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LE PELERINAGE A SAINT-ANTOINE 1. Le voyage à Saint-Antoine en Viennois Le passage à Saint-Antoine en Viennois constitue une étape obligée sur la route du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, ainsi qu'un but en soi pour nombre de fidèles venus principalement cl' Allemagne centrale et méridionale et de « Lombardie », si l'on en croit le témoignage de l'analyste de l'ordre, l'antonÎn Aymar Paleo, faisant état, au premier tiers du XVI" siècle, d'une longue tradition. De fait, depuis la fin du XI" siècle, moment du transfert des reliques de saint Antoine d'Orient en Dauphiné par les soins de Jocelin de La Motte Saint-Didier, le prestige du üeu s'est tôt affinné, fermement établi sur la double base d'un culte thérapeutique officialisé et d'une vocation aumônière solide placés sous l'égide de l'un des saints confes- seurs les plus prestigieux des origines du monachisme chrétien 1. A la phase de juxtaposition d'une maison bénédictine et d'un hospice entretenu par un petit groupe de laïcs, a succédé celle d'une abbaye de chanoines réguliers placés sous la règle de saint Augustin et réunissant en eux la double vocation liturgique et hospitalière caractéristique de l'ordre. Les étapes de l'évolution s'accomplirent avec l'appui pontifical. Dès Honorius Ill, les frères hospitaliers furent admis à prononcer les trois voeux de religion; en 1247, ils furent soumis à la règle de saint Augustin comme chanoines réguliers; en 1297 enfin, sous Boniface VIII, ils acquirent une totale indépen- dance à l'égard des Bénédictins de Montmajour définitivement supplantés dans le cadre d'une abbaye nouvelle, chef d'un ordre en pleine croissance. 1. Depuis les travaux de H. DIJON, l' Eglise abbatiale de Saint-Antoine en Dauphiné. et archéologie, Grenoble, Paris, 1902, mise au point de B. B LIGNY, L'Eglise et les religieux dans le royaume de Bourgogne aux xr et XII' siècles, Grenoble, 1960, pp. 446-452, ct étude de A. MISCHLEWSKl, Grundzüge der Geschichte des AntoniteTOrdens bis zum Ausgang des 15. }ahrhunderts, Cologne-Vienne, 1976. L'oeuvre de l'Antonin dauphi- nois Aymar FALCO, Antonianae historiae compendium ex variis iidem gravissimis ecclesiasticis scriptoribus est parue à Lyon en 1534 (éd. Payen), t 16 fI>; biographie de R. MAILLET GUY, Aimar fa/co, historien de Saint-A7Itoine, Valence, 1910. Provence Historique - Fascicule 166 - 1991

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LE PELERINAGE A SAINT-ANTOINE

1. Le voyage à Saint-Antoine en Viennois

Le passage à Saint-Antoine en Viennois constitue une étape obligée sur la route du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, ainsi qu'un but en soi pour nombre de fidèles venus principalement cl' Allemagne centrale et méridionale et de « Lombardie » , si l'on en croit le témoignage de l'analyste de l'ordre, l'antonÎn Aymar Paleo, faisant état, au premier tiers du XVI" siècle, d'une longue tradition. De fait , depuis la fin du XI" siècle, moment du transfert des reliques de saint Antoine d'Orient en Dauphiné par les soins de Jocelin de La Motte Saint-Didier, le prestige du üeu s'est tôt affinné, fermement établi sur la double base d'un culte thérapeutique officialisé et d'une vocation aumônière solide placés sous l'égide de l'un des saints confes­seurs les plus prestigieux des origines du monachisme chrétien 1.

A la phase de juxtaposition d'une maison bénédictine et d'un hospice entretenu par un petit groupe de laïcs, a succédé celle d 'une abbaye de chanoines réguliers placés sous la règle de saint Augustin et réunissant en eux la double vocation liturgique et hospitalière caractéristique de l'ordre. Les étapes de l'évolution s'accomplirent avec l'appui pontifical. Dès Honorius Ill, les frères hospitaliers furent admis à prononcer les trois vœux de religion; en 1247, ils furent soumis à la règle de saint Augustin comme chanoines réguliers; en 1297 enfin, sous Boniface VIII, ils acquirent une totale indépen­dance à l'égard des Bénédictins de Montmajour définitivement supplantés dans le cadre d'une abbaye nouvelle, chef d'un ordre en pleine croissance.

1. Depuis les travaux de H. DIJON, l' Eglise abbatiale de Saint-Antoine en Dauphiné. et archéologie, Grenoble, Paris, 1902, mise au point de B. B LIGNY, L'Eglise et les

religieux dans le royaume de Bourgogne aux xr et XII' siècles, Grenoble, 1960, pp. 446-452, ct étude de A. MISCHLEWSKl, Grundzüge der Geschichte des AntoniteTOrdens bis zum Ausgang des 15. }ahrhunderts, Cologne-Vienne, 1976. L'œuvre de l'Antonin dauphi­nois Aymar FALCO, Antonianae historiae compendium ex variis iidem gravissimis ecclesiasticis scriptoribus est parue à Lyon en 1534 (éd. Payen), t 16 fI>; biographie de R. MAILLET GUY, Aimar fa/co, historien de Saint-A7Itoine, Valence, 1910.

Provence Historique - Fascicule 166 - 1991

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Les cent quatre-vingt-douze commanderies ou préceptories attestées à la fin du XV" siècle, dont quarante-deux générales , regroupant toutes les autr<:s avec les dépendances directes de l'abbaye-mère, forment un ensemble particu­lièrement dense, dessinant une grande diagonale européenne de "Allemagne moyenne à l'Icalie septentrionale et à la France du Sud et constituent autant de points d 'enracinement et de diffusion de "influence et de la renommée de l'ordre, à partir de sa double vocation originelle. Placée sous l'autorité de J'abbé Jean Joguet depuis 1471, la maison était entrée, après les difficultés et la crise du milieu du XV" siècle, dans une phase de réforme, qui allait aboutir peu après le moment où Hans von Waltheym la vis ita en 1474, à J'élaboration des statuts réformateurs de 1477. Ceux-ci constituent une source fondam entale de connaissances précises quant au fonctionnement de la maison et de J'ordre à la fin du xV' siècle, tandis que la Chronique d'Aymar Falco, de 1534, en est la mémoire vivante. Cette dernière est précieuse à la fois par ce qu'elle révèle d u contenu de nombreux documents dont les originaux Ont d isparu dans la crise du xvr siècle, et par ce qu'elle montre, à travers la perception d'un panégyriste, de 1'« esprit » d'une maison 2.

Des témoignages significatifs conservés par la cartographie de la fin du Moyen Age prouvent l'audience du pèlerinage: Parmi eux, la cane catalane de 1375, attentive à localiser les hauts lieux de la foi, indique deux noms seulement entre la vallée du Rhône et les Alpes, ceux de Vienne et de Saint-Antoine. Les témoignages dauphinois du XV· siècle confirment l'ampleu r du courant qui conduit les pèlerins à Saint-Antoine et permettent parfois de perccvoir les variations du flux. En 1447, par exemple, Ic procureur fiscal du Dauphiné énumérant les richesses de la principauté, n'hési tait pas à placer en tête le pèlerinage, avant l'exploitation des mines de fer, et les voyages que « les marchands font, allant, revenant et séjournant par le pays ». En revanche, en 1450, les habitants de Saint-Antoine s'avouèrent déçus devant les enquêteurs des révisions de feux, puisque, « à cause des guerres de France et d ' Italie 0),

le avait été moindre qu ' ils ne J'avaient espéré. L'année suivante, leurs Saint-Marcellin pensaient au contraire pouvoir attribuer leur égale

déception à la concurrence victorieuse de Saint-Antoine, où les voyageurs se seraient rendus directement « à cause du vœu ». Puis, la paix revenue en Jtalie du Nord, le courant reprit bientôt, attesté autant par les considérations constantes dans les statuts de 1477 sur les foules « qui se pressent quorid ienne­mem ici », que dans les propos d 'Aymar Falco reflétant la situation des deux générations de la fin du Moyen Age et du début de l'époque moderne, où il parle de 10000 Italiens en 1514, suivis quelques an nées plus tard d'un « nombre incroyable» d'Allemands. Dans le troisième quart du XV" siècle, Hans von Waltheym appartient au j!ot de ces voyageurs dont des itinéraires conservés permettent de connaître quelques noms, pour les joindre à ceux

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des grands, complaisamment énumérés par Aymar Falco comme donateurs généreux, Jean Galeas Visconti étant l'un des plus célèbres 3.

Le voyage de Savoie en Dauphiné, d'abord des Echelles à Moirans à travers le massif de la Chartreuse, puis le long de la basse vallée de l'Isère, correspond à la route classique d'Allemagne en Provence par l'intérieur des terres, route jalonnée d'hôpitaux et de léproseries attestés dans pratiquement chaque communauté, où le passage des voyageurs constitue une réalité quoti­dienne. Révélatrice à cet égard est la notation fugitive des enquêteurs chargés de s'informer en 1431 sur les raisons de la fermeture de la route de Miribel, à la sortie des Echelles, par le seigneur du lieu, et qui rencontrèrent à cette occasion des Lombards revenant précisément du pèlerinage de Saint-Antoine, et de malheureux lépreux en larmes, puisque privés d'aumônes et réduits à la famine par le tarissement du passage des voyageurs dont ils attendaient leurs moyens d'existence 4.

2. Ad Limina

Parvenu à Saint-Antoine, Hans von Waltheym donne un témoignage qui reflète ses préoccupations par l'ordre des priorités adopté. Il est pèlerin et s'intéresse donc d'emblée au cœur même du foyer de pèlerinage, puis son regard parcourt plus largement le lieu, avec hommes et bâtiments, et s'attarde sur les hôpitaux; il s'interroge enfin sur l'origine d'un ensemble d'une telle ampleur et sur les liens organiques qui rattachent les préceptories gennaniques qu'il connaît à l'abbaye-mère. Par cette démarche souple et intelligente de découverte progressive, conduite par un esprit bien construit et exigeant, il permet de réfléchir sur l'évolution à travers le temps des destinées du lieu, des manifestations paniques originelles liées à la maladie provoquée par l'ergot de seigle, jusqu'à la structuration accomplie au terme de l'histoire pluriséculaire d'un foyer prestigieux.

La démarche du pèlerin l'introduit d'abord au lieu même de la présence du sacré, dont la double polarité reflète la longue histoire du pèlerinage et les formes privilégiées qu'il revêtit en fonction des choix de dévotion des fidèles. Le regard attentif de Hans Von Waltheym se fixe en effet sur les deux pôles fondamentaux d'où irradie la puissance bienfaisante: le sarcophage contenant le corps du saint, exalté par son emplacement au-dessus du grand autel et, dans la chapelle proche, le Saint Bras, protégé par le reliquaire précieux qui l'enchâsse sans le voiler. Le corps de saint Antoine, conservé à l'origine dans un simple coffre de cyprès, dont la tradition rappelée par Aymar Falco veut qu'il ait été l'œuvre d'un Chartreux, vers 1119, bénéficia très tôt des marques

3. Carte caraJane reproduite dans J. LELEWEL, Atlas composé de 35 planches, Bruxelles, 1849, planche 23, XXI, 63; Mémoire du procureur fiscal du Dauphiné, ADI, B 4993, r 5 à 12, publié par V. CHOMEL, ... Un mémoire inédit sur le commerce de transit en Dauphiné au milieu du XV' siècle "', dans Bulletin Philologique et Historique (1%0), Paris, 1961, p. 337. Révisions de feux de Saint-Antoine et de Saint-Marcellin, ADI, B 2745, r 195 et 212.

4. ADJ, fi 2957, P 157 vo.

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tangibles de la vénération dont il était l'objet: Selon la Vira Magna, saint Hugues de Lincoln, qui célébra ici, Je vit déjà au-dessus du grand autel, « reposant sur une console adhérente à la muraille ». A la suite de la reconnais­sance des reliques faite en 1237, et au cours de laquelle le Saint Bras fut prélevé, une enveloppe plus précieuse lui fut donnée en 1238, par les soins de Guillaume, abbé de Montmajour, et de son neveu Raymond, prieur bénédictin du lieu, qui firent déposer le coffre primitif dans une châsse d'argent; il ne devait en être retiré désormais qu'une fois l'an, à l'occasion de la procession solennelle de l'Ascension pour être conduit jusqu'à l'égl ise de la Vierge et y reposer devant l'autel pendant la durée de la messe. La châsse est décrite en 1491, lors de la reconnaissance officielle du corps de saint Antoine, destinée à mettre fin aux revendications des Bénédictins de Montma­jour qui disaient l'avoir transféré chez eux en panant, en des termes proches de ceux de Hans von Waltheym: «( un grand tabernacle sur deux piliers couvens de lames d'argent merveilleusement travaillées ». L'autel fit auss i l'objet d'enrichissements successifs, dont on connaît au moins deux étapes, à l'occasion de travaux somptueux faits sous J'abbé Pons Mitte, vers 1372, puis sous l'abbé Hugues de Chateauneuf en 1417. Ainsi, ce point focal de l'édifice, où la présence des reliques du grand ermite est soulignée avec autant d'éclat que celle du Saint Sacrement, a-t-il achevé d'acquérir sa splendeur deux générations avant le passage du pèlerin allemand ~.

Quant au Saint Bras, prélevé en 1237 dans le précieux coffre, pour répondre probablement à l'attente des fidèles aspirant, en dépit des réticences du droit canonique, à un contact fréquent et surtout immédiat avec les reliques elles-mêmes, et peut-être aussi en fonction de la recette du saint Vinage curatif supposant une infusion sur les ossements, il donna lieu à un culte particulier. En témoignage la fondation de Jean Galéas Viscomi, le maître de Milan, en 1383, quand il établit une messe quotidienne dans une chapelle du transept, du côté de l'EpÎtre, où était célébrée jusque-là la messe paroissiale: couverte de peintures murales, elle devint la chapelle du Saint-Bras, du nom de la rdique conservée dans un réceptacle de grande valeur 1> . La description de Hans von Waltheym est la plus précise qui en ait été donnée et prouve qu'il put le voir de très près, en pèlerin favorisé, catégorie à laquelle les statuts de 1477 entendront réserver ce privilège: « nec etiam indifferentcr ostendat ipsas reliquias, honestis et per easdem ", dit du prêtre chargé de cet L'examen des «armes comtes de Vertus », titre poné par Jean Galéas depuis son mariage avec la fille de Jean le Bon, montre la fascination exercée par la vue de la biscia, le serpent aux anneaux enroulés, d'où émerge un corps rouge, le fameux emblème des Visconti, présent sur toutes leurs c()mmandes et en lequel la tradition se

abbatiale ...• ouv. çit., pp.323 et suivantes; proœssiotl d1.-'

du droit canonique dans N. HmlANN··M AS'CAkO,

d'Url droit. 1975, pp. 214-216. Compendium fO 95.

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plaisait à reconnaître soit une référence à la présence dans le trésor de Saint-Ambroise d'un bronze vénéré, considéré comme l'image du serpent d'airain érigé par Moïse pour guérir les victimes du serpent de feu et par là-même symbole de la Rédemption, soit plus prosaïquement, le souvenir glorieux d 'Otton Visconti, aux origines de la dynastie, vainqueur au cours de la première croisade des Sarrasins figurés par l'homme dévoré 7,

La présence signalée du «prêtre auprès du bras» est le témoignage irréfutable de la parfaite organisation du culte telle qu'il allait être décrit avec minutie dans les stawts ré.forrnateurs de 1477: non seulement le grand autel placé sous le contrôle du gardien, assisté d'aides et d'un luminarier, fait l'objet d'une surveillance et d'une présence attentives, mais le Saint Bras est lui aussi commis aux soins de l'un des principaux dignitaires du chapitre, le brassier, chargé de l'entretien de la chapelle et de l'ostension de la relique. Les statuts prévoient celle-ci lors des fêtes solennelles, mais le témoignage présent prouve qu 'on y procédait chaque jour à deux reprises j les statuts précisent d'ailleurs qu'en cas de grande affluence, phénomène fréquent, la messe serait célébrée non pas dans la chapelle de Saint-Bras, trop exiguë pour accueillir tous les dévots qui s'y pressaient, mais dans la chapelle de Boucicaut, plus vaste. Les minutieuses stipulations prévues par les statuts quant à l'attribution des of­frandes déposées en ces deux lieux fondamentaux, témoignent de l'in.tensité et de la constance du courant qui drainait vers eux les fidèles à toutes les heures du jour. Il est ainsi entendu que si le cellerier les perçoit normalement, elles sont en partie réservées pendant le temps de la messe, de l'Offertoire jusqu'à l'Elévation, au chapitre tout entier, tandis que celles qui se font pour l'Ascension dans l'église de la Vierge, devant le coffre enfermant les ossements du saint, reviennent ce jour-là à l'aumônier, autre dignitaire du chapitre. Le sort réservé à chaque catégorie d 'aumônes, monnaie d'argent, monnaie d'or, pièces d'orfèvrerie ou tissus précieux donnés par les grands. témoigne de leur abondance, par le soin mis à préciser leur répartition 8.

A travers l'évocation de la reptation sous le sarcophage et de la présenta­tion du Saint Bras pour être baisé par les fidèles, apparaissent nettement les manifestations qui font du contact avec le corps saint, le moment capital d'une communion charnelle avec le sacré, propre à permettre d'en recueillir les forces salvatrices ' . C'est d'ailleurs non seulement à ce moment qu'elles mani­festent leur pouvoir, mais bien aussi dans la durée, à la faveur de la transmis-

7. Présentation aux pèlerins de marque, dans ADI, 10 H 4, f<' 124 ; pour la voir M. MEISS et E.W. KIRSCH, ùs Heures de Visconti, Paris, 1972, LF, 123 va, et n.26.

8. Analyse des fonctions des différents dignitaires du chapitre dans la troisième partie des statuts de 1477, ADI, 10 H 4, fO 66 VO et suivants. Célébration de la messe dans la chapelle de Boucicaut prout sepissime contingit, ibid .• f<' 20 vO; réception et attribution des offrandes, ibid., fO 117 yO-119, 123-125.

9. A. DUl'RONT, .. Pèlerinage et lieux sacrés ,., dans Méthodologie de l'Histoire et des Sciences humaines, Mélanges en l'honneur de Fernand Braudel, 2, Toulouse, 1973, p. 189-206, en particulier, p. 204.

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sion assurée par les sceaux rapportés du pèlerinage, eux-mêmes frottés au contact de la relique. avant d 'être remis aux pèlerins. Hans von Waltheym fait état «d'Agnus Dei et autres joyaux » : le terme d'Agnus Dei désigne originellement, on le sait, les fragments de cire du cierge pascal, destinés à fournir les sceaux remis aux fidèles, puis, par extension, les insignes dont J'énumération des statuts réformareurs de 1477, soucieux de réserver le mono­pole de leur fabrication ct de leur vente au prieur claustral de J'abbaye. donnent J'énumération: les «imagines, capita et brachia, potentia (le Tau) et

sub sancti AntonlÏ ... tam argentl, aurz, stagm quam etIam ... meta/li »

3. Le monastère: hommes et murs

L'évocation des «nombreux chanoines qui effectuent les saints offices avec honneur et beauté », prouve que si Hans von Waltheym réserve ses descriptions aux reliques les plus insignes de l'abbaye, il est également sensible à l'ensemble des manifestations dont elle est le foyer quotidien . Les statuts de 1477 permettent de savoir qu'il y avait à cette date 54 chanoines dans la maison, dont 44 prêtres, voués aux différentes obédiences et aux célébrations dans les chapelles - on en compte quatorze réparties de part et d'autre de la nef, cinq entre le chœur et le transept, sans compter les autels des piliers - toutes riches d' un prodigieux ensemble de reliques et où, à chaque heure du jour, les messes se succèdent conformément à une organisation attentive placée sous la responsabilité du semainier I l .

Les bâtiments eux-mêmes frappent le voyageur par leur qualité : de fait, ils sont le fruÎt d'un travail pluriséculaire dont les statuts de 1477 prouvent qu ' il était loin d'être achevé, aux yeux des membres du chapitre. C'est la chronologie de l'église qui est le plus solidemem établie à partir de 1119, date de la consécration par Calixte II du premier édifice dont rien n'a subsisté. Des campagnes successives ont eu lieu ensuite, au milieu du XlI)" siècle (chœur), à l'époque de l'abbé Guillaume Mitte (1328-1341) et pendant toute la période faste pour J'abbaye du séjour des papes en Avignon, avant le Grand Schisme, puis sous l'abbatiat d 'Humbert de Brion (1438-1454). Quant aux bâtimems conventuels, pour lesquels l'abbatiat de Pons Mitte (1370-1374), fut particulièrement important, avec les travaux du cloître, du dortoir et surtout du grand réfectoire, ils connurent des jours difficiles dans le premier XVC siècle, et aliis calamitatibus ... causantibus dormitorio, refcctorio, claustro et necesariis officinis detn'mentum JO . Le programme de grands travaux demeurait d'ailleurs à J'ordre du jour en 1477, comme l'atteste l'analyse

JO. ADJ, 10 H 4, r 107 yO- I08. Pour PrcCAT, « Il segno dei Tau: fonti " Le YÎe deÎ pellegrinaggi e il monastiche nelln società Turin , 27-29maÎ 198;), p .53-59.

Il. ADI, 10 H 4, (0 21 yO• Description des chapelles dans H. DIJON, L'église abbatiale ... , OUY. cit. , p. 67 et sui vantes.

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des chanoines déplorant J'inachèvement de J'ensemble if quod cedit in grande ... detrimentum." cum religiosi viTi sine claustra spiritualiter vivere non possunt, quasi pisces aqua sec/usi » •.. Aussi fut-il décidé d'ajouter aux 400 florins régulièrement perçus par l'ouvrier depuis le XIve siècle sur les revenus de la préceptorie de Gap, une décime supplémentaire à percevoir dans les cinq ans à venir sur les maisons de l'ordre. C 'est donc en une période de grand dynamisme qu'a lieu le séjour de Hans von Waltheym 12,

4. L'Hôpital

La visite des deux hôpitaux voisins des bâtiments conventuels introduit la présentation du monde des malades. Pèlerin en bonne santé, l'auteur donne une description « extérieure ,. de la vie de l'hôpital et de ses habitants . En fait , toute la tradition antonine, jusqu'aux statuts de 1477, si précis sur ce point, montrent que la vocation hospitalière est indissociable de l'ensemble des activités du grand foyer. Le lien organique avec les reliques est attesté par l'élaboration du saint Vinage curatif, composé par infusion de vin sur les ossements du saint, et administré aux malades dès leur arrivée. La spécial ité du lieu est connue depuis les premières années de son existence: soigner et enrayer l'évolution de la gangrène mutilante provoquée par l'ergot de seigle. En dépit des variations d'intensité des épidémies à travers le temps, le témoi­gnage présent, comme les statuts de 1477, prouvent que la maladie était loin d'être vaincue. On sai t d'ailleurs que le nombre de ceux qui étaient présents au grand hôpital, était de l'ordre de la centaine, selon le témoignage de la fondation importante fai te par Louis XI en I475 de 1 200 livres tournois de revenus annuels pour une messe quotidienne au grand autel, accompagnée d 'anniversaires pour lui-même et pour son héritier, d'une dotation pour six enfants, dits « enfants de la fondation royale» et voués au service de l"autel, de distributions régulières d'aumônes aux malades. Au demeurant, étant donnée l'interdiction formelle de tout numerus clausus dans l'accueil des victimes du • mal de Saint-Antoine », le nombre pouvait varier 13.

Les deux hôpitaux signalés ici sont les éléments essentiels d'un complexe hospitalier dont le fonctionnement est connu. A J'ancienne Aumône originelle, devenue fi: grand hôpital des démembrés» - ou tr estioménés » -, fut adjoint l'hôpital neuf; mais on connaît aussi l'hôpital de Béziers, la maison de l'aumône de Montagne, et une léproserie. Tout un personnel de soin était employé à l'accueil, et les malades eux-mêmes, par les structures solides que l'expérience avait permis de mettre en place, jouaient un rôle essentiel dans l'encadrement des leurs: le « maître du pilon » désigné par l'abbé pour les

12. Mise au point de P. QUARRE, '" L'église abbatiale de Saint-Antoine-en-Vienno is JO,

dans Congrès archéologique de France (130' session, Dauphiné, 1972), Paris. 1974, p. 411-427. Travaux envisagés en 1477, ADI, 10 H 4, r 260; pour l'ouvrier, ibid., chap. 70, r 128 vO-13t.

13. Sur la maladie et son traitement, voir H. CHAUMARTIN, Le mal des Ardents et le feu de Saint-Antoine, Vienne, 1946. Fondation de Louis XI, ADI, B 2977, f" 470-487 V', et

nombre des malades, CO 480 vo. Accueil de tOus les malades, ADI, 10 H 4, r 211 yo.

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hommes, la « maîtresse» pour les femmes, ont sur leurs semblables l'autorité que leur personnalité leur permet de se voir reconnaître par les statuts. Ceux-ci sont minutieux dans la description de l'accueil des nouveaux venus, l'inspection de leur mal, pour voir s'il relève effectivement du traitement antonin, leur installation à l'hôpital, et enfin, pour des démembrés dont la situation apparaît stabilisée, leur vie définitive au grand hôpital où une véritable cité est orga­nisée, avec ses règles, ses obligations et ses rîtes: séparation des époux, obligations de costume, ditributÎon quotidienne des aumônes, fêtes - la confrérie de Pentecôte, par exemple - et possibilités éventuelles de pèlerinages à l'extérieur, à condition d'en avoir reçu l'autorisation 1".

n est frappant de constater la précision des souvenirs de Hans von Waltheym sur les différentes mutilations vues au cours de sa visite. Elle est moins le fruit d'une curiosité personnelle indiscrète que celui d'une volonté affirmée dans les statuts de 1477 de ne rien cacher des maux endurés: « quod absisio membri apparere possit ... ut ex hoc populus ad majorem devotionem, compassionem et Sancti reverentiam inducetur » . En échange de leurs aumônes ainsi sollicitées, les pèlerins se voient garantir les prières des malades dont est chargé officiellement le maître du pilon, ou en cas d'impossibilité, un autre malade désigné à cet effet 1~ .

5. L'Histoire antonine

La révérence à l'égard du saint si puissant, capable d'arrêter et de figer l'évolution de la maladie à l'un des stades de son entreprise destructrice, explique la méditation de Hans von Waltheym sur le destin historique qui amena un saint d'Egypte à venir reposer en Dauphiné. Son témoignage appelle deux remarques, l'une concernant la perception qu'il a de la personnalité du saint, l'autre celle du récit historique à l'usage des pèlerins, tels que les Antonins, si attentifs à leur accueil, le conçurent. Sur le premier point, l'image présentée de saint Antoine, menant dans le désert «une vie sainte dans les mortifications, le doute et la souffrance, qui a rendu l'âme en grande sainteté, l'a remise entre les mains de Dieu et y est enterré saintement », frappe par la sobriété de la formulation, l'évident « oubli» des prestiges du fantastique, dont la légende est tissée, et dont les représentations nombreuses figurent sur les murs, les tapisseries, les manuscrits de l'édifice qu'il visite, et finalement par la qualité de la perception d'une vie pénitente et renoncée à soi-même II,.

14. Fonctionnement de l'hôpital, dans les statuts, troisième partie, AD l, 10 H 4, fO 210 et suivants; en particulier pour le maître du pilon, fO 225 et suivants, pour la maîtresse, fO 228 yO; devoirs de l'aumônier, r 151 yO-153 vO,

15 .Ibid., r 214 yO-215 . 16. Pour l'iconographie de saint Antoine, étude des peintures murales de Robin Four­

nier, dans M. LACLOTIE et D. THIEBAUT, L'Ecole d'Avignon, Paris, 1983, pp.210-213 et travaux de R. Graham sur le manuscrit de Malte, qui, comme celui de Florence, permet de connaître le contenu des grands panneaux de toile peinte déployés au jour des fêtes solennelles et disparus aujourd'hui: A pict.ure Book of the Life of Saint Anthony the Abbot, Oxford, 1937.

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Sur le second point, la comparaison de ce témoignage et de celui qu' Aymar Falco présenta lui-même dans son Compendium de 1534, permet d'analyser, en dépit de discordances évidentes, un esprit commun dans la présentation des traditions. Il est fait de foi profonde dans le miracle originel, nécessaire comme preuve de la volo nté divine manifestée par l' interventio n du grand intercesseur, de la simplification apologétique d'une histoire complexe et de l'exaltation du nom prestigieux de l'Empereur d'Orient, dont l'éclat rejaillit sur le don consenti et le lieu de son dépôt. Aymar Falco, dauphinois de vieille souche, se plaira à évoquer les péripéties de la vocation de Jocelin, négligeant longtemps la promesse faite à son père de partir pour la Terre Sainte, puis contraint par le miracle dont il fut l'objet, de devenir l'instrument de la volonté divine : gravement blessé dans un combat et déposé comme mort par ses compagnons dans une chapelle de Saint-Antoine, il dut à celui-ci à la fois sa guérison et l' injonction de partir en Orient pour en ramener les reliques salvatrices obtenues en 1070 de l'Empereur Romain Diogène et destinées à assurer le développement du culte en O ccident. L'Antonin qu 'écouta Hans von Waltheym s'en tint à une évocation à la fois plus pâle et idéalisée du noble chevalier dauphinois, assoiffé de service, récompensé sans faille ni réticence de sa fid élité, et mit au contraire l'accent sur le miracle dont fut l'objet la fille de l'Empereur, délivrée du mauvais esprit. Dans les deux cas, le récit «. historique» proposé devait imposer à l'auditeur l'idée de J'harmonie d'un plan divin parfaitement réalisé par celui qui devait en apparaître comme l'instrument unique et prédestiné 17.

6. L'ordre antonÎn

Soucieux de préciser les liens des préceptories germaniques avec le chef d 'ordre qu'il visite, H ans von Waltheym s'adressa à l'un de ses compatriotes, le maître de la préceptorie générale de Hochst et Rossdorf (Francfort) qui comptait 12 religieux en 1477, autant que celle de Ranverso, unie à l'office du cellerier du monastère et foyer essentiel du rayonnement anronin en Italie du Nord: pour quelques années encore, jusqu'en 1479, il s'agit d'un très grand personnage, Johannes von Colick de Clèves, l'ancien précepteur d 'Isen­heim, qui dut à la faveur de Pie II dont il était camérier et maître de chapelle, de bénéficier en 1463 d'une provision apostolique au détriment du dauphinois Pierre Mitte, précepteur de Memmingen, membre de la fam ille qui .donna au siècle précédent trois abbés au monastère, et qui venait d'être confirmé par l'abbé Benoît de Montferrand. Sans doute les débats auxquels cette concur­rence donna lieu entre un natif du pays et un dauphinois - ce ne fut qu'en 1466 que Pierre Mitte semble avoir abandonné ses revendications, si l'on en juge par la date du dernier mémoire lui conseillant cette attitude - expliquent­ils le soin mis à préciser les modalités de J'alternance en fonction du régime établi par le concordat de Vienne en 1448, et le désir de bien rappeler la marge d'indépendance, fut-ce par l'intervention pontificale, qui restait aux

. 17. Aymar FALCO, Compendium cit., r 37 et suivantS.

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484 PIERRETTE PARAVY

préceptories générales en un temps où l'autorité de la maison mère et de l'abbé s'affirmait nettement, ainsi que le montre bien leur rôle prépondérant dans l'élaboration des statuts de réforme de 1477 18

• Pierre Mitte, comme le précep­teur de Lichtenburg, devait d'ailleurs être présent lors de la ratification des statuts, alors que Hans von Colick y fut représenté l'l,

7. Ultimes étapes dauphinoises

Après cette longue évocation d'un pèlerinage que sa familiarité avec le monde antonin gennanique l'avait préparé à aborder avec une attention parti­culière, Hans von Waltheym reprit le rythme habituel de ses étapes de deux ou trois milles. Valence dut probablement à son animation et à la présence de son Université toute nouvelle de se voir qualifier indûment de capitale de la principauté. A Livron, la prudence du voyageur lui faisant redouter les périls de la vallée, le priva de contempler la tour qu'Aymar Fa1co classa plus tard parmi « les choses admirables et rares qu'on voit dans cette province» 20 .