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Le Pantacle de l'ange déchu - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782730401210.pdf · pentagramme, ou étoile à cinq branches, laquelle est souvent ... par suite de

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Le pantacle de l'ange déchu

S é r i e « F a n t a s t i q u e / S c i e n c e - f i c t i o n / A v e n t u r e » dirigée par Hélène Oswald

(voir la liste des titres en fin de volume)

Couverture illustrée

p a r J e a n - M i c h e l N i c o l l e t Maquette : Studio Knack

Charles-Gustave Burg

Le pantacle de l'ange déchu

R o m a n Edition définitive

mise au point par l'auteur

P ré face de

J e a n - P i e r r e D e l o u x

Nouvelles éditions Oswald

A v e r t i s s e m e n t

Ce livre a été édité sous une forme incomplète dans la Bibliothèque Marabout Fantastique (M G 495) en octobre 1974.

La présente édition restitue le texte original. Je tiens toutefois à signaler que des modifications ont été apportées au texte initial.

Les épisodes concernant le moyen âge des deuxième et troisième parties ont été revus dans un esprit critique plus sévère (suppression des anachronismes) et suivant des recherches plus récentes (Topogra- phie des niéroglyphes de Nicolas Flamel au cimetière des Innocents).

Le pantacle (du grec Pan, tout) est la forme la plus achevée du talisman (qui déjà surpasse en efficacité le fétiche et l'amulette). Il est ici un émetteur de fluide.

Le pantacle est actif, alors que l'amulette et le talisman ne servent, dans la plupart des cas, qu'à protéger.

Le pentacle (du latin penta, cinq) est un mot dérivé de pentagramme, ou étoile à cinq branches, laquelle est souvent reproduite dans les pantacles, ce qui explique la confusion entre les deux termes.

J'indique sommairement dans l'épilogue l'étymologie de pantacle.

ISBN : 2-7304-0121-0

© Nouvelles éditions Oswald (NéO), 1982 38, rue de Babylone, 75007 Paris

Mandragore, l'éternelle semence

Nulle plante n'a été l'objet de plus de superstitions, constatent les dictionnaires qui la rangent bien sagement, comme pour s'en débarrasser, dans la famille des solanacées en précisant que sa racine tubérisée et bifurquée rappelle la forme d'un corps humain, ce qui explique les légendes dont elle a fait l'objet.

N'étant pas jardinier, nous laisserons donc le potager aux hommes de l'art et nous divaguerons, battant la campagne, parmi les herbes folles de la forêt de l'imaginaire pour emprunter quelques-uns des chemins de traverse ou des sentes qui mènent au domaine fantastique et séculaire de Gustave-Charles Burg, héritier d'un monde perdu.

Quoique venant du fond des âges, Mandragore, de par sa transparence, appartient toujours à notre paysage et relève de notre espace, de notre temps et de notre culture : racine, ou plutôt germe, elle dédaigne de faire souche si ce n'est au bois maudit de la littérature fantastique. Encore convient-il que planteur, cueilleur et lecteur aient le bon œil ; celui qui est tourné, comme l'écrivait Silésius, vers l'éternité.

Selon la Bible, elle présida à la naissance du riche Issachar, de Zabulon et de Dina (et sans doute à celle des enfants de Rachel et de Jacob : Joseph et Benjamin) : « Or Ruben, étant sorti à la campagne au temps de la moisson du froment, trouva des mandragores et les apporta à Lia sa mère. Rachel dit à celle-ci : Donnez-moi une partie des mandragores de votre fils. Lia répondit : N'est-ce pas assez que vous m'ayez enlevé mon mari, sans vouloir encore prendre les mandragores de mon fils ? Rachel ajouta : Qu'il dorme avec vous cette nuit, pourvu que vous me donniez des mandragores de votre fils. Jacob sur le soir revenait des champs ; Lia se porta à sa rencontre et lui dit : Vous viendrez avec moi, parce que j'ai acquis, cette faveur en donnant les mandragores de mon fils. Ainsi Jacob dormit avec elle cette nuit-là. Dieu exauça ses prières : elle conçut, et elle mit au monde un cinquième fils... » (La Genèse, XXX, 14/17.)

Si la Bible se montre indiscrète quant à ses pouvoirs (séduction, fertilité, richesses), elle fait preuve de la plus grande discrétion quant aux conditions de son obtention ; et c'est Pline qui, après Théophrastre, insistera vraiment, dans son Histoire naturelle sur la magie cérémonielle qui permet de se procurer celle que l'on nommait, alors, la plante de Circé :

« Ceux qui cueillent la mandragore prennent garde de n'avoir pas le vent en face. Ils décrivent trois cercles autour d'elle, avec une épée, puis ils l'enlèvent de terre en se tournant du côté du couchant... La racine de cette plante, broyée avec de l'huile rosat et du vin, guérit les inflammations et les douleurs des yeux ».

Généralement les différents occultistes qui en ont traité, au cours des siècles, s'accordent pour la considérer comme une plante servant de réceptacle, de véhicule physique, aux démons, aux génies, aux âmes errantes, à ce qu'il convient d'appeler les Elémentaires. Le très érudit Robert Ambelain a admirablement résumé, dans Le Dragon d'Or, ce qu'il convient de savoir pour cueillir une Mandragore : « On cueillait de préférence celles qui poussaient naturellement dans le lieu des exécutions, aux pieds des échafauds, aux carrefours où un homme était mort de mort violente, parce que la plante avait alors la possibilité d'attirer l'âme en peine du trépassé, voire même d'avoir été arrosée de son sang. Mais les plus recherchées étaient celles qui poussaient aux pieds des gibets. On sait en effet que le pendu, par suite de l'extension de son corps, consécutive à son poids, et par une réaction naturelle, perd sa semence. Et la Mandragore ainsi imprégnée était plus recherchée que l'autre ».

Cependant la mandragore commune n'a rien d'innocent ; nos bons dictionnaires s'accordent à lui reconnaître diverses propriétés narcotiques très accentuées. Aussi peut-on estimer qu'elle joua fort certainement un rôle d'importance lors des sabbats qui, en quelque sorte, perpétuaient au Moyen Age les rites de l'ancienne religion celto-germanique, elle-même héritière du chamanisme des temps préhistoriques. Et l'on peut avancer que ce rôle était lié à ses qualités stupéfiantes et aphrodisiaques et que la transe qu'elle procurait permettait d'accéder, sous la direction du sorcier, à des niveaux de conscience différents.

La Nouvelle Encyclopédie théologique de l'Abbé Migne, éditée au milieu du siècle dernier, nous a laissé à son sujet un curieux témoignage : « Les anciens Germains avaient aussi des mandragores, qu'ils nommaient alrunes ; c'étaient des figures de bois qu'ils révéraient, comme les Romains leurs dieux-lares et comme les Nègres leurs fétiches. Ces figures prenaient soin des maisons et des personnes qui les habitaient. On les faisait des racines les plus dures, surtout de la mandragore. On les habillait proprement, on les couchait mollement en de petits coffrets. Toutes les semaines, on les lavait avec du vin et de l'eau, et à chaque repas, on leur servait à boire et à manger, sans quoi elles auraient jeté des cris comme des enfants qui souffriraient de la faim et de la soif, ce qui eut attiré des malheurs. Enfin, on les tenait renfermés dans un lieu secret, d'où on ne les tirait que pour les consulter... On les agitait pour cela, et on croyait attirer leurs réponses, constituées par des hochements de tête que le mouvement leur imprimait ».

On peut fort bien interpréter ce passage en y voyant la preuve très nette

d'un rite de magie inférieure et démoniaque, comme le fait Robert Ambelain qui se pose des questions sur l'élévation spirituelle et sur les pouvoirs de l'entité hantant la Mandragore, mais aussi l'on peut s'interroger, en dehors de toute approche psychanalytique, sur le comportement du gardien qui, à la fois, considère ce réceptacle de bois comme le siège d'une divinité tutélaire, un double fortement magnétisé, une momie ou un nouveau-né. Le sorcier veut-il rappeler la légende initiatique, rapportée par Eliphas Lévi et par Stanislas de Guaïta, qui veut que « l'homme ait été, à l'origine, une mandragore monstrueusement grande, animée d'une vie instinctive, et que le souffle d'En-Haut évertua, transmua, dégrossit, et finalement déracina peu à peu, pour en faire, de plantes intelligentes mais instinctives, des êtres doués de mouvement et de raison » ; ou faut-il voir dans cette longue veille une relation qui, lointaine et proche à la fois de l'aninisme, nous incite à rêver sur le fruit encore endormi de l'Arbre et de l'Homme. De cet Arbre qui fournit la croix où fut suspendu le Sauveur ; de ce bois où l'on pend les hommes dont l'ultime semence féconde la terre ; de cet Arbre primordial dont le premier homme goûta le fruit avant que d'être exilé du jardin d'Eden et de peupler la terre ; de cet Arbre, symbole de la Connaissance, qui, s'il nous masque la forêt des mythes, les porte tous dans la mesure où ses racines, sa sève circulant entre Ciel et Terre, sa cime annoncent la promesse d'une nouvelle alliance, celle qui réconciliera l'Esprit et la Matière sous le signe du Verseau dont il est le symbole privilégié.

Fort éloigné des âges d'or, passés ou à venir, Charles-Gustave Burg nous entretient dans son Pantacle de l'Ange déchu des âges noirs que furent et sont les ultimes décennies du Moyen Age et les temps modernes. Epoques de fer où la Tradition n'existe plus et où l'Espérance nouvelle n'est encore qu'à l'état de germe dans le cœur des hommes qui peuvent encore pressentir dans le vert de la nature la promesse secrète de l'espoir. Et ce vert, porté par quelques rares princes ou poètes, ne célèbre ni la gloire du passé ni sa nostalgie, mais le retour en végétal d'où s'élance vers le futur antérieur. Cette couleur est celle de l'émeraude qui se détacha du front de Lucifer, après sa révolte, et dont certains occultistes affirment qu'y fut le Graal qui recueillit le précieux sang du Christ.

Il n'est donc nullement indifférent de constater que, reprenant après Machiavel, La Fontaine et, surtout, Hoffman, Nodier, von Arnim, un mythe qu'aborderont avec bonheur égal Jean Lorrain et Hanns Heinz Ewers, Charles-Gustave Burg renoue avec la racine même de l'imagination fantastique, tout en faisant preuve d'un savoir magique qui n'est pas le seul fruit de la laborieuse fréquentation des vieux grimoires, mais aussi celui d'un homme qui a retrouvé, par l'expérience, certains des arcanes

annonçant le retour éternel de Pan. Comme Blackwood, Machen, Dunsany, Lovecraft, Burg a compris que le cri qui retentit dans la nuit qui tombait sur la Méditerranée n'annonçait que la fin d'un monde et non celle de la grande âme cosmique. L'écho même de la mort du grand Pan, porté par les vagues et répercuté par les rochers, était l'assurance de sa résurrection, la certitude absolue que les Dieux ne meurent jamais mais qu'ils feignent de s'endormir pour mieux éveiller l'homme. A nouveau, l'Arcadie merveilleuse renaît de ses cendres et nous pouvons, à notre tour, affirmer : ET IN ARCADIA EGO...

Même si la vision du monde de Charles-Gustave Burg confine au pessimisme obsolu, elle porte en elle les signes de la régénération de la même façon qu'elle témoigne de la richesse de son inspiration et de son talent de conteur : nous n'en voulons d'ailleurs pour preuve que la présence dans ce récit de l'auteur des Evangiles du Diable, Claude Seignolle qui, en plissant de l'œil, semble glisser au lecteur : « Et si ce que tu lisais, lecteur, n'était pas un roman... ». Quoiqu'il en soit, il faut remercier Charles-Gustaves Burg de nous avoir cueilli cette Mandragore délicate et vénéneuse qu'il nous présente en reprenant un verset du Cantique des Cantiques : « Les mandragores ont exhalé leur parfum. Nous avons à nos portes toutes sortes de fruits exquis. Les fruits nouveaux, comme les anciens, mon bien-aimé, je les tiens en réserve pour toi » (VII, 13).

Jean-Pierre Deloux.

Comment es-tu tombé du ciel, Lucifer, toi qui brillais dans le matin ?

Isa ïe

PREMIÈRE PARTIE

Le récit de Charles-Gustave Burg

Comment fut trouvé le pantacle qui déclencha la réminiscence

d'une ancienne et sinistre histoire

Je m'appelle Burg, Charles-Gustave Burg, et je vis dans le manoir ancestral cerné par la grande forêt vosgienne qui recouvre les massifs de ma province natale.

Dans les sous-bois touffus, sous les mousses ou mêlées aux ronces, sont enfouies maintes ruines au passé tumultueux et tragique. Des pans de murs titanesques, des tours démantibulées, se dressent encore sur le roc ou derrière des fossés impraticables.

Les hommes ont beau multiplier les voies de communication : les villages restent isolés au flanc des vallons, comme des îlots humains blottis au cœur de la grande forêt ténébreuse.

Là restent vivaces les légendes des temps anciens. Et le clair de lune, en s'élevant au-dessus des clairières, dévoile des

rondes folles d'êtres difformes, lubriques ou gracieux. C'est le sabbat de je ne sais quel culte païen dont la tradition se perpétue

sous l'impulsion de la nature. Les fûts aux écorces changeantes supportent des voûtes mouvantes :

marchons avec prudence dans la nef de Satan ! Sur les pentes sauvages ou les sommets arides, le long des vallées riantes,

sous l'onde noire des lacs encaissés, au creux des rochers abrupts, parmi les genêts et les fougères, s'ouvrent les pores qui communiquent avec un autre monde...

Mon précepteur était un homme supérieur qui confinait dans l'étude une existence qu'il voulait intense, et il trouvait sa plus pure jouissance dans l'exercice de transports de l'esprit peu communs. Je crois être autorisé à dire qu'il s'était enfoncé très en avant dans la connaissance de sciences mystérieuses, aussi loin, peut-être, que peut aller une intelligence de consistance humaine, c'est-à-dire de consistance médiocre et limitée.

Cet homme nourrissait une telle foi en la vie qu'il n'acceptait pas de mourir un jour. Aussi travaillait-il ardemment en vue de l'aboutissement de ses recherches stupéfiantes.

L'immortalité était son but.

Je ne dirai pas que mon précepteur m'a insufflé ce vibrant amour de la vie, car ce brasier est inné en moi. Mais mon précepteur a su aviver ma sensibilité en m'apprenant à la satisfaire momentanément. Il ne reste que cette soif d'absolu que je n'ai jamais pu étancher vraiment.

Je remarquai bien vite combien l'être humain était soumis aux caprices de son corps et aux influences de son milieu social. Je m'aperçus que les innombrables tracas de la vie quotidienne absorbaient presque tout notre

temps. Et je compris que la condition de l'homme ordinaire était misérable.

Tout enfant, je cherchai déjà à me dégager de la sordide et astreignante réalité qui entrave le développement d'une personnalité céleste. J'ai toujours refusé d'admettre le destin inéluctable de l'homme, qui est de naître, de s'épanouir, de mûrir, d'entrer en décrépitude et de mourir. Frôler un semblant de perfection, et puis disparaître ?

Quelle dérision ! Je refuserai probablement toujours de le croire : l'achèvement d'une vie

basée sur l'amélioration constante des facultés intellectuelles et morales ne peut être le néant !

L'esprit humain doit un jour vaincre la mort pour s'élever au-dessus des lois organiques et primaires. Il doit percer les limites de l'absolu, il doit réaliser son essence divine.

La magie m'apparut comme la grande science qui pouvait me conduire vers la puissance. Je n'ignore pas que ce terme de « magie » est désuet : il n'implique plus que des tours de passe-passe et d'amusements de music-hall. Je l'emploie cependant, nonobstant ma formation universi- taire. Et d'ailleurs je n'ai en rien besoin de justifier mon option.

La magie n'est pas exclusivement une technique qui cherche à percer les ultimes secrets de la nature, mais aussi une pratique qui nous permet de forer, puis de communiquer, avec l'autre-côté du monde que nous percevons comme une réalité.

Car de l'autre côté de ce monde que nous percevons comme une réalité, s'ouvrent d'immenses étendues de lande sauvage. C'est dire qu'au-delà de la réalité sensible s'impose une nouvelle réalité, plus subtile, plus efficiente...

Mes contemporains croient aux virus, à l'atome, à la médecine psychosomatique, mais non aux fluides, aux transmutations, ni aux pouvoirs supranormaux de notre esprit.

Paradoxe. Huysmans notait finement : « L'atmosphère peut aussi bien charrier des esprits que des bacilles. »

Nous pouvons contaminer nos proches et leur transmettre nos maladies, alors pourquoi ne pourrions-nous pas leur inoculer d'autres poisons ?

Les forces de la nature peuvent être utilisées de plusieurs manières : par le biais sophistiqué et parfois nocif de la science moderne, mais aussi par le simple effet de lois élémentaires encore inconnues de nous.

Notre cerveau est un organe déroutant, un clavier prolixe. Nous ignorons la plus grande partie des gammes, nous n'avons jamais appris à nous servir de certaines touches.

Nous ne savons pas enclencher les possibilités qui dorment en nous. Nous ne savons pas manipuler les merveilleux outils dont nous sommes

pourtant dotés.

Il serait temps de réduire nos activités les plus stériles afin de placer notre être à sa véritable dimension planétaire. Mais pour cela il nous faut encore transgresser les limites du savoir.

Certaines observations positives m'ont toujours fasciné. Il suffit d'un peu de poudre de champignon pour provoquer une mort atroce et instantanée. Une feuille d'herbe a la propriété de guérir les pires maux. Un fruit peut troubler nos sens. Une fleur ravage notre entendement. Un insecte broyé surmultiplie notre activité génésique. La nature est magique. La magie est naturelle.

Un jour, je vis un homme s'acharner à coups de bâton sur un pauvre chien affamé qui venait d'éparpiller le contenu d'une poubelle. Comme je me sens infiniment proche des bêtes, je ne supporte pas qu'on leur fasse du mal. Impuissant devant la brute, car j'étais enfant, mais bouillant de révolte, je souhaitai du mal au lâche tortionnaire. Je lui souhaitai une colique brûlante. Et je le souhaitai avec toutes la force de ma haine.

Aussitôt je vis l'homme lâcher son bâton, blêmir, se crisper, puis se rouler à terre en se tenant le ventre.

C'est ainsi que j'eus la révélation des terribles pouvoirs qui sommeil- laient en moi.

Je goûtai avec mon précepteur les longues et studieuses soirées d'hiver que nous passions dans la bibliothèque du manoir. Rien ne venait alors troubler notre lecture, car le cri des chouettes, les craquements sordides, les plaintes sinistres du vent froid des montagnes, nous étaient familiers et agréables.

La bibliothèque des Burg est inépuisable : elle a été amassée par des générations de bibliophiles avertis. Bien des incunables, qui dorment sur les rayons depuis des siècles, sont recherchés ailleurs à prix d'or... et de sang !

Bref, nous vivions en dehors du monde. Cependant, lorsque j'arrivai au seuil de l'adolescence, mon précepteur

jugea qu'il était grand temps pour moi de découvrir mes semblables. Il me fit visiter les vestiges navrants d'un camp d'extermination que les

nazis avaient édifié durant la Seconde Guerre mondiale. La chambre à gaz, où l'on voit encore les marques des ongles des victimes sur le plâtre des murs, et où l'on envoyait en masse, nus, hommes, femmes, enfants et vieillards, les fours crématoires, les crochets qui servaient de manière affreuse, les cuves, les cachots, les salles d'opération, les instruments de torture, la potence dont la trappe s'abaissait lentement pour étrangler progressivement le condamné, tout cela m'instruisit considérablement.

Et c'est ainsi que je fus initié de la meilleure façon qui soit au monde des humains, mes semblables.

L'apprentissage de la vie sociale me parut une cruelle épreuve, et je restai de longues années plongé dans l'étuve humaine.

L'on me fit étudier dans divers établissements religieux et laïques afin de favoriser mon contact avec des individus de tout genre et de tout milieu. Enfin j'allai effectuer mon service militaire.

A mon retour, je fus délibérément jeté dans l'arène et envoyé à Paris, avec peu de bagages et un mince pécule. Je me fis alors inscrire à l'université.

Lorsque je rentrai au manoir de mes ancêtres, quelques années plus tard, assoiffé de silence et de solitude, j'avais appris à connaître les hommes et je savais comment ils vivaient.

I

J'avais commencé à déblayer avec ardeur une grotte camouflée qui, selon mes présomptions, devait me livrer des vestiges d'un étrange culte préceltique dont je connaissais déjà divers éléments, à vrai dire assez disparates. L'accès de cette grotte se trouvait compromis par un éboulis de pierres et une jungle de ronces. J'avais d'ailleurs calculé qu'une semaine de labeur me serait nécessaire pour dégager ces obstacles. Je partais chaque matin, sac au dos, pour ne revenir qu'une fois la nuit tombée, exténué et les mains en sang.

C'est alors qu'un soir, en rentrant, je trouvai chez moi un message urgent de Claude Seignolle. Le texte disait laconiquement : « Chez moi vendredi soir. » Que me voulait donc Claude Seignolle ? Il n'était pas homme à demander un voyage de cinq cents kilomètres pour m'inviter à déjeuner, et il connaît mon aversion d'envisager un séjour à Paris, même bref. Qu'avait-il découvert pour solliciter ma présence d'une manière aussi impérative, aussi inattendue ? Etait-il en danger ? Non, je chassai aussitôt cette idée de mon esprit : Maître Claude ne craint ni l'envoûtement, ni les fluides maléfiques, et encore moins les menaces physiques. Il est doté des armes nécessaires pour parer aux coups les plus sournois comme aux plus violents. Une compétence liée à une longue expérience lui valent cette prérogative. Oh oui ! Je lui fais confiance pour cela : un vieux renard connaît l'odeur du fusil et sait tromper le molosse lancé à ses trousses, ou bien il se fait loup et mord...

Avait-il besoin de ma collaboration pour quelque mystérieuse investiga- tion ? Flairait-il une piste trop périlleuse à suivre pour un homme seul ? Même un homme redoutable et redouté ? Peut-être une piste qui se prolonge en ramifications et qui demande une exploration à plusieurs ? S'agissait-il d'une chasse au sorcier dans quelque campagne retirée ?

Mais il était inutile de se perdre en conjectures : il fallait y aller, et tout de suite ! Nous étions jeudi... Je n'hésitai même pas, et pourtant, je dois avouer que j'abandonnai mes fouilles à contrecœur. Il ne me vint pas à l'idée de décliner cette invitation pressante, car nous nous étions promis fraternellement de nous épauler l'un l'autre en cas de besoin. Je remis donc mes recherches à plus tard, et je partis pour Paris.

Claude Seignolle, conteur et folkloriste, n'est pas un homme commun. Ses patientes recherches sur la magie des campagnes et les traditions populaires ont imprégné son personnage même. A l'écoute des secrets du

peuple, il en est devenu le dépositaire sacré, le légataire de la Tradition. Lui-même est devenu magicien, car pour faire raconter aux vieux du terroir ce qu'ils ne confient qu'à leurs descendants, et encore d'une manière très nuancée, il faut un art de communication bien consommé et bien chaleureux.

Nous nous sommes rencontrés pour la première fois dans ce hameau perdu des Vosges où nous étions allés, tous deux par des voies différentes, dans le but d'enquêter sur un événement presque incroyable dont nous avions eu connaissance, chacun de notre côté. Je tiens à cacher les sources de mon information, mais j'ignore comment Claude Seignolle fut branché sur la piste.

Toujours est-il que nous nous sommes retrouvés en cet endroit qui est maintenant maudit et le restera désormais, car il en est ainsi des lieux qui portent l'empreinte de la pire malédiction. C'est là que nous avons pu voir, de nos propres yeux, ce qu'il est presque impossible de croire, ce qui ne devrait pas exister, ce qui ne figure nulle part dans les conventions de notre monde palpable... Pour parler sans détours, je dis que, dans ce hameau isolé et jusque-là sans histoire, nous avons été confrontés avec la réalité de ce qu'il est convenu d'appeler le « surnaturel » : l'un en face de l'autre, sans d'abord nous voir, nous étions figés devant cette preuve tangible qui ne pouvait laisser indifférent nul témoin...

Nos regards se sont croisés, et c'est ainsi que nous avons fait connaissance. J'ai parlé de preuve tangible, et c'est bien là le côté horrible de l'histoire, car la Chose se trouvait là, évidente, sans illusion possible, sans équivoque, indélébile... Une horreur parfaitement discernable et compréhensible, mais obstinément niée par notre univers fonctionnel, inconciliable avec l'éducation que nous recevons. Une horreur qui heurte de front le bon sens commun, mais qui trouve un écho dans la mémoire ancestrale. Je serais moi-même soulagé si je pouvais parler de « phéno- mène innommable » ou de « chose sans nom », mais hélas, le sombre événement n'avait rien de nébuleux, et il portait un nom qui nous est bien connu.

Mais je ne veux pas en dire davantage sur cette sinistre affaire. Claude Seignolle non plus, d'ailleurs. Et personne d'autre. Le terrible secret a lié ses témoins en une association du silence. Nous portons une bien lourde responsabilité, celle de ne pas ébruiter l'affaire. Aucun de nous ne peut cependant l'oublier. Ce genre de souvenir ne tolère pas l'oubli : il est de ceux qui se gravent au plus profond de soi comme une brûlure indélébile...

Des quelques journalistes qui ont eu le malheur de voir, eux aussi, de leurs yeux incrédules, cette trace si atrocement positive, bien peu ont réussi à se tirer d'affaire. Ils ont pourtant l'habitude du fait divers le plus saugrenu, mais ce fait-là n'était pas divers, et leur équilibre s'en est trouvé bouleversé. Le malheur a scellé leur destin : l'un s'est suicidé sans raison apparente, un autre a brusquement manifesté des troubles mentaux, un

bagage dans le chariot. Ce fut seulement alors qu'il vit Agnès. La jeune fille baissa les yeux lorsque le garçon la dévisagea longuement. Il retira son bonnet à pointe, orné d'une plume de faisan, et, la main sur le cœur, salua Agnès de la plus coquette façon, un peu à la manière des troubadours des temps passés. Rougissante, Agnès répondit par un sourire timide.

— Où vas-tu ainsi ? demanda Friedrich à qui ce manège galant n'avait pas échappé.

— Je vais au bourg de La Chastre, en Berry, où m'attendent mes vieux parents !

— Tu es donc chirurgien ? — Je peux maintenant exercer ce noble art ! Veux-tu voir les certificats

que la Faculté m'a délivrés ? — Non, pas maintenant : tu pourrais les mouiller ! — C'est juste ! Je vais m'installer chez moi comme médecin... — Soigneras-tu les puissants ou les gueux ? — Question pertinente ! Mais je suis de basse extraction. Mon père est

un pauvre sabotier, et pour étudier j'ai souffert la faim et le froid. Je veux soulager les misères de mes frères humains, et non chercher honneurs et fortune ! Riches ou pauvres, bons ou mauvais, je veux soigner les hommes qui ont besoin de mon savoir...

Friedrich approuva de la tête cette déclaration. — C'est bien, dit-il, tu as grand coeur ! — Toi aussi, ami, puisque tu m'emmènes ! Où vas-tu donc avec ta si

charmante épouse ? — Il te sera peut-être agréable d'entendre que nous ne sommes point

mari et femme, dit Friedrich sur un ton narquois. Nous allons droit vers le sud !

— C'est donc mon chemin ! La pluie cessa bientôt de tomber, mais le ciel ne s'éclaircit guère.

Friedrich dirigea son attelage hors du chemin, et le fit longer la lisière de la forêt. Ayant contourné deux ou trois bosquets, les voyageurs arrivèrent sur un pré au bord duquel Friedrich immobilisa le chariot.

— Nous allons nous arrêter là, dit-il. Il vaut mieux voyager de nuit. J'ai faim et les bêtes ont besoin de repos. Et toi, tu as besoin de sécher tes habits, car bien que tu sois chirurgien, tu n'es pas à l'abri de la maladie !

— Bonne idée, compère ! Je cours chercher du bois mort pour faire du feu. Je m'appelle Sylvain...

— Et moi Friedrich, Friedrich Burg... — Et moi Agnès, fit la jeune fille en émergeant de la bâche. Sylvain l'aida avec empressement à descendre du chariot, puis il partit

vers le bois. — Tu trouveras de l'eau dans une outre, et du gruau dans un sac,

commanda Friedrich à la jeune fille. Nous avons aussi des fèves. Je vais m'occuper des chevaux et dépecer le gibier.

Sylvain revenait déjà avec une première brassée de bois mort, puis repartit pour une plus ample provision, après que Friedrich lui eut donné une hache. Agnès voulut allumer le feu, mais elle s'y prit avec maladresse et ne parvint pas à faire prendre le petit bois. Friedrich lui montra comment procéder, en véritable homme des bois qu'il était. Il alla ensuite dépouiller sa prise et la débiter avec son coutelas, préparant un cuissot prêt à être embroché et rôti au-dessus du feu. Agnès le regardait faire, ne pouvant s'empêcher d'admirer ce robuste garçon qui habituellement s'adonnait à l'étude, mais semblait si habile de ses mains.

Un peu plus tard, assis autour du feu, les jeunes gens devisaient joyeusement en attendant que le cuissot fût rôti à point. Seul Friedrich restait grave.

— Dis-moi, demanda Sylvain en tournant la broche, caches-tu un trésor dans cette caisse si bien clouée ?

— Dans cette caisse... répondit Friedrich d'une voix rauque, ne t'avise jamais de toucher à cette caisse, tu m'entends ?

— Bon, bon... Après tout, ce n'est pas mon affaire... fit Sylvain, conciliant.

— Bien. Nous allons rester ici et nous reposer jusqu'à la nuit. Je vais voir si les environs sont sûrs...

Il se leva, ramassa son coutelas et s'éloigna d'un pas rapide. — Drôle de compagnon, dit Sylvain en le regardant partir. A vrai dire,

il me fait un peu peur... — Ne le juges pas répondit Agnès, il vient d'apprendre la mort de son

frère... — Ah ! Mais dis-moi, es-tu... heu... sa promise ? Agnès se mit à rire. — Pourquoi ris-tu ? demanda Sylvain, presque vexé. — Voudrais-tu me faire la cour, beau chevalier ? — Si j'osais... Hélas, je ne suis qu'un pauvre étudiant ! Mais bientôt je

deviendrai un grand chirurgien ! — N'es-tu pas pressé de revoir les filles de ton village ? — Bah ! Aucune ne m'aura attendu... Cette odeur de rôti me serre

l'estomac. Pourquoi ne revient-il pas ? — Commençons sans lui. Il n'en sera pas fâché. Sylvain coupa un épais morceau de viande qu'il offrit à Agnès, puis se

servit lui-même. Friedrich revint bientôt, satisfait de son inspection. Il s'assit à côté de ses compagnons, et, comme eux, mangea de bon appétit.

Le jour commençait à décliner lorsque Friedrich donna le signal du départ. Il ne pleuvait plus depuis le matin, mais l'air restait tiède. Les voyageurs traversèrent plusieurs villages, presque tous ravagés par la guerre, parfois même entièrement détruits. Ils contournèrent aussi des villes bien protégées par leurs enceintes, puis ils s'enfoncèrent à nouveau dans la forêt. Friedrich conduisait l'attelage, Sylvain se tenait assis à ses

côtés, et Agnès était accroupie derrière. Sylvain et elle échangeaient de temps en temps de brefs regards en rougissant tour à tour.

— Portes-tu avec toi quelque objet de valeur ? demanda soudain Friedrich à Sylvain.

— Moi ? Nenni ! Si ce n'est les certificats de l'Université... — Ceux-là, on ne te les prendra pas ! — Tu ne penses pas que... — Si. Une ombre est passée au travers de la route, là, devant, et ce

silence ne me dit rien qui vaille... Je crois que nous allons être attaqués... — Mais fais quelque chose ! Fouette le cheval ! — Et si nous faisions demi-tour ? enchaîna Agnès. — Trop tard, répondit Friedrich, toujours aussi imperturbable, mais

quoi qu'il arrive, ayez confiance en moi ! Friedrich n'avait pas fini de parler lorsqu'un homme émergea du fourré

voisin ; il agrippa d'un bond les rênes du cheval de trait, lequel s'arrêta de lui-même. Cinq autres hommes surgirent des bas-côtés du chemin, le gourdin à la main, l'air décidé.

— Des coquillards ! s'exclama Agnès, les yeux agrandis par la frayeur. — Hé oui, donzelle ! fit celui des brigands qui semblait être le chef.

Allons, que cette belle jeunesse se donne la peine de mettre pied à terre ! Les jeunes gens s'exécutèrent après un signe de Friedrich. Agnès se

serra peureusement contre Sylvain, lequel s'écria : — Que voulez-vous de nous ? Nous sommes de pauvres étudiants sans

fortune ni biens ! — Eh bien, mon garçon, voilà un chariot qui fera bien mon affaire... Ma

foi, il est attelé d'un robuste cheval... Voyons le reste. Vous autres, avancez de la lumière !

L'un des vauriens accourut, une torche enflammée à la main. Le chef commença à faire le tour du chariot sans trop oser s'en approcher.

— Holà ! fit-il en apercevant le cheval de Friedrich, voilà un bon coursier digne d'un grand chef de gueux !

— Coquins ! Vous serez tous pendus ! hurla Sylvain qui contenait mal son indignation.

L'un des brigands s'avança vers lui, prêt à cogner. — Laisse, lui dit le chef. Caresse-lui seulement les côtes avec la pointe

de ta dague. Et s'il l'ouvre encore, alors couic ! Il fit le signe d'enfoncer une lame dans un corps. Agnès se pelotonna un peu plus contre Sylvain qui se tint coi. Les

voleurs entourèrent les jeunes gens. Leur chef tourna plusieurs fois autour d'eux comme il avait tourné autour du chariot. Il s'amusait visiblement de la terreur qu'il inspirait à Agnès.

— Regardons de plus près ces enfants, dit-il. Hé ! Jolie brin de fille ! Une vraie croupe de jument ! Et voyez un peu ces charmants tétons ! Oui, elle fera mon affaire aussi !

Sylvain frémit et serra les poings. Il sentit dans son dos la morsure du poignard, et il comprit que le moindre geste pouvait lui coûter la vie.

Le chef fit la moue. — Petites bourses, sans doute, à moins que je ne découvre des trésors

cachés...

Il s'avança vers Agnès. Sylvain, à ce moment, donna un brusque coup de coude en arrière et se mit en garde devant la jeune fille. Le brigand éclata de rire.

— Regardez-moi ce jeune coq, dit-il en tirant son épée. Je vais lui chatouiller les ergots !

Une voix glaciale arrêta son geste : — Tu perds ton temps, maraud ! Friedrich Burg venait de parler. Jusque-là, il était resté impassible et

silencieux. Le brigand fit volte-face, s'approcha du garçon et leva son arme. La redoutable lame frôla le visage de Burg qui ne fit pas un seul geste pour l'éviter.

— Il ne manque pas d'audace, celui-là ! gronda le brigand en faisant mine de se retourner vers ses hommes.

Mais il se retourna brusquement et esquissa avec son épée de dangereux moulinets au-dessus de la tête du garçon. La rotation de la lame fit siffler l'air. Mais Friedrich ne broncha pas, et il gardait aux lèvres un sourire ironique.

— Vraiment, ce drôle ne manque pas d'audace ! répéta-t-il en cherchant à dissimuler le trouble qui l'avait envahi. Dis-moi donc pourquoi je perds mon temps ?

— Ce que nous possédons de plus précieux est caché au fond du chariot, dans une caisse en bois.

Le brigand regarda Burg avec méfiance. — Celui-là cherche à nous avoir, hein ? — Va donc voir dans le chariot ! — Vous entendez, vous autres ? Sortez-moi cette caisse ! Trois hommes coururent vers l'attelage et tirèrent avec précaution la

caisse qu'ils déposèrent devant leur chef. — Ouvre-là ! ordonna ce dernier à Friedrich. — Ouvre-là toi-même ! répliqua Friedrich d'une voix tranchante et sans

équivoque. — Ouvrez-là donc, bons à rien ! tempêta le chef, de plus en plus irrité

par le sang-froid du garçon. Prenez vos rossignols et ouvrez-la ! L'un des hommes s'avança et enfonça prestement entre les jointures du

couvercle son outil de cambrioleur. Il parvint, après plusieurs tentatives en différents endroits, à soulever le couvercle qu'il arracha ensuite avec les mains. Le fond de la caisse restait dans l'ombre, car le porteur de la torche était resté à l'écart, derrière Agnès et Sylvain.

— Qu'est-ce que tu vois dedans ?

L'homme se pencha. Il poussa soudain un long cri d'horreur qui se répercuta dans le silence de

la nuit. Le hululement d'un hibou lui répondit. L'homme se releva, blanc comme un linge, et fit en titubant quelques pas en arrière.

— Qu'est-ce qui te prend ? vociféra le chef, qu'as-tu vu ? Allons, réponds ou je te sors les boyaux par les trous du nez !

L'homme parvint à balbutier : — Il y a... il y a... un cadavre pourri, chef ! — Que diable ! Il s'est moqué de nous ! Le brigand dirigea la pointe de son épée vers le ventre de Friedrich qui

fit un geste d'apaisement. — C'est sous le cadavre qu'il faut regarder, dit-il, un sourire sardonique

toujours accroché aux lèvres. — Alors ? Vous avez entendu ? Remuez-moi cette charogne ! Qu'est-

ce que vous attendez ? Vous avez peur d'un mort, maintenant ? Deux des lascars se décidèrent à s'approcher de la caisse. Ils se penchèrent. Aucun d'eux ne cria, mais ils se relevèrent rapidement et restèrent ainsi,

les yeux exhorbités, pétrifiés par l'horreur. — Allons bon, railla le chef, voilà qu'ils se trouvent mal ! Ils ont pendu

sans sourciller des dizaines de larrons, et voilà qu'ils se pâment devant un cadavre ! C'est donc des filles que j'ai pour compagnons ?

L'un des deux sembla faire un effort surhumain pour articuler ces quelques paroles :

— Il... il... il a bougé, chef !... Il a ouvert les yeux ! — Alors ce n'est pas un vrai mort ! — Si, chef... Il est... il est tout pourri ! — Par les cornes de Belzébuth ! A-t-on déjà vu bouger un vrai mort ?

Je vous le demande ? Il fit signe aux deux qui restaient. Mais aucun n'osa s'approcher. Ils

regardaient leur chef en secouant la tête. Les deux précédents, maintenant, claquaient des dents et tremblaient. L'un vomissait près du chariot.

— Vous êtes tous des couards mal déflorés ! tonna le chef. Et de rage, il enfonça dans le sol son épée, sur trois pouces au moins. — Va donc voir toi-même, dit calmement Friedrich. — Moi ? — Oui. Montre à tes rufians comme tu es courageux, toi ! Toute l'assemblée regardait le chef des brigands. Même ses hommes le

défiaient du regard. Sachant son prestige en jeu, mais fort peu rassuré, le chef s'approcha du cercueil.

— Je vais vous le sortir, oui, et mettre le feu à cette charogne ! Et la fille, je la force, et les deux autres, je les pends ! glapit-il.

Et il se pencha à son tour sur la caisse.

Alors les témoins virent, oui, ils virent l'inconcevable, ils virent l'inexplicable. Ils furent huit à voir. Hallucination collective ? Furent-ils tous les huit — du moins sept d'entre eux — victimes d'une mystification ? Seul Friedrich Burg pourrait nous le dire. Il ne l'a pas fait.

Le hurlement que poussa le chef des brigands n'eut rien du registre de la voix humaine. Toutes les bêtes nocturnes durent se terrer en entendant ce cri sauvage.

Les témoins, eux, en eurent la chair de poule. Aucun d'eux, à ce moment-là, n'était capable de faire un geste, de proférer un son. Ils semblaient littéralement paralysés. Car ce qu'ils voyaient dépassait l 'entendement.

Car ils virent, ils virent deux mains osseuses, deux mains à la chair pendante, verdâtre et putréfiée, deux mains de cadavre sortir de la caisse et s'accrocher au cou du brigand, puis serrer lentement, inexorablement, en une prise d'acier.

L'agonie fut longue, trop longue. Le malheureux se mit à haleter, à trépigner, puis à râler misérablement. Ses mains semblaient nager dans l'air, sans arriver à le dégager de l'étreinte fatale. Sa face devint écarlate, puis tira progressivement sur le violet, pour se fixer enfin sur le gris-vert. Des bulles apparurent aux commissures de ses lèvres. Il bava. Finalement, après un dernier soubresaut, sa bouche libéra une lourde langue couleur de myrtille. Son corps se crispa, puis il tomba sur le sol, les yeux grands ouverts, défiguré par l'épouvante.

Les deux mains, les deux mains du cadavre avaient à nouveau disparu dans la caisse.

Leur chef étendu mort à leurs pieds, les bandits n'en menaient pas large. L'un d'eux réussit à se libérer de la fascination qu'avait exercée sur eux cette scène invraisemblable. Il s'écria :

— Fuyons ! Fuyons ! Le diable est avec eux ! Son cri brisa le charme. Les bandits s'enfuirent l'un derrière l'autre,

abandonnant leur chef, la torche et leurs armes. Pourquoi donc était-il toujours question du diable lorsque Burg se

mettait à agir ?

Sylvain et Agnès, eux, n'avaient pas bougé. Etroitement enlacés, ils fixaient la caisse avec des yeux hagards. Friedrich ramassa la torche qui brûlait encore et la planta en terre. Enjambant le cadavre du brigand, il ajusta rapidement le couvercle sur le cercueil béant, puis enfonça les clous en se servant du manche de sa dague.

— Viens m'aider, dit-il en faisant signe à Sylvain. Celui-ci sembla se réveiller. Il se secoua, se frotta les yeux, mais n'osa se

rapprocher de la caisse. — Ce que j'ai vu n'est pas vrai, n'est-ce pas ? Dis-le moi ! J'ai rêvé,

hein, c'est ça ? fit-il en bégayant.

— Non. Tu as vu la vérité, la vraie vérité, celle que les hommes ne veulent pas croire...

— Qui... qui est-ce ? — Mon frère Mathurin, pendu à Montfaucon en novembre, pour un

crime qu'il n'a pas commis. Je veux ramener sa dépouille au manoir de nos ancêtres, mais avant je dois retrouver celui qui le fit condamner... Allons, remettons la caisse dans le chariot.

— Mais Friedrich, le corps va pourrir entièrement si ce temps doux continue ! Te rends-tu compte de l'odeur que...

— Oui, je sais embaumer les cadavres. Mais il est encore temps : pour le moment, le corps est dur comme la glace...

— On ne l'aurait pas dit, tout à l'heure, quand... — Oublie ce que tu as vu tout à l'heure ! Allons, viens, Agnès ! — Je dois... je dois m'asseoir à côté de... à côté de...

Agnès montra la caisse. — Je ne vois pas comment faire autrement, dit Friedrich un peu

sèchement et en haussant les épaules. Occupe-toi d'elle, ajouta-t-il à l'adresse de Sylvain.

Celui-ci alla prendre la main d'Agnès et chercha à la raisonner en l'entraînant vers le chariot, pendant que Friedrich ramassait la torche et les armes laissées par les brigands.

— Que faisons-nous de celui-là ? demanda Sylvain en désignant le cadavre.

— Les loups s'en chargeront ! Maintenant partons ! Un peu plus tard, les voyageurs arrivèrent à la croisée de plusieurs

chemins. — Quelle route faut-il prendre ? demanda Friedrich. — Je ne sais pas du tout ! répondit Sylvain avec un grand geste, comme

s'il invoquait la fatalité.

Friedrich engagea l'attelage sur le chemin de droite. Le cheval sembla tirer sa charge avec moins de facilité. Bientôt il souffla bruyamment, puis s'arrêta, couvert de sueur et le mors écumant.

— Qu'y a-t-il encore ? s'inquiéta Sylvain en sautant de voiture. Il alla flatter le cheval, vérifier les harnais et les sabots, puis chercha à

faire avancer la bête. — Hue donc, hue ! Qu'est-ce qui te prend ?

Le cheval tira de toutes ses forces. Ses sabots raclèrent la terre, mais malgré ses efforts, il ne put déplacer le chariot qui semblait soudain de plomb. Sylvain alla à l'arrière et s'arc-bouta contre la ridelle. En vain. Il vérifia les pièces de bois qui servaient de freins : elles ne touchaient pas les roues. Celles-ci d'ailleurs paraissaient intactes et n'étaient nullement enlisées. Les essieux avaient leur position normale.

— Je ne comprends plus rien, se lamenta Sylvain, tout est en état, et

pourtant cette pauvre bête est exténuée, et ce chariot ne veut plus avancer...

— Mon frère nous indique la route à suivre... déclara alors Friedrich. Il fit faire demi-tour au cheval qui soudain retrouva son élan, et revenu

au carrefour, il l'engagea sur le chemin de gauche. Et le cheval put à nouveau tirer son attelage sans peine.

Les jeunes gens poursuivirent leur voyage à travers le duché d'Orléans, roulant de nuit lorsque l'obscurité n'était pas totale, et dormant le jour, le chariot dissimulé derrière quelque fourré. Ils arrivèrent bientôt dans une contrée sauvage de forêts, d'étangs et de marécages. Les villages se faisaient plus rares. Cette région désolée mais giboyeuse fut traversée sans encombre, sauf en cette nuit où la route se trouvât barrée par une troupe de soldats campant sur ses bords.

Le plus souvent, Friedrich chevauchait en éclaireur loin au-devant du chariot que conduisait Sylvain. Lorsqu'un danger se présentait, il revenait en arrière et faisait mettre l'attelage à couvert. En cette nuit sombre, donc, il n'eut guère de mal à détecter le campement des soldats. Ceux-ci ne cherchaient pas à se cacher : ils étaient nombreux et bien armés. Aussi avaient-ils allumé de grands feux pour réchauffer leur bivouac. Friedrich ne se soucia pas d'apprendre à quelle armée ils appartenaient, car la soldatesque était autant à craindre qu'une bande de soudards. Il retourna auprès de Sylvain et Agnès pour les prévenir. On décida d'opérer un grand tour afin d'éviter la troupe et ses sentinelles avancées. Il n'y eut pas d'autre incident de parcours, s'il faut excepter la rencontre avec le Loup-Brou...

Cela se passa la nuit précédant leur arrivée à La Chastre, terme du voyage de Sylvain. Friedrich chevauchait à côté du chariot, car la route se trouvait bien dégagée, et l'on voyait à plusieurs centaines de mètres devant soi. Agnès et Sylvain devisaient gaiement. Ce fut la jeune fille qui, la première, perçut un vague bruit de chaînes.

— N'entendez-vous rien ? demanda-t-elle.

Sylvain arrêta l'attelage et dressa l'oreille. — C'est le Loup-Brou ! s'écria-t-il avec effroi. Il vient droit sur nous ! — Qu'est-ce que ce Loup-Brou ? fit Friedrich. — Un monstre cruel qui attaque les voyageurs pendant la nuit. On en

parle en tremblant lors des veillées, par chez nous... C'est bien souvent un sorcier qui a conclu un pacte avec Satan, et qui la nuit erre sous forme de loup !

— Bon, dit Friedrich, j 'en fais mon affaire ! Et il éperonna son cheval en direction des bruits sinistres. Il revint un

peu plus tard, aussi tranquillement que s'il rentrait d'un bal de village. Le bruit avait cessé.

— Allons, en avant ! lança-t-il sans donner d'autres explications, nous avons perdu assez de temps !

Le pays que les jeunes gens traversaient était maintenant plus riant. Des

prairies vallonnées, entrecoupées de bosquets et de forêts, formaient un paysage fort verdoyant et en contraste avec les plates landes qui précédaient. De nombreux ruisseaux s'étiraient le long des pâturages, bordés de joncs et de marsaults. D'épaisses haies délimitaient les parcelles. Les fermes semblaient cossues, et les vaches qui paissaient étaient grasses, le pis gonflé de lait.

Sylvain fit à ses nouveaux amis une présentation passionnée du terroir, cette vallée noire où naquirent ses pères et où se déroula son enfance. Il vanta les charmes de ce pays si verdoyant mais peu fertile, propice à la fois aux longues randonnées champêtres et à une retraite paisible. Car bien que les masures des paysans sans biens fussent misérables, et que les habitants eussent à souffrir cruellement de la guerre et des épidémies, on menait dans cette province une existence laborieuse et tranquille.

Les trois jeunes gens arrivèrent aux portes de La Chastre, charmante petite cité bâtie en étages sur la rive escarpée de l'Indre, et entourée d'une notable enceinte. Le long de la rivière vivaient les artisans pour qui le cours d'eau représentait la source d'énergie nécessaire à leur industrie : tanneurs, teinturiers, tisserands, meuniers. Les coteaux environnants se trouvaient plantés de vigne.

— La demeure de notre seigneur Guy de Chauvigny, dit Sylvain en montrant un château dont le donjon altier dominait les toits pointus de quelques belles maisons de bourgeois, elles-mêmes en regard de la plupart des autres habitations, basses et humbles.

Le garçon ajouta d'une voix sourde : — Ce seigneur est plein d'orgueil et dur pour les humbles... — Oui, répondit Friedrich, j'en connais beaucoup de cette espèce, mais

quand ils sont assis sur la chaise percée, ils font la même chose que le dernier des serfs, et sans plus d'élégance !

— Tu as raison, Friedrich, mais pressons-nous : je suis impatient de revoir mes vieux parents ! Vous allez connaître ce rude gaillard qu'est mon père ! Quand il veut me taquiner, il m'appelle Villandrando...

— C'est un très beau nom ! s'exclama Agnès en le répétant. — Tu trouves ? Le drôle qui portait ce nom n'était qu'un coquin ! — Ah ?

— Oui. Un routier resté célèbre. Il séjourna dans notre bonne ville avant de gagner la Touraine avec son armée. C'était au moment de ma naissance...

Les voyageurs trouvèrent la cité en grande ébullition : voilà plus d'un an qu'un procès retentissant opposait le seigneur aux habitants de la ville. Le sieur de Chauvigny avait marié l'une de ses filles en 1459, et, ainsi que le voulait une ancienne et triste servitude, il imposa derechef à ses sujets un impôt supplémentaire, destiné à renflouer la dot de la mariée. Mais les habitants de la Chastre refusèrent de payer, invoquant en leur faveur un accord de 1217 qui les déclarait « francs et quittes de toutes tailles à

perpétuel ». Les habitants s'obstinèrent dans leur refus les deux années qui suivirent. Alors le seigneur les attaqua en justice devant la Chambre des requestes du Parlement de Paris, puis envenima le conflit en faisant emprisonner pour soi-disant faux un habitant de La Chastre. La population fit aussitôt appel devant le Lieutenant d'Issoudun. Au moment de l'arrivée des jeunes gens, quelques jours avant la signature de la Grande Charte, on plaidait sur trois fronts à la fois : devant les requestes du Palais à Paris, devant le sénéchal de Berry, devant le bailli royal de Saint-Pierre le Moustier.

L'acte fut signé le 10 février 1463 en la forteresse de Saint-Chartier. Louis XI le confirma. Cet acte donnait en partie raison aux habitants de la Chastre. Deux cent dix bourgeois étaient présents au moment de la signature. Leurs noms sont inscrits sur la charte, cet imposant document composé de trois peaux de parchemin cousues ensemble, et encore visible au musée de la Vallée noire.

Dans la demeure du sabotier, accrochée à flanc de coteau et précédée par un jardinet en terrasse, la joie fut grande au retour de Sylvain, si longtemps absent, et si loin du terroir, mais plus grande encore la fierté des parents de voir le diplôme de leur fils. Les trois jeunes gens firent honneur au frugal repas que leur servit la mère de Sylvain, pendant que le sabotier s'occupait des chevaux. La bouillie d'avoine, le lard, le fromage et le vin gris du pays convinrent parfaitement aux voyageurs affamés. Ils n'étaient d'ailleurs pas rassasiés lorsque le sabotier revint au logis.

— Qu'y a-t-il donc dans cette lourde caisse que j'ai vue dans le chariot, enfants ? demanda-t-il.

Sylvain et Friedrich se regardèrent. Agnès se leva, brusquement embarrassée, pour aller aider la maîtresse de maison.

— Oh, pas grand-chose, Père, fit Sylvain d'une voix faussement désinvolte, nous allons la descendre à la cave, Friedrich et moi...

Un peu plus tard, après avoir transporté le cercueil à la cave, les deux garçons se concertèrent :

— Il faut au plus vite embaumer le corps de ton frère... Dieu merci, il fait de nouveau un froid sec !

— Certes, mais comment trouver les herbes nécessaires en plein hiver ? J'ai ce qu'il faut chez moi, au manoir, mais ici ?

— Nous trouverons bien quelque panseux de secrets ! Ces sorciers qui se disent chirurgiens ne manquent pas au pays ! Dès demain je m'en vais saluer la famille aux environs : je saurai faire parler les vieux...

— Ces panseux de secrets seront tes adversaires quand tu exerceras ton noble art...

— Oh ! Il y a de la place pour tous ! Nous ne serons jamais assez pour soulager les braves gens de leurs peines...

Dans la soirée du lendemain, Sylvain revint de sa tournée triomphale, les bras chargés de présents. Tel oncle lui avait sorti un jambonneau, tel

autre avait tué une poule, tel cousin vidé sa huche... Sylvain prit à part Friedrich pour lui glisser à l'oreille :

— J'ai trouvé l'homme qu'il nous faut. Sur la route de La Chastre à Bourges, au haut d'une montée, est planté un vieil orme. De là il faut aller plein sud, jusqu'à un hameau, situé à un quart de lieue dans les terres, au penchant d'un vallon. Un sorcier habite la dernière maison, celle dont les murs sont recouverts par le lierre. Il connaît toutes les plantes, et il ramasse celles qui lui sont nécessaires...

— Bien. Je vais seller mon cheval. — Maintenant ? Mais la nuit tombe, Friedrich ! Pourquoi ne pas partir

au lever du jour ? Puis tu ne vas pas voir ce sorcier de nuit ! — Pourquoi ? La nuit convient pafaitement pour ce genre de ren-

contre... et je ne crains pas les sorciers... — Comme tu voudras. Alors allons-y ! — Je pars seul. — Mais tu ne connais pas l'endroit ! — Je trouverai l'orme, et aussi la maison du sorcier. — Mais...

— Il vaut mieux que j'aille seul, crois-moi. Mais j'aimerais que tu... que tu prépares mon pauvre frère...

— Bien sûr, Friedrich. Ton frère sera prêt pour ton retour... Le jour déclinait lorsque Friedrich Burg partit sur la route de Bourges.

Le froid était vif, et le givre recouvrait la campagne de ses paillettes glacées. La nature tout entière paraissait cristallisée dans une inertie immuable, et le soleil rasant du crépuscule changeait la brume en vapeur dorée. Friedrich chevauchait tranquillement sur la route déserte, se laissant imprégner par cette atmosphère limpide que provoque l'emprise des choses sur la préoccupation humaine.

La nature est la plus séduisante des magiciennes. Par le jeu de ses éléments, elle ensorcelle l'âme humaine et grise les sens, réveillant au cœur de l'homme ses lointains attachements à la nature et la jouissance plénière de ses spectacles enchanteurs.

Il faisait nuit depuis longtemps lorsque Friedrich arriva au hameau. Aucune lumière nulle part, aucun bruit, sinon les aboiements des chiens, ce qui, dans les campagnes, équivaut à un cri d'alarme. Mais personne ne se montra. Friedrich descendit de son cheval qu'il attacha derrière une grange, à l'abri du vent. Puis il se faufila vers un rai de lumière qui filtrait d'une cloison de planches de ce qui était sans doute une bergerie. Collant un œil contre un interstice, il vit une quinzaine de personnes réunies autour d'un feu, frileusement serrées les unes contre les autres. Les hommes tissaient ou tressaient des paniers, des corbeilles et des chapeaux. Les femmes filaient à la quenouille, mais tous écoutaient une vieille qui parlait doucement, les yeux baissés sur la chemise qu'elle raccommodait de ses

doigts gourds. Elle racontait une légende. Quelques-uns des auditeurs accompagnaient le récit par de graves hochements de tête.

Trois bougies de résine éclairaient chichement la paisible scène ; les moutons regardaient stupidement ces humains qui venaient fraterniser avec les bêtes pour un peu de chaleur. Friedrich comprit que les villageois s'étaient réunis pour la veillée dans l'endroit le moins glacial du hameau.

C'est ainsi, par les froides et longues soirées d'hiver, quand les caractères obstinés se relâchent, quand les âmes se sentent sœurs et quand les corps sont transis, que se perpétuent les traditions et les légendes.

Burg resta quelques instants à regarder ces pauvres gens, unis ce soir-là par les rigueurs de l'hiver, formant une communauté sensible et frêle au milieu de la nuit hostile, au milieu de l'inconnu. Mais lorsque Friedrich se laissait gagner par la compassion pour ses semblables, c'est la pitié et la rancœur qui l'envahissaient aussitôt.

Il laissa cet îlot humain cerné par les ténèbres et l'insaisissable, pour se diriger vers une maison isolée aux murs couverts de lierre, et qui devait être, sans nul doute, la tanière du sorcier.

Il frappa sans hésiter à la porte de la masure. Point de réponse. Il frappa plus fort, avec son poing, cette fois. Aucune réponse. Le sorcier participait-il à la veillée des villageois ? Friedrich poussa la porte. Elle s'ouvrit. Il entra et ferma la porte derrière lui. L'obscurité était totale.

Ou presque. Car dans un coin de la grande pièce commune, sur une table massive,

était posée une chandelle allumée.

Friedrich tressaillit malgré lui. Car, en face de lui, assis derrière la table, un homme le regardait fixement, sans bouger et sans laisser paraître de surprise. La lueur de la bougie accentuait les traits émaciés de son visage et rendait plus féroces ses petits yeux inquisiteurs. Un corbeau se tenait sur son épaule.

L'oiseau se mit à battre des ailes et à claquer du bec. L'homme le calma d'une caresse sur son plumage.

— Je t'attendais, dit le sorcier d'une voix gutturale, et sans broncher. Je savais que tu allais venir. Mais pas la nuit...

— J'aime la nuit, répondit Friedrich d'un ton sec. — Oui, tu n'es pas comme les autres hommes... Je sais que tu n'es pas

comme eux, sinon je n'aurais pas senti ton arrivée... — Tu dis juste, sorcier ! J'ai besoin de certaines herbes... — Oui, oui, ce cadavre qui pourrit dans la cave du sabotier... — Tu sais donc ! Le sorcier ricana. — Je sais autre chose, continua-t-il d'une voix mièvre, ce cadavre qui

tend les bras, et... Il fit en souriant le geste d'étrangler.

— Tu vois ce que je veux dire ? ajouta-t-il en retroussant ses lèvres, ce qui dévoila ses dents longues et jaunes.

— Que le Diable te pèle, sorcier ! — Ne dis pas cela, s'écria le sorcier avec force, ne prononce pas le nom

de celui dont tu redoutes autant que moi la puissance ! — Voudrais-tu m'effrayer, sorcier ? — Non. Pas toi...

Il y eut un instant de silence, lourd de menace et de secrète tension. Les deux hommes se mesuraient du regard. Le corbeau, maintenant affolé, se réfugia au haut d'une poutre.

— Tu es venu pour tuer ! lança brusquement le sorcier. Et il leva un bras, pointant sur l'arrivant deux doigts écartés, comme

pour former la lettre V. Friedrich ne se laissa pas surprendre ; il répéta aussitôt le geste du sorcier, ce qui annihila la charge magique.

— Je savais que tu ne te laisserais pas prendre : celui qui sait se faire obéir par les morts est un homme dangereux, dit enfin le sorcier en laissant retomber son bras sur la table.

— Pourquoi cette joute ? Je viens seulement te demander ces herbes dont j'ai besoin...

— Je veux mesurer ta puissance, étranger ! Mais je te donnerai ces herbes... Je peux plus, même, car tu cherches un homme que tu ne connais pas, et tu ne sais où le trouver... je peux te montrer son visage...

— Vraiment ? fit Burg, intéressé, mais néanmoins narquois. — Tu ne me crois pas ? Pourtant, ce que je viens de t 'apprendre devrait

te suffire...

Friedrich fit seulement la moue. Piqué au vif, le sorcier se redressa pour lancer :

— Viens avec moi !

Friedrich suivit le sorcier qui, la chandelle à la main, l'entraîna hors de la masure et l'introduisit dans un cellier voûté, bas de plafond et fort obscur. Le sorcier prit soin de verrouiller la porte derrière eux, puis il posa son lumignon sur une planche mal équarrie servant d'étagère, laquelle se trouvait placée au-dessus d'un baquet rempli d'eau. Burg vit, près de ce baquet, un objet qu'il identifia aussitôt : c'était une baguette de coudrier.

Le cellier baignait dans une température fraîche, mais non glaciale, comme on aurait pu s'y attendre, car le froid était vif au-dehors. Pas de doute possible : quelque chose réchauffait l'atmosphère du cellier. Mais quoi ? Il n'y avait pas de feu dans le réduit. Puis cette chaleur qui se dégageait d'on ne sait où ne paraissait pas ordinaire, non, elle donnait plutôt l'impression d'une sorte de combustion quasi surnaturelle qui faisait penser au rejet d'une haleine brûlante.

Burg décela tout de suite cette particularité. Il ne dit rien mais se tint sur ses gardes. Le cellier se trouvait chargé d'ondes nocives. Une « chose » mauvaise les irradiait d'un coin plongé dans le noir. Friedrich comprit que

la « chose » tapie dans l'obscurité le guettait sournoisement. Il décida de ne jamais lui tourner le dos et se prépara à esquiver un assaut imprévu.

Mais il ne se passa rien. Le danger restait dans l'air, menaçant, perfide, subversif, même. Jamais encore Friedrich ne s'était trouvé dans une telle situation de danger physique et moral. Une force écrasante voulait le subjuguer, une force surhumaine. Cette force voulait pervertir et grignoter sa volonté ; Friedrich en pressentit tout de suite l'atteinte. Le sorcier lui-même semblait mal à l'aise ; il jetait vers le coin sombre des regards plein d'inquiétude.

Oui, quelque chose de terriblement maléfique occupait le coin sombre du cellier. Quelque chose ou quelqu'un. Quelque chose qui suscitait de façon irrémédiable un sentiment d'horreur et d'impuissance, et qui dégageait une telle énergie mauvaise qu'aucune volonté humaine n'aurait pu la contrer. Quelque chose de foncièrement vicieux et mauvais, si ce terme de « mauvais » est assez fort pour une telle impression inhabituelle. Quelque chose qui semblait condenser, couver et rayonner tout le mal de la terre. Quelque chose d'autre, pour tout dire...

Friedrich Burg ne dit pas dans son récit comment procéda le sorcier. Par bonheur, j'ai retrouvé dans un livre la transcription d'une légende ancienne qui devait se raconter jadis, lors des veillées d'hiver. Cette heureuse coutume des veillées, qui rapprochait tant les hommes, s'est éteinte hélas, après des siècles de pratique par des dizaines de générations respectueuses du passé. Cette coutume est partie comme la notion de sagesse, cette sagesse qui est devenue une philosophie désuète...

Le sorcier, ayant saisi la baguette de coudrier, « la fit d'abord rouler lentement entre ses mains, et tout en lui imprimant un mouvement de plus en plus rapide, il adressa brusquement ces mots à... (Burg).

— C'est bien toi, toi... (Burg) qui veux connaître celui qui te cause du dommage ?

— C'est moi-même, répondit... (Burg) d'une voix ferme. — Tu vas le connaître !... tu vas le connaître !... mais je n'en prends

rien sur moi !... s'écria le devin en jetant des regards effarés dans l'angle de la cave...

« Cependant la baguette avait atteint, dans son mouvement de rotation, un degré de vitesse tellement accéléré qu'on ne l'apercevait plus entre les mains du sorcier. Ce fut en cet instant qu'il la laissa choir perpendiculaire- ment dans le baquet. Au bruit grésillant, aux mille bulles pétillantes qui soudain s'échappèrent du sein du liquide frémissant, vous eussiez dit que l'on venait d'y plonger une verge de fer incandescente.

« Aussitôt le devin se pencha sur le cuvier en murmurant quelques mots à voix basse.

— Prends ma place et regarde, dit-il... » Friedrich se baissa sur la surface du liquide, devenue miroir magique. Il

y vit le reflet d'un visage dont il grava les traits dans sa mémoire. La vision

apparut fidèle à la description que le bourreau de Paris et Agnès lui avaient faite de l'infâme Amane. Amane le goétien qui, pour s'approprier une mandragore, avait fait pendre un garçon innocent ! Amane qui avait ignominieusement abusé de la naïve jeune fille ! Amane qui détenait peut-être dans ses mains viles le pantacle, le pantacle de l'Ange déchu !

L'image se troubla aussitôt, et un second visage se superposa au premier, un visage d'homme aux traits médiocres et empâtés.

— Qui est celui-là ? s'exclama Friedrich. — Attends... répondit le sorcier. Regarde ! L'eau du baquet se troubla à nouveau, et Burg vit un nouveau visage

d'homme, un visage qui trahissait le vice et la servilité. Puis l'eau du baquet se troubla une dernière fois, et Friedrich vit une femme tenant dans ses bras un bébé.

— Voilà ceux que tu dois tuer ! s'écria alors le sorcier. — Je suis venu me venger de celui qui fit pendre mon frère, et non pour

exterminer toute une famille ! — Et pourtant tu dois les tuer tous ! Tu le dois ! — Me crois-tu donc capable de tuer une femme et un enfant ? Me

crois-tu capable d'une telle cruauté ? — Tu dois les tuer tous, et aussi cette femme, et aussi cet enfant, alors

tu épargneras bien des malheurs aux tiens ! Il te faut écraser le serpent sous tes talons... Cet homme que tu cherches est plus que le meurtrier de ton frère !

— Oui, je sais : les Amane ne doivent jamais laisser vivre un Burg... — Alors finis-en avec les Amane, et les Burg pourront vivre en paix ! A

jamais ! L'occasion est belle : saisis-là ! La pitié est une faiblesse indigne de toi ! Agis, et il n'y aura plus de postérité ennemie pour les tiens ! Car je vois un mauvais présage...

— Quel mauvais présage ? Parle donc ! — Une malédiction plane sur ta famille... Toi, tu as le pouvoir de la

lever par le fer et le sang ! Ceux que tu viens de voir doivent mourir ! Tous ! Frappe sans pitié ! Même cet enfant ! Si tu ne le tue pas, il aura lui aussi d'autres enfants qui seront les ennemis des tiens, et le sang de celui que tu veux tuer coulera dans leurs veines ! Souviens-toi : ils seront un danger pour toi et les tiens à venir ! Détruis la graine qui pourrait te perdre ! Saigne la femme ! Saigne l'enfant !

Friedrich ne répondit pas. — Mais ne me demande pas de leur faire pousser au front une corne,

reprit le sorcier, ni de leur crever un œil, ni de les marquer sur la joue par une griffe de chat, ni de les empêcher de copuler...

— En serais-tu capable ? — Je ne veux pas m'attaquer à eux... Je ne dois pas m'attaquer à eux...

Mon savoir est sans effet lorsque... lorsque... Le sorcier lança un regard furtif vers le coin sombre du cellier.

— Que veux-tu dire ? demanda Friedrich. — Celui à qui j'obéis les protège, comme il te protège aussi... Il vous

protège... Car vous n'êtes pas comme les autres hommes... Il y a quelque chose entre vous et... Lui !

Le sorcier jeta un nouveau regard furtif vers le coin sombre du cellier. — Hum, dit Friedrich, c'est donc parce que tu me crains que tu me dis

tout cela ? — Je... Je dois te le dire... J'y suis obligé... Si les autres venaient, je les

aiderais aussi... S'ils viennent, je leur dirai ce que je sais de toi... Le sorcier n'osa en dire davantage. C'est presque avec épouvante qu'il

regardait maintenant le coin sombre du cellier. Ce coin qui, tout à coup, n'était plus sombre. Friedrich Burg le sentit avant de le remarquer. Il eut le pressentiment

d'une présence terrifiante. Il se retourna brusquement, et il vit. Ce fut d'abord une sorte de lueur vacillante, rougeoyante, qui

s'intensifia peu à peu. Déjà l'on distinguait une ombre, déjà l'on devinait la forme de ce qui se tenait assis dans l'obscurité. Puis la lueur se fit plus vive, mais non pas plus brillante : on eût dit un feu de braises ardentes, ou plutôt le reflet d'un gigantesque brasier ne dégageant ni fumée, ni odeur. L'air était devenu comme un fer chauffé au rouge. Et il y avait cette forme, cette forme monstrueuse, immobile mais pourtant vivante.

Oui, elle vivait, cette forme, cette... chose, alors qu'elle n'aurait pas dû exister, ou alors seulement peut-être dans l'imagination des hommes !

Friedrich Burg frissonna de tout son être. Un grand bouc noir, au regard cynique, lubrique, mauvais et pénétrant,

aux cornes arrogantes, était assis sur son derrière dans le coin sombre du cellier. Sa barbiche avait une couleur argentée, ses sabots reluisaient comme du jais.

Il fixait Friedrich et le sorcier de ses yeux jaunes et vicieux. Sa gueule bavait une écume verdâtre et fumante. De cette apparition émanait une impression d'horreur insurmontable.

Affolé, le sorcier se rua vers la porte, tandis que Friedrich resta figé sur place.

L'atmosphère qui régnait dans le cellier était devenue insoutenable, tant elle se trouvait chargée d'une force sournoise et corrosive. Le grand bouc noir irradiait ce terrible embrasement qui faisait penser à des braises incandescentes, mais dégageait des ondes plus nocives qu'un acide.

Friedrich réussit à surmonter sa terreur pour se précipiter au-dehors. Le sorcier boucla avec hâte la porte du cellier et fit mine de barricader

l'entrée. — Attends, cria Friedrich, tu ne l'arrêteras pas avec quelques planches ! Et il traça sur le montant de la porte quelques signes mystérieux, puis il

rattrapa le sorcier qui ne l'avait pas attendu pour se réfugier au plus vite dans sa masure.

— Qu'as-tu fait, malheureux homme ? Qu'as-tu fait ? gronda Friedrich en agrippant le sorcier par les vêtements.

Tremblant de tous ses membres, le sorcier prit l'attitude d'un enfant qui vient de commettre une faute grave et irréparable.

— Je... Je ne croyais pas que j'y arriverais... balbutia-t-il. Maintenant il est là, et il ne veut plus partir... J'ai tout fait pour le faire partir, et il est resté... Il est là...

— Sais-tu ce qui peut t'en coûter ? — Oui, oui... Je sais... Mon destin est scellé... Je dois lui obéir...

jusqu'à... — Et je ne peux rien faire pour t'aider... — Non, personne ne peut plus m'aider... Je suis à lui... Je prie la Vierge

Marie pour qu'elle sauve au moins mon âme... Mais viens, je vais te donner les herbes que tu es venu chercher...

Lorsque Friedrich sortit de la maison du sorcier, ce dernier le retint par l'épaule et lui dit :

— Je puis encore quelque chose pour toi, étranger... — Quoi donc, sorcier ? — Veux-tu savoir où trouver ceux que tu dois tuer ? Car tu ne sais pas

où les chercher, n'est-ce pas ? — Non, je ne le sais pas... — Alors reviens demain, mais avant que le jour ne tombe !

Le manuscrit latin de Friedrich Burg est ici censuré — je dis bien : censuré — sur près d'une page. L'écriture de Friedrich ou du copiste est en effet recouverte de traits épais tracés à l'encre. Quelques mots seulement, quelques bribes de phrases restent lisibles. L'encre qui biffe ce long passage n'est pas la même que celle qui servait à la rédaction du journal. Je pense qu'un lecteur postérieur est l'auteur de la mutilation de ce texte. Le passage que l'on a voulu garder secret est, sans nul doute, le récit de l'embaumement de Mathurin. Friedrich indiquait probablement le détail des opérations, indiscrétion qui ne dut pas plaire à notre censeur. A déchiffrer et assembler les parties lisibles, je crois comprendre que le cadavre a été étendu dans un bain de différentes herbes, ceci durant plusieurs jours. L'embaumement était donc partiel et consistait unique- ment à empêcher la décomposition du corps. Mais je ne comprends pas pourquoi l'on a fait mystère d'une opération dont nous connaissons par ailleurs de multiples recettes, et qui n'est ordinairement pas cachée. Peut-être les Burg avaient-ils jadis leur secret ? Pourtant, Friedrich rapporte l'embaumement dans tous les détails, alors qu'il tait bien des opérations magiques...

Friedrich, le lendemain, fut fidèle au rendez-vous du sorcier, malgré l'abomination que recelait le cellier.

— Je vais t'aider à retrouver tes ennemis, dit le sorcier, mais avant je veux que tu me donnes le secret de la nécromancie ! Moi aussi je veux faire revenir l'esprit des morts dans leur corps !

— Tu n'y penses pas, sorcier ! De toute façon je retrouverai le meurtrier de mon frère, avec ou sans ton aide !

— Bon, alors je te propose autre chose : une joute ! Si tu gagnes, je t'aiderai sans rien demander, mais si tu perds, tu me livres le secret de la nécromancie !

— Et quel genre de joute veux-tu me proposer ? — Attends-moi dehors, je viens tout de suite... Burg sortit de la masure. Le soleil brillait sur le paisible hameau ; un

voisin réparait une clôture, un autre consolidait le toit de sa chaumière. Quelques enfants jouaient non loin de là, sur la mare gelée.

Alors Burg pensa à ce qui se trouvait dans le cellier du sorcier, et il eut peur pour tous ces braves gens qui vivaient si près, sans savoir, sans se douter que...

Le sorcier sortit à son tour de sa maison, et il entraîna Friedrich dans son jardin. Il tenait entre deux doigts un petit œuf rond.

— Qu'est-ce que ceci ? demanda Friedrich. Un œuf de merle ? — C'est un œuf de jau, comme on dit, par chez nous. Il a été pondu par

un vieux coq, et contient une cocadrille... — Comment dis-tu ? Une cocadrille ? — Oui. C'est une espèce de serpent (le sorcier prononçait sarpent) qui

devient un dragon au bout de sept ans. Crois-moi, c'est le pire fléau de la nature ! Lorsque la cocadrille a grandi, elle devient un dragon à qui il pousse des ailes. Elle quitte alors les lieux humides où elle aime habiter, et s'envole dans le ciel pour gagner la tour de Babylone, et le venin qu'elle répand dans les airs en s'envolant provoque des épidémies et des malheurs en grand nombre dans toute la région !

— J'ignorais tout de ce monstre. Mais notre joute ? — Voilà : le serpent que contient cet œuf est déjà mauvais. Si je laisse

tomber l'œuf de jau, le serpent sortira de la coquille brisée. S'il te voit le premier, tu es un homme mort, mais si tu devances son mortel regard, alors c'est lui qui meurt !

— Tu cherches encore à m'éprouver, maudit sorcier ! — Je veux savoir ce que tu vaux... — Bien. Mais je crois que tu as oublié quelque chose, dans cette

affaire... — Quoi ? — Si ton serpent me foudroie du regard, je serai un homme mort,

comme tu me dis. Mais alors comment feras-tu pour connaître mon secret, puisque tu ne sais pas faire parler les morts ?

Le sorcier éclata de rire. — Me prends-tu pour un sot ? Le coquard que je tiens dans ma main n'a

aucun effet parce que j'ai placé le premier jour de mai un rameau de charme sur le bâton où les poules s'accrochent pour dormir. Aussi tu ne risques rien si tu n'es pas le plus rapide... Crois-tu donc que j'oserais te faire mourir ? Il... Il ne me le pardonnerait pas...

Le sorcier avait baissé la voix et montré le cellier. — Alors allons-y ! dit Friedrich avec détermination. — Et tu m'apprendras à faire rentrer les esprits des morts dans leur

corps ? Tu m'apprendras à faire bouger les cadavres ? — Je n'ai qu'une parole ! Le sorcier, sans attendre, laissa choir son œuf. Mais Burg se tenait prêt

depuis un moment. Son regard avait terrassé le serpent avant même que la coquille ne fût entièrement brisée. Et le hideux petit reptile se tordit sur le sol gelé, bavant et enflant ses dégoûtants anneaux *.

— Tu as gagné, dit le sorcier avec consternation, alors je vais te dire : sois vendredi soir, à minuit, au carroir de la Croix-Tremble, près du village de Cosnay. L'un de tes ennemis y viendra. Mais de ce qui arrivera, je ne répondrai de rien !

— Oui, oui ! — Celui que tu verras arriver te demandera s'il est vrai que tu connais le

secret pour pénétrer dans l'Aire aux Martes. Tu répondras oui, sans hésiter. Va-t'en, maintenant !

— Mais toi, sorcier, que vas-tu faire ? Friedrich, à son tour, montra le cellier. Le sorcier blêmit. — Je lui appartiens, dit-il d'une voix sourde. Il me torture jour après

jour. Je sais que ma fin sera horrible... — Je t'aiderais, si je le pouvais. Mais mon pouvoir finit où commence le

Sien ! — Tu ne peux rien pour moi... Aucun homme ne peut plus m'aider, et

la Vierge Marie ne répond pas à mes prières... Je... mais va-t'en donc ! Friedrich se mit en selle ; il regarda longuement et avec commisération

le sorcier qui se détourna. — Adieu sorcier, puisse ton châtiment s'adoucir !

— Adieu, toi que le bouc (il prononça Bou) protège !

La (ou le) cocadrille est en fait un basilic qui est engendré dans un œuf, dans un œuf de coq, lequel a été pondu dans le fumier et couvé par un crapaud. Voilà ce qu'il est dit dans le « Malleus maleficarum » : « Le basilic s'il voit le premier tue ; s'il est vu le premier il en meurt. Et la raison pour laquelle le basilic peut tuer d'un regard, c'est que regarder et s'imaginer provoque la sécrétion en son corps d'un venin, qui infecte d'abord les yeux, puis l'air ambiant et de proche en proche jusqu'à l'air proche de l'homme. L'homme aspire cet air empoisonné, s intoxique et en meurt. Par contre, s'il est fixé du regard par un homme qui veut le tuer, ce basilic se trouve comme entouré de miroirs ; et la bête, projetant son venin, se le voit renvoyé par le miroir et elle en meurt. »