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LE PRINCE DES BRUMES

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LE PRINCE DES BRUMES

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Roman JeunesseLoi n°49-956 du 16 juillet 1949

sur les publications destinées à la jeunesse. Dépôt : septembre 2010

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CYRIANE DELANGHE

LE PRINCE DES BRUMES

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Première Partie : La Déesse Assassinée

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I

Une certaine agitation règne dans lecamp des Sunètes. L’aube s’estlevée depuis moins d’une heure,

une écharpe de brume s’étiole encore entreles yourgas coniques. Les chiens jappent.On charge sur les traîneaux des peaux etdes défenses de morses sculptées qui se-ront vendues à Kashtoul. On discute, ons’interpelle joyeusement.

Un garçon d’une douzaine d’années, Lyett,se tient sur un des traîneaux, à l’avant, etbalance impatiemment ses jambes dans levide. Il a la peau mate, les yeux noirs enamande, brillants d’intelligence, et quelquesmèches de cheveux sombres dépassent deson bonnet en fourrure. Devant lui, unhayak, cousin du cheval, à la robe immaculéeet épaisse, frappe le sol avec l’un de ses sa-bots fendus. Il s’ébroue, tout aussi agacéque le jeune Sunète par cette attente. Lyettobserve les cinq guerriers sandovars, capa-raçonnés de cuir, avec leurs casques

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oblongs ornés d’une queue de cheval. Ilssont en grande conversation avec deux no-mades. Seul Thiry, le père de Lyett, peutles regarder sans lever la tête. Son visageanguleux, aux pommettes saillantes, re-flète une immense colère. Roge, le grand-père, tire sur sa barbe grise en secouant latête. Il montre une direction de l’index, in-dique quatre jours avec ses doigts. Lyett nepeut entendre ce que les Sandovars et sonpère se disent, mais les guerriers semblenténervés. Son grand-père hausse les épauleset abandonne le groupe. Il se dirige vers letraîneau.

— Papou ! Pourquoi on part pas ? lui lancele jeune garçon. Roge vérifie les sangles deshayaks et lui répond sans le regarder :

— Les Sandovars ont envoyé des éclai-reurs dans la Forêt des Brumes et ils nesont pas revenus. Ceux-là veulent mainte-nant que ton père aille les chercher.

Le ton continue de monter entre les San-dovars et Thiry. L’un des guerriers porte lamain à son épée. Effrayé, Lyett saute au basdu traîneau et se précipite vers son père. Ilécarte les bras pour protéger ce dernier. Sonarrivée stoppe le Sandovar.

— Il ne faut pas aller là-bas. C’est dange-reux, assène le jeune Sunète.

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— Mêle-toi de tes affaires, gamin ! rugitle guerrier, outré qu’un si petit boutd’homme lui tienne tête. Thiry pose unemain sur l’épaule de Lyett, l’encourageantà baisser les bras.

— Mon fils a raison. On vous avait préve-nus. Vos compagnons sont sans doute morts.

— C’est inacceptable ! explose le Sando-var. Les éclats de voix intriguent d’autresSunètes qui font cercle autour des guer-riers lesquels, se sentant en infériorité, dé-cident de battre en retraite.

— On n’en restera pas là, promet leurchef. Ils montent sur leurs chevaux quipiaffent dans la neige avant de s’élancer augalop. Lyett se blottit contre son père.

— On peut y aller maintenant ?— Varousha sera furieuse, murmure

Thiry. Roge échange un regard avec sonfils mais ne dit rien. La bonne humeur aquitté le campement. Thiry fait ses adieuxà Ashat, son épouse. Celle-ci, malade et en-ceinte de plusieurs mois, ne pourra pas ac-compagner son mari et son fils à Kashtoul.Elle a pris soin toutefois de préparer plu-sieurs colis destinés à ses filles, qui étu-dient dans la grande ville. Véline et Lipp,la tante et l’oncle de Lyett, veilleront surelle pendant leur absence. L’enfant n’a ja-

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mais vu Kashtoul, le dernier voyage pour lacité ormène remontant à ses six ans. Il avaitdû rester au campement avec Véline. Cettefois-ci, il a bien l’intention d’en profiter.

Son père les rejoint et monte en tête dutraîneau. En s’agitant, les hayaks font cris-ser les patins, recouverts de niklon. Ce mi-nerai, que les Sunètes ramassent sur leflanc des Monts Ogéens, a attisé la convoi-tise des Sadari. À cause des Sandovars quiles accompagnent, les incidents se sontmultipliés entre les sédentaires venus del’ouest et qui se sont installés dans descamp retranchés derrière des barrières debois, et les nomades habitués à aller libre-ment sur les terres septentrionales duContinent carpésien. Les Sadari veulenttoujours plus de niklon. Les Sunètes, eux,ne l’utilisent que pour les patins de leurstraîneaux afin qu’ils glissent sur n’importequel sol. Ainsi ils peuvent commercer avecles peuples des steppes et se rendre à Kash-toul quelle que soit la saison.

Lyett s’installe à l’arrière du traîneau deson père. Roge voyage avec son propre équi-page. Il a pris le départ, comme la vingtained’attelages du convoi. Thiry s’élance enfin. Iljette un dernier regard à sa femme dont lasilhouette se dessine à l’entrée de leur

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yourga. Elle agite la main pour saluer sonfils qui se laisse déjà griser par la vitesse.

— Dis papa, c’est grand, Kashtoul ?Les hayaks filent sur les grandes herbes

givrées en longeant les berges de la rivièreAyelle. Un sourire éclaire enfin le visage deThiry qui, tout en guidant son attelage, ex-plique à son fils :

— C’était la capitale de l’empire malouk,avant qu’il ne disparaisse. Tu verras, il y ades maisons qui ne changent jamais deplace et hautes comme trois yourgas, par-fois plus ! Si on a le temps, on ira visiter lepalais du roi Ashken. Il a fait des Sunètesun peuple libre, tu sais ?

Lyett hoche gravement la tête. Quandses sœurs reviennent de la ville, elles lelaissent lire les manuscrits qu’elles ont ap-pris à recopier. Il a pu ainsi se faire uneidée du monde au-delà du Pays Sunète,même si depuis quelques temps déjà, lesprospecteurs sadari troublent la quiétudede leur région. Justement en voilà qui re-montent la rivière. Ils viennent avec leursfamilles, en espérant trouver une vie meil-leure dans les terres du Nord. Le jeune no-made dévisage un garçon blond du mêmeâge que lui, juché sur un chariot immense,

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qui lui tire la langue quand il croise son re-gard. Les vêtements qu’il porte ne convien-nent guère au climat rigoureux de larégion. Lyett a presque pitié de lui. L’hivern’a pas encore fait son apparition danscette région. Le fils du prospecteur ignorece qui l’attend : le blizzard, les tempéra-tures glaciales et les gelures qui ne man-queront pas de lui voler un orteil ou deux.

Lorsque le jeune garçon se réveille deuxheures plus tard, les traîneaux longent laForêt des Brumes. Les équipages ont cesséde s’interpeller d’un bout à l’autre duconvoi ou de se défier dans des coursesbrèves. Les bouleaux et les sapins s’ali-gnent comme une armée montant la gardesur le domaine de la déesse Varousha.Lyett n’a pas peur de cet endroit, mais ilsait que les autres le craignent. Ils ontd’ailleurs raison. Quand à cinq ans, il s’yest perdu et qu’on l’a cherché pendant qua-tre jours, ses parents l’ont cru mort. Unenfant de cet âge n’aurait pas dû survivre.Mais Lyett a un secret, qu’il ne révélera àpersonne, car il sait qu’on le regardera en-core plus bizarrement que maintenant. Lesgens du campement l’appellent l’enfant-shaman, car on redoute la Forêt des

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Brumes. Les Sunètes ne s’en approchentque pour récupérer du bois à la lisière. Ilsne s’y enfoncent jamais. Sous les ramuresrôdent l’immense tigre des neiges qui pro-tège l’endroit au nom de la déesse. Voilàpourquoi les guerriers sandovars ne re-viendront jamais.

On entend résonner dans l’air froid lesclochettes accrochées aux paturons deshayaks. Les petits équidés tendent l’enco-lure pour aller plus vite. Thiry les encou-rage de temps en temps d’un discretclaquement de langue. Lyett s’est redresséet guette une ombre blanche entre lestroncs sombres. Sa respiration, accéléréepar l’excitation, forme des petits nuages gi-vrés. Il serre sous son manteau la griffeimpressionnante qu’il a ramenée de sonséjour dans la Forêt. Brusquement, leshayaks donnent un nouveau coup de reins.Un cri part du traîneau de tête et toustournent leurs regards vers les brumesépaisses qui ont donné leur nom à la forêt.Thiry serre les dents. Il n’a aucune enviede regarder, ses yeux restent rivés sur laroute. Lyett, lui, dévore le spectacle de toutson soul. Il a envie de crier tant son agita-tion est grande. Un tigre court à l’orée desbouleaux, bondissant avec une souplesse

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incroyable et se maintenant sans effort à lahauteur des hayaks qui donnent pourtanttout ce qu’ils peuvent. Il fait bien six mè-tres, de la tête à la queue. Quand il rugit,les hayaks augmentent encore leur allure.Ils semblent voler sur la neige, eux aussi.Les patins tranchent l’herbe courbée etfont jaillir des étincelles en heurtant lescailloux. Plusieurs Sunètes ont attrapéleurs arcs, même s’ils savent que c’est su-perflu et dangereux : s’ils touchaient lefélin, un grand malheur s’abattrait sur leurtête. Mais le gardien de la Forêt desBrumes ne paraît pas vouloir les rejoindre.Il se maintient à la hauteur d’un traîneauen particulier. Lyett rit aux éclats. Son pèretourne la tête vers lui, l’air effaré. Seul l’en-fant-shaman n’a pas peur.

— Chiròn ! Chiròn ! Ne t’en fais pas, je re-viendrai ! hurle-t-il au tigre qui ralentit sacourse, puis s’arrête. Le jeune Sunète s’estmis debout et agite les bras, jusqu’à ce quele grand fauve disparaisse. Quand il se ras-soit, le regard terrifié que lui lance songrand-père refroidit son enthousiasme.Lyett se tasse sur les peaux d’hayak pourse faire le plus petit possible.

La nuit est tombée depuis une heure

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quand le convoi s’arrête pour planter lestentes. Les équipages auraient préféré nepas camper aussi près de la Forêt desBrumes, mais continuer dans l’obscuritéserait trop dangereux. Roge et Thiry pla-cent leurs traîneaux côte à côte. Lyett lesaide avec les hayaks : enlever leur harnais,les bouchonner et les entraver pour qu’ilsne s’éloignent pas trop pendant la nuit…L’un des mâles taquine l’enfant en lui don-nant des coups de tête, dès qu’il a le dostourné. Ce comportement, loin de fairesourire son père, rend ce dernier plus som-bre. Il jette de fréquents regards vers lesautres nomades qui les observent en mur-murant. Roge grogne sa désapprobation.Son regard se pose sur son petit-fils qui necomprend pas ce qui les rend de mauvaisehumeur. Le grand-père lui ébouriffe lescheveux avant de préparer le dîner.

— Tu ne dois plus jamais faire ça, Lyett.La phrase tombe comme une sentence

au milieu du repas. Le jeune garçon fris-sonne. Son père lui lance un regard sinistre.

— Les gens parlent déjà trop sur toi...Il le sait depuis toujours. D’abord à cause

de sa naissance… le jour d’une éclipse, alorsqu’Ashat était partie ramasser des baies prèsde la Forêt… cette fameuse Forêt qui semble

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tant peser sur la vie du jeune Sunète. Sa mèrea dû accoucher seule, revenant au campe-ment avec cet enfant extraordinaire. Le sha-man a tout de suite senti son grand pouvoiret aussitôt cessé de chercher un successeur.Quand Lyett sera en âge, il le prendra commeapprenti. Pas d’études à Kashtoul pour lejeune garçon. Pas de jeu non plus avec ses ca-marades qui le craignent autant que leurs pa-rents. Surtout depuis sa mésaventure dans laForêt.

Lyett regarde vers le nord. Les arbresforment une muraille plus sombre que leciel étoilé. Deux yeux jaunes brillent dansla nuit. Ce ne sont pas ceux de Chiròn. LaForêt des Brumes abrite d’autres Daikinistrès puissants.

Daikinis, le mot file entre les équipagesqui regardent vers les traîneaux de Roge etThiry. Un hurlement lugubre s’élève aunord, les hayaks qui s’étaient un peu éloi-gnés, reviennent vers le campement dansun bruit de clochettes apeurées.

— La Forêt est en colère, murmureLyett, en transe. Son père et son grand-père le regardent, épouvantés. Puis l’en-fant cligne des yeux, comme s’il sortaitd’un rêve et se roule en boule dans lesfourrures, pour sombrer dans le sommeil.

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Ils atteignent Kashtoul trois jours plustard. Pas d’autres incidents sur la route, àpart un traîneau coincé dans une congère.Les Sunètes sont exténués et ne rêvent qued’un bon lit. L’enfant-shaman, lui, ne saitplus où donner de la tête. Il a le nez en l’airpour admirer l’immense muraille qui en-serre la cité. La porte septentrionale laisses’échapper un flot ininterrompu de mar-chandises et de voyageurs. Tous ces bruitsl’effraient. Ça parle dans toutes les langues,les animaux poussent des cris aigus ou im-patients, les armes cliquètent au pas dessoldats et des chevaliers.

Le monde se referme sur les nomadesdès qu’ils pénètrent dans Kashtoul, les im-meubles les écrasent de leur hauteur, l’om-bre des rues les tasse sur leurs traîneaux etdes regards hostiles resserrent leurs rangs.Lyett ne comprend pas pourquoi des gens nele connaissent pas le regardent avec tant dehargne. Les nomades ont la main sur leurarc, de l’autre ils guident les hayaks, quiglissent sur les pavés, jusqu’à une vasteplace dominée par un bâtiment imposant,siège du pouvoir de l’atabeg. Des statues lemontrant en majesté toisent l’enfant.

À peine les Sunètes se sont-ils arrêtés

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qu’une trentaine de soldats les encerclent.Ils ne sont pas aussi impressionnants queles Sandovars, mais leur attitude en dit long.

— Vous n’avez rien à faire ici ! lance leurcapitaine d’un ton rogue. Les nomades necomprennent pas. Autour d’eux, les activi-tés marchandes ralentissent. Les regardsse braquent sur eux.

— Nous venons chaque année vendrenos peaux sur le marché, rappelle Thiry.Qu’y a-t-il de différent aujourd’hui ?

— Vous venez du Nord, pas vrai ?— Ça pue la bête, ricane un citadin.— Les gens du Nord complotent contre

le royaume, poursuit le gradé.— Kashtoul est une ville libre, de quel

royaume parlez-vous ? — Remballez vos marchandises et partez !— Pas question. Notre peuple a le droit

de commercer ici depuis des siècles.— Et moi je veux voir mes sœurs ! ren-

chérit Lyett. Les Sunètes frémissent.— Tais-toi, intime Roge.— Mais… proteste l’enfant. Un sourcil levé

le réduit au silence. Il baisse le nez et n’osemême plus respirer. Les soldats ne veulentrien entendre. Leur capitaine ordonne auxSunètes de remballer leurs marchandises.

— Si je vous vois vendre quoi que ce soit

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sur cette place, je vous fais arrêter ! lesmenace-t-il. Thiry et les siens battent enretraite. Le nomade n’a pourtant pas ditson dernier mot.

— Il nous a dit sur cette place en parti-culier, pas sur les autres, argue-t-il. Lesautres secouent la tête, découragés. Ils dé-cident de trouver une auberge pour lanuit : demain, ils y verront plus clair. Lepère de Lyett n’insiste pas. Autant en pro-fiter pour aller voir ses filles.

Une fois installés dans une taverne trèséloignée des lieux commerçants, Thiry,Roge et Lyett se mettent en route pourl’École de Veïtann où le jeune garçon ahâte de retrouver ses sœurs. Il ne les a pasvues depuis plusieurs mois et ils ont pleinde choses à se raconter. Étrangement, quandils vivaient ensemble, ils se disputaientsouvent. Mais une fois les deux jeunesfilles parties, Lyett a commencé à s’en-nuyer ferme : elles étaient ses seules com-pagnes de jeu. Il ne se rendait pas comptede son isolement grâce à elles.

L’établissement de Maître Veïtann ac-cueille les enfants des tribus nomades etpour cause, le fondateur de cette école ap-partient à la tribu des Pashkouls, vivant

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aux pieds des Monts Altars. L’homme, depetite taille, un peu sec, le visage ridé parla vie qu’il menait jadis au grand air, at-tend Thiry, Roge et Lyett en compagnie desfilles et de leur tutrice, une étudiante plusâgée qui a pour charge de faciliter l’inté-gration des nouvelles venues dans l’École.Oplyne et Aflie ont du mal à réprimer leurimpatience. Dès qu’elles voient leur fa-mille, leurs yeux brillent et de grands sou-rires éclairent leur visage. Oplyne, l’aînée,a une quinzaine d’années. Elle est fine,élancée, avec de longs cheveux bruns et lesmêmes yeux que Lyett. En comparaison,Aflie, treize ans, aussi blonde qu’un rayonde soleil, a une silhouette un peu plusronde. Elles portent toutes les deux l’uni-forme de l’École, une tunique noire trèssimple et des sandales de la même couleur.Le règlement leur impose aussi de natterleurs cheveux, mais des mèches folless’échappent de la coiffure d’Aflie, lui don-nant un air malicieux. Lyett, se moquanttotalement des convenances, se rue versses sœurs qui lancent un regard inquiet àMaître Veïtann. Celui-ci hoche la tête et lestrois enfants peuvent enfin se retrouver. Ilsdansent sur place, parlent en même tempsdans une cacophonie que les embrassades

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avec le père et le grand-père viennent in-terrompre. Les filles se montrent plus me-surées avec Thiry qui les examine d’un airsévère avant de leur sourire et de leur dé-voiler les cadeaux emballés par leur mère.Accompagnés par la tutrice, les enfants rejoi-gnent la chambre que partagent les deux Su-nètes, tandis que Thiry et Roge discutentavec Maître Veïtann.

— Nous ne pourrons pas rester aussilongtemps que prévu, commence le père deLyett. Le Pashkoul l’interrompt d’un signede la main.

— Je suis au courant des récentes ru-meurs à votre sujet. Un détachement deSandovars est arrivé hier du Nord pour an-noncer à l’atabeg que douze hommesavaient disparu dans la Forêt des Brumes.Borgot n’est pas réputé pour sa patience,surtout depuis que le roi l’a exilé à Kash-toul, une fois atteint sa majorité. Il semontre même de plus en plus belliqueux.Votre peuple est en danger.

— Demandons audience à l’atabeg !— Il ne vous l’accordera pas. Il vaut

mieux que vous repartiez et… que vous em-meniez vos filles avec vous. Leur sécuritépourrait devenir problématique. De moi,elles n’ont rien à craindre, mais mon École

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n’est pas une forteresse. C’est en rencon-trant peu de résistance que les soldats deBorgot pourraient venir les arrêter, s’ils ap-prenaient leur présence ici.

Roge et son fils se renfrognent en se rap-pelant l’indiscrétion de Lyett.

— Dommage, poursuit le Pashkoul, carelles sont talentueuses. Leurs petitesmains habiles évitent de trop les abîmerles parchemins en les manipulant. Leurdextérité me manquera, regrette déjà levieil homme.

— Cela vous ennuierait de les hébergercette nuit ? La taverne où nous logeonsmanque de place et de confort. Et si vouspouviez aussi garder Lyett…, demande en-core Thiry.

— Je n’y vois pas d’inconvénient. Votrefils dormira avec nos plus jeunes élèves. Vouspourrez les récupérer demain matin.

Les Sunètes s’inclinent en remercie-ments, puis rejoignent les enfants. Thirys’assoit en silence, tandis que Roge exa-mine les cadeaux comme s’il ne lesconnaissait pas, répondant aux cris exta-siés de Lyett et ses sœurs. Au bout d’unmoment, Oplyne s’installe à côté de sonpère sur le lit.

— Nous devons te ramener, Aflie et toi,

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annonce le nomade d’une voix sourde. Safille ne cache pas sa surprise.

— Mais l’année n’est pas terminée !Son cri fait se retourner sa cadette. Lyett,

déçu qu’elle ne joue plus, tire sur sa natte.— Arrête un peu de faire l’imbécile, le

gronde-t-elle. Pourquoi on doit rentrer ?— Il se passe des choses graves chez

nous. De plus en plus de pionniers vien-nent dans les terres du Nord et cela créedes tensions avec notre peuple. Ils ne cher-chent plus seulement le niklon dans lesmontagnes, maintenant, ils veulent aussiprospecter dans la Forêt des Brumes.

Les deux sœurs écarquillent les yeux.— C’est interdit ! s’exclame Oplyne. — Les Sandovars ne veulent rien enten-

dre. À cause de leur bêtise, s’emporteThiry, douze de leurs hommes se sont per-dus dans la Forêt. J’ai refusé d’aller leschercher. Et à présent, ils nous empêchentde commercer à Kashtoul. Maître Veïtannpense que ça ne fait que commencer et jesuis d’accord avec lui. Nous allons donc ren-trer, avant que vous ne soyez en danger.

Cette annonce gâche les retrouvailles.

Lyett n’arrive pas à dormir. Il se re-trouve dans le dortoir des garçons, avec

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des pensionnaires plus vieux que lui et quin’ont fait aucun effort pour le mettre àl’aise. Un rayon de lune opiniâtre se glisseentre les lits pour éclairer les formes en-dormies. Certains élèves s’agitent. L’enfantles observe, la moitié du visage caché sousses draps. Il n’a pas l’habitude de dormirentre de vrais murs. Comment ses sœursfont-elles pour le supporter ? Aucun mur-mure dans les feuillages, aucun soupir dela nuit ne lui parvient. À la place, craque-ments, bruits feutrés et grincements lefont sursauter.

Le jeune Sunète finit par se couler horsde son lit, bien décidé à rejoindre sessœurs dans leur chambre. Au moins avecelles, il n’aura plus peur. Mais dès qu’ilmarche, ses pieds nus résonnent sur leplancher. Un pensionnaire lève la tête.L’enfant-shaman a déjà atteint la porte etn’est plus qu’une ombre pour ses yeux en-dormis. Il se rendort, sans remarquer le lità présent vide.

Dans le couloir, Lyett a un peu de mal às’orienter. De nuit, tout semble différent. Lesombres déforment les angles et cachent lesportes, les piliers abritent peut-être desmonstres. Le dallage a remplacé le parquetdes dortoirs et l’enfant frissonne, quand ses

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pieds se posent sur le sol glacé. Quand ilatteint enfin l’aile réservée aux filles, il al’impression d’avoir traversé tout le Conti-nent caspésien. Mais il se fige, car il en-tend des voix. Il se réfugie derrière unestatue et voit passer trois hommes en ar-mure qui parlent tout bas. Que font-ilsdans l’École de Veïtann ?

— On devrait pourtant les repérer àl’odeur, râle le soldat le plus proche. CesSunètes puent l’hayak à dix lieues à la ronde.

Lyett comprend alors qu’ils sont là pourses sœurs et lui. Son cœur s’affole dans sapoitrine. Comme les hommes s’éloignent,il se penche légèrement et attend qu’ilsaient tourné dans le couloir. Il file alorscomme une flèche, ne se souciant plus dese faire surprendre par quelqu’un del’École. Quand il arrive devant la porte deses sœurs, il tambourine jusqu’à cequ’Oplyne lui ouvre en frottant ses yeuxembués de sommeil.

— Lyett ? Qu’est-ce que tu fiches ici ?Il la bouscule et referme la porte der-

rière lui. Aflie émerge de ses draps, l’airahuri. En d’autres circonstances, il auraitéclaté de rire.

— Des soldats sont venus nous chercher.— Qu’est-ce que tu racontes ?

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La nouvelle réveille complètement l’aî-née qui le prend par les épaules.

— Je les ai vus ! insiste-t-il. Ils sont passésdevant moi en disant qu’on puait l’hayak. Vousavez qu’à venir avec moi. De toute façon, onquitte l’École demain, qu’est-ce que çapeut faire, si on nous surprend dehors ? Çaavertira les autres et comme j’ai raison, onsera sauvés !

Les deux sœurs se regardent, visiblementhésitantes, puis Oplyne prend une décision.

— Habille-toi, lance-t-elle à la cadette,tout en récupérant ses affaires dans unearmoire. Elle délaisse l’uniforme de l’Écolepour les vêtements sunètes et enfile sesbottes en peau. Aflie a prêté à son frère deshabits trop grands pour lui, mais il arriveà les ajuster pour qu’ils ne le gênent pas.

La porte de la chambre s’ouvre à lavolée. Les trois enfants sursautent, puislaissent échapper un soupir de soulage-ment. Maître Veïtann fronce ses sourcilsbroussailleux, en remarquant Lyett, puis ilprend un air satisfait quand il voit que lesSunètes sont déjà prêts.

— Suivez-moi. En silence, ordonne-t-il.Oplyne s’avance la première. D’un geste, lePashkoul leur fait signe de se baisser et,ainsi courbés, ils traversent le couloir. De

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l’autre côté, des gardes discutent d’un tonimpatient. Maître Veïtann les guide jusqu’auxcuisines. Il vérifie tout d’abord qu’il n’y apersonne, avant de faire signe aux enfantsde le rejoindre. Aflie a pris la main de sonpetit frère, dont le cœur bat à tout rompre.Il n’a jamais eu aussi peur de sa vie. La pe-tite porte cochère s’ouvre sur une arrière-cour où une mule harnachée les attend. LePashkoul fait grimper les Sunètes sur sondos. Sort alors de l’ombre la tutrice desdeux fillettes. Elle porte deux sacs et prendla longe que lui tend Maître Veïtann.

— Emmène-les à la taverne où logentleurs parents. Si tu vois qu’il y a du danger,ne t’attarde pas. Va à cette adresse.

Il lui glisse un bout de papier dans la main,puis se tourne vers Lyett et ses sœurs, enleur offrant un sourire rassurant.

— Vous pouvez faire confiance à Sheelopour vous conduire en sûreté. Dès quevous aurez rejoint votre père et votregrand-père, dites-leur de la suivre jusqu’àl’endroit que je lui ai indiqué et d’y atten-dre que je vous rejoigne. Vous ne pourrezpas quitter la ville sans mon aide.

Il termine à peine de donner ces recom-mandations que la jeune fille les entraînedans les rues sombres de Kashtoul. Maître

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Veïtann retourne à l’intérieur avec la fermeintention de retarder les gardes de l’atabeg.

La mule avance bravement dans lesruelles à peine éclairées. Lyett s’agrippe detoutes ses forces à Aflie, assise juste devantlui. Sentant l’animal peiner, Oplyne des-cend de son dos et rejoint Sheelo. Dès qu’ellel’a vue la première fois, Oplyne lui a trouvéune certaine ressemblance avec Maître Veï-tann ; elle doit appartenir à la même tribu,peut-être à la même famille : même nezaquilin, même lèvres fines La Sunète luivoue une véritable adoration, car c’est unedes plus douées de sa classe et elle n’a ja-mais hésité à aider les deux sœurs, quandelles rencontraient des difficultés dansleurs leçons ou leur intégration à l’École.

— Merci de nous accompagner.Sheelo baisse ses yeux noirs et lui sourit.— Je me suis portée volontaire à la mi-

nute où notre maître a demandé si quelqu’unvoulait vous aider. Les autres filles n’ont pasvoulu. Elles sont lâches, crache Sheeloavec dureté. Mais entre nomades, il faut seserrer les coudes. Reste bien derrière moi.Ces rues ne sont pas toujours sûres et tupourrais glisser sur les pavés.

Oplyne obéit et marche en silence. Dans

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son dos, elle sent le souffle de la mule etcherche la longe de la main, rassurée de sesentir ainsi reliée à son frère et à sa sœur.

Ils doivent faire plusieurs détours, à causedes patrouilles. Mais finalement, au bout dedeux heures, les enfants arrivent près de l’au-berge. Sheelo guide la mule à l’intérieur del’étable et confie la monture à Oplyne.

— Attendez ici. Je vais m’assurer qu’il n’ya pas de danger. Puis je reviendrai vouschercher.

Les enfants hochent la tête. La jeunefille disparaît dans l’ombre de la cour.

— J’ai envie de faire pipi, se plaint Lyett.Oplyne l’aide à descendre et lui indique unendroit au fond de l’étable.

— Beurk, ça pue !— Ne fais pas le difficile, le tance son

aînée qui retourne auprès d’Aflie pour at-tendre avec anxiété que Sheelo revienne.

— Je ne comprends pas pourquoi ils veu-lent nous faire du mal, murmure la cadette.Lyett les rejoint à ce moment-là et explique :

— Les Sandovars doivent penser qu’ennous capturant, ils pourront obliger papaà retourner à la Forêt des Brumes pour ychercher les guerriers disparus. Mais il nefaut surtout pas qu’il les aide. La déesse se-rait très en colère.

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— Certaines personnes pensent qu’ellen’existe pas, confie Oplyne. Quand on enparle, les autres nous rient au nez.

Lyett prend un air sévère.— Elle existe, croyez-moi.— Tu l’as vue ? demande l’aînée. Mais

Sheelo revient et le jeune garçon se gardede répondre.

— Tout va bien, nous pouvons y aller.Elle prend Oplyne et Aflie par la main,

Lyett suit en trottinant. Lorsqu’ils entrent, ils sont happés par

l’atmosphère du lieu. Une énorme chemi-née au fond de la pièce principale ré-chauffe les convives attablés. Une marmiteau-dessus du feu dégage une odeur allé-chante qui fait réaliser aux enfants com-bien toutes ces émotions leur ont ouvertl’appétit. Le tenancier leur jette un bref re-gard, en essuyant des assiettes. Sans hési-ter, Sheelo monte à l’étage et frappe à uneporte. Mais celle-ci n’a pas le temps des’ouvrir qu’on entend des claquements desabots et des cliquetis d’armes dans la rue.La jeune fille blêmit et se retourne, décidéeà redescendre le plus vite possible. Il esthélas trop tard, un premier soldat fait sonentrée dans l’établissement. Sheelo se re-tourne alors et tombe nez à nez avec un

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chevalier. Celui-ci, blond, de grande taille,vêtu d’un pourpoint de cuir, dévisage lajeune fille d’un air interloqué.

— Je vous en prie, laissez-nous entrer.Le ton suppliant de la Pashkoul suffit à

convaincre son interlocuteur qui s’effacepour permettre aux nomades passer. Lesenfants découvrent alors que le chevaliern’est pas seul. Une belle dame, drapée avecélégance dans une tunique bleue, est assisesur un lit, ses cheveux, si blonds qu’ils enparaissent blancs, glissent sur ses épaules,alors qu’elle redresse la tête pour observerles nouveaux venus. Lyett sursaute en dé-couvrant ses yeux pâles et son incroyablebeauté. Un autre homme pénètre dans sonchamp de vision, immense, une barberouge lui mange le visage. Il a le crânechauve et luisant, une cicatrice tranche sonarcade sourcilière gauche.

— Qu’est-ce que nous avons là ? ques-tionne la femme.

— Pardon, ma Dame. Je me suis trompéede chambre. Nous recherchons des Sunètes.

— Ils sont partis il y a une heure.— C’est eux que le tavernier a chassés pour

nous laisser la place ! relève le géant roux.— Je suis désolée, regrette la femme. Il

jurait qu’ils ne pourraient pas le payer.

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Lyett serre les poings en pensant à lahonte que les siens avait dû ressentir

— Savez-vous où ils sont allés ? demandela Pashkoul. L’homme blond secoue la tête.Sheelo ne cache pas son désarroi. Elle se di-rige vers la porte, suivie par les enfants,puis s’arrête en entendant crier. En bas, lessoldats chassent les clients qui protestent.

— On dirait que vous avez peur desgardes de l’atabeg, note la femme.

— Ce n’est pas pour moi que je m’in-quiète, mais pour ces enfants, confie lajeune fille. Mon maître me les a confiés,pour empêcher les soldats de les arrêter ànotre École.

— Que leur veulent-ils ?— Probablement les retenir en otages

pour forcer leur famille à leur obéir.On frappe à la porte. Les trois enfants se

serrent les uns contre les autres, paniqués.L’homme blond récupère son épée et laglisse à sa ceinture.

— Vaast, emmène-les dans l’autre pièce.Le géant roux obéit. En écoutant à tra-

vers la porte, Sheelo et les enfants sunètessuivent ce qui se passe.

— Nous devons fouiller cette chambre.— Pourquoi ? s’enquiert le chevalier.— Nous cherchons des fugitifs.

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— Il n’y en a pas ici. Voici Dame Syr-vane, vicaire de Valésie.

— Ça ne change rien, j’ai des ordres.— Vous ne nous accusez quand même

pas de cacher des criminels ?On entend un bruit d’épée qui glisse dans

son fourreau. Vaast pose une main rassu-rante sur l’épaule de Lyett et d’Aflie.

— Une sorcière valésienne ! s’exclamel’un des gardes d’un ton effrayé. N’insis-tons pas.

La porte se referme brutalement. Aussi-tôt, le géant roux entre dans la chambreavec les trois enfants et Sheelo.

— Vous n’avez plus rien à craindre, jurel’homme blond en rangeant son épée.Lyett, lui, n’arrive pas à détacher son re-gard de Dame Syrvane dont les yeux lui-sent encore d’une lueur bleutée. Lorsqu’ellese rend compte que le jeune garçon l’ob-serve, elle ferme les paupières. Quand elleles rouvre, le phénomène a disparu.

— Racontez-nous votre histoire, les en-courage-t-elle, tout en les faisant s’asseoirsur le lit. Les soldats partis, nous irons vouschercher à manger.

— On doit retrouver notre père et notregrand-père, objecte Oplyne.

— Maître Veïtann m’a indiqué un en-

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droit où les conduire, en cas de souci, ajouteleur protectrice.

— Ils n’attendent que ça, rétorque lechevalier qui revient de la fenêtre où il estresté un moment en observation. Ils laisse-ront des hommes dehors, quand ils repar-tiront, espérant que vous vous croirez horsde danger et que vous commettrez une er-reur. Nous ne les avons pas convaincus.

Il s’approche et se présente :— Je suis Wanel de Milt, chevalier de Va-

lésie, protecteur de Dame Syrvane. (Il dé-signe la femme.) Et voici Vaast, mon écuyer.

Les enfants se présentent à leur tour.Puis le jeune Sunète demande avec effron-terie, tout en dévisageant Dame Syrvane :

— C’est quoi une vicaire ? Pourquoi vosyeux brillaient tout à l’heure ?

— Lyett ! s’exclame son aînée, choquéepar son audace. La femme semble plutôtamusée. Elle calme Oplyne d’un geste.

— Ce n’est rien. Il a raison de poser lesbonnes questions. Elle explique patiem-ment au jeune Sunète : Dans mon pays,certains enfants naissent comme moi. Onpense que ce sont des descendants du dieuArok, qui jadis a aimé une mortelle. En ve-nant au monde, nous avons non seulementles yeux qui... brillent, mais aussi un don

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pour voir certaines choses sur les gens, à pro-pos de leur passé ou de leur futur. On nousenvoie dans des temples où nous apprenonsà contrôler ces visions. (Elle s’interrompt uninstant pour jeter un regard au chevalierWanel qui hoche la tête. Elle reprend :) Lesvicaires de Valésie ont senti qu’une grandemenace pesait sur les terres du Nord. On m’aenvoyée enquêter.

— Et comme par hasard, nous tombonssur des enfants sunètes, ajoute son protec-teur. C’est un signe des dieux.

Lyett continue de dévisager Dame Syr-vane. Tout à coup, les yeux de cette der-nière redeviennent opalescents et elle sefige. Le jeune garçon comprend qu’elle esten transe. Il veut la toucher, mais le cheva-lier l’intercepte.

— Jamais quand elle est dans cet état. Dans la chambre, le temps paraît sus-

pendu. Tous regardent la vicaire, pétrifiée,et dont les lèvres bougent toute seules.L’enfant-shaman fronce les sourcils, car illui semble sentir quelque chose, commeune ombre qui tourne au-dessus de lafemme. S’il se concentre, il pense pouvoirla distinguer. Il sursaute alors qu’une mainse plaque sur son épaule.

— Que fais-tu ? chuchote Oplyne, visible-

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ment inquiète. Son frère secoue la tête,comme s’il sortait d’un long rêve et soudain,tout paraît nimbé d’une couleur brillante.Dame Syrvane émet un son rauque, lorsqu’ellerevient à elle. Wanel se précipite et la sou-tient pour ne pas qu’elle tombe à la renverse.Il faut quelques minutes à la vicaire pour seremettre, mais dès qu’elle a repris ses sens,elle se tourne vers Lyett et lui dit :

— Je t’ai senti, tout à l’heure. Ton esprita essayé de me toucher.

Elle tremble et des cernes sombres sousses yeux rendent son teint encore pluspâle. Les regards vont de Lyett à la femme,car tous comprennent qu’il s’est produit unévénement important.

— Vous avez eu une vision, n’est-ce pas ?— Oui, de toi. Tu étais perdu dans une

grande forêt. Une présence rôdait autourde toi, mais tu n’as pas eu peur. Quand lacréature a jailli des taillis, j’ai vu ses yeuxd’ambre et il m’a… repoussée.

Lyett veut parler, mais se retient une nou-velle fois. Après tout, il connaît à peine cesgens, pourquoi leur raconterait-il ce qui luiest arrivé dans la Forêt des Brumes ? Waneloblige Dame Syrvane à s’allonger et demandeà son écuyer d’aller leur chercher à manger.

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II

Le camp sunète se réveille. Il fait en-core nuit dehors et une à une, lesyourgas s’animent. Ashat s’extirpe

avec difficulté du lit de fourrures dans le-quel elle a passé la nuit. Elle a les mêmesyeux rieurs que Lyett et les mêmes pom-mettes un peu hautes qu’Oplyne. Son ven-tre, énorme sous sa tunique, la gêne pourse déplacer. Véline l’a entendue et la re-joint afin de l’aider à allumer le feu.

— Je peux le faire, oshra, proteste-t-ellequand sa belle-sœur soulève la peau quimasque l’entrée.

— Ne sois pas ridicule. Prépare lesherbes, le temps que je revienne.

La Sunète soupire. Elle se sent impo-tente et préférerait ne pas autant dépendrede sa belle-famille. Avec humeur, ellefouille dans les sacoches, pendues à unedes armatures de la tente et choisit de quoipréparer la décoction matinale. Elle dis-

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pose aussi devant le feu des galettes doréesqu’elle a fait cuire la veille. Lipp émerge àson tour, les cheveux en bataille, le regardensommeillé. Sa femme revient au mêmemoment et pose la marmite au-dessus desflammes. L’eau chauffe, tandis que les deuxfemmes aident Lipp à se changer. Elles atten-dront son départ pour faire de même toutesles deux. Ils déjeunent en silence, puis Lippembrasse sa femme et attrape les harnais deses hayaks avant de sortir.

— Tu as meilleure mine ce matin, re-marque Véline, en coiffant les cheveuxbruns de sa belle-sœur. Le pire est peut-être enfin passé.

— Cette grossesse est plus difficile quela dernière, confie Ashat. À peine a-t-elledit ces mots qu’un cri de terreur les faitsursauter. Les deux femmes se précipitentdehors. Un cavalier frôle Ashat, une torcheà la main qu’il lance sur la yourga. Lespeaux s’enflamment presque immédiate-ment. D’autres tentes sont déjà en train debrûler. La Sunète remarque en mêmetemps que sa belle-sœur Lipp luttantcontre un Sandovar qu’il a réussi à jeter àbas de sa selle. Mais l’homme a son armureet les coups que le nomade fait pleuvoir surlui restent sans effet. D’un crochet du pied,

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le guerrier renverse le Sunète qui pousseun cri de rage en s’écroulant dans la boue.Le Sandovar lui envoie un coup dans l’es-tomac qui le plie en deux.

Contre toute prudence, Véline s’est déjàprécipitée. Le cavalier revient sur ses pas,en talonnant sa monture et fonce droit surAshat qui n’a que le temps de trouver re-fuge dans la yourga où l’air est saturé parla fumée. Elle s’empare d’un poignard et seprécipite de l’autre côté de la tente pourtrancher les tendons et ouvrir un passage.Elle sent une présence derrière elle et ajuste le temps de se retourner avant que leSandovar n’abatte son poing sur elle. Mal-gré sa grossesse, elle parvient à l’éviter, luienfonce son coude dans le ventre, quand iltente de la saisir, et le mord sauvagementau poignet. L’homme braille :

— Sale bête ! Reviens ici !Ashat se garde de lui obéir. Elle se faufile

dehors et court à perdre haleine à traversle camp en flammes. Les hayaks affolés ga-lopent en tous sens. Les Sandovars lesmassacrent dès qu’ils les voient et des ca-davres jonchent déjà le sol. Les guerriersrassemblent les Sunètes au centre du camp.Les enfants crient et pleurent, tandis queles coups pleuvent sur leurs parents. Ashatse fait rattraper par un cavalier qui agrippe

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une de ses tresses. Sa chute en arrière luicoupe le souffle. D’instinct, elle protègeson ventre quand le Sandovar se penchesur elle. Il la gifle si fort que sa lèvre sefend et qu’un goût métallique se répanddans sa bouche.

***

— Maman ! s’époumone Lyett en se re-dressant. Son cri alerte le chevalier qui seprécipite vers le lit où les enfants se sontpelotonnés.

— Tout va bien, mon garçon, tu as dû faireun cauchemar, tente-t-il de le rassurer.Oplyne prend son frère dans ses bras. Lejeune Sunète, entre deux sanglots, confie :

— J’ai vu maman ! Les Sandovars les ontattaqués, elle et le reste de la tribu !

— Qu’est-ce qu’il raconte ? s’exclame lechevalier, interloqué.

— Ça lui arrive parfois et ce qu’il rêve sepasse vraiment, explique Oplyne, en cares-sant le front de son frère avec douceur.Vaast entre et découvre la scène d’un airstupéfait. Il a passé la nuit aux écuries et acédé sa chambre à Dame Syrvane. C’estdans son lit que les Sunètes et la Pashkoulont dormi. Le chevalier, lui, s’est contentéd’un fauteuil près de la cheminée.

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— J’ai harnaché les chevaux, prévient-ilson maître. Et je me suis occupé de lamule, indique-t-il à Sheelo. Oplyne chu-chote quelques mots à son frère qui répond :

— Il faut prévenir papa et lui dire…— Maître Veïtann va nous aider, intervient

la Pashkoul, mais nous devons le rejoindre— Nous vous accompagnons, annonce le

Valésien qui frappe à la porte de Dame Syr-vane. Celle-ci ouvre, elle est déjà habillée.

— J’ai tout entendu, explique-t-elle.Comment te sens-tu, mon garçon ?

— Ça ira, assure Lyett qui sèche seslarmes. Il adresse un sourire courageux àla vicaire qui se penche vers lui et déposeun baiser sur son front. Lyett rougitjusqu’aux oreilles.

— Vous êtes courageux, jeune homme,assure la Valésienne. Nous déjeunerons là-bas, si vous le voulez bien. Je suis tropanxieuse pour avaler quoi que ce soit.

Personne ne proteste et en quelques mi-nutes, la chambre se vide de ses occupants.

Dans l’étable, une surprise de taille at-tend les nomades. La veille, ils n’ont paspu voir les animaux dans les stalles, maisquand ils entrent cette fois-ci et qu’ilsvoient le chevalier s’arrêter devant l’uned’elles, ils découvrent avec stupeur un che-

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val gigantesque à la robe gris pommelé. Degrandes marques blanches ornent sonchanfrein et ses paturons. Sa tête fine, auprofil légèrement busqué, se tourne versles enfants, tandis que ses naseaux se dila-tent. Sans la moindre crainte, Wanel entredans la stalle et flatte l’encolure de samonture. Il vérifie le harnachement et de-mande aux nomades de s’écarter avant desortir son cheval.

— Voici Shorah. Ne vous inquiétez pas,elle est douce comme un agneau.

Lyett est le premier à s’approcher. Iltend la main, paume ouverte vers les na-seaux de la jument qui le renifle délicate-ment. Jugeant le résultat satisfaisant, ellesouffle ensuite dans les cheveux du jeunegarçon, qui, pour la peine, oublie son cha-grin. Pendant ces présentations, Vaast asorti sa propre monture et celle de DameSyrvane, des chevaux à la robe bai brunpour celui de l’écuyer et noire pour la vi-caire. Ils sont bien moins impressionnantsque Shorah, mais tout aussi dociles.

— Pourquoi ces grands paniers ? demandeOplyne en découvrant la mule harnachée.

— Les gardes de l’atabeg cherchent troisenfants sunètes. L’un de vous devra s’y ca-cher pour brouiller les pistes.

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— Je suis le plus petit, constate Lyett. Çasera plus facile pour moi de m’y glisser.

Il soulève le couvercle et Vaast l’aide àgrimper dans sa cachette. Pour compenserson poids, Dame Syrvane ajoute ses af-faires, en plus de celles des Sunètes dansl’autre panier.

— Ça va aller ? demande l’aînée à sonfrère. Celui-ci se cale le mieux possible etfinit par hocher la tête. L’écuyer replace lecouvercle, pendant que Wanel demande àSheelo de lui indiquer le chemin jusqu’aulieu de rendez-vous avec Maître Veïtann.Elle prendra une route différente et ils serejoindront sur place. La Pashkoul ap-prouve, puis s’éloigne avec la mule.

— L’une de vous veut monter avec moi ?s’enquiert le Valésien. Oplyne suit des yeuxleur guide qui s’éloigne, puis se tourne versle chevalier, juché sur son immense mon-ture. Il lui tend la main. Elle hésite, peurassurée à l’idée de se retrouver si hautperchée. Mais le sourire avenant de Wanelfinit par la convaincre.

Lyett commence à se sentir à l’étroitdans sa cachette et les soubresauts de lamule lui donnent mal au dos. À travers lesinterstices du panier, il voit à peine ce qui

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se passe à l’extérieur. Quel soulagementquand ils quittent les rues fréquentées, carl’enfant est bousculé plusieurs fois et doits’agripper de toutes ses forces pour ne pasque le panier bascule. Sheelo l’encouraged’un murmure à tenir bon. Le jeune Sunètese raccroche à la vision de sa famille atta-quée par les Sandovars : il faut prévenirThiry et Roge au plus vite et retournerdans les Terres du Nord.

La mule s’arrête. — Ne bouge pas, lui ordonne la Pash-

koul, avant de s’éloigner. Elle revientquelques instants plus tard et aide le jeunegarçon à sortir de sa cachette. Celui-ci a unvertige quand la nomade lui prend la main.Pendant quelques secondes, un visage ridése superpose à celui de la jeune fille. Deslarmes coulent de ses yeux morts et un rictusd’angoisse tord ses lèvres parcheminées.

— Maudit sois-tu, prince des Brumes ! Choqué, Lyett manque de tomber.— Ça va ? s’inquiète Sheelo. Il hoche la

tête, sans oser la regarder. — Ne restons pas là.Il la suit à pas nerveux. Ils se sont arrê-

tés dans une large avenue déserte, bordéepar des bâtiments trapus, de deux étages, pasplus. L’enfant-shaman sent enfin la caresse

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du soleil sur sa peau. Les façades sonttoutes identiques, mais la Pashkoul n’hé-site pas et entre dans un des immeubles.

Une femme inouk, au front tatoué, lèveles yeux lorsqu’ils s’avancent au milieud’une large pièce agréablement éclairée.Elle ne peut se déplacer qu’avec des bé-quilles, mais c’est sans un soupir qu’elleles guide, après que la Pashkoul lui a pré-cisé la raison de leur venue.

— Ici, indique-t-elle une porte cachée parune tenture. Puis elle retourne à son poste.

— Entre, l’encourage la jeune fille. Jevais attendre les autres dehors.

Lyett fait un effort pour lui dire merci,toujours sous le choc de sa vision. Il prendune profonde inspiration avant de souleverl’étoffe épaisse qui masque l’entrée d’unepetite salle au mobilier réduit, ne dispo-sant que d’une seule fenêtre. Maître Veï-tann se retourne en l’entendant entrer. Il ale visage couvert de bleus. Un de ses yeuxreste à demi fermé.

— Les gardes m’ont interrogé pour savoiroù vous étiez. Je ne leur ai rien dit, bien sûr.Dans quelques jours, il n’y paraîtra plus. (Ila un geste de la main.) Viens t’asseoir ici,mon garçon. (Il tapote un siège près de lui.)As-tu retrouvé ton père et ton grand-père ?

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— Non, répond l’enfant d’une voix fai-ble. Alors qu’il commence à raconter ce quis’est passé à l’auberge, Dame Syrvane entreavec Sheelo. Le Pashkoul bondit de son siège.

— Une sorcière valésienne, rugit-il, alorsque d’instinct, Wanel et son écuyer enca-drent la vicaire qui frémit sous l’insulte.Oplyne et Aflie, qui arrivent en dernier,observent le spectacle avec stupeur. Lechevalier a déjà la main sur son épée, prêtà réparer l’affront, mais la jeune femme lecalme d’un geste.

— Ce n’est rien, murmure-t-elle. Un sim-ple malentendu. (Elle s’avance vers le no-made, les mains tendues, paumes ouvertes,en signe d’apaisement.) Je sais que mon peu-ple et le vôtre ont été en guerre autrefois etque certaines de mes consœurs ont mené lespersécutions. J’attendais l’occasion de m’ex-cuser auprès d’un de vos représentants.

Quand elle termine sa phrase, elle n’estqu’à deux pas de Maître Veïtann, dont lesyeux flamboient de colère.

— Je vous en prie, ajoute-t-elle encore. — Je ne vous laisserai pas vous emparer

de ces enfants, menace le Pashkoul.— Je n’en ai pas l’intention, jure Dame

Syrvane. Ce n’est pas pour eux, mais pourla déesse du Nord que je suis ici.

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Le nomade la dévisage.— Vous êtes une descendante d’Arok.

Vous avez du sang divin dans vos veines.— Voilà pourquoi je peux aider Varousha. Maître Veïtann ricane :— Vous ? Aider une déesse ? Quelle pré-

somption ! (Il s’écarte de la vicaire.) Sivous voulez accompagner ces enfants, je nevous en empêcherai pas. À cette heure, ilsont besoin de toute l’assistance possible.Mais je vous tiendrai à l’œil. Dites à vossbires de déposer leurs armes à l’entrée dece vestibule, ou je refuserai de rester uneminute de plus en votre compagnie.

— Faites ce qu’il dit, ordonne Dame Syr-vane. Avec un grognement, Vaast se défaitde sa ceinture, Wanel hésite, mais un gesteinsistant de la jeune femme parvient à lefaire obéir. Pendant ce temps, le vieilhomme vérifie la bonne santé de sesélèves. Lyett a assisté à cet étrangeéchange, impressionné par l’hostilité quiémane du Pashkoul. Ses sœurs viennents’installer sur le même siège que lui, ils seblottissent l’un contre l’autre pour se ras-surer, tandis que les adultes prennent po-sition dans la pièce. Sheelo s’installed’autorité près des trois enfants, MaîtreVeïtann à ses côtés. La vicaire, le chevalier

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et son écuyer restent debout. Le Valésienne quitte pas le Pashkoul des yeux.

— Mon École a fermé, annonce celui-cid’un air sombre, et on a prié mes élèves derentrer chez eux. Désormais, Kashtoul estinterdite aux nomades et nous avonsquelques heures avant que les gardes del’atabeg ne bouclent la ville. Je ne vois pascomment les Sunètes pourront s’en sortir.Si Borgot leur met la main dessus, je nedonnerai pas cher de leur vie.

— Notre camp a été attaqué, renchéritl’enfant-shaman d’une voix grêle. (MaîtreVeïtann le considère d’un air stupéfait.) Jel’ai vu en rêve. Enfin… c’était plus qu’un rêve.Je sais que ça s’est réellement produit.

— Borgot doit avoir quelque chose entête. C’est lui qui commande les Sando-vars. Son neveu se contente des plaisirs dupalais et ce qui se passe au Nord ne leconcerne pas. Tant que l’atabeg ne vientpas le narguer dans la capitale et que l’ar-gent continue de tomber dans les caissesdu trésor royal, il s’en fiche. Nous ne pour-rons donc pas compter sur son arbitrage.

— Nous allons vous aider, jure la vicaire.— C’est un engagement personnel ou

celui de la Valésie ?— Mes sœurs m’approuveraient. Quoi qu’il

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en soit, je ne laisserai pas ces enfants seulsface à Borgot. Le royaume sadar lorgne surnos territoires. Si personne n’arrête l’atabeg,qui sait jusqu’où son ambition le conduira.

— C’est bien une réponse de vicaire, faitle Pashkoul avec mépris. Je vous proposede nous diviser pour quitter Kashtoul.Nous conduirons les enfants chez les Or-mènes. Une fois en sécurité, j’informeraimon peuple de ce qui se passe ici et nousirons porter assistance aux Sunètes.

— Sauf votre respect, vénérable maître,intervient Wanel, ce serait trop long. Vousdevez quitter cette cité, mais Vaast et moinous resterons ici et nous nous chargeronsdes Sunètes. Une fois tous réunis, nous re-joindrons immédiatement les Terres duNord. Les visions des vicaires inquiètentmon peuple. Si nous tardons trop, il se pas-sera des choses terribles dans la Forêt desBrumes. Or, les Sunètes réduits à l’impuis-sance, rien n’empêchera les Sandovarsd’envahir ce lieu sacré.

Le nomade semble sonder un instant lesintentions du chevalier. Ne trouvant rien àredire, il finit par hocher la tête.

— Très bien, fait Wanel. Le mieux estque nous nous dispersions comme cematin. Les enfants ne doivent pas voyager

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ensemble. Laissons les filles sous la gardede Dame Syrvane. Son statut de vicaireleur garantira l’immunité. Quant à Lyett…

— Je m’en charge, promet Sheelo. — Et je l’accompagne, renchérit Maître

Veïtann. — Puisque tout cela est entendu, et avec

votre accord, ma Dame, Vaast et moi avonsune mission.

Ils quittent la pièce dès qu’un lieu derendez-vous a été décidé.

— Je croyais qu’il devait vous protéger,fait remarquer Oplyne à la vicaire.

— Je sais me débrouiller et il n’en aurapas pour longtemps, j’ai confiance. Wanel atoujours su prendre les bonnes décisions.

— Vous rejoindrez un groupe d’Inouksqui part dans une heure, annonce le vieilhomme avec autorité. Dame Syrvane s’in-cline. Sa façon de ne pas réagir aux provo-cations du nomade semble exaspérerdavantage ce dernier.

— Comment ça se fait qu’ils se détestent ?demande Lyett un peu plus tard, alors queSheelo et lui attendent que Maître Veïtann,qui a accompagné la vicaire et les deuxsœurs de l’enfant-shaman, revienne.

— Il y a longtemps, en Valésie, régnaitun roi qui croyait être la réincarnation

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d’Arok. Il a entraîné tout son peuple dansla folie et les vicaires l’ont appuyé, car ellescherchaient alors à affirmer leur pouvoir.Les conquêtes valésiennes ont durementtouché les Pashkouls qui ont été massacréspar milliers. Finalement, en s’alliant avecles Ormènes et les Inouks, ils ont réussi àrepousser les Valésiens. Le roi fou a été tuéet les vicaires les plus vindicatives suppri-mées à leur tour. Leur ordre a bien faillidisparaître, car la population se méfiaitd’elles, désormais. Et puis, petit à petit,leur influence est revenue. Mais ni lesPashkouls, ni les vicaires n’ont oublié cequi s’est passé. Les gens des villes n’aimentpas les nomades, reprend Sheelo. Ils sè-ment des champs autour de leurs cités etjurent que nos bêtes viennent piétiner oumanger leurs cultures. Nos troupeaux sonten concurrence avec les leurs, surtout pourles points d’eau, dans les zones arides. Dèsqu’ils le peuvent, ils nous font souffrir.

— Moi j’aime bien Wanel et les autres, ré-torque Lyett. La nomade secoue la tête.

— À mon avis, ils ont une idée derrièrela tête. Tu l’as entendu comme moi, ilss’intéressent à votre déesse. Qui sait si lesvicaires ne veulent pas s’approprier ses fa-veurs pour retrouver leur gloire d’antan ?

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Lyett fronce les sourcils. Mais il se rap-pelle que Chiròn a repoussé Dame Syrvane,dans sa vision. Sans doute le Daikini ne fait-il pas non plus confiance aux Valésiens.

— Méfie-toi de tout le monde, Lyett. Ilsvoudront s’emparer de tes pouvoirs.

— Mais qui ils ? rétorque l’enfant.— Tous ceux qui ne sont pas de ta tribu.

Quand on n’est pas comme les autres, onprovoque jalousie et crainte. Lorsque les gensne peuvent pas t’utiliser, ils te détruisent.

Le discours de Sheelo est très dur, troppour quelqu’un de son âge. Lyett réalisequ’il n’en sait pas beaucoup sur elle, justequ’elle a veillé sur ses sœurs et lui, depuisque Maître Veïtann les a placés sous sagarde. Mais s’il suit sa logique, il devraitaussi se méfier d’elle.

Le vieux Pashkoul revient, l’air préoccupé. — J’aurais préféré ne pas avoir une vicaire

dans les pattes, confie-t-il à Sheelo. Mais il ya une raison à tout. Faisons en sorte qu’ils neposent pas de problème. En plus, je dois re-connaître qu’avoir un chevalier valésien avecnous, ça peut servir. Ils savent se battre.Notre peuple en a hélas fait l’expérience.

Il jette un coup d’œil à Lyett.— Il sait tout, explique Sheelo. J’ai pensé

qu’il devait comprendre la situation.

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— Tu as eu raison, approuve le nomade.À notre tour de quitter la ville.

Maître Veïtann rend à Lyett les affairesqu’il a pu récupérer à l’École. L’enfant se sentainsi moins démuni face à ce qui l’attend.

S’agrippant à Sheelo, le jeune garçon aun mal fou à ne pas se laisser entraîner parla foule. Il se sent minuscule et dévisagedes hommes et des femmes aux visages fer-més, préoccupés de sortir de cette maréeau plus vite. Beaucoup, chargés de leursmaigres biens, quittent la cité pour tou-jours, suite à l’ordre de l’atabeg. La colère,la résignation, l’impatience flottent dansl’air saturé de milliers d’autres odeurs quidonnent le tournis à Lyett.

La transe le prend par surprise, alorsqu’il trébuche dans un nid de poule.

Lorsqu’il reprend son équilibre et lève lesyeux, il sursaute en découvrant que les corpspressés contre lui ont laissé place à la Forêtdes Brumes. Il tient à la main un iris doré etse souvient : c’est en cherchant à faire un bou-quet pour Ashat qu’il a, par inadvertance, pé-nétré dans la forêt sacrée. Il ne s’est renducompte de son erreur que beaucoup trop tard.

Toutefois, les bois et les fourrés parais-sent différents par rapport au souvenir

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qu’il en a gardé. La lumière ne filtre pas àtravers un feuillage touffu et grisâtre, lestroncs noirs dégagent une impression in-quiétante et les racines qui encombrent lasente sur laquelle il avance prudemment,donnent l’impression de vouloir l’attraperau passage. Le jeune garçon frémit quandun vent glacé souffle à travers les sous-bois, écartant un rideau de végétation épi-neuse. Devant lui se dresse un arbreimmense, magnifique s’il ne dégageait autantde tristesse et de souffrance. Il trône aumilieu d’une clairière moussue, veinée denoir et son feuillage a la clarté dure desmétaux que les Sandovars arrachent à laterre. Son tronc saigne d’une sève rougeâ-tre et des craquements sinistres se font en-tendre dans ses ramures.

— Ne va pas plus loin ! l’avertit une voix.Lyett se retourne pour faire face au Daikini.

— Que lui arrive-t-il ? — La déesse est malade, explique Chiròn.

Lyett s’étale de tout son long. Les pas-sants le contournent, indifférents. Sheelol’aide à se relever.

— Ça va ? lui demande-t-elle. Il hoche latête, mortifié. Le pantalon neuf que MaîtreVeïtann lui a offert est déchiré aux genoux.

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— Ce n’est pas grave, le rassure la jeunefille. Je le recoudrai tout à l’heure. Cou-rage. Nous serons bientôt sortis d’ici.

Elle lui prend la main et l’entraîne avecelle pour rejoindre le Pashkoul et la mule. Cedernier observe un groupe de soldats quiattend devant la porte nord que les no-mades veulent emprunter.

— Restez près de moi, les enfants,conseille-t-il en reprenant sa route. Il évitede regarder les Sandovars et baisse les yeuxen passant devant eux. Sheelo et Lyettl’imitent, même si le jeune garçon a le sen-timent de quitter les lieux comme un vo-leur. Depuis qu’il a découvert Kashtoul, ila appris l’humiliation et l’intolérance. Laleçon est plutôt dure à avaler. Même s’il vitdifféremment, il ne se sent pas moins dignede respect que les habitants des cités. Qui dé-cide de ce qui est respectable ou non ? Il apensé jusqu’à présent que c’étaient les dieux,mais il se trompe peut-être.

Dès qu’ils ont franchi la porte, Lyett seremet à respirer. Ils s’éloignent aussitôt de laroute principale et du flux continu quevomit la cité et marchent sans se retournervers des monticules, qu’on ne peut pas vrai-ment appeler des collines, où ils doivent re-trouver Dame Syrvane et les sœurs de

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Lyett. La végétation se compose d’herberase, de lichen et de quelques arbustes ra-bougris. Lyett sent la nostalgie l’envahir,tandis que, assis sur un tronc mort, il attendl’arrivée d’Aflie et Oplyne.

La petite troupe ne les rejoint qu’à lanuit tombée. Dame Syrvane expliquequ’elles n’ont pu quitter plus tôt lesInouks, car ces derniers étaient escortéspar des hommes de Borgot qui ne les ontlaissés que bien plus loin sur la route.

— Nous avons donc dû refaire le cheminen sens inverse, conclut la vicaire.

— On ne vous a pas suivies ? demandeMaître Veïtann.

— On a été prudentes, jure Oplyne. — Nous devons attendre Wanel et Vaast,

rappelle Dame Syrvane. — Je leur laisse trois jours, pas plus. Et

interdiction d’allumer un feu. La fumée,comme la clarté des flammes, risque denous trahir.

Le jeune Sunète, allongé entre sessœurs, fixe les étoiles. Le sommeil le fuit.Trop de questions tournent dans sa tête,trop d’enjeux pèsent sur ses épaules. Il serend compte que l’univers des hommes re-cèle bien des dangers. Comme tout parais-

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sait simple parmi les Daikinis ! Il s’en veutaussitôt, comme à chaque fois qu’il a cegenre de pensées, il a l’impression de tra-hir sa famille. Mais la Forêt lui manquetellement !

Un mouvement à la limite de son champde vision lui fait tourner la tête. Une formeflotte à quelques pas de lui. En se concen-trant, il distingue un visage longiligne auregard affligé.

— Qui êtes-vous ? murmure Lyett. Laforme s’éloigne. Lle jeune garçon bonditsur ses pieds et se lance à sa poursuite. Lesautres dorment, personne ne le voit traver-ser le campement et disparaître derrièreune butte.

L’apparition l’attend là et se retourne àson approche. Ses cheveux couleur argentse fondent avec sa longue robe blanche.Plus Lyett l’observe et plus elle paraîtprendre consistance. Un sourire effleureses lèvres. Elle lui désigne quelque choseau sol et commence à sangloter. En tou-chant le lichen, ses larmes font disparaîtrela végétation. Lyett s’avance et découvreune fresque en mosaïque, représentant unedivinité qui déverse de l’eau depuis le ciel,entre ses mains en coupe. Puis tout autourde lui se transforme et à la place de la vé-

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gétation rachitique, il contemple un tem-ple superbe au milieu duquel se trouve unbassin dont la fresque forme le fond.

— Je suis la déesse Sayesh, lui expliquealors le fantôme d’une voix à peine audi-ble. Autrefois, les Ormènes, les Pashkoulset les Inouks m’adoraient. L’eau que jeversais du ciel pour leurs troupeaux étaitsacrée et dans ce temple, ils venaient merendre hommage lors de fêtes grandioses.

— Que s’est-il passé ? — Après la guerre contre la Valésie, ils

se sont détournés de moi. La tribu qui vi-vait ici, en revenant sur ses terres, a décidéde ne plus être nomade et de rejoindre Kash-toul. Ils m’ont oubliée et ont commencé àadorer les dieux d’autres nations.

De nouveaux sanglots interrompent sondiscours. Puis elle l’avertit :

— Lyett, c’est ce qui attend ta déesse siles Sandovars arrivent à leurs fins. Voilàpourquoi elle préférera tout détruire plu-tôt que de les laisser s’emparer de la Forêtdes Brumes. Ton peuple est en danger.

— Je le sais, assure l’enfant-shaman. — Non, tu ne comprends pas. Varousha

ne fera pas de distinction entre ses enne-mis et son peuple. Aucun des tiens ne sur-vivra à sa colère.

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— Comment puis-je les aider ? — Tu devras ranimer les anciennes al-

liances. Sans elles, tu ne pourras rien. — Je ne suis qu’un enfant ! — Ne sous-estime pas ce dont tu es ca-

pable. Le seul fait que dorment sur lesruines de mon temple une Valésienne et unPashkoul, sans qu’ils essaient de s’entre-tuer est un exploit. Tu en accomplirasd’autres, prince des Brumes.

Lyett sursaute en entendant la déessel’appeler comme Sheelo dans sa vision. Ilveut interroger Sayesh, mais celle-ci a dis-paru. Seul le vent lui apporte l’écho d’unsanglot, tandis qu’il revient sur ses pas.

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