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 SOCIÉTÉ       P       O       L       I       T       I       Q       U       E 34 3 juillet au 6 août 2015     P     h    o     t    o    s     B    e     l    g    a Le pouvoir UBER DE PAS QUESTION ! À TOUT AUTRE CHOSE, ils sont toujours plus nombreux, ces mouvements citoyens qui arrivent à mettre des bâtons dans les roues de nos élus.

Le pouvoir UBER alles, M...Belgique, 3 juillet 2015

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Analyse de Pierre Jassogne avec Nicolas Baygert (IHECS,ULB,UCL).

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    34 3 juillet au 6 aot 2015

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    Le pouvoir UBER alles

    DE PAS QUESTION ! TOUT AUTRE CHOSE, ils sont toujours plus nombreux, ces mouvements citoyens qui arrivent mettre des btons dans les roues de nos lus.

  • Bruxelles, un stade national, une prison Haren, un cours de rien, un centre commercial Namur, un sau-vetage de platanes au bord dun canal, des contrles de chmeurs ou un trait transatlantique, et ce sont sans cesse de nouvelles contestations, toujours plus fortement professionnalises avec une communication de combat parfaitement matrise dsormais face aux caciques politiques.

    LA FIN DU BON SENSAujourdhui, de la rforme des pen-sions au saut dindex, le ressort de nos partis classiques reste systmatique, celui de sestimer lunique dtenteur du bon sens et de lintrt public. Si llection donne une lgitimit gouverner sur la dure dun mandat, cette lgitimit se joue aussi sur le terrain du contenu des dcisions. Cest cela que le pouvoir politique belge na pas encore compris ni accept, confondant, pour parler pompeuse-ment, lgitimit de nomination et lgi-timit de dcision, un peu comme nos chers taximen avec leur monopole. Une erreur qui dteint sur lensemble de notre fonctionnement dmocra-tique, dsormais bout de souffle, tant donn que beaucoup de citoyens sont dans une posture de dfiance, avec une volont davoir une attitude plus ou moins antisystme.Certes, on est encore trs loin de mou-vements citoyens comme Podemos

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    U n peu comme les taximen bruxellois, nos reprsentants politiques pour-raient tre peu peu balays sils ne changent par rapide-ment leurs mthodes. Le constat nest pas neuf, mais il tend se banaliser, celui de la profonde dcon-nexion des partis davec la ralit. Cest surtout la fin des monopoles : les idoles daujourdhui ne seront plus celles de demain. Tandis quau Fdral comme au niveau rgional, MR et PS nont pas encore cess de se livrer bataille, emp-trs jusquau cou dans leurs boutiquires proccupations pour savoir qui, de lun ou de lautre, restait le plus apte gou-verner, divers mouvements politiques et dmocratiques sont apparus dans le paysage belge, loin des arbitres commis doffice dans cette guerre des boutons. Pardon pour le PTBDe Pas question !, mouvement deman-dant le retrait du plan de survol de Bruxelles, fatal aux destines rga-liennes de Melchior Wathelet, Tout autre chose, mouvement citoyen refu-sant le discours de nos gouvernants affirmant quil ny a pas dalternative laustrit et ayant runi prs de 120 000 personnes pour manifester dans la capitale, ils sont toujours plus nombreux, ces mouvements citoyens qui prennent corps grce aux rseaux sociaux et qui arrivent mettre des btons dans les roues des reprsentants de la trs ronronnante particratie belgo-belge. Un pitonnier

    Des foules sentimentales la soif didal, les citoyens veulent en finir avec les carcans partisans. De plus en plus, des mouvements apparaissent, un peu partout en Europe, pour briser le monopole des partis traditionnels. La dmocratie est-elle en voie dubrisation, et nos chers lus d'tre remiss au garage ? Cest dans lair du temps, en tout cas PAR PIERRE JASSOGNE

    Le pouvoir UBER alles

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    avec la crise en Espagne et dans la foule des Indigns, ses fondateurs ont refus de sinscrire dans une conception mouvementiste de la politique limage des mouvances classiques de la gauche radicale. Les gens ne votent pas pour quelquun parce quils sidentifient son ido-logie, sa culture ou ses valeurs, mais parce quils sont daccord avec lui , expliquait Pablo Iglesias, figure de proue du mouvement. Ctait en 2012. En trois ans, Podemos na pas cess de chercher ladhsion la plus large, la fois en refusant la simpliste dichotomie droite-gauche, mais aussi en ringardisant la prhistorique lutte des classes le terme proltaire est banni au sein de Podemos , et cela fonctionne : aux lections euro-pennes, Podemos se flicitait de ce que 10 % de ses lecteurs aux euro-pennes votaient auparavant pour la droite. En Italie, depuis sa cration, le Mou-

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    en Espagne ou Movimento Cinque Stelle (M5S) en Italie qui, linstar dUber, ntaient pas sur le radar des politologues voil cinq ans encore. Dans le cas de Podemos, qui a triom-ph en mai dernier aux lections

    municipales, il lui aura fallu seulement 18 mois dexistence pour devenir lun des principaux partis espagnols. La gifle inflige par Podemos aux par-tis traditionnels de gouvernement, le PSOE et le PP, a t monumentale : alors quen 2008, ces deux partis cap-taient 84 % de parts de march de llectoral espagnol, aujourdhui, ils

    sont sous la barre des 50 %. De quoi dire certains que la vie politique espagnole a t littralement ubri-se Car derrire ce parti qui est en train de bousculer lEspagne, et peut-tre terme lEurope, il y a surtout

    toute une stratgie savamment mise en place pour sorganiser loin des struc-tures partisanes, souponnes de faire partie du problme. Pour rsister, il est bien loin, le temps des camarades. En effet, la cration de Podemos part dun constat : le refus de lassemblisme. Si Podemos sinscrit comme le digne hritier des mouvements citoyens ns

    ENTRE LOBBYCITOYEN et plateforme politique alternative, ces diverses nbuleuses, comme Pas Question !, resteront tantt l'cart du combat dmocratique, tantt dcideront de se mesurer aux partis traditionnels.

    Le citoyen-consommateur veut mettre mal les logiques partisanes

    UN PEU COMME LES TAXIMEN FACE UBER, nos reprsentants politiques pourraient peu peu perdre leur monopole...

  • citoyen. En dautres mots, on assiste-rait en quelque sorte au dpassement de la reprsentativit classique avec la valorisation du citoyen-expert , un thme dj au centre de la campagne de 2007 de Sgolne Royal , rappelle Nicolas Baygert, charg de cours lIHECS et matre de confrence lUCL et lULB.

    CONSUMRISME DMOCRATIQUEMais derrire cette nouvelle mytho-logie dmocratique, il y a surtout dsormais, un citoyen-consomma-teur de politique qui veut en cocrer loffre. Or, le systme dmocratique actuel ne lui permet pas de le faire : on est encore dans une logique hi-rarchique et particratique, do ces formes parallles dorganisations poli-tiques qui se faonnent dans le champ dmocratique, la faon de lcono-mie numrique. Tel est le constat tir par Nicolas Baygert. A en croire le spcialiste de nos petites manies de dmocrates, le consumrisme se serait progressivement infiltr dans nos pratiques politiques. En cause, videmment : un essoufflement de plus en plus rapide de loffre politique. Dsormais, les partis doivent rester continuellement adapts la demande des citoyens, avec un besoin constant pour les premiers de transformer le produit, en ayant des marques phares. Dans ce contexte, on recense aujourdhui quantit de mouvements citoyens qui sorganisent en ligne, en faisant le lien avec un activisme de terrain, des engagements autrefois iso-ls qui sagrgent virtuellement, qui prennent vie ex nihilo, un moment donn, pour simmiscer dans le dbat public. Ceux-ci prennent des formes hybrides, autrefois inconnues : entre lobby citoyen et plateforme politique alternative. Des nbuleuses diverses qui resteront tantt lcart du com-bat dmocratique, tantt dcideront de se mesurer aux partis tradition-nels , poursuit ce spcialiste. Dans ce basculement vers un consu-mrisme global, toutes les stratgies sont possibles. A loppos dun Pode-mos ou du Movimento Cinque Stelle, le Tea Party aux Etats-Unis se base

    DIX-HUIT MOIS ONT SUFFI pour faire de Podemos, en Espagne, l'un des principaux partis. Avec une figure de proue : Pablo Iglesias.

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    vement 5 toiles na cess de gravir, lui aussi, les chelons du parlementa-risme, tout en cassant dfinitivement les codes. Cr en 2009, le mouve-ment de Beppe Grillo se qualifie lui-mme de non-parti et prne la dmo-cratie participative directe. Lors des lections lgislatives de 2013, le M5S arrivera en troisime position. Avec plus de 23 % des voix, il sera consi-dr comme le grand gagnant du scru-tin. Lors des lections europennes de 2014, le mouvement obtient 21,1 % et 17 dputs. Plus rcemment, lors des lections rgionales du printemps dernier, il obtint 15,6 % des suffrages, devenant dsormais un acteur part entire de la vie politique italienne. Ce mouvement fut une rponse la crise des partis qui semble navoir jamais t termine dans le Bel Paese puisque les partis politiques sont, depuis des annes, linstitution la moins apprcie des Italiens, avec seulement 10 % dopinions favo-rables. Mais derrire cette envole stellaire, ce fut surtout le moyen de proposer une nouvelle manire de faire de la politique, en rclamant la participation directe, rendue possible par la gnralisation de lInternet. Autant le dire, ctait Uber avant lheure puisque lide principale du M5S reste de cantonner les parlemen-taires au rle de simples excutants

    avec la mise en place dune cyber-dmocratie. Un changement radical, tant sur le plan social que politique, puisque lmergence de cette nou-velle donne collaborative offrirait, selon les tenants de la dmocratie par-ticipative, linstar du non-parti de Beppe Grillo, ou encore de Podemos qui fonctionne sur base de cercles autour de thmatiques spcifiques, la possibilit dquilibrer la socit plus efficacement, en instaurant un dialogue franc entre le politique et le

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    fondateur du parti pirate sudois et auteur de Swarmrise A Tactical Manual to Changing the World, dans lequel il dcrit une nouvelle organisation du travail sur le modle dun essaim dautres parleraient du crowdsourcing. Celui-ci prtend quavec la perce de la connectivit, on peut sattendre ce quen lieu et place dun travail quotidien, les individus auront dsormais cinq a dix projets en cours, certains pays et dautres non. Le lieu de travail fixe devient mobile, les horaires deviennent flexibles. Cest galement lre de lentrepreneuriat gnralis toute petite chelle : les individus se consacrant plthore de micropro-jets cumuls dans lesquels ils sinves-tissent alatoirement. Bref, derrire cette utopie de l'essaim dans laquelle sinscrit pleinement Uber, on prne la libration de lauto-entrepreneur, tant au niveau conomique et social que politique, en privilgiant les projets communautaires et concrets, en ren-voyant dos dos les tenants classiques du capital et le modle social, si cher la gauche.En affectant ainsi le monde politique, on devrait donc assister, selon Nicolas Baygert, dans les prochaines annes lclosion de partis do-it-your-self et grer une nouvelle forme dengagement qui sexprime dans la dfiance aux formes traditionnelles de

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    sur une logique ultralibrale, faisant confiance au march et la classe moyenne. Sa naissance est simple : sopposer toute forme dimpt. En se dveloppant, il a dcid pourtant de ne pas pntrer larne dmocra-tique. Une stratgie dentrisme fut donc privilgie pour infiltrer le parti rpublicain et appuyer des personna-lits comme certaines thmatiques chres au mouvement les candidats rpublicains soutenus par le Tea Party se voyant certifis, comme le per-mettrait un label , ajoute Baygert. En jouant sur cette certification, il y a de quoi voquer mme une pro-chaine et probable ubrisation de la

    vie politique qui se baserait sur la dcentralisation des dcisions, sur une dmocratisation des outils num-riques et un fonctionnement proche dune dynamique de franchise pour devenir tt ou tard des marques succs. Dveloppe de faon isole, ces mouvements ont dailleurs un haut degr de rplicabilit. Certains,

    parmi lesquels les partis pirates, ont partiellement russi se dvelopper un peu partout travers lEurope Et on sait que Podemos cherche lancer sa marque ailleurs quen Espagne. Il suffirait en effet de suivre un cahier de charges pour lancer son propre groupuscule et bnficier de laura de la marque. Cest un mode de dploiement rapide et flexible, permettant de se passer des officines partisanes, avec toute leur pesanteur hirarchique. Une nouvelle donne qui a, par consquent, de quoi effrayer les partis traditionnels. On assiste ainsi lmergence dun consumrisme politique qui nest pas en soi une

    antipolitique, comme certains le pr-tendent, mais davantage une envie de faire de la politique autrement, de faon autonome, libre des carcans des partis. A en croire Nicolas Baygert, tous ces mouvements rpondraient aux codes de la Swarm economy, un concept notamment repris par Rick Falkvinge,

    LE TEA PARTY A INFILTR le Parti Rpublicain pour appuyer certaines thmatiques, en labellisant des candidats. L'heure est la marque...

    Citoyens et politiques sont dsormais dans une forme de dressage mutuel

  • pouvoir et sobserve en dehors dun monopole, savoir celui des carcans partisans classiques. A la manire dUber, ces mouve-ments citoyens apparaissent mme comme de purs produits de la Swarm

    economy, en insistant sur la prise de risque, lidal de lopen source et le plbiscite des usagers (les users ).

    CONTRE-DMOCRATIEMais bien avant une possible ubri-sation politique, le phnomne fut dj dcrit, voil presque dix ans, par Pierre Rosanvallon dans un essai rest clbre, La Contre-Dmocratie, dans lequel lessayiste franais analysait la dissociation entre lgitimit des gou-vernants et confiance des gouverns. Cette contre-dmocratie nest pas le

    contraire de la dmocratie ; cest plu-tt la forme de dmocratie qui contra-rie lautre, la dmocratie des pouvoirs indirects dissmins dans le corps social, la dmocratie de la dfiance organise face la dmocratie de la

    lgitimit lectorale , crivait-il. Une dfiance dautant plus vitale quelle est tout sauf le signe dune apathie politique, mais au contraire, une mutation de la citoyennet travers laquelle le citoyen essaie de rcuprer ce quil ne peut accomplir dans lordre politique. Quant ce concept de contre-dmo-cratie, il se dfinit par trois lments : la vigilance exerce, par exemple, par des comits de citoyens ; la dnon-ciation qui, grce la presse notam-ment, met lpreuve la rputation des gouvernants ; la notation qui, outre dapparatre comme lun des traits fondamentaux de lubrisation poli-

    tique, soumet la qualit des dcisions et la comptence des gouvernants une apprciation argumente via des experts, des observatoires ou des comits dusagers. Avec ce dernier point, et en prolon-geant la dmarche de Pierre Rosan-vallon, on basculerait ainsi, selon Nicolas Baygert, vers une dmo-cratie de nature davantage plbisci-taire, calque sur un retour critique en temps rel des citoyens consom-mateurs sur la politique mene. Dans ce consumrisme politique , les citoyens-consommateurs dfinissent eux-mmes des indicateurs de perfor-mance (les benchmarks ) partir desquels on value laction politique. Sils ne veulent tre confronts des mergences de type contre-dmocra-tique, avec des mouvements citoyens autogrs leur faisant face, les poli-tiques, la manire des taximen face Uber, se devront de convaincre en temps rel, en se soumettant lva-luation permanente des administrs ou usagers. La politique, au mme titre que dautres services livrs, rede-venant, en quelque sorte, un plbiscite permanent , constate-t-il.

    VOS NOTES !Fondamentalement, en tmoignant de ce besoin persistant des citoyens-consommateurs de noter, dvaluer, du dsir de tmoigner de la qualit de tout type de service ou de prestation, lubrisation rvlerait un nouveau type de contrat social, sous forme de feedback exprientiel permanent, reposant sur une notation mutuelle dun service prest ou demand une thique de la consommation, y com-pris politique. Quant aux partis, ils sont galement attendus au tournant avec obligation de prendre le recul ncessaire pour penser de faon radi-cale ces nouveaux usages tablis par les citoyens-consommateurs. On entre dans une forme de rciprocit, une confiance dans la transparence les recommandations ou plaintes demeurant publiques. Citoyen comme politique, on serait donc dans une forme de dressage mutuel, chacun tant oblig de civiliser lautre. n PIERRE JASSOGNE

    L'IDE PRINCI-PALE DE M5S, le non-parti italien de Beppe Grillo : cantonner les parlementaires au rle de simples excutants, avec la mise en place d'une cyberdmocratie.

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