14
This article was downloaded by: [Columbia University] On: 08 December 2014, At: 11:08 Publisher: Routledge Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK Romance Quarterly Publication details, including instructions for authors and subscription information: http://www.tandfonline.com/loi/vroq20 Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière Jean-Louis Picherit a a The University of Wyoming , USA Published online: 09 Jul 2010. To cite this article: Jean-Louis Picherit (1989) Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière, Romance Quarterly, 36:2, 141-152, DOI: 10.1080/08831157.1989.9926869 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/08831157.1989.9926869 PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be independently verified with primary sources of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims,

Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière

This article was downloaded by: [Columbia University]On: 08 December 2014, At: 11:08Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number:1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street,London W1T 3JH, UK

Romance QuarterlyPublication details, including instructions forauthors and subscription information:http://www.tandfonline.com/loi/vroq20

Le Motif du tournoi dontle prix est la main d'uneriche et noble héritièreJean-Louis Picherit aa The University of Wyoming , USAPublished online: 09 Jul 2010.

To cite this article: Jean-Louis Picherit (1989) Le Motif du tournoi dont le prixest la main d'une riche et noble héritière, Romance Quarterly, 36:2, 141-152,DOI: 10.1080/08831157.1989.9926869

To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/08831157.1989.9926869

PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE

Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of allthe information (the “Content”) contained in the publications on ourplatform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensorsmake no representations or warranties whatsoever as to the accuracy,completeness, or suitability for any purpose of the Content. Anyopinions and views expressed in this publication are the opinions andviews of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor& Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon andshould be independently verified with primary sources of information.Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims,

Page 2: Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière

proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilitieswhatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly inconnection with, in relation to or arising out of the use of the Content.

This article may be used for research, teaching, and private studypurposes. Any substantial or systematic reproduction, redistribution,reselling, loan, sub-licensing, systematic supply, or distribution in anyform to anyone is expressly forbidden. Terms & Conditions of accessand use can be found at http://www.tandfonline.com/page/terms-and-conditions

Dow

nloa

ded

by [

Col

umbi

a U

nive

rsity

] at

11:

08 0

8 D

ecem

ber

2014

Page 3: Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière

Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble hbritilrre

Jean-Louis Picherit

L'aeuvre de Chretien de Troyes a fit6 la source &inspiration prinapale des auteurs de romans du treizihme siecle. C'est B partir de ses creations, et aussi B partir de sources folkloriques variees, que ces demiers ont tire un riche repertoire de themes et de motifs. Parmi ceux-ci figure celui du tour- noi dont le prix est la main dune riche et noble hentiere. Si ce motif ne revst pas sa forme la plus elaboree dans I'aeuvre du poete champenois, il y est tr6s nettement ebauche, probablement pour la premiere fois, dans Le Chevalier de la charrette.'

Bien que le tournoi matrimonial ne semble pas avoir ete une pratique courante de la realit6 medievale,2 il apparait, en tant que motif litteraire, sous des formes tres developpCes et variees, non seulement dans la pro- duction romanesque du treizieme siecle, mais aussi au siecle suivant dans les dernieres chansons daventure. Parmi bon nombre dceuvres dans les- quelles il est nous choisirons un corpus limit6 B Richars li b i a ~ s , ~ G l i g l o i ~ , ~ au Lancelot en prose,6 pour le treiziPme siPcle, et A Lion de Bourges7 et Tristan de Nanfeuil' pour le quatorzPme siecle. Ces Oeuvres embrassent bien la periode qui nous interesse et offrent des traitements varies du motif. En effet, alors que les premieres reflPtent de purs ideaux chevaleresques, les deux chansons d'aventure transforment le motif d'une maniere qui sem- ble s'expliquer par I'apparition d'un type de heros peu respectueux des valeurs traditionnelles. Au cows de cette Ctude, nous nous proposons donc de suivre, dans les textes choisis, les variations et I'evolution de ce motif.

C'est dans Le Chevalier de la churrette, au cours de I'episode du combat singulier entre Meleagant et Lancelot (w. 3536-W), que nous pouvons peut-0tre deceler une source possible de notre motif. Bien que I'evenement mettant aux prises les deux champions ne soit pas un veritable tournoi et que la main de Guenievre ne soit pas mise directement en jeu, il n'en reste pas moins que I'issue du combat doit determiner si la reine sera liMr6e et remise B Lancelot ou si elle demeurera prisonniere de MCl6agant.

Mais c'est plutat dans un autre episode du Chevalier de la churrette, celui du tournoi de Noauz (w. 537943078), que nous relevons une veritable pre- miere forme du motif qui nous interesse. Id encore Guenievre est la raison essentielle du tournoi, car Meleagant y participe dans le but de la ramener au royaume de Gorre. I1 s'agit lB d'un veritable tournoi, qui a ete annonce

Dow

nloa

ded

by [

Col

umbi

a U

nive

rsity

] at

11:

08 0

8 D

ecem

ber

2014

Page 4: Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière

142 ROMANCE QUARTERLY

dans tous les environs et qui a attire un grand nombre de chevaliers et de jeunes demoiselles nobles, desireuses de trouver man (w. 5359-69). Cha- cune espere que son champion l’emportera, mais I‘intervention incognito de Lancelot detruit tous les espoirs des belles spectatrices (vv. 5993-6006, 6015-18). Comme le dit Marie-luce ChCnerie dans un article publie dans la Romania, ce toumoi constitue une “sorte de noble foire au man.“’

Le roman de Richrs Zi biaus, date du treizieme siecle, traite de notre motif sous sa forme la plus simple et aussi la plus complete. Le heros eponyme recueille en lui les qualites les plus marquantes d’un chevalier digne de I’ceuvre de Chretien de Troyes. Sa prouesse sans borne et sa parfaite cow- toisie font de lui un personnage de la mCme trempe que ceux de notre grand romancier. Des son adolescence, Richars laisse entrevoir de grandes apti- tudes physiques et morales. A I‘Age de vingt ans, il se lance a la recherche de ses parents, quCte au cours de laquelle il fait preuve d’une vaillance incomparable dans les combats qu’il engage contre les chevaliers malfai- sants qui abusent du sexe feminin (w. 1612,3950). Au cours de son premier toumoi, Richars se signale par ses exploits. Non seulement il y revele sa force physique, mais il y fait preuve d’une generosite peu commune, puis- qu‘il refuse d’exiger la moindre rancon de ceux qu’il parvient a vaincre. Ces aventures, dans lesquelles Richars demontre les plus hautes valeurs cheva- leresques, se trouvent parachevees au cows du tournoi de Montorgueil. L‘enjeu de cette epreuve, la main de la fille du roi, ainsi qu’une somme importante dargent, constitue la recompense suprCme, celle qui mettra un terme a la quCte. Comme dans les aventures precedentes, Richars y fait preuve de bravoure, de noblesse et de desinteressement, puisqu’il ne veut pas demander de rangon pour les chevaliers qu’il reussit a vaincre (w. 4815- 34).

La fille du roi, Rose, n‘est pas la derniere 2 remarquer le comportement du heros et elle n’hesite pas a s’adresser a Dieu pour qu’il lui accorde le chevalier (w. 4899-900). C‘est apres la deuxieme et avant-demiere joumee du tournoi que Rose et Richars peuvent se rencontrer dans I’auberge oh celui-ci est descendu. Malgre la proche presence du pere de la jeune fille (w. 4977-go), les deux jeunes gens parviennent a s’entretenir et a se de- clarer, en termes de la plus grande courtoisie, I’amour reciproque qui les penetre: “Puis dist Richars: ‘He, bielle nee, I con la vostre amours mi des- traint! I Au cuer me tient, pas ne se faint. / La moye amour je vous pre- sente I et la vostre, qui si me tente, I vous requier je par courtoisie, I par amour et par druerie, I si con celi que siervirai / tous les jours que je vive- rai; I j’ainch mieus de vous la druerie I que du monde la signourie, I car la plus bielle estez du monde, I toute biautes en vous habonde” (w. 5004-16). Et Rose repond a Richars en temoignant d’une passion amoureuse tout aussi intense: “He, Diex! ce dist la damoisielle, / con doi iestre lie con chelle I qui sui requise de tel homme I qui a de proeche la somme; I ch’est la flours de chevalerie I s’a en lui toute courtoisie. / Chiertes, se vous es-

Dow

nloa

ded

by [

Col

umbi

a U

nive

rsity

] at

11:

08 0

8 D

ecem

ber

2014

Page 5: Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière

lean-Louis Picherit 143

condissoie I si toz, trop vilainne seroie; I la moie amour I je vous otroi I et la vostre lie rechoi, / je vous rechoif par grant amour I et a ami et a sig- nour, I car vous m'aves bien conquestee, / ja mar en chainderez espee. I Demain au matin m'espousez, / atant soit li toumois remez" (w. 5017-32). Le lendemain, Richars remporte le toumoi, et le roi lui accorde la main de sa fille, ainsi que la somme dargent qui I'accompagne (w. 530547,5349- 52). Deux mois plus tard, apds la mort du souverain, notre heros est cou- ronne roi et devient maitre du royaume (w. 5357-63). Richars n'intervient plus qu'une seule fois 8 I'extkrieur de son nouveau pays avant de trouver le repos et le bonheur dans le cadre de I'amour conjugal: "Li rois Richars arrier s'en vait, / le rois son pere en Frise lait, I a Montorgueil en est ve- nus; I n'ainc par lui ne fu plus tenus I nesuns toumois, ains se repose I es bras sa femme bielle Rose" (w. 5449-54).

La conquCte de la main de la noble heritiere est accomplie griice a w qualites chevaleresques dont Richars a fait preuve pendant le toumoi, bien stir, mais egalement pendant toute son adolescence. La victoire remportee 8 Montorgueil constitue donc, non seulement la recompense de l'epreuve, mais aussi celle de toute une vie exemplaire. En outre, dans la quCte du heros, elle marque un point final au-dela duquel il n'a plus qu'8 goiiter aux plaisirs de I'existence en compagnie de son epouse.

Gliglois, autre roman du treizieme sikle, illustre Cgalement le motif du toumoi dont le prix finit par Ctre la main dune noble et riche heritiere, mais de facon beaucoup plus complexe que ce qu'on pourrait appeler le "modele de base" foumi par le roman de Richars li biaus. En effet, le messager qui annonce le toumoi 21 la cour d'Arthur ne donne pas de precision quant a la nature du prix de I'epreuve. Certes, il encourage les chevaliers a se faire accompagner de leur amie, a se battre pour elle, et donc vraisemblablement B meriter la main de celle qu'ils aiment. Le traitement que le modele subit contribue a mettre en valeur, pensons-nous, la conception de I'amour qui nait entre le heros eponyme et la noble jeune fille, Beaut&. Il s'agit 18 d'un amour que le heros se voit contraint de meriter et de conquerir, apres main- tes epreuves, 8 la mmiere du Lancelot du Chevalier de la charrette. A I'instar de ce demier, Gliglois subit les transes de la passion amoureuse, oubliant de servir Beaut6 a trois reprises, tant il est distrait par la jeune fille (w. 458- 59,575-76,668-71). En tant qu'amant atteint par la "fin'amor," il accepte de souffrir pour sa bien-airnee, en particulier au cours du voyage qui mene Beaut4 jusqu'8 I'Orgueilleux Castiel, ou doit avoir lieu le toumoi (w. 1245- 1403). Ce sentiment tres pur laisse son empreinte sur le traitement de notre motif. En effet, notre avis, ce sont les demarches quasiclandestines exi- gees dans de telles relations qui expliquent dabord l'intervention discrete de la saeur de haute pour aider Gliglois 8 se prbparer matCriellement au toumoi (w. 1607-2016), puis l'engagement anonyme de ce demier, et sur- tout I'attribution d'un faucon au vainqueur (w. 2646-56). Bien que cette recompense rappelle le motif du concours dont le prix est un oiseau de

Dow

nloa

ded

by [

Col

umbi

a U

nive

rsity

] at

11:

08 0

8 D

ecem

ber

2014

Page 6: Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière

144 ROMANCE QUARTERLY

proie, un epervier en general,” cet episode du roman en differe profonde- ment. I1 est significatif, pensons-nous, que I’auteur ne fasse pas remettre au vainqueur la main de Beaut6 et qu’il substitue temporairement un aspect de ce motif a celui que nous etudions. II nous semble que le poete a recours a cette transformation afin que les sentiments qui existent entre les deux amants restent confidentiels. Effectivement, une fois que Gliglois, vain- queur, recoit publiquement le faucon des mains de Beaut6, il peut alors rencontrer son amie dans les appartements de la reine Guenievre et y re- veler son identite (vv. 2739-50). C’est a la suite de cette entrevue que notre motif va Ctre partiellement complete, apres que Beaut6 avoue finalement en prive les sentiments qu’elle ressent pour Gliglois et accepte le manage: “Dame, jou l’aim sor toute rien, / Et il m’aime, jou le say bien, / Ne ja n’a- vrai autre seignour” (w. 2805-07).

Le roman de Gliglois comporte donc les elements essentiels du motif que nous etudions, mais il a ete habilement maquille par le poete qui ne fait pas clairement mention du prix de l’epreuve et qui se sert d’un element &an- ger adapte appartenant ti un autre motif, celui du concours de beaute dont le prix est un oiseau de proie. Cette annexion semble avoir pour but d’at- tenuer le c6te “matrimonial” de ce type de tournoi, en particulier de ne pas abaisser cet amour tres pur en octroyant au vainqueur un droit absolu sur la femme. Nous sommes donc en presence d‘un traitement beaucoup plus delicat du motif que dans Richurs li biuus. Nous avons la une conception, si Yon peut dire, totalement courtoise du motif, conforme a la ”fin’amor” dont Gliglois est tout d’abord le martyr. Au-dela de la seule force physique, ce sont la purete et la noblesse des sentiments du heros qui triomphent. Cependant, a la fin du roman, avant le manage, la reine Guenievre rappelle brievement le c6te basement materiel du motif en declarant A Ekaute: “Et jou vous donrai bone rente / Et fief et terre et iretage” (w. 2818-19).

Dans le Lancelot en prose, notre motif est trait6 d’une facon qui s’6carte notablement du ”modele de base” fourni par Richars li biuus, tout autant que de celui qui est offert par Gliglois. En effet, pour Bohort, un des heros du roman qui participe au tournoi de la Marche organise par le roi Bran- goire, cette epreuve n’est qu’une aventure banale parmi toutes celles qu’il doit courir au cours de sa longue qu6te. C‘est ce que le heros vainqueur declare au roi qui, apres le tournoi, l’engage a se choisir une des demoiselles qui ont assist6 a sa victoire: “-Bials doz sire, fet Boors, certes s’il peust estre, je m’en fuisse tost ConseilliCs, mes je sui en une queste: se je ne puis prendre feme devant que je l’aie achevee” (11, 188-89, XLVIII, 3). Et le roi insiste en suggerant que I’heureuse due pourrait I’attendre. Mais Bohort a v6ritablement I’esprit ailleurs et ne peut accepter I’offre (11, 189, XLVIII, 3). Dailleurs notre heros semble ne pas @tre du tout au courant de cette cou- tume qui consiste a accorder la main d’une demoiselle aux vainqueurs. I1 vient de remporter la victoire du tournoi, mais c’est a son insu qu’il est le Wneficiaire du prix. En effet, lorsque le roi lui annonce qu‘il a gagne la plus

Dow

nloa

ded

by [

Col

umbi

a U

nive

rsity

] at

11:

08 0

8 D

ecem

ber

2014

Page 7: Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière

Jean-Louis Picherit 145

belle des demoiselles avec les richesses qu'elle possede, qu'il peut la choisir, ainsi que douze autres destinees aux douze meilleurs chevaliers (11, 188, XLVIII, l), Bohort le questionne ingenument en ces termes: "Sire, est ce chose acostumee qu'il coviegne a force fere?" (11,188, XLVIII, 2). Quand le souverain lui indique qu'il s'agit dune coutume a I'honneur pendant le regne de son pere et qu'il n'a aucune intention de I'abandonner, Bohort semble soulever tous les probkmes auxquels il peut penser: "Sire, fet il, et s'il est ensi que li chevaliers ne vueille prendre feme, qu'en sera? . . . Voire, fet Boors, et s'il n'asiet bien les damoiseles, la honte en sera soe et li dam- ages a celes qui forfet ne I'averont" (11, 188, XLVIII, 2). Finalement, Bohort se refuse a intervenir hi-mCme dans cet usage qu'il soupqonne de pouvoir entraver sa liberte, et il abandonne toute initiative au roi (11, 188, XLVIII, 2).

L'epreuve du toumoi, couronnee par I'attribution des prix que nous sa- vons, ne peut en aucun cas apporter au heros un aboutissement similaire A celui que nous trouvons dans Ies d e w autres romans du treizieme siecle que nous venons #examiner. En effet, le Lnncelot en prose incorpore a I'aventure et 21 l'amour la pensee du Graal, a tel point que "les d e w esprits qui semblaient s'exclure coexistent . . . d'un bout a I'autre de l'auvre."" Une telle conception du roman exige Cvidemment des personnages excep- tionnels en quete non plus seulement de I'amour humain, mais aussi de I'amour divin. Galaad, bien sQr, est I'un d'entre ew, mais egalement, A un moindre degre, Lancelot ainsi que Bohort. A propos de ce demier, tel qu'il apparait dans le Lancelot en prose, Ferdinand Lot declare: "A premiere vue ce personnage de Bohort est une superfetation; il semble un doublet de Lancelot, un 6mule de Galaad. Au fond, Bohort, comme Galehaut, est une grande utilite. Il est conp en vue de la QuEte, pour completer la trinite chevaleresque a qui il est reserve daccompagner le graal B Sarras."12

L'epreuve du toumoi, au cows duquel notre motif est presentb, n'ap- porte donc pas au heros une fin heureuse B sa quCte, comme c'est le cas pour Richars et Gliglois. Elle entame plutbt la purete de Bohort, sans pour cela compromettre dkfinitivement sa camere. En effet, apres que notre hCros refuse de se soumettre A la coutume, c'est-&dire B celle qui consiste A se choisir comme femme la plus belle demoiselle-ce qui aurait dQ l'a- mener A dCsigner la fille du roi-Ie poete a recours au sumaturel pour mettre tout de mCme le motif en scene.

Effectivement, lorsque la fille du roi apprend que Bohort ne fait aucun cas delle, celle-ci confie son desarroi et ses sentiments a sa confidente, qui intervient immediatement aupres du heros insensible. C'est cette demiPre qui, pour la premiere fois, explique clairement Bohort quel Ctait I'enjeu du toumoi:

"Sire, fet ele, ma dame m'i envoie, la fille a1 roi Brangorre, qui vos mande qu'ele se plaint molt de vos cornme de celui a cui ele avoit fet

Dow

nloa

ded

by [

Col

umbi

a U

nive

rsity

] at

11:

08 0

8 D

ecem

ber

2014

Page 8: Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière

146 ROMANCE QUARTERLY

si grant honor; et por ce ne remaint il pas en vos que ne li aies meffet en I1 choses: si se plaint molt durement a vos meismes . . . I1 est voirs que cist tornoiemens fu assambles por li marier grant partie et fu es- tabli que cil qui le vaintroit le prendroit a feme et seroit sires de ceste terre. Et vos le vainquistes: donc le deves vos prendre par le covenant qui i est. Et quant vos ne la volsistes, I’en ne porroit mie a droit dire que vos ne li feissies tort et honte, et de ce se plaint. Et dautre part li aves vos ass& meffet, kar ele est mais bien d‘aage qu’ele deust bien estre mariee . . . si deust estre, ce li est vis, assenee premierement; et puis qu’ele ne I’est, ele n’en doit savoir ma1 gre a nu1 home se a vos non. Ensi li aves meffet, si ne l’avoit pas deservi.” (11,195-196, XLVIII, 18-20)

La confidente de la jeune fille offre a Bohort un anneau magique de la part de celle-ci, afin que le champion se souvienne toujours de ce qu’il a fait (11, 196, XLVIII, 20). Mais aussit6t que notre heros se le glisse au doigt, “li est tos li cuers muez trop durement, kar s’il estoit ore de froide nature et vierges en volente et en oevre, or est de tele dont ore ne li estoit a riens; si se tient a trop malbailli de ce que la dame li dist” (11, 196, XLVIII, 21). Sous I’effet de l’anneau magique, Bohort reclame subitement et avec insistance que la fille du roi lui soit accordee. Bohort est conduit jusqu’a elle, dans sa chambre, oh il se jette 21 genoux pour lui declarer: “Damoisele, je vos vieng amender ce que je vos ai meffet, se mes pooirs est si grans que si haute amende come il i afiert peust estre par moi rendue: et en prenes en tel maniere venjance com vos plaira” (11, 197, XLVIII, 22). La jeune fille s’em- presse d’accorder son pardon, tandis que sa confidente enferme les deux jeunes gens dans la chambre. Et I’auteur de commenter: “Ensi sont li virge mis ensamble, filz de roi et fille de roine et de roi. Ce dont il n’avoient onques riens seu lor aprent nature: si s’entraprochent si charnelment que les flors de la virginite sont espandues entr’els: si ovra tant a cele assamblee la grace de Dieu et la volente devine que la damoisele concut Helain le Blanc qui puis fu empereres de Costantinople . . . “ (11, 197, XLVIII, 24). Ainsi, par la volonte de Dieu et sous l’influence de I’anneau, Bohort se laisse-t-il egarer. Dailleurs, apres cette nuit d’amour, il perd l’anneau et revient tout a coup a la realite pour se rendre compte qu’il a ete abuse.

Le motif est clairement mene a son terme, mais I’auteur doit faire appel ici a un element surnaturel, afin que sa realisation soit vraisemblable, compte tenu de la personnalite et de la vertu de Bohort. Cet episode de sa vie a dailleurs pour but de rendre la gloire et la purete du heros inferieures a celles de Galaad et de Perceval. Paradoxalement, c’est aussi cet evene- ment qui va pousser Bohort, dans LA Queste del Saint Graal, a mener une vie exemplaire. A ce sujet, Albert Pauphilet declare: ”11 a commis jadis un grand peche, il le rachete par une vie exemplaire: c’est un saint particulicre- ment laborieux . . . Les doutes proposes a son esprit, les tentations offertes

Dow

nloa

ded

by [

Col

umbi

a U

nive

rsity

] at

11:

08 0

8 D

ecem

ber

2014

Page 9: Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière

Jean-Louis Picherit 147

B sa chair, il les repousse Cgalement . . . Enfin, il donne dans l'epreuve la mesure de son parfait detachement des choses terrestres." Et le critique conclut: "Sa vertu appliquee, exacte jusqu'B la durete, lui merite enfin de compter parmi ceux qui 'en mortel vie sont deuenu espiriteus' et de partager les recompenses suprCmes: il gagne le paradis B la sueur de son front."13 L'epreuve du toumoi accompagnee de la realisation du motif, 1 l'insu du heros, n'est donc qu'un episode dans la longue quste de Bohort, mais elle exerce une influence durable et positive dans le cours de sa vie.

Etant donne l'influence immense du roman sur l'epop6e tardive, il n'est guere surprenant de retrouver notre motif, trait6 sous une forme toujours en evolution, dans les d e w chansons d'aventure du quatorzieme siecle, Lion de Bourges et Tristan de Nanteuil. Dans ces d e w oeuvres, il est present6 de facon B s'accorder B un nouveau type de heros, trhs Cloigne d'un Lan- celot, d'un Richars li biaus, d u n Gliglois, ou d'un Bohort.

Bien que, dans Lion de Bourges, Yepisode du toumoi de Monlusant, en Sicile, comporte plusieurs elements rappelant le tournoi de Montorgueil de Richrs li biaus, comme par exemple la situation financiere des heros, l'atti- tude des aubergistes qui les recoivent avant le tournoi, ou l'intervention d'un Blanc Chevalier envoy6 par Dieu, I'esprit et le comportement des pro- tagonistes des deux Deuvres se distinguent nettement. Alors que Richars et Rose ne se rencontrent qu'apres la deuxieme et avant-derniere joumk du tournoi, apres que le heros a d6jB demontre toute sa bravoure, Lion et Florantine-la fille du roi de Sicile qui doit Ctre le prix-s'arrangent sans difficult6 pour se retrouver en tCte-B-tCte, la veille du debut de l'epreuve. Alors que le rendez-vous entre Richars et Rose a lieu dans une auberge oh se trouvent Cgalement le pere de la jeune fille, ainsi que plusieurs de ses comtes, Lion quant B lui peut rencontrer Florantine dans sa chambre B elle, en toute intimite, et mCme y passer toute la nuit sans surveillance. On se souvient que Richars et Rose se devoilent les sentiments qu'ils eprouvent l'un pour l'autre en termes de la plus grande courtoisie, tandis que Lion commence par seduire la confidente de Florantine, une certaine Mane, en- voyee par sa maitresse comme messagere (w. 5897-99). Puis, c'est sans satpule que Lion se fait conduire par celle-ci dans la chambre encore in- occupk de Florantine et qu'il s'installe sur son lit. Aussit8t que Florantine y penetre et que Lion la voit pour la premiere fois, celui-ci lui devoile son amour, davantage concupiscent que courtois. "Adont l'ait approchi& comme vaissalz adurer / Et la cudait baisier, mais elle ait reculler. / 'Vais- salz, dist Florantine, vous estez trop haistez. / Or me dite briefment, et ne me soit cellez, / Comment avez le cuer si tres desmesurez / Que vous metes en painne que m'aiez adezer, / Dantrer deden ma chambre sans avoir le mien grez?' " (w. 6022-28). Lion n'en poursuit pas moins sa tentative de seduction et, vers la fin de la nuit, Florantine lui donne la preuve de son engagement, puisqu'elle h i passe un anneau d'or au doigt (w. 6215-16), B la suite de quoi elle se laisse etreindre par le heros: "Adont I'allait Lion

Dow

nloa

ded

by [

Col

umbi

a U

nive

rsity

] at

11:

08 0

8 D

ecem

ber

2014

Page 10: Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière

148 ROMANCE QUARTERLY

doulcement acoller, / Et de lie a baisier se prist moult a pener. / C’elle s’i asantit, de ceu ne fault parrler, / Car amour fait moult faire, consantir et ouvrer” (w. 6219-22).

Ainsi l’issue du toumoi n’est-elle plus guere en suspens. Etant donne les impulsions seductrices de Lion, qu’il ne semble guere Otre en mesure de contrbler, notre motif est directement affecte par les relations intimes anticipees entre celui-ci et Florantine. Le toumoi qui a lieu le lendemain ne peut apporter de surprise, car tout a 6te combine la veille entre les deux jeunes gens. Dans Gliglois, le heros est bien adouM et equip6 grdce a l’in- tervention de la soeur de Beaut& mais celle-ci, avant de faire aider Gliglois, a ete le temoin de I’amour profond qu’il lui porte et des souffrances morales et physiques qu‘il endure pour elle. De m@me, dans Richurs l i biaus, Rose regle les depenses que Richars a engagees chez I‘aubergiste, mais c’est apres avoir ete le temoin de sa chevalerie au cours des deux premieres jour- nees du toumoi et apres avoir appris ses veritables sentiments. Dans Lion de Bourges, Florantine non seulement fait regler ce qui est dQ a l’aubergiste, avant le debut du tournoi, mais elle s’engage aussi a payer tout ce dont Lion pourrait avoir besoin (w. 6268-73). Pourtant, Florantine n’a vu le heros que de loin pendant le defile qui a lieu le jour avant l’epreuve. Ce n‘est donc qu’a la suite de la nuit passee dans la plus grande intimite qu’elle se decide apporter a Lion toute l’aide necessaire. Rien d’autre ne peut expliquer la collaboration qu‘il reqoit de la fille du roi. A la fin du tournoi, malgre le desaccord de quelques suivantes de Florantine, favorables a d’autres chevaliers, la jeune fille est donnee a Lion, comme l’on s’y atten- dait (w. 8074-76). Mais, conformement a la conception de l’ceuvre, surtout a celle que le trouvere se fait du nouveau chevalier, Lion n‘a pas l’occasion d’epouser immediatement celle dont il vient de remporter la main. Floran- tine est trahie par une de ses suivantes et se voit enlever par un pretendant (w. 8471-8511). Notre heros est donc libre de poursuivre ses longues perk- grinations.

Cependant, c’est bien Tristun de Nanteuil, oeuvre contemporaine de Lion de Bourges, qui pousse la transformation de notre motif au maximum. A notre avis, son traitement s’explique, ici encore, par la conception que l’au- teur se fait des protagonistes, en particulier par I’apparition, comme dans Lion de Bourges, d’un nouveau type de heros dont la raison dOtre n’est plus la defense des grandes causes de la chevalerie, mais la poursuite d’aven- tures aux peripeties les plus rocambolesques. Cette creation n’a donc plus pour but que de surprendre, de derouter avec le maximum d’exotisme et de merveilleux.

C‘est ainsi que le heros eponyme de I’aeuvre-celui qui participe au mo- tif qui nous interesse-est, des sa plus tendre enfance, sauve des eaux par une sirene, pour Otre eleve et nourri par une biche monstrueuse aux car- acteristiques les plus surprenantes (w. 414-87). C‘est sous sa protection que Tristan s’empare d’une Sarrasine, Blanchandine, a qui il fait l’amour et en-

Dow

nloa

ded

by [

Col

umbi

a U

nive

rsity

] at

11:

08 0

8 D

ecem

ber

2014

Page 11: Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière

Jean-Louis Picherit 149

gendre un fils (w. 4394610). Pendant longtemps, Tristan vit au sein de la nature, jusqu’8 ce qu’il rencontre son demi-frere Doon, qui lui apprend B se battre (w. 6339-698). Tristan est alors entrain6 dans le monde merveil- lew du roi Arthur et de la fee Gloriande avant de se rendre en Frise, oh il seduit une cousine germaine, Clarisse, en qui il engendre un nouveau fils (w. 9842-10353). II retrouve Blanchandine et I‘Cpouse, mais celle-ci, peu de temps apres, change de sexe (w. 16033-204).

Ce sont 18 quelques-uns des evenements les plus extraordinaires de la grande aventure poursuivie par Tristan, avant la mise en scene de notre motif. Ce qui nous frappe dans la conduite de ce heros, en opposition non seulement A celle des heros chevaleresques de Chretien de Troyes, mais aussi A celle des heros des romans du treizieme siecle que nous venons d’examiner, c’est le manque total de direction et de fondement B son action. Nous assistons, en effet, B une succession d’aventures detachees les unes des autres. Le trouvpre se propose essentiellement de juxtaposer B un rythme soutenu des episodes tous plus fabulew les uns que les autres, dans le but de deconcerter, de dkcontenancer. Le heros doit toujours sur- prendre, dduire davantage, dans des circonstances toujours plus insolites, pour miew retenir l’attention. Dans de telles conditions, le traitement es- camotk de notre motif est comprehensible.

Venant deviter de justesse un manage force avec le Sarrasin Malaquin, la princesse sarrasine Florine fait annoncer un toumoi B Rochebrune, a la suite duquel le vainqueur recevra sa main et son royaume en recompense. Mais ici I’epreuve est faussee avant meme l’annonce du toumoi, car Florine est d6jA amoureuse de Tristan et veut se donner A lui (w. 17479-82). En fait, son annonce est un subterfuge qui doit servir A faire revenir Tristan A Rochebrune, car nous apprenons que le heros ne peut resister B l’appel des toumois. C‘est Doon, son demi-frere, qui suggere le procede qui ne man- quera pas de ramener le heros: “Bien vous aprenderay commant on le rara: I Vous ferks ung toumoy escrier par deca, 1 Et manderes partout que le toumoy sera / Ordonnes en tel guise c’on vous recordera: / Que tout le plus hardi et qui mieulx y fera, / Vous ara a mouller et vo terre tenrra” (w. 17504-09). Ainsi apparait-il que I’organisation de ce tournoi n’a pour but que d’attirer un champion entre tous: Tristan. Dailleurs, Doon fait savoir & Florine que, dans le pire des cas, celui ou le heros ne viendrait pas Rochebrune, il la menerait lui-m6me jusqu‘a Tristan et ferait en sorte qu’il I’kpouse (w. 17520-21).

Entre-temps, Tristan decouvre qu’il vient de perdre sa femme Blanchan- dine, B la suite d’un changement de sexe qu’elle a subi (w. 17570-646), et il apprend de Doon que Florine est amoureuse de lui et a fait organiser le toumoi dont elle sera le prix. Doon assure alors A son demi-frere que, s’il participe a I’kpreuve, il ne pourra que gagner (w. 18594-96). En fait, tou- jours selon Doon, Florine lui appartiendra, meme s’il decide de ne pas s’en- gager dans le toumoi: ”Vous I’aves en vo main et en vostre baillie, / Et tout

Dow

nloa

ded

by [

Col

umbi

a U

nive

rsity

] at

11:

08 0

8 D

ecem

ber

2014

Page 12: Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière

150 ROMANCE QUARTERLY

sans toumoier vous est elle ottroye; I s’il vous plest, vous l’ares, de ce ne doubtes mye. I Querre I’yray tantost, se c’est vo commandie I . . . Frere, dist il a lui, se Dieu me face aye, I Quiconques ait le pris, elle est en vo baillie” (w. 18600-03, 18618-19). Tristan cependant refuse un denouement aussi commode et insiste pour conquerir la main de la Sarrasine.

A son anivee a Rochebrune, Tristan est accueilli en personne par la prin- cesse et ne peut s’empckher de faire, mezza-voce, des reflexions qui deno- tent sa mentalite: ”Pere des cieulx, comme belle mouller! I Oncques ne vy sy belle en nesung heritier; / Commant pourray attendre le jour de tour- noier / Sans gesir avec lui et sa bouche baiser? I On me deveroit bien tenir comme berger, / Savesques lui ne vois au vespre heberger. I J’en pren- deray mon saoul, se je puis esploiter; / Se j’en prens mon desir, nu1 ne m’en doit moquer” (w. 18842-48). Les tendances qui s’amorcaient dans le per- sonnage de Lion se trouvent amplement confirmees dans celui de Tristan. I1 est clair, d’aprb les paroles que nous venons de citer, que le tournoi devient ici un contretemps, un obstacle a ses desirs, et que Tristan s’ever- tuera le contourner pour en arriver a ses fins. Tristan nous apparait bien comme le type mCme de ce nouveau heros, grand seducteur de femmes, dont parle Francois Suard.’*

De son cbte, Florine fait preuve d‘autant d’audace, puisqu’elle va meme jusqu‘a inviter Tristan dans ses appartements, en pleine i11timit6.l~ Con- trairement aux premieres reactions de Florantine, dans Lion de Bourges, la teneur des paroles de Florine ne laisse subsister aucune equivoque: “Sire, venes vous ent ou palais ottoier, / Car j’y ay fait pour vous le lieu apa- reiller. I Ne vous chault de doubter ne de moy eslonger, / Dites tout vostre gre sans aultre au parler. I Je vous pardoins la mort mon frere Murgaffier, I Et vous veul, beau doulx sire, ung hault don ottroier, / lequel que vous vourres demander sans prier” (w. 18860-66).

Cependant, le Sarrasin Baudillon de Damas, qui est venu lui aussi a Rochebrune pour participer au toumoi et I’emporter, est averti par un es- pion des relations intimes qui s’etablissent entre Tristan et Florine. Flairant la tromperie, il decide donc de les assaillir avec ses hommes (w. 18919- 19046). Les attaquants sont neanmoins repousses, et Florine se saisit de cet incident comme d’un pretexte pour annuler ce toumoi qu’elle avait fait an- noncer, mais qui, une fois Tristan a Rochebrune, retardait ses plans (w. 19002-03). Elle decide de faire evacuer la ville par tous les concurrents, a l’exception de Tristan, et proclamea son entourage la raison de I’annulation de I’epreuve: “ ’Je vous pry et requier en l’onneur Tervagant I Con ne voit du tournoy james nu1 jour parlant. / Le tournoy est passe, ceans a estk grant; / Saches, j’ay detenu trestout le mieulx faisant.’ / Dont leur monstre et enseigne le noble roy Tristant, / Et dist aux Sarrasins: ‘Vecy le mien amant, / Car il m’a conquestee a l’espee tranchant; I Aultre de lui n’aray en jour de mon vivant’ “ (w. 19066-73).

Apres avoir rew le bapti?me, Florine epouse Tristan. Mais celui-ci, fidele

Dow

nloa

ded

by [

Col

umbi

a U

nive

rsity

] at

11:

08 0

8 D

ecem

ber

2014

Page 13: Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière

Jean-Louis Picherit 151

A sa reputation dejA bien etablie de grand seducteur, ne peut se contenter de finir sa vie dans le bonheur, A Rochebrune, en compagnie de sa nouvelle epouse. Apr& avoir engendr6 Beuve, il quitte Florine pour aller courir d'autres aventures (w. 19258-75).

I1 apparait donc que le trouvere de Tristan de Nanteuil n'a pas voulu prendre le temps de decrire un tournoi traditionnel, suivi de la remise du prix au vainqueur. II I'a remplace par I'escarmouche montee par un Sarrasin jaloux, element beaucoup plus romanesque. Le motif dont nous avons re- trace I'evolution est d& lors suffisamment connu, et notre auteur I'a esca- mote completement pour lancer Tristan dans des aventures aux peripeties qu'il considere beaucoup plus exaltantes. l6

Comme nous avons pu le voir au cours cette etude, le motif du toumoi dont le pliw est la main d'une riche et noble heritiere est largement rkpandu dans des aeuvres &inspiration tres differente, ce qui atteste sa popularite. Sa structure est suffisamment souple pour qu'il ait 6te considerablement adapt6 au ton general de chaque oeuvre, en particulier A la conception de I'amour et A celle du heros.

THE UNIVERSITY OF WYOMING

1. Chretien de Troyes, Lancelot or, The Knight of the Cart (Le Chevalier de la Char- rette), kd. W. W. Kibler (New YorWLondon: Garland, 1981). Au sujet de I'apparition de ce motif dans la litteratme, Marie-Luce ChPnerie commente: "Les toumois, dont la premiere mention apparait en 1066, se multiplient entre 1170 et 1180: nous recon- naissons que cette periode correspond justement a celle qui voit naitre Ie type litte- raire dans I'oeuvre de Chretien de Troyes." Voir Le Chevalier errant dans les romans arthuriens en m des Xllc et XllF s&les, Publications Romanes et Franpises (Geneve Droz, 1986), p. 27.

2. C'est ainsi que M.-L. ChCnerie dedare: "En fait le toumoi matrimonial des romans arthuriens r6sulte d'un syndt isme entre les souvenirs d'une predominance feminine, le theme foklorique de la princesse hentiere reservee au plus valeureux des pretendants, et enfin I'atmosphere d 6 e par les toumois romanesques, oii les chevaliers ne se faisaient plus gloire de ravir la femme, mais de skduire les beaut& ou les notabditks feminines sikgeant dans les tribunes surblevees" (Le Chevalier er- rant, p. 439). Voir aussi G . Duby, "Les 'jeunes' dans la socikt6 aristocratique dans la France du Nord-Ouest au me sickle,'' Annales: Economies, Suciptks, Civilisations, 19 (1964), 835-46.

3. Dans le corpus qu'elle a retenu, M.-L. ChCnerie donne dix oeuvres dans les- queues le motif apparait (Le Chevalier errant, p. 135).

4. Anthony J. Holden, kd., Richars li biaus, Roman du Xlllc sitcle, Les Classiques Francais du Moyen Age (Paris: H. Champion, 1983).

5. Charles H. Livingston, Cd., Gliglois, A French Arthurian Romance of the Thir- teenth Century (Harvard University Press, 1932).

6. Alexandre Micha, kd., Roman en prose du Xlll" sikle, Textes Littkraires Fran- pis (ParidGeneve: Droz, 1978), vol. II.

7. William W. Kibler, J.-L. Picherit, et T. Fenster, kds., Lion de Bourges, P&E @que du XlVe sipcle, Textes Litteraires Franpis, no. 285 (Geneve: Droz, 1980).

Dow

nloa

ded

by [

Col

umbi

a U

nive

rsity

] at

11:

08 0

8 D

ecem

ber

2014

Page 14: Le Motif du tournoi dont le prix est la main d'une riche et noble héritière

152 ROMANCE QUARTERLY

8. Keith V. Sinclair, ed., Tristan de Nanteuil, Chanson degeste inkdite (Assen: Van Gorcum, 1971).

9. Marie-Luce Chherie, " 'Ces Curieur Chevaliers tournoyeurs . . . ': Des Fa- bliaux aux romans," Romania 97 (1976), 349.

10. Normalement, ce pnx est rernis a une jeune fille par le vainqueur d'un com- bat singulier, et non pas d'un toumoi. Voir en particulier K.V. Sinclair, Tristan de Nanteuil, Thematic Infrastructureand Literary Creation (Tubingen: Nierneyer, 1983), pp. 48-52; W.A. Nitze, "The Romance of Erec son of Lac," Modern Philology 11 (1913-

11. Myrrha Lot-Borodine, "Le Double esprit et I'unite du Lancelot en prose," dans

12. Ferdinand Lot, 1954, p. 76, n. 3. 13. Albert Pauphilet, Etudes sur la queste del Saint Graal attribuie d Gautier Map

(Paris: H. Champion, 1968), pp. 131-32. 14. Francois Suard, "L'Epopee francaise tardive (XIVe-XVe s.)," dans Etudes de

philologie romane et d'histoire littkraire offerts a lules Horrent a /'occasion de son soixantitme anniversaire, Jean-Mane d'Heur et Nicoletta Cherubini, eds. (Liege: 1980), p. 451.

15. Florine correspond bien a la Sarrasine seduchice dont parle P. Bancourt dans Les Musulnians dans les chansons de geste du cycle du roi, (Aix-en-Provence: Universit6 de Provence, 1982), 11.

16. Le trouvere de Tristan de Nanteuil semble escamoter d'autres motifs. Voir notre etude, "L'Evolution de quelques themes epiques: la depossession, I'exhere- dation, et la reconquete du fief," Olifant 11 (1986), 115-28.

1914), 445-89.

Ferdinand Lot, Etude sur le Lancelot en prose (Paris: H. Champion, 1954), p. 443.

Dow

nloa

ded

by [

Col

umbi

a U

nive

rsity

] at

11:

08 0

8 D

ecem

ber

2014