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Il Une posture victimaire La société ne peut en êtr e ot age Gilles K epel Politologue et professeur à Sciences Po L e 15 oct obre, pour la premi ère fois dans J'histoire de la Rép ubU- que , un pre mi er mmt stre en exercice s'est rendu à la Gr ande Mosquée de Par is, à l'occasion de l'Aïd el-Kébir, la gra nde fête du cale nd ri er islamique. Dans une brève allocution, jean-Marc A yr ault s'est adres- sé a ux mill ions de no s compa triotes fidè- le s de ce qu' il a no mm é<< une gra nde reli - gion de Fran ce' ' pour le ur présent er ses voe ux. Il leur a rappelé << la détermination du gouve rn ementàf aire respecter la liber- té de conscience et le libre exercice .des cultes, qu i co mptent parmi les fo ndements de not re nation ( . .. )dan s Je re sp ec t des lois de la République, de la laïcité et des convic- tions de chacun "· Ce s propos pren nent tout leur sens alors que des polémiqu es s ur la pla ce de l' islam dans notre pays batt e nt le ur pl ein en France . Ta ndis que, d'un té, on pro- ph é ti se le m a lh e ur de notre id entité natio- nale face à des forces qui voudraient la dis- soudre au nom d' un e co nce ption vindi ca- tive d' un is lam exacerbé par le salafi sme et exalté par Je djihad, on multiplie de l'a utr e les in ca ntat ions contre une «isla- mop hobie » que les é li tes françaises seraie nt co upables de propager, avatar post-moderne de l'antisémitisme dont les musulmans seraient désormais les victi- mes pa r excell ence. Ce débat est basé sur des prémisses faus- ses. L' id éologie s'y est substituée à J'obser- vation raiso nn ée de la réalité de la France d'aujourd' hu i. E ll e ne se rt à ce ux qu i for- cent ai nsi le trait qu'à construir e des posi- tions de pouvoir dans le champ int e ll ec- tu el pou r les premiers, religieux pour les second s, af in de mo biliser des soutiens politiqu es sur une base id e nt ita ire à l'occa- sion des prochaines échéances électorales nota mm en t. Et ces po li tiques id entitaires, qui assignent à nos co ncitoyens des appar- tenan ces f igées à partir de déterminant s confessionnels, sont la négation même du pacte laïque qui est au x fondeme nt s des va le urs de la Répu bliq ue. Ca re ll es veulent no us confi ner d'un côté ou de l'a utre d'un < <choc des civ ili sat ions» pro mu en li gne de fa ille de notre nation, en Ueu et pl ace de ses fract ures sociales. On ne saurait n ie r que des phé nom è- nes préoccupants po ur notre civilité se sont ce mment pr oduit s. D' un côt é, J'af- faire Merah de ma rs2 01 2 a rappelé qu e le te rroris me d'inspiration djihadiste savait t oujours fa ire des ade pt es not a mme nt dans les banlieues. Et dans ce ll es-ci, les pré- ce ptes du rigorisme salafist e, fond és sur une rupt ure en valeurs avec la culture poli- tique de la France laïque, corsète nt des ind ividus en perdition face aux malédic- tions du chômage et à la prégnance crois- san te de dealers. De l'autre côt é, o nt eu li eu des agressions co ntre des pers onnes, et not a mme nt des femm es qui portaient sur le ur s cheveux le voil e que prescrive nt les divers mouveme nts de réislamisation, mais qui ne contre vi ennent pas à la loi ; des profanations contre des mosqu ées se sont produit es, des att entats ont été évités de justesse. Lorsque des délits ou des cri- m es sont commi s, la loi doit ê tre appli- qu ée pour en rec hercher et ré primer les a ut e urs- le premier ministr e l'a rappelé sol e nn e ll ement en se rendant à la Grande Mosquée de Pa ri s à J'occasion des voeux de l' Aïd el-Kébir. Et lorsque des él èves d' un e école juive ou des mi li taires sont assassi- nés au nom du djihad, les coupables doi- ve nt ê tre poursuivis et condamnés. Unè nouvelle générat ion ' La gravité de ces faits saurait fournir prétexte à diviser notre sociétë en deux ca mp s id entitaires dont chacun se drape dans les ha bi ts de la victime et rejette J' autr e dans le camp des coupables. La dénonciation tou s azimuts de « l' isl amo- phobie »est aussi, dans le débat actuel, une res source vi ctimaire dont se serve nt cer- tains acte ur s politico-confessionnels afin de souder une communauté sous l eur hou - le tt e et d'exerce r le ur hégé monie sur ses me mb res au nom de ce slogan mobilis a- teur. Les événe ments d' Ar gent eu il ou de Trappes ce t été, not a mment , sont interve- nus au moment un e sorte de «coup d'E tat » dans l'islam de France, mené par les mêmes ac teurs qui dénoncent sans relâche l'islamophobie, parvenait à reculer d' un jour la date du début du ramadan qu'avait fixée Je Conse il fran ça is du culte mu sul- ma n- préc ipita nt ainsi la faillite de cette instance portée sur les fonts baptisma ux par J'ancien préside nt Ni c ol as Sarkozy, et se posant en alternative de combat pour exer- cer le leadership sur l'islam de Fran ce. No s compatriot es, mu sulmans ou non , mérite nt mieux qu e ces débats qui veu- lent les prendre en otage de causes particu- li ères. Et c'est ce que montre, dans la réa li- té, le phé nomène rema rqu able et tout réce nt de la participation très importante à la vie politique, a près les éme ut es de 2005, d' une nouvelle génération de jeunes i ss us de l'immigrat ion, dont les fam ill es venaie nt en majorité de pays mus ulmans du sud de la Médite rranée. Ce sont ces mil- liers d'élus mun ic ipaux ou régionaux, ces ce nt aines de ca ndidats aux dernières éle c- tions législatives de juin 201 2, qui sont en tr ain, en s'e mp ara nt pleineme nt de leurs droits de ci toyens, de tr ansf ormer J' id enti- té des popula ti ons au sein desqu e ll es s'ex- pri me l'islam de France. Les dix mille voi x, dont be au coup de jeunes qu i votaient pour la pre miè re foi s, que la sénat ri ce Sa rnia Ghali a recueillies sur son projet citoyen au second t our de la prim aire socia- liste à Marse ill e, sont un ph é nomène bi en plus important pour le devenir de notre société que les vociférations des petits pro- phètes de l' id entité et de la phobie.• GU.Lll S K IPJI L est l'aute11r de Pass ion arabe : Journal, 2011-2013 (Gallimard, 496pages, 23,50euros). Il vie nt de réaliser avec l'Instit ut Montaigne une étude sur le renouvellement de la vie politique dans les quartiers populaires, à paraître au printemps 2014. » "6 ;+«tiMi3A · ....._ .... .,..... ILLUSTRATION :CHLOÉ POIZAT 1111111111111111111111111111111111111111111111 1 1111111111111111111111111111111111111111111111111111111 1 11 11111 1 1111 11 11 1111111 111111111 111 111111 1 1111111111 1 111111 - La France refuse les mutations du monde Saïda Ou ni ssi Doctorm1te à l'université, Paris- 1-Panthéon -Sorbonne C om me de nom breux França is, je su is to u- jours s ur prise par la façon dont laque s- tion du vo il e est tr aitée dan s J' espace pu bli c. Aplus forte raison quand on accu- se ce ll es qui le porte nt d' être ind irecte- ment res pon sa bl es de la violation de le ur s droits. Il ressort de cett e di alectique un « finale- ment, ell es l'on t bi en cherché», qui me rappe ll e les accusations que l'on port e à l' en co ntre des victimes d'agressi on s sexuelles. En somme, ell es fe raient l'enlever plutôt que ri squer de provoqu er le rejet dont ell es ont le t oupet de se pl a indre. Nous avons aujourd'hui besoin d'un nouvel équili- bre sociéta l. Il n'est pas réaliste de penser qu'une socié- qu i a connu des changeme nt s aussi profonds pu is- -------------- -- -- --- ----- ----- -- ------------ ---- --- -- --------······r· -- --- ----------- --- ---- L'irruption d'une visibilité religieuse dans une société séculai:re est créatrice de tension et de conflit se toujours fonctionner selon des règles et des usages inadaptés à une pop ul at ion en con stante évolution dans un monde en transformation. Cependa nt , il est aberrant de croire que ce nouvel équilibre va se faire par la réduction de la visibi!Hédes mu sulmans , ca r ce la reviendrait à remettre en ques- tion ce qui fait l'essence même de nos sociétés démo- cratiques: la libe rt é de choisir. Choisir ses convic- tions, ses idées politiques, son <;>r i entat ion sexuell e, ses représentants. Tareq Oubrou , dans une tribun e (le Monde du #OC tobre), use de sa position d'imam et empru nte le chemin de la théologie pour a ppeler les femmes musulmanes à se dévoile r. Ma is si n ous no us aventu- rons sur ce terrain, il semble important de lui rappe- ler que la question du vo il e est traitée dans un ensem- ble de versets coraniques les femmes sont exhor- tées à porter Je voile. Inutile de gloser indéfinime nt sur le sujet, le propos est cl a ir. L'imam de la mo squée de Bordeaux n'est pas sans savoir qu e, dan s la hi é- rarchie des norm es, les versets coraniques sont suffi- sants à fonder une prescription re li gieuse, à plus forte raison quand l' énonciation des mêmes versets es t lim- pide. La problématique se situe p lu tôt au njveau de la conviction . Chaque m usulman e doit fa ire Je choix éclairé de se conformer, ou pas, à cette prat iqu e. Nous to uchons donc ici à la re lation que chacun entretient avec Je divin. La spiritualité relève de l'intime, la pra ti - que reli gieuse, e ll e, peut s'exprimer publiquemen t. Elle est d'aill e ur s co n sac r ée dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. La cente dé ci s io n de la Cour de cassation dans J' affaire dite Baby Lo up réaffirme l'importa n ce de la lib ert é re li gieuse qui, bien qu'e ll e soit sévèrement enca dr é e, n'en dem e ure pas mo ins un droit fondamental protég é. Pe rson ne ne nie qu e le port du vo il e est un phéno- mène qui prend de l'a mp leur et il pe ut êtr e expli qué par l'évolu tion soci ologique des mu sulmans, qui se réapproprient le ur s sources re li gieuses en tent ant de concilier le tem pore! et le sa cré. L'i rrupt ion d'une visi- bi li té reli gieuse dans une soci été sécul ai re est créatri- ce de tension et de con fl it. Depuis un e qu in zai ne d' années, la qu es tion du voi - le revient dans le débat sans qu ' un dia log ue sai n soit étab li. Que l'on do nn e enfin la parole à ce ll es qui défraye nt la chronique, pout partage r autou r de cette question q ui crée ta nt de crispat io ns et de pe ur i rr a- tionne ll e. Ce la permettra it de donner une voix à cel- les que l'on préfère ap préhender par le ur ph ysique plutôt qu e par le ur esprit. On se rendra it alors comp te que la plupart d'entre ell es te nte ntde tr ouverdes solu- tions pour marier convictions re li gieuses et vie quoti- di e nn e au lye, à J'université et au trava il. En ta nt qu ' ét udiantes, fe mmes actives ou ma man s, nou s so mmes de plus en plus confrontées aux jugeme nt s et aux discriminations, et c'est là le coeur du probl è- me. Lo in de m oi J'id ée de tomber dan s un discours victi- maire, mais l es choqua nt es agressions de ce t été mon- tre nt à qu el point les fe mme s mus ulm anes port e nt déjà sur le ur corp s les tr aces d' un e stigmatisation men ée en premier lieu par la cl asse politique. Ce qu'un esprit forgé au sein de l'école ré pub licaine ne peut acce pt er, c'est qu e no s droits soient pris en otage pour des raisons basseme nt électora li stes. Finalement, on fa it porter à ce foulard beaucoup de responsabilités. Or, il n'est pas o pp ort un de fa ire croi- re qu ' en me tt a nt ce voil dans notre poche >> , pour paraphraser Tareq Ou brou, nous a ll ons réso udre les probl èmes économjque s, lutt er cont re les inégalités et assurer le pl ein -empl oi en Fran ce. Il est plus que nécessaire d'éduquer les jeunes géné- rat ions à accepter l'a ut re dans sa différen ce , qu 'e ll e soit cultu re ll e, re li gieus e, ethnique ou sexue ll e. L es dignitaires re li gie ux, aux côt és des enseignants, des édu cate ur s et de tous ce ux cha rg és de la transmi ss ion du savoir, devraie nt se faire les ambassade ur s de" la coex is tence pacifique et du respect des li be rt és indivi- due ll es plutôt que culpabiliser des femmes qui font déjà les fra is d'une l'islamophobie galopant e. Le Monde

Le Monde L'« islamophobie est -elle une illusion?

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Page 1: Le Monde L'« islamophobie est -elle une illusion?

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L'« islamophobie » est -elle une illusion? Les violences et injures contre les Français de confession musulmane et les institutions qui les représentent se multiplient en France. Peut-on parler d'« islamophobie » ? Employé pour désigner un racisme antimusulman, ce terme est contesté. Si certains considèrent son usage légitime, d'autres y voient un amalgame entre « race » et religion, et une tentative de faire taire toute critique de l'islam. La laïcité garantit pourtant la liberté d'expression quant à ces questions. Peut-on véritablement parler de haine antimusulman? Certains croyants sont-ils stigmatisés ou cherche-t-on à exonérer cette religion de toute remise en question?

Il Une posture victimaire La société ne peut en être otage

Gilles Kepel Politologue et professeur à Sciences Po

L e 15 octobre, pour la première fo is dans J'histoire de la RépubU­que, un premier mmtstre en exercice s'est rendu à la Grande Mosquée de Paris, à l'occasion de l'Aïd el-Kébir, la grande fête

du calendrier islamique. Dans une brève allocution, jean-Marc Ayrault s'est adres­sé aux mill ions de nos compatriotes fidè­les de ce qu'il a nomm é<< une grande reli­gion de France'' pour leur présenter ses vœ ux. Il leur a rappelé << la détermination du gouvernementàfaire respecter la liber­té de conscience et le libre exercice .des cultes, qu i com ptent parmi les fo ndem ents de notre nation ( ... )dans Je respect des lois de la République, de la laïcité et des convic­tions de chacun "·

Ces propos prennent tout leur sens alors que des polémiques sur la place de l' islam da ns notre pays battent leur plein en France. Ta ndis que, d'un côté, on pro­phétise le malheur de notre identité natio­nale face à des forces qui voudraient la dis­soud re au nom d'une conception vindica­tive d'un islam exacerbé par le sa lafi sme et exalté par Je djihad, on multipli e de l'autre les inca ntat ions contre une « isla­mophobie » que les éli tes frança ises seraient co upables de propager, avatar post-moderne de l'antisémitisme dont les musulmans seraient désormais les victi­mes pa r excellence.

Ce débat est basé sur des prémisses faus­ses. L'idéologie s'y est substituée à J'obser­vat ion raisonnée de la réalité de la France d'aujourd'hui. Elle ne sert à ceux qui for­cent ainsi le trait qu'à construire des posi­tions de pouvoir dans le champ intellec­tuel pour les premiers, religieux pour les seconds, afin de mobili ser des so utiens politiques sur une base ident ita ire à l'occa­sion des prochaines échéances électo rales notamment. Et ces poli tiques identitaires, qui assignent à nos concitoyens des appar­tenances figées à partir de déterminants confessionnels, sont la négation même du pacte laïque qui est aux fondements des valeurs de la Républiq ue. Car elles veulent nous confi ner d'un côté ou de l'autre d'un <<choc des civilisations » promu en ligne de fa ille de notre nation, en Ueu et pl ace de ses fractures sociales.

On ne sa urait nier que des phénomè­nes préoccupa nts pour notre civilité se sont récemment produits. D'un côté, J'af­fa ire Merah de ma rs201 2 a rappelé que le te rroris me d'inspiration djihadiste savait toujours fa ire des adeptes notamment dans les ba nlieues. Et dans celles-ci, les pré­ceptes du rigorisme salafiste, fondés sur une rupture en valeurs avec la culture poli­ti que de la France laïque, corsè tent des individus en perdition face aux malédic­tions du chômage et à la prégnance crois­sante de dealers. De l'autre côté, ont eu lieu des agress ions contre des personnes, et notamment des femmes qu i portaient sur leurs cheveux le voile que prescrivent les divers mouvements de réislamisation, mais qui ne contreviennent pas à la loi ;

des profanations contre des mosquées se sont produites, des attentats ont été évités de justesse. Lorsque des délits ou des cri­mes sont commis, la loi doit être appli­quée pour en rechercher et réprimer les auteurs- le premier m inistre l'a rappelé solennellement en se rendant à la Grande Mosquée de Paris à J'occasion des vœux de l'Aïd el-Kébir. Et lorsque des élèves d'une école juive ou des mili taires sont assassi­nés au nom du djihad, les coupables doi­vent être poursuivis et condamnés.

Unè nouvelle génération ' La gravité de ces faits n~ saurait fournir

prétexte à diviser notre sociétë en deux camps identitaires dont chacun se drape dans les habits de la victime et rejette J'autre dans le camp des coupables. La dénonciation tous azimuts de « l'islamo­phobie »est aussi, dans le débat actuel, une ressource victimaire dont se servent cer­tains acteurs politico-confessionnels afin de souder une communauté sous leur hou­lette et d'exercer leur hégémonie sur ses membres au nom de ce slogan mobilisa­teur. Les événements d'Argenteuil ou de Trappes cet été, notamment, sont interve­nus au moment où une sorte de «coup d'Etat » dans l'islam de France, mené par les mêmes acteurs qui dénoncent sans relâche l'islamophobie, parvenait à reculer d'un jour la date du début du ramadan qu'avait fixée Je Conseil français du culte musul­man- précipitant ainsi la faillite de cette instance portée sur les fonts baptismaux par J'ancien président Nicolas Sarkozy, et se posant en alternative de combat pour exer­cer le leadership sur l'islam de France.

Nos compatriotes, musulmans ou non, méritent mieux que ces débats qui veu­lent les prendre en otage de causes particu­lières. Et c'est ce que montre, dans la réali­té, le phénomène remarquable et tout récent de la participation très importante à la vie politique, après les émeutes de 2005, d'une nouvelle génération de jeunes iss us de l'immigration, dont les fam illes venaient en majorité de pays musulmans du sud de la Méditerranée. Ce sont ces mil­liers d'élus municipaux ou régionaux, ces centaines de candidats aux dernières élec­tions législatives de juin 201 2, qui sont en train, en s'emparant pleinement de leurs droits de citoyens, de transformer J'identi­té des populations au sein desquelles s'ex­prime l'islam de France. Les dix mille voix, dont beaucoup de jeunes qui votaient pour la premiè re foi s, que la sénatrice Sa rnia Ghali a recueillies sur son projet citoyen au second tour de la primaire socia­liste à Marseille, sont un phénomène bien plus important pour le devenir de notre société que les vociférations des petits pro­phètes de l' identité et de la phobie.•

~ GU.Lll S K IPJIL

est l'aute11r de Passion arabe : Journal, 2011-2013 (Gallimard, 496pages, 23,50euros). Il vient de réaliser avec l'Institut Montaigne une étude sur le renouvellement de la vie politique dans les quartiers populaires, à paraître au printemps 2014.

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ILLUSTRATION :CHLOÉ POIZAT

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- La France refuse les mutations du monde

Saïda Ounissi Doctorm1te à l'université ,

Paris-1-Panthéon-Sorbonne

C omme de nom breux Français, je su is tou­jours surprise par la façon dont laques­tion du vo ile est traitée dans J'es pace public. A plus forte raison quand on accu­se celles qui le po rtent d'être ind irecte­ment responsa bles de la violation de

leurs droits. Il ressort de cette dialectique un « finale­ment, elles l'ont bi en cherché», qui me rappelle les accusations que l'on porte à l'enco ntre des victimes d'agressions sexuelles. En somme, elles fe raient mieux d~ l'en lever plutôt que risquer de provoquer le rejet dont elles ont le toupet de se plaindre.

Nous avons aujourd 'hui besoin d'un nouvel équili­bre sociétal. Il n'est pas réaliste de penser qu'une socié­té qui a connu des changements aussi profonds puis-

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L'irruption d'une visibilité religieuse dans une société séculai:re est créatrice

de tension et de conflit

se toujours fo nctionner selon des règles et des usages inadaptés à une pop ulation en constante évolution dans un monde en transformation.

Cependant, il est aberrant de croi re que ce nouvel équilibre va se faire par la réduction de la visibi!Hédes musulmans, ca r cela reviendrait à remettre en ques­tion ce qui fait l'essence même de nos sociétés démo­cratiques : la liberté de choisir. Choisir ses conv ic­t ions, ses idées politiques, son <;>rientation sexuelle, ses représentants.

Tareq Oubrou, dans une tribune (le Monde du #OCtobre), use de sa position d'imam et emprunte le chemin de la th éologie pour appeler les femmes musulmanes à se dévoiler. Mais si nous nous aventu­rons sur ce terrain, il semble important de lui rappe­ler que la question du voile est traitée dans un ensem­ble de versets coraniques où les femmes sont exhor­tées à porter Je voile. Inutile de gloser indéfiniment sur le sujet, le propos est clair. L'imam de la mosquée de Bordea ux n'est pas sans savoir que, dans la hié­rarchie des normes, les versets coraniques sont suffi­sants à fo nder une prescription religieuse, à plus forte raison quand l'énonciation des mêmes versets es t lim­pide. La problématique se situe plu tôt au njveau de la conviction. Chaque m usulmane doit fa ire Je choix

éclairé de se conformer, ou pas, à cette pratiqu e. Nous touchons donc ici à la re lat ion que chacun ent retient avec Je divin. La spiritualité relève de l'intime, la prati ­que religieuse, elle, peut s'expri mer publiquement. Elle est d'ailleurs consacrée dans la Déclaration des droits de l' homme et du citoyen. La récente décision de la Cour de cassation dans J' affaire dite Baby Loup réaffirm e l'importance de la liberté re ligieuse qui, bien qu'elle soit sévèrement encadrée, n 'en demeure pas moins un droi t fondamental protégé.

Pe rsonne ne nie que le port du voile est un phéno­mène qui prend de l'ampleur et il peut être expliqué par l'évolution sociologique des musu lmans, qui se réapproprient leurs sources re ligieuses en tentant de concilier le tem pore! et le sacré. L'irruption d'une visi­bi li té religieuse dans une société sécul ai re est créatri­ce de tension et de confl it.

Depuis une qu inzai ne d'années, la question du voi­le revient dans le débat sans qu 'un dialogue sain soit établi. Que l'on do nne enfin la parole à celles qui défrayent la chronique, pout partager autou r de cette question qui crée tant de crispations et de peur irra­tionnelle. Cela permettrait de donner une voix à cel­les que l'o n p réfère appréhender par leur physique plutôt que par leur esprit. On se rendra it alors compte que la plupart d'ent re elles tententde trouverdes solu­tions pour marier convictions religieuses et vie quoti­dienne au lycée, à J'un iversité et au t ravail. En tant qu 'étudiantes, fe mmes ac tives ou mamans, nous sommes de plus en plus confrontées aux jugements et aux discriminations, et c'est là le cœur du problè­me.

Loin de m oi J'idée de tomber dans un discours victi­maire, mais les choquantes agressions de cet été mon­trent à quel point les femmes musulmanes portent déjà su r leur corps les traces d'une stigm atisation menée en premier lieu par la cl asse politique. Ce qu'un esprit forgé au se in de l'école républicaine ne peut accepter, c'est que nos droits soient pris en otage pour des raisons basse ment électorali stes.

Finalement, on fa it porter à ce fou lard beaucoup de responsabili tés. Or, il n'est pas opportun de fa ire croi­re qu'en mettant ce voile« dans notre poche >> , pour paraphraser Tareq Ou brou, nous allons résoudre les problèmes économjques, lu tter contre les inégalités et assurer le plein-emploi en France.

Il est plus que nécessa ire d'éduquer les jeunes géné­rat ions à accepter l'autre dans sa différence, qu 'elle soit culturelle, religieuse, eth nique ou sexuelle. Les digni ta ires religie ux, aux côtés des enseignants, des éducateurs et de tous ceux chargés de la transmiss ion du savoir, devraient se faire les ambassadeurs de" la coexistence pacifique et du respect des li bertés indivi­duelles plutôt que culpabiliser des femmes qui font dé jà les fra is d'une l'islamophobie galopante. •

Le Monde

Page 2: Le Monde L'« islamophobie est -elle une illusion?

ftlllondt Vendred i 1''' novembre 2013 DÉBATS\ 17

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Il Petites leçons pour éviter tout amalgame

Pierre-André Taguieff

P11ilosop11e, historien et politologue, directeur de recherche au CNRS

dre la critique et l'appel à la haine. Les usa­ges stratégiques du mot« islamophobie •• par les islamistes rendent ce mot difficile­ment utilisable. Mais remplacer «islamo­phobie », jugé trop connoté, par« racisme antimusulmans » ou « musulmanopho­bie » ne changerait rien. Ces expressions se raient exploitées par les mêmes milieux is lamistes avec les mêmes objectifs.

ordre politico-religieux impliquant l'éta­blissement de la charia, comprenant le traitement des non-musulmans comme des êtres inférieurs, l'obligation du port du« voile » pour les femmes et la normali­sation du djihad, «offensif» et « défen­sif» ; l'horizon lointain est l'établissement d'un califat à l'échelle mondiale.

Les groupes islamistes visent à établir un émirat, une république ou un califat islamique, ce dernier pouvant s'élargir en un empire islamique universei ; certains idéologues islamistes, s'inspirant du léni­nisme, ont théorisé une telle stratégie de conquête ; les ordres politiques présen­tent tous les caractères d'une dictature.

Vu l'acuité du débat, il serait de bonne méthode d'énoncer quelques thèses élé­mentaires sur l'islam dans ses rapports avec l'islamisme et l'anti-islamisme :

L'islam n'est pas l'islamisme. L'emploi du mot «islamopho­bie» en France a empoisonné l'espace des controverses. Ce ter­me devrait être utilisé pour désigner les appels à la haine, la discrimination et la violence

visant les mus ul mans et/ou leur religion. L' islamophobie ne se réd uit pas à un phé­nomène d'opinion. Elle se manifeste aussi dans les discriminations ou agressions physiques. Elle peut être comprise com­me une fo rme d'hétérophobie visant une communauté de croya nts transnationale.

Or, depuis les années 1980, le mot « isla­mo phobie » est employé pour désigner toutes les fo rmes d'examen cri tique de l'is­lam, voire de l'is lamisme. C'est là confon-

JI y a des islams et des islamismes ; par­'ler de « l'islam » ou de «l'islamisme» est une commodité de langage, qui donne pri­se à des interprétations essentialistes naï­ves ou intéressées; ' les islamistes se réfè­rent cependant aux mêmes textes fonda­teurs que les musulmans non islamistes, d'où l'effet de légitimité dont ils jouent.

Un islamismeestle produit d'une politi­sation d'un islam dont l'objectif est de refondre l'ordre social non musulman ou « insuffisamment» musulman. Tout isla­misme a pour objectif d 'instaurer un

Les islamistes recourent à plusieurs méthodes, violentes ou «douces», pour mener à bien la conquête du monde non musulman ou« l'islamisation» des socié­tés non musulmanes : prosélytisme, guerre culturelle, refus des lois et des tradi­tions des pays d'accueil, pressions exer­cées sur les acteurs politiques, menaces contre des personnalités hostiles à l'is­lamisme, actions terroristes accompa­gnées de mises en spectacle conçues corn-

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Il Une idéologie rance et raciste abritée derrière un masque humaniste

Thomas Deltombe fdit'eur et journaliste

E n cet automne 2013, on a pu croire que l'ère du déni était terminée. Après la série d'agressions antimusulmanes de cet été, deux Uvres venaient rappeler que l'islamo­phobie n'est pas un fan tasme : celui du jour­naliste Claude Askolovitch, dont le titre,

Nos mal-aimés. Ces musulmans que la France ne veut pas (Grasset, 280 p., 18 euros), ind ique que son auteur, jadis moins lucide, a rompu avec le petit milieu qui prospère sur la haine des musulmans ; et celui des sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Tslamophobie. Comment les élites fra nçaises fabrique nt le «problème musulman» (La Découverte, 300 p., 21euros), qui fa it le poi nt sur les recherches menées depuis une dizaine d'années, en France et ailleurs, sur ce racisme New Age.

On dut pourtant rapidement déchanter. Car la machine islamophobe, si puissante, si violente, se remit immédiatement en branle. Après avoir recon­nu qu 'il existait un" racismeantimusulman », la polé­miste Caroline Fourest précisa sur France Culture que ce racisme était l'exclus ivité de quelques excités et nia toutevalidi téauconceptd'« is lamophobie», qu 'el­le inca rne pourtant parfaitement.

Les hebdomadaires resso rti rent de leurs tiroirs leu rs éternels « intégristes» qu i, coupables de tout, permettent aux éditorialistes de rameuter les trou­pes. Il est urgent de « combattre», exhorte Christophe Barbier en préa mbule du énième dossier que L'Ex­press consacre au ucommunautarisme » (8octobre).

L'événement qui peut êt re considéré comme l'ac­te de naissance de l'i slamophobieen France s'est pro­duit en janvier1983. Confronté à un vaste mouve­ment social da ns une industrie automobile en crise, le gouvernement « socialiste », décidé à ne rien céder aux ouvriers, discrédita les grévistes, dont beaucoup étaient immigrés, en les ass imi lant aux mollahs ira­niens. «Des grèves saintes d'intégristes, de musul­mans, de chiites!», s'enflamma le ministre de l'inté­rieur.

Le stratagème provoqua quelques remous à gau­che. Le Nouvel Observateur dénonça cet " anti-isla­misme indistinct» qui «conduit à voir en chaque musulman un complice virtuel de Khomeyni>>. Quant à Libération, il y vit le prélude d'un raz-de-marée «raciste>> . Malgré ces avertissements, l'entourloupe fonctionna. La presse obéissante fi t ses choux gras des« intégristes » en col bleu . Satisfai tes, la droite et l'extrême droite constatèrent qu' il était plus efficace, pour ins ulte r les « bougnoules» de les appeler «musulma ns».

Car telle est la fonction de l'islamophobie: encoder le racisme pour le rendre imperceptible, donc sociale­ment acceptable. C'est cette machine à raffiner le racisme brut, lancée par les socialistes en 1983, qui tourne à plein régime depuis trente ans, à gauche comme à droite. On ne parle jamais de« bougnoules» à la télévision et dans la presse, et assez peu d'Arabes et de Noirs.

Maison diffuse à flux continu des reportages où se déve rse un magma confus de « musulmans >>, d'« isla­mistes» et autres« communautaristes ». Rien de racis­te, bien sû r! C'est simplement que ces gens-là posent «problème >>, nous dit-on, car ils menacent la « Répu­blique >> , la« laïcité >>, le «féminisme », le« vivre-ensem­ble ».

Ainsi encodé, ce racisme raffiné, produit dans les beaux quartiers, imprimé dans les journaux, mis en scène à la télévision, propagé sur Internet, se dissémi­ne dans toute la société. Laquelle, ainsi habituée à vivre dans un mélange de peuridentitaire et d'angois­se sécuritaire, est sommée de traquer les voiles liti­gieux, de mesurer les poils de barbe et de signaler le moindre« colis suspect ». Attentifs ensemble!

Ce racisme raffiné, produit dans les beaux quartiers, imprimé dans les journaux, mis en scène à la télévision, propagé sur

Internet, se dissémine dans toute la société Alimentée depuis trois décennies par des bataillons

d'éditocrates, l'islamophobie est devenue une arme psychologique redoutable. Les premières victimes sont bien sûr « musulmanes», ou supposées telles. Sus­pectées, disqualifiées, déshumanisées par la propagan­de néo-raciste, eUes sont d'autant plus «légitime­ment », et parfois léga lement, discriminées, exclues, arrêtées ou agressées qu'on en a fait des« objets phobo­gènes >>, comme disait le psychiatre FrantzFanon.

Mais derrière les musulmans, la cible est plus large : l'is lamophobie est deven ue l'a rme secrète d'une guerre sociale di ffuse. Par effraction, ce racisme sans race, cette haine respectable, installe dans nos têtes l'idée d'une société ass iégée, allergique à la nouveauté, à l'étrangeté, à la pluralité. Derrière son masque «humaniste », parfois même « antiraciste», cette idéo­logie rance ne rejette pas seulement les musulmans, elle chasse aussi les Roms, fabrique des« clandestins», protège les privi légiés contre les «parasites», quels qu'ils soient.

En 1984, un an après la manœuvre anti-ouvrièredu gouvernement socialiste, le Front national rempor­tait ses premiers succès électoraux, lors des scrutins municipaux et européens. En 2014, le parti lepéniste est déjà assuré d'un nouveau triomphe. Mais ceux qui nourrissent la bête depuis trente ans n'y sont pour rien. C'est la faute aux« intégristes » 1•

THOMAS

DEL TOMBE

est l'auteur de L'Islam imaginaire. La construct"ion méliiatique de l'islamophobie en France, 1975-2005 (La Découverte, 2005)

me des actes de propagande. annoncent la fausse bonne nouvelle sui-Les politisations de l'islam, qui pren- vantdivers refrains : ceux de l'« échec», du

nentsouventlaformede «fondamentalis- «déclin» ou de la «fin» de l'islamisme mes révolutionnaires», sont incompati- radical. Or, en règle générale, ceux qui bles avec les sociétés démocratiques. sous-estiment la menace islamiste sont

Le rejet de l'islamisme dérive à la fois aussi ceux qui dénoncent « l'islamopho­du spectacle répulsif offert par le terroris- bie »avec le plus de véhémence. me qui ravage le monde et du refus de L'anti-islamisme est une réaction de vivre dans des dictatures. défense légitime des sociétés démocrati-

L'anti-islamisme n'a rien à voir avec ce gues ou pluralistes. qu'on appelle improprement l'« islamo- Les musulmans non islamistes sont dia­phobie», catégorie d'amalgame qui balisés et menacés par les islamistes, tout confond la cr~tique intellectuelle des dog- comme les musulmans qui ont une attitu­mes de l'islam, la critique politique et de critique envers l'islam et appellent à morale de l'islamisme et l'appel à la haine une révision des dogmes ou à une libre contre les musulmans. interprétation des textes de référe nce.

Les islamistes ont intérêt à faire croire Les musulmans hostiles à l'islamisme que les anti-islamistes sont « islamopho- sont les alliés naturels des an ti-islamistes bes »,et, plus largement, que tout examen non musu lmans. critique de l'islam ou du monde musul- Les anti-islamistes sont des combat­man exprime une<< islamophobie » plus tants de la liberté, des défenseurs du prin­ou moins dissimulée. Le vrai problème ne cipe de laïcité. C'est pourquoi ils sont la tient pas au fait que la menace islamiste cible principa le des islamistes et de leurs ne serait pas reconnue - le déni paraîtrait alliés. On peutvoirdans ces débats convul­incongru -, il réside dans la sous-estima- sifs fondés sur des questions mal posées tion du phénomène. Depuis le début des l'expression particulière d'une guerre années 1990, de singuliers prophètes culturelle planétaire.•

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Il L'islam doit être critiqué

Pascal Bruckner Essayiste et écrivain

0 n le sait, depuis les régimes totalitaires, les langues, elles aussi, contractent des maladies qui peuvent les corrompre. << Islamopho­bie »fait partie de ces mots

toxiques qui brouillent le vocabulaire et le · dénaturent. Forgé par des administra­teurs coloniaux français, au début du XX' siècle, pour protéger leurs << sujets indi­gènes» de toute contagion moderniste, il resurgit dans le discours public, au tour­nant de la révolution iranienne. Mais avec un autre sens : soucieux d'accéder à la dignité de l'antisémitisme, il tend à faire de l'is lam un objet inaccess ible à la criti­que, sous peine de poursuites. Il devient le nouvel instrument de propagation du fon­damentalisme qui s'avance masqué, dra­pé dans les atours de la victime.

L'habileté de cette invention est de réta­blir le délit de blasphème à l'encontre des grands systèmes de la foi. On confond l'in­tolérance religieuse qui relève des tribu­naux, avec le libre examen d'une doctrine. Autant le racisme s'adresse aux person­nes coupables d'être ce qu 'elles sont, le Noir, l'Arabe, le Juif, le Bla nc, autant l'opi­nion portée sur une confession peut varier et toucher à des dogmes toujours susceptibles d'exégèse, de discussion.

Eveiller la culpabilité occidentale Depuis quand une grande religion est­

elle une race? Depuis quand le jugement qu'on porte sur eJJe constitue-t-il un délit ? On a le droit de détester telle ou telle confes­sion et de le dire. L'islam est une maison divisée entre progressistes et traditionalis­tes que le souvenir de sa grandeur perdue emplit de tristesse et de haine. Cette blessu­re, les fondamentalistes voudraient la cica­triser au plus vite, en l'imputant aux croi­sés, mécréants, sionistes alors que les réfor­mateurs voudraient l'ouvrir plus encore afin de provoquer une secousse vitale.

Le concept d'<< islamophobie »voudrait éveiller notre culpabilité d'Occidentaux. Mais il est avant tout un outil de police interne à l'égard des musulmans libéraux qui osent critiquer leur confession. JI faut les désigner, ces renégats, à la vindicte de leurs coreligionnaires, les dire imprégnés d'idéologie coloniale pour bloquer tout

espoir d'une mutation, avec l'onction des supplétifs et des id iots utiles de la gauche et de la droite, toujours à l'affût d'un nou­veau racisme et certains de tenir avec l'is­lam le dernier sujet opprimé de l'histoire.

Nous assistons bien depuis vingt ans à la fabrication d'un nouveau délit d'opinion. JI s'agit de stigmatiser ces jeunes femmes qui souhaitent s'affranchir du voile, épou­ser qui elles aiment et non pas qui on leur impose, foudroyer ces Français, ces Al le­mands, ces Anglais d'origine maghrébine, turque, africaine qui réclament le droit à l'indifférence religieuse et veulent vivre leur vie sans aJJégeance à leur communau­té d'origine. Bref, on déplace la question du plan intellectuel ou théologique au plan pénal, toute objection, moquerie ou réti­cence étant passible de poursuites.

Contre-exemple flagrant : alors même que les chrétiens en terre d'islam sont per­sécutés, tués, poussés à l'exode, le mot << christianophobie » ne prend pas et ne prendra jamais. Etrange raté : nous avons du mal à nous représenter le christianisme autrement que comme une religion de la conquête alors qu 'il est aujourd 'hui celle du martyre, au moins au Proche-Orient. On peut en France, pays de tradition anti­cléricale, ridiculiser Moïse, Jésus, les repré­senter dans toutes les postures même les plus obscènes, mais on ne devrait jamais rire de l'is lam. Lui seul devrait échapper à l'opprobre, à la moquerie. Quelle présom p­t ion! D'autant que les actes antireligieux en France touchent les ch rétiens même s'ils augmentent proportionnellement pour les juifs et les musulmans.

C'est bien parce que la France laïque considère ses citoyens musulmans com­me deségauxqu'elle a voté la loi sur le voi­le. L'islam fait partie du paysage français et européen, il a droit à cet égard à la liber­té de culte, à des lieux de prière corrects et au respect. A condition qu 'il respecte lui­même les règles républicaines, ne réclame pas un statut extraterritorial, droits spé­ciaux, dérogation de piscine et de gymnas­tique pour les femmes, enseignement et cantine séparés, faveurs diverses. Ce qu 'on peut lui souhaiter de mieux, ce n'est pas la<< phobie » ou la<< philie » mais l'indif­férence bienveillante dans un marché de la spiritualité ouvert à toutes les croyan­ces. Mais de cette indifférence, les intégris­tes ne veulent pas. Cela voudrait dire que l'islam est une religion parmi beaucoup, constat intolérable à leurs yeux. Elle ne peut pas être J'égale des autres puisqu'elle leur est supérieure à toutes. C'est bien le problème! •