6
Médecine palliative — Soins de support — Accompagnement — Éthique (2008) 7, 98—103 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com EXPÉRIENCES PARTAGÉES Le praticien enrichit-il sa compétence en s’ouvrant à sa propre subjectivité ? Do practitioners enrich their competence by considering their own subjectivity? Stéphane Cattan 1 Clinique des maladies de l’appareil digestif, hôpital Huriez, CHRU de Lille, 59037 Lille cedex, France Rec ¸u le 3 avril 2007 ; accepté le 28 juin 2007 Disponible sur Internet le 21 d´ ecembre 2007 MOTS CLÉS Compétence ; Subjectivité ; Introspection ; Pédagogie Résumé Soigner est une expression naturelle de notre humanité. La médecine a toutefois développé une telle complexité technique que la relation de soin se trouve noyée dans un univers régi par l’objectivation scientifique. De son côté, la société adresse au praticien une demande contradictoire dans laquelle se mêlent un désir croissant de reconnaissance subjective et une exigence illusoire de maîtrise définitive des processus morbides. Cette double contrainte conduit volontiers le praticien à déconsidérer sa propre subjectivité, vue tantôt comme un obstacle à la rigueur de son exercice, tantôt comme le siège d’un profond malaise. Le praticien est alors contraint d’assumer le paradoxe qui consiste à prendre en compte le vécu subjectif du patient tout en refusant de reconnaître sa propre subjectivité. Pour permettre au praticien de soigner en toute humanité, une nouvelle relation à son expérience subjective doit être encouragée. La promotion d’une démarche introspective au cours de la formation médicale pourrait y contribuer. La volonté d’enrichir les compétences relationnelle, déontologique mais aussi scientifique des praticiens incite la communauté médicale à s’engager dans cette voie. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. KEYWORDS Competence; Subjectivity; Introspection; Teaching Summary Caring for others is a natural expression of humanity. But today, technical complexity has overshadowed the healthcare relationship dominated by the universe of evidence-based medicine. Society’s request for care is contradictory in that the growing desire for subjective recognition is concomitant with an illusive requisite for definitive control of morbid processes. This duality prompts practitioners to reconsider their own subjectivity, considered both as an obstacle to rigorous practice, and as a deep-set feeling of foreboding 1 Photo. Adresse e-mail : [email protected]. 1636-6522/$ — see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.medpal.2007.06.002

Le praticien enrichit-il sa compétence en s’ouvrant à sa propre subjectivité ?

Embed Size (px)

Citation preview

M

E

Ls

Do

1d

édecine palliative — Soins de support — Accompagnement — Éthique (2008) 7, 98—103

Disponib le en l igne sur www.sc iencedi rec t .com

XPÉRIENCES PARTAGÉES

e praticien enrichit-il sa compétence en’ouvrant à sa propre subjectivité ?

o practitioners enrich their competence by considering theirwn subjectivity?

Stéphane Cattan1

Clinique des maladies de l’appareil digestif, hôpital Huriez, CHRU de Lille,59037 Lille cedex, France

Recu le 3 avril 2007 ; accepté le 28 juin 2007Disponible sur Internet le 21 decembre 2007

MOTS CLÉSCompétence ;Subjectivité ;Introspection ;Pédagogie

Résumé Soigner est une expression naturelle de notre humanité. La médecine a toutefoisdéveloppé une telle complexité technique que la relation de soin se trouve noyée dans ununivers régi par l’objectivation scientifique. De son côté, la société adresse au praticien unedemande contradictoire dans laquelle se mêlent un désir croissant de reconnaissance subjectiveet une exigence illusoire de maîtrise définitive des processus morbides. Cette double contrainteconduit volontiers le praticien à déconsidérer sa propre subjectivité, vue tantôt comme unobstacle à la rigueur de son exercice, tantôt comme le siège d’un profond malaise. Le praticienest alors contraint d’assumer le paradoxe qui consiste à prendre en compte le vécu subjectifdu patient tout en refusant de reconnaître sa propre subjectivité. Pour permettre au praticiende soigner en toute humanité, une nouvelle relation à son expérience subjective doit êtreencouragée. La promotion d’une démarche introspective au cours de la formation médicalepourrait y contribuer. La volonté d’enrichir les compétences relationnelle, déontologique maisaussi scientifique des praticiens incite la communauté médicale à s’engager dans cette voie.© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDSCompetence;Subjectivity;Introspection;Teaching

Summary Caring for others is a natural expression of humanity. But today, technicalcomplexity has overshadowed the healthcare relationship dominated by the universe ofevidence-based medicine. Society’s request for care is contradictory in that the growing desirefor subjective recognition is concomitant with an illusive requisite for definitive control ofmorbid processes. This duality prompts practitioners to reconsider their own subjectivity,considered both as an obstacle to rigorous practice, and as a deep-set feeling of foreboding

1 Photo.Adresse e-mail : [email protected].

636-6522/$ — see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.oi:10.1016/j.medpal.2007.06.002

Le praticien enrichit-il sa compétence en s’ouvrant à sa propre subjectivité ? 99

apprehension. Practitioners must thus cope with the paradox of fully considering their patient’ssubjective approach to life while ignoring their own. If practitioners are expected to providecare for all humanity, a new approach to their subjective experience must be encouraged. Themedical curriculum should encourage introspective analysis. The medical community has much

ire to enrich relational as much as scientific competence.

. Tou

pdàpmdlcdqpcErCep

amlceleeadd

cmnclSnl

L

Quelle idée saugrenue !

to gain by favoring this des

© 2007 Elsevier Masson SAS

Introduction

La médecine traite de la vie, de la souffrance et de la mort,c’est-à-dire de conditions, qui par leur nature même sontphysiquement et émotionnellement perturbantes. Dans uncontexte volontiers marqué par l’incertitude, le médecinse confronte de manière répétée à la souffrance d’autruiet à la nécessité d’assumer sa responsabilité décisionnelle[1]. Toutefois, les représentations sociales sont telles queni la société, ni ses patients, ni ses collègues ne sollicitentdu médecin lui-même l’expression de cette difficulté. C’estun peu comme si personne n’accordait réellement aupraticien le droit de souffrir de son travail. La questionde la subjectivité du praticien est taboue dans le milieumédical. Or ce constat est d’autant plus troublant quela subjectivité du patient, elle, tend à être davantagereconnue. L’attention croissante accordée à la subjectivitédu patient est légitime, cela va sans dire. Mais les effets decette évolution du colloque singulier sont plus complexesqu’il n’y paraît. Car l’incapacité à prendre en comptela subjectivité du praticien persiste. Et si cette carencesemble à première vue sans importance, elle annoncedes conséquences aussi inéluctables que délétères pour lapersonne soignée.

Car, ignorer la subjectivité du praticien, c’estcourir le risque d’une méconnaissance

réciproque du vécu du patient.

Attribuer la responsabilité de cette situation à la sociétéet à elle seule serait néanmoins excessif. L’institutionhospitalo-universitaire doit également prendre part audébat concernant les praticiens qu’elle forme. Quelle placecette institution octroie-t-elle à la subjectivité au coursde la formation médicale ? De quoi a besoin un médecinpour rester compétent malgré la confrontation répétée àla souffrance d’autrui ?

Compétence médicale et subjectivité dupraticien

Le terme de compétence est d’un usage courant dans denombreux domaines et recouvre différentes significationsselon que l’on s’intéresse au monde de l’entreprise, dela pédagogie ou du soin. Comment définir la compétencemédicale ? Avant de nous interroger sur les liens possiblesentre la compétence du praticien et le rapport que

celui-ci entretient avec sa subjectivité, l’examen de lacompétence médicale révèle schématiquement une tripleossature relationnelle, scientifique et déontologique.

La compétence relationnelle pourrait se résumer à savertu première : la prudence. C’est-à-dire cette « sagesse

fsld

s droits réservés.

ratique d’une nature plus ou moins intuitive résultante l’enseignement et de l’expérience [2] », cette capacitétrouver la norme juste du patient dans une situation

articulière, à la trouver non pas de manière abstraiteais en la réalisant. La médecine est en effet un domaine’activité qui se distingue des autres par son « objet » :’homme. Et pas n’importe quel homme. L’homme danse qu’il a de plus intime : l’expérience de la maladie,e la souffrance et de la mort. C’est dans ce contexteue le médecin est amené à observer des préceptesrudentiels en reconnaissant avec Paul Ricœur les troisaractéristiques inaliénables de la personne qu’il soigne.lle est insubstituable, indivisible et elle a la capacité deeconnaître sa propre valeur, de ressentir de l’estime de soi.ette estime de soi par laquelle « la personne s’approuvelle-même d’exister et exprime le besoin de se savoir existerar les autres ».

Ces remarques pourraient être résumées par uneffirmation : soigner, c’est soigner quelqu’un [3]. Mais unédecin n’est ni un confident, ni un psychologue. Ce que

e malade attend de lui, c’est aussi qu’il développe uneompétence diagnostique et thérapeutique. Il va de soi enffet que ni la capacité d’écoute, ni l’empathie n’autorisente médecin à faire l’économie d’une expertise diagnostiquet thérapeutique basée sur la science. Le médecin devra, parxemple, développer la capacité — en étrange contradictionvec la capacité anthropologique précédemment décrite —e dissocier la maladie du sujet. C’est là tout le paradoxee la médecine [4].

La compétence a enfin une composante morale : celle quiontraint le médecin à respecter la déontologie. Du secretédical à l’obligation de porter secours à quiconque le

écessite, de l’injonction de ne pas faire de la médecine unommerce au droit à l’information du patient, la société etes médecins eux-mêmes ont réglementé cette profession.’il ne respecte pas ces lignes de conduite, le médecine fait pas preuve de la compétence qu’attend de luia société.

a subjectivité du praticien

S’interroger sur le vécu subjectif du médecin ?

Celui qui s’intéresse à une question aussi intime neait pas uniquement preuve d’une curiosité déplacée. Il’aventure en terra incognita. Il bascule presque dans’ésotérisme en se rendant coupable, aux yeux de certains,’un crime de « lèse-objectivité ».

1

Dhm

Omcsdtced

mdsnpccbdsplêllcrv

La

Oqcpqdpeccldnmlld

Lssqlum

psecs

sl«sal

Pp

Qsldd

Qr

EdsmPadmtds

lcLslbaàà

eccs

00

e la vocation au formatageospitalo-universitaire : qui suis-je,oi qui te soigne ?

n pourrait, de facon simpliste, présenter la vocationédicale sous deux formes contraires. Il y aurait d’un

ôté la version sacerdotale indiquant au futur médecina prédestination providentielle, plus ou moins mêléee prédispositions familiales ou sociales. De l’autre, serouverait la signification psychanalytique interprétante choix comme l’expression inconsciente de pulsionsnfantines refoulées, le développement en grandeur natureu jeu du docteur [5].

Aucune de ces alternatives ne renseigne cependant leédecin qui cherche à se connaître. Car l’enchevêtrementes causes et conditions l’ayant conduit à soigner estouvent labyrinthique. Cependant, les études médicales’encouragent guère l’étudiant à explorer cette motivationremière. Il n’est pas là pour ca. La réflexion sur sonhoix de carrière se trouve empêchée par l’amas deonnaissances qu’il lui faut ingurgiter pour atteindre sonut. Il laisse ces balivernes pour plus tard. C’est le tempse la formation et des illusions : des études longues maisécurisantes, l’espoir d’une position sociale gratifiante, leouvoir de guérir autrui, la victoire sur les maladies et’exorcisation de la mort. La réflexion viendra ensuite. Peut-tre. Après les premières déconvenues. Lorsque l’anxiété,a colère ou la frustration naîtront de la confrontation aveca réalité. Viendra alors le temps des hésitations, entreertitude et humilité, entre persévérance obstinée et arrêtéflexif, entre carapace rigide et acceptation de sa propreulnérabilité.

’introspection du praticien : du souci de soiu soin d’autrui

n entend parfois dire de facon plus ou moins expliciteu’il faut, pour bien soigner, s’oublier dans le soin. Ceommandement est bien sûr inapplicable si on le prend auied de la lettre. Rien de tel pour entretenir la culpabilitéui taraude secrètement tout soignant. Bien plus que l’oublie soi, c’est le souci de soi qu’il semble opportun deromouvoir. Le souci de soi vise l’harmonie entre le sujett les actions qu’il pose ; il invite le sujet à reconnaître saapacité d’initiative et l’influence qu’il peut avoir sur leours des choses. C’est aussi la condition qui rend possiblee souci d’autrui car pour prendre soin d’autrui, il faut’abord prendre soin de soi-même. Non pas de facon égoïstei en construisant méticuleusement une armure inviolableais en s’ouvrant à soi-même. Ayant fait l’expérience de

’ouverture vis-à-vis de ses propres souffrances et émotions,e praticien devient progressivement apte à accueillir celles’autrui.

Mais cette ouverture est une visée, un objectif lointain.e souci de soi consiste d’abord à panser humblementes blessures et ses deuils, à guérir consciencieusement

es relations. Il comporte aussi la prise de conscienceu’il n’est pas sage d’opposer unilatéralement la vie eta mort [6]. Il requiert dès lors de la part du praticienn examen attentif de ses propres représentations de laaladie, de la souffrance et de sa finitude [7—9]. Ne

gtpsr

S. Cattan

as développer d’attentes excessives, accueillir ce qui’élève, ne rien repousser a priori, connaître ses limitest avoir la présence d’esprit de passer la main : voilàomment passer du statut de « soi niant [10] » à celui deoignant.

Le souci de soi ne s’improvise pas, il réclame uneffort

L’effort nécessaire pour qu’émerge pleinement, et dansa dimension inconditionnelle, le naturel penchant poure soin qui est en l’homme. Car, cette détermination àsoulager un être vivant de ses besoins matériels ou de sesouffrances vitales, par égard pour cet être même [3] » estrchaïquement nôtre. Il n’est pas nécessaire de l’acquérir ;a laisser patiemment advenir suffit.

rendre en compte la subjectivité duraticien : un gage de compétence ?

uelle influence pourrait avoir l’attention portée à laubjectivité du praticien sur sa compétence ? Trois exemplesiés aux niveaux relationnel, scientifique et déontologiquee la compétence médicale illustreront l’impact d’uneémarche introspective.

ui soigne qui ? Les fantômes au cœur de laelation de soin

n premier lieu, la question posée est celle de l’impacte l’introspection sur la compétence relationnelle. Chaqueituation de soin représente une occasion de révéler auédecin les valeurs qui sous-tendent sa conception du soin.

arfois, les attitudes et décisions qui lui semblent adaptéesu patient sont en fait adaptées à la représentation qu’il au patient. Elles résultent tantôt de l’influence de facteursnésiques, émotionnels et cognitifs qui lui sont propres,

antôt des représentations collectives inhérentes à son lieu’exercice. Elles risquent de ne pas être adaptées à laituation réellement vécue par le patient.

La démarche introspective offre alors au praticien’opportunité d’examiner ses croyances et ses valeurs,e qui facilite leur repérage dans la relation de soin.’idée n’étant pas de les refouler, ni de les annuler maisimplement de les voir et si possible de les valoriser. Cara relation de soin confronte deux subjectivités qui doiventien être prises en considération si l’on recherche unelliance thérapeutique. L’introspection amène le praticienreconnaître qu’il répond, au cours de la relation de soin,ses besoins tout autant qu’à ceux du patient.Sa subjectivité n’a pas disparu ; bien au contraire,

lle est là, présente à son esprit. C’est même grâce àette conscience subjective, laquelle agit à son égardomme un rappel de sa vulnérabilité, que son cœur’ouvre. Tant qu’elle était cachée, elle l’encombrait et

ouvernait secrètement son action. L’ouverture à autrui serouve maintenant promue. L’immersion affective devientlus aisée. La crainte d’affronter la souffrance d’autrui’amenuise. L’introspection nourrit ainsi la compétenceelationnelle en visant une attitude soignante caractérisée

pre s

fsp

sdechcàcqllgd

cédea

Ao

PBdiqiàldLquC

Ld

Lladdddedcb

Le praticien enrichit-il sa compétence en s’ouvrant à sa pro

par la reconnaissance et la distinction de deux besoins : ceuxdu patient et ceux du praticien.

Comment bâtir une décision juste quand lascience n’apporte aucune certitude ?

On ne voit pas très bien de prime abord en quoil’introspection pourrait influencer l’aspect cartésien dusavoir-faire médical, celui de la compétence scientifique.Car il s’agit d’un domaine où le sentiment dominantest qu’il « suffit » de maîtriser des connaissances pourrésoudre toutes les questions médicales. C’est oublier quela médecine n’est pas seulement une science mais aussiun art. On a beau connaître beaucoup de choses, il restetoujours des situations dans lesquelles la bonne décisionn’est pas éclairée par l’evidence-based medicine. Sur quelsarguments fonder alors la decision ?

Si la subjectivité n’a bien sûr aucun impact sur lesdonnées de la science, elle peut en revanche en avoir surl’interprétation et l’application que le médecin décide d’enfaire. Quelles valeurs et quelles représentations entrent icien jeu ? La décision de proposer tel traitement controversése base-t-elle sur des croyances personnelles ? De quellemanière l’opinion du praticien va-t-elle modifier la faconde présenter le traitement au patient ? Va-t-il lui laisserle choix ? Et quel choix ? L’introspection a ici le mérited’amener le médecin à distinguer ses croyances des donnéesscientifiques. Elle lui révèle à la fois les limites de la scienceet le principe d’une attitude véritablement scientifique,c’est-à-dire la capacité de savoir que l’on sait ce que l’onsait, et d’accepter l’idée que l’on ne sait pas ce que l’on nesait pas.

Quelle déontologie quand les intérêts dupatient, du médecin et de la médecines’emmêlent ?

Le troisième aspect de la compétence médicale estdéontologique. En quoi la démarche introspective dumédecin modifie-t-elle la moralité de l’acte médical ? Unpremier élément de réponse consiste à souligner qu’ellerenseigne le médecin sur l’intention qui sous-tend sonaction. Quelle est par exemple l’intention du médecininvestigateur qui propose à un patient de participer à unessai clinique ? La confusion d’intérêts que génère cettesituation mérite un examen. Le patient, la médecine et lemédecin se trouvent en effet impliqués dans une décisiondont les tenants et les aboutissants ne sont pas toujours trèsexplicites.

Il règne volontiers au cours de telles entrevues uneambiguïté que personne ne souhaite véritablement lever.Le patient sent probablement qu’on l’ « utilise » pour faireprogresser les connaissances médicales ; en même tempspeut-il se permettre de contrarier celui qui le soigne ? Lamédecine aussi se trouve tiraillée entre le soin personnaliséqu’elle doit à autrui, et la santé publique, ce soin de

tout un chacun, qui nécessite l’acquisition perpétuelle denouvelles connaissances médicales. Quant au médecin, il nefait ici aucun doute, sans préjuger de ses intentions, qu’iltire avantage de la participation du patient à cet essai.Publications scientifiques, participations à des congrès,

Lcdpd

ubjectivité ? 101

acilitations pour l’obtention de budgets de rechercheont autant de gratifications récompensant l’investissementersonnel indispensables à la recherche clinique.

Qu’apporte ici l’introspection ? Elle renseigne le médecinur ses besoins, lesquels, s’ils restent ignorés, risquent’orienter son comportement à son insu. Il pourrait, parxemple, s’agir ici du besoin de reconnaissance par laommunauté médicale ou de l’ambition d’une promotionospitalo-universitaire. Dans ce cas, la méconnaissance desonflits d’intérêts en jeu lors de la proposition de participerun essai clinique peut amener le médecin à adopter un

omportement discutable sur le plan déontologique. Alorsu’en mettant au jour ses besoins, l’introspection lui octroiea possibilité d’examiner leur bien-fondé et leur moralité. Eta connaissance qu’il a de lui-même, si elle ne suffit pas àarantir sa moralité, aura au moins le mérite d’éclairer saémarche.

En résumé, la démarche introspective du praticienontribue à la prise en compte de sa subjectivité. Elletaye la triple ossature relationnelle, scientifique etéontologique de sa compétence. Pour autant, il reste ànvisager les conditions de faisabilité d’une telle démarcheu sein du milieu hospitalo-universitaire.

u-delà de l’opposition entrebjectivation et subjectivité

rès d’un demi-siècle après la publication des travaux dealint dont l’objectif était de « décrire certains processuse la relation médecin—malade qui causent des souffrancesnutiles à la fois au malade et à son docteur [11] », lauestion de sa propre subjectivité demeure étonnammentncongrue pour le praticien. La meilleure facon de remédier

cette carence reste cependant à trouver. Obligeres étudiants et les médecins à s’engager dans uneémarche introspective serait un non-sens incontestable.’ambition ne doit pas être non plus de plaider pour qu’unuelconque examen de conscience apparaisse dans le cursusniversitaire ou lors de la formation médicale continue.omment encourager l’examen de la subjectivité médicale ?

e collectif hospitalo-universitaire et son stylee pensée

’ébauche d’une stratégie pédagogique débute par’observation de l’institution hospitalo-universitaire. Car,vant de promouvoir la prise en compte de la subjectivitéu praticien, il est capital de réaliser à quel point cetteémarche est contraire au discours médical dominant depuises générations : celui de l’objectivation scientifique. Enépit de l’émergence récente du questionnement éthiquen faculté comme à l’hôpital, l’examen de la subjectivitéu praticien reste une telle gageure, un tel bouleversementulturel que les initiateurs de cette démarche seraientien inspirés de s’armer de diplomatie et de patience.

’institution en question constitue en effet l’archétype duollectif de pensée : un groupe d’individus qui échangentes idées et interagissent intellectuellement, groupe ayantour double but sa pérennité et la garantie, même relative,e l’autonomie de ses membres. Et le discours objectivant

1

qt

pismrsnrEde

aàth

dr

Ol

PupdcccsppddpUlipcpmr

ep«damll

beaspLe

lmpSlml

Vs

SCljdgedpdcEgjsl

dc«dluqreerpàl

r

02

ui fonde ce collectif est un style de pensée dont on auraitort de sous-estimer la vigueur [12].

On peut dès lors avoir quelques doutes quant à laossibilité de promouvoir à court terme une démarchentrospective tant celle-ci contrarie l’objectivationcientifique sur laquelle repose le style de penséeédical. Bien que le rapport Cordier [13] plaide pour un

enouveau de la réflexion éthique en faculté, allant jusqu’àouhaiter un « éveil des consciences », le Conseil consultatifational d’éthique reconnaît que « de nombreux foyers deésistance » vont à l’encontre d’un optimisme excessif [14].t l’on peut craindre une semblable ambivalence vis-à-vise tout mouvement diminuant l’emprise de l’objectivationn médecine.

Tiraillé entre une société revendiquant une plus grandeutonomie des patients et la logique scientifique grâce

laquelle de remarquables prouesses diagnostiques ethérapeutiques ont été développées, le collectif médicalésite.

Face à la complexité croissante de son métier, lepraticien considère sa subjectivité comme un

problème parasite.

Elle est pour lui la source inutile d’un surcroît’incertitude, l’antre de sentiments qu’il est préférable deefouler. Elle pollue sa rigueur scientifique.

uvrir la médecine sur une perspective plusarge

our restituer à la subjectivité le statut qu’elle mérite,n moyen particulièrement pertinent est l’élargissementluridisciplinaire de la formation initiale. Les coursélivrés par des orateurs issus de différentes disciplinesomme la philosophie, l’anthropologie et la sociologieomplètent l’enseignement scientifique traditionnel. Laonfrontation de cet enseignement à la réalité de leurstages cliniques peut néanmoins représenter une difficultéour les étudiants. Dans la vie hospitalière encore tenuear un discours scientifique souvent exclusif, ils risquente vivre une dichotomie pédagogique. Le comportemente certains de leurs aînés peut les faire douter de laertinence des propos entendus dans les salles de cours.ne solution consisterait à adoucir cette confrontation en

es y préparant. Cependant, la promotion de la démarchentrospective auprès de toutes les générations sembleréférable, car elle concerne tout autant les internes, leshefs de clinique, les praticiens que les responsables deôles. Et la pertinence de cette entreprise se confirmealgré les obstacles et les oppositions qu’elle pourrait

encontrer.Travailler sur les habitudes acquises par des praticiens

xpérimentés est bien plus difficile. Si les étudiants fontreuve de fraîcheur et de souplesse d’esprit, certainsanciens » confrontés depuis des années à la souffrance

’autrui ont dû développer des mécanismes d’adaptationfin de poursuivre leur travail. La banalisation, l’esquive, leensonge de circonstance, la rationalisation jargonnante,

’abrupte vérité ou l’identification projective constituent’arsenal du médecin inquiet. Ces stratagèmes n’ont qu’un

eeose

S. Cattan

ut : protéger le psychisme du praticien d’une tensionxcessive en anesthésiant ses émotions. Le praticien entrelors dans un cercle vicieux dont la finalité est d’annuleron vécu subjectif. Et, plus il s’éloigne de sa subjectivité,lus il devient dépendant de ces mécanismes de protection.’attachement plus ou moins conscient à ce frêle refugexacerbe sa vulnérabilité plus qu’il ne la réduit.

Humilité et patience sont nécessaires pour appréhendera dimension subjective avec des praticiens. Seul unodeste et persévérant processus d’apprivoisementermet d’intervenir utilement sur le cours des choses.usciter l’introspection plutôt que la prescrire, encourager’ouverture plutôt que de stigmatiser les blocages, laéthode est d’autant plus douce qu’il s’agit d’admettre

’existence d’une subjectivité souffrante.

L’intimité qui se révèle alors réclame autant detemps que de tact.

aloriser la subjectivité du praticien par laimulation

ur le plan pratique, différentes méthodes sont possibles.elle basée sur la simulation répond toutefois assez bien à

a nécessité de former des praticiens réflexifs. Elle consiste àouer des situations de soin fictives dont le point commun este mettre le praticien en difficulté : annonce d’un diagnosticrave ou d’un échec thérapeutique, conflit avec les proches,tc. La simulation permet un pas de côté, une mise àistance du réel qui facilite l’analyse. Mais l’essentiel n’estas de permettre au praticien de jouer son rôle habituele docteur en bénéficiant de l’avis éclairé ou amusé de sesollègues ; il s’agit aussi de prendre la place du patient.t celui qui pensait que ce bout de théâtre n’apporte pasrand-chose change volontiers d’avis quand il se prend aueu. Car, lorsqu’on lui demande à la fin de la scène de livrerimplement ce qu’il a ressenti, il est tout étonné d’entendree silence par lequel il traduit ce qui ne peut se dire.

Concrètement, cette méthode prend volontiers la forme’un nombre variable de réunions de deux à six heureshacune. L’annonce d’une mauvaise nouvelle est uneaffiche » attractive car elle correspond à une vraieifficulté de la pratique quotidienne et inquiète moins quee thème effrayant de la subjectivité. Les sessions réunissentne dizaine de praticiens de différentes générations afinu’ils témoignent, jouent et échangent leur vécus. Leseprésentations des uns et des autres deviennent plusxplicites, révélant en douceur les individualités, les valeurst les habitudes de chacun. La grande richesse de ceséunions réside dans le fait qu’il s’y joue assez vite unartage d’expériences. Et on y trouve toujours matièretravailler pourvu qu’une stricte confidentialité protège

’espace de parole.Lorsque les participants prennent conscience des

eprésentations qui teintent leur exercice, leur attitude

st souvent marquée par la perplexité. Ils réalisent aussi,n prenant la place du patient, à quel point le discoursbjectivant peut être inadapté. Mais la simulation révèleurtout au praticien l’avantage qu’il trouve à prendren compte sa subjectivité dans la relation de soin. Il

pre s

déus

R

[

[

[

Le praticien enrichit-il sa compétence en s’ouvrant à sa pro

s’interroge alors sur les raisons qui l’avaient conduit àla méconnaître, et ce processus l’oriente courammentvers un questionnement éthique. Le praticien développeainsi le troisième niveau du jugement médical : celui dela réflexivité. La compétence réflexive est sans doute lacompétence la plus intime du praticien. Elle l’éclaire, eneffet, sur ce qui fonde sa conception du soin. Elle orienteson attitude lorsque les niveaux relationnel, déontologiqueet scientifique ne trouvent pas de solution satisfaisante. Ellel’incite à assumer la responsabilité d’un exercice complexeet incertain. Elle lui octroie enfin la sagesse de résisteraux deux extrêmes que sont le refoulement et le passageà l’acte.

Conclusion

L’homme, qu’il le veuille ou non, incarne une allianced’objectivité et de subjectivité. C’est là une vérité àlaquelle la médecine scientifique ne peut se soustraire. Lepraticien se doit d’acquérir un savoir-faire diagnostique etthérapeutique basé sur des connaissances objectives. Maisla compétence médicale naît aussi au cœur d’une relationhumaine dont la nature est d’être évolutive et incertaine.Le colloque singulier, lieu irréductible du soin, ramène sanscesse le praticien et le patient à leur réalité, laquelle n’estni seulement objective, ni seulement subjective. Seule uneattention conjointe à ces deux pôles autorise un exercicemédical fructueux.

Promouvoir l’introspection du praticien dans un contextegouverné par l’objectivation scientifique n’est pas chosefacile. Bien qu’elle permette de rendre à la subjectivitéson véritable statut dans la relation soignante, cettedémarche ne peut se concevoir sans une transformation

[

[

ubjectivité ? 103

es représentations collectives. Gageons que l’évolution destudes médicales et l’éclosion des lieux de réflexion éthiqueniversitaires et hospitaliers contribueront à restituer à laubjectivité la place qui est la sienne au cœur du soin.

éférences

[1] Pruvot FR. Du poids de l’acte. La responsabilité du soignant,un regard chirurgical. Ann Chir 2004;129:119—22.

[2] Ricœur P. Les trois niveaux du jugement médical. Esprit; 1996,pp 21.

[3] Worms F. Les deux concepts du soin. In: Vie, médecine,relations morales. Esprit; 2006, pp 141.

[4] Mallet D. La médecine entre science et existence. Vuibert 2007.[5] Israel L. Le médecin face au malade. Bruxelles: Charles

Dessart, 1968.[6] Celis R. Seminaire d’éthique clinique, Faculté Catholique de

Lille, 2005.[7] Burdin L. Parler la mort. Paris: Desclée de Brouwer, 1997.[8] Longaker C. Trouver l’espoir face à la mort, un guide pour

l’accompagnement émotionnel et spirituel des mourants.Paris: J’ai Lu; 1999.

[9] Sogyal R. Le livre tibétain de la vie et de la mort. Paris: LeLivre de Poche; 2005.

10] Salome J. Minuscules apercus sur la difficulté de soigner. Paris:Albin Michel; 2004.

11] Balint M. Le médecin, son malade et la maladie. Paris: PUF;1960. p. 4.

12] Fleck L. Genèse et développement d’un fait scientifique. Paris:Les Belles Lettres; 2005.

13] Éthique et professions de santé. Rapport au ministre de laSanté, de la famille et des personnes handicapées. mai 2003.http://www.sante.gouv.fr/htm/actu/cordier/sommaire.htm.

14] Avis n◦ 84 du CCNE sur la formation à l’éthique médicale.http://www.ccne-ethique.fr/francais/pdf/avis084.pdf.