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Dialogue http://journals.cambridge.org/DIA Additional services for Dialogue: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Le Nominalisme et le Déclin du Moyen Age Louis Valcke Dialogue / Volume 3 / Issue 03 / December 1964, pp 248 - 261 DOI: 10.1017/S0012217300035393, Published online: 09 June 2010 Link to this article: http://journals.cambridge.org/ abstract_S0012217300035393 How to cite this article: Louis Valcke (1964). Le Nominalisme et le Déclin du Moyen Age. Dialogue, 3, pp 248-261 doi:10.1017/S0012217300035393 Request Permissions : Click here Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 195.19.233.81 on 06 Dec 2013

Le Nominalisme et le Déclin du Moyen Age

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Le Nominalisme et le Déclin du Moyen Age

Louis Valcke

Dialogue / Volume 3 / Issue 03 / December 1964, pp 248 - 261DOI: 10.1017/S0012217300035393, Published online: 09 June 2010

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LE NOMINALISME ET LE DECLINDU MOYEN AGE

CE qu'on appelle l'Histoire de la Philosophic couvre undomaine tres vaste et ambigu. On entend habituellement

par ce terme la description critique des diffe"rentes Stapes de lapensee philosophique, pour autant que cette pensde soit devenueconsciente d'elle-meme. En ce sens, on exposera la pense"e de telou tel philosophe, on discutera de tel ou tel systeme philosophique.

Cependant, toute pense"e explicite est peu ou prou faconnde parla mentality, l'esprit ge'ne'ral de l'e"poque ou elle est ne'e. En for-C,ant sans doute quelque peu la rdalite", on pourrait dire quel'elaboration et le systeme philosophiques sont l'expression con-sciente et reflexive de certaines ide"es contenues a l'dtat latent etembryonnaire dans ce vaste ensemble qui fait la mentality d'unpeuple ou d'une e"poque.

Or justement, nous nous proposons ici d'esquisser a grand traitcette mentalite", "pre"philosophique" pourrions-nous dire, quiregna durant le ddclin du Moyen Age.

Quand le Moyen Age a-t-il pris fin? Quand la Renaissancea-t-elle commence? Nous n'en savons rien. Cette ignorance estpeut-etre fatale, mais nous la croyons inevitable. Sans douterendra-t-elle notre expose" assez sche"matique, mais nous pouvonsne"anmoins tenter de ddgager les lignes de force de l'esprit me"die"-val, et de les comparer aux lignes de force de l'esprit de la Renais-sance.

Or, la mentalite" du Moyen Age est caracte"rise"e, on l'a souventremarque, par un rdalisme e"piste"mologique profond, qui s'ex-prime avec force dans tous les domaines de la vie me'die'vale.

Ainsi, un trait frappant du thdatre du Moyen Age, c'est laplace minime qui est re'serve'e aux individuality's. Les personnagessont presque toujours des representations, ou mieux des person-nifications, de tel ou tel type social ou domestique. II y a "la Veuve"ou "la Chambriere" ou "le Valet." Arlequin, Pantalon ou Scara-mouche sont les repre"sentants stereotypes de tel caractere parti-culier. On peut du reste remarquer que les personnages de la

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LE NOMINALISME ET LE D&CLIN DU MOTEN AGE

Commedia del Arte sont d'autant plus fixds et ddfinis qu'ilsportent le masque. Ce ne sont pas les acteurs qui pretent vie a telou tel personnage, mais bien plutot les personnages qui s'incarnentdans les acteurs. Au Moyen Age, pour paraphraser Pirandello, lespersonnages sont continuellement en quete d'acteurs . . .

De meme, les sculptures des cathe'drales gothiques cherchenta repre"senter des types d'hommes, ou de vices, ou de vertus,beaucoup plus que des individualite's concretes.

Le rdalisme naif tend toujours a conside"rer comme entite'sdparde, comme substance ce qui est indique' par un concept. Latendance immediate de 1'esprit humain est une tendance derelfication, dans le cas extreme, de personnification. De la rdsulte,au Moyen Age, la profusion des personnages alldgoriques. Lesucces du "Roman de la Rose" avec ses personnifications outran-cieres, comme "Doulce Mercy," "Bel Accueil," "Humble Re-queste" ne peut s'expliquer que si on admet que 1'alle'gorie et lerdalisme qu'elle suppose correspondaient exactement a la men-tality me'die'vale. Cet esprit alle"gorique va fort loin: si, au de"but,"Danger" est la personnification des obstacles nombreux que,dans le triangle conjugal, l'amant doit vaincre, il finira par indi-quer le mari jaloux.

L'abus meme de 1'alle'gorie montre combien celle-ci e"taitvivace. Si "Careme" devient un personnage, si un eVeque nedddaigne pas la forme alldgorique pour faire des remontrances ason prince, c'est bien la le signe que 1'alle'gorie est l'exutoirenaturel de la tendance re"ifiante profonde du Moyen Age.

Le sens profond de tout symbolisme ne peut etre saisi que si onle place dans un contexte rdaliste. En effet, pour que la comparai-son symbolique soit valable, il importe que les termes de la compa-raison se rapportent tous deux, ou mieux, participent tous deux aune re'alite' prdexistante, qui forme le lien ou le moyen termedans tout vrai symbole. Le symbole, en effet est beaucoup plusqu'un simple signe: il presuppose une veritable participation aune rdalitd supdrieure. Ainsi, le rouge d'un drapeau ne peutrdellement symboliser le sang des he'ros, que si, inconsciemment,il est admis que la couleur du drapeau et le sang participent tousdeux a une entitd, l'essence, 1'idde du "Rouge," qui unit les deuxtermes de la comparaison. Le symbolisme religieux du Moyen

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Age a permis une tres haute elevation de sentiments, car toutacte, toute chose, tout etre etaient ramenfe a un ordre superieur,a PAbsolu. Mais il est important de noter que le symbolisme etait,durant Pe"poque qui nous occupe, non pas une facon de voirexceptionnelle, ou rdserv^e exclusivement a un ordre superieurde re'alite', mais c'dtait au contraire, la conception courante,commune, applicable a toute r^alitd, quelle qu'elle soit. En cesens le symbolisme pauvre et terre-a-terre d'un Froissart dans"Li orloge amoureus," ou d'Olivier de la Marche, qui donne achaque element de Phabillement fdminin une valeur symbolique,ce symbolisme superficiel est tres reVdlateur. Qu'une simplejarretiere puisse signifier "resolution" indique que meme cethumble auxiliaire participe a un ordre stable. Chez Gerson, chezDenis le Chartreux, ce symbolisme de"ge"nere en numdrotage:mais meme ainsi, s'il y a "quinze vertus," s'il y a "douze folies,"et pas une de plus, cela veut dire que la rdalite" est ainsi constitute.

De nos jours, l'astrologie ne pourrait etre accepted que si unerelation de cause a effet pouvait etre mise en Evidence entre lespositions relatives des planetes et le temperament d'un homme,par exemple. Au Moyen-Age, pour le peuple, la justificationcausale n'avait qu'une importance secondaire: il suffisait demettre en lumiere un rapport suppose entre le macrocosme del'univers et le microcosme humain. La justification par le symbole,c.-a-d. la participation d'un phenomene cosmique, d'une part,et de la vie humaine, d'autre part a une realite transcendante,semblait—inconsciemment—beaucoup plus valable que touteconsideration causale. La justification de l'alchimie etait du memeordre. On peut du reste remarquer que si alchimie et astrologieetaient assidument pratiquees durant la Renaissance, c'etaitsurtout dans les cercles platoniciens. II est evident que l'idealisme—ou, cela revient a la meme chose, le realisme extreme—de laconception platonicienne donne une base theorique puissante aces deux arts.

La meme mentalite realiste se reflete dans les questions depreseance et d'etiquette, qui avaient une telle importance dansle cadre social du Moyen Age. Nous ne comprenons rien a ceformalisme si nous n'y voyons que futilite et vanite. On oublieque les honneurs, et done les preseances, etaient rendus, non a

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LE NOMINALISME ET LE DECLIN DU MOYEN AGE

l'homme, mais a la fonction sociale dont cet homme dtait investi.Le formalisme rigide implique que le Moyen Age reconnaissaitaux titres et aux fonctions une signification reelle totalementinddpendante de la valeur personnelle de celui en qui ces titres etfonctions dtaient comme incarnds.

II ne faudrait dvidemment pas croire que le rdalisme mddidvalsoit le rdsultat d'une analyse consciente et reflexive. Tout aucontraire, cette attitude dtait considdrde comme evidente, nedemandant aucune justification reflexive. Si la philosophic duMoyen Age dtait fortement empreinte de rdalisme, un rdalismed'ailleurs beaucoup plus moddrd, ce n'est pas elle qui a, sur ce point,influence" la conception gdndrale. II est au contraire plus probableque le caractere rdaliste de la scolastique est une expression durdalisme inconscient qui dominait la mentalitd medidvale.

En effet, la philosophic peut sublimer le rdalisme, elle peut,jusqu'a un certain point lui donner une base rationnelle. II estdgalement vrai que la philosophic et la thdologie dtaient influen-cdes par le ndo-platonisme. II n'empeche que le rdalisme est uneattitude immediate, instinctive. C'est une constatation gdndraleque l'enfant, comme le primitif, considere les notions abstraitescomme autant d'etres substantiels. La mentality enfantine ouprimitive, en effet, ne congoit pas de demi-mesure: le poison,c'est ce qui tue, et si ga ne tue pas, c'est que ce n'est pas du poison.

La mentality du Moyen Age dtait re"aliste independamment detoute consideration philosophique. Nous avons du reste cherchdnos exemples dans les domaines les plus dloigne's de la reflexionphilosophique, que ce soit le theatre populaire ou la statuaire descathe"drales. Nous aurions pu faire appel a la chanson de geste,avec ses archetypes, ses incarnations du traitre ou du heros. Nousaurions pu rappeler la coutume populaire de donner un nom auxarmes, aux cloches, coutume qui exprime bien le besoin de person-nifier, propre a une mentalite" encore primitive.

II serait eVidemment simpliste de ne voir dans le rdalismeme'die'val que le re"sultat d'une attitude psychologique enfantine.Sans doute la mentality mddidvale dtait-elle spontande et naive,mais le rdalisme qui ddcoule de cette attitude recevait une justi-fication au moins partielle dans la thdologie et l'esprit profondd-ment religieux de cette dpoque.

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Le Moyen Age savait que toute chose recoit sa signification et* tend vers l'au-dela. II est vrai que l'homme du Moyen Age ne

s'attache pas aux details, aux nuances concretes, aux caractdris-; tiques individuelles. Mais ce trait n'est pas, ou n'est pas seulement,| une incapacity a cerner l'individuel. Au contraire, ce manquei d'inte'ret pour le ddtail est le rdsultat de la conviction profonde de[ ce que seul le gdneYal, l'universel importent. Le monde, la vie, les

etres et les choses, tout est conside're' "sub specie aeternitatis.": Et alors, qu'importent les particularite's individuelles, si toute

chose vise l'e'ternel, Pimmuable?Tout ce qui, ici-bas, d'une facjon ou d'une autre et dans quelque

domaine que ce soit, a un sens, une signification, trouve sa veri-table raison d'etre dans le plan divin. Cela est vrai, non seulementdans le domaine religieux, mais dans les actes de la vie quotidiennela plus banale. C'est, par exemple, seulement en fonction de cetteconception que Ton pourra comprendre et que se justifie Pextra-ordinaire importance attached au formalisme social.

Ce rdalisme, attitude religieuse beaucoup plus que philosophi-que, impregnera toute la conception sociale de Pe'poque.

Sans doute lespenseurs du Moyen Age, philosophies etthe'ologiens,ont-ils fait la distinction qui s'impose entre l'ordre politique etl'ordre du sacre" et du divin. Mais il n'apparalt pas que cette distinc-tion ait eu une influence pratique dans la vie communautaire.

Les rois, les princes, le peuple vivaient dans la conviction,d'autant plus forte qu'elle dtait irre'fle'chie, que la cite" politiquea comme tache de re"aliser sur terre la Citd de Dieu. Si Fre'de'ricBarberousse, en 1157 deja, s'insurge contre le Pape Adrien IV,et prdtend a l'inddpendance du pouvoir temporel vis-a-vis dupouvoir religieux, c'est la un fait isold, qui a 6t6 d'autant plusremarqud qu'il allait a. l'encontre des id^es et conceptions habi-tuellement recues.

L'ordre social, outil pour la realisation de la Cite" de Dieu, estdone directement voulu par Dieu, et ce, non seulement globale-ment, mais j usque dans ses moindres organes, dans toute sonorganisation hidrarchique.

Le sacre des rois n'dtait pas seulement une reconnaissanceext^rieure du pouvoir royal, mais il investissait le prince d'uncaractere proprement religieux.

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LE N0MINAL1SME ET LE DftCLlN DU MOYEN AGE

La division de la socie'te' en trois e"tats dtait, assumait-on,d'origine divine, ainsi que Pimpliquait la ce're'monie toute reli-gieuse de l'adoubement.

Chaque dtat e'tait essentiellement caracte'rise' par des vertusqui lui dtaient propres. Chastellain, tdmoin d'autant plus inte-ressant qu'il est naif et reflete bien la mentalite" de ses contempo-rains, attribue a la noblesse les plus hautes vertus et caracte'rise labourgoisie par les vertus de zele, d'obdissance, d'humilite".

La corporation, rigide dans ses structures et patriarcale dansson autoritd, est calqude sur le modele de la famille, et a une fonc-tion aussi naturelle et re'elle que celle-ci, parce que Pautorite'paternelle est une fonction sacre"e. II est caractdristique a cetdgard que S. Bonaventure derive un traite" "de Reductione artiumad theologiam": chaque mdtier a un role essentiel ajouer, et prendplace, de ce fait, dans le plan de la socie'te', tel que voulu par Dieu.

Dans la conception me'die'vale, les hommes semblent etre essen-tiellement diffe'rents d'apres leur classe sociale, d'apres leurs fonc-tions ou leurs roles dans la socie'te'. Au reste l'afnrmation de l'dgalite'des hommes est un theme, et meme un lieu commun, de lalitterature courtoise, mais elle est ste're'otype'e et platonique, etreste sans effet pratique dans la socie'te' historique. Nous pouvonsdone voir dans la socie'te' me'die'vale une diversity de "racessociales," pour employer le terme de J . Maritain, avec tout ceque ce mot implique comme diffe'rences natives, naturelles,pour ne pas dire essentielles.

Cette conception sociale, d'apres laquelle l'ensemble de lahidrarchie et chacun de ses organes sont directement voulus parDieu, ne s'est jamais impose'e consciemment ou formellement,mais elle reprdsentait la tendance naturelle, la re'sultante logiquede la mentalite" me'die'vale. Nous en trouvons une illustrationfrappante chez Savonarole, qui dans son "Abrdge* de la philosophicmorale" afnrme "qu'un simple citoyen n'a pas le droit de tuer letyran, parce qu'il ne faut pas lutter contre les decrets de Dieu".

Or, ce rdalisme dpistdmologique applique* a la socie'te' et a lapolitique comporte de tres graves consequences.

Si re'ellement l'ordre social tel quel est voulu par Dieu, ils'ensuit que cet ordre sera irremplagable. II ne pourra ni se trans-former, ni s'adapter. S'il peut etre vide* par la faute de 1'homme,

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il ne pourra cependant jamais etre ame'liore' ou perfectionne" carl'ordre voulu par Dieu est parfait. C'est ainsi que Savonaroleconsidere son oeuvre avant tout comme une restauration. Dieu luia confie" la tache de remettre de l'ordre dans l'univers disloque",fausse" par la Renaissance. Son but, note Marcel Brion, est de"rendre aux choses leur veritable place et leur significationexacte." L'extreme rdalisme de la conception sociale au MoyenAge devra done ne"cessairement aboutir a une conception rigi-dement univoque de la cite". La caracteristique et la faiblesse detoute conception politique au Moyen Age e"tait l'incapacite" adistinguer le ne'eessaire du contingent, l'imperieux du libre. C'estce qu'exprime, en d'autres termes, Frantz Funck-Brentano, dansson ouvrage sur "La Renaissance". Parlant du Moyen Age, ilnote que "pour les hommes de ce temps tout dtait fixe", prdcis,concret sur terre, dans le monde, dans les cieux, partant dans leurpensde; pour eux, les Saintes ficritures, et telles qu'elles avaient6t6 fixe"es, pre"cise"es, affermies par les Peres de l'Eglise, par lespapes et par les conciles, disaient la ve'rite' absolue: une ve'rite" quine pouvait ni plier, ni bouger, une ve'rite' ine"branlable."

Que cette conception ge"ne"rale s'applique en particulier a lasocie'te', nous en trouvons une confirmation chez le bon Joinville.En rapportant les faits et gestes de S. Louis, il interrompt sonre'eit "pour ddcrire l'organisation et le bon ordre dans I'arme'e dusoudan". Or, ce qu'il y a de remarquable dans cette description,c'est que Joinville use constamment des termes "chevalier" et"chevalerie". Manifestement, il accorde aux mamelucks exacte-ment le meme role, ou la meme fonction sociale que celle que lachevalerie remplissait dans le royaume de France. II ne peutconcevoir que la socie'te' de "paiennie" soit organised diff<£rem-ment de la socie'te' me'die'vale. Et cependant, Joinville est bonobservateur, car il de"crit la "rdalite" concrete" des mamelucks.Ceux-ci, bien loin d'etre des "chevaliers" au sens occidental duterme ne sont que des esclaves, enfants de prisonniers, qui ont6t6, des leur jeune age, ini tie's au maniement des armes et 6duque"spar le Sultan, dans le seul but d'avoir a sa disposition une massede guerriers serviles, qu'il se hatera d'eliminer des qu'ils se mon-treront trop arrogants.

II est done manifeste que Joinville ne peut concevoir un autre

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LE NOMJNALISME ET LE DitCLlN DU MO YEN AGE

type de socidte" que la socie'te' me"dieVale et chrdtienne. Memesi la re'alite' concrete semble etre multiforme, il la force a rentrerdans ses categories a lui, les seules qu'implicitement, il considerecomme vraies et r^elles. C'est la un bel exemple d'univocite'appliqude a la rdalitd sociale. II s'opere ainsi chez Joinville unescission, un dualisme entre la realite concrete et le scheme thdori-que, considdrd comme rdel, qui doit englober le concret. Sansdoute, Joinville dtait-il excusable, car au temps de S. Louis, lasocie'te' occidentale vivante cadrait relativement bien avec leschema the"orique que l'esprit lui appliquait.

En efFet, si la conception d'une structuration rigide de la societe"hie'rarchise'e en "ordres" et en "e"tats" clairement distincts etddfinis, impre"gnait toute consideration politique, c'est eVidem-ment aussi parce que durant la pdriode d'e"panouissement duMoyen Age, cette structure politico-sociale dtait vdritablementadapted aux necessity's de la societe, correspondait a sa rdaliteconcrete et contribuait a l'harmonie de son ddploiement. SousS. Louis par exemple la chevalerie avait une fonction rdelle, etelle correspondait a une ndcessitd sociale. II y avait concordanceentre la hidrarchie et l'organicite" thdoriques de la socidtd, et savie concrete.

Cependant la socie'te", rdalitd vivante et done en perpdtueldeVeloppement, va progressivement s'e"carter de son schemeth^orique stable.

Que ce soit 1'extension des villes et 1'importance croissante desmarches, que ce soit l'affaiblissement de la papaute", ou la poli-tique consciente de certains rois, tel Philippe le Bel, la rdalite"sociale va se transformer. Le tiers-e"tat va s'affermir et son rolepratique, sa fonction re"elle tant e"conomiquement que politi-quement, vont devenir de plus en plus importants. Si dans l'dchelledes valeurs me'die'vales, la bourgeoisie ne reprdsentait re'ellementqu'un "troisieme ordre," son role efFectif va devenir preponderant.

Cette transformation de la soci te" est tres profonde, et se ferasentir dans tous les domaines de la vie sociale. Ainsi, il peut etreintdressant de comparer la regie benddictine, toute patriarcale,aux "constitutions ddmocratiques" des ordres plus rdcents desDominicains et des Franciscains.

A cette Evolution politico-sociale aurait du correspondre une

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transformation parallele dans la conception the*orique de lasocie'te'. Or, et c'est la une lacune grave dans la pense'e de cettee"poque, on ne trouve nulle trace d'une telle transformation. Lere"alisme outrancier de la mentality du Moyen Age fera sentir seseffets pendant de nombreux siecles. Quelle que soit la rdalite"sociale, on continuera malgre" tout a lui appliquer le cadre formelunivoque de la socie'te' me'die'vale. Ce cadre ultra-re"aliste, ausens scolastique du mot, deviendra de plus en plus artificiel ouirrdel, au sens courant du mot. On constate une divergence quideviendra progressivement de plus en plus grande, entre la con-ception the"orique et la re'alite' pratique.

Ainsi, le tiers e'tat ne rec,oit aucune nouvelle definition, quiserait plus conforme a sa fonction e'conomique et politique re'elle.Les chroniqueurs du XVieme siecle, tel Chastellain, continuenta de"crire les bourgeois en terme de servilite", tandis que la no-blesse et la chevalerie repre"sentent toujours a leurs yeux les iddauxles plus sieve's, et il faudra tout le ge"nie de Cervantes pourqu'une partie de l'opinion prenne conscience de ce que l'ide"alchevaleresque dtait devenu utopique et suranne".

Si le regime politique du Moyen Age commence a se de"sagre"geravec Philippe le Bel et sa lutte contre les barons, si sa fin est effec-tivement consacrde au traite" de Westphalie, les formes thdoriquesde la socie'te' continueront cependant a se survivre pendant toutl'ancien Regime, alors que depuis longtemps la rdalite" politiquene correspondait plus en rien a cette conception pe'trifide.

*

Si la caracte"ristique dominante du Moyen Age e"tait de nediriger son attention que vers le ge'ne'ral et 1'universel, la Renais-sance, au contraire, 6tait fascine"e par le particulier et Pindividuel.

Ainsi, la peinture de Giotto prefigure l'art de la Renaissancedans la mesure meme ou elle se libere du formalisme et commencea reprdsenter des figures vivantes, personnelles. L'individuali-sation de la pidtd qui se manifeste deja chez S. Franc, ois d'Assisea suffi pour que certains voient en ce saint une prdfiguration dela mentality renascimentale.

Ce phe"nomene dans lequel 1'attention se ddtourne de 1'universel

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pour se centrer sur le particulier se retrouve dgalement en matierepolitique. La puissante unite organique, symbolisde par la figureunique de l'Empereur, se ddsagrege au profit d'un grand nombrede petites nations. En Italie, la lutte entre pape et empereur per-met l'dclosion d'une multitude de cites autonomes. En France,un sentiment national se fait jour, qui s'affirme contre la grandecommunaute de l'Occident chre"tien.

En philosophic et en thdologie dgalement, le XlVieme siecleest caracterise par une grande diversite" d'ecoles au sein de lascolastique. Guillaume d'Occam, croyant en tant que thdologienet chr^tien, presque agnostique en tant que philosophe, prone laseparation entre foi et raison.

Une particularisation aussi g^ndralisee pourrait eVidemmentetre la consequence logique d'une philosophic nominaliste. Eneffet, si Ton n'admet comme re"el que le particulier et le concret,si Ton presuppose que l'universel n'est que le rdsultat d'une fonc-tion de notre intellect, il est bien Evident que Ton s'inte"resseraavant tout a l'individu, pour releguer l'universel dans la categoriedes gdndralisations gratuites. Au point de vue social, nier que lahidrarchie de la societe soit le resultat d'un plan divin, ou, ce quiest pratiquement equivalent, affirmer que ce plan divin, s'ilexiste, est inconnaissable, aura pour consequence une dissolutionde la fixite de l'ordre medieval.

Cependant, de meme qu'il est plus probable que le realismephilosophique du Moyen Age soit la consequence d'une mentalitegenerale, plutot que l'inverse, de meme pensons-nous que Tonne doit pas voir dans la particularisation de la Renaissance, uneinfluence directe du nominalisme.

Nous reconnaissons que le nominalisme a eu un influencepreponderate directe dans certains domaines.

On sait avec quelle violence Luther, forme a Erfurt dans la"theologie moderne" occamiste rejette la raison speculative, celleprerisement qui pretend a l'universel. La raison n'a plus qu'unevaleur utilitaire, elle n'a pas d'autres but, ni d'autres pouvoirsque de nous permettre de nous diriger ici-bas. Dans le domainespirituel, au contraire, la raison est "aveugle," elle est la "putaindu diable", elle est "l'ennemi implacable de Dieu". La raison avecses distinctions precises, avec ses categories universelles n'a que

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faire dans le domaine religieux. C'est la la justification implicitede la sensibility religieuse, propre a Luther. La foi n'est pas unassentiment donne" par l'intelligence aux dogmes universels, maiselle devient une vie passionne"e, un elan irraisonne" qui a sa racinedans le coeur de l'individu. Si Interpretation nominaliste estve"ridique, comme le pense Luther, l'appartenance a l'Eglise nesera plus une question clairement, essentiellement definie, maiselle sera indistincte, fluctuante, dependant de la foi plus ou moinsintense de l'individu. Notons dgalement que si Palle'gorie est lepropre d'un esprit rdaliste, il devient intdressant de remarquerque Luther rejette cette forme de pensde ou de representation,comme une entrave qui nous empeche d'atteindre le reel.

Que Finfluence du nominalisme se soit fait valoir en moraleest possible et serait logique. En effet, la morale de la Renaissanceest une morale de situation, une morale relative done. Or, sil'on nie une communaute d'essence au profit d'une ressemblancepurement superficielle des individus, toute base pour une moraleuniverselle s'effondre. C'est effectivement ce que l'on peut obser-ver durant la Renaissance.

Admettons meme que le nominalisme puisse etre a 1'originede la methode scientifique. Meme si un physicien comme Galileeest inconsciemment platonisant quand il recherche la justifica-tion profonde des lois physiques, il est evident que l'objet imme'-diat de sa recherche est toujours l'individu el, et jamais l'universel.De meme concoit-on que les mathe'matiques, comme outil deconnaissance, aient 6t6 rele'gue'es au second plan, aussi longtempsque la rdalite" etait considered comme une hierarchic d'essencesbien definies. Mais si, conformement au nominalisme, les indi-vidus ne peuvent etre que "plus ou moins" conformes aux con-cepts que nous en avons, on voit immediatement le vaste champqui s'ouvre aux investigations des mathematiques, "science duplus et du moins."

En ce qui concerne la politique, la figure de Machiavel exem-plifie l'esprit empirique qui s'oppose aux vastes conceptionsunitaires et univoques du Moyen Age. Ici egalement, il y a uneconformite au moins superficielle entre les vues politiques exposeesdans "il Principe" et l'application a la cite d'une conceptionnominaliste. Pouvons-nous en conclure que Machiavel ait ete

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directement influence" par le nominalisme? Cela semble, pourdiffdrentes raisons, fort peu probable. En effet, Machiavel n'estnovateur qu'en ce qu'il est le premier a exposer lucidement—courageusement, diront les uns, cyniquement, diront les autres—ce qui sous le couvert d'un certain respect des formes, avait 6t6pratique" depuis toujours. Sa doctrine n'est jamais l'aboutissementpratique d'une conception thdorique, elle est, au contraire, totale-ment inductive et empirique.

Le Machiavelisme apparait, au fond, comme une reactionpsychologique impulsive ou, de peur d'etre leurre, on rejettetout ce qui avait €t€ commune'ment acceptd.

Ainsi done, que le nominalisme ait pu influencer indirectementla pense'e occidentale, a travers Luther par exemple, est probable.Mais il ne semble pas que le nominalisme ait contribud directe-ment a faQonner la mentality de la Renaissance, pas plus que lerdalisme philosophique ait influence" l'e"tat d'esprit du MoyenAge.

Bien entendu, une tendance nominaliste e"tait toujours e"gale-ment prdsente durant le Moyen Age. Mais ce nominalisme allaita contre-courant. La querelle des Universaux e"tait une querelled'e"coles, sans influence re"elle sur la mentalite" du Moyen Age. Etsi Guillaume d'Occam donne le coup de grace a une certainescolastique, il ne s'agit pas la d'une revolution qui eut pu dbranlerles assises de la "Weltanschauung" medieVale.

Du reste, la facon de penser immediate, irre"fle"chie, est rdalisteet le nominalisme presuppose un esprit d'analyse trop subtil pourqu'on puisse l'imaginer naturel a la mentalite" du Moyen Ageou m€me de la Renaissance. Ainsi, si Jan Van Boendaele s'in-surge contre la conception politico-sociale de son temps en afHr-mant que "e'est un mensonge de prdtendre que la noblesse soitd'institution divine," il est motive" par un sentiment instinctifde justice sociale, non par une conception nominaliste, dont iln'avait, en toute probability, jamais entendu parler.

En rdsumd, si nous nous cantonnons dans le domaine politico-social, et prenons comme point de depart la periode d'epanouis-

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sement du Moyen Age, nous constatons une divergence progres-sive entre la vie politico-sociale re"elle, d'une part, et le cadrethe"orique officiel de la socie'te', d'autre part. Le rdalisme de lamentality me"die"vale a comme consequence une conceptionunivoque de la cite". Cette univocite" ne posait aucun problemeaussi longtemps qu'elle correspondait raisonnablement a l'organi-cite" rdelle de la vie sociale. Le malheur est que, pre"cise"ment parcequ'elle dtait univoque, cette conception the"orique n'a pas pueVoluer pour s'adapter a la diversity changeante de la re"alite"sociale. En Italie, par exemple, la politique re"elle des princes dela Renaissance rejetait toute regie ou norme absolues. Cela revienta dire que cette politique, totalement rdgie par le seul opportu-nisme, e"tait en re"alite" une politique equivoque, parfaitementvariable suivant les cirConstances.

Univocite' sur le plan thdorique officiel, dquivocite" sur le planpratique, la contradiction e"tait flagrante, et ne pouvait conduirequ'a un de'se'quilibre tragique dont un exemple nous est donne"dans les abus politiques de l'Inquisition.

Or, entre l'univocite" et l'e"quivocite", un moyen terme existeet e"tait parfaitement connu des philosophes, et applique" par euxau domaine politique. S. Thomas, par exemple, que ce soit dans sesCommentaires sur la Politique, ou dans sa Somme de Theologie se refereclairement a la notion d'analogie qu'il applique a la diversity desrite's.

Ainsi, le remede e"tait present et connu. Pourquoi, des lors,n'a-t-il pas e'te' applique" ?

II nous semble que la rdponse est claire. L'influence de laphilosophic ne s'est fait valoir, dans le domaine politico-social,ni durant le Moyen Age, ni pendant la pe"riode de transformationrapide qui lui succede, ni apres. La philosophic s'enfermait dansune tour d'ivoire et n'avait pas de contact pratique effectif avecla socidte" vivante. Sans doute y eut-il, dans le chef de certainsphilosophes, quelques exceptions. II n'empeche que la consciencepolitico-sociale du Moyen Age ne semble pas avoir e"te" reellementguidde par une reflexion philosophique. Si cette consciencepolitico-sociale avait pu, sous l'influence de la philosophic,concevoir la socie'te en terme d'analogie, la philosophic aurait pujouer un role actif de transposition des anciennes valeurs me"die"-

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vales en un contexte nouveau. Malheureusement, entre la phi-losophie et la re'alite' sociale manquait l'interme'diaire de lavulgarisation philosophique. Si de'crie'e soit-elle, la vulgarisationnous semble essentielle a toute philosophic sociale, et c'est cettevulgarisation qui fait tragiquement deTaut durant ces pdriodesde PHistoire. "

Louis VALGKE

University de Sherbrooke

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