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Cap sur l’économie sociale Aide à domicile en milieu rural, dans le Pas-de- Calais. FRÉDÉRIK ASTIER/ DIVERGENCE Des acteurs privés séduits par les bons résultats des défricheurs de l’ innovation sociale y voient de nouveaux marchés à investir, quitte à créer des ponts entre les structures. Une alliance contre-nature ? françois desnoyers L’ évolution s’est dessinée au cœur des années 2000. André Dupon prend alors conscience que le regard que les fleurons de l’économie française portent sur son en- treprise a changé. Il est progressivement approché par plusieurs grands noms. « J’ai reçu plusieurs invitations sympathiques pour me rendre à la Défense », sourit aujourd’hui le président du groupe Vitamine T. Son en- treprise d’insertion n’est pas encore l’un des leaders de l’économie solidaire qu’elle est devenue, mais elle a déjà fait ses preuves. Ses activités se développent, notamment dans les secteurs du recyclage des déchets électroniques et de la dépollution des véhi- cules hors d’usage. « Nous avons nous-mê- mes été un peu surpris, explique-t-il. Nous nous sommes retrouvés sur un modèle in- dustriel en conquête qui devenait soutenable économiquement. » Les activités de recy- clage, et de façon plus large l’économie circulaire, témoignent d’une belle compéti- tivité. La donne n’échappe nullement aux tenants de l’économie traditionnelle, qui tentent de mettre un pied dans le sec- teur, surtout par le biais de rapprochement avec des structures existantes. André Dupon a accepté les rencontres qu’on lui proposait. Tout comme il a ré- pondu positivement à certaines des propo- sitions qui lui ont été faites. « Nous avons pu passer des “deals”. J’ai estimé que l’alliance avec le secteur marchand était la voie d’ave- nir, à condition que nous restions maîtres de la filière et du modèle économique. » Des joint-ventures sont constituées, permettant de créer des ponts entre économies soli- daire et traditionnelle. Depuis une dizaine d’années, ce renfor- cement des liens s’observe dans plusieurs filières, tels le recyclage ou les services à la personne. S’il est, pour certaines struc- tures de l’économie sociale et solidaire (ESS), un moyen de porter avec plus d’am- pleur et d’efficacité leur engagement socié- tal, il peut être, aussi, une manière de com- poser avec des entreprises désirant s’im- planter coûte que coûte dans leur secteur. Face à une potentielle concurrence, l’al- liance peut parfois apparaître comme une solution de bon sens. « L’union fait la force », estime Jean-Marc Maury. Ce bon connaisseur de l’économie sociale, ancien directeur du département du développement économique et de l’éco- nomie sociale et solidaire à la Caisse des dépôts, a observé avec attention le mouve- ment historique qui a conduit à ces rappro- « LES MARGES SONT FAIBLES ET LE MARCHÉ DEMEURE TRÈS CONCURRENTIEL » GUILLAUME RICHARD président de Oui Care Le Monde Eco&Entreprise, 07/12/2016

Le Monde Eco&Entreprise, 07/12/2016 - Groupe … · prises traditionnelles, certaines orga-nisations de l’économie sociale ont décidé d’avoir recours au brevet pour préserver

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Page 1: Le Monde Eco&Entreprise, 07/12/2016 - Groupe … · prises traditionnelles, certaines orga-nisations de l’économie sociale ont décidé d’avoir recours au brevet pour préserver

6 |dossier JEUDI 8 DÉCEMBRE 2016

0123

Cap sur l’économie socialeDes acteurs privés séduits par les bons résultatsdes défricheurs de l’innovation sociale y voient de nouveaux marchés à investir, quitte à créerdes ponts entre les structures. Une alliance contre-nature ?

Aide à domicileen milieu rural,

dans le Pas-de-Calais.

FRÉDÉRIK ASTIER/

DIVERGENCE

françois desnoyers

L’évolution s’est dessinée aucœur des années 2000.André Dupon prend alorsconscience que le regard queles fleurons de l’économiefrançaise portent sur son en-

treprise a changé. Il est progressivement approché par plusieurs grands noms. « J’aireçu plusieurs invitations sympathiques pourme rendre à la Défense », sourit aujourd’huile président du groupe Vitamine T. Son en-treprise d’insertion n’est pas encore l’un des leaders de l’économie solidaire qu’elle est devenue, mais elle a déjà fait ses preuves.

Ses activités se développent, notammentdans les secteurs du recyclage des déchets électroniques et de la dépollution des véhi-cules hors d’usage. « Nous avons nous-mê-mes été un peu surpris, explique-t-il. Nous nous sommes retrouvés sur un modèle in-dustriel en conquête qui devenait soutenableéconomiquement. » Les activités de recy-clage, et de façon plus large l’économiecirculaire, témoignent d’une belle compéti-tivité. La donne n’échappe nullement aux tenants de l’économie traditionnelle,

qui tentent de mettre un pied dans le sec-teur, surtout par le biais de rapprochement avec des structures existantes.

André Dupon a accepté les rencontresqu’on lui proposait. Tout comme il a ré-pondu positivement à certaines des propo-sitions qui lui ont été faites. « Nous avons pu passer des “deals”. J’ai estimé que l’allianceavec le secteur marchand était la voie d’ave-nir, à condition que nous restions maîtres de la filière et du modèle économique. » Des joint-ventures sont constituées, permettant de créer des ponts entre économies soli-daire et traditionnelle.

Depuis une dizaine d’années, ce renfor-cement des liens s’observe dans plusieurs filières, tels le recyclage ou les services à

la personne. S’il est, pour certaines struc-tures de l’économie sociale et solidaire(ESS), un moyen de porter avec plus d’am-pleur et d’efficacité leur engagement socié-tal, il peut être, aussi, une manière de com-poser avec des entreprises désirant s’im-planter coûte que coûte dans leur secteur.Face à une potentielle concurrence, l’al-liance peut parfois apparaître commeune solution de bon sens.

« L’union fait la force », estime Jean-MarcMaury. Ce bon connaisseur de l’économie sociale, ancien directeur du départementdu développement économique et de l’éco-nomie sociale et solidaire à la Caisse des dépôts, a observé avec attention le mouve-ment historique qui a conduit à ces rappro-

chements. « Le phénomène s’est reproduità de nombreuses reprises : des démarchesinnovantes portées par des associations font leurs preuves, se développent… Et logi-quement, elles attirent des structures appar-tenant à l’économie traditionnelle. » Un pro-cessus qui consacre l’ingéniosité et l’agilitédes « défricheurs » de l’ESS, mais amèneaussi à eux de nouveaux défis.

Cette histoire, c’est celle de nombreusesfilières. Le recyclage, des chiffonniers d’Em-maüs dans les années 1950 jusqu’aux déve-loppements actuels de l’économie circu-laire. Celle, aussi, des services à la personne qui ont connu une forte expansion, de cette « économie de la réparation » portée par des mouvements d’assistance jusqu’aux pro-messes actuelles de la « silver économie » (dans sa globalité, le secteur des services à la personne représente en France 20 milliards d’euros annuels). Idem pour de nombreux services, comme le covoiturage, qui ont aujourd’hui largement franchi les limitesdu monde associatif – la société Blablacar et sa croissance exponentielle en constituentun exemple des plus symboliques.

Des catalyseurs ont précipité cet inté-rêt des acteurs de l’économie tradition-nellepour l’innovation sociale. Un premier d’ordre législatif : les différentes réglemen-tations ont ainsi favorisé, dans les années1990, l’émergence d’une filière de ges-tion des déchets ménagers, ou encore leplan Borloo, qui, en 2005, avait pour am-bition de dynamiser le secteur des servicesà la personne, a créé un véritable appeld’air pour les entreprises. Un autre cataly-seur a été technologique : les plates-formesen ligne ont ainsi révolutionné l’approchedu covoiturage.

Les nombreuses sociétés privées qui ontdécidé de prendre position dans ces secteursprometteurs ont suivi deux options straté-giques : « Certaines grandes entreprises ontété tentées par des accords de coopération avec les structures de l’ESS, par exemple, enentrant au capital ou en nouant un partena-riat technique », confirme Hugues Sibille, président du think tank le Labo de l’ESS. D’autres, majoritairement des PME, « ont estimé avoir identifié un marché et ont décidéde mener une concurrence plus frontale. »

Ce fut le cas dans les services à la personne(garde d’enfants, ménage, accompagnementde personnes âgées…). Le plan Borloo y a été suivi d’une vague de créations de nou-velles entreprises et de repositionnements

« LES MARGES SONT FAIBLESET LE MARCHÉ DEMEURE TRÈS

CONCURRENTIEL »GUILLAUME RICHARD

président de Oui Care

percevant la concurrence des entre-prises traditionnelles, certaines orga-nisations de l’économie sociale ont décidé d’avoir recours au brevet pour préserver leurs avancées. C’est le casdu groupe Vitamine T, qui conjugue réinsertion professionnelle et recy-clage. Son président, André Dupon, explique avoir « déposé quatre brevetsaprès une recherche de 2 millions d’euros sur les cristaux liquides des écrans plats. » « Nous avons poussénotre responsabilité et notre exigence jusqu’au bout, poursuit-il. Des techno-logies ont été trouvées ? Il nous ap-partenait de les protéger à l’internatio-nal. » Manière pour lui de ne pas lais-ser la concurrence se saisir librement du travail fourni par ses équipes.

Dans le secteur de l’économie so-ciale et solidaire (ESS), « la chose estplutôt rare », convient-il. Breveterune innovation technologique im-

plique, en amont, une capacité de recherche et développement à la-quelle peu de structures du secteur peuvent prétendre. « Il faut avoir unstaff d’ingénieurs en mesure de four-nir de telles avancées, confirme Jean-Marc Maury, spécialiste de l’ESS.Or, pendant longtemps, ils n’ont pasvoulu venir dans l’économie sociale.Les choses changent un peu de cepoint de vue, mais les brevets restent peu nombreux. »

« Culture du bien commun »

Une telle démarche rencontre une vive opposition d’une partie desacteurs de l’économie sociale. « Entreleur philosophie et ce que sous-tend le droit des brevets, il y a un monde, résume Jocelyne Cayron,maître de conférences à la faculté dedroit et de science politique d’Aix-Marseille Université. Tout ce qui

concerne la propriété industrielle im-plique une recherche, justement, depropriété, et d’exclusivité. Or, dans l’économie sociale et solidaire, on estbien davantage dans l’“open source”et la volonté d’être “contagieux”. »

Quitte à voir des concurrents s’em-parer de ses innovations ? « Le sec-teur a plutôt une culture du bien com-mun, avec l’idée que plus une avancéesera reprise, plus on aura d’impact pour régler une problématique so-ciale, explique Hugues Sibille, prési-dent du Labo de l’ESS. Pour autant,le débat sur la protection existe et ildevrait être de plus en plus prégnantdans les années qui viennent. »

Un débat qui concerne tout par-ticulièrement les innovations socia-les (prestation originale, méthodede travail, d’organisation…), pour lesquelles le dépôt de brevet est im-possible aujourd’hui – partant d’un

principe général du droit : « lesidées sont de libre parcours » et nepeuvent donc faire l’objet d’uneappropriation. D’où la rechercheactuelle d’une solution de protec-tion plus souple et plus conciliableavec l’ADN de nombreuses structu-res du secteur.

« Peu d’organismes font appel à lamarque collective, mais elle peutpourtant fournir aux associationsune protection intéressante », estimeMme Cayron. Un savoir-faire peutainsi être préservé et adossé à un nom de marque. Avantage : une sou-plesse propre à séduire le monde de l’ESS. « Cette marque peut être exploi-tée par toute personne respectantun règlement d’usage établi par le propriétaire de la marque », rappellel’Institut national de la propriétéindustrielle. p

f. de.

Des brevets pour protéger le savoir-faire

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Cap sur l’économie socialeDes acteurs privés séduits par les bons résultatsdes défricheurs de l’innovation sociale y voient de nouveaux marchés à investir, quitte à créerdes ponts entre les structures. Une alliance contre-nature ?

Aide à domicileen milieu rural,

dans le Pas-de-Calais.

FRÉDÉRIK ASTIER/

DIVERGENCE

françois desnoyers

L’évolution s’est dessinée aucœur des années 2000.André Dupon prend alorsconscience que le regard queles fleurons de l’économiefrançaise portent sur son en-

treprise a changé. Il est progressivement approché par plusieurs grands noms. « J’aireçu plusieurs invitations sympathiques pourme rendre à la Défense », sourit aujourd’huile président du groupe Vitamine T. Son en-treprise d’insertion n’est pas encore l’un des leaders de l’économie solidaire qu’elle est devenue, mais elle a déjà fait ses preuves.

Ses activités se développent, notammentdans les secteurs du recyclage des déchets électroniques et de la dépollution des véhi-cules hors d’usage. « Nous avons nous-mê-mes été un peu surpris, explique-t-il. Nous nous sommes retrouvés sur un modèle in-dustriel en conquête qui devenait soutenableéconomiquement. » Les activités de recy-clage, et de façon plus large l’économiecirculaire, témoignent d’une belle compéti-tivité. La donne n’échappe nullement aux tenants de l’économie traditionnelle,

qui tentent de mettre un pied dans le sec-teur, surtout par le biais de rapprochement avec des structures existantes.

André Dupon a accepté les rencontresqu’on lui proposait. Tout comme il a ré-pondu positivement à certaines des propo-sitions qui lui ont été faites. « Nous avons pu passer des “deals”. J’ai estimé que l’allianceavec le secteur marchand était la voie d’ave-nir, à condition que nous restions maîtres de la filière et du modèle économique. » Des joint-ventures sont constituées, permettant de créer des ponts entre économies soli-daire et traditionnelle.

Depuis une dizaine d’années, ce renfor-cement des liens s’observe dans plusieurs filières, tels le recyclage ou les services à

la personne. S’il est, pour certaines struc-tures de l’économie sociale et solidaire(ESS), un moyen de porter avec plus d’am-pleur et d’efficacité leur engagement socié-tal, il peut être, aussi, une manière de com-poser avec des entreprises désirant s’im-planter coûte que coûte dans leur secteur.Face à une potentielle concurrence, l’al-liance peut parfois apparaître commeune solution de bon sens.

« L’union fait la force », estime Jean-MarcMaury. Ce bon connaisseur de l’économie sociale, ancien directeur du départementdu développement économique et de l’éco-nomie sociale et solidaire à la Caisse des dépôts, a observé avec attention le mouve-ment historique qui a conduit à ces rappro-

chements. « Le phénomène s’est reproduità de nombreuses reprises : des démarchesinnovantes portées par des associations font leurs preuves, se développent… Et logi-quement, elles attirent des structures appar-tenant à l’économie traditionnelle. » Un pro-cessus qui consacre l’ingéniosité et l’agilitédes « défricheurs » de l’ESS, mais amèneaussi à eux de nouveaux défis.

Cette histoire, c’est celle de nombreusesfilières. Le recyclage, des chiffonniers d’Em-maüs dans les années 1950 jusqu’aux déve-loppements actuels de l’économie circu-laire. Celle, aussi, des services à la personne qui ont connu une forte expansion, de cette « économie de la réparation » portée par des mouvements d’assistance jusqu’aux pro-messes actuelles de la « silver économie » (dans sa globalité, le secteur des services à la personne représente en France 20 milliards d’euros annuels). Idem pour de nombreux services, comme le covoiturage, qui ont aujourd’hui largement franchi les limitesdu monde associatif – la société Blablacar et sa croissance exponentielle en constituentun exemple des plus symboliques.

Des catalyseurs ont précipité cet inté-rêt des acteurs de l’économie tradition-nellepour l’innovation sociale. Un premier d’ordre législatif : les différentes réglemen-tations ont ainsi favorisé, dans les années1990, l’émergence d’une filière de ges-tion des déchets ménagers, ou encore leplan Borloo, qui, en 2005, avait pour am-bition de dynamiser le secteur des servicesà la personne, a créé un véritable appeld’air pour les entreprises. Un autre cataly-seur a été technologique : les plates-formesen ligne ont ainsi révolutionné l’approchedu covoiturage.

Les nombreuses sociétés privées qui ontdécidé de prendre position dans ces secteursprometteurs ont suivi deux options straté-giques : « Certaines grandes entreprises ontété tentées par des accords de coopération avec les structures de l’ESS, par exemple, enentrant au capital ou en nouant un partena-riat technique », confirme Hugues Sibille, président du think tank le Labo de l’ESS. D’autres, majoritairement des PME, « ont estimé avoir identifié un marché et ont décidéde mener une concurrence plus frontale. »

Ce fut le cas dans les services à la personne(garde d’enfants, ménage, accompagnementde personnes âgées…). Le plan Borloo y a été suivi d’une vague de créations de nou-velles entreprises et de repositionnements

« LES MARGES SONT FAIBLESET LE MARCHÉ DEMEURE TRÈS

CONCURRENTIEL »GUILLAUME RICHARD

président de Oui Care

percevant la concurrence des entre-prises traditionnelles, certaines orga-nisations de l’économie sociale ont décidé d’avoir recours au brevet pour préserver leurs avancées. C’est le casdu groupe Vitamine T, qui conjugue réinsertion professionnelle et recy-clage. Son président, André Dupon, explique avoir « déposé quatre brevetsaprès une recherche de 2 millions d’euros sur les cristaux liquides des écrans plats. » « Nous avons poussénotre responsabilité et notre exigence jusqu’au bout, poursuit-il. Des techno-logies ont été trouvées ? Il nous ap-partenait de les protéger à l’internatio-nal. » Manière pour lui de ne pas lais-ser la concurrence se saisir librement du travail fourni par ses équipes.

Dans le secteur de l’économie so-ciale et solidaire (ESS), « la chose estplutôt rare », convient-il. Breveterune innovation technologique im-

plique, en amont, une capacité de recherche et développement à la-quelle peu de structures du secteur peuvent prétendre. « Il faut avoir unstaff d’ingénieurs en mesure de four-nir de telles avancées, confirme Jean-Marc Maury, spécialiste de l’ESS.Or, pendant longtemps, ils n’ont pasvoulu venir dans l’économie sociale.Les choses changent un peu de cepoint de vue, mais les brevets restent peu nombreux. »

« Culture du bien commun »

Une telle démarche rencontre une vive opposition d’une partie desacteurs de l’économie sociale. « Entreleur philosophie et ce que sous-tend le droit des brevets, il y a un monde, résume Jocelyne Cayron,maître de conférences à la faculté dedroit et de science politique d’Aix-Marseille Université. Tout ce qui

concerne la propriété industrielle im-plique une recherche, justement, depropriété, et d’exclusivité. Or, dans l’économie sociale et solidaire, on estbien davantage dans l’“open source”et la volonté d’être “contagieux”. »

Quitte à voir des concurrents s’em-parer de ses innovations ? « Le sec-teur a plutôt une culture du bien com-mun, avec l’idée que plus une avancéesera reprise, plus on aura d’impact pour régler une problématique so-ciale, explique Hugues Sibille, prési-dent du Labo de l’ESS. Pour autant,le débat sur la protection existe et ildevrait être de plus en plus prégnantdans les années qui viennent. »

Un débat qui concerne tout par-ticulièrement les innovations socia-les (prestation originale, méthodede travail, d’organisation…), pour lesquelles le dépôt de brevet est im-possible aujourd’hui – partant d’un

principe général du droit : « lesidées sont de libre parcours » et nepeuvent donc faire l’objet d’uneappropriation. D’où la rechercheactuelle d’une solution de protec-tion plus souple et plus conciliableavec l’ADN de nombreuses structu-res du secteur.

« Peu d’organismes font appel à lamarque collective, mais elle peutpourtant fournir aux associationsune protection intéressante », estimeMme Cayron. Un savoir-faire peutainsi être préservé et adossé à un nom de marque. Avantage : une sou-plesse propre à séduire le monde de l’ESS. « Cette marque peut être exploi-tée par toute personne respectantun règlement d’usage établi par le propriétaire de la marque », rappellel’Institut national de la propriétéindustrielle. p

f. de.

Des brevets pour protéger le savoir-faire

Le Monde Eco&Entreprise, 07/12/2016

Cahier du « Monde » No 22364 daté Jeudi 8 décembre 2016 - Ne peut être vendu séparément

AGROALIMENTAIREGRIPPE AVIAIRE : LA FRANCE PASSE AU RISQUE « ÉLEVÉ »PAGE 4

ÉNERGIEBERLIN INDEMNISERA LES ÉLECTRICIENS DES COÛTS INDUITS PAR LA SORTIE DU NUCLÉAIREPAGE 5

PERTES & PROFITS | SANOFI-JOHNSON & JOHNSON-ACTELION

Un test clinique à 20 milliards d’euros

Cela ressemble à un de ces essais clini-ques comme les industriels de lapharmacie en mènent sans cesse.Sauf que celui-ci ne vise pas à vérifier

l’efficacité d’un possible médicament. Il teste larésistance des dirigeants de laboratoires face à l’argent et aux marchés. Jusqu’où maintien-nent-ils leur stratégie lorsque la pression s’ac-croît ? A quelle dose craquent-ils ?

Dans l’affaire Actelion, cette société suisseconvoitée par Johnson & Johnson, Sanofi et peut-être d’autres, c’est Jean-Paul Clozel qui, le premier, a semblé prêt à fléchir. Avec quatre autres anciens de Roche, ce cardiologue fran-çais a fondé près de Bâle, il y a bientôt vingt ans,une société de biotechnologies qui a un pris unenvol assez spectaculaire.

« Discipline financière »

Régulièrement courtisé, le fondateur et patrond’Actelion affirmait jusqu’à présent qu’il n’étaitpas question pour lui, sa femme Martine et leurs amis de stopper une si belle aventure en vendant l’entreprise. Ils ont donc refusé les70 francs suisses par action auxquels le fonds activiste Elliott voulait qu’Actelion soit cédéen 2011, de même que les 160 francs proposés en juin 2015 par Shire. Bien leur en a pris : aujourd’hui, le titre Actelion dépasse 210 francssuisses, ce qui porte la valeur de leur pépite à… 22,7 milliards de francs, soit 21 milliardsd’euros !

Mais lorsque Johnson & Johnson a offert246 francs, puis, semble-t-il, 250 francs par ac-

tion, M. Clozel n’a pas fermé la porte. Alors qu’il préférerait sans doute une forme d’al-liance avec le géant américain, il a même en-tamé des pourparlers, a-t-il reconnu le 25 no-vembre. A quel prix pourrait-il faire une croix sur l’indépendance d’Actelion ?

La question se pose en sens inverse pour lesacheteurs. Olivier Brandicourt, le patron de Sa-nofi, a dit et répété qu’il souhaitait maintenir une stricte « discipline financière » en matière d’acquisitions. Pas question de surpayer ! Il en-visage néanmoins une contre-offre sur Acte-lion, a révélé l’agence Bloomberg mardi 6 dé-cembre. C’est que sa dernière cible, Medivation,lui a échappé. Et qu’Actelion, avec ses médica-ments contre l’hypertension déjà commerciali-sés, ses molécules prometteuses, sa croissanceet ses marges élevées, présente bien des char-mes, même sans grandes synergies en vue. Pro-blème : la facture s’annonce très salée, avec un prix représentant plus de 35 fois les profits d’Ac-telion attendus cette année. Cela obligerait Sa-nofi à s’endetter davantage. Jusqu’où M. Brandi-court peut-il monter sans contrevenir à la fa-meuse « discipline » qu’il a édictée ?

Johnson & Johnson, lui, pèse trois fois pluslourd que Sanofi en Bourse et n’a pas de dette. Il dispose au contraire d’un trésor de guerre d’environ 20 milliards de dollars dans lequel ilpeut piocher. Sur le papier, c’est donc le labora-toire américain qui peut aller le plus loin. Maisles scientifiques le savent : les essais cliniques réservent souvent des surprises. p

denis cosnard

j CAC 40 | 4 670 + 0,83 %

j DOW JONES | 19 251 + 0,18 %

J EURO-DOLLAR | 1,0728

J PÉTROLE | 53,59 $ LE BARIL

J TAUX FRANÇAIS À 10 ANS | 0,76 %

VALEURS AU 7 DÉCEMBRE À 9 H 30

Barack Obama s’attaque au régime fiscal du Delaware

A un mois et demi de sondépart de la MaisonBlanche, le président des

Etats-Unis, Barack Obama, tientsa promesse de réformer le ré-gime fiscal opaque du Delaware,du Wyoming et du Nevada.

Selon nos informations, confir-mées mardi 6 décembre par le se-crétariat au Trésor, l’administra-tion américaine s’apprête à adop-ter, dans les tout prochains jours, le texte qui obligera les bénéfi-ciaires réels des fameuses socié-tés offshore opaques, immatricu-lées dans ces trois paradis fiscaux« made in USA », à révéler leur identité au fisc. Ce texte est fina-lisé et sur le point d’être publié of-ficiellement. Il s’appliquera àcompter de 2017, pour les sociétésnouvellement créées commepour les anciennes.

Concrètement, ce nouveau rè-glement de l’Internal Revenue Service (IRS), le fisc américain, etdu Trésor vise les sociétés à ac-tionnaire unique et à responsabi-lité limitée, dites « single LLCs ». Il imposera à leurs propriétaires de s’identifier auprès des servicesfiscaux, ce qui constitue une véri-table avancée en termes de trans-parence.

De fait, aucune obligation de cegenre ne pèse aujourd’hui sur cessociétés individuelles, dès lors qu’elles ne possèdent pas d’ac-tionnaire américain ou n’exer-cent pas d’activités aux Etats-Unis.

anne michel

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1C’EST, EN MILLION, LE NOMBRE

DE SOCIÉTÉS IMMATRICULÉES

DANS LE DELAWARE

Heetch, Airbnb... l’économie collaborative sous pression

Application de la plate-forme Uber, sur iPhone.

AKOS STILLER/BLOOMBERG

VIA GETTY IMAGES

▶ Ouverture du procès Heetch jeudi, nouvelles règles fiscales… les plates-formes sont dans le collimateur des pouvoirs publics▶ En France, les sites devront communiquer au fisc les revenus de leurs utilisateurs▶ A New York, Lon-dres ou Berlin, les start-up font face à un durcissement de la réglementationPAGE 3

L’ appel à la grève nationale estlancé à La Poste pour jeudi 8 dé-cembre. A la suite de la médiati-

sation d’une série de suicides liés aumalaise social, la direction du groupe a ouvert, fin octobre, une négociation na-tionale sur les métiers et les conditionsde travail des facteurs et de leurs enca-drants. Mais le dialogue social a tourné court, et ce, dès la deuxième réunionplénière.

La CGT, la première organisation syndi-cale, SUD-PTT et l’Unsa ont quitté la tabledes négociations, dénonçant « un dialo-gue de sourds » et des « négociations trop partielles ». La direction du groupe a pro-posé un projet d’accord qui « ne répond pas à l’urgence sociale », selon les syndi-cats. Ceux-ci déplorent que les proposi-tions de La Poste soient circonscrites à la branche services-courrier-colis et soient très insuffisantes sur l’emploi, alors

même qu’elles s’inscrivent dans un pro-jet de modernisation du groupe.

L’entreprise est en effet engagée dansune profonde mutation des métiers et du service postal qui impose des réorga-nisations du travail très fréquentes, à l’origine des situations de risques psy-chosociaux. « Les réorganisations qui se font tous les dix-huit ou vingt-quatre moissont précédées d’un long travail d’état deslieux, selon des normes que nous voulons

renégocier, car elles ne tiennent pas compte de la réalité du travail », explique Valérie Mannevy, du collectif CGT.

L’objectif de La Poste est d’amener, àl’horizon 2020, les facteurs à consacrer « plus de la moitié de leur temps de travailà d’autres activités que la distribution du courrier traditionnel », en baisse structu-relle de 18 milliards de lettres en 2008, à 9 milliards attendus en 2020. p

PAGE 4

A La Poste, le malaise social persiste▶ Le vaste projet de modernisation du groupe inquiète les syndicats. Trois organisations appellent à la grève jeudi

& CIVILISATIONS&CIV

ILIS

ATI

ONS

N° 23DÉCEMBRE 2016

QUANDL’IRANS’EVEILLA…DESEMPEREURSPERSESAUXCHAHSPERSANS

JÉSUSVIEDE PROPHÈTE,MORTDE REBELLE

ÉGYPTEANCIENNEMAGIE, RITUELSETENVOÛTEMENTS

LÉONARDDEVINCIL’ÉNIGMEDESMANUSCRITS PERDUS

NAPOLÉONPRISDANSLEPIÈGEESPAGNOL

´

Chaque mois, un voyage à travers le tempset les grandes civilisations à l’origine de notre monde

CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX

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6 |dossier JEUDI 8 DÉCEMBRE 2016

0123

Cap sur l’économie socialeDes acteurs privés séduits par les bons résultatsdes défricheurs de l’innovation sociale y voient de nouveaux marchés à investir, quitte à créerdes ponts entre les structures. Une alliance contre-nature ?

Aide à domicileen milieu rural,

dans le Pas-de-Calais.

FRÉDÉRIK ASTIER/

DIVERGENCE

françois desnoyers

L’évolution s’est dessinée aucœur des années 2000.André Dupon prend alorsconscience que le regard queles fleurons de l’économiefrançaise portent sur son en-

treprise a changé. Il est progressivement approché par plusieurs grands noms. « J’aireçu plusieurs invitations sympathiques pourme rendre à la Défense », sourit aujourd’huile président du groupe Vitamine T. Son en-treprise d’insertion n’est pas encore l’un des leaders de l’économie solidaire qu’elle est devenue, mais elle a déjà fait ses preuves.

Ses activités se développent, notammentdans les secteurs du recyclage des déchets électroniques et de la dépollution des véhi-cules hors d’usage. « Nous avons nous-mê-mes été un peu surpris, explique-t-il. Nous nous sommes retrouvés sur un modèle in-dustriel en conquête qui devenait soutenableéconomiquement. » Les activités de recy-clage, et de façon plus large l’économiecirculaire, témoignent d’une belle compéti-tivité. La donne n’échappe nullement aux tenants de l’économie traditionnelle,

qui tentent de mettre un pied dans le sec-teur, surtout par le biais de rapprochement avec des structures existantes.

André Dupon a accepté les rencontresqu’on lui proposait. Tout comme il a ré-pondu positivement à certaines des propo-sitions qui lui ont été faites. « Nous avons pu passer des “deals”. J’ai estimé que l’allianceavec le secteur marchand était la voie d’ave-nir, à condition que nous restions maîtres de la filière et du modèle économique. » Des joint-ventures sont constituées, permettant de créer des ponts entre économies soli-daire et traditionnelle.

Depuis une dizaine d’années, ce renfor-cement des liens s’observe dans plusieurs filières, tels le recyclage ou les services à

la personne. S’il est, pour certaines struc-tures de l’économie sociale et solidaire(ESS), un moyen de porter avec plus d’am-pleur et d’efficacité leur engagement socié-tal, il peut être, aussi, une manière de com-poser avec des entreprises désirant s’im-planter coûte que coûte dans leur secteur.Face à une potentielle concurrence, l’al-liance peut parfois apparaître commeune solution de bon sens.

« L’union fait la force », estime Jean-MarcMaury. Ce bon connaisseur de l’économie sociale, ancien directeur du départementdu développement économique et de l’éco-nomie sociale et solidaire à la Caisse des dépôts, a observé avec attention le mouve-ment historique qui a conduit à ces rappro-

chements. « Le phénomène s’est reproduità de nombreuses reprises : des démarchesinnovantes portées par des associations font leurs preuves, se développent… Et logi-quement, elles attirent des structures appar-tenant à l’économie traditionnelle. » Un pro-cessus qui consacre l’ingéniosité et l’agilitédes « défricheurs » de l’ESS, mais amèneaussi à eux de nouveaux défis.

Cette histoire, c’est celle de nombreusesfilières. Le recyclage, des chiffonniers d’Em-maüs dans les années 1950 jusqu’aux déve-loppements actuels de l’économie circu-laire. Celle, aussi, des services à la personne qui ont connu une forte expansion, de cette « économie de la réparation » portée par des mouvements d’assistance jusqu’aux pro-messes actuelles de la « silver économie » (dans sa globalité, le secteur des services à la personne représente en France 20 milliards d’euros annuels). Idem pour de nombreux services, comme le covoiturage, qui ont aujourd’hui largement franchi les limitesdu monde associatif – la société Blablacar et sa croissance exponentielle en constituentun exemple des plus symboliques.

Des catalyseurs ont précipité cet inté-rêt des acteurs de l’économie tradition-nellepour l’innovation sociale. Un premier d’ordre législatif : les différentes réglemen-tations ont ainsi favorisé, dans les années1990, l’émergence d’une filière de ges-tion des déchets ménagers, ou encore leplan Borloo, qui, en 2005, avait pour am-bition de dynamiser le secteur des servicesà la personne, a créé un véritable appeld’air pour les entreprises. Un autre cataly-seur a été technologique : les plates-formesen ligne ont ainsi révolutionné l’approchedu covoiturage.

Les nombreuses sociétés privées qui ontdécidé de prendre position dans ces secteursprometteurs ont suivi deux options straté-giques : « Certaines grandes entreprises ontété tentées par des accords de coopération avec les structures de l’ESS, par exemple, enentrant au capital ou en nouant un partena-riat technique », confirme Hugues Sibille, président du think tank le Labo de l’ESS. D’autres, majoritairement des PME, « ont estimé avoir identifié un marché et ont décidéde mener une concurrence plus frontale. »

Ce fut le cas dans les services à la personne(garde d’enfants, ménage, accompagnementde personnes âgées…). Le plan Borloo y a été suivi d’une vague de créations de nou-velles entreprises et de repositionnements

« LES MARGES SONT FAIBLESET LE MARCHÉ DEMEURE TRÈS

CONCURRENTIEL »GUILLAUME RICHARD

président de Oui Care

percevant la concurrence des entre-prises traditionnelles, certaines orga-nisations de l’économie sociale ont décidé d’avoir recours au brevet pour préserver leurs avancées. C’est le casdu groupe Vitamine T, qui conjugue réinsertion professionnelle et recy-clage. Son président, André Dupon, explique avoir « déposé quatre brevetsaprès une recherche de 2 millions d’euros sur les cristaux liquides des écrans plats. » « Nous avons poussénotre responsabilité et notre exigence jusqu’au bout, poursuit-il. Des techno-logies ont été trouvées ? Il nous ap-partenait de les protéger à l’internatio-nal. » Manière pour lui de ne pas lais-ser la concurrence se saisir librement du travail fourni par ses équipes.

Dans le secteur de l’économie so-ciale et solidaire (ESS), « la chose estplutôt rare », convient-il. Breveterune innovation technologique im-

plique, en amont, une capacité de recherche et développement à la-quelle peu de structures du secteur peuvent prétendre. « Il faut avoir unstaff d’ingénieurs en mesure de four-nir de telles avancées, confirme Jean-Marc Maury, spécialiste de l’ESS.Or, pendant longtemps, ils n’ont pasvoulu venir dans l’économie sociale.Les choses changent un peu de cepoint de vue, mais les brevets restent peu nombreux. »

« Culture du bien commun »

Une telle démarche rencontre une vive opposition d’une partie desacteurs de l’économie sociale. « Entreleur philosophie et ce que sous-tend le droit des brevets, il y a un monde, résume Jocelyne Cayron,maître de conférences à la faculté dedroit et de science politique d’Aix-Marseille Université. Tout ce qui

concerne la propriété industrielle im-plique une recherche, justement, depropriété, et d’exclusivité. Or, dans l’économie sociale et solidaire, on estbien davantage dans l’“open source”et la volonté d’être “contagieux”. »

Quitte à voir des concurrents s’em-parer de ses innovations ? « Le sec-teur a plutôt une culture du bien com-mun, avec l’idée que plus une avancéesera reprise, plus on aura d’impact pour régler une problématique so-ciale, explique Hugues Sibille, prési-dent du Labo de l’ESS. Pour autant,le débat sur la protection existe et ildevrait être de plus en plus prégnantdans les années qui viennent. »

Un débat qui concerne tout par-ticulièrement les innovations socia-les (prestation originale, méthodede travail, d’organisation…), pour lesquelles le dépôt de brevet est im-possible aujourd’hui – partant d’un

principe général du droit : « lesidées sont de libre parcours » et nepeuvent donc faire l’objet d’uneappropriation. D’où la rechercheactuelle d’une solution de protec-tion plus souple et plus conciliableavec l’ADN de nombreuses structu-res du secteur.

« Peu d’organismes font appel à lamarque collective, mais elle peutpourtant fournir aux associationsune protection intéressante », estimeMme Cayron. Un savoir-faire peutainsi être préservé et adossé à un nom de marque. Avantage : une sou-plesse propre à séduire le monde de l’ESS. « Cette marque peut être exploi-tée par toute personne respectantun règlement d’usage établi par le propriétaire de la marque », rappellel’Institut national de la propriétéindustrielle. p

f. de.

Des brevets pour protéger le savoir-faire

6 |dossier JEUDI 8 DÉCEMBRE 2016

0123

Cap sur l’économie socialeDes acteurs privés séduits par les bons résultatsdes défricheurs de l’innovation sociale y voient de nouveaux marchés à investir, quitte à créerdes ponts entre les structures. Une alliance contre-nature ?

Aide à domicileen milieu rural,

dans le Pas-de-Calais.

FRÉDÉRIK ASTIER/

DIVERGENCE

françois desnoyers

L’évolution s’est dessinée aucœur des années 2000.André Dupon prend alorsconscience que le regard queles fleurons de l’économiefrançaise portent sur son en-

treprise a changé. Il est progressivement approché par plusieurs grands noms. « J’aireçu plusieurs invitations sympathiques pourme rendre à la Défense », sourit aujourd’huile président du groupe Vitamine T. Son en-treprise d’insertion n’est pas encore l’un des leaders de l’économie solidaire qu’elle est devenue, mais elle a déjà fait ses preuves.

Ses activités se développent, notammentdans les secteurs du recyclage des déchets électroniques et de la dépollution des véhi-cules hors d’usage. « Nous avons nous-mê-mes été un peu surpris, explique-t-il. Nous nous sommes retrouvés sur un modèle in-dustriel en conquête qui devenait soutenableéconomiquement. » Les activités de recy-clage, et de façon plus large l’économiecirculaire, témoignent d’une belle compéti-tivité. La donne n’échappe nullement aux tenants de l’économie traditionnelle,

qui tentent de mettre un pied dans le sec-teur, surtout par le biais de rapprochement avec des structures existantes.

André Dupon a accepté les rencontresqu’on lui proposait. Tout comme il a ré-pondu positivement à certaines des propo-sitions qui lui ont été faites. « Nous avons pu passer des “deals”. J’ai estimé que l’allianceavec le secteur marchand était la voie d’ave-nir, à condition que nous restions maîtres de la filière et du modèle économique. » Des joint-ventures sont constituées, permettant de créer des ponts entre économies soli-daire et traditionnelle.

Depuis une dizaine d’années, ce renfor-cement des liens s’observe dans plusieurs filières, tels le recyclage ou les services à

la personne. S’il est, pour certaines struc-tures de l’économie sociale et solidaire(ESS), un moyen de porter avec plus d’am-pleur et d’efficacité leur engagement socié-tal, il peut être, aussi, une manière de com-poser avec des entreprises désirant s’im-planter coûte que coûte dans leur secteur.Face à une potentielle concurrence, l’al-liance peut parfois apparaître commeune solution de bon sens.

« L’union fait la force », estime Jean-MarcMaury. Ce bon connaisseur de l’économie sociale, ancien directeur du départementdu développement économique et de l’éco-nomie sociale et solidaire à la Caisse des dépôts, a observé avec attention le mouve-ment historique qui a conduit à ces rappro-

chements. « Le phénomène s’est reproduità de nombreuses reprises : des démarchesinnovantes portées par des associations font leurs preuves, se développent… Et logi-quement, elles attirent des structures appar-tenant à l’économie traditionnelle. » Un pro-cessus qui consacre l’ingéniosité et l’agilitédes « défricheurs » de l’ESS, mais amèneaussi à eux de nouveaux défis.

Cette histoire, c’est celle de nombreusesfilières. Le recyclage, des chiffonniers d’Em-maüs dans les années 1950 jusqu’aux déve-loppements actuels de l’économie circu-laire. Celle, aussi, des services à la personne qui ont connu une forte expansion, de cette « économie de la réparation » portée par des mouvements d’assistance jusqu’aux pro-messes actuelles de la « silver économie » (dans sa globalité, le secteur des services à la personne représente en France 20 milliards d’euros annuels). Idem pour de nombreux services, comme le covoiturage, qui ont aujourd’hui largement franchi les limitesdu monde associatif – la société Blablacar et sa croissance exponentielle en constituentun exemple des plus symboliques.

Des catalyseurs ont précipité cet inté-rêt des acteurs de l’économie tradition-nellepour l’innovation sociale. Un premier d’ordre législatif : les différentes réglemen-tations ont ainsi favorisé, dans les années1990, l’émergence d’une filière de ges-tion des déchets ménagers, ou encore leplan Borloo, qui, en 2005, avait pour am-bition de dynamiser le secteur des servicesà la personne, a créé un véritable appeld’air pour les entreprises. Un autre cataly-seur a été technologique : les plates-formesen ligne ont ainsi révolutionné l’approchedu covoiturage.

Les nombreuses sociétés privées qui ontdécidé de prendre position dans ces secteursprometteurs ont suivi deux options straté-giques : « Certaines grandes entreprises ontété tentées par des accords de coopération avec les structures de l’ESS, par exemple, enentrant au capital ou en nouant un partena-riat technique », confirme Hugues Sibille, président du think tank le Labo de l’ESS. D’autres, majoritairement des PME, « ont estimé avoir identifié un marché et ont décidéde mener une concurrence plus frontale. »

Ce fut le cas dans les services à la personne(garde d’enfants, ménage, accompagnementde personnes âgées…). Le plan Borloo y a été suivi d’une vague de créations de nou-velles entreprises et de repositionnements

« LES MARGES SONT FAIBLESET LE MARCHÉ DEMEURE TRÈS

CONCURRENTIEL »GUILLAUME RICHARD

président de Oui Care

percevant la concurrence des entre-prises traditionnelles, certaines orga-nisations de l’économie sociale ont décidé d’avoir recours au brevet pour préserver leurs avancées. C’est le casdu groupe Vitamine T, qui conjugue réinsertion professionnelle et recy-clage. Son président, André Dupon, explique avoir « déposé quatre brevetsaprès une recherche de 2 millions d’euros sur les cristaux liquides des écrans plats. » « Nous avons poussénotre responsabilité et notre exigence jusqu’au bout, poursuit-il. Des techno-logies ont été trouvées ? Il nous ap-partenait de les protéger à l’internatio-nal. » Manière pour lui de ne pas lais-ser la concurrence se saisir librement du travail fourni par ses équipes.

Dans le secteur de l’économie so-ciale et solidaire (ESS), « la chose estplutôt rare », convient-il. Breveterune innovation technologique im-

plique, en amont, une capacité de recherche et développement à la-quelle peu de structures du secteur peuvent prétendre. « Il faut avoir unstaff d’ingénieurs en mesure de four-nir de telles avancées, confirme Jean-Marc Maury, spécialiste de l’ESS.Or, pendant longtemps, ils n’ont pasvoulu venir dans l’économie sociale.Les choses changent un peu de cepoint de vue, mais les brevets restent peu nombreux. »

« Culture du bien commun »

Une telle démarche rencontre une vive opposition d’une partie desacteurs de l’économie sociale. « Entreleur philosophie et ce que sous-tend le droit des brevets, il y a un monde, résume Jocelyne Cayron,maître de conférences à la faculté dedroit et de science politique d’Aix-Marseille Université. Tout ce qui

concerne la propriété industrielle im-plique une recherche, justement, depropriété, et d’exclusivité. Or, dans l’économie sociale et solidaire, on estbien davantage dans l’“open source”et la volonté d’être “contagieux”. »

Quitte à voir des concurrents s’em-parer de ses innovations ? « Le sec-teur a plutôt une culture du bien com-mun, avec l’idée que plus une avancéesera reprise, plus on aura d’impact pour régler une problématique so-ciale, explique Hugues Sibille, prési-dent du Labo de l’ESS. Pour autant,le débat sur la protection existe et ildevrait être de plus en plus prégnantdans les années qui viennent. »

Un débat qui concerne tout par-ticulièrement les innovations socia-les (prestation originale, méthodede travail, d’organisation…), pour lesquelles le dépôt de brevet est im-possible aujourd’hui – partant d’un

principe général du droit : « lesidées sont de libre parcours » et nepeuvent donc faire l’objet d’uneappropriation. D’où la rechercheactuelle d’une solution de protec-tion plus souple et plus conciliableavec l’ADN de nombreuses structu-res du secteur.

« Peu d’organismes font appel à lamarque collective, mais elle peutpourtant fournir aux associationsune protection intéressante », estimeMme Cayron. Un savoir-faire peutainsi être préservé et adossé à un nom de marque. Avantage : une sou-plesse propre à séduire le monde de l’ESS. « Cette marque peut être exploi-tée par toute personne respectantun règlement d’usage établi par le propriétaire de la marque », rappellel’Institut national de la propriétéindustrielle. p

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Des brevets pour protéger le savoir-faire

6 |dossier JEUDI 8 DÉCEMBRE 2016

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Cap sur l’économie socialeDes acteurs privés séduits par les bons résultatsdes défricheurs de l’innovation sociale y voient de nouveaux marchés à investir, quitte à créerdes ponts entre les structures. Une alliance contre-nature ?

Aide à domicileen milieu rural,

dans le Pas-de-Calais.

FRÉDÉRIK ASTIER/

DIVERGENCE

françois desnoyers

L’évolution s’est dessinée aucœur des années 2000.André Dupon prend alorsconscience que le regard queles fleurons de l’économiefrançaise portent sur son en-

treprise a changé. Il est progressivement approché par plusieurs grands noms. « J’aireçu plusieurs invitations sympathiques pourme rendre à la Défense », sourit aujourd’huile président du groupe Vitamine T. Son en-treprise d’insertion n’est pas encore l’un des leaders de l’économie solidaire qu’elle est devenue, mais elle a déjà fait ses preuves.

Ses activités se développent, notammentdans les secteurs du recyclage des déchets électroniques et de la dépollution des véhi-cules hors d’usage. « Nous avons nous-mê-mes été un peu surpris, explique-t-il. Nous nous sommes retrouvés sur un modèle in-dustriel en conquête qui devenait soutenableéconomiquement. » Les activités de recy-clage, et de façon plus large l’économiecirculaire, témoignent d’une belle compéti-tivité. La donne n’échappe nullement aux tenants de l’économie traditionnelle,

qui tentent de mettre un pied dans le sec-teur, surtout par le biais de rapprochement avec des structures existantes.

André Dupon a accepté les rencontresqu’on lui proposait. Tout comme il a ré-pondu positivement à certaines des propo-sitions qui lui ont été faites. « Nous avons pu passer des “deals”. J’ai estimé que l’allianceavec le secteur marchand était la voie d’ave-nir, à condition que nous restions maîtres de la filière et du modèle économique. » Des joint-ventures sont constituées, permettant de créer des ponts entre économies soli-daire et traditionnelle.

Depuis une dizaine d’années, ce renfor-cement des liens s’observe dans plusieurs filières, tels le recyclage ou les services à

la personne. S’il est, pour certaines struc-tures de l’économie sociale et solidaire(ESS), un moyen de porter avec plus d’am-pleur et d’efficacité leur engagement socié-tal, il peut être, aussi, une manière de com-poser avec des entreprises désirant s’im-planter coûte que coûte dans leur secteur.Face à une potentielle concurrence, l’al-liance peut parfois apparaître commeune solution de bon sens.

« L’union fait la force », estime Jean-MarcMaury. Ce bon connaisseur de l’économie sociale, ancien directeur du départementdu développement économique et de l’éco-nomie sociale et solidaire à la Caisse des dépôts, a observé avec attention le mouve-ment historique qui a conduit à ces rappro-

chements. « Le phénomène s’est reproduità de nombreuses reprises : des démarchesinnovantes portées par des associations font leurs preuves, se développent… Et logi-quement, elles attirent des structures appar-tenant à l’économie traditionnelle. » Un pro-cessus qui consacre l’ingéniosité et l’agilitédes « défricheurs » de l’ESS, mais amèneaussi à eux de nouveaux défis.

Cette histoire, c’est celle de nombreusesfilières. Le recyclage, des chiffonniers d’Em-maüs dans les années 1950 jusqu’aux déve-loppements actuels de l’économie circu-laire. Celle, aussi, des services à la personne qui ont connu une forte expansion, de cette « économie de la réparation » portée par des mouvements d’assistance jusqu’aux pro-messes actuelles de la « silver économie » (dans sa globalité, le secteur des services à la personne représente en France 20 milliards d’euros annuels). Idem pour de nombreux services, comme le covoiturage, qui ont aujourd’hui largement franchi les limitesdu monde associatif – la société Blablacar et sa croissance exponentielle en constituentun exemple des plus symboliques.

Des catalyseurs ont précipité cet inté-rêt des acteurs de l’économie tradition-nellepour l’innovation sociale. Un premier d’ordre législatif : les différentes réglemen-tations ont ainsi favorisé, dans les années1990, l’émergence d’une filière de ges-tion des déchets ménagers, ou encore leplan Borloo, qui, en 2005, avait pour am-bition de dynamiser le secteur des servicesà la personne, a créé un véritable appeld’air pour les entreprises. Un autre cataly-seur a été technologique : les plates-formesen ligne ont ainsi révolutionné l’approchedu covoiturage.

Les nombreuses sociétés privées qui ontdécidé de prendre position dans ces secteursprometteurs ont suivi deux options straté-giques : « Certaines grandes entreprises ontété tentées par des accords de coopération avec les structures de l’ESS, par exemple, enentrant au capital ou en nouant un partena-riat technique », confirme Hugues Sibille, président du think tank le Labo de l’ESS. D’autres, majoritairement des PME, « ont estimé avoir identifié un marché et ont décidéde mener une concurrence plus frontale. »

Ce fut le cas dans les services à la personne(garde d’enfants, ménage, accompagnementde personnes âgées…). Le plan Borloo y a été suivi d’une vague de créations de nou-velles entreprises et de repositionnements

« LES MARGES SONT FAIBLESET LE MARCHÉ DEMEURE TRÈS

CONCURRENTIEL »GUILLAUME RICHARD

président de Oui Care

percevant la concurrence des entre-prises traditionnelles, certaines orga-nisations de l’économie sociale ont décidé d’avoir recours au brevet pour préserver leurs avancées. C’est le casdu groupe Vitamine T, qui conjugue réinsertion professionnelle et recy-clage. Son président, André Dupon, explique avoir « déposé quatre brevetsaprès une recherche de 2 millions d’euros sur les cristaux liquides des écrans plats. » « Nous avons poussénotre responsabilité et notre exigence jusqu’au bout, poursuit-il. Des techno-logies ont été trouvées ? Il nous ap-partenait de les protéger à l’internatio-nal. » Manière pour lui de ne pas lais-ser la concurrence se saisir librement du travail fourni par ses équipes.

Dans le secteur de l’économie so-ciale et solidaire (ESS), « la chose estplutôt rare », convient-il. Breveterune innovation technologique im-

plique, en amont, une capacité de recherche et développement à la-quelle peu de structures du secteur peuvent prétendre. « Il faut avoir unstaff d’ingénieurs en mesure de four-nir de telles avancées, confirme Jean-Marc Maury, spécialiste de l’ESS.Or, pendant longtemps, ils n’ont pasvoulu venir dans l’économie sociale.Les choses changent un peu de cepoint de vue, mais les brevets restent peu nombreux. »

« Culture du bien commun »

Une telle démarche rencontre une vive opposition d’une partie desacteurs de l’économie sociale. « Entreleur philosophie et ce que sous-tend le droit des brevets, il y a un monde, résume Jocelyne Cayron,maître de conférences à la faculté dedroit et de science politique d’Aix-Marseille Université. Tout ce qui

concerne la propriété industrielle im-plique une recherche, justement, depropriété, et d’exclusivité. Or, dans l’économie sociale et solidaire, on estbien davantage dans l’“open source”et la volonté d’être “contagieux”. »

Quitte à voir des concurrents s’em-parer de ses innovations ? « Le sec-teur a plutôt une culture du bien com-mun, avec l’idée que plus une avancéesera reprise, plus on aura d’impact pour régler une problématique so-ciale, explique Hugues Sibille, prési-dent du Labo de l’ESS. Pour autant,le débat sur la protection existe et ildevrait être de plus en plus prégnantdans les années qui viennent. »

Un débat qui concerne tout par-ticulièrement les innovations socia-les (prestation originale, méthodede travail, d’organisation…), pour lesquelles le dépôt de brevet est im-possible aujourd’hui – partant d’un

principe général du droit : « lesidées sont de libre parcours » et nepeuvent donc faire l’objet d’uneappropriation. D’où la rechercheactuelle d’une solution de protec-tion plus souple et plus conciliableavec l’ADN de nombreuses structu-res du secteur.

« Peu d’organismes font appel à lamarque collective, mais elle peutpourtant fournir aux associationsune protection intéressante », estimeMme Cayron. Un savoir-faire peutainsi être préservé et adossé à un nom de marque. Avantage : une sou-plesse propre à séduire le monde de l’ESS. « Cette marque peut être exploi-tée par toute personne respectantun règlement d’usage établi par le propriétaire de la marque », rappellel’Institut national de la propriétéindustrielle. p

f. de.

Des brevets pour protéger le savoir-faire

0123JEUDI 8 DÉCEMBRE 2016 dossier | 7

d’anciennes. Ce qui était perçu comme un« bon filon » par certains n’a toutefois pas toujours été à la hauteur de leurs espéran-ces. « C’est tout sauf un eldorado », alerteaujourd’hui encore Guillaume Richard, pré-sident du groupe O2 devenu Oui Care, l’un des poids lourds des services à la personne en France. « Beaucoup d’entreprises se sontlancées, mais un grand nombre a échoué. C’est un secteur difficile : les marges sont fai-bles et le marché demeure très concurren-tiel », estime M. Richard.

COMPÉTITION ÉCONOMIQUE À MENERDans ce pan de l’économie, comme dansd’autres, l’arrivée de ces nouvelles structu-res n’est pas allée sans fragiliser de nom-breux acteurs historiques. « Certains ontsouffert, d’autres ont disparu, expliqueM. Maury. La concurrence a parfois été sen-sible, notamment au regard des capaci-tés d’investissement bien plus importantes dont disposaient les nouveaux entrants.Même si les choses évoluent, l’accès à ce même investissement demeure difficile pour une société de l’économie sociale. »

Des associations ont ainsi été déstabi-lisées par la segmentation des marchés à

conquérir opérée par les entreprises tra-ditionnelles. « Elles ont souvent décidé de se concentrer sur la partie la plus rentable, laissant les structures de l’ESS intervenir seu-les sur des activités plus difficiles à équili-brer », analyse M. Sibille. C’est le cas, parexemple, de certaines activités d’accompa-gnement des personnes âgées en milieu ru-ral, où l’éloignement des différents patients et le coût des déplacements rendent pé-rilleuse l’obtention d’une marge positive.

« Des associations ont ainsi des activitésdéficitaires et se rattrapent sur celles qui dé-gagent davantage de profit, explique un ca-dre d’une entreprise sociale. Or si les entre-prises traditionnelles se concentrent sur les activités les plus rentables et mettent à mal,par leur concurrence, les positions de ces as-sociations dans ces secteurs, elles rendent in-certaine cette péréquation. Finalement, cela met en danger les services aux personnes iso-lées et le lien social qu’ils impliquent. » D’où la colère de structures de l’ESS face à cequ’elles ont considéré comme une « intru-sion » dangereuse pour leur finalité sociale.

Face aux nouveaux arrivants, certainesont décidé de mener le combat frontale-ment. « Toute concurrence, si elle est à armes

égales, est saine, et nous oblige à avancer », argue Thierry d’Aboville, secrétaire généralde l’Union nationale ADMR, vaste réseau as-sociatif de services à la personne (96 500 sa-lariés pour 2 950 associations locales), histo-riquement consacré au monde rural avantd’investir l’espace urbain.

« Nous avons des arguments pour nouscomparer à ces entreprises. Notre structureest parfaitement professionnalisée et nous avons les mêmes techniques de gestion que le secteur traditionnel. » Tout en conservant ses spécificités d’entreprise sociale (réin-jection des excédents dans le projet asso-ciatif, maintien d’activités visant à faire vi-vre des territoires isolés…), la fédération as-sume donc pleinement la compétitionéconomique à mener.

Evoquée par l’ADMR, cette professionnali-sation qui touchait et touche encore le sec-teur associatif a pu être accentuée par l’ar-rivée d’acteurs privés. « Il y a aujourd’huiune montée en gamme très nette et uneexigence de professionnalisme au sein du secteur des services à la personne, assure M. Richard. Et si certaines associations ne sont pas au niveau, on en trouve d’autres qui apparaissent très performantes. »

L’alliance avec des entreprises tradition-nelles a, on l’a vu, été un autre levier d’ac-tion. L’ADMR y a d’ailleurs eu recours, en té-moigne son récent partenariat avec La Poste.L’argument porté en pareil cas par les asso-ciations : ladite alliance peut constituer un levier intéressant pour amplifier l’impact social recherché. « La loi Economie sociale et solidaire de 2014 facilite de tels rapproche-ments, indique M. Maury. De petites asso-ciations ou coopératives peuvent ainsi se re-trouver aux côtés d’entités ayant une inten-sité capitalistique leur permettant de faireprogresser leur approche. » « Cela fonctionne, mais il faut bien, en tant qu’acteur de l’ESS, rester droit dans ses bottes et s’assurer de conserver la main sur le modèle économi-que », prévient toutefois M. Dupon.

« Effectuer des rapprochements, et pas seu-lement avec d’autres acteurs de l’ESS », c’est aussi la vision portée par Matthieu Grosset. Le directeur général de la coopérative Juratri,pionnière du recyclage, estime qu’il est fon-damental de « s’organiser pour peser et, pour ce faire, de réaliser les bonnes alliances. »C’est en ce sens qu’il a constitué, en 2014,Clus’Ter Jura avec d’autres entreprises im-plantées localement. Ce pôle territorial decoopération économique a appelé de ses vœux une mutualisation des travaux de re-cherche et développement pour faire émer-ger des activités nouvelles. Une quinzaine de projets a vu le jour : consigne de bou-teilles en verre, mobilité inclusive, circuitscourts alimentaires… « La coopération est unlevier de développement humain », expose M. Grosset qui poursuit ainsi son objectif

de maintien de l’emploi sur son territoire, notamment pour les publics fragiles.

Se rapprocher des structures tradition-nelles ? Pour Laurent Marbot, porte-parole de Miramap, mouvement qui regroupe lesAmap (associations où les consommateursreçoivent sans intermédiaire les produc-tions des agriculteurs), la question n’a pas lieu d’être. « Nous sommes sur une activité to-talement différente de celles proposées pard’autres organismes vendant des produits de proximité », commerces spécialisés et gran-des surfaces mêlées. De fait, les Amap sedistinguent en de nombreux points inscrits dans leur ADN (coûts constants basés sur lesfrais de production, paniers remplis en fonc-tion des récoltes, volonté de créer du lienavec les consommateurs…).

Certaines expérimentent également des in-novations sociales (une ferme utilise, par exemple, le quotient familial pour fixer le prix des paniers). Conserver des spécificités recherchées par le cercle de consommateurs qui leur est attaché : les Amap ont vu là le meilleur moyen de résister aux avancées d’ac-teurs privés sur ce marché de la consomma-tion de produits locaux. Loin de toute alliancejugée contre-nature… Et contre-productive.

Face aux entreprises traditionnelles, lesstratégies déployées par le monde de l’ESS sont donc multiples. Cette diversité d’appro-che s’explique tant par la variété des secteurset des situations concernées que par l’idée(plurielle, elle aussi) que les tenants de l’éco-nomie sociale se font de leur engagement.

D’aucuns cultivent ainsi une méfiance vis-à-vis des acteurs de l’économie tradition-nelle. « Nous voulons créer autre chose que les systèmes dominants, cela n’a donc pas de sens de s’allier avec eux », explique un res-ponsable associatif. « Les querelles entre les anciens et les modernes existent toujours au sujet du rapprochement avec l’économie tra-ditionnelle », convient M. Dupon.

Et elles devraient encore perdurer dans lefutur, ainsi qu’en témoigne Christine Di Do-menico, responsable du certificat d’entre-preneuriat social à EM Lyon : « Les étudiants ont des envies hétérogènes. Certains sou-haitent se diriger vers de l’ESS pure et dure, coupée du système dominant, et portantun modèle réellement alternatif. D’autres, au contraire, s’intéressent à des structures plushybrides et acceptent de composer avec l’exis-tant, estimant que l’économie sociale feraainsi bouger les lignes. » p

L’ARRIVÉE DECES NOUVELLES

STRUCTURES N’EST PAS ALLÉE SANS FRAGILISER

DE NOMBREUX ACTEURS

HISTORIQUES

de plus en plus de créateurs de start-up veulent combiner objec-tifs économiques et utilité sociale, innovation et environnement.« Nous constatons une augmenta-tion sensible du nombre de ces dos-siers, de la qualité et de la maturité des projets », confirme ThierrySibieude, président du comité de sélection d’Antropia, le premierincubateur social créé en 2008 àl’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales(Essec) où il enseigne.

« Pour ces entrepreneurs, la fina-lité économique est au service de la finalité sociétale. Contrairement à une start-up classique qui répond à une opportunité du marché, la start-up à vocation sociale repose sur un besoin qu’elle souhaite satis-faire », explique M. Sibieude.

Ces entrepreneurs soucieux dedonner du sens à l’argent se déve-loppent dans différents domai-nes. On les retrouve dans l’emploi,le logement, l’environnement, la santé, l’éducation, l’alimentationou encore la civic tech (qui cher-che à renforcer le lien démocrati-que entre les citoyens et le gou-vernement). Plusieurs start-up se

sont positionnées sur le gas-pillage alimentaire (TGTG - ToGood To Go ou encore le restau-rant Simone Lemon).

Dans le domaine du handicap, onpeut citer la start-up Leka qui déve-loppe un robot ludique et interac-tif pour aider les enfants atteintsd’autisme à apprendre et à pro-gresser, ou encore I Wheel Share, une appli pour aider les personnesen fauteuil roulant à trouver les endroits les plus accueillants.

Investisseurs plus patientsD’autres souhaitent développer lescircuits agricoles courts (La Ruche qui dit oui), tandis que d’autres en-core veulent développer la solida-rité telle qu’Humaid, une plate-forme de financement participatif dédiée au soutien de personnes endifficulté et à leur orientation vers des structures adaptées ou encore SéréniMouve ou Carion (services aux personnes âgées).

Ces start-up ont plusieurs spéci-ficités : des investisseurs plus pa-tients, des objectifs sociétaux clairement définis avec des indica-teurs de performance pour tenter d’évaluer leur impact social, des

modèles et des moyens économi-ques souvent hybrides (mêlant ca-pitaux classiques, dons, subven-tions…). Souvent, ces entreprises s’appuient sur le numérique et la digitalisation de la société pour tester leur projet à une échelle lo-cale avant de le généraliser sur un plus grand territoire.

Plusieurs de ces start-up ont ob-tenu l’agrément « entreprise soli-daire d’utilité sociale » (ESUS). Créépar la loi Hamon relative à l’écono-mie sociale et solidaire (ESS) de juillet 2014, l’ESUS permet d’identi-fier les entreprises à forte utilité sociale répondant à des besoinssociaux spécifiques. Plusieurs in-cubateurs, structures d’encadre-ment ou fonds d’investissement (Impact Investing) leur sont consa-crés. On peut citer Le Comptoir de l’innovation, Social Good Lab,Citizen Capital, PhiTrust, AlterEquity, France Active…

L’entrepreneuriat social pros-père ainsi en répondant à des be-soins sociétaux, que ni les pou-voirs publics ni les entreprises tra-ditionnelles ne parvenaient jus-qu’ici à satisfaire entièrement. p

gaëlle picut

Les start-up surfent sur les besoins sociétaux

Chaîne de recyclage de téléviseurs chez Envie 2e Nord, filiale du groupe Vitamine T, à Lesquin (Nord). FRANCK CRUSIAUX /REA

Ces pages ont été réaliséesen partenariat avec la Mutuelle générale de l’éducation nationale (MGEN).

0123JEUDI 8 DÉCEMBRE 2016 dossier | 7

d’anciennes. Ce qui était perçu comme un« bon filon » par certains n’a toutefois pas toujours été à la hauteur de leurs espéran-ces. « C’est tout sauf un eldorado », alerteaujourd’hui encore Guillaume Richard, pré-sident du groupe O2 devenu Oui Care, l’un des poids lourds des services à la personne en France. « Beaucoup d’entreprises se sontlancées, mais un grand nombre a échoué. C’est un secteur difficile : les marges sont fai-bles et le marché demeure très concurren-tiel », estime M. Richard.

COMPÉTITION ÉCONOMIQUE À MENERDans ce pan de l’économie, comme dansd’autres, l’arrivée de ces nouvelles structu-res n’est pas allée sans fragiliser de nom-breux acteurs historiques. « Certains ontsouffert, d’autres ont disparu, expliqueM. Maury. La concurrence a parfois été sen-sible, notamment au regard des capaci-tés d’investissement bien plus importantes dont disposaient les nouveaux entrants.Même si les choses évoluent, l’accès à ce même investissement demeure difficile pour une société de l’économie sociale. »

Des associations ont ainsi été déstabi-lisées par la segmentation des marchés à

conquérir opérée par les entreprises tra-ditionnelles. « Elles ont souvent décidé de se concentrer sur la partie la plus rentable, laissant les structures de l’ESS intervenir seu-les sur des activités plus difficiles à équili-brer », analyse M. Sibille. C’est le cas, parexemple, de certaines activités d’accompa-gnement des personnes âgées en milieu ru-ral, où l’éloignement des différents patients et le coût des déplacements rendent pé-rilleuse l’obtention d’une marge positive.

« Des associations ont ainsi des activitésdéficitaires et se rattrapent sur celles qui dé-gagent davantage de profit, explique un ca-dre d’une entreprise sociale. Or si les entre-prises traditionnelles se concentrent sur les activités les plus rentables et mettent à mal,par leur concurrence, les positions de ces as-sociations dans ces secteurs, elles rendent in-certaine cette péréquation. Finalement, cela met en danger les services aux personnes iso-lées et le lien social qu’ils impliquent. » D’où la colère de structures de l’ESS face à cequ’elles ont considéré comme une « intru-sion » dangereuse pour leur finalité sociale.

Face aux nouveaux arrivants, certainesont décidé de mener le combat frontale-ment. « Toute concurrence, si elle est à armes

égales, est saine, et nous oblige à avancer », argue Thierry d’Aboville, secrétaire généralde l’Union nationale ADMR, vaste réseau as-sociatif de services à la personne (96 500 sa-lariés pour 2 950 associations locales), histo-riquement consacré au monde rural avantd’investir l’espace urbain.

« Nous avons des arguments pour nouscomparer à ces entreprises. Notre structureest parfaitement professionnalisée et nous avons les mêmes techniques de gestion que le secteur traditionnel. » Tout en conservant ses spécificités d’entreprise sociale (réin-jection des excédents dans le projet asso-ciatif, maintien d’activités visant à faire vi-vre des territoires isolés…), la fédération as-sume donc pleinement la compétitionéconomique à mener.

Evoquée par l’ADMR, cette professionnali-sation qui touchait et touche encore le sec-teur associatif a pu être accentuée par l’ar-rivée d’acteurs privés. « Il y a aujourd’huiune montée en gamme très nette et uneexigence de professionnalisme au sein du secteur des services à la personne, assure M. Richard. Et si certaines associations ne sont pas au niveau, on en trouve d’autres qui apparaissent très performantes. »

L’alliance avec des entreprises tradition-nelles a, on l’a vu, été un autre levier d’ac-tion. L’ADMR y a d’ailleurs eu recours, en té-moigne son récent partenariat avec La Poste.L’argument porté en pareil cas par les asso-ciations : ladite alliance peut constituer un levier intéressant pour amplifier l’impact social recherché. « La loi Economie sociale et solidaire de 2014 facilite de tels rapproche-ments, indique M. Maury. De petites asso-ciations ou coopératives peuvent ainsi se re-trouver aux côtés d’entités ayant une inten-sité capitalistique leur permettant de faireprogresser leur approche. » « Cela fonctionne, mais il faut bien, en tant qu’acteur de l’ESS, rester droit dans ses bottes et s’assurer de conserver la main sur le modèle économi-que », prévient toutefois M. Dupon.

« Effectuer des rapprochements, et pas seu-lement avec d’autres acteurs de l’ESS », c’est aussi la vision portée par Matthieu Grosset. Le directeur général de la coopérative Juratri,pionnière du recyclage, estime qu’il est fon-damental de « s’organiser pour peser et, pour ce faire, de réaliser les bonnes alliances. »C’est en ce sens qu’il a constitué, en 2014,Clus’Ter Jura avec d’autres entreprises im-plantées localement. Ce pôle territorial decoopération économique a appelé de ses vœux une mutualisation des travaux de re-cherche et développement pour faire émer-ger des activités nouvelles. Une quinzaine de projets a vu le jour : consigne de bou-teilles en verre, mobilité inclusive, circuitscourts alimentaires… « La coopération est unlevier de développement humain », expose M. Grosset qui poursuit ainsi son objectif

de maintien de l’emploi sur son territoire, notamment pour les publics fragiles.

Se rapprocher des structures tradition-nelles ? Pour Laurent Marbot, porte-parole de Miramap, mouvement qui regroupe lesAmap (associations où les consommateursreçoivent sans intermédiaire les produc-tions des agriculteurs), la question n’a pas lieu d’être. « Nous sommes sur une activité to-talement différente de celles proposées pard’autres organismes vendant des produits de proximité », commerces spécialisés et gran-des surfaces mêlées. De fait, les Amap sedistinguent en de nombreux points inscrits dans leur ADN (coûts constants basés sur lesfrais de production, paniers remplis en fonc-tion des récoltes, volonté de créer du lienavec les consommateurs…).

Certaines expérimentent également des in-novations sociales (une ferme utilise, par exemple, le quotient familial pour fixer le prix des paniers). Conserver des spécificités recherchées par le cercle de consommateurs qui leur est attaché : les Amap ont vu là le meilleur moyen de résister aux avancées d’ac-teurs privés sur ce marché de la consomma-tion de produits locaux. Loin de toute alliancejugée contre-nature… Et contre-productive.

Face aux entreprises traditionnelles, lesstratégies déployées par le monde de l’ESS sont donc multiples. Cette diversité d’appro-che s’explique tant par la variété des secteurset des situations concernées que par l’idée(plurielle, elle aussi) que les tenants de l’éco-nomie sociale se font de leur engagement.

D’aucuns cultivent ainsi une méfiance vis-à-vis des acteurs de l’économie tradition-nelle. « Nous voulons créer autre chose que les systèmes dominants, cela n’a donc pas de sens de s’allier avec eux », explique un res-ponsable associatif. « Les querelles entre les anciens et les modernes existent toujours au sujet du rapprochement avec l’économie tra-ditionnelle », convient M. Dupon.

Et elles devraient encore perdurer dans lefutur, ainsi qu’en témoigne Christine Di Do-menico, responsable du certificat d’entre-preneuriat social à EM Lyon : « Les étudiants ont des envies hétérogènes. Certains sou-haitent se diriger vers de l’ESS pure et dure, coupée du système dominant, et portantun modèle réellement alternatif. D’autres, au contraire, s’intéressent à des structures plushybrides et acceptent de composer avec l’exis-tant, estimant que l’économie sociale feraainsi bouger les lignes. » p

L’ARRIVÉE DECES NOUVELLES

STRUCTURES N’EST PAS ALLÉE SANS FRAGILISER

DE NOMBREUX ACTEURS

HISTORIQUES

de plus en plus de créateurs de start-up veulent combiner objec-tifs économiques et utilité sociale, innovation et environnement.« Nous constatons une augmenta-tion sensible du nombre de ces dos-siers, de la qualité et de la maturité des projets », confirme ThierrySibieude, président du comité de sélection d’Antropia, le premierincubateur social créé en 2008 àl’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales(Essec) où il enseigne.

« Pour ces entrepreneurs, la fina-lité économique est au service de la finalité sociétale. Contrairement à une start-up classique qui répond à une opportunité du marché, la start-up à vocation sociale repose sur un besoin qu’elle souhaite satis-faire », explique M. Sibieude.

Ces entrepreneurs soucieux dedonner du sens à l’argent se déve-loppent dans différents domai-nes. On les retrouve dans l’emploi,le logement, l’environnement, la santé, l’éducation, l’alimentationou encore la civic tech (qui cher-che à renforcer le lien démocrati-que entre les citoyens et le gou-vernement). Plusieurs start-up se

sont positionnées sur le gas-pillage alimentaire (TGTG - ToGood To Go ou encore le restau-rant Simone Lemon).

Dans le domaine du handicap, onpeut citer la start-up Leka qui déve-loppe un robot ludique et interac-tif pour aider les enfants atteintsd’autisme à apprendre et à pro-gresser, ou encore I Wheel Share, une appli pour aider les personnesen fauteuil roulant à trouver les endroits les plus accueillants.

Investisseurs plus patientsD’autres souhaitent développer lescircuits agricoles courts (La Ruche qui dit oui), tandis que d’autres en-core veulent développer la solida-rité telle qu’Humaid, une plate-forme de financement participatif dédiée au soutien de personnes endifficulté et à leur orientation vers des structures adaptées ou encore SéréniMouve ou Carion (services aux personnes âgées).

Ces start-up ont plusieurs spéci-ficités : des investisseurs plus pa-tients, des objectifs sociétaux clairement définis avec des indica-teurs de performance pour tenter d’évaluer leur impact social, des

modèles et des moyens économi-ques souvent hybrides (mêlant ca-pitaux classiques, dons, subven-tions…). Souvent, ces entreprises s’appuient sur le numérique et la digitalisation de la société pour tester leur projet à une échelle lo-cale avant de le généraliser sur un plus grand territoire.

Plusieurs de ces start-up ont ob-tenu l’agrément « entreprise soli-daire d’utilité sociale » (ESUS). Créépar la loi Hamon relative à l’écono-mie sociale et solidaire (ESS) de juillet 2014, l’ESUS permet d’identi-fier les entreprises à forte utilité sociale répondant à des besoinssociaux spécifiques. Plusieurs in-cubateurs, structures d’encadre-ment ou fonds d’investissement (Impact Investing) leur sont consa-crés. On peut citer Le Comptoir de l’innovation, Social Good Lab,Citizen Capital, PhiTrust, AlterEquity, France Active…

L’entrepreneuriat social pros-père ainsi en répondant à des be-soins sociétaux, que ni les pou-voirs publics ni les entreprises tra-ditionnelles ne parvenaient jus-qu’ici à satisfaire entièrement. p

gaëlle picut

Les start-up surfent sur les besoins sociétaux

Chaîne de recyclage de téléviseurs chez Envie 2e Nord, filiale du groupe Vitamine T, à Lesquin (Nord). FRANCK CRUSIAUX /REA

Ces pages ont été réaliséesen partenariat avec la Mutuelle générale de l’éducation nationale (MGEN).

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0123JEUDI 8 DÉCEMBRE 2016 dossier | 7

d’anciennes. Ce qui était perçu comme un« bon filon » par certains n’a toutefois pas toujours été à la hauteur de leurs espéran-ces. « C’est tout sauf un eldorado », alerteaujourd’hui encore Guillaume Richard, pré-sident du groupe O2 devenu Oui Care, l’un des poids lourds des services à la personne en France. « Beaucoup d’entreprises se sontlancées, mais un grand nombre a échoué. C’est un secteur difficile : les marges sont fai-bles et le marché demeure très concurren-tiel », estime M. Richard.

COMPÉTITION ÉCONOMIQUE À MENERDans ce pan de l’économie, comme dansd’autres, l’arrivée de ces nouvelles structu-res n’est pas allée sans fragiliser de nom-breux acteurs historiques. « Certains ontsouffert, d’autres ont disparu, expliqueM. Maury. La concurrence a parfois été sen-sible, notamment au regard des capaci-tés d’investissement bien plus importantes dont disposaient les nouveaux entrants.Même si les choses évoluent, l’accès à ce même investissement demeure difficile pour une société de l’économie sociale. »

Des associations ont ainsi été déstabi-lisées par la segmentation des marchés à

conquérir opérée par les entreprises tra-ditionnelles. « Elles ont souvent décidé de se concentrer sur la partie la plus rentable, laissant les structures de l’ESS intervenir seu-les sur des activités plus difficiles à équili-brer », analyse M. Sibille. C’est le cas, parexemple, de certaines activités d’accompa-gnement des personnes âgées en milieu ru-ral, où l’éloignement des différents patients et le coût des déplacements rendent pé-rilleuse l’obtention d’une marge positive.

« Des associations ont ainsi des activitésdéficitaires et se rattrapent sur celles qui dé-gagent davantage de profit, explique un ca-dre d’une entreprise sociale. Or si les entre-prises traditionnelles se concentrent sur les activités les plus rentables et mettent à mal,par leur concurrence, les positions de ces as-sociations dans ces secteurs, elles rendent in-certaine cette péréquation. Finalement, cela met en danger les services aux personnes iso-lées et le lien social qu’ils impliquent. » D’où la colère de structures de l’ESS face à cequ’elles ont considéré comme une « intru-sion » dangereuse pour leur finalité sociale.

Face aux nouveaux arrivants, certainesont décidé de mener le combat frontale-ment. « Toute concurrence, si elle est à armes

égales, est saine, et nous oblige à avancer », argue Thierry d’Aboville, secrétaire généralde l’Union nationale ADMR, vaste réseau as-sociatif de services à la personne (96 500 sa-lariés pour 2 950 associations locales), histo-riquement consacré au monde rural avantd’investir l’espace urbain.

« Nous avons des arguments pour nouscomparer à ces entreprises. Notre structureest parfaitement professionnalisée et nous avons les mêmes techniques de gestion que le secteur traditionnel. » Tout en conservant ses spécificités d’entreprise sociale (réin-jection des excédents dans le projet asso-ciatif, maintien d’activités visant à faire vi-vre des territoires isolés…), la fédération as-sume donc pleinement la compétitionéconomique à mener.

Evoquée par l’ADMR, cette professionnali-sation qui touchait et touche encore le sec-teur associatif a pu être accentuée par l’ar-rivée d’acteurs privés. « Il y a aujourd’huiune montée en gamme très nette et uneexigence de professionnalisme au sein du secteur des services à la personne, assure M. Richard. Et si certaines associations ne sont pas au niveau, on en trouve d’autres qui apparaissent très performantes. »

L’alliance avec des entreprises tradition-nelles a, on l’a vu, été un autre levier d’ac-tion. L’ADMR y a d’ailleurs eu recours, en té-moigne son récent partenariat avec La Poste.L’argument porté en pareil cas par les asso-ciations : ladite alliance peut constituer un levier intéressant pour amplifier l’impact social recherché. « La loi Economie sociale et solidaire de 2014 facilite de tels rapproche-ments, indique M. Maury. De petites asso-ciations ou coopératives peuvent ainsi se re-trouver aux côtés d’entités ayant une inten-sité capitalistique leur permettant de faireprogresser leur approche. » « Cela fonctionne, mais il faut bien, en tant qu’acteur de l’ESS, rester droit dans ses bottes et s’assurer de conserver la main sur le modèle économi-que », prévient toutefois M. Dupon.

« Effectuer des rapprochements, et pas seu-lement avec d’autres acteurs de l’ESS », c’est aussi la vision portée par Matthieu Grosset. Le directeur général de la coopérative Juratri,pionnière du recyclage, estime qu’il est fon-damental de « s’organiser pour peser et, pour ce faire, de réaliser les bonnes alliances. »C’est en ce sens qu’il a constitué, en 2014,Clus’Ter Jura avec d’autres entreprises im-plantées localement. Ce pôle territorial decoopération économique a appelé de ses vœux une mutualisation des travaux de re-cherche et développement pour faire émer-ger des activités nouvelles. Une quinzaine de projets a vu le jour : consigne de bou-teilles en verre, mobilité inclusive, circuitscourts alimentaires… « La coopération est unlevier de développement humain », expose M. Grosset qui poursuit ainsi son objectif

de maintien de l’emploi sur son territoire, notamment pour les publics fragiles.

Se rapprocher des structures tradition-nelles ? Pour Laurent Marbot, porte-parole de Miramap, mouvement qui regroupe lesAmap (associations où les consommateursreçoivent sans intermédiaire les produc-tions des agriculteurs), la question n’a pas lieu d’être. « Nous sommes sur une activité to-talement différente de celles proposées pard’autres organismes vendant des produits de proximité », commerces spécialisés et gran-des surfaces mêlées. De fait, les Amap sedistinguent en de nombreux points inscrits dans leur ADN (coûts constants basés sur lesfrais de production, paniers remplis en fonc-tion des récoltes, volonté de créer du lienavec les consommateurs…).

Certaines expérimentent également des in-novations sociales (une ferme utilise, par exemple, le quotient familial pour fixer le prix des paniers). Conserver des spécificités recherchées par le cercle de consommateurs qui leur est attaché : les Amap ont vu là le meilleur moyen de résister aux avancées d’ac-teurs privés sur ce marché de la consomma-tion de produits locaux. Loin de toute alliancejugée contre-nature… Et contre-productive.

Face aux entreprises traditionnelles, lesstratégies déployées par le monde de l’ESS sont donc multiples. Cette diversité d’appro-che s’explique tant par la variété des secteurset des situations concernées que par l’idée(plurielle, elle aussi) que les tenants de l’éco-nomie sociale se font de leur engagement.

D’aucuns cultivent ainsi une méfiance vis-à-vis des acteurs de l’économie tradition-nelle. « Nous voulons créer autre chose que les systèmes dominants, cela n’a donc pas de sens de s’allier avec eux », explique un res-ponsable associatif. « Les querelles entre les anciens et les modernes existent toujours au sujet du rapprochement avec l’économie tra-ditionnelle », convient M. Dupon.

Et elles devraient encore perdurer dans lefutur, ainsi qu’en témoigne Christine Di Do-menico, responsable du certificat d’entre-preneuriat social à EM Lyon : « Les étudiants ont des envies hétérogènes. Certains sou-haitent se diriger vers de l’ESS pure et dure, coupée du système dominant, et portantun modèle réellement alternatif. D’autres, au contraire, s’intéressent à des structures plushybrides et acceptent de composer avec l’exis-tant, estimant que l’économie sociale feraainsi bouger les lignes. » p

L’ARRIVÉE DECES NOUVELLES

STRUCTURES N’EST PAS ALLÉE SANS FRAGILISER

DE NOMBREUX ACTEURS

HISTORIQUES

de plus en plus de créateurs de start-up veulent combiner objec-tifs économiques et utilité sociale, innovation et environnement.« Nous constatons une augmenta-tion sensible du nombre de ces dos-siers, de la qualité et de la maturité des projets », confirme ThierrySibieude, président du comité de sélection d’Antropia, le premierincubateur social créé en 2008 àl’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales(Essec) où il enseigne.

« Pour ces entrepreneurs, la fina-lité économique est au service de la finalité sociétale. Contrairement à une start-up classique qui répond à une opportunité du marché, la start-up à vocation sociale repose sur un besoin qu’elle souhaite satis-faire », explique M. Sibieude.

Ces entrepreneurs soucieux dedonner du sens à l’argent se déve-loppent dans différents domai-nes. On les retrouve dans l’emploi,le logement, l’environnement, la santé, l’éducation, l’alimentationou encore la civic tech (qui cher-che à renforcer le lien démocrati-que entre les citoyens et le gou-vernement). Plusieurs start-up se

sont positionnées sur le gas-pillage alimentaire (TGTG - ToGood To Go ou encore le restau-rant Simone Lemon).

Dans le domaine du handicap, onpeut citer la start-up Leka qui déve-loppe un robot ludique et interac-tif pour aider les enfants atteintsd’autisme à apprendre et à pro-gresser, ou encore I Wheel Share, une appli pour aider les personnesen fauteuil roulant à trouver les endroits les plus accueillants.

Investisseurs plus patientsD’autres souhaitent développer lescircuits agricoles courts (La Ruche qui dit oui), tandis que d’autres en-core veulent développer la solida-rité telle qu’Humaid, une plate-forme de financement participatif dédiée au soutien de personnes endifficulté et à leur orientation vers des structures adaptées ou encore SéréniMouve ou Carion (services aux personnes âgées).

Ces start-up ont plusieurs spéci-ficités : des investisseurs plus pa-tients, des objectifs sociétaux clairement définis avec des indica-teurs de performance pour tenter d’évaluer leur impact social, des

modèles et des moyens économi-ques souvent hybrides (mêlant ca-pitaux classiques, dons, subven-tions…). Souvent, ces entreprises s’appuient sur le numérique et la digitalisation de la société pour tester leur projet à une échelle lo-cale avant de le généraliser sur un plus grand territoire.

Plusieurs de ces start-up ont ob-tenu l’agrément « entreprise soli-daire d’utilité sociale » (ESUS). Créépar la loi Hamon relative à l’écono-mie sociale et solidaire (ESS) de juillet 2014, l’ESUS permet d’identi-fier les entreprises à forte utilité sociale répondant à des besoinssociaux spécifiques. Plusieurs in-cubateurs, structures d’encadre-ment ou fonds d’investissement (Impact Investing) leur sont consa-crés. On peut citer Le Comptoir de l’innovation, Social Good Lab,Citizen Capital, PhiTrust, AlterEquity, France Active…

L’entrepreneuriat social pros-père ainsi en répondant à des be-soins sociétaux, que ni les pou-voirs publics ni les entreprises tra-ditionnelles ne parvenaient jus-qu’ici à satisfaire entièrement. p

gaëlle picut

Les start-up surfent sur les besoins sociétaux

Chaîne de recyclage de téléviseurs chez Envie 2e Nord, filiale du groupe Vitamine T, à Lesquin (Nord). FRANCK CRUSIAUX /REA

Ces pages ont été réaliséesen partenariat avec la Mutuelle générale de l’éducation nationale (MGEN).

0123JEUDI 8 DÉCEMBRE 2016 dossier | 7

d’anciennes. Ce qui était perçu comme un« bon filon » par certains n’a toutefois pas toujours été à la hauteur de leurs espéran-ces. « C’est tout sauf un eldorado », alerteaujourd’hui encore Guillaume Richard, pré-sident du groupe O2 devenu Oui Care, l’un des poids lourds des services à la personne en France. « Beaucoup d’entreprises se sontlancées, mais un grand nombre a échoué. C’est un secteur difficile : les marges sont fai-bles et le marché demeure très concurren-tiel », estime M. Richard.

COMPÉTITION ÉCONOMIQUE À MENERDans ce pan de l’économie, comme dansd’autres, l’arrivée de ces nouvelles structu-res n’est pas allée sans fragiliser de nom-breux acteurs historiques. « Certains ontsouffert, d’autres ont disparu, expliqueM. Maury. La concurrence a parfois été sen-sible, notamment au regard des capaci-tés d’investissement bien plus importantes dont disposaient les nouveaux entrants.Même si les choses évoluent, l’accès à ce même investissement demeure difficile pour une société de l’économie sociale. »

Des associations ont ainsi été déstabi-lisées par la segmentation des marchés à

conquérir opérée par les entreprises tra-ditionnelles. « Elles ont souvent décidé de se concentrer sur la partie la plus rentable, laissant les structures de l’ESS intervenir seu-les sur des activités plus difficiles à équili-brer », analyse M. Sibille. C’est le cas, parexemple, de certaines activités d’accompa-gnement des personnes âgées en milieu ru-ral, où l’éloignement des différents patients et le coût des déplacements rendent pé-rilleuse l’obtention d’une marge positive.

« Des associations ont ainsi des activitésdéficitaires et se rattrapent sur celles qui dé-gagent davantage de profit, explique un ca-dre d’une entreprise sociale. Or si les entre-prises traditionnelles se concentrent sur les activités les plus rentables et mettent à mal,par leur concurrence, les positions de ces as-sociations dans ces secteurs, elles rendent in-certaine cette péréquation. Finalement, cela met en danger les services aux personnes iso-lées et le lien social qu’ils impliquent. » D’où la colère de structures de l’ESS face à cequ’elles ont considéré comme une « intru-sion » dangereuse pour leur finalité sociale.

Face aux nouveaux arrivants, certainesont décidé de mener le combat frontale-ment. « Toute concurrence, si elle est à armes

égales, est saine, et nous oblige à avancer », argue Thierry d’Aboville, secrétaire généralde l’Union nationale ADMR, vaste réseau as-sociatif de services à la personne (96 500 sa-lariés pour 2 950 associations locales), histo-riquement consacré au monde rural avantd’investir l’espace urbain.

« Nous avons des arguments pour nouscomparer à ces entreprises. Notre structureest parfaitement professionnalisée et nous avons les mêmes techniques de gestion que le secteur traditionnel. » Tout en conservant ses spécificités d’entreprise sociale (réin-jection des excédents dans le projet asso-ciatif, maintien d’activités visant à faire vi-vre des territoires isolés…), la fédération as-sume donc pleinement la compétitionéconomique à mener.

Evoquée par l’ADMR, cette professionnali-sation qui touchait et touche encore le sec-teur associatif a pu être accentuée par l’ar-rivée d’acteurs privés. « Il y a aujourd’huiune montée en gamme très nette et uneexigence de professionnalisme au sein du secteur des services à la personne, assure M. Richard. Et si certaines associations ne sont pas au niveau, on en trouve d’autres qui apparaissent très performantes. »

L’alliance avec des entreprises tradition-nelles a, on l’a vu, été un autre levier d’ac-tion. L’ADMR y a d’ailleurs eu recours, en té-moigne son récent partenariat avec La Poste.L’argument porté en pareil cas par les asso-ciations : ladite alliance peut constituer un levier intéressant pour amplifier l’impact social recherché. « La loi Economie sociale et solidaire de 2014 facilite de tels rapproche-ments, indique M. Maury. De petites asso-ciations ou coopératives peuvent ainsi se re-trouver aux côtés d’entités ayant une inten-sité capitalistique leur permettant de faireprogresser leur approche. » « Cela fonctionne, mais il faut bien, en tant qu’acteur de l’ESS, rester droit dans ses bottes et s’assurer de conserver la main sur le modèle économi-que », prévient toutefois M. Dupon.

« Effectuer des rapprochements, et pas seu-lement avec d’autres acteurs de l’ESS », c’est aussi la vision portée par Matthieu Grosset. Le directeur général de la coopérative Juratri,pionnière du recyclage, estime qu’il est fon-damental de « s’organiser pour peser et, pour ce faire, de réaliser les bonnes alliances. »C’est en ce sens qu’il a constitué, en 2014,Clus’Ter Jura avec d’autres entreprises im-plantées localement. Ce pôle territorial decoopération économique a appelé de ses vœux une mutualisation des travaux de re-cherche et développement pour faire émer-ger des activités nouvelles. Une quinzaine de projets a vu le jour : consigne de bou-teilles en verre, mobilité inclusive, circuitscourts alimentaires… « La coopération est unlevier de développement humain », expose M. Grosset qui poursuit ainsi son objectif

de maintien de l’emploi sur son territoire, notamment pour les publics fragiles.

Se rapprocher des structures tradition-nelles ? Pour Laurent Marbot, porte-parole de Miramap, mouvement qui regroupe lesAmap (associations où les consommateursreçoivent sans intermédiaire les produc-tions des agriculteurs), la question n’a pas lieu d’être. « Nous sommes sur une activité to-talement différente de celles proposées pard’autres organismes vendant des produits de proximité », commerces spécialisés et gran-des surfaces mêlées. De fait, les Amap sedistinguent en de nombreux points inscrits dans leur ADN (coûts constants basés sur lesfrais de production, paniers remplis en fonc-tion des récoltes, volonté de créer du lienavec les consommateurs…).

Certaines expérimentent également des in-novations sociales (une ferme utilise, par exemple, le quotient familial pour fixer le prix des paniers). Conserver des spécificités recherchées par le cercle de consommateurs qui leur est attaché : les Amap ont vu là le meilleur moyen de résister aux avancées d’ac-teurs privés sur ce marché de la consomma-tion de produits locaux. Loin de toute alliancejugée contre-nature… Et contre-productive.

Face aux entreprises traditionnelles, lesstratégies déployées par le monde de l’ESS sont donc multiples. Cette diversité d’appro-che s’explique tant par la variété des secteurset des situations concernées que par l’idée(plurielle, elle aussi) que les tenants de l’éco-nomie sociale se font de leur engagement.

D’aucuns cultivent ainsi une méfiance vis-à-vis des acteurs de l’économie tradition-nelle. « Nous voulons créer autre chose que les systèmes dominants, cela n’a donc pas de sens de s’allier avec eux », explique un res-ponsable associatif. « Les querelles entre les anciens et les modernes existent toujours au sujet du rapprochement avec l’économie tra-ditionnelle », convient M. Dupon.

Et elles devraient encore perdurer dans lefutur, ainsi qu’en témoigne Christine Di Do-menico, responsable du certificat d’entre-preneuriat social à EM Lyon : « Les étudiants ont des envies hétérogènes. Certains sou-haitent se diriger vers de l’ESS pure et dure, coupée du système dominant, et portantun modèle réellement alternatif. D’autres, au contraire, s’intéressent à des structures plushybrides et acceptent de composer avec l’exis-tant, estimant que l’économie sociale feraainsi bouger les lignes. » p

L’ARRIVÉE DECES NOUVELLES

STRUCTURES N’EST PAS ALLÉE SANS FRAGILISER

DE NOMBREUX ACTEURS

HISTORIQUES

de plus en plus de créateurs de start-up veulent combiner objec-tifs économiques et utilité sociale, innovation et environnement.« Nous constatons une augmenta-tion sensible du nombre de ces dos-siers, de la qualité et de la maturité des projets », confirme ThierrySibieude, président du comité de sélection d’Antropia, le premierincubateur social créé en 2008 àl’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales(Essec) où il enseigne.

« Pour ces entrepreneurs, la fina-lité économique est au service de la finalité sociétale. Contrairement à une start-up classique qui répond à une opportunité du marché, la start-up à vocation sociale repose sur un besoin qu’elle souhaite satis-faire », explique M. Sibieude.

Ces entrepreneurs soucieux dedonner du sens à l’argent se déve-loppent dans différents domai-nes. On les retrouve dans l’emploi,le logement, l’environnement, la santé, l’éducation, l’alimentationou encore la civic tech (qui cher-che à renforcer le lien démocrati-que entre les citoyens et le gou-vernement). Plusieurs start-up se

sont positionnées sur le gas-pillage alimentaire (TGTG - ToGood To Go ou encore le restau-rant Simone Lemon).

Dans le domaine du handicap, onpeut citer la start-up Leka qui déve-loppe un robot ludique et interac-tif pour aider les enfants atteintsd’autisme à apprendre et à pro-gresser, ou encore I Wheel Share, une appli pour aider les personnesen fauteuil roulant à trouver les endroits les plus accueillants.

Investisseurs plus patientsD’autres souhaitent développer lescircuits agricoles courts (La Ruche qui dit oui), tandis que d’autres en-core veulent développer la solida-rité telle qu’Humaid, une plate-forme de financement participatif dédiée au soutien de personnes endifficulté et à leur orientation vers des structures adaptées ou encore SéréniMouve ou Carion (services aux personnes âgées).

Ces start-up ont plusieurs spéci-ficités : des investisseurs plus pa-tients, des objectifs sociétaux clairement définis avec des indica-teurs de performance pour tenter d’évaluer leur impact social, des

modèles et des moyens économi-ques souvent hybrides (mêlant ca-pitaux classiques, dons, subven-tions…). Souvent, ces entreprises s’appuient sur le numérique et la digitalisation de la société pour tester leur projet à une échelle lo-cale avant de le généraliser sur un plus grand territoire.

Plusieurs de ces start-up ont ob-tenu l’agrément « entreprise soli-daire d’utilité sociale » (ESUS). Créépar la loi Hamon relative à l’écono-mie sociale et solidaire (ESS) de juillet 2014, l’ESUS permet d’identi-fier les entreprises à forte utilité sociale répondant à des besoinssociaux spécifiques. Plusieurs in-cubateurs, structures d’encadre-ment ou fonds d’investissement (Impact Investing) leur sont consa-crés. On peut citer Le Comptoir de l’innovation, Social Good Lab,Citizen Capital, PhiTrust, AlterEquity, France Active…

L’entrepreneuriat social pros-père ainsi en répondant à des be-soins sociétaux, que ni les pou-voirs publics ni les entreprises tra-ditionnelles ne parvenaient jus-qu’ici à satisfaire entièrement. p

gaëlle picut

Les start-up surfent sur les besoins sociétaux

Chaîne de recyclage de téléviseurs chez Envie 2e Nord, filiale du groupe Vitamine T, à Lesquin (Nord). FRANCK CRUSIAUX /REA

Ces pages ont été réaliséesen partenariat avec la Mutuelle générale de l’éducation nationale (MGEN).

0123JEUDI 8 DÉCEMBRE 2016 dossier | 7

d’anciennes. Ce qui était perçu comme un« bon filon » par certains n’a toutefois pas toujours été à la hauteur de leurs espéran-ces. « C’est tout sauf un eldorado », alerteaujourd’hui encore Guillaume Richard, pré-sident du groupe O2 devenu Oui Care, l’un des poids lourds des services à la personne en France. « Beaucoup d’entreprises se sontlancées, mais un grand nombre a échoué. C’est un secteur difficile : les marges sont fai-bles et le marché demeure très concurren-tiel », estime M. Richard.

COMPÉTITION ÉCONOMIQUE À MENERDans ce pan de l’économie, comme dansd’autres, l’arrivée de ces nouvelles structu-res n’est pas allée sans fragiliser de nom-breux acteurs historiques. « Certains ontsouffert, d’autres ont disparu, expliqueM. Maury. La concurrence a parfois été sen-sible, notamment au regard des capaci-tés d’investissement bien plus importantes dont disposaient les nouveaux entrants.Même si les choses évoluent, l’accès à ce même investissement demeure difficile pour une société de l’économie sociale. »

Des associations ont ainsi été déstabi-lisées par la segmentation des marchés à

conquérir opérée par les entreprises tra-ditionnelles. « Elles ont souvent décidé de se concentrer sur la partie la plus rentable, laissant les structures de l’ESS intervenir seu-les sur des activités plus difficiles à équili-brer », analyse M. Sibille. C’est le cas, parexemple, de certaines activités d’accompa-gnement des personnes âgées en milieu ru-ral, où l’éloignement des différents patients et le coût des déplacements rendent pé-rilleuse l’obtention d’une marge positive.

« Des associations ont ainsi des activitésdéficitaires et se rattrapent sur celles qui dé-gagent davantage de profit, explique un ca-dre d’une entreprise sociale. Or si les entre-prises traditionnelles se concentrent sur les activités les plus rentables et mettent à mal,par leur concurrence, les positions de ces as-sociations dans ces secteurs, elles rendent in-certaine cette péréquation. Finalement, cela met en danger les services aux personnes iso-lées et le lien social qu’ils impliquent. » D’où la colère de structures de l’ESS face à cequ’elles ont considéré comme une « intru-sion » dangereuse pour leur finalité sociale.

Face aux nouveaux arrivants, certainesont décidé de mener le combat frontale-ment. « Toute concurrence, si elle est à armes

égales, est saine, et nous oblige à avancer », argue Thierry d’Aboville, secrétaire généralde l’Union nationale ADMR, vaste réseau as-sociatif de services à la personne (96 500 sa-lariés pour 2 950 associations locales), histo-riquement consacré au monde rural avantd’investir l’espace urbain.

« Nous avons des arguments pour nouscomparer à ces entreprises. Notre structureest parfaitement professionnalisée et nous avons les mêmes techniques de gestion que le secteur traditionnel. » Tout en conservant ses spécificités d’entreprise sociale (réin-jection des excédents dans le projet asso-ciatif, maintien d’activités visant à faire vi-vre des territoires isolés…), la fédération as-sume donc pleinement la compétitionéconomique à mener.

Evoquée par l’ADMR, cette professionnali-sation qui touchait et touche encore le sec-teur associatif a pu être accentuée par l’ar-rivée d’acteurs privés. « Il y a aujourd’huiune montée en gamme très nette et uneexigence de professionnalisme au sein du secteur des services à la personne, assure M. Richard. Et si certaines associations ne sont pas au niveau, on en trouve d’autres qui apparaissent très performantes. »

L’alliance avec des entreprises tradition-nelles a, on l’a vu, été un autre levier d’ac-tion. L’ADMR y a d’ailleurs eu recours, en té-moigne son récent partenariat avec La Poste.L’argument porté en pareil cas par les asso-ciations : ladite alliance peut constituer un levier intéressant pour amplifier l’impact social recherché. « La loi Economie sociale et solidaire de 2014 facilite de tels rapproche-ments, indique M. Maury. De petites asso-ciations ou coopératives peuvent ainsi se re-trouver aux côtés d’entités ayant une inten-sité capitalistique leur permettant de faireprogresser leur approche. » « Cela fonctionne, mais il faut bien, en tant qu’acteur de l’ESS, rester droit dans ses bottes et s’assurer de conserver la main sur le modèle économi-que », prévient toutefois M. Dupon.

« Effectuer des rapprochements, et pas seu-lement avec d’autres acteurs de l’ESS », c’est aussi la vision portée par Matthieu Grosset. Le directeur général de la coopérative Juratri,pionnière du recyclage, estime qu’il est fon-damental de « s’organiser pour peser et, pour ce faire, de réaliser les bonnes alliances. »C’est en ce sens qu’il a constitué, en 2014,Clus’Ter Jura avec d’autres entreprises im-plantées localement. Ce pôle territorial decoopération économique a appelé de ses vœux une mutualisation des travaux de re-cherche et développement pour faire émer-ger des activités nouvelles. Une quinzaine de projets a vu le jour : consigne de bou-teilles en verre, mobilité inclusive, circuitscourts alimentaires… « La coopération est unlevier de développement humain », expose M. Grosset qui poursuit ainsi son objectif

de maintien de l’emploi sur son territoire, notamment pour les publics fragiles.

Se rapprocher des structures tradition-nelles ? Pour Laurent Marbot, porte-parole de Miramap, mouvement qui regroupe lesAmap (associations où les consommateursreçoivent sans intermédiaire les produc-tions des agriculteurs), la question n’a pas lieu d’être. « Nous sommes sur une activité to-talement différente de celles proposées pard’autres organismes vendant des produits de proximité », commerces spécialisés et gran-des surfaces mêlées. De fait, les Amap sedistinguent en de nombreux points inscrits dans leur ADN (coûts constants basés sur lesfrais de production, paniers remplis en fonc-tion des récoltes, volonté de créer du lienavec les consommateurs…).

Certaines expérimentent également des in-novations sociales (une ferme utilise, par exemple, le quotient familial pour fixer le prix des paniers). Conserver des spécificités recherchées par le cercle de consommateurs qui leur est attaché : les Amap ont vu là le meilleur moyen de résister aux avancées d’ac-teurs privés sur ce marché de la consomma-tion de produits locaux. Loin de toute alliancejugée contre-nature… Et contre-productive.

Face aux entreprises traditionnelles, lesstratégies déployées par le monde de l’ESS sont donc multiples. Cette diversité d’appro-che s’explique tant par la variété des secteurset des situations concernées que par l’idée(plurielle, elle aussi) que les tenants de l’éco-nomie sociale se font de leur engagement.

D’aucuns cultivent ainsi une méfiance vis-à-vis des acteurs de l’économie tradition-nelle. « Nous voulons créer autre chose que les systèmes dominants, cela n’a donc pas de sens de s’allier avec eux », explique un res-ponsable associatif. « Les querelles entre les anciens et les modernes existent toujours au sujet du rapprochement avec l’économie tra-ditionnelle », convient M. Dupon.

Et elles devraient encore perdurer dans lefutur, ainsi qu’en témoigne Christine Di Do-menico, responsable du certificat d’entre-preneuriat social à EM Lyon : « Les étudiants ont des envies hétérogènes. Certains sou-haitent se diriger vers de l’ESS pure et dure, coupée du système dominant, et portantun modèle réellement alternatif. D’autres, au contraire, s’intéressent à des structures plushybrides et acceptent de composer avec l’exis-tant, estimant que l’économie sociale feraainsi bouger les lignes. » p

L’ARRIVÉE DECES NOUVELLES

STRUCTURES N’EST PAS ALLÉE SANS FRAGILISER

DE NOMBREUX ACTEURS

HISTORIQUES

de plus en plus de créateurs de start-up veulent combiner objec-tifs économiques et utilité sociale, innovation et environnement.« Nous constatons une augmenta-tion sensible du nombre de ces dos-siers, de la qualité et de la maturité des projets », confirme ThierrySibieude, président du comité de sélection d’Antropia, le premierincubateur social créé en 2008 àl’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales(Essec) où il enseigne.

« Pour ces entrepreneurs, la fina-lité économique est au service de la finalité sociétale. Contrairement à une start-up classique qui répond à une opportunité du marché, la start-up à vocation sociale repose sur un besoin qu’elle souhaite satis-faire », explique M. Sibieude.

Ces entrepreneurs soucieux dedonner du sens à l’argent se déve-loppent dans différents domai-nes. On les retrouve dans l’emploi,le logement, l’environnement, la santé, l’éducation, l’alimentationou encore la civic tech (qui cher-che à renforcer le lien démocrati-que entre les citoyens et le gou-vernement). Plusieurs start-up se

sont positionnées sur le gas-pillage alimentaire (TGTG - ToGood To Go ou encore le restau-rant Simone Lemon).

Dans le domaine du handicap, onpeut citer la start-up Leka qui déve-loppe un robot ludique et interac-tif pour aider les enfants atteintsd’autisme à apprendre et à pro-gresser, ou encore I Wheel Share, une appli pour aider les personnesen fauteuil roulant à trouver les endroits les plus accueillants.

Investisseurs plus patientsD’autres souhaitent développer lescircuits agricoles courts (La Ruche qui dit oui), tandis que d’autres en-core veulent développer la solida-rité telle qu’Humaid, une plate-forme de financement participatif dédiée au soutien de personnes endifficulté et à leur orientation vers des structures adaptées ou encore SéréniMouve ou Carion (services aux personnes âgées).

Ces start-up ont plusieurs spéci-ficités : des investisseurs plus pa-tients, des objectifs sociétaux clairement définis avec des indica-teurs de performance pour tenter d’évaluer leur impact social, des

modèles et des moyens économi-ques souvent hybrides (mêlant ca-pitaux classiques, dons, subven-tions…). Souvent, ces entreprises s’appuient sur le numérique et la digitalisation de la société pour tester leur projet à une échelle lo-cale avant de le généraliser sur un plus grand territoire.

Plusieurs de ces start-up ont ob-tenu l’agrément « entreprise soli-daire d’utilité sociale » (ESUS). Créépar la loi Hamon relative à l’écono-mie sociale et solidaire (ESS) de juillet 2014, l’ESUS permet d’identi-fier les entreprises à forte utilité sociale répondant à des besoinssociaux spécifiques. Plusieurs in-cubateurs, structures d’encadre-ment ou fonds d’investissement (Impact Investing) leur sont consa-crés. On peut citer Le Comptoir de l’innovation, Social Good Lab,Citizen Capital, PhiTrust, AlterEquity, France Active…

L’entrepreneuriat social pros-père ainsi en répondant à des be-soins sociétaux, que ni les pou-voirs publics ni les entreprises tra-ditionnelles ne parvenaient jus-qu’ici à satisfaire entièrement. p

gaëlle picut

Les start-up surfent sur les besoins sociétaux

Chaîne de recyclage de téléviseurs chez Envie 2e Nord, filiale du groupe Vitamine T, à Lesquin (Nord). FRANCK CRUSIAUX /REA

Ces pages ont été réaliséesen partenariat avec la Mutuelle générale de l’éducation nationale (MGEN).

0123JEUDI 8 DÉCEMBRE 2016 dossier | 7

d’anciennes. Ce qui était perçu comme un« bon filon » par certains n’a toutefois pas toujours été à la hauteur de leurs espéran-ces. « C’est tout sauf un eldorado », alerteaujourd’hui encore Guillaume Richard, pré-sident du groupe O2 devenu Oui Care, l’un des poids lourds des services à la personne en France. « Beaucoup d’entreprises se sontlancées, mais un grand nombre a échoué. C’est un secteur difficile : les marges sont fai-bles et le marché demeure très concurren-tiel », estime M. Richard.

COMPÉTITION ÉCONOMIQUE À MENERDans ce pan de l’économie, comme dansd’autres, l’arrivée de ces nouvelles structu-res n’est pas allée sans fragiliser de nom-breux acteurs historiques. « Certains ontsouffert, d’autres ont disparu, expliqueM. Maury. La concurrence a parfois été sen-sible, notamment au regard des capaci-tés d’investissement bien plus importantes dont disposaient les nouveaux entrants.Même si les choses évoluent, l’accès à ce même investissement demeure difficile pour une société de l’économie sociale. »

Des associations ont ainsi été déstabi-lisées par la segmentation des marchés à

conquérir opérée par les entreprises tra-ditionnelles. « Elles ont souvent décidé de se concentrer sur la partie la plus rentable, laissant les structures de l’ESS intervenir seu-les sur des activités plus difficiles à équili-brer », analyse M. Sibille. C’est le cas, parexemple, de certaines activités d’accompa-gnement des personnes âgées en milieu ru-ral, où l’éloignement des différents patients et le coût des déplacements rendent pé-rilleuse l’obtention d’une marge positive.

« Des associations ont ainsi des activitésdéficitaires et se rattrapent sur celles qui dé-gagent davantage de profit, explique un ca-dre d’une entreprise sociale. Or si les entre-prises traditionnelles se concentrent sur les activités les plus rentables et mettent à mal,par leur concurrence, les positions de ces as-sociations dans ces secteurs, elles rendent in-certaine cette péréquation. Finalement, cela met en danger les services aux personnes iso-lées et le lien social qu’ils impliquent. » D’où la colère de structures de l’ESS face à cequ’elles ont considéré comme une « intru-sion » dangereuse pour leur finalité sociale.

Face aux nouveaux arrivants, certainesont décidé de mener le combat frontale-ment. « Toute concurrence, si elle est à armes

égales, est saine, et nous oblige à avancer », argue Thierry d’Aboville, secrétaire généralde l’Union nationale ADMR, vaste réseau as-sociatif de services à la personne (96 500 sa-lariés pour 2 950 associations locales), histo-riquement consacré au monde rural avantd’investir l’espace urbain.

« Nous avons des arguments pour nouscomparer à ces entreprises. Notre structureest parfaitement professionnalisée et nous avons les mêmes techniques de gestion que le secteur traditionnel. » Tout en conservant ses spécificités d’entreprise sociale (réin-jection des excédents dans le projet asso-ciatif, maintien d’activités visant à faire vi-vre des territoires isolés…), la fédération as-sume donc pleinement la compétitionéconomique à mener.

Evoquée par l’ADMR, cette professionnali-sation qui touchait et touche encore le sec-teur associatif a pu être accentuée par l’ar-rivée d’acteurs privés. « Il y a aujourd’huiune montée en gamme très nette et uneexigence de professionnalisme au sein du secteur des services à la personne, assure M. Richard. Et si certaines associations ne sont pas au niveau, on en trouve d’autres qui apparaissent très performantes. »

L’alliance avec des entreprises tradition-nelles a, on l’a vu, été un autre levier d’ac-tion. L’ADMR y a d’ailleurs eu recours, en té-moigne son récent partenariat avec La Poste.L’argument porté en pareil cas par les asso-ciations : ladite alliance peut constituer un levier intéressant pour amplifier l’impact social recherché. « La loi Economie sociale et solidaire de 2014 facilite de tels rapproche-ments, indique M. Maury. De petites asso-ciations ou coopératives peuvent ainsi se re-trouver aux côtés d’entités ayant une inten-sité capitalistique leur permettant de faireprogresser leur approche. » « Cela fonctionne, mais il faut bien, en tant qu’acteur de l’ESS, rester droit dans ses bottes et s’assurer de conserver la main sur le modèle économi-que », prévient toutefois M. Dupon.

« Effectuer des rapprochements, et pas seu-lement avec d’autres acteurs de l’ESS », c’est aussi la vision portée par Matthieu Grosset. Le directeur général de la coopérative Juratri,pionnière du recyclage, estime qu’il est fon-damental de « s’organiser pour peser et, pour ce faire, de réaliser les bonnes alliances. »C’est en ce sens qu’il a constitué, en 2014,Clus’Ter Jura avec d’autres entreprises im-plantées localement. Ce pôle territorial decoopération économique a appelé de ses vœux une mutualisation des travaux de re-cherche et développement pour faire émer-ger des activités nouvelles. Une quinzaine de projets a vu le jour : consigne de bou-teilles en verre, mobilité inclusive, circuitscourts alimentaires… « La coopération est unlevier de développement humain », expose M. Grosset qui poursuit ainsi son objectif

de maintien de l’emploi sur son territoire, notamment pour les publics fragiles.

Se rapprocher des structures tradition-nelles ? Pour Laurent Marbot, porte-parole de Miramap, mouvement qui regroupe lesAmap (associations où les consommateursreçoivent sans intermédiaire les produc-tions des agriculteurs), la question n’a pas lieu d’être. « Nous sommes sur une activité to-talement différente de celles proposées pard’autres organismes vendant des produits de proximité », commerces spécialisés et gran-des surfaces mêlées. De fait, les Amap sedistinguent en de nombreux points inscrits dans leur ADN (coûts constants basés sur lesfrais de production, paniers remplis en fonc-tion des récoltes, volonté de créer du lienavec les consommateurs…).

Certaines expérimentent également des in-novations sociales (une ferme utilise, par exemple, le quotient familial pour fixer le prix des paniers). Conserver des spécificités recherchées par le cercle de consommateurs qui leur est attaché : les Amap ont vu là le meilleur moyen de résister aux avancées d’ac-teurs privés sur ce marché de la consomma-tion de produits locaux. Loin de toute alliancejugée contre-nature… Et contre-productive.

Face aux entreprises traditionnelles, lesstratégies déployées par le monde de l’ESS sont donc multiples. Cette diversité d’appro-che s’explique tant par la variété des secteurset des situations concernées que par l’idée(plurielle, elle aussi) que les tenants de l’éco-nomie sociale se font de leur engagement.

D’aucuns cultivent ainsi une méfiance vis-à-vis des acteurs de l’économie tradition-nelle. « Nous voulons créer autre chose que les systèmes dominants, cela n’a donc pas de sens de s’allier avec eux », explique un res-ponsable associatif. « Les querelles entre les anciens et les modernes existent toujours au sujet du rapprochement avec l’économie tra-ditionnelle », convient M. Dupon.

Et elles devraient encore perdurer dans lefutur, ainsi qu’en témoigne Christine Di Do-menico, responsable du certificat d’entre-preneuriat social à EM Lyon : « Les étudiants ont des envies hétérogènes. Certains sou-haitent se diriger vers de l’ESS pure et dure, coupée du système dominant, et portantun modèle réellement alternatif. D’autres, au contraire, s’intéressent à des structures plushybrides et acceptent de composer avec l’exis-tant, estimant que l’économie sociale feraainsi bouger les lignes. » p

L’ARRIVÉE DECES NOUVELLES

STRUCTURES N’EST PAS ALLÉE SANS FRAGILISER

DE NOMBREUX ACTEURS

HISTORIQUES

de plus en plus de créateurs de start-up veulent combiner objec-tifs économiques et utilité sociale, innovation et environnement.« Nous constatons une augmenta-tion sensible du nombre de ces dos-siers, de la qualité et de la maturité des projets », confirme ThierrySibieude, président du comité de sélection d’Antropia, le premierincubateur social créé en 2008 àl’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales(Essec) où il enseigne.

« Pour ces entrepreneurs, la fina-lité économique est au service de la finalité sociétale. Contrairement à une start-up classique qui répond à une opportunité du marché, la start-up à vocation sociale repose sur un besoin qu’elle souhaite satis-faire », explique M. Sibieude.

Ces entrepreneurs soucieux dedonner du sens à l’argent se déve-loppent dans différents domai-nes. On les retrouve dans l’emploi,le logement, l’environnement, la santé, l’éducation, l’alimentationou encore la civic tech (qui cher-che à renforcer le lien démocrati-que entre les citoyens et le gou-vernement). Plusieurs start-up se

sont positionnées sur le gas-pillage alimentaire (TGTG - ToGood To Go ou encore le restau-rant Simone Lemon).

Dans le domaine du handicap, onpeut citer la start-up Leka qui déve-loppe un robot ludique et interac-tif pour aider les enfants atteintsd’autisme à apprendre et à pro-gresser, ou encore I Wheel Share, une appli pour aider les personnesen fauteuil roulant à trouver les endroits les plus accueillants.

Investisseurs plus patientsD’autres souhaitent développer lescircuits agricoles courts (La Ruche qui dit oui), tandis que d’autres en-core veulent développer la solida-rité telle qu’Humaid, une plate-forme de financement participatif dédiée au soutien de personnes endifficulté et à leur orientation vers des structures adaptées ou encore SéréniMouve ou Carion (services aux personnes âgées).

Ces start-up ont plusieurs spéci-ficités : des investisseurs plus pa-tients, des objectifs sociétaux clairement définis avec des indica-teurs de performance pour tenter d’évaluer leur impact social, des

modèles et des moyens économi-ques souvent hybrides (mêlant ca-pitaux classiques, dons, subven-tions…). Souvent, ces entreprises s’appuient sur le numérique et la digitalisation de la société pour tester leur projet à une échelle lo-cale avant de le généraliser sur un plus grand territoire.

Plusieurs de ces start-up ont ob-tenu l’agrément « entreprise soli-daire d’utilité sociale » (ESUS). Créépar la loi Hamon relative à l’écono-mie sociale et solidaire (ESS) de juillet 2014, l’ESUS permet d’identi-fier les entreprises à forte utilité sociale répondant à des besoinssociaux spécifiques. Plusieurs in-cubateurs, structures d’encadre-ment ou fonds d’investissement (Impact Investing) leur sont consa-crés. On peut citer Le Comptoir de l’innovation, Social Good Lab,Citizen Capital, PhiTrust, AlterEquity, France Active…

L’entrepreneuriat social pros-père ainsi en répondant à des be-soins sociétaux, que ni les pou-voirs publics ni les entreprises tra-ditionnelles ne parvenaient jus-qu’ici à satisfaire entièrement. p

gaëlle picut

Les start-up surfent sur les besoins sociétaux

Chaîne de recyclage de téléviseurs chez Envie 2e Nord, filiale du groupe Vitamine T, à Lesquin (Nord). FRANCK CRUSIAUX /REA

Ces pages ont été réaliséesen partenariat avec la Mutuelle générale de l’éducation nationale (MGEN).

Page 4: Le Monde Eco&Entreprise, 07/12/2016 - Groupe … · prises traditionnelles, certaines orga-nisations de l’économie sociale ont décidé d’avoir recours au brevet pour préserver

6 |dossier JEUDI 8 DÉCEMBRE 2016

0123

Cap sur l’économie socialeDes acteurs privés séduits par les bons résultatsdes défricheurs de l’innovation sociale y voient de nouveaux marchés à investir, quitte à créerdes ponts entre les structures. Une alliance contre-nature ?

Aide à domicileen milieu rural,

dans le Pas-de-Calais.

FRÉDÉRIK ASTIER/

DIVERGENCE

françois desnoyers

L’évolution s’est dessinée aucœur des années 2000.André Dupon prend alorsconscience que le regard queles fleurons de l’économiefrançaise portent sur son en-

treprise a changé. Il est progressivement approché par plusieurs grands noms. « J’aireçu plusieurs invitations sympathiques pourme rendre à la Défense », sourit aujourd’huile président du groupe Vitamine T. Son en-treprise d’insertion n’est pas encore l’un des leaders de l’économie solidaire qu’elle est devenue, mais elle a déjà fait ses preuves.

Ses activités se développent, notammentdans les secteurs du recyclage des déchets électroniques et de la dépollution des véhi-cules hors d’usage. « Nous avons nous-mê-mes été un peu surpris, explique-t-il. Nous nous sommes retrouvés sur un modèle in-dustriel en conquête qui devenait soutenableéconomiquement. » Les activités de recy-clage, et de façon plus large l’économiecirculaire, témoignent d’une belle compéti-tivité. La donne n’échappe nullement aux tenants de l’économie traditionnelle,

qui tentent de mettre un pied dans le sec-teur, surtout par le biais de rapprochement avec des structures existantes.

André Dupon a accepté les rencontresqu’on lui proposait. Tout comme il a ré-pondu positivement à certaines des propo-sitions qui lui ont été faites. « Nous avons pu passer des “deals”. J’ai estimé que l’allianceavec le secteur marchand était la voie d’ave-nir, à condition que nous restions maîtres de la filière et du modèle économique. » Des joint-ventures sont constituées, permettant de créer des ponts entre économies soli-daire et traditionnelle.

Depuis une dizaine d’années, ce renfor-cement des liens s’observe dans plusieurs filières, tels le recyclage ou les services à

la personne. S’il est, pour certaines struc-tures de l’économie sociale et solidaire(ESS), un moyen de porter avec plus d’am-pleur et d’efficacité leur engagement socié-tal, il peut être, aussi, une manière de com-poser avec des entreprises désirant s’im-planter coûte que coûte dans leur secteur.Face à une potentielle concurrence, l’al-liance peut parfois apparaître commeune solution de bon sens.

« L’union fait la force », estime Jean-MarcMaury. Ce bon connaisseur de l’économie sociale, ancien directeur du départementdu développement économique et de l’éco-nomie sociale et solidaire à la Caisse des dépôts, a observé avec attention le mouve-ment historique qui a conduit à ces rappro-

chements. « Le phénomène s’est reproduità de nombreuses reprises : des démarchesinnovantes portées par des associations font leurs preuves, se développent… Et logi-quement, elles attirent des structures appar-tenant à l’économie traditionnelle. » Un pro-cessus qui consacre l’ingéniosité et l’agilitédes « défricheurs » de l’ESS, mais amèneaussi à eux de nouveaux défis.

Cette histoire, c’est celle de nombreusesfilières. Le recyclage, des chiffonniers d’Em-maüs dans les années 1950 jusqu’aux déve-loppements actuels de l’économie circu-laire. Celle, aussi, des services à la personne qui ont connu une forte expansion, de cette « économie de la réparation » portée par des mouvements d’assistance jusqu’aux pro-messes actuelles de la « silver économie » (dans sa globalité, le secteur des services à la personne représente en France 20 milliards d’euros annuels). Idem pour de nombreux services, comme le covoiturage, qui ont aujourd’hui largement franchi les limitesdu monde associatif – la société Blablacar et sa croissance exponentielle en constituentun exemple des plus symboliques.

Des catalyseurs ont précipité cet inté-rêt des acteurs de l’économie tradition-nellepour l’innovation sociale. Un premier d’ordre législatif : les différentes réglemen-tations ont ainsi favorisé, dans les années1990, l’émergence d’une filière de ges-tion des déchets ménagers, ou encore leplan Borloo, qui, en 2005, avait pour am-bition de dynamiser le secteur des servicesà la personne, a créé un véritable appeld’air pour les entreprises. Un autre cataly-seur a été technologique : les plates-formesen ligne ont ainsi révolutionné l’approchedu covoiturage.

Les nombreuses sociétés privées qui ontdécidé de prendre position dans ces secteursprometteurs ont suivi deux options straté-giques : « Certaines grandes entreprises ontété tentées par des accords de coopération avec les structures de l’ESS, par exemple, enentrant au capital ou en nouant un partena-riat technique », confirme Hugues Sibille, président du think tank le Labo de l’ESS. D’autres, majoritairement des PME, « ont estimé avoir identifié un marché et ont décidéde mener une concurrence plus frontale. »

Ce fut le cas dans les services à la personne(garde d’enfants, ménage, accompagnementde personnes âgées…). Le plan Borloo y a été suivi d’une vague de créations de nou-velles entreprises et de repositionnements

« LES MARGES SONT FAIBLESET LE MARCHÉ DEMEURE TRÈS

CONCURRENTIEL »GUILLAUME RICHARD

président de Oui Care

percevant la concurrence des entre-prises traditionnelles, certaines orga-nisations de l’économie sociale ont décidé d’avoir recours au brevet pour préserver leurs avancées. C’est le casdu groupe Vitamine T, qui conjugue réinsertion professionnelle et recy-clage. Son président, André Dupon, explique avoir « déposé quatre brevetsaprès une recherche de 2 millions d’euros sur les cristaux liquides des écrans plats. » « Nous avons poussénotre responsabilité et notre exigence jusqu’au bout, poursuit-il. Des techno-logies ont été trouvées ? Il nous ap-partenait de les protéger à l’internatio-nal. » Manière pour lui de ne pas lais-ser la concurrence se saisir librement du travail fourni par ses équipes.

Dans le secteur de l’économie so-ciale et solidaire (ESS), « la chose estplutôt rare », convient-il. Breveterune innovation technologique im-

plique, en amont, une capacité de recherche et développement à la-quelle peu de structures du secteur peuvent prétendre. « Il faut avoir unstaff d’ingénieurs en mesure de four-nir de telles avancées, confirme Jean-Marc Maury, spécialiste de l’ESS.Or, pendant longtemps, ils n’ont pasvoulu venir dans l’économie sociale.Les choses changent un peu de cepoint de vue, mais les brevets restent peu nombreux. »

« Culture du bien commun »

Une telle démarche rencontre une vive opposition d’une partie desacteurs de l’économie sociale. « Entreleur philosophie et ce que sous-tend le droit des brevets, il y a un monde, résume Jocelyne Cayron,maître de conférences à la faculté dedroit et de science politique d’Aix-Marseille Université. Tout ce qui

concerne la propriété industrielle im-plique une recherche, justement, depropriété, et d’exclusivité. Or, dans l’économie sociale et solidaire, on estbien davantage dans l’“open source”et la volonté d’être “contagieux”. »

Quitte à voir des concurrents s’em-parer de ses innovations ? « Le sec-teur a plutôt une culture du bien com-mun, avec l’idée que plus une avancéesera reprise, plus on aura d’impact pour régler une problématique so-ciale, explique Hugues Sibille, prési-dent du Labo de l’ESS. Pour autant,le débat sur la protection existe et ildevrait être de plus en plus prégnantdans les années qui viennent. »

Un débat qui concerne tout par-ticulièrement les innovations socia-les (prestation originale, méthodede travail, d’organisation…), pour lesquelles le dépôt de brevet est im-possible aujourd’hui – partant d’un

principe général du droit : « lesidées sont de libre parcours » et nepeuvent donc faire l’objet d’uneappropriation. D’où la rechercheactuelle d’une solution de protec-tion plus souple et plus conciliableavec l’ADN de nombreuses structu-res du secteur.

« Peu d’organismes font appel à lamarque collective, mais elle peutpourtant fournir aux associationsune protection intéressante », estimeMme Cayron. Un savoir-faire peutainsi être préservé et adossé à un nom de marque. Avantage : une sou-plesse propre à séduire le monde de l’ESS. « Cette marque peut être exploi-tée par toute personne respectantun règlement d’usage établi par le propriétaire de la marque », rappellel’Institut national de la propriétéindustrielle. p

f. de.

Des brevets pour protéger le savoir-faire