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Pendentif en or dʼOugarit (Syrie). Il représente une figure de déesse nue reconnaissable à sa coiffure hathorique. On identifie souvent de telles représenta- tions anonymes à Astarté, la plus populaire des déesses de lʼamour. Musée dʼAlep. © AKG Paris Figurine néolithique de déesse-mère, maîtresse des fauves. Elle vient de Catal Höyück, Anatolie, où a été trouvé la plus ancienne attestation dʼun culte déiste à une divinité féminine parturiente, associée à la force fécondante du taureau. VII e millénaire. Musée dʼAnkara (Turquie). © Dagli Orti Lʼhéritage des déesses-mères ? Le Monde de la Bible N° 155 Souvent il est écrit que les premières figurines façon- nées par lʼhomme à lʼaube du néolithique, vers la fin du XI e millénaire, représentent des idoles. Ces figurines, aux traits féminins fortement accusés, sont interprétées comme des représentations symboliques sacralisées de fécondité, voire, déjà, de véritables figures divines. Pour ces temps aussi reculés, bien avant lʼapparition de lʼécriture (vers 3000 ans av. J.-C.), cela ne peut être quʼun postulat. Passons donc sur ces périodes incer - taines et regardons plutôt ce que lʼépigraphie et lʼarchéologie nous apprennent sur les déesses, vierges ou mères des dieux. Cʼest dans les panthéons orientaux, un tant soit peu formalisés, que se trouvent les plus anciennes mentions. À lʼinstar des généalogies fami- liales, presque chaque divinité masculine majeure a une parèdre – pas toujours la même ! – qui est mère de sa Rien de commun sans doute entre Marie, modeste juive de Nazareth, et les déesses des panthéons antiques. Pourtant, il faudrait être sourd pour ne pas percevoir dans la tradition mariale de troublants échos des divinités féminines, mères ou vierges, parfois les deux. “ Marie est l’héritière monothéiste des grandes déesses antiques ”, entend-on quelquefois. “ Mythologie, répondent les autres, il n’y a ni emprunt ni descendance mais contexte culturel commun ! ” Qu’en est-il de ce débat et, d’abord, qui sont ces déesses dont l’héritage païen aurait plané sur l’histoire mariale comme une véritable tentation hérétique ? 40 41 L’héritage des déesses-mères ? par Estelle Villeneuve Le Monde de la Bible

Le Monde de la Bible - La revue de culture religieuse ......Le Monde de la Bible n 155 43 mariE Et la famillE dE jésus 42 progéniture et se charge de lui transmettre les prières

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Page 1: Le Monde de la Bible - La revue de culture religieuse ......Le Monde de la Bible n 155 43 mariE Et la famillE dE jésus 42 progéniture et se charge de lui transmettre les prières

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Pendentif en or dʼOugarit (Syrie). Il représente une figure de déesse nue reconnaissable à sa coiffure hathorique. On identifie souvent de telles représenta-tions anonymes à Astarté, la plus populaire des déesses de lʼamour. Musée dʼAlep.© AKG Paris

Figurine néolithique de déesse-mère, maîtresse des fauves. Elle vient de Catal Höyück, Anatolie, où a été trouvé la plus ancienne attestation dʼun culte déiste à une divinité féminine parturiente, associée à la force fécondante du taureau. VIIe millénaire. Musée dʼAnkara (Turquie).© Dagli Orti

L ʼ h é r i t a g e d e s d é e s s e s - m è r e s ?

Le Monde de la Bible n° 155

Souvent il est écrit que les premières figurines façon-nées par lʼhomme à lʼaube du néolithique, vers la fin du XIe millénaire, représentent des idoles. Ces figurines, aux traits féminins fortement accusés, sont interprétées comme des représentations symboliques sacralisées de fécondité, voire, déjà, de véritables figures divines. Pour ces temps aussi reculés, bien avant lʼapparition de lʼécriture (vers 3000 ans av. J.-C.), cela ne peut être quʼun postulat. Passons donc sur ces périodes incer-

taines et regardons plutôt ce que lʼépigraphie et lʼarchéologie nous apprennent sur les déesses, vierges ou mères des dieux. Cʼest dans les panthéons orientaux, un tant soit peu formalisés, que se trouvent les plus anciennes mentions. À lʼinstar des généalogies fami-liales, presque chaque divinité masculine majeure a une parèdre – pas toujours la même ! – qui est mère de sa

Rien de commun sans doute entre Marie, modeste juive de Nazareth, et les déesses des panthéons antiques.

Pourtant, il faudrait être sourd pour ne pas percevoir dans la tradition mariale de troublants échos des

divinités féminines, mères ou vierges, parfois les deux. “ Marie est l’héritière monothéiste des grandes déesses antiques ”, entend-on quelquefois. “ Mythologie, répondent les autres, il n’y a ni emprunt ni descendance mais contexte culturel commun ! ” Qu’en est-il

de ce débat et, d’abord, qui sont ces déesses dont l’héritage païen aurait plané sur l’histoire

mariale comme une véritable tentation hérétique ?

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L’héritage des déesses-mères ?par Estelle VilleneuveLe Monde de la Bible

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progéniture et se charge de lui transmettre les prières des hommes. Dans les poèmes mythologiques cana-néens dʼOugarit, datés des XIVe-XIIIe siècles av. J.-C., Athirat, lʼépouse dʼEl, le “ Père des Dieux ” et “ créateur des créatures ”, porte le titre de “ Génitrice des dieux ”. Elle est la nourricière des enfants divins qui “ sʼallaitent à la pointe de son sein ”. Une autre jeune déesse très populaire du panthéon ougaritique, ʻAnat, est lʼépouse passionnée du grand dieu de lʼorage, Baʻal, dont elle est aussi la sœur. Déesse de la fécondité et de lʼamour, guer-rière au fort tempérament, on lʼappelle aussi la “ Vierge ʻAnat ”. Virginale, la reine du panthéon mésopotamien, ʻIshtar, lʼest aussi. Il ne faut pas sʼy tromper, leur virginité nʼest pas celle des virgo intacta – elles sont même dʼardentes amoureuses –, e l le s igni f ie plutôt que ces déesses nʼont pas enfanté, contrairement aux déesses-mères.La déesse sumérienne de lʼamour, Inanna, dans laquelle sʼest fondue ʻIshtar lʼakkadienne, était dʼailleurs lʼhéroïne céleste de la hiérogamie (ou mariage sacré), épisode cen-tral dʼun rituel de fertilité mis en récit dans le mythe babylonien du roi-pasteur Dumuzi. Dans le monde mésopotamien, la vir-ginité allait de pair avec un engagement politique et ʻIshtar, sous des noms diffé-rents, comme déesse souve-raine et guerrière, a multiplié les titres de divinité poliade (de la cité), présidant au des t in de p lus ieu rs grands états qui sʼétaient mis sous sa protection.ʻAstarté, sa consœur du monde levantin, reçut une connotation plus érotique qui fit dʼelle la plus popu-laire des déesses sémi-tiques de lʼamour et de la fécondité.

En Égypte, cʼest la déesse Isis qui était vénérée comme épouse et mère divine dès le IIe millénaire av. J.-C. Le mythe de la résurrection dʼOsiris la plaçait en pre-mière ligne du cycle de la mort et de la renaissance. Elle assurait les récoltes, veillait sur les maternités et proté-geait les morts. Son culte connut une grande vogue dans tout lʼEmpire romain où lʼon retint surtout son rôle maternel et nourricier, dans une aura de sollicitude.Le monde gréco-romain rencontra et développa le culte de la déesse-mère par le biais de la Phrygie, en Anatolie. Lorsquʼelle entra dans lʼhistoire, dans la région de Sardes (ancienne ville dʼAsie Mineure) à la fin du VIIe siècle av. J.-C., elle était une déesse-mon-tagne que des effigies rupestres campent entre deux lions et nomment Mater Kubileia, la mère “ cybé-lienne ”, un toponyme dont dérivera le nom de Cy-bèle. Ce nʼest quʼinstallée à Athènes, à la fin du Ve siècle avant J.-C., que la déesse-mère reçut le titre de “ mère des Dieux ”. Son sanctuaire établi sur lʼagora, à côté du bouleuterion (la “ chambre ” athénienne), reflé-tait le rôle politique quʼelle jouait comme gardienne des archives et de la justice. La décision du Sénat romain, en 205 av. J.-C., dʼimporter, depuis lʼAnatolie, le culte de la Mater Magna Idea Deum (grande mère idéenne des dieux) et de lʼinstaller sur le mont Palatin était très politique. En cette fin de la seconde guerre punique, on comptait sur elle pour ramener la paix au nom des ori-gines troyennes de la cité. Ce rôle de gardienne des villes est rendu par la tourelle qui coiffe les effigies cybé-liennes.Diverses légendes associent la déesse au jeune Attis qui fut son prêtre, son amant ou son fils selon les traditions, et dont elle pleura amèrement la mort. À moins, raconte une version phrygienne moins édulcorée du mythe, quʼil ne fut émasculé après lʼavoir trahie pour une nymphe ! Ces légendes sur fond de deuil, colère et réconciliation apparentent Cybèle aux déesses de la terre, garantes des renaissances saisonnières. Le thème de la castration dʼAttis éclaire une pratique rituelle, connue à partir de la fin du IIIe siècle av. J.-C. Les prêtres de la déesse, les galles, lui consacraient leur virilité au cours dʼune célébration sanglante. À lʼépoque impériale romaine, qui vit lʼéclosion du christianisme, les liturgies bruyantes et colorées, que présidaient les galles aux tenues extrava-gantes, avaient valu à la grande mère un regain de popularité.À Éphèse, cʼest Artémis qui était la déesse-mère. Bien quʼhomonyme de la très pure et très chaste fille de Zeus et Léto, lʼÉphésienne est bien davantage héritière de la tradition des mères orientales. Elle lʼest par son effigie cultuelle, coiffée de la tour des déesses tutélaires de la cité et habillée de lʼépendytès, un fourreau rigide dont le corsage est couvert de protubérances et dont le décor animalier de la jupe signale la souveraine du monde ani-mal. Surtout, lʼorganisation cultuelle de son temple avec un clergé dʼeunuques, les Mégabyzes, lʼapparente aux autres mères divines. La présence dʼidoles éphé-

Cette idole de lʼArtémis dʼÉphèse porte lʼépendytès, un fourreau gainant, sculpté dans lʼalbâtre en contraste avec le bronze des parties corporelles. De même que sur les statues de Zeus Héliopolitain, les protubérances du buste, quelle que soit leur interprétation (seins, testicules, œufs dʼautruche) appartiennent au vêtement. Le nimbe qui orne sa tête, ainsi que le décor compartimenté de la jupe présentent des figures animales. Co-pie romaine du IIe siècle dʼun original hellénistique. Naples, Musée national.© Nimatallah/AKG Paris

Statue de mère provenant du temple de la Mater Matuta près de lʼantique Capoue (sud de lʼItalie). La “ Mère de lʼaurore ”, protectrice de la maternité, puise ses racines dans la tra-dition indienne des “ Aurores védiques ”, honorées comme vierges. Ve siècle av. J.-C. Musée Campano.© Dagli Orti

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La grande déesse allaitant des jumeaux, provenant de Megara Hyblea. Syracuse (Sicile), Musée archéologique. © Dagli Orti

Déesse-mère provenant de Toulon-sur-Allier. Terre cuite blanche, 13 cm. Musée de Saint-Germain-en-Laye. © Blot/RMN

Figurine en terre selon le modèle anatolien de la “ Mater Kubileia ”, mère cybélienne. Elle est représentée avec ses attributs, la patère et le tympanon (instrument composé de cordes tendues sur une caisse trapézoïdale), et un petit lion couché sur ses genoux. Vers 350 av. J.-C., terre cuite, production attique. Paris, musée du Louvre.© H. Lewandowski/RMN

siennes sur le territoire italique – peut-être même jusque dans le temple de Diane sur lʼAventin – montre que la dimension matriarcale de la déesse nʼétait pas ignorée de la tradition gréco-romaine. Celle-ci la vénérait dʼabord sous le sceau de la virginité, même si lʼon ne peut rien en déduire sur lʼéventuelle association théologique de ces deux caractères.Après cette brève revue des déesses païennes, on pour-rait sʼétonner des inquiétudes qui entourent Marie et que lʼon perçoit déjà chez les apologistes chrétiens des pre-miers siècles de notre ère, lorsquʼils fustigent le culte des mères. En effet, quels attributs, et avec eux, quel contenu théologique Marie leur emprunterait-elle donc ? Elle nʼest pas maîtresse des animaux sauvages, aucun caractère érotique nʼest attaché au concept de sa virgi-nité et le soin des cultures ne lui a jamais été confié. Seule lʼiconographie la représentant trônant avec lʼenfant Jésus sur les genoux et couronnée de joyaux signale que lʼidéologie impériale byzantine sʼest emparée de son image de theotokos (“ celle qui accouche de Dieu ”),

comme lʼavaient fait les Athéniens avec la Mèter tôn théôn et le Sénat romain avec la Mater Deum. Peut-être est-ce tout sim-plement parce quʼelles partagent le même geste, combien universel, de la maternité, que les images dʼune Isis lactans ressemblent de manière si troublante aux premières images de la Vierge allaitant.Mais sur le fond aucune voix ne soutient que Marie de Nazareth assume lʼhéritage des déesses polythéistes.Pour Phil ippe Borgeaud, professeur dʼhistoire des religions à lʼuniversité de Ge-nève, cʼest ailleurs quʼil faut comprendre la méfiance viscérale des Pères de lʼÉglise à lʼégard des mères païennes. Dʼabord, dans la tendance de la piété universelle au syncré-tisme et à lʼappropriation en lʼinterprétant de la pensée de lʼautre. Les panthéons régio-naux, orientaux ou autres, avaient depuis plusieurs siècles été lʼobjet de métissage ou dʼassimilation (cf. Maurice Sartre, MdB n° 149). Or, même si certains gnostiques ont tenté dʼinterpréter les hymnes à Attis, le christianisme (dans la lignée du judaïsme) répugne à toute forme de syncrétisme. Le discours chrétien, très virulent contre le paga-nisme, prend dès lors lʼallure dʼune stratégie défensive. La mise en garde était dʼautant plus urgente que se développait alors la doctrine de lʼimitatio diabolica, “ quand, explique Philippe Borgeaud, le démon inspire des comporte-ments ressemblant à sʼy méprendre aux atti-tudes de la bonne piété ”. Ainsi lʼécrivain latin Firminus Maternus, au IVe siècle, dénonce-t-il une imitation diabolique des sacrements dans le culte de la mère. De même, la pratique de lʼautocastration des galles (prêtres de Cybèle) frôlait-elle dangereusement lʼapproche chré-tienne de la chasteté et sa valorisation de lʼabstinence sexuelle. Il faudra le concile de Nicée, en 325, pour que soient interdits de s a c e rd o c e c e u x q u i p r a t i q u a i e n t lʼautomutilation.Cʼest donc moins sur lʼidentité de Marie que dans le champ de la formulation – rituelle, iconogra-phique ou sémantique – quʼil faut saisir lʼombre portée des divines mères des dieux sur la très humaine Mère de Dieu. ●

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Gauche : Fresque romaine provenant de Pompéi (maison des Épigrammes). Danaé allaitant Persée. 63-90 ap. J.-C. Naples, Musée national dʼarchéologie.© Dagli Orti

Droite : Fresque de la Vierge à lʼenfant de la basilique Santa Maria

Antiqua à Rome, VIe siècle. Cʼest la

plus ancienne représentation de Ma-

rie. Lʼimage est très officielle, plus inspirée

par lʼiconographie

impériale que de la personnalité

humaine de la mère de Jésus.

© V. Pirozzi/Ikona