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Olivier Godard Directeur de recherche au CNRS, Laboratoire &conom&rie kole oolvtechniaue 1, rueSDescartes 75005 Paris science. II s’agissait de comprendre comment, avec quels concepts, quelles hypotheses g&Wales impll- cites on parle de la science. Malgre la multiplicite des theses sur la science, il y a des g&&alit& invariantes sur la science et les rapports entre philosophie et science que /‘on soit scientifiqoe ou philosophe. Ces hypo- theses generales supposent : 1) d’une part que I’on atteint la philosophie par une procedure de g&Grali- sation de concepts et de pratique d’une autre origine (scientifique, sociale, politique) ; 2) que les concepts philosophiques et les concepts scientifiques peuvent se recouvrir, et done que I’on peut avoir une intuition philosophique des concepts scientifiques. L’idCe directrice de I’ouvrage est que ces hypoth&es g&&a/es ne vont pas de soi. Neanmoins, les travaux (extremement multiples, historiques, philosophiques, generaux ou techniques) effect&s sous ces hypo- theses peuvent @tre rassembles sous le nom d’c?pist& mologie. Le travail de I’auteur n’a pas consiste a dimi- nuer leur valeur, mais a montrer comment sont produits la multiplicite de leurs enon& et celle de leurs objets. C’est pourquoi l’epistemologie y est consi- d&e comme une * formation de savoir *, dont A.-F. Schmid tente de montrer qu’actuellement elle forme un nouveau sens commun permettant de comprendre les relations entre les disciplines et les formes modernes de la sp&ialisation. Par contre, I’usage de cette formation change en fonction de la posture : il ne s’agit pas de prendre parti pour une these contre une autre (par exemple Popper contre le Cercle de Vienne, Neurath contre Carnap, Lakatos contre Popper, Feyerabend contre Lakatos et Popper, etc. indefiniment), mais de faire usage de ces theses comme hypothPses diverses et non exclusives pour comprendre des situations histo- riques dont /a n&e. L’epistemologie devient alors un immense materiau offrant des moyens de comprendre certains aspects des sciences, des rapports entre disci- plines. A la fin de ces impressions de lecture, qui ne peuvent constituer qu’une analyse partielle et subjec- tive; je voudrais souligner dans la liste des raisons qu’on peut trouver a lire I’ouvrage de A.-F. Schmid celle evoquee d& le debut, c’est-b-dire la tr& grande richesse du texte et des notes qui y sont associees. La deuxieme raison reside dans la proximite des problemes souleves avec ceux que nous connaissons dans les tentatives de pluridisciplinarite que nous faisons dans I’examen des relations entre Natures, Sciences et SociWs. La troisieme raison est plus inhabituelle. L’ouvrage dont nous parlons reiPve de ia recherche. Son merite essentiel est d’adopter des points de vue originaux, de poser des questions nouvelles, Ptonnantes, peut-&re choquantes pour certains lecteurs. Au moment 00 des changements sociaux considerables s’amorcent et se preparent, dans lesquels la science et les technologies seront concernees, il n’y a pas d’autres moyens pour progresser que de sortir des sentiers battus, et ce faisant de discuter de I’avenir. Le principe de p&caution, ritgle imperative ou principe possibiliste en appelant au jugement ? OLIVIER GODARD Les articles de Laurence Boy sur le principe de precau- tion publies dans NSS’ et le numero de decembre 1999 de La Recherchs visent a en prPciser le statut juridique. 11s sont en partie construits comme une rtiu- tation de positions erronees que j’aurais tenues3, a savoir que ce principe serait d&u@ de toute juridicite. Je veux d’abord rPtablir le sens de mes propos, pour ensuite avancer quelques idles sur un principe aujour- d’hui a mis a toutes les sauces *. Je me permets d’abord de reproduire I’extrait incri- mine : * D’autres veulent y voir une rPgle juridique B laquelle tout un chacun serait deja soumis (Laudon, 1996). En fait ces vues sont erronees en donnant au principe un statut qu’il n’a pas et n’est pas en mesure d’avoir. Le principe de precaution n’est qu’un principe moral et politique inscrit dans differents textes juri- diques de droit international et interne. (...) C’est pour- quoi il s’agit de ce que certains (Lascoumes, 1996) appellent un * standard juridique 9, c’est-&dire une norme qui a besoin d’Ctre complCt@e par des informa- tions exterieures au droit pour pouvoir produire des effets juridiques. * Ce texte ne denie pas la juridicitP du principe, ni ne conteste la notion de standard juridique que Laurence Boy met en avant, mais conteste son statut de regle imperative. Quand j’affirmais qu’il n’&ait encore qu’un principe politique et pas une regle juridique, je repre- nais la formulation de Marceau Long dans sa preface au livre que j’ai coordonne sur cette question4 a la suite des Journees de NSS de decembre 1994. Je croyais qu’apr& avoir preside aux destinees du Conseil d’Etat, Marceau Long pouvait @tre credit@ de quelque connaissance juridique... II faut eviter de jouer sur les mots. Quand je parlais de regle, c’est au sens suivant donne par le dictionnaire : *fomwie qui NSS, 2000, vol. 8, no 2, 56-57 / 0 2000 Editions scientifiques et medicales Elsevier SAS. Tous droits r&e&s

Le principe de précaution, règle impérative ou principe possibiliste en appelant au jugement?

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Olivier Godard Directeur de recherche au

CNRS, Laboratoire &conom&rie

kole oolvtechniaue 1, rueSDescartes

75005 Paris

science. II s’agissait de comprendre comment, avec quels concepts, quelles hypotheses g&Wales impll- cites on parle de la science. Malgre la multiplicite des theses sur la science, il y a des g&&alit& invariantes sur la science et les rapports entre philosophie et science que /‘on soit scientifiqoe ou philosophe. Ces hypo- theses generales supposent : 1) d’une part que I’on atteint la philosophie par une procedure de g&Grali- sation de concepts et de pratique d’une autre origine (scientifique, sociale, politique) ; 2) que les concepts philosophiques et les concepts scientifiques peuvent se recouvrir, et done que I’on peut avoir une intuition philosophique des concepts scientifiques.

L’idCe directrice de I’ouvrage est que ces hypoth&es g&&a/es ne vont pas de soi. Neanmoins, les travaux (extremement multiples, historiques, philosophiques, generaux ou techniques) effect&s sous ces hypo- theses peuvent @tre rassembles sous le nom d’c?pist& mologie. Le travail de I’auteur n’a pas consiste a dimi- nuer leur valeur, mais a montrer comment sont produits la multiplicite de leurs enon& et celle de leurs objets. C’est pourquoi l’epistemologie y est consi- d&e comme une * formation de savoir *, dont A.-F. Schmid tente de montrer qu’actuellement elle forme un nouveau sens commun permettant de comprendre les relations entre les disciplines et les formes modernes de la sp&ialisation.

Par contre, I’usage de cette formation change en fonction de la posture : il ne s’agit pas de prendre parti pour une these contre une autre (par exemple

Popper contre le Cercle de Vienne, Neurath contre Carnap, Lakatos contre Popper, Feyerabend contre Lakatos et Popper, etc. indefiniment), mais de faire usage de ces theses comme hypothPses diverses et non exclusives pour comprendre des situations histo- riques dont /a n&e. L’epistemologie devient alors un immense materiau offrant des moyens de comprendre certains aspects des sciences, des rapports entre disci- plines.

A la fin de ces impressions de lecture, qui ne peuvent constituer qu’une analyse partielle et subjec- tive; je voudrais souligner dans la liste des raisons qu’on peut trouver a lire I’ouvrage de A.-F. Schmid celle evoquee d& le debut, c’est-b-dire la tr& grande richesse du texte et des notes qui y sont associees. La deuxieme raison reside dans la proximite des problemes souleves avec ceux que nous connaissons dans les tentatives de pluridisciplinarite que nous faisons dans I’examen des relations entre Natures, Sciences et SociWs.

La troisieme raison est plus inhabituelle. L’ouvrage dont nous parlons reiPve de ia recherche. Son merite essentiel est d’adopter des points de vue originaux, de poser des questions nouvelles, Ptonnantes, peut-&re choquantes pour certains lecteurs. Au moment 00 des changements sociaux considerables s’amorcent et se preparent, dans lesquels la science et les technologies seront concernees, il n’y a pas d’autres moyens pour progresser que de sortir des sentiers battus, et ce faisant de discuter de I’avenir.

Le principe de p&caution, ritgle imperative ou principe possibiliste en appelant au jugement ?

OLIVIER GODARD

Les articles de Laurence Boy sur le principe de precau- tion publies dans NSS’ et le numero de decembre 1999 de La Recherchs visent a en prPciser le statut juridique. 11s sont en partie construits comme une rtiu- tation de positions erronees que j’aurais tenues3, a savoir que ce principe serait d&u@ de toute juridicite. Je veux d’abord rPtablir le sens de mes propos, pour ensuite avancer quelques idles sur un principe aujour- d’hui a mis a toutes les sauces *.

Je me permets d’abord de reproduire I’extrait incri- mine :

* D’autres veulent y voir une rPgle juridique B laquelle tout un chacun serait deja soumis (Laudon, 1996). En fait ces vues sont erronees en donnant au principe un statut qu’il n’a pas et n’est pas en mesure d’avoir. Le principe de precaution n’est qu’un principe moral et politique inscrit dans differents textes juri- diques de droit international et interne. (...) C’est pour-

quoi il s’agit de ce que certains (Lascoumes, 1996) appellent un * standard juridique 9, c’est-&dire une norme qui a besoin d’Ctre complCt@e par des informa- tions exterieures au droit pour pouvoir produire des effets juridiques. * Ce texte ne denie pas la juridicitP du principe, ni ne conteste la notion de standard juridique que Laurence Boy met en avant, mais conteste son statut de regle imperative. Quand j’affirmais qu’il n’&ait encore qu’un principe politique et pas une regle juridique, je repre- nais la formulation de Marceau Long dans sa preface au livre que j’ai coordonne sur cette question4 a la suite des Journees de NSS de decembre 1994. Je croyais qu’apr& avoir preside aux destinees du Conseil d’Etat, Marceau Long pouvait @tre credit@ de quelque connaissance juridique... II faut eviter de jouer sur les mots. Quand je parlais de regle, c’est au sens suivant donne par le dictionnaire : *fomwie qui

NSS, 2000, vol. 8, no 2, 56-57 / 0 2000 Editions scientifiques et medicales Elsevier SAS. Tous droits r&e&s

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indique ce qui doit &re fait duns un cas dCterminP =. C’est done le couple prescription/interdiction que je visais. Laurence Boy explique dans ses articles que, pour nombre de juristes, la notion de regle juridique a un sens beaucoup plus extensif. II s’agit de toute notion prise en compte (elle dit a sanction&e n) par le droit. Dont acte. Nous n’employions pas le meme mot avec le meme sens.

Je soutiens neanmoins que le principe de precau- tion n’oblige en rien a se comporter d’une facon determinee clairement definie d’avance, et en particu- lier pas de s’abstenir de toute action risquee. II est compatible avec I’autorisation de diverses activites a risque (rejet de produits chimiques en mer, importa- tion de boeuf anglais, exploitation d’une centrale nucleaire, culture d’OGM), des lors qu’on s’engage dans ces actions sur la base de mesures proportion- nees de prevention des risques potentiels et qu’on les accompagne d’un dispositif de suivi et de pilotage, de facon a pouvoir savoir si ces risques potentiels exis- tent vraiment et quelle en est I’ampleur, de facon aussi a pouvoir corriger les mesures de precaution, dans un sens ou dans I’autre, au vu de ce que I’on aura appris. C’est d’ailleurs pourquoi les positions des activistes men& par Jose Bow?, appelant les * citoyens a a detruire toute culture experimentale d’OCM, sont b la fois choquantes et condamnables d’un point de vue democratique et tout a fait contraires au principe de precaution.

A s’en tenir a la definition legale donnee en 1995 par la Loi Barnier, la seule a pouvoir faire reference en droit positif francais, tout est affaire de jugement sur le caractere grave et irreversible des dommages envi- sages, sur la juste proportion des mesures de preven- tion et sur leur acceptabilite economique. Sans dire precisement ce qui doit etre fait, le principe renvoie aux procedures et epreuves qui peuvent concourir a la formation d’un jugement eclaire sur les trois points mentionnes. II confere aux autorites publiques le droit de prendre des mesures de prevention sans attendre I’obtention de certitudes scientifiques sur les dangers encourus, mais il leur laisse une large liberte d’appre- ciation dans la pesee des interets et la conduite de I’action, comme le soulignait recemment a son tour Bruno Latour5.

Une autre formulation de la loi Barnier doit retenir I’attention. Eke touche a la maniere de comprendre les principes generaux, dont le principe de precaution, qui inspirent la protection de I’environnement. La loi nous dit que ces principes ont a jouer duns le cadre des lois qui en definissent la portPe6. Cela me parait exclure toute interpretation faisant du principe une regle imperative s’imposant directement a toute personne privee ou a tout agent economique. Le principe pollueur-payeur, qui a le meme statut, offre d’ailleurs un point de comparaison utile. Imagine-t-on que les entreprises aient I’obligation juridique generale de s’imposer a ekes-memes, en dehors de tout texte de loi et de tout regime administratif, toutes depenses

visant a prevenir une deterioration de I’environne- ment ou a assurer sa restauration ? Pourtant, le rapport remis au Premier ministre sur le principe de precaution par Philippe Kourilsky et Genevieve Viney’ estime que sous I’effet de la jurisprudence, en particu- lier celle de la Cour de justice europeenne dans le cas de la vache folle, ce principe est desormais devenu une norme juridique autonome, au moins en droit interne et communautaire. En fait la jurisprudence n’a jamais eu a se pencher que sur le bien-fonde de deci- sions de la puissance publique, a partir d’une contes- tation soit des mesures de precaution jugees arbi- traires et abusives par les plaignants, soit des decisions qui auraient ignore ie principe de precau- tion. Pour les tribunaux, l’enjeu etait de verifier que les procedures avaient ette suivies et que, sur le fond, les pouvoirs publics n’avaient pas commis d’erreur mani- feste d’appreciation. Cette jurisprudence ne soutient , L aoY ,999, La nature pas I’idee que la norme du principe de precaution jur(dique du PrincJPe de (laquelle ?) serait imposable a tout un chacun. pr&aution,Nafures,

D’ailleurs le rapport Kourilsky-Viney propose d’en Sciences, Soci& 7 (3) 5-11. faire une regle &n&ale applicable a toute personne dont l’activite engendre un risque, ce qui prouve bien ’ L. a”Y ““. Le Principe de que tel n’est pas encore le cas.

precaution, de la morale au

La discussion sur le statut du principe de precaution droit, La Recherche (326) decembre, ae-ag,

a une portee qui ne se limite pas au cercle des specia- listes. II s’est en effet creuse en France un &art impor- 3 0. Codard 1998. Le tant et persistant entre I’idee vehiculee par des groupes militants, relayee par certains experts et jour- nalistes et assez largement adoptee par I’opinion NotureS, Sciences, societes e ’ publique en periode de crise, et ce qu’est ce principe (1) 41-45. dans les textes juridiques qui I’ont defini et pour la reflexion sur les risques dans la societe contempo- 4 o. I;odard (dir) ?97. Le raine. Contrairement a ce qui peut s’ecrire ici ou la*, le Prmc’PedePrecaubon dans’a

conduite des offaim humaines. principe de precaution n’est pas une regle d’absten- Ed, de ,a MsH et ,nra- tion. II dit ce qu’it ne faut pas faire : retarder la prise Editions, Paris, en compte de ces risques au motif de I’absence de certitudes scientifiques. Puis il offre des rep&es gene- 5 e Prenons garde au raux pour calibrer la prevention et organiser la prise PrinciPe de Precaution ‘I de risques dans cet intervalle bien particulier ou les LeMonde, 4 Janvler 2ooo. connaissances scientifiques n’offrent la preuve ni de 6 Mis en ita,ique par moi, I’existence des dangers ni de leur absence. Pour &lairer leS riSqUeS aUXqU& nOtre SOCi&e peUt 7 Philippe Kourilsky et

consentir et organiser I’action en fonction des pers- Genev@ve vJneY (zoo@. pectives d’apprentissage sur la realite des dangers, il LeprinciPedeprqcautfpl. oblige les decideurs a s’appuyer sur les deux voies de ~d~~,~~~~r~~~m’n’~re’ I’expertise savante et du debat public, comme le souligne le rapport Kourislky-Viney. II convient 8 commentant ravts d’ailleurs de multiplier les passerelles entre les deux suspensif du Conseil &tat voies si I’on veut eviter la persistance de la defiance dans t’affaire d.u mf’fs courante envers I’expertise. Tout cet enrichissement !ovam.s, Rafae’e R’vais, de la preparation des decisions en matiere de p&en- Journa”ste.au.~~nde’ tion des risques potentiels n’exonere evidemment pas

caractensart atnsr le principe de Precaution : . PfincjPe @

la responsabilite politique des gouvernants qui, in veutqu’mddecideurneselance fine, auront toujours a decider, dans ces matieres diffi- dans unepolitique ques’il est

tiles, sans pouvoir justifier completement leurs d&i- certainqU’e”enecomPorte sions. Ce sont done aux autorites depositaires de la abso’umen*aucun”s~ue

environnemental ou sanitaire * legitimite democratique la plus forte d’avoir le dernier (Le,v,onde, 27-28 septembre mot. 1998).

NSS, 2000, vol. 8, no 2, 56-57