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Armand Colin JULIEN GRACQ : AUTO, SOMA, GERMEN: de la paternité en littérature Author(s): Bernard Vouilloux Source: Littérature, No. 67, LE NID MYSTÉRIEUX DES FAMILLES: Écriture et Parenté (OCTOBRE 1987), pp. 20-38 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704490 . Accessed: 14/06/2014 14:12 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.248.111 on Sat, 14 Jun 2014 14:12:13 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

JULIEN GRACQ : AUTO, SOMA, GERMEN: de la paternité en littératureAuthor(s): Bernard VouillouxSource: Littérature, No. 67, LE NID MYSTÉRIEUX DES FAMILLES: Écriture et Parenté(OCTOBRE 1987), pp. 20-38Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704490 .

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Bernard Vouilloux, Marrakech.

JULIEN GRACQ : AUTO, SOMA, GERMEN de la paternité en littérature

« Une littérature autobiographique n'est pas ceci ou cela, c'est un reste qui ne se laisse plus couper ďun réfèrent crypté » (J. Derrida, la Carte postale, de Socrate à Freud et au-delà, p. 246). « Le préfixe auto est le mot clef... » ( Lettrines 2, p. 1 28). « Que dire à ces gens, qui, croyant posséder une clef, n'ont de cesse qu'ils aient disposé votre œuvre en forme de serrure » ( Lettrines , p. 55).

1. Repères

C'est dans Lettrines 2 que le père entre en scène. Tout un fragment lui est consacré, que deux traits signalent immédiatement à l'attention du lecteur : la longueur du texte (tissu mesurable à l'aune du contexte) et la frappe exceptionnelle d'un titre, « Mon père », qui se laissera dire d'un laconisme lourd de sens Ceci déjà suffit à spécifier un statut singulier. Et donc l'achoppement d'un scandale. Car l'extrême rareté, l'absence même jusqu'ici, de confidences du genre de celles qui semblent être annoncées comme des jouissances qu'elles procurent (« le plaisir de l'indiscrétion et l'illusion de la fausse reconnaissance 2 »), dans une œuvre qui passe justement pour en être

1. P. 160-167. Lettrines 2 a été publié en 1974 chez José Corti. Les autres textes de Julien Gracq auxquels se réfère principalement cette étude sont les suivants : Lettrines (1967, éd. 1975), les Eaux étroites (1976), En lisant en écrivant (1980), la Forme d'une ville (1985), publiés chez le même éditeur. On y ajoutera « Souvenir d'une ville inconnue », in Le nouveau Commerce, 35, automne 1976, p. 29-37. 2. André Breton, José Corti, 1948 (éd. 1977), p. 98-99.

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peu prodigue, s'entoure de la rumeur quelque peu suspecte qui consacre d'ordinaire dans l'inédit la transgression d'une règle tacite. Sombre jubilation, effroi teinté de satisfaction parmi les « aristarques de service 3 » que le pamphlet de 1950 prenait pour cibles 4 : même Gracq aura fini par déroger, comme tant d'autres et avant eux, à la loi du silence, passant outre la condamnation sans appel qu'il avait laissé tomber sur l'entreprise autobiographique dans son ensemble 5.

Le père, en cette première et unique apparition de quelque conséquence, est un père déjà en représentation : le récit le représente « en représentation ». S'envoyant au loin. Il « voyage » (en italiques dans le texte) pour sa propre maison de commerce, une mercerie en demi-gros. Il vend du tissu. Julien Gracq, ou plutôt Lucien Poirier avant qu'il ne se révèle lui-même écrivain en Gracq, sera élevé dans le tissu apanage, pour une fois, de l'activité virile, incarnée en un homme qui a de l'étoffe. Qui en a, comme on dit.

Que le tissu paternel entretienne un certain rapport avec les lieux, l'espace à couvrir, les trajets à décrire, que ce tissu donne sa trame aux topographies, on le vérifiera encore jusque dans la Forme d'une ville : les stations qui, de Saint-Florent à Angers, font passer la ligne ferroviaire par Champtocé (le berceau familial du côté de la mère) sont restées « comme le mètre à auner les étoffes, une espèce de référence étalonnée pour la mesure des voyages 6 ». Et dans les descriptions de Nantes, il n'est pas jusqu'aux métaphores lexica- lisées du tissage (lacis, pelotonnement, réseau, mailles, canevas) qui, d'être enchaînées par ce fil conducteur, n'accèdent, dans la dignité d'une remotivation linguistique, à une sorte de légitimité 7. Car même si la ville est féminisée, d'abord dans son toponyme 8, ensuite à travers le rapport d'ordre érotique qui sexualise son abord 9, la fonction active qu'assume sa forme, c'est-à-dire le rôle germinatif qu'elle remplit pour la sensibilité et l'imagination juvéniles, est sinon virile, du moins étrangement peu maternelle. Les nombreuses ana- logies qui en assimilent 1'« image agissante » au modèle du moule, du creux, de la matrice 10 ne doivent pas dissimuler ce que cette même image doit au filage et au tissage (elle est structurée comme une toile d'araignée n). En quoi, finalement, la matrice, qui est tout autant la graine que le pot, le germen que le soma, se désolidarise du corps maternel 12. S'en détache. La matrice, moule imprimant, comme « objet étrange »?

De ses tournées, le père rapporte des commissions. Et des récits. Car dans la perspective de ce fragment d'où il se détache à plus d'un titre, le père ne fait pas que s'éloigner pour revenir, au gré d'un mouvement où d'aucuns,

3. Lettrines, p. 33. 4. « La littérature à l'estomac», repris dans Préférences, José Corti, 1961 (éd. 1975), p. 9-50. 5. André Breton, p. 91-99. 6. P. 11. 7. P. 2, 4, 43, 84, 85, etc. 8. P. 201. 9. P. 2, 5, 7, 24, 26, 27, 31, 95, 109, 111, 122, etc. 10. P. 195, 197, 198. 11. P. 200. 12. P. 195.

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tirant le fil, croiront reconnaître le jeu de certaine bobine : prêtant sa voix au dit des campagnes, il est tout entier du côté du verbe, de l'oral, ce père voyageur ( verba volant). La mère, dont il sera très peu fait mention dans la suite du texte, est complémentairement présentée comme celle qui reste, demeure à demeure et s'assure de cela seul qui dure (scripta manent) : préposée aux écritures, elle veille, avec la tante, sur les comptes, retenues, traites et salaires - la tante double la mère, de même que le père, symétriquement, est doublé par le parrain, qui, lui aussi, voyage -, et c'est au fond d'une armoire qu'elle recèle ses livres de prix, les seuls livres de la maison. Comme s'il ne pouvait y avoir, au départ, de lecture et d'écriture autres que comptables.

Apostée à la caisse enregistreuse, la mère enregistre. Son règne s'arrête à ce seuil domestique et textuel. Dans le grand dehors qui s'étend en deçà du limen (comme aussi bien de l'hymen), il n'y a plus de mère. Mais seulement des matrices. Matrice contre mère : Gracq, écrivain matricien.

Tout est donc en place pour un roman des origines dont le commencement serait inassignable : de la « nuit des temps » où il se perd 13 seule la tradition orale, le dit populaire, la légende (avant d'être lue), et aussi la poésie conserveraient la trace ( Heimat , Volk , Gedicht et Dichtung , tout cela que résume le concept de Vaterland est par ailleurs connu). Plus immédiatement, les origines se marquent dans l'appartenance à un clan : ne manquent ni le grand-père, ni l'oncle, ni les bonnes, ni même les rivaux du père, en fait « beaucoup plus confrères que concurrents 14 ». La famille possède le plus haut degré de consistance souhaitable, celui que manifeste l'autorité patriarcale. Car la puissance du père (vieux, il ressemblera à un « colonel de l'armée des Indes 15 »), enjeu des rivalités conflictuelles, ne se traduit pas seulement par la connaissance infaillible de toutes les affaires de cinq cantons, mais elle s'évalue également à la popularité que lui gagne le fait de régner sans partage, et avec bonhomie, sur un territoire conçu et découpé comme un fief : le lexique féodal vient tout naturellement prendre en charge le relevé méticuleux des terres apanagées (matrice cadastrable) ainsi que la description du lien d'allé- geance unissant les populations à l'hermès-mercier 16.

Pourtant, aucun de ces éléments (ici forcés à dessein) ne va donner prise au roman familial qu'ils laissent pressentir. La parentèle est vite diluée dans le réseau proliférant de la clientèle et des relations conviviales, les ressorts de la crise détendus 17 . De village en hameau, c'est tout un univers connexe de « retraités, flâneurs, bricoleurs, buveurs de muscadet, chanteurs, pêcheurs à la ligne, joueurs de boules ou d'aluette 18 », qui envahit le récit, en distend la

13. P. 161. 14. P. 162. 15. P. 163. 16. Par exemple : « Les frontières ne bougeaient jamais, pas plus que la mouvance d'une abbaye

ou d'une châtellenie féodale » (p. 162). 17. L'Histoire y est perçue sous les espèces de l'anachronisme (voir note précédente) ou du

paradoxe : la guerre de 1914 résorbe tous les poisons du corps social saint-florentin (voir la Forme d'une ville, p. 148-149). 18. P. 163.

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cellule primitive, en étend par contamination métonymique la figuration humaine et, pour ainsi dire, en désœuvré le sens. Davantage, la territorialité féodale, avec ce qu'elle implique, de vassal à suzerain, en pactes et en serments, n'est que le simulacre du joug despotique - lequel simulacre, empreint d'ironie, ironise les rapports contractuels noués par la circulation des marchandises-, le leurre allégué par une topographie réellement complexe (morcelée, frag- mentée, enclavée), mais qui, de par sa discontinuité, se soumet en fait celui dont la seule souveraineté est de savoir se guider dans le bocage.

Se repérer. Être le père, c'est être en mesure de mesurer les distances, de se repérer dans l'espace. Car la terre, non pas la terre primordiale (Gaia, Gê, la grande mère universelle) mais la terre « habitable », cheminée, et toute bruissante d'une « humanité simple, lente, patoisante, cordiale, bavarde, prompte à la goguette 19 », est bien, en fin de compte, et jusque dans son désœuvrement, la seule réalité au bénéfice de laquelle tournent et s'inscrivent les dettes et les héritages (compliqués par le contrat d'association entre père et oncle, mère et tante) recensés par le fragment : « Si j'ai quelque penchant pour la poésie, et surtout pour celle qui monte de la Terre, c'est de mon père que je le tiens 20. » Ce vers quoi l'on penche, l'objet de l'inclination, se redresse, s'érige, se relève deux fois : dans le père et dans le poème logos spermatikon.

La terre-père de Saint-Florent, entre la « ruralité pesante et massive des campagnes qui murent » Nantes au nord de la Loire et l'ensoleillement du Pays vinicole qui s'étend au sud 21 , semble entièrement consacrée à la vacance et à la liesse : Dionysos contre Déméter.

Si ce qui vient du père, ce qui en revient, si ce qui descend de lui après y être monté se nomme poésie, le sujet en tant que tel n'en a nul autre gain à escompter : le récit autobiographique attendu s'est bel et bien fourvoyé dans une description topographique. Topos parcouru en auto. Comme dans tous les fragments qui entourent celui-ci, le retour sur l'enfance a tourné court : il ne se ligature pas dans la substance pleine d'un Je tautologique, et ne donne pas même lieu à cette substance; il est autologique jusqu'au bout. Le retour sur l'enfance n'est qu'un détour de la mémoire s'engageant, de biais, par quelques chemins de traverse, au cœur d'un pays aussi vieux que le temps, dont les fragments circonvoisins dénombrent les modifications et les constantes, comme d'un texte plus ancien que son inscription - d'un tissu incommensurable à toute aune - d'un mémoire anticipant sur tous les comptes - d'une mémoire vivante intranscriptible.

19. P. 165. 20. Ibid. 21. La Forme d'une ville, p. 58. A l'ouest de la ville, dans la direction de Saint-Florent, le

domaine de La Colinière sert de but, l'été venu, aux excursions dominicales des internes; un avant- goût de grandes vacances desserre la rigueur des horaires et des règles : « Les images surannées que j'en garde restent dédiées secrètement en moi au dieu Pan, et à une certaine qualité d'ivresse où la fermentation propre à la puberté se mêle en aveugle à celle de la Terre » (p. 82).

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2. Départs

Cette tactique du détournement, ce changement de destination, cette fin de non-recevoir adressée à tout ce qui pourrait se poser statutairement comme discours du sujet pour lui-même en lui-même par lui-même, et rester ainsi en instance de biographie, se tenir en restance, plus d'un texte des Lettrines en répète l'impulsion. Il en est cependant un qui retient plus particulièrement l'attention, et qui, pour au moins deux raisons, doit être corrélé au fragment sur le père : il partage avec lui le privilège d'un titre propre et l'espace ne lui est pas mesuré. Il s'agit de « Du rôle joué dans mon enfance par les objets étranges 22 . » Là aussi s'annonce avec ostentation, par le possessif, la pénétration dans un espace biographique préjugé d'autant plus intime qu'il est circonscrit à l'enfance. Proximité à soi aussitôt mise à distance par la tournure génitive pastichant les titres des vieux traités savants, eux-mêmes copiés par Jules Verne, qui sera cité comme le principal inspirateur de la découverte du boomerang, cette « arme magique 23 ». Allons plus avant.

A suivre littéralement et ligne à ligne la description de ces objets étranges qu'ont été pour l'enfant, de sept à douze ans, le piège à mouches et le boomerang, les péripéties qui entourèrent leur découverte et leur utilisation, puis décidèrent de leur abandon, c'est apparemment à un récit autobiogra- phique que nous sommes confrontés : narration dans les temps historiques, à la première personne, convoquant sans réticence le ban et l'arrière-ban des figures familiales (le grand-père, la mère, le parrain, ce dernier jouant un rôle clef, alors que le père-parti? - disparaît dans l'entité « parents ») et connexes (les camarades de l'école communale, l'instituteur, les garnements de l'endroit) - figures qui, insérées si précisément dans un milieu mi-rural mi-villageois, sont propres à conférer à cette tranche d'enfance toute l'épaisseur réaliste désirable, comme à en signifier l'authenticité. Toutefois, la scène se lézarde « étrangement ». Une étude de tous les procédés de mise en relief stylistique (et n'oublions pas que les reliefs sont des restes), dont participent les mots en italiques 24 et la référence à Jules Verne, rendrait sans doute sensible le subtil décalage qu'introduit dans cette narration le glissement du personnage (l'en- fant) au narrateur (l'enfant « devenu » adulte). La littéralité, et donc la fidélité de l'anecdote, s'en trouve compromise. Et que penser alors de la chute de la séquence, qui, par une brusque accélération temporelle - digne de l'Education sentimentale-, nous propulse dans un passé tout proche du moment de l'énonciation (« J'ai revu l'autre jour le boomerang »), et nous ramène ainsi au point de départ du fragment, entamé par l'acte de narration (« J'avais sept ou

22. Lettrines, p. 127-134. 23. P. 129. 24. Voir (p. 128), piège à mouches, dominos, boomerang (p. 129), vendait des boomerangs

(p. 130), déjà, secret (p. 131), revenait (p. 132), présence réelle (p. 133).

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huit ans... »), mais pour aboutir à une maxime qui paraît, tout autre sens étant momentanément réservé, la seule justification de ces sept pages : « Il ne faut pas remuer les amours mortes. » Résorption de l'autobiographique dans le gnomique, bien entendu, comme précédemment dans le topographique.

Mais l'analogie - si c'en est bien une - ne s'arrête pas là, qui doit nous porter à considérer sous tous ses aspects l'effet boomerang dont le mécanisme est à la fois démonté par le récit (le lancer est décomposé dans ses différentes phases) et remonté, mimé et répété, par l'instance de narration. Bref, et sans plus tergiverser, il convient de se demander ce qui, en vérité, a été envoyé et ce qui vous revient, souvent à côté, quand cela vous revient. Ou que vous ne le jetez pas, l'abandonnant à l'écart (« sur un tas de fagots »). Ou que vous n'en faites pas, le suspendant à un mur de votre chambre, une relique (ce qui ne saurait sentir le fagot). Questions à laisser mûrir.

Trois touches encore à cette scène coulissante, ouverte par les deux fragments homologues. La mère, qui reste, encaisse et enregistre, surveille aussi et punit - donne, mais c'est une paire de gifles, violence dont elle n'est habituellement pas prodigue; elle fait sa scène, régit et gère25. Le parrain, double du père et de l'oncle, puisqu'il voyage, intercède auprès des parents en faveur de l'enfant et du boomerang qu'il rapporte lui-même de Paris 26. Enfin, au premier boomerang, perdu au cours d'un essai, en est substitué un second, puis un troisième : de l'original à ces copies fabriquées, c'est rien moins que la « présence réelle » de l'objet qui s'est enfuie. De même que le vocabulaire féodal venait signifier ironiquement la nature bonhomme du règne paternel, ici ce sont des connotations théologiques et mystiques qui jalonnent l'histoire du boomerang.

Laisser l'étrange objet à sa singulière vacation, ce serait l'oublier, le suspendre, comme à une patère, dans l'imaginaire gracquien, le serrer parmi ces reliques suréminentes où se rassérènent les lectures critiques. Rubrique « Objets étranges et autres machines » : le boomerang est désiré, mais il est inaccessible, à travers la lecture de Jules Verne (écrivain machiniste s'il en fut), et convoité, parce que monnayable, dans les « extraits du catalogue de la Manufacture de Saint-Étienne », publiés par le Chasseur français 27 . De cette séduction, que l'on qualifiera vite de surréaliste, de rimbaldienne, ou de rousselienne, exercée par les catalogues et les mécanismes, on citera encore deux autres exemples : dans le fragment sur le père, la peloteuse qui embobine la laine 28, la boutique où se débitent les talonnettes à pivot, hameçons, guimpes, tire-bouchons et autres cache-corset 29 . Et dans la Forme d'une ville , promus au rang de signes d'élection : les tramways - dont la baladeuse qu'ils remorquent file la métaphore érotisée de l'embobinement par rues et chemins -, privilège

25. P. 129. 26. P. 130. 27. P. 129. 28. Lettrines 2, p. 161. 29. P. 167.

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des grandes villes 30, comme les ponts transbordeurs le sont des ports dignes de ce nom 31 .

Tentation originelle de l'analyse : séparer, diviser, c'est-à-dire décider. Puis en référer à un principe. Extraire du texte, comme on dit, un signifiant, et lui faire signifier la totalité. Ici, le boomerang, exhaussé hors du tissu qu'à le traverser il aura tramé, se tétaniserait en un signifiant-machine. Machin transcendant ronronnant en sourdine dans les cintres. Coupé du tout, le boomerang, en ce suspens indéfini, n'en finirait pas de tomber. Corps mort à demeure. Relique.

Lire l'épisode du boomerang : en suivre la courbe, la période, la parabole, en lier toutes les péripéties, maintenir la liaison entre les différents points qu'il relie, ici, là-bas, à côté, et par là accepter tous les risques - retour obvie, abandon en reste ou suspens en relique - dont se fait payer la jouissance du lancer. Lisons.

3. Détours

Qu'est-ce qui s'envoie? Et qu'est-ce qui revient? Qu'en est-il du revenu, mais aussi du revenant? Le père? Mais c'est bien du Je aussi qu'il pourrait être question, et de son écriture. D'un sorti de derrière les fagots.

Ainsi, dans les Lettrines de 1967 : tout tourne, se retourne, se détourne très vite. Chaque fragment, tel un phylactère, se rattache plus ou moins strictement, de manière plus ou moins explicite, à l'ici-maintenant de son écriture; ce qui prête à l'ensemble le caractère sinon d'un journal, du moins d'éphémérides. Et surtout, leur lecture suivie donne l'impression que l'ordre est introuvable : aucune suite logique n'assure le passage d'un fragment à l'autre, aucune thématique ne permet d'en maîtriser durablement la succession, le legs et la séquelle. Apparemment le second volume met bon ordre aux déroutements, conjure les effets latéraux ou de feed-back engendrés par la multiplication des tangentes, des obliques, des traverses. Le livre est divisé en sections, les séries regroupées sous des titres collectifs énonçant en toute clarté les matières qu'ils ordonnent. Or une investigation plus poussée ne manque pas de manifester des voisinages pour le moins inattendus, comme dans la seconde section, intitulée précisément « Éphémérides », où se mêlent indiffé- remment le public le plus officiel et un privé singulièrement laminé par l'extérieur 32.

Faux-titres instituant une disposition en trompe l'œil, leurres ou simulacres de classement pour une matière qui s'échappe par tous les bouts, tend à se connecter obliquement aux fragments mitoyens et, de proche en proche, à la

30. P. 18-21. La lecture du Chasseur français («où je dévorais les descriptions d'itinéraires pour cyclo-touristes ») et d'un guide Michelin (dans les plans de ville duquel les lignes de tramways sont repérées) alterne avec celle de Jules Verne et de Fenimore Cooper.

31. P. 132. 32. P. 58-68.

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totalité insaisissable du réseau. Textile échevelé. Les Lettrines 2 ne marquent pas une mise au pas assagie. Elles ne marquent pas le pas, mais, bien au contraire, sous couvert d'une comptabilité méticuleuse, portent à son suprême point de tension le principe électromagnétique des multiconnexions qui fournit à l'écriture gracquienne, et pas seulement ici, le modèle de sa dynamique. Tout file, fuit, et se dérobe à une emprise dont est mimée de l'extérieur, et minée de l'intérieur, la prétention à régenter un texte qui ne se fragmente que pour mieux aller faire bloc un peu plus loin, à côté, n'éclate que pour différer plus efficacement les synthèses en multipliant les séries latérales fuyantes. Comme chez Stendhal, dont le moindre fragment « accourt de lui-même faire bloc indissociablement avec la masse », il n'y a pas de laissés-pour-compte 33 : rien de ce qui serait susceptible de former un reste, un reliquat, un résidu - le corps mort du Je autobiographique. Et il n'y a pas de totalité, car il n'y a pas d'autre totalité que celle, extérieure, du corpus glorieux, arrêtée par la mort. Mais nous n'en sommes pas encore là.

Rien n'arrive à destination et rien ne reste du Je qui, chemin faisant (il y a beaucoup d'itinéraires dans les Lettrines ), s'envoie au loin, et se délègue, se dilue, se délie, se dé-lit dans les figures connexes. Le Je s'autoconsume dans la figuration et les contiguïtés, se déprend dans la cursive du coup : pas d'autobiographie, une graphique comme en auto. Cet évanouissement aura été rendu possible par une crise, une scission, une décision affectant radicalement le sujet. Il s'agit, en le départageant, de faire la part du feu : de ce qui reste, et qui ne dure pas, c'est-à-dire de ce qui ne compte pas (le petit tas de secrets), ou qui plutôt est essentiellement comptable mais qui alors s'enregistre ailleurs que dans le corpus (dans une (auto)biographie, par exemple) - et de ce qui se prolonge. Loi du vivant : « il n'accepte de se souvenir que de ce que, d'une certaine manière, il prolonge 34 ». Dans son universalité, elle fait écho à celle qui, quelques lignes plus haut, concerne spécialement l'artiste :

« Dans l'artiste, il y a aussi le soma et le germen, pour reprendre le langage des généticiens : entre les deux, une cloison en partie étanche. L'écrivain ne m'intéresse que par la puissance de rétention du filtre 35. »

Le filtre par lequel le soma passe et se transforme en germen est en partie étanche : membrane, diaphragme, hymen. Le Je se consomme et se consume par son bout filtre.

Faire mourir le soma pour renaître dans le germen, le second annulant et prolongeant le premier : l'achevant. Telle est donc la double opération qui entame l'unité du sujet dès lors qu'il se destine à écrire, se destine écrivain. Se destinant, il se retient, en et hors fiction. D'écrire, il se retient. S'il se retient d'écrire, il se met en reste, il est mort. Et en retenant ce qui le prolonge, il reste retenu. Sur sa réserve.

33. En lisant en écrivant, p. 30. 34. Lettrines, p. 121. 35. P. 120.

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Quoi qu'il en soit, la scission interne qui dédouble, en silence et sans drame, le sujet nous est apparue jusqu'à maintenant dans une mise en œuvre déterminée, celle des deux volumes de Lettrines. La question se pose alors de savoir si la graphique excursive, et déceptive, de l'auto est la seule possible pour les filiations récursives qui, sous les auspices d'une mémoire faillible, créancière du corpus fictionnel et non fictionnel, divisent le germen électif- sélectif, partiel et connectif du soma héréditaire, unitaire et autarcique, le dit paternel des marches et des terres des écritures comptables. On se demandera comment le procès en paternité parvient à remettre à plus tard, à plus loin, l'échéance finale et ce qui s'en destine, comment il ne s'instruit qu'à toujours différer son terme. Tout cela, sur une seule portée, revient au boomerang et aux trois devenirs que commande sa parabole : le retour obvie du Je lancé (c'étaient les Lettrines ), le reste pour solde de tout compte, la relique suspendue. Triple destination qui se lie en une seule figure scindée : à partir du départ, le Je part et se départage en se départant de son origine. Auto : soma/germen.

On commencera par le reste.

4. Outre

En lisant en écrivant, le troisième et dernier (?) livre-sur-la-littérature, après l'essai de 1948 consacré à André Breton et le recueil hétérogène des Préférences (1961), démarque, à la façon d'un testament, la part revenant à l'héritage reçu (les lectures) dans l'héritage transmis (les « lectures » de ces lectures, la réécriture), le solde d'écriture qui endette toujours le legs, sachant que ce qui ne se transmet pas, c'est « le ton, la voix, le mouvement 36 » :

« On écrit d'abord parce que d'autres avant vous ont écrit, ensuite parce qu'on a déjà commencé à écrire 37. »

La conjonction n'indique pas seulement, par défaut, dans le sans-fond de l'avant et du déjà, l'origine se différant de l'écriture (ça a commencé avant que Je commence, comme tel), mais aussi la voie d'accès : parce que d'autres - par ceux que je suis.

Lignée immémoriale, c'est-à-dire mémorable et germinative, de l'écriture se revenant à soi, se reversant sur le soma amnésique du bios : détachements multiconnectifs à partir de tous les pères spirituels, paralysant le corps total détaché, le reste, le corps mort. Partage qui à opérer pleinement ici divise le tissu en lui-même comme en ses autres : du fils aux pères. C'est bien la filiation, l'attribution ou l'imputation de paternité qui affaire le centre du volume, à propos de « Poison perdu » (Rimbaud? Nouveau? Verlaine 38 ?)

36. « Pourquoi la littérature respire mal », Préférences, p. 88. 37. En lisant en écrivant, p. 144. 38. P. 151-153, 164.

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Listes, paradigmes, classements : le champ littéraire (et ce qui peut lui être annexé : peinture, musique, cinéma) est toujours arpenté et évalué en fonction de la topique préférentielle qui orientait YAndré Breton. Arpenté, certes, mais cette fois avec une amplitude dans le balayage où ne se risquaient qu'exceptionnellement les Lettrines. De manière significative, ni le titre ni les sous-titres de sections ne reconduisent à un nom isolé ou à une seule œuvre : le nom est engrené dans la série (« Stendhal - Balzac - Flaubert - Zola 39 ») ou aposté à un bout à partir duquel il fait, rétroactivement, époque (« Proust considéré comme terminus 40 »). Pourtant, rien de tout cela n'engage un panorama exhaustif, dont le dessein et l'exécution iraient trop sensiblement à l'encontre de la préférence, partielle et partiale, et de l'excursus qui en règle l'économie. Mais si le détour fomente et défraye les trajets, c'est dans un champ exclusivement littéraire : l'auto ne s'aventure dans les à-côtés que dans la mesure où ils sont rigoureusement dépendants de ce domaine dont les angles et les bords se rappliquent sur le « sujet » qu'ils délimitent.

Chapitre par chapitre, le dispositif testamentaire régit l'agencement des fragments. Une table permet de se repérer dans les matières, affichant l'ho- mogénéité de la collection. Epitaphes dans les jardins funéraires de la litté- rature.

« D'une certaine manière », « en partie », En lisant en écrivant se souvient des Lettrines , se situe dans leur prolongement. Dans les deux cas, il est question de Lettres, ce dont les titres ne font pas mystère. Et les similitudes de présentation (séries de fragments) plaident encore en faveur du rapprochement. Tout se passe comme si En lisant en écrivant alignait ce qui reste d'un tri, d'un passage au crible, d'un filtrage. D'un filtre de trop, qui ne devrait plus rien à l'autre, somato-germinatif, mais qui s'exercerait sur la matière poly- morphe (et on peut ajouter perverse) des Lettrines, de manière à en retrancher tous les passages qui, au compte des marches et des topographies (descriptions d'itinéraires et de lieux) comme des retours (récits du passé, récits de rêves), s'inscrivaient en marge de la lecture et de l'écriture et, les mobilisant, les décrivaient comme marges. En lisant en écrivant circonscrit ses évolutions dans les seules marginalia et, en juxtaposant les notes critiques, crée un état de saturation entropique, là où la bigarrure et la dispersion entretenaient un régime intense et inépuisable de liaisons et de coupures. Privées de tous ces à-côtés, de ces perspectives latérales qui les faisaient fuir et, en les relativisant, les soustrayaient à la prégnance d'une maîtrise, ces notices ou notules testa- mentaires que déjà la mort endeuille limitent la résonance au « sujet » et aux seuls échos que lui renvoient stèles et tombeaux. La chape de plomb de l'écrit est retombée sur le Je, s'est retournée sur lui et l'a précipité dans la tombe. Prêt à en inscrire le nom sur ses registres : « Gracq considéré comme terminus. »

Ici cesse du père la ligne peloteuse-baladeuse. Tout le monde descend (on s'en doutait).

39. P. 17. 40. P. 95.

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Amour et délectation mortifères de la littérature, déambulation funèbre : la vie n'est plus conçue que comme après coup (il faudrait relire tout le fragment sur Breton, homme d'intérieur 41), résurrection à travers la lecture, la liaison, la religion des cendres. La voix qui s'élève de ce livre de raison est une voix d'outre.

Assomption d'un Je qui ne peut plus se donner autrement que dans le mouvement immémorial donnant l'écriture, paraphant alors d'un nom vide cet écrit qui en suspend l'image : prenant congé d'une époque et de lui-même, mettant en gages en lui-même la mort en elle-même? Ou bien compulsion maniaque, recension magistrale de qui s'assure, une dernière fois, de ses titres de propriété et de son titre à posséder, et que tout lui revient intégralement, que rien n'a été perdu de ce qui à travers lui pouvait se transmettre et a été transmis? Telle phrase suggère la seconde conjecture : hypostase de la chair en une chaire, le magistère incline au fatalisme devant une fatalité que la conversion de l'écriture en écrit a installée - à l'acceptation d'une nécessité rendue inéluctable par une désertion, une démission :

« Le temps vient sans doute sur le tard, où on ne cherche plus guère dans l'écriture qu'une vérification de pouvoirs, par laquelle on lutte pied à pied avec le déclin physiologique 42. »

Questions à reprendre, à tourner autrement. Assurément, il n'y a plus ici de sujet que, se représentant, en lisant en écrivant. Ce qui peut en être dit, c'est ce qui peut l'être de ses lectures et de son écriture, et plus particulièrement de la lecture faite en écrivant - de la lisibilité de ce qu'il écrit et de sa littérarité. L'autobiographie du corps germinal, dans le suspens intenable d'une mort frappant toutes les échéances (une autothanatographie est impossible), s'élide en autographie : les pré-textes que fournissaient encore aux fragments homologues des Lettrines les différentes postures d'énonciation ont disparu. Ne subsistent plus que ces relais de poste entre lesquels, se destinant une postérité, le Je va et vient. Fantomatiquement, en revenant (on relit plus qu'on ne lit) au cœur de cette lignée immémoriale - c'est-à-dire mémorable, commé- morable monumentalement - qui engendre le corps transgerminatif de la littérature.

Ce corps, ce champ, ce territoire de la littérature (soumis comme la territorialité paternelle à une très ancienne mémoire, celle du « fonds de culture 43 ») n'interdit nullement les retournements, les contournements et les détournements d'opérer, comme naguère, d'un fragment ou d'une série à l'autre. A ceci près que les transversales, dorénavant, n'abouchent plus que de l'homogène, un tissu nécrosé : de bord à bord sont reliés, comme autant de livres relus, le même au même. Le livre n'en finit pas de faire les comptes, quitte à les embrouiller, en réécrivant les premières lectures (Stendhal, Jules

41. P. 249-251. 42. P. 144. 43. « Pourquoi la littérature respire mal », Preferences, p. 82.

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Verne, Poe...) à partir de la dernière. Ce que son titre grave distinctement sous deux colonnes, il ne cesse de le manipuler, de le trafiquer, reversant les recettes (lectures) dans les dépenses (écriture), et inversement, par le truche- ment oblique d'un pan incliné, d'un clivage biaisé dont la figure marque par l'italique le second gérondif. Mise en relief(s).

Aux marginalia ne jouant plus que par rapport à elles-mêmes, les marges ne sont plus du tout nécessaires. Avec ces dernières, c'est toute une relation vivante à l'évitement et aux échappées qui se perd. Le comput d'énonciation s'est réduit au décompte des énoncés; l'hétérogénéité fragmentée des modes, des genres et des registres s'est aplanie dans le recensement monocorde des collections. Plus de disparate qui fasse se mouvoir et se moirer les volumes polyédriques. Mais un seul et unique apparat par lequel constamment le texte paraît glisser sous lui-même et se mirer, et où la moire (oui, la Moire à glace) n'est qu'un palliatif visant à donner le change, un inducteur de simili- mouvement : « ce que la moire donne à une étoffe : le sentiment le plus économique de mouvement 44 ».

Du tissu voici ce qu'il est advenu. Le sujet en s'y lisant (s'y mirant moiré) s'y est élidé, s'en est émargé.

Est arrivé à expiration, l'auto - à tombeau ouvert.

5. Entre

Serait-ce que le tremplin (ou le toboggan) de l'écriture - selon cette ligne de plus forte pente que dessine la gironde italique aurait propulsé (ou plongé) le sujet d'autant plus loin qu'il l'aurait auparavant délesté de tout ce qu'il y aurait eu à en dire, au chapitre de l'autobiographie-en-littérature? Auparavant et un peu après.

C'est entre la publication des Lettrines 2 et celle d'En lisant en écrivant que s'annonce le cycle des textes que l'on dira, pour aller vite, dédiés aux lieux. La voie en avait été ouverte ici et là par les deux volumes de Lettrines. Le fil brisé de l'excursion, sollicité de droite et de gauche par toutes les échappées latérales que lui offraient les chemins bifurs, captait les aspects changeants d'un paysage, s'enroulait autour d'un fragment d'espace, repartait dans une autre direction, au gré d'une déambulation imprévisible où la description, épousant le visible dans sa présence, s'ouvrait parfois à la narration du passé. C'est ainsi que des lieux, plus rêvés que connus, de l'enfance et de l'adolescence, ou d'aujourd'hui, il avait été occasionnellement question 45, bien

44. P. 257. 45. Saint-Florent : Lettrines, p. 160-161, 249-251 (l'île Batailleuse); Lettrines 2, p. 151-159, 160-

168. Nantes : Lettrines, p. 9-12 (musée Dobrée), 96-97 (Clemenceau au lycée de Nantes, en 1922), 245-248; Lettrines 2, p. 5, 40, 104-107, 151, 182. Londres: Lettrines 2, p. 224-228 (voyage en Comouailles, en 1933, soit quatre ans après le premier séjour à Londres, relaté dans « Souvenir... »), 228-229.

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avant la rétrospective qu'en organisera le cycle constitué par les Eaux étroites, « Souvenir ďune ville inconnue » et la Forme d'une ville.

Chacun de ces trois textes délimite dans la préhistoire de l'écrivain des zones affranchies de toute écriture. Ils nous font pénétrer dans le milieu incubateur qu'ont représenté pour sa sensibilité des paysages, des villes : les bords de l'Èvre, aux alentours de Saint-Florent, et les remontées successives de la rivière au cours de plusieurs étés consécutifs (enfance rurale); les années passées au lycée de Nantes, de douze à dix-huit ans (adolescence et premier contact avec une «grande ville»); l'été 1929, à Londres, à l'âge de dix-neuf ans, un an après le départ de Nantes (jeunesse estudiantine). Incubation germinale décisive, puisqu'elle s'est exercée durant la période où se modèle 1'« idée qu'à l'âge adulte on se fait du monde 46 ».

Si les principaux traits constitutifs du genre autobiographique sont bien réunis, l'entreprise n'en est pas moins d'un tout autre ordre. Elle n'initie pas au récit d'une vie ou d'une tranche de vie. La seule vie qu'elle prend en compte, qu'elle filtre, c'est celle du soma (de Poirier qui n'écrit pas) en tant qu'il se prolonge dans le germen (de Gracq écrivain). Pas d'histoire, une genèse en gésine. L'anamnèse est d'une génération, d'un engendrement : il s'agit de retrouver, à travers la sédimentation des images déposées dans la mémoire, et que cette opération réactivera, la charge affective particulièrement intense, positive ou négative, dont les pouvoirs associatifs et projectifs propres à l'enfance ont pu doter des lieux qui, par ailleurs, considérés en eux-mêmes, n'offrent souvent rien de remarquable 47 - ou dont, inversement, l'aptitude communément reconnue à faire rêver aura pu demeurer sans écho 48.

Toutefois, le cadre temporel est suffisamment souple pour laisser le présent se mêler ou se superposer librement au passé et permettre ainsi à l'instance d'énonciation de se démarquer par rapport à l'énoncé. Car il est évident que, sur un autre plan, le passé ne peut être déterminé comme tel et donc représenté qu'en fonction du point de vue présent qui l'agence totalement. Selon chacune des modalités descriptives propres (déroulement arborescent pour les Eaux étroites , en étoile pour la Forme ďune ville), ces trois textes ne font que répéter dans leur structure, par un va-et-vient entre hier et aujourd'hui, un seul et même écart. Cet écart n'est pas celui qu'une « sagesse décorporée et posthume, qui projette arbitrairement l'homme dans un espace sans fond et un temps sans durée 49 » interpose entre passé et présent (comme entre ici et là-bas) pour mieux les renvoyer à une commune vanité. Ce qui ouvre la posture d'énonciation, ce n'est pas le « recul non signifiant » du moraliste, mais le jeu

46. La Forme d'une ville, p. 17. 47. Ainsi le microclimat « dont l'embellie soudaine vient baigner pour nous certaines rues

parfaitement anonymes» (ibid., p. 34). 48. Par exemple : « Il est curieux que le passage Pommeraye, qui reste la singularité la plus marquante du quartier, et qui donne si spontanément à rêver (en commençant par André Pieyre de Mandiargues) à ses visiteurs non prévenus, n'ait pas tenu davantage de place dans l'équilibre du paysage imaginaire, à demi rêvé, à demi habité, qui naissait pour moi de la prospection décousue de la ville » (ibid., p. 94). 49. Lettrines 2, p. 142 (Pascal, Valéry, a propos duquel ces lignes sont ecntes).

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d'un intervalle au sein duquel se fonde un espace stratifié et dure un temps qui met en relation le révolu accompli et le présent en voie d'accomplissement pour suspendre, fictivement, ce qui du premier perdure, à travers l'imaginaire, dans le second : le passé révolu est saisi comme en train de s'accomplir - ou, parfois, comme ayant été en train de s'accomplir.

Intervalle suspendu : « Il y a dans toute trajectoire un passage à vide qui retient le cœur de battre et écartèle le temps 50 » - fictivement : par l'artifice d'un présent de narration qui lève le procès temporel, avant qu'il ne soit trop tard et qu'il ne reflue sur lui, l'accablant de tout son poids. Or « la fiction ici s'autorise parfaitement de l'expérience 51 ». Une phrase d 'André Breton résume parfaitement la complexité de cet écart, où la virtualité de l'imminent retient la tension :

« Ce qui a été, cette assez misérable poignée de cendres, ne compte guère à côté de la force de présence qui demeure à ce qui allait être, et qui pour nous mérite dans une grande mesure (...) d'être crédité ďavoir été déjà 52. »

Cela étant, le cycle du lieu en aura encore moins dit sur le sujet (sur son bios) que, serait-ce incidemment et comme à son corps défendant, certains fragments des Lettrines. Sur ce que l'on attend qu'il en dise, attente qui prend toujours pour horizon le cercle familial avec ses entours sociaux, le sujet, en ce sens, est retenu. Retenu deux fois, par deux dettes : le sacrifice du bios à la mort, et celui, plus vital que jamais, du soma au germen.

Le cycle évolue encore dans la galaxie des Lettrines : la mise en corres- pondance, toutes époques confondues, d'itinéraires se déployant en faisceaux de notations reconduit cette déviation de l'autobiographique vers la description topographique qui conférait au fragment sur le père et à tant d'autres leur allure parabolique. Mais cette fois parce que l'instance d'énonciation est coextensive de bout en bout à une forme cohérente et autonome de récit, laquelle ne pouvait émerger du patchwork des Lettrines, elle nous laisse mieux à même de prendre la mesure du temps écoulé, en renvoyant ce qu'a d'inac- ceptable, dans sa fatalité biologique, le vieillissement, ou bien au « coup de masse désintégrateur » porté par l'Histoire ( Dunkerke et le blitz de 1940) sur tout le substratum de la société anglaise traditionnelle 53, reléguant les signes distinctifs de sa puissance dans l'arsenal des clichés et des figures exotiques fatiguées - ou bien à 1'« impuissance où l'on est », quand tout a déjà été figuré, de se situer à nouveau dans l'instant où tout est préfiguration 54.

Ce constat d'une fuite du temps, du temps objectif (irréversible) de l'Histoire et du temps intérieur (réversible) du devenir subjectif, la Forme d'une ville parviendra, par une décision constamment réaffirmée, à en faire

50. Début de « Paris à l'aube », première pièce de La Terre habitable, José Corti, 1951, repris dans Liberté Grande, 1958 (éd. 1978), p. 89. 5 1 . Les Eaux étroites, p. 66. 52. P. 33. 53. « Souvenir... », p. 37. 54. Les Eaux étroites, p. 66.

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l'économie 55 : elle jouera la forme-image contre la forme-aspect, la ville formatrice de l'imagination et informée par l'imagination et la mémoire contre la ville formelle, la première s'élevant au-dessus des bouleversements apportés à la seconde par les grands chantiers, les destructions de la guerre et l'urba- nisation intensive.

Par ailleurs, le fait que la Forme d'une ville soit postérieur à En lisant en écrivant n'infirme en rien le rapport nécessaire qu'il entretient avec les deux textes de 1976, et plus particulièrement avec les Eaux étroites. Sur la détermination profonde qui les rassemble, sur la perspective qui les commande, la chronologie ne saurait exercer le genre d'emprise que l'on est d'habitude enclin à lui consentir aveuglément. En lisant en écrivant reste toujours, de ce point de vue, l'ultime livre de Julien Gracq, en droit, sinon de fait. Et c'est précisément cette contradiction interne qui lui assigne, d'où sa séduction ambiguë, le statut d'un monument incontournable en même temps que l'éva- nescence d'un songe. N'est-ce pas là, au demeurant, une définition possible de ce que l'on nomme postérité? En d'autres termes, il est à la fois rendu possible et annulé par l'entreprise systématique qu'inaugurent les Eaux étroites et que parachève la Forme d'une ville.

Les deux textes recueillent les images privilégiées des débuts, lient, à la faveur d'une évocation des lieux, de l'heure, du temps et de la saison 56, ce qui s'en est prolongé par la double médiation de la mémoire et de l'imagination. Un long propos vient souder et vectoriser ce qui ne s'était jusque-là livré que sous une forme morcelée, donner un sens et une consistance à ce qui, de se révéler - d'un bout à l'autre, comme traversé par quelques lignes de force - un destin, apparaît aussi comme la trame du germen : le cheminement dynamique et constamment réactivable des figures matérielles 57 . Mais si les deux textes tendent un fil directeur entre toutes les parties de l'œuvre antérieure (romans, poèmes, fragments, essais) et, d'une certaine manière, s'imposent comme une totalisation, ce vers quoi tend ce fil ne peut être appréhendé qu'après-coup - et les deux récits lus que relus dans la lumière rasante que projette sur eux En lisant en écrivant. Les successives remontées au fil de l'Evre comme les promenades à travers Nantes et ses environs mettent en place une sorte de trajet n'ayant sa fin qu'en lui-même, un cursus autotélique fonctionnant en circuit fermé au long du temps et le long d'une durée dont il recueille, en les agglutinant, les figures tutélaires : dérives sans perte d'objet, inscrivant leurs revenus dans le capital imaginaire. La relecture a donc déjà commencé d'opérer, ici sur le fonds mémoriel propre. Plus tard, lorsque les sources vives en auront été taries, seul demeurera le fonds immémorial de la culture, le capital transgerminatif de la littérature, tiers médiateur, modèle et

55. Décision affichée d'emblée dans Y incipit avec la citation cryptique de Baudelaire : « La forme d'une ville change plus vite, on le sait, que le cœur ďun mortel. » Le « hélas! » qui dans Le Cygne ponctue lourdement le vers baudelairien est ici remplacé par un « on le sait » qui désamorce à l'avance la nostalgie dans le gnomique. (Voir encore p. 9-10.) 56. Les Eaux étroites, p. 59.

57. Ibid., p. 30-31, la Forme d'une ville, p. 71-72.

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obstacle, entre le Je et les choses, pour le « décryptement fantomatique du palimpseste que devient avec l'âge le monde familier 58 ». La vérification de ses pouvoirs occultes est la seule tâche laissée à qui revient.

Si, dans la Forme d'une ville, la circulation intemporelle du souvenir est parvenue à libérer celui-ci de la pesanteur et de la mélancolie, de la « nuance du souci qui s'attache au rappel des choses enfuies 59 », il n'en allait pas toujours de même dans les Eaux étroites, qui, à cet égard, constituent un véritable récit initiatique, un livre du passage. Sans doute la ligne à franchir n'est-elle pas uniquement celle qui fait passer la petite rivière par les étroits de la Roche qui Boit 60. L'eau portante du souvenir, celle qui, au cours d'une navigation silencieuse et paradoxalement immobile61, appelle « dans toute son urgence confiante » ces « esquifs ingénus - cygnes, Caïques, auges de pierre », où sont déposés, comme on sait, les enfants abandonnés-, ces eaux primor- diales, si proches des flux utérins, ces eaux baptismales dont le symbolisme anime la plupart des rites d'initiation, sont aussi, sont déjà les eaux ténébreuses du Léthé, 1'« eau noire, l'eau lourde, l'eau mangeuse d'ombres 62 » qui relie le monde des vivants à celui des morts.

En se représentant mourant, on se refait simultanément enfant. On se fait un enfant.

Passées ces Ombres 63 où s'arrêtera En lisant en écrivant, se lève la lumière qu'irradiera le livre de Nantes :

« l'image d'une autre vie pressentie qui ne peut se montrer dans tout son éclat qu'au-delà d'un certain 44 passage " obscur, lieu d'exil ou vallée de ténèbres 64 ».

Ainsi, et de manière congruente, la fonction de l'argument narratif (raconter l'expédition qui résume toutes les autres) était-elle d'établir une transition entre un passé somatique révolu et un passé germinatif tendu vers l'avenir, sorte de futur dans le passé, détenu par une « mémoire en nous plus haute 65 », passé plus présent que le premier, et prédisant tout entier le devenir ultérieur, de la même façon que certains lieux « portent d'avance les couleurs de notre vie 66 » :

« nous nous sentons inexplicablement en pays de connaissance, et comme au milieu des figures d'une famille encore à venir 67 ».

58. Lettrines 2, p. 138. 59. P. 9. 60. P. 37-39. 61. P. 15-16. 62. P. 17. 63. P. 37. 64. P. 58-59. 65. P. 59. 66. P. 10; voir une expression analogue dans la Forme d'une ville, p. 2. 67. Les Eaux étroites, p. 1 1.

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Au temps biologique irréversible le temps germinatif superpose une structure réversible, axée sur la présence du présent : au moment (présent) où j'évoque le passé, celui-ci m'apparaît à nouveau comme ce qu'il était alors, quand il était présent, c'est-à-dire orienté vers ce qui allait (va) être. Cette réversibilité, la Forme d'une ville en fera également l'expérience :

« Le sentiment d'une référence décrochée de la durée projette vers l'avant et amalgame au présent les images du passé au lieu de tirer l'esprit vers l'arrière 68. »

Du même coup, à la filiation biologique s'en substitue une autre : je ne suis plus déterminé univoquement par la famille somatique dont je descends; je fonde germinativement une famille qui est mon avenir et donc mon passé. Je suis la graine et le pot. Et le père et le fils.

Mais pour être en mesure de se re-pérer, de saisir le devenir qui tendait, dans le passé, le présent vers un avenir, il faut non seulement se situer en un point d'où tout le passé pourra être embrassé - condition tacitement présup- posée par le projet autobiographique en tant que tel - mais encore avoir maîtrisé le sens des « figures », dont on comprend alors seulement, parvenu à ce terme, qu'elles donnent sur cela qui se trouve désormais derrière soi :

« Mais tout ce qui a la couleur du songe est, de nature, prophétique et tourné vers l'avenir, et les charmes qui autrefois m'ouvraient les routes n'auraient plus ni vertu, ni vigueur 69. »

« Et », non pas « mais » : en 1976, la copule accouple, conjoint dans un seul et même moment la tension projective qui dynamise le passé et le coup d'arrêt qui clôt le futur. Coupure coupée par la Forme d'une ville :

« L'enfance, elle, développe spontanément les images matérielles jusqu'au bout de ce sur quoi elles donnent, et c'est ainsi que la mémoire affective, une fois pour toutes, les enregistre 70. »

L'enfance est l'avenir de l'homme. Dans un premier temps, l'avenir n'aura donc pu être déterminé comme

tel qu'à partir de l'instant où il est déjà passé, rendant enfin possible quelque chose comme une autobiographie-en-littérature, une autobiographie de l'écri- vain et de lui seul - autoscriptographie dont est élagué « tout ce qui n'a pas été - entre soi et le monde- heures d'écoute profonde, de branchement parfait 71 ». Dire ce qui du passé - en tant qu'il donne accès à « ce qui doit

68. P. 9. 69. Les Eaux étroites, p. 75 (souligné par nous). 70. P. 30. 71. En lisant en écrivant , p. 156. Dans un entretien datant de 1954, Gracq employait quasiment

les mêmes termes pour parler de ces heures où l'être « communique mieux (...), se sent mieux irrigué (...), plus étroitement branché » (« Les yeux bien ouverts », Préférences, p. 65).

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compter pour vous 72 » et tient en réserve les figures à venir - contient et retient le développement du germen, et le pose au seuil de l'écriture, après avoir fait mourir le bios, avoir éteint le soma dans le germen. A l'aube du récit, au moment où il est presque trop tard pour l'écrire. Il faut être sans avenir, et donc mort, pour se mettre en position de l'écrire. Et donc ne pas pouvoir l'écrire. Il faut se souvenir que rien de soi ne se prolongera plus pour se souvenir de ce qui de soi s'est prolongé.

Toutes dispositions légales étant prises par le testament en vue de l'hé- ritage. Dont acte : En lisant en écrivant, livre posthume.

Épilogue : c'est peut-être parce que dans le récit de 1976, le sujet s'affecte la mort, fait l'épreuve d'une fin de l'écriture, qu'il a pu en éteindre d'avance, par testament, la dette, et en épuiser la virtualité. Simulacre : En lisant en écrivant, livre postiche.

Dégrevé de ce rapport à la mort, la Forme d'une ville déploie le temps infiniment réversible du devenir germinatif, dans un geste somptueux qui n'est ni de résignation, ni de dérobade : ne déniant pas la mort, mais s'en déliant - lui adressant, telle quelle, un non-lieu.

6. Envois

Trois usages du boomerang sont possibles, qui déterminent trois types de trajectoires en auto, trois positions de jeu, trois mises en jeu (trois enjeux) du Je qui s'y élance et s'y énonce. Le lancer et le laisser (ou le faire) revenir à côté ( Lettrines ). L'abandonner dans un coin : ce qui reste en reste du Je, le corps somatique, car il n'y a pas, en principe, de laissés-pour-compte dans le corpus. Le suspendre en un lieu élevé et en faire une relique : ce qui reste et dure de ce qui s'est éloigné, et c'est ou bien l'érection du corps germinatif à partir de la mort dans le monument transgerminatif ( En lisant en écrivant ), ou bien l'involution du corps germinatif dans l'imaginaire, l'immatriculation de l'auto (les Eaux étroites, la Forme d'une ville).

Immatriculer l'auto, c'est l'affaire du père. Il faut y revenir. Au prix d'un court-circuit (mais le texte gracquien, interconnectif, le rend

inévitable), risquons la mise en contact de deux bouts de phrase : « Cela, qui est la vérité, nous le refusons : [...] un Monsieur Poirier qui voulait étonner son gendre 73 . »

Ce pourrait être une histoire : à la fontaine Molière s'abreuvait un arbre... L'arbre, arbre de vie ou de science, arbre généalogique - la seule forme

qui apparaîtra à Julien Gracq « comme parfaitement délirante 74 ». Est-ce un hasard encore si dans son Cours, Saussure explicitait le schéma

du signe dans l'exemple de l'arbre?

72. La Forme d'une ville , p. 23. 73. Lettrines, p. 18. 74. Ibid., p. 151.

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Poirier pourra donc se dire du réfèrent, sous sa forme biologique, Gracq du destinateur, de celui qui destine - adresse, envoie, expédie le soma référentiel et lui donne un destin germinatif.

Si celui qui a nom Gracq peut se faire mourir dans le lit des Eaux étroites, c'est qu'il a été délégué par celui qu'il prolonge en partie, Monsieur Poirier, à le faire comme à l'écrire. Comme à écrire. Le dernier soma de la lignée se voit mort, écrit, souscrit en Gracq, par qui il se dote, à travers le « nom de guerre 75 », d'une nombreuse ascendance. Le propre se relève dans l'emprunt : il n'y a pas de vérité dans le bios, mais uniquement l'oubli, et le fait de la mort. Aussi, pour qui n'a pas de prolongement somatique, reste sans fils ni fille biologiques et ne peut se continuer que dans son nom (mais que signifierait pour un écrivain « avoir un enfant »?), l'invention du nom allègue une autre filiation, un autre engendrement.

Le filage métaphorique contre la filiation charnelle. Comment? Par déné- gation, suspens imaginaire du nom propre dans le nom d'emprunt, du soma dans le germen, et simultanément de tous les fils et gendres susceptibles d'hériter. Par délégation, dans l'imaginaire, à un pseudonyme, emprunté à l'Histoire par excellence, celle de la fondation de l'Histoire à son stade ecdotique (il faut confronter les leçons) et annalitique (tout le contraire d'analytique) - Histoire dont, pour l'anecdote, on aura fait sa profession. Et par réversion de l'engendré en-gendré sur le père : ayant épousé la littérature, on est le gendre de tous les pères spirituels, à commencer par Breton et tous les « morts élus » du surréalisme 76.

C'est ainsi que le germen se fait un enfant dans le dos du soma, que l'écrivain, en se refaisant une enfance, se fait un enfant. En quoi il peut se dire fils de ses œuvres, étant son propre père, et rendre enfin possible son commencement. Recommencer à partir du terme. Recommencer à partir.

Au moment même où, dans un coin, l'italique, et tout ce qui en elle se crédite de vivant germinatif, abandonne le nom au caractère romain, tumulaire, monumental : ce qui reste de la mémoire, en reste, pour mémoire - la grande Mémé qui tient les comptes, là-même, la même Moire au simili-mouvement de destin dont le reflet sur la pierre provoque le style à l'érection du monument. Du même hoir. Non pas seulement s'adresser à la postérité, ce qui devient de ne pas se prolonger dans le germen - son propre fils à travers tous ces pères partis définitivement au loin.

Ce n'est qu'après la postérité qu'on peut recommencer à partir. Effet boomerang à l'œuvre dans l'engendrement de soi à l'œuvre dans

l'œuvre.

75. André Breton, p. 199. 76. Ibid., p. 30.

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