses mots. Des factions étaient nées. Pour Milenio. Pour lui. Il ne savait rien des quatre autres sélectionnés. Il ne voulait rien savoir. Il aurait voulu qu’Itar jette son dévolu sur quelqu’un d’autre que lui.Il jeta ses outils au sol avec un soupir exaspéré. Ça ne fonctionnait pas. Il ne pouvait rien faire de bon dans ces conditions.Il se leva et quitta son nouvel atelier pour se diriger vers les cuisines, où il trouva du vin mis à décanter dans l’une des élégantes carafes qu’affectionnait sa mère. Il s’en servit un verre et ressortit dans le couloir en traînant des pieds.C’est là qu’il rencontra son père. Ils s’étaient peu parlé depuis qu’Aestyr se concentrait sur son art. Ce dernier était mal à l’aise de faire faux bond à Ederyl pour la gestion de l’affaire familiale. Il n’aurait pas cru cela possible, mais parfois il se languissait de l’époque où il devait endurer les séances de comptes de son père. Il aurait été doux de pouvoir échapper à sa nouvelle tâche et se concentrer sur une chose plus simple et mécanique, qui ne portait pas en elle tout son avenir. Un sentiment nouveau avait fait son apparition en Aestyr. Contre toute attente, il était honteux de ne plus apporter sa contribution à l’affaire familiale. D’autant plus qu’il ne parvenait à rien avec ses nouvelles créations.Sans un mot, Ederyl posa sa main sur son épaule et le mena dans son cabinet de travail.- Alors, fils, comment les choses avancent-elle ? questionna-t-il gravement.

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Aestyr haussa les épaules.- Je fais ce que je peux, dit-il avec embarras.- Il va me falloir prendre des dispositions, déclara Ederyl. Si tu es choisi par Itar, tu quitteras la maison et tu ne pourras plus assurer la suite de nos affaires.- Quelles dispositions ? fit Aestyr avec humeur. Enfin, père, même s’il me choisit, tu as Valeryn ! Elle est bien meilleure gestionnaire que moi. Tu es injuste de ne pas penser à elle.Ederyl ne répondit pas, les sourcils légèrement froncés comme s’il réalisait cela pour la première fois. Agacé par tant d’aveuglement, Aestyr marcha jusqu’au grand salon et se laissa tomber avec lassitude sur l’une des banquettes, celle qu’il savait pourvue du matelas le plus moelleux.- De toute façon, tu peux avoir l’esprit tranquille, ajouta-t-il sombrement en direction de son père, qui l’avait suivi. Itar ne me choisira pas.- Pourquoi non ? s’étonna Ederyl. Tu es très doué.Aestyr lui adressa un regard étonné. Son père ne parlait jamais de ses œuvres. Jamais de son art, comme s’il préférait ignorer cette facette de son fils qu’il ne contrôlait pas et qui était si différente de lui. Ederyl ne l’empêchait pas de sortir rejoindre ses amis ou son atelier. Il faisait simplement semblant de n’en rien savoir. Une indifférence tantôt blessante, tantôt confortable car elle évitait une confrontation potentiellement désagréable.- C’est une compétition détestable, répondit Aestyr. Je ne suis pas bon dans ces circonstances, je n’arrive à rien. Et pour couronner le tout, un de mes amis est aussi sur les rangs. Je ne veux pas être en rivalité avec lui.- Tu ne peux pas te dérober…- Ah, je n’y arrive pas ! s’emporta Aestyr en passant une main impatiente dans ses cheveux pâles. Je suis bloqué. Je n’arrive pas à faire quelque chose qui en vaille la peine. Tout est sens dessus dessous et je ne sais pas comment aborder ce défi.- Retourne voir tes amis, dit soudain quelqu’un derrière lui. C’était sa mère, Mélivia, son petit enfant dans les bras. Elle aimait s’occuper de lui et, contrairement à de nombreuses femmes de sa qualité, ne le laissait pas constamment en nourrice. Aestyr se força à lui sourire.- Je ne sais pas si j’ai encore des amis, dit-il avec amertume.- Bien sûr que si. Tu trouves qu’ils ont changé ? C’est peut-être toi qui a changé, mon chéri. Tu ne vas plus les voir. Tu délaisses ton ancien atelier.- Je…Elle avait raison. Il reprochait à ses amis de ne plus l’accueillir comme avant, mais il avait contribué à construire la barrière qui se trouvait à présent entre eux et lui. Il les avait fuis au lieu de chercher le réconfort de leur compagnie. Après son dernier échange avec Milenio, il s’était mis à voir toutes sortes de choses dans leurs yeux. De l’envie, de la jalousie, de la rancœur. Et une attente, si forte et si envahissante qu’elle l’avait profondément effrayé. Saurait-il se montrer à la hauteur de la tâche ? Et s’il ne l’était pas ? Lui tourneraient-ils tous le dos ou l’accueilleraient-ils à nouveau comme l’un des leurs ?- Retourne les voir, insista-t-elle. Amuse-toi un peu. Oublie cette commande.- Comment veux-tu que je l’oublie ? C’est Itar lui-même qui est venu me voir !- Et c’est un grand honneur, répondit-elle tranquillement, sans se formaliser de sa véhémence. Mais tu prends peut-être tout ceci un peu trop au sérieux.Elle coupa court à la protestation de son mari d’un simple regard. Elle était très forte pour exprimer son avis sereinement, sans se préoccuper de l’humeur des autres.- Va voir tes amis, dit-elle. Amuse-toi.- Et si Itar revient alors que je n’ai pas terminé ? demanda Aestyr Que je n’ai rien de satisfaisant à lui présenter ?Elle lui sourit et vint lui caresser doucement la tête, un geste identique à celui qu’elle avait régulièrement avec son nouveau-né.Hélène et Romain RiasChroniques du Monde de la Tour8

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- Alors, tant pis, déclara-t-elle à la stupéfaction d’Aestyr. Tu fais partie d’une famille riche. Tu reprendras ta vie. N’est-elle pas belle telle qu’elle est ?- Si, reconnut-il.- Tu resteras mon enfant chéri quoi qu’il arrive. Si Itar ne te choisit pas, tu mèneras malgré tout une belle vie entre le commerce et ton art. Ce sort n’est-il pas enviable ? Si d’un autre côté Itar te choisit, qui sait où tu iras ? Ce que tu deviendras ?Il hocha lentement la tête, conscient que ses parents échangeaient un regard chargé d’une profonde émotion.- Tu es, comme toujours, la sagesse incarnée, dit Ederyl à sa femme.Il s’approcha et se tint à côté d’elle, abaissant un regard sur leur dernier né. Aestyr le considéra d’un œil nouveau, étonné de le trouver aussi conciliant. Il était surprenant de le voir à la fois austère et aimant, une facette de sa personnalité que la naissance du petit Carlyn révélait au grand jour. Peut-être avait-il été ainsi quand Valeryn et lui étaient enfants. Il ne s’en souvenait plus.Soudain, Aestyr se sentit le cœur plus léger. On l’avait libéré d’un poids désagréable et il comptait bien suivre les recommandations parentales. Il avait tort de se mettre martel en tête. L’art ne pouvait pas être forcé. L’inspiration viendrait, comme toujours, quand il ne l’attendrait pas. Il saurait alors en faire bon usage. Et si Itar s’invitait avant cela, eh bien… il aviserait. Il était en tout cas certain que, même s’il échouait, il ne perdrait jamais l’amour de ses parents. Les laissant à leur contemplation de leur nouveau-né, il prit la poudre d’escampette.Énylia fut la première à le voir entrer dans la taverne, et elle se précipita au-devant de lui, drainant tous les regards de la salle commune.- Aestyr ! dit-elle avec ravissement. Te revoilà enfin !- Comme au bon vieux temps, acquiesça-t-il avec une bonne humeur un peu forcée.Mais ses craintes ne semblaient pas fondées, car on l’invita rapidement à une table, où il s’installa sans se faire prier. Milenio brillait par son absence, mais beaucoup des amis d’Aestyr étaient là et lui firent bon accueil.- Alors ? lui demanda-t-on quand il fut servi. Tu as fini ? Il secoua la tête.- Non, répondit-il. J’ai des choses en cours, mais rien qui me donne entière satisfaction. Alors je viens voir mes vieux amis pour me détendre un peu.- Tu devrais venir plus souvent, lui reprocha Énylia. Nous pourrions te donner de l’inspiration.- C’est vrai, acquiesça-t-il en entourant les épaules de la jeune femme de son bras.Elle se laissa faire, profitant même de son mouvement pour se rapprocher de lui. Il n’avait jamais poussé son avantage avec elle mais si elle se montrait réceptive à ses attentions, il était tout disposé à en profiter. Depuis plusieurs décades, il menait une vie singulièrement dénuée de fantaisie et de plaisirs et il était bien décidé à rattraper le temps perdu.- Tu ne veux pas nous donner un indice sur ce que tu prépares pour Itar ? demanda quelqu’un.- Il ne faudrait pas gâcher la surprise ! rétorqua-t-il avec un petit rire pour masquer son embarras. Mais je veux bien faire un petit quelque chose pour vous prouver que je n’ai pas perdu la main.Il se pencha pour examiner le sol et dénicha un cube de bois de la taille de sa main, sans doute une ancienne cale pour les tables bancales de La Harpe. Il avait toujours ses petits ciseaux de taille dans sa légère besace, aussi put-il immédiatement se mettre au travail.Quand il procédait ainsi, les choses étaient beaucoup plus faciles. Il donna les premiers coups, suivant les veines du bois, cherchant instinctivement à déterminer ce qui allait sortir de cette pièce. Puis il le vit, un petit oiseau délicat au bec long et fin. Tout en discutant avec ses amis, il dégrossit la forme, ses mains agissant d’elles-mêmes. Il n’avait pas besoin de réfléchir. Juste de laisser les choses se faire toutes seules.Petit à petit, Aestyr se détendit. Tous se comportaient normalement avec lui, ce qui était un incroyable soulagement. Son absence semblait avoir quelque peu désamorcé la virulence des clans qui Hélène et Romain RiasChroniques du Monde de la Tour9

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s’étaient formés juste après la venue d’Itar. Il écouta attentivement les derniers ragots, n’interrompant son travail que pour siroter le vin qui était régulièrement versé dans son verre. À tel point qu’il dut finalement poser le petit oiseau de bois sur la table car ses gestes devenaient imprécis et son regard trouble.- Et voilà, dit-il fièrement.La sculpture était loin d’être terminée, mais le colibri était bien là, fragile et délicat, les coups de ciseaux à bois simulant même la structure des plumes.Aestyr accepta de bonne grâce les compliments, heureux d’avoir pu mener à bien ce petit exercice sans se laisser submerger par la hauteur de la tâche qui l’attendait par ailleurs. Il se sentait bien, détendu et agréablement accepté, et les attentions empressées d’Énylia contribuaient grandement à alléger son humeur.Au fond, sa mère avait raison. Peu lui importait de remporter cette stupide compétition. Il n’aimait pas la concurrence. Il savait qui il était et où il allait. Itar pouvait bien choisir son élu parmi les autres. Aestyr n’avait de toute manière rien d’extraordinaire à lui présenter. Et désirait-il vraiment être un prince ? Un élu divin ? Il ne savait même pas ce qu’impliquait une telle ascension. Sa vie était déjà riche et agréable. Pourquoi aurait-il dû aspirer à autre chose ?Là, dans une légère torpeur alcoolisée, il prit la décision qu’il aurait dû prendre des jours auparavant. Il abandonnait. Si Itar voulait le choisir, il n’avait qu’à le faire sans en passer par ce ridicule concours. Il pouvait sélectionner Aestyr simplement sur sa bonne mine.Aestyr avait bien conscience de céder à la facilité, mais c’était si agréable et satisfaisant qu’il n’en avait cure.Il passa le reste de la soirée avec ses amis puis, quand vint le moment de retourner chez lui, Énylia s’attarda plus que de raison à ses côtés, un sourire engageant sur le visage. Il avait trop bu, mais pas encore assez pour refuser une telle invitation. Elle était jolie et chantait avec une très jolie voix de soprano. Ses croquis étaient prometteurs, même si elle devait encore affiner sa technique. Il serait plus que ravi de terminer la nuit avec elle.- Tu oublies ton oiseau, lui dit-elle alors qu’il commençait à l’entraîner vers la sortie de la Harpe.- Ah, c’est ton oiseau, maintenant, fit-il, heureux de voir son visage s’illuminer.- C’est vrai ?- Il n’est pas terminé, dit-il d’un ton d’excuse. Je le ferai quand j’aurai le temps.Elle s’empara de la petite sculpture, jusque-là abandonnée sur la table, et la tint contre elle avec toutes les apparences de la joie. Elle était si spontanée et visiblement éprise de lui. Il se demandait bien comment il avait fait pour ne pas s’en rendre compte plus tôt.- Viens, lui dit-il. Mon atelier n’est pas loin.Elle noua ses doigts aux siens sur le chemin et, une fois à l’intérieur, ils se retrouvèrent tout naturellement à s’embrasser et se déshabiller mutuellement.Ils étaient tous les deux quasiment nus lorsqu’Itar revint.Aestyr fut cette fois le premier à le voir, et cela le plongea dans un grand trouble. Pourquoi fallait-il que le dieu se manifeste précisément le soir où il avait bu et où il était en bonne compagnie ? Pour couronner le tout, il n’avait rien à lui proposer. La perspective de devoir le lui dire était extrêmement désagréable.Il dut interrompre Énylia, qui n’avait pas conscience de leur visiteur inattendu. Elle prit une inspiration mortifiée en le découvrant et tomba à genoux tout en se couvrant de son mieux de son châle et de la toge qu’Aestyr avait abandonnée au sol. Itar ne lui accordait cependant aucune espèce d’attention.Le regard du Dieu Ancien était sur Aestyr, inquisiteur et étrange. Son visage hiératique arborait un demi-sourire énigmatique. Il était figé, comme si Itar avait jeté son dévolu sur une expression au hasard sans savoir ce qu’elle pouvait signifier et s’y accrochait farouchement en l’absence d’alternative.Aestyr s’agenouilla à son tour, frissonnant soudain de froid et de crainte dans la pénombre de l’atelier. Hélène et Romain RiasChroniques du Monde de la Tour10

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- Je viens recevoir ce que je t’ai demandé, Aestyr, déclara le dieu d’une voix mélodieuse.Elle était différente de la première fois, comme si elle avait acquis depuis sa dernière visite une tessiture plus riche. Elle n’en demeurait pas moins toujours aussi froide que l’apparence de statue du dieu.Aestyr se leva, son esprit cherchant follement une réponse adaptée pour se tirer de ce mauvais pas. Il n’y avait rien dans cet atelier qui puisse satisfaire le dieu et une telle désinvolture lui déplairait sans doute.Puis une idée germa dans son esprit. Une idée folle, née de l’alcool et de l’urgence. Itar voulait être surpris. Aestyr n’avait rien de concret à lui offrir. Il avait cette créature froide et insensible devant lui, qui parodiait la forme humaine, visiblement sans comprendre ce qui existait sous cette surface.Itar voulait-il un chef d’œuvre, une sculpture si belle que même lui en serait touché ? C’était là une chose impossible et Aestyr l’avait pressenti dès le départ. C’était la raison pour laquelle il n’avait pu s’immerger dans une création suffisamment puissante ou émouvante pour satisfaire le dieu. Aucun humain n’était en mesure de réaliser un tel prodige.Il pouvait en revanche lui donner autre chose. Une chose dont Itar ignorait sans doute tout, immergé tel qu’il l’était dans un monde totalement étranger à celui des hommes. Une chose à laquelle il aspirait peut-être, lui qui copiait les humains sans parvenir vraiment à leur ressembler. Ce n’était presque rien, même pas une chose concrète. Mais, nu devant le dieu de la beauté, Aestyr n’avait rien d’autre à offrir. C’était la seule carte qu’il pouvait abattre dans ce jeu que, soudain, il voulait gagner. Car il était persuadé d’avoir compris une chose qui avait forcément échappé aux autres.- Et voici mon cadeau, déclara-t-il.Il fit quelques pas en direction d’Itar et, agissant vite avant de changer d’avis devant l’énormité de ce qu’il faisait, il l’enlaça et posa ses lèvres sur les siennes.La peau du dieu était dure mais étrangement soyeuse. Ses lèvres, froides et rigides comme celles d’une statue. Il ne réagit pas. Pas un souffle, pas un geste. Se pouvait-il qu’Aestyr se soit trompé ?Puis un déclic sembla soudain s’opérer. Les lèvres devinrent souples et accueillantes, une douce chaleur se répandant sur le corps du dieu à chaque endroit où la peau d’Aestyr était en contact avec la sienne. Il ne lui rendit pas son étreinte, mais se laissa embrasser avec ce qu’Aestyr supposa être une intense concentration.Lentement, Aestyr mit fin au baiser, envahi par des sentiments contradictoires. À la fois de l’exultation et de l’effarement d’avoir osé ce geste. Quoi qu’il arrive, il aurait toujours la satisfaction d’avoir eu l’audace de provoquer ainsi Itar. En supposant du moins que ce dernier ne s’en offenserait pas et ne le réduirait pas en miettes pour le punir de son impudence.Le dieu le fixait de ses yeux d’or, sans rien manifester de ses pensées. Sa peau n’avait pas changé d’aspect mais elle était chaude sous les doigts d’Aestyr. Ce dernier fit un pas en arrière, préparé à subir un juste châtiment pour son effronterie.Mais Itar ne semblait pas en colère.- Est-ce là tout ce que tu as à m’offrir ? demanda-t-il simplement.- Vous avez demandé à être surpris, s’entendit dire Aestyr, comme de très loin.Le dieu porta sa main à ses lèvres, comme s’il testait ses propres réactions. Il avait l’air étonné, peut-être un peu déstabilisé.- Je l’ai été, dit-il d’un ton légèrement incrédule.Pour la première fois, il semblait réellement ressentir les émotions qu’il affichait. Il se détourna brusquement d’Aestyr et fit le tour de l’atelier, examinant les pièces à demi finies qui s’y trouvaient. Rien n’avait vraiment changé depuis sa première visite. Le cheval de bronze était toujours là, à attendre qu’Aestyr daigne lui consacrer la dizaine d’heures qui lui manquait pour être terminé. Itar ne lui accorda qu’un unique regard avant de s’approcher de l’ébauche de colibri, qu’Enylia avait posée sur le rebord de la fenêtre.Lentement, il tendit le doigt, et l’oiseau prit vie pour voler jusqu’à lui et s’y poser, penchant la tête sur le côté. Le dieu le caressa de son autre main, comme s’il avait été vivant, et Aestyr se demanda s’il était capable de voir la différence entre les êtres de chair et de sang et les objets. Hélène et Romain RiasChroniques du Monde de la Tour11

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- Tu es intéressant, Aestyr, déclara soudain Itar, son regard d’or glissant à nouveau vers lui. Plus intéressant que les autres. Tu m’as surpris.Réprimant un sourire de triomphe, Aestyr s’inclina en silence devant lui.- Je vais donc te récompenser.Il renvoya l’oiseau à son rebord de fenêtre, où la sculpture reprit son immobilité. Puis il revint vers Aestyr.- Faisons les choses à ta manière, déclara-t-il.En un geste si rapide qu’Aestyr ne le vit pas, il passa sa main derrière la tête du jeune homme et agrippa fermement ses cheveux. Il se tint un moment immobile, à l’examiner, sa poigne tirant douloureusement la tête d’Aestyr en arrière. Puis il posa sa bouche sur la sienne. Elle était cette fois brûlante. Aestyr se débattit instinctivement en sentant quelque chose d’insoutenable, comme de l’or en fusion, se répandre dans son corps. Cela commença dans sa bouche, puis remonta dans sa tête, s’écoulant derrière ses yeux et jusqu’à son cerveau pour redescendre dans sa gorge et se répandre dans son corps. Il sentit des larmes de souffrance couler sur ses joues alors que cette chose étrangère investissait le moindre recoin de son être et le transformait à jamais.Récompense ou châtiment ? L’agonie sembla durer une éternité, tout son corps tremblant sous la force de ce que le dieu déversait en lui. Il crut un instant mourir, puis son esprit sembla se détacher de son corps. Il se sentait soudain léger et ne souffrait plus.Il lui fallut un moment pour réaliser qu’il n’était pas mort et qu’il éprouvait à nouveau des sensations. Elles étaient si douces en comparaison de la torture qu’il venait de subir qu’il avait du mal à les percevoir. Il entendait son propre souffle, haché et laborieux. Des points brillants tourbillonnaient devant ses yeux.Désorienté, Aestyr voulut bouger, mais quelque chose le maintenait fermement au sol. Quand sa vision s’éclaircit, il réalisa qu’il s’agissait d’Itar lui-même. Le dieu était agenouillé à côté de lui, une main pâle posée à plat sur sa poitrine. Entre le sol et cette main de marbre, Aestyr avait l’impression d’être pris dans un étau de roche. Il était surpris de ne pas entendre ses côtes craquer sous la pression.Itar sembla réaliser qu’il lui faisait mal. Il retira lentement sa main, penchant la tête sur le côté, une expression perplexe sur ses traits énigmatiques. Puis il vint toucher le visage d’Aestyr du bout des doigts, tâtant avec précaution et curiosité chacun de ses traits, ses pommettes, ses joues, son menton, son nez. Aestyr subit cet examen étrange en silence, soulagé de sentir son corps répondre à nouveau. Il se sentait étourdi mais ne souffrait plus.- Les vois-tu, à présent ? questionna le dieu une fois qu’il eût fini de palper le visage de son tout nouvel élu.Le premier réflexe d’Aestyr fut de demander de quoi il parlait. Puis il réalisa que ses propres perceptions avaient changé et referma la bouche sans prononcer un mot.Itar évoluait à présent au milieu de puissants courants dorés, filaments intangibles et imbriqués les uns aux autres comme une tapisserie. Les flux se regroupaient autour de lui comme s’il était le centre d’une immense toile d’or qui s’étendait à perte de vue. Concentrés autour de sa personne, les courants dessinaient un miroir qui ne reflétait rien, immense et pourtant à taille humaine, aussi énigmatique et insondable que la divinité qu’il symbolisait.- Je le vois, souffla Aestyr.Itar hocha la tête, mécaniquement, et se releva avec une fluidité qui n’avait rien d’humain. L’un des filaments d’or émergeait de sa poitrine pour venir plonger dans celle d’Aestyr. La main de ce dernier le traversa sans le perturber d’une quelconque manière. Une étrange connexion existait à présent entre eux. Ce n’était pas invasif ni particulièrement gênant. Juste… étrange.Comme Itar demeurait immobile et silencieux, Aestyr se leva et s’étira, surpris par les picotements agréables qui parcouraient son corps. Il se sentait fort et une énergie incroyable coulait dans ses veines. Du coin de l’œil, il vit Énylia dans un coin de la pièce. Il lui sourit mais n’obtint qu’un battement de cils effrayé en retour.- Et maintenant, mon élu, déclara finalement Itar, tu vas rejoindre le Plan Central. Tu as une mission à accomplir dans le monde véritable.Hélène et Romain RiasChroniques du Monde de la Tour12