Le Pouce Du Panda - Stephen Jay Gould

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  • Le Pouce du panda

    Comment faire srieux tout en samusant, ou lart denseigner sans ennuyer : telle pourrait tre la devise deStephen Jay Gould. Ce brillant universitaire amricain il professe Harvard , palontologue dou et scientifique derenomme internationale, donne dans Le Pouce du panda une formidable leon dcriture qui en remontre bien destraits savants. Les mcanismes qui rgissent lvolution du vivant, le darwinisme, la slection naturelle, la sociobiologie,le sexisme, le racisme, etc., thories et concepts gnralement considrs comme dun accs difficile pour les non-initis,sont ici lumineusement exposs dans un langage familier et travers une foule danecdotes, toutes plus difiantes lesunes que les autres. Magie du verbe qui, du coup, permet chacun de pntrer lunivers mystrieux et fascinant delhistoire de la vie, dentrer de plain-pied dans le vif des pineux dbats que suscite la science contemporaine. Comme lacrit un critique, saluant la parution de ldition franaise, Le Pouce du panda est ce qui manquait la littraturescientifique : une Comdie biologique en rsum comme il y a une Comdie humaine .

    Sur le gril donc, le devenir des espces. Mtamorphoses et mutations. Un scnario compliqu qui suppose unetonnante capacit inventive du vivant. Ainsi le cas du panda gant Lanimal est clbre, surtout auprs des enfants : legenre nounours placide, pelage blanc et noir, et bons gros yeux mouvants. Qui simaginerait, en le voyant, quil aprobablement vcu il y a quelques millnaires un vritable drame ? Au dpart de laffaire, la nourriture. Cest quil raffole,lanimal, du cur des tiges de bambou. Or, sans un organe conu pour la prhension, cest--dire une main dote dunpouce opposable aux autres doigts, il nest pas facile dplucher un bambou pour en extraire le cur. Et quand, en plus, lepouce dont on disposait lorigine a t spcialis dans dautres tches, la situation nest pas loin dtre dsespre.Comment faire ? Rduquer le pouce ? Abandonner le bambou succulent et se contenter de gteries plus accessibles ?Absolument pas. La solution est infiniment plus simple , et aussi infiniment plus extraordinaire. Elle tient en un mot :volution. Lvolution qui va voler au secours du panda bambouphile et lui fabriquer, partir dun petit os du poignet, lessamode radial, un nouveau pouce . Hypertrophi, celui-ci deviendra en effet un vritable sixime doigt dot detoutes les caractristiques ncessaires la prhension : mobilit, souplesse et opposition lensemble des doigts.

    En dautres termes, la nature bricole . Sans cesse et sans relche elle ajuste, adapte, amnage, amliore. Une usineo le systme D serait roi et la surprise toujours de rigueur. Le vivant ressemble une immense machinerie de crationspermanentes. Pour vivre, se reproduire, rsister aux agressions de toutes sortes les espces sont contraintes dimaginerconstamment des parades ou des subterfuges qui les aident perdurer. Loi du perfectionnement continu, appuye sur la slection naturelle . Ainsi encore la baudroie, un poisson des bas-fonds marins. sa faon, doublement merveilleuse.Outre son corps, auquel les couleurs et les formes donnent sy mprendre lapparence de rochers recouverts dalgues etdponges, ce qui lui permet de se confondre avec le milieu, elle possde lextrmit de sa nageoire dorsale qui jouxte lemuseau un filament, long de plusieurs centimtres, au bout duquel est fix un leurre : un poisson trompe-lil,parfaitement imit, avec des taches pigmentes pour figurer les yeux et des filaments serrs pour reprsenter lesnageoires, qui sert dappt et favorise la capture de proies.

    Mille et un exemples, mille et une histoires pour relater le grand roman de lvolution. Gould est un formidableconteur. Mais aussi un homme de science, et il ne le laisse jamais oublier. Notamment quand il revient sur quelquesgrands moments de lhistoire des conceptions modernes, comme lpisode cocasse du chapeau de Cuvier qui, unebonne partie de lanne 1861, dfraya la chronique de la Socit anthropologique de Paris et opposa Paul Broca et Louis-Pierre Gratiolet. Enjeu du dbat : la taille du cerveau et son influence sur lintelligence. Dun ct, Gratiolet prtendaitquil ny avait pas de lien entre les deux, alors que de lautre, Broca, le plus grand craniomtricien (mesureur de crne) dumonde, affirmait le contraire. Le hasard voulut que Broca se serve pour sa dmonstration dune preuve quil voulaitirrfutable : le cerveau de Cuvier. On avait en effet autopsi le savant aprs sa mort et dcouvert que son cerveau taitdune taille et dun poids exceptionnels, trs sensiblement suprieurs la normale. Las ! Lorgane en question avait depuist mis au rebut. Et Gratiolet, perfidement, contesta les mesures Broca, un instant dsempar, eut soudain lide gnialede vrifier les mesures en expertisant un objet irrcusable : le chapeau du savant

    Comme le note Gould, superficiellement, cette histoire semble risible . Mais en fait, les prsupposs idologiquesquelle comporte sont considrables, car, dans la ralit, cest la thorie de lingalit des races thorie chre Broca et ses disciples quelle renvoyait.

    Tout est lavenant dans Le Pouce du panda. Pour se convaincre enfin que la science nest pas rebutante, et que la

  • clart de ce quelle enseigne nest quune affaire de prsentation.

  • STEPHEN JAY GOULD

    Le Pouce du panda

    Les grandes nigmes de lvolution

    TRADUIT DE LAMRICAINPAR JACQUES CHABERT

    ditions Grasset & Fasquelle, 1982

    Titre original :THE PANDAS THUMB

    MORE REFLECTIONS IN NATURAL HISTORYW.W. Norton & Company, 1980

  • Jeanette McInerneyEster L. PontiRene C. Stackqui mont guid avec dvouement et compassion pendant mes annes lcole primaire P.S. 26 de Queens.

    Un enseignant [] ne peut jamais dire o sarrte son influence.

    Henry Adams

  • PROLOGUE

    En pigraphe son ouvrage dsormais classique, The Cell in Development andInheritance ( La cellule : dveloppement et hrdit ), 1896, E.B. Wilson a plac unedevise de Pline lAncien, le grand naturaliste romain mort en 79 avant Jsus-Christ, bord du navire quil commandait. Il traversait la baie de Naples pour tudier lruption duVsuve et il fut victime des vapeurs dltres qui asphyxirent les citoyens de Pompi.Pline avait crit : Natura nusquam magis est tota quam in minimis ( La nature nestjamais aussi grande que dans ses cratures les plus petites ). Wilson rquisitionne lacitation de Pline pour glorifier ces lments microscopiques, constitutifs de la vie, quesont les cellules, structures minuscules inconnues, cela est vident, de Pline qui, lui,pensait des organismes.

    La phrase de Pline contient lessence mme de ce qui me fascine dans lhistoirenaturelle. Selon une vision quelque peu strotype (pas tout fait aussi souvent vrifieque le dclare la mythologie), le propos de lhistoire naturelle se rsume la descriptiondes particularits des animaux, les murs mystrieuses du castor ou la mthode utilisepar laraigne pour tisser sa toile. Certes cette tche ne manque pas dtre assez exaltante.Qui pourrait dire le contraire ? Mais chaque organisme peut nous apporter beaucoupplus. Chacun deux nous instruit ; sa forme et son comportement transmettent desmessages gnraux que nous apprenons dchiffrer. Le langage ainsi vhicul est lathorie de lvolution : nous y trouvons tout la fois exaltation et comprhension.

    Ce fut pour moi une chance de pntrer dans lunivers passionnant de lvolution, lundes domaines scientifiques les plus importants qui soient. mes dbuts je ntais alorsquun enfant je nen avais jamais entendu parler ; jtais surtout terriblementimpressionn par les dinosaures. Je pensais que les palontologistes passaient leur temps dterrer des ossements et les assembler sans saventurer au-del de cette missionimportante consistant relier ces divers lments entre eux. Puis jai dcouvert la thoriede lvolution. Depuis lors, la dualit de lhistoire naturelle richesse des phnomnesparticuliers et union potentielle dans une explication sous-jacente a constitu le filconducteur de mes recherches scientifiques.

    Je pense que la fascination exerce sur tant de gens par la thorie de lvolution rsidedans trois de ses caractristiques. Dabord elle est, en ltat actuel de son dveloppement,assez labore pour procurer un sentiment de satisfaction et de confiance, mais en mmetemps suffisamment peu avance pour proposer moult mystres. En second lieu, elle estsitue au centre dun ensemble continu qui stend des sciences traitant de gnralitsintemporelles et quantitatives celles qui touchent directement aux singularits delhistoire. Elle offre donc asile aux chercheurs de tous styles et de toutes tendances,depuis ceux qui cherchent la puret de labstraction (les lois de la croissancedmographique et la structure de lADN) jusqu ceux qui se dlectent dans le fatras des

  • particularits irrductibles (que pouvait donc bien faire le tyrannosaure de ses deuxpattes de devant si chtives, si jamais il en faisait quelque chose ?). Troisimement, ellenous concerne tous dans notre vie ; car comment pouvons-nous tre indiffrents devantles grandes questions de la gnalogie : do venons-nous et quest-ce que tout celasignifie ? Et puis, bien entendu, il y a tous ces organismes : plus dun million despcesdcrites, de la bactrie la baleine bleue, avec une foultitude de bestioles entre les deux chacune avec sa beaut propre, et chacune avec une histoire raconter.

    Les essais qui suivent embrassent des phnomnes trs divers de lorigine de la vieau cerveau de Georges Cuvier en passant par le cas de cette mite qui meurt avant dtrene. Cependant jespre avoir vit ce pige des recueils dessais quest lincohrencediffuse, en les articulant autour de la thorie de lvolution, tout en insistant sur la penseet linfluence de Darwin.

    Jai tent de souder ces essais dans un ensemble intgr en les organisant en huit

    parties. La premire, qui traite des pandas, des tortues et des baudroies, montre pourquoinous pouvons avoir confiance dans la ralit de lvolution. Largumentation renferme unparadoxe : la preuve de lvolution y est apporte par les imperfections rvles parlhistoire. Cette partie est suivie par un sandwich mixte plusieurs tages : trois sectionssur des thmes majeurs des tudes volutionnistes (la thorie darwinienne et lasignification de ladaptation, le rythme et les modalits du changement, et leschangements de proportions lis la taille et au temps), et deux couches intermdiairesde deux parties chacune (III-IV et VI-VII) sur les organismes et les singularits de leurhistoire. (Si lon dsire poursuivre cette mtaphore du sandwich et diviser au sein de cessept sections ce qui est structure de soutien et ce qui est viande, je nen serais pasautrement offusqu.) Jai galement empal le sandwich avec des cure-dents, thmesannexes communs toutes les sections et placs l pour aiguillonner certainesconventions bien confortables : pourquoi la science est-elle enracine dans la culture,pourquoi le darwinisme ne peut-il pas saccorder avec des espoirs dharmonie intrinsqueou de progrs dans la nature. Mais chaque aiguillon a une consquence positive. Lacomprhension des influences culturelles nous force considrer la science comme uneactivit humaine accessible, semblable nimporte quelle autre forme de crativit.Abandonner lespoir de trouver passivement une signification notre existence dans lanature, cest aussi nous obliger chercher des rponses en nous-mmes.

    Ces essais sont des versions lgrement rvises de mes articles parus dans la revueNatural History sous la forme dune chronique mensuelle. Certains dentre eux ont tquelque peu toffs : jai rajout des preuves supplmentaires de la participationventuelle de Teilhard la supercherie de Piltdown (chapitre 10) ; une lettre de J HarlenBretz qui, malgr ses quatre-vingt-seize ans, a conserv son talent de polmiste(chapitre 19) ; une confirmation venue de lhmisphre austral de la raison de la prsencedaimants chez les bactries (chapitre 30). Je remercie Ed Barber de mavoir persuad queces essais pouvaient tre moins phmres que je ne le croyais. Le rdacteur en chef deNatural History, Alan Ternes, et la secrtaire de rdaction, Florence Edelstein, mont

  • beaucoup aid en dmlant lcheveau de mes expressions et de ma pense et en trouvantcertains excellents titres. Quatre essais nauraient pas vu le jour sans laide dsintressede certains collgues : Carolyn Fluehr-Lobban ma rvl lexistence du docteur Downdont elle ma envoy larticle mconnu, et a partag avec moi ses intuitions et le travail derdaction (chapitre 15). Ernst Mayr a, durant des annes, insist vivement surlimportance de la taxonomie populaire et possdait sur le sujet toutes les rfrencesncessaires (chapitre 20) ; Jim Kennedy ma fait connatre luvre de Kirkpatrick(chapitre 22) ; sans lui je naurais jamais pu percer le voile de silence qui lentourait.Richard Frankel ma, de sa propre initiative, envoy une lettre de quatre pages danslaquelle il ma expliqu moi, cancre en physique les proprits magntiques de sesfascinantes bactries (chapitre 30). Je me rjouis toujours de la gnrosit de mescollgues ; un millier dhistoires non racontes contrebalancent chaque cas demchancet dment not et rpt lenvi. Je remercie Frank Sulloway de mavoirracont la vraie histoire des pinsons de Darwin (chapitre 5), Diane Paul, Martha Denckla,Tim White, Andy Knoll et Carl Wunsch pour mavoir fourni leurs rfrences, leurs pointsde vue et leurs explications patientes.

    Par bonheur, jai crit ces essais une poque particulirement passionnante delvolutionnisme. Lorsque je songe la palontologie en 1910, si riche en donnes et sipauvre en ides, jestime que cest un privilge de ltudier aujourdhui.

    La thorie volutionniste tend sa sphre dinfluence et son champ dapplication danstoutes les directions. Il nest qu considrer lanimation qui rgne actuellement dans desdomaines aussi varis que les mcanismes de base de lADN, lembryologie et ltude ducomportement. Lvolution molculaire est prsent une discipline part entire quilaisse prvoir tout la fois lclosion dides tonnamment neuves (la thorie de laneutralit qui serait une alternative la slection naturelle) et la solution de nombreuxmystres classiques de lhistoire naturelle (voir chapitre 24). En mme temps, ladcouverte des squences insres et des gnes sauteurs a mis au jour une nouvelle stratede complexit gntique qui est certainement porteuse de sens sur le plan de lvolution.Le code gntique trois bases nest certainement quun langage machine ; il doit existerun niveau de commande plus lev. Si un jour nous parvenons savoir comment descratures pluricellulaires rglent la cadence de cette orchestration complexe quest lacroissance de leur embryon, alors la biologie du dveloppement pourrait runir lagntique molculaire lhistoire naturelle en une science de la vie unifie. La thorie dela slection parentale a, de faon fconde, tendu la thorie darwinienne au domaine ducomportement social, bien qu mon avis ses dfenseurs les plus zls aient uneconception errone de la nature hirarchique du processus et tentent de ltendre (par unusage outrancier de lanalogie) lunivers de la culture humaine o il ne sapplique pas(voir chapitres 7 et 8).

    Cependant, alors mme que la thorie de Darwin largit son domaine, certains de sespostulats favoris sont battus en brche ou, tout au moins, perdent de leur gnralit. La synthse moderne , version contemporaine du darwinisme qui rgne depuis trenteans, a considr que le modle de substitution des gnes par adaptation dans les

  • populations locales rendait valablement compte, par accumulation et extension, de toutelhistoire de la vie. Le modle peut fort bien fonctionner dans le domaine empirique desadaptations mineures et locales : les populations du papillon de nuit ou phalne dubouleau, Biston betularia, sont devenues effectivement noires par la substitution dunseul gne ; il sagit l dune rponse slective une demande de diminution de visibilitsur des arbres noircis par la suie industrielle. Mais lapparition dune nouvelle espce est-elle simplement due ce processus largi un plus vaste nombre de gnes et un effetplus important ? Les tendances matresses de lvolution dans les principales lignes nesont-elles quune accumulation plus pousse dune suite de transformations adaptatives ?

    De nombreux volutionnistes (dont je fais partie) commencent mettre en doute cettesynthse et soutenir la thse hirarchique selon laquelle les diffrences de niveau dansle changement volutif refltent souvent des catgories de causes diffrentes. Unerectification mineure au sein dune population peut tre le rsultat dun processusadaptatif. Mais la spciation peut se produire la suite de changements chromosomiquesmajeurs entranant la strilit chez dautres espces pour des raisons nayant aucunrapport avec ladaptation. Les tendances de lvolution peuvent reprsenter un type deslection un niveau suprieur sur des espces elles-mmes essentiellement statiques, etnon pas la lente et rgulire altration dune seule et large population sur des duresindtermines.

    Avant la synthse moderne, de nombreux biologistes (voir Bateson, 1922, dans labibliographie) ont exprim leur confusion et leur dcouragement car les mcanismes delvolution niveaux diffrents qui taient proposs semblaient suffisammentcontradictoires pour empcher lavnement dune science unifie. Aprs la synthsemoderne, se rpandit la notion (quivalant presque un dogme chez ses tenants lesmoins prudents) selon laquelle toute lvolution pouvait se rduire au darwinisme debase, cest--dire au changement adaptatif graduel dans des populations locales. Je pensequactuellement nous nous sommes engags dans une voie fconde entre lanarchie delpoque de Bateson et le point de vue restrictif impos par la synthse moderne. Cettedernire fonctionne bien dans son champ de comptence, mais ces mmes processusdarwiniens de mutation et de slection peuvent jouer selon des modes tonnammentdiffrents dans des domaines suprieurs, suivant une hirarchie de niveaux dvolution.Je pense que nous pouvons esprer atteindre luniformit des causes, puis, partir de l,aboutir une thorie unique et gnrale avec un noyau darwinien. Mais il nous faudracompter avec une multiplicit de mcanismes qui excluent lexplication de phnomnesde niveau suprieur par le modle de substitution adaptative de gnes en vigueur auniveau infrieur.

    La complexit irrductible de la nature est la base de tout ce ferment. Les organismesne sont pas des boules de billard, mises en mouvement par des forces externes, simples etmesurables, et se dirigeant sur le tapis vert de la vie vers de nouvelles positionsprvisibles. Les systmes complexes ont une richesse plus grande. Les organismes ontune histoire qui pse sur leur avenir de multiples faons (voir les chapitres de la premirepartie). La complexit de leurs formes entrane une foule de fonctions accompagnant

  • toutes les pressions ventuelles de la slection naturelle qui ont pu rgir la constructioninitiale (voir chapitre 4). Le cheminement du dveloppement embryonnaire, compliqu eten grande partie inconnu, montre bien que des causes simples (des changements mineursdes taux de croissance par exemple) peuvent se traduire par des changements nets etsurprenants dans lorganisme adulte (voir le chapitre 18).

    Charles Darwin a choisi de clore son ouvrage par une comparaison saisissante quiexprime toute cette richesse. Il y oppose dune part le systme simple du mouvement desplantes et son rsultat, le cycle infini et statique, et dautre part la complexit de la vie etsa transformation, merveilleuse et imprvisible, travers les sicles.

    Il y a de la noblesse dans une telle manire denvisager la vie, avec ses puissancesdiverses attribues lorigine par un souffle crateur, un petit nombre de formes, oumme une seule ; et, tandis que notre plante a continu de tourner sur son orbite selonles lois immuables de la gravitation, sorties de presque rien, une quantit infinie deformes, de plus en plus belles, de plus en plus merveilleuses, nont pas cess dvoluer etvoluent encore.

  • PREMIRE PARTIE

    PERFECTION ET IMPERFECTION :

    TRILOGIE SUR LE POUCE DU PANDA

  • 1

    LE POUCE DU PANDA

    Peu de hros sabaissent jeter un regard sur leur prime enfance ; inexorablement lagloire pousse les hommes de lavant, souvent jusqu leur destruction. Alexandre sedsolait de ne plus avoir de nouveaux mondes conqurir ; Napolon, qui avaitexagrment tendu son empire, courut sa perte dans les profondeurs de lhiver russe.Mais Charles Darwin, sitt aprs lOrigine des espces (1859), ne publia pas une dfenseet illustration de la slection naturelle ni mme son vidente extension lvolutionhumaine (il attendit 1871 pour publier La Descendance de lhomme). Il crivit aucontraire son ouvrage le plus obscur, De la fcondation des orchides par les insectes etdes bons rsultats du croisement (1862).

    Les nombreuses excursions de Darwin dans les dtails de lhistoire naturelle ilcrivit une taxonomie des bernacles, un livre sur les plantes grimpantes et un trait sur lerle des vers de terre dans la formation de lhumus lui valurent la rputation usurpedun savant dmod et quelque peu gteux, sappliquant dcrire des plantes et animauxcurieux, et qui eut la chance davoir une ide lumineuse au bon moment. Quelques tudesrudites sur Darwin, parues ces vingt dernires annes, ont permis de faire pice cemythe (voir chapitre 2). Cest peu avant ces publications quun spcialiste minent staitfait le porte-parole de ses nombreux collgues, tout aussi mal informs que lui, encrivant de Darwin quil tait un bien mauvais ajusteur dides [] un homme quinappartient pas la race des grands penseurs .

    En fait chaque livre de Darwin joue un rle dans un vaste et cohrent dessein quil apoursuivi tout au long de son uvre : dmontrer la ralit de lvolution et dfendre laslection naturelle comme son mcanisme essentiel. Darwin na pas tudi les orchidespour elles-mmes. Un biologiste de Californie, Michael Ghiselin, qui sest donn la peinede lire tous les ouvrages de Darwin (cf. son livre, Triumph of the Darwinian Method), abien vu dans le trait sur les orchides un pisode important de la campagne de Darwinen faveur de lvolution.

    Ds les premires lignes, Darwin y affirme un postulat volutionniste des plusimportants : lautofcondation continue est une stratgie qui ne permet pas, long terme,dassurer la survie, car la descendance ne transporte que les gnes dun seul parent et, dece fait, les populations ne bnficient pas de la variation suffisante pour obtenir lancessaire flexibilit volutive face aux changements de milieu. Les plantes qui portentdes fleurs dotes dorganes mles et femelles laborent donc gnralement desmcanismes assurant une pollinisation croise. Les orchides se sont allies aux insectes.Elles ont mis au point une varit tonnante dartifices pour attirer les insectes et faire ensorte que le pollen visqueux adhre bien leurs visiteurs, et que, ainsi transport, il entreen contact avec les organes femelles de la prochaine orchide visite par linsecte.

  • quivalent botanique dun bestiaire, le livre de Darwin donne la liste de tous cesartifices. Et, comme les bestiaires mdivaux, il est conu pour linstruction du lecteur. Lemessage est paradoxal, mais profond. Les orchides laborent leurs systmes complexes partir des composants communs aux fleurs ordinaires, organes gnralement conus pourdes fonctions trs diffrentes. Si Dieu navait cr que de magnifiques machines pourdonner une image de sa sagesse et de sa puissance, il naurait certainement pas utilistoute une srie dorganes ordinairement destins dautres buts. Les orchides nont past fabriques par un ingnieur idal ; elles ont t conues laide dun nombre limitdlments disponibles. Elles doivent donc tre les descendantes de fleurs ordinaires.

    Ainsi examinons ce paradoxe, thme commun de cette trilogie dessais. Nos manuelsaiment illustrer lvolution en citant comme exemples les adaptations les mieux russies :le mimtisme du papillon prenant lapparence presque parfaite dune feuille morte, oucelui de lespce comestible imitant laspect dun parent vnneux. Mais cette adaptationidale est un mauvais argument pour lvolution car elle contrefait laction dun crateuromnipotent. Les arrangements bizarres et les solutions cocasses sont la preuve delvolution, car un Dieu sens naurait jamais emprunt les chemins quun processusnaturel, sous la contrainte de lhistoire, se voit bien oblig de suivre. Personne nacompris cela mieux que Darwin. Ernst Mayr a montr comment Darwin, en dfendantlvolution, a fait appel, avec logique, aux organes et aux distributions gographiques lesplus dnus de sens. Ce qui mamne au panda gant et son pouce .

    Les pandas gants sont des ours dun type bien dfini, membres de lordre descarnivores. Les ours ordinaires, sont les reprsentants les plus omnivores de leur ordre,mais les pandas ont restreint luniversalit de leurs gots : ils dmentent lappellation deleur ordre en tirant leur subsistance presque exclusivement du bambou. Ils vivent enhaute altitude dans les denses forts des montagnes de la Chine occidentale. Guremenacs par les prdateurs, ils se tiennent l, assis, mchant du bambou de dix onzeheures par jour.

    En tant quadmirateur inconditionnel, dans mon enfance, dAndy le panda et ex-propritaire dun jouet en peluche gagn une kermesse locale un jour o, par chance,javais renvers toutes les bouteilles dun seul coup, je ne me tins plus de joie lorsque lespremiers signes de notre dgel avec la Chine se concrtisrent, au-del du ping-pong, parlenvoi de deux pandas au zoo de Washington. Terroris comme il se doit, jallai lescontempler. Ils billaient, stiraient, faisaient quelques pas, mais passaient le plus clairde leur temps dvorer leur cher bambou. Assis bien droit sur leur derrire, ilsmanipulaient les tiges avec leurs pattes avant, se dbarrassant des feuilles pour neconsommer que les pousses.

    Je fus tonn par leur dextrit et me demandai comment le descendant dune ligneadapte la course pouvait utiliser ses mains de faon si habile. Ils tenaient les tiges debambou dans leurs pattes et les dpouillaient de leurs feuilles en faisant passer les tigesentre un pouce apparemment flexible et les autres doigts. Cela mintrigua. Javais apprisque ladroite utilisation dun pouce opposable comptait parmi les marques du gniehumain. Nous avions maintenu, exagr mme, cette importante flexibilit de nos

  • anctres primates, alors que la plupart des mammifres lavaient sacrifie en spcialisantleurs doigts. Les carnivores courent, griffent et grattent. Mon chat peut me manipulerpsychologiquement, mais jamais il ne tapera la machine ni ne jouera du piano.

    Aussi ai-je compt les autres doigts du panda pour mapercevoir surprise plusgrande encore ! quils taient au nombre de cinq et non de quatre. Ce pouce tait-ilun sixime doigt qui aurait volu sparment ? Fort heureusement le panda gantpossde sa bible, une monographie crite par D. Dwight Davis, ex-conservateur delanatomie des vertbrs du Field Museum of Natural History de Chicago. Il sagitprobablement du plus grand ouvrage moderne danatomie compare qui ait t crit dansune perspective volutionniste et il renferme tout ce quon peut souhaiter connatre surles pandas et plus encore. Bien videmment, Davis y donne la rponse moninterrogation.

    Anatomiquement, le pouce du panda nest pas un doigt. Il est construit partirdun os appel le ssamode radial (du radius), normalement un des petits os formant lepoignet. Chez le panda, le ssamode radial est trs dvelopp et si allong que sa tailleatteint presque celle des os des phalanges des vrais doigts. Le ssamode radial soutientun renflement de la patte avant du panda ; les cinq doigts forment le cadre dun autrerenflement, le renflement palmaire. Un sillon, peu marqu, spare les deux renflementset sert de conduit aux tiges de bambou.

    Le pouce du panda est dot non seulement dun os pour lui donner sa force, maisgalement de muscles pour assurer son agilit. Ces muscles, comme le ssamode radiallui-mme, nont pas t crs de toutes pices. Comme les organes des orchides deDarwin, ce sont des lments anatomiques communs, remodels pour une fonctionnouvelle. Labducteur du ssamode radial (le muscle qui repousse los dans la directionoppose aux vrais doigts) porte le nom effrayant de abductor pollicis longus ( le longabducteur du pouce pollicis est le gnitif de pollex, le pouce en latin). Cetteappellation est rvlatrice. Chez les autres carnivores, ce muscle est attach au premierdoigt, au vrai pouce. Deux muscles plus courts relient le ssamode radial au pollex. Ilstirent le pouce ssamode vers les vrais doigts.

  • Lanatomie des autres carnivores nous fournit-elle une indication sur lorigine de cettecurieuse disposition chez les pandas ? Davis fait remarquer que les ours ordinaires et lesratons laveurs, les parents les plus proches des pandas gants, surpassent de loin tous lesautres carnivores dans lutilisation de leurs pattes avant pour manipuler les aliments.Excusez cette image un peu facile, mais on peut dire que les anctres des pandas leuravaient donc donn un coup de main leur permettant dacqurir une plus grandedextrit. En outre, les ours ordinaires ont dj un ssamode radial lgrementdvelopp.

    Chez la plupart des carnivores, ces mmes muscles, qui, chez le panda, agissent sur lessamode radial, sont attachs uniquement la base du pollex, ou vrai pouce. Mais chezles ours communs, le long abducteur se termine par deux tendons : lun sinsre la basedu pouce, comme chez la plupart des carnivores, mais lautre est fix au ssamode radial.Chez les ours, les deux muscles plus courts sont galement attachs, en partie, aussamode radial. Ainsi, conclut Davis, la musculature qui met en action ce remarquablemcanisme nouveau sur le plan fonctionnel, il sagit de fait dun nouveau doigt nademand aucun changement intrinsque des conditions dj prsentes chez les parentsles plus proches du panda, les ours. De plus, il semble que toute la succession destransformations de la musculature ait dcoul automatiquement dune simplehypertrophie de los ssamode.

    Le pouce ssamode du panda est une structure complexe forme par ledveloppement prononc dun os et par une profonde redisposition de la musculature.Mais Davis pense que le systme dans son ensemble sest mis en place comme unerponse mcanique la croissance du ssamode radial lui-mme. Les muscles se sonttransforms, car lagrandissement de los ne leur a plus permis de se fixer leur lieudattache dorigine. De plus, Davis considre comme possible que lallongement dussamode radial ait pu tre provoqu par une transformation gntique simple, peut-treune seule mutation affectant le rythme et la vitesse de la croissance.

    Dans le pied du panda, los correspondant au ssamode radial appel le ssamodetibial (du tibia) est galement trs dvelopp, mais moins que le ssamode radial. Lessamode tibial ne sert pas de support un nouveau doigt et sa taille accrue ne luiconfre, pour ce que nous en savons, aucun avantage particulier. Davis pense quelaccroissement coordonn de ces deux os, en rponse la slection naturelle sur un seuldes deux os, est probablement le reflet dun changement gntique de type simple. Lesorganes rpts du corps ne sont pas labors par laction de gnes individuels il ny apas un gne pour votre pouce, un autre pour votre gros orteil, ou un troisime pourvotre auriculaire. Les organes rpts se dveloppent de manire coordonne ; le choix duchangement dans un des lments entrane une modification correspondante dans lesautres. Il peut tre gntiquement plus complexe daccrotre la taille dun pouce sansmodifier un gros orteil que dagrandir les deux ensemble. (Dans le premier cas, il fautquune coordination gnrale soit annule, que le pouce soit favoris sparment et quelaccroissement corrlatif des structures qui lui sont rattaches soit supprim. Dans lesecond cas, un seul gne suffit augmenter le rythme de croissance dans un domaine

  • rgulant le dveloppement des doigts correspondants.)Le pouce du panda nous fournit un lgant quivalent zoologique des orchides de

    Darwin. L aussi lhistoire montre que les choix ne se portent pas sur des solutions toutesfaites. Le vrai pouce du panda, trop spcialis pour tre utilis une autre fonction etdevenir un doigt opposable, apte la manipulation, est relgu un autre rle. Le pandaest donc contraint de se servir des organes disponibles et de choisir cet os du poignethypertrophi, solution quelque peu btarde, mais trs fonctionnelle. Le pouce ssamodene remportera pas de prix au concours Lpine de la nature. Selon lexpression de MichaelGhiselin, ce nest quun truc, et non un mcanisme lgant. Mais il atteint le butrecherch et nous passionne dautant plus que ses lments de dpart ne sont pas ceuxque lon aurait pu imaginer.

    Le trait de Darwin sur les orchides est rempli dillustrations similaires. Le souciEpipactis, par exemple, se sert de son labelle un ptale agrandi comme dun pige. Lelabelle est divis en deux parties. Lune, prs de la base de la fleur, forme une grandecoupe pleine de nectar, but de la visite des insectes. Lautre, prs du bord de la fleur,forme une sorte de plate-forme datterrissage. Linsecte qui se pose sur cette pistelabaisse et peut ainsi atteindre le nectar un peu plus loin. Il entre dans la coupe, mais lapiste est si lastique quelle se relve instantanment, emprisonnant linsecte dans lacoupe de nectar. Linsecte doit alors sortir par la seule issue qui lui est offerte, ce qui leforce se frotter contre les masses de pollen. Or cette machinerie remarquable ne sestlabore qu partir dun ptale conventionnel, organe dj existant chez les anctres delorchide.

    Darwin montre comment, chez dautres orchides, le mme labelle volue pour entrer

  • dans la composition dune srie de systmes ingnieux dont le but est dassurer lafcondation croise. Ce labelle peut former un repli compliqu qui oblige linsecte dvier sa trompe et passer par les masses polliniques pour atteindre le nectar. Il peutcomporter des sillons profonds ou des renflements qui guident les insectes la fois versle nectar et le pollen. Le chenal prend parfois la forme dun tunnel qui donne la fleur unaspect tubulaire. Toutes ces adaptations ont eu comme point de dpart un organe quintait autre, chez quelque lointaine forme ancestrale, quun ptale conventionnel. Maisla nature peut faire tant avec si peu de chose quelle montre, selon les termes mmes deDarwin, une prodigalit de ressources pour atteindre le mme but unique, savoir lafcondation dune fleur par le pollen dune autre plante .

    La mtaphore que Darwin utilise prouve combien il a pu smerveiller devantlvolution capable dobtenir une telle diversit et une telle efficacit avec une matirepremire si limite.

    Bien quun organe ait pu, lorigine, ne pas tre form dans un but bien prcis, silremplit prsent cette fonction, nous pouvons dire, juste titre, quil a t spcialementconu pour cela. Selon le mme principe, si un homme a fabriqu une machine dans unbut bien prcis, mais a utilis pour sa construction de vieilles roues et poulies, desressorts usags, en ne leur faisant subir que de lgres modifications, on doit dire de cettemachine, dans son ensemble, avec toutes ses pices constitutives, quelle a tspcialement conue dans le but vis. Ainsi, dans la nature tout entire, presque tous lesorganes de chaque tre vivant ont probablement servi, dans des conditions lgrementmodifies, des buts divers, et ont jou un rle dans la machinerie vivante denombreuses formes spcifiques anciennes, distinctes des formes actuelles.

    Sans doute la mtaphore des roues et des poulies rafistoles nest-elle gure flatteuse,mais nous devons surtout porter attention au rsultat obtenu. La nature, selon le mot deFranois Jacob, est un excellent bricoleur et non un artisan divin. Et qui peut sepermettre de mettre en doute le bon fonctionnement de ces quelques cas exemplaires ?

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    DES BIZARRERIES PORTEUSES DHISTOIRE

    Les mots donnent la clef de leur origine lorsque ltymologie ne saccorde pas au senscourant. Les moluments, pense-t-on, furent jadis le prix pay au meunier (du latinmolere, moudre) et les dsastres durent tre attribus des toiles malfiques.

    Les volutionnistes ont toujours considr que les transformations linguistiquestaient un champ propice aux analogies significatives. Charles Darwin, en prconisantune interprtation volutionniste de structures reliques, prsent atrophies, commelappendice chez lhomme ou les dents embryonnaires des baleines fanons, a dit : Onpeut comparer les organes rudimentaires aux lettres dun mot conserves danslorthographe et nanmoins non prononces, mais qui fournissent des indications surlorigine du mot. Les organismes, tout comme les langues, voluent.

    Cet essai met en avant une liste de faits curieux et bizarres, mais cest en ralit undiscours abstrait sur la mthode, ou plutt sur une mthode particulire largementrpandue, mais peu apprcie des hommes de science. Selon une image strotype, lesavant sappuie sur lexprience et la logique. On imagine un homme (la plupart desstrotypes sont sexistes), dun certain ge, en blouse blanche, tantt dune rservetimide, mais se consumant pour la vrit, tantt bouillant et excentrique, mlangeantdeux produits chimiques et regardant surgir la rponse dans sa cornue. Hypothses,prdictions, expriences et rsultats : la mthode scientifique.

    Mais de nombreuses sciences ne fonctionnent pas de la sorte, car cela leur est toutsimplement impossible. En tant que palontologue et biologiste de lvolution, monmtier consiste reconstruire lhistoire. Celle-ci est, par dfinition, unique et complexe.Elle ne peut se reproduire dans un tube essais. Les chercheurs qui tudient lhistoire,particulirement celle de priodes recules dont les chroniques humaines et gologiquesnont pas gard de traces, doivent utiliser des mthodes dductives dfaut de mthodesexprimentales. Ils doivent analyser les rsultats actuels des processus historiques ettenter de reconstruire le chemin menant des mots, des organismes ou des formes deterrain ancestraux aux mots, organismes ou formes de terrain contemporains. Une fois lechemin trac, on peut tre ventuellement en mesure de dterminer les causes qui ontconduit lhistoire emprunter cet itinraire de prfrence un autre. Mais commentdduire ces chemins partir des rsultats actuels ? En particulier, comment sassurerquun chemin a bien pu exister ? Comment savoir quun rsultat actuel est bien le produitdune modification intervenue travers les ges et non une partie inaltrable dun universimmuable ?

    Tel est le problme auquel Darwin sest heurt, car ses adversaires crationnistesconsidraient quaucune espce navait subi la plus petite transformation depuis sa

  • formation initiale. Comment Darwin dmontra-t-il que les espces actuelles sont lesproduits de lhistoire ? On aurait pu penser quil stait avant tout intress aux rsultatsles plus impressionnants de lvolution, aux adaptations les plus complexes et les plusacheves des organismes leur environnement : au papillon qui se fait passer pour unefeuille morte, ou au butor pour une branche, ces superbes machines que sont lesgolands en vol ou les thons dans la mer.

    Paradoxalement, il a fait exactement le contraire. Il sest mis en qute des bizarrerieset des imperfections. Le goland est peut-tre une merveille de conception ; si lon croit apriori lvolution, la construction de son aile est lexpression de la puissance de laslection naturelle. Mais on ne peut pas prouver lvolution par la perfection parce quecelle-ci na pas besoin dhistoire. La perfection des organismes a longtemps tlargument favori des crationnistes qui voyaient dans cet art consomm linterventiondirecte dun architecte divin. Une aile doiseau, en tant que merveille darodynamisme,pourrait avoir t cre exactement comme nous la trouvons aujourdhui.

    Mais, selon le raisonnement de Darwin, si les organismes ont une histoire, les gespasss ont d laisser des vestiges derrire eux. Des vestiges du pass qui ne signifientplus rien aujourdhui tout ce qui est inutile, dplac, trange ou incongru sont autantde tmoignages dhistoire. Ils apportent la preuve que le monde na pas t cr dans saforme actuelle. Quand lhistoire est parfaite, elle efface ses propres traces derrire elle.

    Pourquoi un terme gnral utilis pour dsigner une compensation montaire serfrerait-il littralement une profession qui a pratiquement disparu, si jadis il navaitpas eu quelque rapport avec le grain et la meunerie ? Et pourquoi un ftus de baleineporterait-il des dents dans le ventre de sa mre, pour les rsorber plus tard au cours deson existence et passer toute sa vie tamiser du krill travers son filtre fanons, si cenest parce que ses anctres ont possd des dents fonctionnelles et que celles-ciapparaissent comme un vestige pendant une phase du dveloppement durant laquelleelles ne peuvent pas causer de dommage ?

    Aucune preuve de lvolution ne plaisait autant Darwin que la prsence dans presquetous les organismes de ces structures rudimentaires ou atrophies, organes dans cecurieux tat, marqu du sceau de linutilit , comme il la dit lui-mme. Selon mathorie de la descendance modifie, lorigine des organes rudimentaires est simple ,poursuivait-il. Ce sont des morceaux danatomie sans utilit, vestiges dorganes jadisfonctionnels chez leurs anctres.

    Cette considration gnrale ne sapplique pas seulement aux structuresrudimentaires et, au-del de la biologie, vaut pour toute science historique. En dautrestermes, les bizarreries sont porteuses dhistoire. Le premier chapitre de cette trilogie aabord le mme sujet dans un contexte diffrent. Cest parce quil est inlgant etconstruit partir dun organe trange, los ssamode du poignet, que le pouce dupanda prouve la ralit de lvolution. Le vrai pouce avait t si spcialis dans son rleancestral au service danimaux coureurs et carnassiers quil ne pouvait plus tre modifipour devenir un doigt opposable capable dattraper les tiges de bambous ncessaires la

  • vie de descendants vgtariens.Faisant une excursion hors du domaine biologique, je me suis demand la semaine

    dernire pourquoi vtran et vtrinaire, deux noms au sens diffrent, provenaient duneracine similaire, le latin vetus, vieux. De nouveau, cest une bizarrerie qui nous suggreque la solution peut rsider dans une approche gnalogique. Vtran ne prsentaitpas de problme, car sa racine et son sens actuel concident, et par l mme nefournissaient aucune indication historique. Vtrinaire sest rvl par contreintressant. Les citadins ont tendance considrer que les vtrinaires sont au service deleurs chiens et chats, oubliant que leur travail premier consiste soigner les animaux deferme et le btail (comme font la plupart des vtrinaires actuels, je suppose, endemandant quon excuse mon new-yorkisme invtr). Le lien avec vetus estmanifeste travers lexpression bte de somme , cest--dire vieux dans le sens de capable de porter une charge . Le btail en latin se dit veterina.

    Ce principe gnral de la science historique doit sappliquer galement la Terre. Lathorie de la tectonique des plaques nous a amens reconstruire lhistoire de la surfacede notre plante. Pendant les 200 millions dannes passes, nos continents actuels sesont fragments et disperss partir dun seul super-continent, Pange, lui-mme formde la runion de plusieurs continents il y a plus de 220 millions dannes. Si lesbizarreries actuelles sont des signes dhistoire, nous devons nous demander si lescomportements singuliers de certains animaux aujourdhui ne sembleraient pas plussenss si on les considrait comme des adaptations de prcdentes positionscontinentales. Ainsi, les circuits migratoires suivis par de nombreux animaux comptentparmi les plus grandes nigmes et merveilles de lhistoire naturelle. Certains longsdplacements ne sont que les cheminements directs vers des climats favorables dunesaison lautre ; ils ne sont gure plus tonnants que lannuelle migration hivernale versla Floride pratique par certains gros mammifres bord doiseaux mtalliques. Maisdautres animaux parcourent des centaines de kilomtres pour aller mettre bas leurspetits avec une prcision stupfiante alors que dautres emplacements tout aussiappropris semblent tout proches. Ces itinraires singuliers napparatraient-ils pas pluscourts et mieux fonds sur une carte montrant les anciennes positions continentales ?Archie Carr, grand spcialiste mondial de la migration des tortues vertes, a avanc cettehypothse.

    Une population de tortues vertes, Chelonia mydas, niche et lve ses petits dans llede lAscension, une petite le isole au centre de locan Atlantique. Les chefs de cuisinede Londres et les navires de la marine royale britannique connaissaient et exploitaient cestortues il y a bien longtemps. Mais ils nont jamais souponn, comme Carr la dcouverten marquant les animaux Ascension et en les retrouvant plus tard sur les ctes du Brsilo ils vont se nourrir, que les Chelonia parcourent plus de trois mille kilomtres pour sereproduire sur ce morceau de terre gros comme une tte dpingle des centaines dekilomtres de toute cte , cette pointe peine merge au milieu de locan .

    Les tortues se nourrissent et se reproduisent en des endroits bien spars pour debonnes raisons : elles se nourrissent dherbes marines croissant en eau peu profonde

  • dans des lieux protgs, mais se reproduisent sur des rivages exposs, aux larges plages desable, de prfrence sur des les o les prdateurs sont rares. Mais pourquoi parcourir3 000 kilomtres jusquau milieu de locan alors que, beaucoup plus prs, on trouvedautres lieux de reproduction, apparemment tout aussi appropris ? (Un autre grandgroupe de la mme espce se reproduit sur la cte costaricienne de la mer des Carabes.)Comme Carr lcrit : Les difficults dune telle traverse sembleraient insurmontablessil ntait pas aussi vident que les tortues dune faon ou dune autre les surmontent.

    Carr pensa alors que cette odysse ntait quune extension singulire de quelquechose de beaucoup plus sens, dun voyage vers une le situe au milieu de locan, alorsque lAtlantique ntait rien de plus quune mare entre deux continents rcemmentspars. LAmrique du Sud et lAfrique se sont fauss compagnie il y a quelque80 millions dannes, lorsque les anctres du genre Chelonia taient dj prsents dans largion. Lle de lAscension fait partie de la dorsale mdio-atlantique, une cordillre sous-marine qui est ne du manteau suprieur de la Terre. Ces matriaux se sont souventlevs si haut quils ont form des les.

    LIslande est la plus grande des les actuelles formes par la dorsale atlantique ;lAscension est une version plus petite du mme processus. Une fois que les les se sontformes dun ct dune dorsale, elles sont repousses par les nouveaux matriaux quisurgissent et qui gagnent du terrain. Ainsi les les tendent tre plus vieilles mesureque lon scarte de la dorsale. Mais elles tendent galement devenir plus petites ensrodant jusqu ntre plus que des montagnes sous-marines, car lapport de nouveauxmatriaux se tarit ds quelles sloignent de la chane active. moins que les les nesoient protges et constitues par un bouclier de corail ou dautres organismes, lrosionmarine finira par les faire disparatre un jour sous le niveau de la mer, par laction desvagues. (Les les peuvent galement glisser peu peu sur les pentes dune chanesurleve et senfoncer dans les profondeurs ocaniques.)

    Carr a donc, partir de l, mis lhypothse selon laquelle, au crtac, les anctres destortues vertes de lAscension atteignaient la nage une proto-Ascension , appartenant la dorsale atlantique et situe une faible distance du Brsil. Alors que cette lesloignait peu peu tout en senfonant sous les eaux, une nouvelle le apparut sur lachane et les tortues saventurrent un peu plus loin. Ce processus se poursuivit jusquce que, comme le coureur pied qui sentrane sur une longueur chaque jour un peu pluslongue et devient un jour marathonien, les tortues se retrouvent engages dans un voyagede 3 000 kilomtres. (Cette hypothse historique ne prend pas en compte cette autrequestion fascinante : comment les tortues parviennent-elles localiser ce pointminuscule perdu dans le vaste ocan de bleu ? Les jeunes qui viennent de natre flottentvers le Brsil ports par le courant quatorial, mais comment font-ils pour revenir ? Carrsuppose quils se servent de repres clestes au dbut de leur traverse pour ensuiteatteindre leur but en se souvenant du caractre [le got ? lodeur ?] de leau delAscension quand ils dtectent le sillage de lle.)

    Lhypothse de Carr est un excellent exemple de lusage que lon peut faire dunphnomne trange pour reconstruire lhistoire. Jaimerais y souscrire. Les difficults

  • empiriques ne membarrassent pas, car elles ninvalident pas la thorie. Peut-on croire,par exemple, quune nouvelle le soit toujours apparue temps pour remplacer une vieille car labsence dle, mme pendant une seule gnration, interromprait le mcanisme ?Et les nouvelles les ont-elles toujours surgi suffisamment prs du parcours emprunt parles tortues pour que celles-ci les trouvent ? Lle de lAscension elle-mme a moins de7 millions dannes.

    Je suis plus gn par une difficult thorique. Si toute lespce Chelonia mydasmigrait lAscension ou, mme mieux, si un groupe dune espce voisine faisait levoyage, je nmettrais aucune objection, car le comportement peut tre aussi ancien etaussi hrditaire que la forme. Mais les Chelonia mydas vivent et se reproduisent dans lemonde entier. Les tortues de lAscension ne reprsentent quune population parmibeaucoup dautres. Bien que ses anctres aient pu vivre dans la mare atlantique il y a200 millions dannes, on nattribue pas au genre Chelonia une anciennet suprieure 15 millions dannes ; quant lespce Chelonia mydas, elle doit tre bien plus rcenteencore. (Les fossiles, malgr toutes les lacunes quils prsentent, montrent que peudespces vertbres ont survcu plus de 10 millions dannes.) Dans lhypothse de Carr,les tortues qui ont accompli les premires traverses vers la proto-Ascension taient desanctres plutt loigns de la Chelonia mydas (dun genre diffrent au moins). Plusieurspisodes de spciation sparent cet anctre crtac de la tortue verte actuelle. Maintenant,si nous admettons que la thorie de Carr est exacte, voyons comment les choses ont d sedrouler. Lespce ancestrale a d se diviser en plusieurs groupes se reproduisantsparment, dont un seul se rendait la proto-Ascension. Cette espce, en voluant, endevint une autre, puis une autre, franchissant ainsi autant dtapes de lvolution quil enfallait pour aboutir la Chelonia mydas. chaque phase, la population de lAscensionaurait suivi une volution parallle celles des autres populations spares, ayant donnnaissance despce en espce la Chelonia mydas.

    Mais lvolution, pour ce que nous en savons, ne fonctionne pas de cette faon. Lesnouvelles espces font leur apparition au sein de populations rduites et isoles, puisensuite se dispersent. Les populations, qui se sparent dune espce gographiquementtrs rpandue, ne connaissent pas une volution parallle. Si ces sous-groupes sereproduisent sparment, quelle probabilit ont-ils de tous voluer de faon semblable etde toujours pouvoir se croiser, alors mme quils se sont tant transforms quon estamen en faire une nouvelle espce ? Je suppose que la Chelonia mydas, comme laplupart des espces, est apparue dans une rgion bien prcise il y a quelque 10 millionsdannes, quand Afrique et Amrique du Sud ntaient gure plus proches quelles ne lesont aujourdhui.

    En 1965, avant que la drive des continents ne soit la mode, Carr avait propos unethorie diffrente qui me semble plus logique, car elle faisait intervenir la population delAscension aprs lvolution de la Chelonia mydas. Selon cette premire hypothse, lesanctres de la population de lAscension auraient accidentellement t emports jusquleur le par le courant quatorial qui part de lAfrique occidentale. (Carr fait remarquerquune autre tortue, Lepidochelys olivacea, originaire dAfrique occidentale, a colonis la

  • cte sud-amricaine en empruntant cet itinraire.) Les jeunes ont ensuite driv jusquauBrsil, ports par le mme courant est-ouest. Bien entendu, le retour vers lAscensionpose toujours le mme problme, mais le mcanisme de la migration des tortues est simystrieux que je ne vois pas dobstacle supposer que les tortues puissent se souvenirdu lieu de leur naissance sans que le renseignement soit transmis gntiquement par lesgnrations prcdentes.

    Je ne pense pas que la confirmation de la drive des continents soit le seul facteur quiait pouss Carr changer davis. Il laisse entendre quil prfre sa nouvelle hypothse carelle tient compte de certains styles fondamentaux dexplication gnralement prfrs parles hommes de science ( tort, selon mon opinion dhrtique). Suivant la nouvellethorie de Carr, cet trange voyage vers lAscension a volu progressivement, dunemanire prvisible, tape par tape. Dans sa premire hypothse, il sagissait dunvnement soudain, un caprice de lhistoire, accidentel et imprvisible. Lesvolutionnistes ont tendance se tenir plus laise avec les thories qui font jouer desphnomnes graduels o nintervient pas le hasard. Je pense que cest l un prjugprofondment ancr dans les traditions philosophiques occidentales et non pas le rsultatdune rflexion sur les moyens utiliss par la nature (voir la cinquime partie). Jeconsidre la nouvelle thorie de Carr comme une hypothse hardie qui sappuie sur unephilosophie conventionnelle. Jai le sentiment quelle est fausse, mais japplaudis soningniosit, leffort quelle reprsente et sa mthode, car il y suit un grand principehistorique : utiliser ltrange comme un signe de changement.

    Jai bien peur que les tortues nillustrent un autre aspect de la science historique cette fois une frustration plutt quun principe sous-tendant une explication. Lesrsultats apportent rarement des prcisions dnues dambigut. Quand nous nepossdons pas de preuves directes, fossiles ou chroniques humaines, quand nous sommescontraints de dduire un processus, avec pour seul point de dpart ses rsultats actuels,ou nous nous retrouvons gnralement dans une impasse, ou nous sommes rduits desspculations. Car de nombreux chemins mnent presque nimporte quelle Rome.

    Pour le moment, ce sont les tortues qui lemportent. Et pourquoi pas ? lpoque oles navigateurs portugais longeaient prudemment la cte africaine, les Chelonia mydasentreprenaient leur aventureuse traverse vers un point minuscule au milieu de locan.Alors que les plus grands savants du monde svertuaient inventer des instruments denavigation, les Chelonia regardaient les cieux et poursuivaient leur route.

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    UN DOUBL BIEN TROUBLANT

    Aux yeux de la nature, Isaac Walton{1} nest quun amateur. Considr comme le plusclbre pcheur du monde il crit en 1954, de son leurre favori : Je possde un vaironartificiel [] si curieusement ouvrag et si exactement contrefait que, dans un courantvif, il tromperait toute truite la vue fine.

    Dans un chapitre de mon premier livre, Darwin et les grandes nigmes de la vie, jairacont lhistoire de la Lampsilis, une palourde deau douce dont la partie postrieuresorne dun poisson en trompe lil. Ce leurre remarquable est dot dun corps fusel, dextensions latrales simulant les nageoires et la queue et, pour parfaire leffetgnral, dune tache reprsentant lil ; les nageoires ondulent mme en cadence, imitantles mouvements de la nage. Ce poisson , constitu dune poche o sont couvs lesufs fconds (le corps) et de la peau externe de la palourde (nageoires et queue), attireses congnres, authentiques ceux-l, vers lesquels la Lampsilis projette les larvescontenues dans la poche. Ces dernires ne pouvant se dvelopper quen vivant enparasites sur des branchies de poisson, on conviendra aisment du rle particulirementutile jou par ce leurre.

    Je fus rcemment tonn dapprendre que la Lampsilis ntait pas seule utiliser untel stratagme. Les ichtyologistes Ted Pietsch et David Grobecker ont recueilli unspcimen unique dune tonnante baudroie des Philippines, non pas la suite daventuresmouvementes dans des jungles lointaines, mais en un lieu qui est une source de maintenouveaut scientifique, chez le marchand de poissons daquarium. (Lidentification, plusque le machismo, est souvent lorigine des dcouvertes exotiques.) En attirant lespoissons, la baudroie pense plus son djeuner qu offrir un voyage gratuit sadescendance. Sa nageoire dorsale comporte, fix au bout du museau, un rayon pineuxqui a subi des modifications importantes. lextrmit de ce filament est en effet placun leurre. Certaines espces des bas-fonds marins, vivant dans un monde obscur qui nereoit pas de lumire de la surface, pchent avec leur propre source lumineuse : desbactries phosphorescentes concentres dans leurs appts. Les baudroies des hauts-fondsont gnralement un corps rebondi et color, et prsentent une ressemblanceremarquable avec des rochers recouverts dponges et dalgues. Elles reposent sur le fondsans esquisser le moindre mouvement et agitent leur leurre prs de leur bouche, de faonbien visible. Les amorces diffrent selon les espces, mais la plupart ressemblent souvent imparfaitement toute une varit dinvertbrs, vers ou crustacs.

  • La baudroie de Pietsch et Grobecker a cependant mis au point un poisson trompe-lilen tous points aussi impressionnant que lappelant fix la partie postrieure de laLampsilis : une premire chez les baudroies. (Leur rapport sintitule, comme il va de soi :Le Parfait Pcheur la ligne{2} et donne en pigraphe le passage de Walton que je citeplus haut.) Ce paragraphe raffin comporte lui aussi, au bon endroit, la mention destaches pigmentes en forme dil. En outre, des filaments serrs le long de la partieinfrieure du corps reprsentent des nageoires pectorales et pelviennes, des extensionssur le dos ressemblent des nageoires dorsales et anales et mme un prolongementarrire a toute lapparence dune queue. Pietsch et Grobecker concluent ainsi leur article : Lappt est une rplique presque exacte dun petit poisson qui pourrait aismentappartenir lune des nombreuses familles de percods communes la rgion desPhilippines. Le poisson-pcheur promne mme son appt dans leau, simulant lesondulations latrales du poisson qui nage .

    Ces artifices presque identiques chez un poisson et une moule pourraient sembler, premire vue, clore la discussion sur lvolution darwinienne. Si la slection naturellepeut raliser par deux fois le mme phnomne, elle peut srement faire nimporte quoi.Cependant en poursuivant le thme des deux chapitres prcdents et en concluant cettetrilogie largument de la perfection fonctionne aussi bien pour les crationnistes quepour les volutionnistes. Le psalmiste na-t-il pas affirm : Les cieux proclament lagloire de Dieu ; et le firmament montre son uvre ? Les deux essais prcdentssoutenaient que limperfection tmoignait en faveur de lvolution. Celui-ci expose larponse darwinienne la perfection.

    La seule chose qui soit plus difficile expliquer que la perfection est la perfectionrpte chez des animaux trs diffrents. Un poisson sur la partie postrieure dunemoule et un autre devant le nez dune baudroie le premier form partir dune pochedufs fconds et dune peau extrieure, le second partir dun rayon pineux denageoire font plus que multiplier la difficult par deux. Cest l un doubl bientroublant. Je nai pas de peine justifier lorigine des deux poissons par lvolution.On peut concevoir une srie plausible de phases intermdiaires dans le cas de laLampsilis. Le fait que la baudroie utilise un rayon de nageoire comme appt nest quuneillustration de ce principe dimprovisation, de lemploi dorganes disponibles qui, dans lecas du pouce du panda et du labelle des orchides, plaide avec tant dloquence en faveur

  • de lvolution (voir le premier chapitre de cette trilogie). Mais les darwiniens ne doiventpas seulement dmontrer lvolution ; ils doivent tablir que le mcanisme fondamentalde la variation fortuite et de la slection naturelle est bien la cause premire duchangement volutif.

    Les volutionnistes antidarwiniens ont toujours prsent le dveloppement rptdadaptations trs similaires au sein de souches diffrentes comme un argument contre lanotion pivot du darwinisme selon laquelle lvolution se droule sans plan et sansdirection. Le fait que des organismes diffrents convergent plusieurs reprises vers lesmmes solutions nindique-t-il pas que certaines directions du changement sontprtablies et ne sont pas une consquence de la slection naturelle agissant sur lavariation fortuite ? Ne devrions-nous pas considrer la forme rpte elle-mme commela cause finale de nombreux phnomnes volutifs qui y conduisent ?

    Tout au long de sa dernire demi-douzaine de livres, Arthur Koestler a mencampagne contre sa propre conception errone du darwinisme. Il sy efforce dy trouverune quelconque force directrice, quelque volution contraignante menant dans certainesdirections et annulant linfluence de la slection naturelle. Lexistence de caractresparfaits rpts au cours de lvolution dans des lignes spares est son rempart. mainte et mainte reprises, il cite les crnes presque identiques des loups et duthylacine ou loup de Tasmanie . (Ce marsupial carnivore ressemble au loup, mais est,par sa gnalogie, un parent proche du wombat, du kangourou et du koala.) Dans sondernier livre, Janus, Koestler crit : Mme lvolution dune seule espce de loup par lamutation fortuite renforce par la slection offre, comme nous lavons vu, des difficultsinsurmontables. Reproduire ce processus de faon indpendante sur une le et sur lecontinent quivaudrait un miracle.

    cette argumentation, les darwiniens rpondent la fois par une dngation et parune explication. Dabord la dngation : il est catgoriquement inexact de dire que desformes fortement convergentes sont effectivement identiques. Le grand palontologistebelge, Louis Dollo, mort en 1931, a tabli un principe, largement incompris,l irrversibilit de lvolution , connu galement sous le nom de loi de Dollo. Certainshommes de science mal informs pensent que Dollo se faisait lavocat dune mystrieuseforce directrice poussant lvolution de lavant sans lui permettre jamais de jeter un coupdil en arrire. Et ils le classent parmi les non-darwiniens pour qui la slection naturellene peut pas tre la cause de lordre de la nature.

    En fait, Dollo tait un darwinien intress par lvolution convergente, cest--dire parle dveloppement rpt dadaptations similaires dans des lignes diffrentes. Selon lui,un calcul lmentaire des probabilits garantit, de fait, limpossibilit pour la convergencede jamais rien reproduire qui sapproche de la ressemblance parfaite. Les organismes nepeuvent pas effacer leur pass. Deux lignes peuvent prsenter des similitudessuperficielles remarquables, rsultats de ladaptation un mode dexistence commun.Mais les organismes renferment tant dlments complexes et indpendants que laprobabilit datteindre deux fois exactement le mme rsultat est en ralit nulle.Lvolution est irrversible ; des signes de lascendance sont toujours prservs ; la

  • convergence, aussi impressionnante soit-elle, est toujours superficielle.Examinons celui qui, mes yeux, prsente la plus tonnante des convergences :

    lichtyosaure. Ce reptile des mers, dont les anctres taient des animaux terrestres, aconverg si fortement vers les poissons quil sest effectivement dot dune nageoiredorsale et dune queue, la bonne place et avec le bon profil hydrodynamique. Cesstructures sont dautant plus remarquables quelles se sont dveloppes partir de rien ;le reptile terrestre qui fut son anctre navait ni bosse sur le dos ni lame sur la queue quipuisse servir dlment prcurseur. Nanmoins lichtyosaure nest pas un poisson, ni danssa conception gnrale ni dans la complexit de ses dtails. (Chez lichtyosaure, parexemple, la colonne vertbrale passe dans la partie basse de la lame caudale ; chez lepoisson dot de vertbres de queue, elle passe dans la partie suprieure.) Lichtyosauredemeure un reptile depuis ses poumons et sa respiration arienne jusqu ses pattestransformes en palettes natatoires et non pas en nageoires proprement dites.

    Les carnivores de Koestler racontent la mme histoire. Le loup placentaire et le loup marsupial sont tous deux conus pour la chasse, mais aucun expert ne pourraitconfondre leur crne. La convergence dans la forme extrieure et la fonction ne fait pasdisparatre les marques de marsupialit, petites mais nombreuses.

    Vient ensuite lexplication : le darwinisme nest pas la thorie du changementcapricieux que Koestler imagine. La variation fortuite est bien la matire premire duchangement, mais la slection naturelle parvient concevoir des organes efficaces enrejetant la plupart des variantes tout en acceptant et en accumulant celles qui amliorentladaptation lenvironnement local.

    La raison fondamentale dune forte convergence, aussi prosaque quelle puisseapparatre, rside simplement dans le fait que certaines faons dassurer sa subsistanceimposent des critres exigeants de forme et de fonction. Les mammifres carnivoresdoivent courir et mordre ; ils nont pas besoin de molaires broyeuses puisquils dchirentet avalent leur nourriture. Le loup placentaire et le loup marsupial sont tous deux btispour courir longtemps, possdent des canines longues, effiles et acres et des molairesrduites. Les vertbrs terrestres se dplacent grce leurs membres et peuvent utiliserleur queue pour maintenir leur quilibre. Les poissons squilibrent laide de leursnageoires et se propulsent de larrire avec leur queue. Les ichtyosaures, vivant comme

  • des poissons, se sont dots dune large queue motrice (comme les baleines le firent plustard, bien que la nageoire caudale horizontale de la baleine batte de haut en bas, alors quela queue verticale des poissons et de lichtyosaure bat dun ct et de lautre).

    Personne na abord ce thme biologique de la perfection rpte plus loquemmentque DArcy Wentworth Thompson dans son trait publi en 1942, On Growth and Form( De la croissance et de la forme ), ouvrage toujours disponible et toujours aussipertinent. Sir Peter Medawar, gnralement avare de superlatifs et vitant lexagration, adit de ce livre quil sagissait, sans aucune comparaison possible, de la plus belle uvrelittraire de toutes les annales de la science de langue anglaise . Thompson, zoologiste,mathmaticien, humaniste et crivain de grand style, fut adul durant sa vieillesse, maispassa toute sa vie professionnelle dans une petite universit cossaise parce que ses idestaient trop peu orthodoxes pour lui valoir les chaires prestigieuses de Londres etdOxbridge{3}.

    Thompson tait plus un ractionnaire brillant quun visionnaire. Il prenait Pythagoreau srieux et travaillait comme les gomtres grecs. Il prouvait un grand plaisir dcouvrir les formes abstraites dun monde idalis qui sincarnait indfiniment dans lesproductions de la nature. Pourquoi retrouve-t-on toujours des hexagones dans les cellulesdune ruche et dans les plaques jointives de certaines carapaces de tortue ? Pourquoi lesspirales du tournesol ou de la pomme de pin (et souvent les feuilles sur leur tige) suivent-elles la srie de Fibonacci ? (Un systme de spirales rayonnant partir dun point peuttre regard comme tournant gauche ou droite. Les spirales gauches et droites ne sontpas gales en nombre, mais reprsentent deux chiffres conscutifs de la srie deFibonacci. Celle-ci se construit en additionnant le nombre prcdent pour former lesuivant : 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, etc. La pomme de pin, par exemple, peut avoir 13 spiralesgauches et 21 droites.) Pourquoi de si nombreuses coquilles descargot et cornes de blier et mme le parcours dune mite se dirigeant vers la lumire suivent-elles une courbeappele spirale logarithmique ?

    La rponse de Thompson fut la mme dans chaque cas : ces formes abstraites sont lessolutions optimales rpondant des problmes communs. Elles ont t choisies plusieurs reprises dans des groupes distincts, car il sagit de la meilleure voie, et souventla seule, menant ladaptation. Les triangles, les paralllogrammes et les hexagones sontles seules figures planes qui remplissent compltement lespace sans laisser de trous. Leshexagones sont frquemment prfrs car ils sapprochent du cercle et portent aumaximum la surface intrieure inscrite entre les parois porteuses (construction minimalepour le plus grand stockage de miel par exemple). La srie de Fibonacci apparatautomatiquement dans tout systme de spirales rayonnantes construit en additionnantun par un de nouveaux lments la pointe de lorgane, dans le plus grand espacedisponible. La spirale logarithmique est la seule courbe qui ne change pas de forme enaccroissant sa taille. Je peux voir dans les formes thompsoniennes abstraites desadaptations optimales, mais devant la question mtaphysique plus gnrale qui consiste se demander pourquoi la bonne forme prsente toujours une rgulation numrique sisimple, je ne peux que reconnatre mon ignorance et mon merveillement.

  • Jusqu prsent, je nai abord que la moiti de ce sujet que constitue le problme dela perfection multiple. Je nai trait que le pourquoi. Jai montr que la convergence nerend jamais deux organismes complexes totalement identiques (un tel tat de chosessous-entendrait des processus darwiniens beaucoup plus puissants quil nest raisonnabledimaginer) et jai tent de prsenter les solutions proches et rptes comme desadaptations optimales des problmes communs ne comportant que peu de solutions.

    Mais quen est-il du comment ? Nous pouvons savoir quoi servent le poisson de laLampsilis et le leurre de la baudroie, mais comment se sont-ils dvelopps ? Ce problmedevient particulirement ardu lorsque ladaptation finale est complexe et singulire, maisquelle a t obtenue partir dorganes familiers affects anciennement une fonctiondiffrente. Si le poisson-appt de la baudroie a ncessit 500 modifications totalementdistinctes pour aboutir cette parfaite imitation, comment le processus a-t-il donccommenc ? Et pourquoi sest-il poursuivi en labsence dune quelconque force nondarwinienne, instruite du but final ? Quel bnfice a bien pu tre tir de la premirephase seule ? Un cinq centime de pastiche de poisson est-il suffisant pour susciter lacuriosit dun vrai poisson ?

    La rponse de DArcy Thompson ce problme est trs gnrale, mais en mme tempsprophtique, ce qui est bien dans sa manire. Il soutient que la forme est donnedirectement aux organismes par des forces physiques agissant sur eux : les optimums deces forces ne sont rien dautre que les tats naturels dun matriau plastique mis enprsence des forces physiques appropries. Les organismes sautent directement dunoptimum un autre lorsque le rgime des forces physiques se modifie. Nous savonsmaintenant que les forces physiques sont, dans la plupart des cas, trop faibles pourinfluer directement sur la forme et, prsent, nous voyons dans ce rsultat laction de laslection naturelle. Mais nous sommes drouts si, pour construire cette adaptationcomplexe, la slection ne peut agir que dune faon patiente, au coup par coup, par tapessuccessives.

    Je crois quune solution peut tre trouve dans lessence mme de lintuition deThompson, une fois quon la dbarrasse de cet argument non fond selon lequel lesforces physiques agissent directement sur les organismes. Cest souvent un ensemble defacteurs constitutifs beaucoup plus simple (et parfois dune trs grande simplicit) quilabore les formes complexes. Au cours de la croissance, les lments de ces organismessont lis entre eux de multiples faons compliques ; la modification dun seul de ceslments peut entraner des consquences dans lorganisme tout entier et le transformerde la manire la plus varie et la plus inattendue. David Raup, du Field Museum ofNatural History de Chicago, a tudi les intuitions de DArcy Thompson laide dunordinateur et a montr que les formes de base des coquilles en spirale du nautile lapalourde, en passant par lescargot peuvent toutes tre obtenues en ne faisant varierque trois gradients simples de croissance. Avec le programme de Raup, on peuttransformer un escargot de nos jardins en palourde en ne modifiant que deux des troisgradients. Et, aussi invraisemblable que cela puisse paratre, il existe effectivement ungenre particulier descargots qui possde une coquille bivalve si semblable celle dune

  • palourde que je fus tout tonn de voir, dans une surprenante squence filme, une ttedescargot apparatre en gros plan entre les valves.

    Dans ces figures traces lordinateur (il ne sagit pas de vritables mollusques malgr les similitudes), la forme de droite qui ressemble

    fortement certaines moules peut-tre convertie en escargot (figures de gauche) par la simple diminution du taux daccroissement delellipse gnratrice lors de la croissance de la coquille et par laccroissement du taux de translation de cette ellipse le long de laxe

    denroulement. Toutes ces figures ont t traces en ne jouant que sur quatre paramtres.

    Photo reproduite avec lautorisation de D.M. Raup.

    Ainsi se termine ma trilogie sur la perfection et limperfection comme signes delvolution. Mais le tout nest quune longue dissertation sur le pouce du panda , objetunique et concret qui, en dpit de mes digressions et de mes vagabondages, a bien donnnaissance ces trois essais. Pour expliquer le processus menant du panda lours, DwightDavis se trouva fort embarrass devant limpuissance de la slection naturelle si celle-cidevait se dcomposer en une suite innombrable dtapes. Il se tourna alors vers lasolution de DArcy Thompson qui se rduisait laction dun systme simple de facteurs.Il montra comment le dispositif complexe du pouce, avec ses muscles et ses nerfs, a pu sedvelopper en une srie de consquences automatiques dcoulant du simpleaccroissement de los ssamode radial. Ensuite il expliqua que, selon lui, leschangements complexes du crne, dans la forme et dans la fonction la transition dunrgime omnivore au mchonnement presque exclusif du bambou, pouvaient treconsidrs comme des consquences dune ou deux modifications sous-jacentes. Untrs petit nombre de mcanismes gntiques, conclut-il, certainement infrieur unedemi-douzaine, furent lorigine de la transformation adaptative dUrsus [ours] enAiluropoda [panda]. Laction de la plupart de ces mcanismes peut tre identifie avecune certitude raisonnable.

    Ainsi nous pouvons passer de la continuit gntique sous-tendant le changement un postulat darwinien essentiel aux modifications pisodiques et leur rsultatmanifeste savoir une succession dorganismes adultes complexes. Des facteursrguliers agissant sur des systmes complexes peuvent entraner des changementspisodiques. Cest l un paradoxe essentiel qui explique notre propre prsence et quonretrouve dans la qute de nos origines. Sans ce niveau de complexit dans notreconstruction, nous naurions pas pu acqurir le cerveau qui nous permet de poser cesquestions. Mais, avec ce niveau de complexit, nous ne pouvons pas esprer trouver dessolutions dans les rponses simples que notre cerveau se plat concevoir.

  • DEUXIME PARTIE

    DARWIN & CIE

  • 4

    SLECTION NATURELLE ET ESPRIT HUMAIN :DARWIN CONTRE WALLACE

    Dans le transept mridional de la cathdrale de Chartres, le plus stupfiant de tous lesvitraux mdivaux prsente les quatre vanglistes sous la forme de nains assis sur lespaules de quatre prophtes de lAncien Testament, Isae, Jrmie, Ezchiel et Daniel.Lorsque je vis ce vitrail pour la premire fois, en 1961, alors que je ntais quun tudiantun peu trop sr de lui, je pensai immdiatement au fameux aphorisme de Newton : Sijai vu plus loin, cest que je me tenais sur des paules de gants ; ayant eu ainsi larvlation du manque doriginalit de Newton, je mimaginais avoir fait l une dcouverteessentielle. Plusieurs annes plus tard, et ramen pour de nombreuses raisons dessentiments plus humbles, jappris que Robert K. Merton, le clbre sociologue de lascience de luniversit de Columbia, avait consacr un livre entier aux utilisations pr-newtoniennes de cette mtaphore. Louvrage sintitule fort propos On the Shoulders ofGiants ( Sur les paules des gants ). En fait Merton a pu retrouver ce bon mot{4}jusque dans les crits de Bernard de Chartres en 1126 et cite plusieurs rudits qui pensentque le vitrail du grand transept mridional, mis en place aprs la mort de Bernard, nestautre quune transposition sur verre de sa mtaphore.

    Bien que Merton ait judicieusement construit son livre comme une agrablepromenade travers lEurope du Moyen ge et de la Renaissance, il nen aborde pasmoins un sujet srieux. Car Merton consacre une grande partie de son ouvrage ltudedes dcouvertes multiples en science. Il montre que presque toutes les ides dimportancemajeure sont apparues, plus dune fois, indpendamment et souvent pratiquement enmme temps et, par l mme, que les grands savants sont des produits de leur culture. Laplupart des grandes ides sont dans lair au mme moment et plusieurs savantslancent simultanment leur filet.

    Lun des plus clbres multiples de Merton concerne, dans mon propre domaine,la biologie de lvolution. Darwin, pour rappeler brivement cette histoire bien connue,labora sa thorie de la slection naturelle en 1838 et lexposa dans deux essais nonpublis, de 1842 et 1844. Puis, sans jamais douter de sa thorie un seul instant, maiscraignant den divulguer les implications rvolutionnaires, il hsita, prfrant attendre etrflchir tout en continuant pendant quinze annes supplmentaires rassembler desdonnes. Finalement, devant linsistance de ses amis les plus proches, il commena travailler sur ses notes avec lintention de publier un gros ouvrage qui et t quatre foisplus long que LOrigine des espces. Mais, en 1858, Darwin reut une lettre accompagnedun manuscrit manant dun jeune naturaliste, Alfred Russel Wallace, qui avait de sonct redcouvert la thorie de la slection naturelle alors quil tait clou au lit par lepaludisme sur une le de Malaisie. Darwin fut frapp par la grande inspiration de la mme

  • source non biologique, lEssai sur le principe de population de Malthus. Darwin,soudainement inquiet, espra vivement quun moyen puisse tre trouv de prserver sapriorit lgitime. Il crivit Lyell : Je prfrerais de beaucoup brler mon livre en entiersi lui ou toute autre personne devait simaginer que jai agi avec mesquinerie. Mais ilajouta une suggestion : Si je pouvais publier en tout honneur, je mentionnerais que jefus incit publier une esquisse [] parce que le texte que mavait adress Wallaceexposait les grandes lignes de mes conclusions gnrales. Lyell et Hooker saisirentlappt et vinrent au secours de Darwin. Alors que Darwin restait confin chez lui pourpleurer la perte de son jeune fils, mort de la scarlatine, ils prsentrent ensemble laLinnaean Society un article qui contenait un extrait de lessai de Darwin de 1844accompagn du manuscrit de Wallace. Une anne plus tard, Darwin publia un abrgfivreusement rassembl de louvrage dont il avait le projet. Ce fut LOrigine des espces.Wallace avait t clips.

    Lhistoire a relgu Wallace au second plan et en a fait lombre de Darwin. En public eten priv, Darwin se montra, lgard de son jeune collgue, dune dcence et dunegnrosit sans faille. Il crivit Wallace en 1870 : Jespre que cest une satisfactionpour vous de vous dire et peu de choses dans ma vie ne mont t plus satisfaisantes que nous navons jamais ressenti de jalousie lun envers lautre, bien que nous soyons, enun sens, rivaux. Wallace, en retour, fit toujours preuve de la plus grande dfrence.En 1864, il crit Darwin : Quant la thorie de la slection naturelle, je soutiendraitoujours quelle est effectivement vtre et seulement vtre. Vous laviez labore dans desdtails auxquels je navais jamais song auparavant, des annes avant que je naie lamoindre lueur sur le sujet, et mon article naurait jamais convaincu personne ou nauraitjamais t considr autrement que comme une ingnieuse spculation, alors que votreouvrage a rvolutionn ltude de lHistoire naturelle et a su gagner lenthousiasme desmeilleurs esprits de notre sicle.

    Cette affection relle et ce soutien mutuel masquaient un srieux dsaccord sur ce quiest peut-tre la question fondamentale de la thorie volutionniste, autant lpoque quede nos jours. Quelle exclusivit doit-on accorder la slection naturelle en tant quagentdu changement volutif ? Doit-on considrer tous les caractres des organismes commedes adaptations ? Mais la position dalter ego et de subordonn de Darwin quoccupeWallace dans les ouvrages de vulgarisation est si fortement affirme que rares sont ceuxqui, en tudiant lhistoire de lvolution, sont au courant du diffrend existant entre lesdeux hommes sur des questions thoriques. Et qui plus est, sur le seul sujet o leurdsaccord tait public et patent lorigine de lintelligence humaine , de nombreuxauteurs ont interprt lhistoire contresens parce quils ne sont pas parvenus restituerle dbat dans le contexte dun dsaccord plus gnral sur la puissance de la slectionnaturelle.

    Les ides les plus subtiles peuvent tre rendues insignifiantes, voire vulgaires, si ellessont exposes en des termes intransigeants et absolus. Marx se sentit oblig de dclarerquil ntait pas marxiste, tandis quEinstein dut combattre linterprtation trs erronequon faisait de sa thorie rsume par la formule tout est relatif . Darwin, de son

  • vivant, vit son nom associ une ide extrmiste laquelle il navait jamais souscrit. Carle darwinisme a souvent t dcrit, autant de son temps qu notre poque, comme laconviction selon laquelle pratiquement tout changement volutif est le produit de laslection naturelle. En fait Darwin sest souvent plaint, avec une aigreur qui lui tait peucoutumire, de lusage abusif quon faisait de son nom. Il crivit dans la dernire ditiond e LOrigine des espces (1872) : Comme mes conclusions ont rcemment t malinterprtes et comme il a t affirm que jattribuais la modification des espcesexclusivement la slection naturelle, que lon me permette de faire remarquer que, dansla premire dition de cet ouvrage et dans celles qui suivirent, jai plac bien en vidence savoir dans les dernires lignes de lIntroduction les mots suivants : Je suisconvaincu que la slection naturelle a t le principal moyen de modification, mais non leseul. Cette prcaution na t daucune utilit. Grande est la puissance de la persistancedans lerreur.

    Cependant, lAngleterre a effectivement connu un petit groupe de slectionnistesinconditionnels des darwiniens au sens abusif du terme dont le chef de file taitAlfred Russel Wallace. Ces biologistes mettaient tout changement volutif sur le comptede la slection naturelle. Ils voyaient dans chaque nouvelle parcelle de morphologie, danschaque fonction dun organe, dans chaque comportement une adaptation, un produit dela slection conduisant un organisme meilleur . Ils avaient une croyance profondedans la justesse de la nature, dans laccord parfait existant entre toutes les cratureset leur milieu. Dune faon curieuse, ils rintroduisirent presque la notion crationnistede lharmonie naturelle en substituant la toute-puissance de la slection naturelle celledune divinit bienveillante. Darwin, au contraire, a toujours t un pluraliste quilunivers apparaissait plus dsordonn. Il y voyait beaucoup daccord et dharmonie, car ilcroyait que, parmi les forces de lvolution, la slection naturelle occupe la placedhonneur. Mais, selon lui, dautres processus sont galement en jeu et les organismesprsentent un ensemble de caractres qui ne sont pas des adaptations et qui necontribuent pas directement la survie. Darwin insista sur deux principes menant auchangement non adaptatif : 1. les organismes sont des systmes intgrs et le changementadaptatif dans un lment peut entraner des modifications non adaptatives ailleurs (les corrlations de croissance selon lexpression de Darwin) ; 2. un organe labor, souslinfluence de la slection, dans un but spcifique peut tre galement capable, suivant sastructure, daccomplir de nombreuses autres fonctions non slectionnes.

    Wallace exposa, dans un de ses premiers articles (1867), la ligne dure, hyper-slectionniste le pur darwinisme selon sa propre expression quil prsentaitcomme une dduction ncessaire dcoulant ncessairement de la thorie de la slectionnaturelle .

    Aucun des faits de la slection organique, aucun organe spcial, aucune forme oumarque caractristique, aucune singularit de linstinct ou de la coutume, aucun rapportexistant entre les espces ou entre des groupes de lespce, ne peut exister sans quil soit prsent, ou sans quil ait t un moment donn, utile aux individus ou aux races qui lespossdent.

  • Il affirma plus tard que toute apparente non-utilit nest que le reflet de nosconnaissances imparfaites, argument remarquable car il rend le principe dutilitimpermable a priori la rfutation : Lassertion dinutilit dans le cas dun organe[] nest pas, et ne peut jamais tre, laffirmation dun fait, mais seulement lexpressionde notre ignorance de son but ou de son origine.

    Tous les changes dides, tant publics que privs, que Darwin eut avec Wallaceportaient essentiellement sur leur apprciation divergente du pouvoir de la slectionnaturelle. Ils croisrent dabord le fer au sujet de la slection sexuelle , processusaccessoire que Darwin avait avanc pour expliquer lorigine de caractristiques quisemblaient tre sans relation avec lhabituelle lutte pour la vie (exprime en premierlieu dans lalimentation et la dfense) ou qui lui paraissaient mme nuisibles, maispouvaient tre interprtes comme des moyens daugmenter le succs danslaccouplement les bois compliqus du cerf ou les plumes de la queue du paon, parexemple. Darwin proposait deux types de slection sexuelle : la comptition entre mlespour accder aux femelles et le choix exerc par les femelles elles-mmes. Il attribuaitune bonne partie de la diffrence raciale entre les humains actuels la slection sexuelle,fonde sur des critres de beaut diffrents selon les peuples. (Son livre sur lvolutionhumaine, La Descendance de lhomme, 1871, est en ralit un amalgame de deux uvres :un long trait sur la slection sexuelle dans tout le rgne animal et un autre texte, pluscourt, dans lequel Darwin fait tat de ses rflexions sur les origines de lhomme et ointervient fortement la slection sexuelle.)

    La notion de slection sexuelle nest pas rellement contraire la slection naturelle,car il ne sagit en fait que dun autre itinraire vers cet impratif darwinien quest lesuccs dune reproduction diffrencie. Mais Wallace naimait pas la slection sexuellepour trois raisons : elle compromettait le caractre gnral de cette vision typique duXIXe sicle dans laquelle la slection naturelle apparat comme une bataille pour la vieelle-mme et non simplement pour la copulation ; elle mettait beaucoup trop laccent surla volition des animaux, particulirement sur ce concept de choix des femelles ; et, cequi est plus grave, elle permettait le dveloppement de nombreux caractres importantsne trouvant pas leur place dans le fonctionnement dun organisme bien conu et allantmme jusqu lui tre nuisibles. Ainsi, Wallace voyait dans la slection sexuelle unemenace dirige contre limage quil se faisait des animaux, uvres parfaites, labores parla force purement matrielle de la slection naturelle. (En vrit, Darwin avait surtoutformul ce concept pour montrer que les nombreuses diffrences entre les groupeshumains navaient rien voir avec la survie et ne faisaient que reflter la varit descapricieux critres de beaut qui surgissent parmi les diffrentes races sans raisonadaptative. Wallace acceptait la slection sexuelle par le combat des mles, car elle luiparaissait assez proche de lide de bataille qui tait au centre du concept de slectionnaturelle. Mais il rejetait la notion de choix des femelles et affligeait grandement Darwinen tentant dattribuer tous les caractres qui en dcoulent laction adaptative de laslection naturelle.)

    En 1870, alors quil prparait La Descendance de lhomme, Darwin crivit Wallace :

  • Je mattriste dtre en dsaccord avec vous, et cela en vrit me bouleverse et me faitconstamment douter de moi-mme. Je crains que nous ne nous comprenions jamais tout fait. Il seffora de saisir les rticences de Wallace et mme daccepter la foi de son amien une slection naturelle sans mlange : Vous serez heureux dapprendre, crivit-il Wallace, que je suis profondment embarrass par la protection et la slection sexuelle ;ce matin, cest avec joie que je penchais pour vous, ce soir, je suis revenu ma positionantrieure que, je le crains, je ne quitterai jamais.

    Mais le dbat sur la slection sexuelle ne fut que le prlude dun clbre dsaccordbeaucoup plus srieux sur le sujet le plus charg dmotion et le plus ouvert lacontroverse qui soit : les origines de lhomme. En bref, Wallace, lhyper-slectionniste,lhomme qui reprocha Darwin de ne pas reconnatre laction de la slection naturelledans chaque nuance des formes organiques, fit brutalement halte devant le cerveauhumain. Notre intellect et notre moralit, selon Wallace, ne pouvaient pas tre le produitde la slection naturelle ; celle-ci tant le seul chemin emprunt par lvolution, quelquepuissance suprieure Dieu, pour sexprimer sans dtour a d intervenir dans cetteinnovation organique, la plus rcente et la plus grande de toutes.

    Si Darwin fut du de navoir pas russi persuader Wallace du rle de la slectionsexuelle, il fut proprement effar par la volte-face de Wallace. Il lui crivit en 1869 : Jespre que vous navez pas totalement assassin mon enfant et le vtre. Un moisplus tard, il lui fit des remontrances : Si vous ne me laviez pas dit, jaurais cru que [vosremarques sur lhomme] avaient t ajoutes par quelquun dautre. Comme vous vous yattendiez, je suis profondment en dsaccord avec vous et je le regrette beaucoup. Wallace, sensible ce dsaveu, fit aprs cela rfrence sa thorie de lintelligencehumaine comme m