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This article was downloaded by: [University of Windsor]On: 18 August 2014, At: 06:38Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: MortimerHouse, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK
History of PhotographyPublication details, including instructions for authors and subscription information:http://www.tandfonline.com/loi/thph20
Le renouveau des ‘Voyages de photographes’ àl'heure de la globalisationDanièle MéauxPublished online: 26 Apr 2011.
To cite this article: Danièle Méaux (2011) Le renouveau des ‘Voyages de photographes’ à l'heure de la globalisation,History of Photography, 35:2, 166-179, DOI: 10.1080/03087298.2011.566446
To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/03087298.2011.566446
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Le renouveau des ‘Voyages dephotographes’ a l’heure de la
globalisation
Daniele Me�aux
During the 1980s, when it became increasingly easy to traverse great distances andever more people went abroad, travel became associated with capitalist, globalizedeconomies and lost the anti-establishment aspect that it had possessed in the 1960s.Photographers whose work focuses upon travel have to invent new forms of travel-ling, forms capable of counterbalancing global homogenization and reviving theradical nature of travel. Martin Parr and Tom Wood have focused upon unexcep-tional journeys, shopping trips to Boulogne or Calais and bus journeys aroundLiverpool; Thierry Girard, Marc Deneyer and others have slowed their modes oftravel, paying particular attention to details and inconsequential events in order toheighten their significance (walking, for instance, results in the establishment of newrelationships with the places); other photographers have adopted self-imposedconstraints that have necessarily affected their travel experiences. In one way oranother, such departures reinstate the unconventional and potentially subversivenature of travel.
Au moment ou les communications a distance et les de�placements se multiplient, levoyage en lui-meme n’a plus la meme valeur contestataire que dans les anne�es 1960–1970. Les photographes qui associent intimement l’exercice de la prise de vue a unepratique itine�rante ont tendance a inventer de nouvelles formes de parcours duterritoire, qui s’averent susceptibles de faire contrepoint aux ide�es dominantes. AinsiMartin Parr ou TomWood choisissent de suivre des itine�raires de proximite�; ThierryGirard, Marc Deneyer et d’autres optent pour une certaine lenteur; nombreux sontaussi ceux qui de�cident de re�gir leurs de�placements par des protocoles contraignants ameme de servir une auscultation renouvele�e du territoire. D’une maniere ou d’uneautre, l’e�cart avec la norme restitue au Voyage une dimension subversive.
Keywords: Book, travel, constraint, slowness, local, global, everyday life, walking,
protocol, travel photography, Jack Kerouac (1922–1969), Robert Frank (b. 1924), Marc
Deneyer (b. 1945), Bernard Plossu (b. 1945), Dennis Adams (b. 1948), Max Pam (b.
1949), Tom Wood (b. 1951), Martin Parr (b. 1952), Thierry Girard (b. 1951), Laurent
Malone (b. 1948)
Au cours de la seconde moitie� du vingtieme siecle, un certain nombre de photo-
graphes se tournent vers le livre pour transcrire leur expe�rience vagabonde. Celle-ci
se trouve e�voque�e par les photographies, par le texte qui les accompagne (selon une
proportion variable) ainsi que par le dispositif livresque: les vues ne sont pas percues
isole�ment, mais inte�gre�es a un tout qui re�troagit sur leur interpre�tation. Le livre, par
ce qu’il est, fait de l’ope�rateur itine�rant un ‘auteur voyageur’; l’ide�e meme du
de�placement se trouve the�matise�e, au sein des cliche�s (ou du texte): la subjectivite�
du praticien affleure a la surface du re�el, tel qu’il est mis en image. A propos de ce type
de productions, on peut parler de ‘Voyage de photographe’, comme l’on parle de
Editor’s note: A fuller synopsis in English is
included at the end of the article for the
convenience of Anglophone readers.
History of Photography, Volume 35, Number 2, May 2011
ISSN 0308-7298 # 2011 Taylor & Francis
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‘Voyage d’e�crivain’ pour caracte�riser non le parcours effectivement accompli, mais la
transcription qui en est faite.1
Les ‘Voyages de photographes’ des anne�es 60–70 naissent dans un climat de
contestation sociale et d’aspiration a de nouveaux modes de vie. Les Ame�ricains de
Robert Frank, qui propose une vision se�vere et de�sabuse�e du pays, paraıt d’abord en
France chez Robert Delpire en 1958.2 L’anne�e suivante, l’ouvrage sort aux Etats-
Unis, avec une pre�face de Jack Kerouac.3 Le livre rencontre une mythologie de la
route, pre�sente chez les e�crivains de la Beat Generation et reprise par le mouvement
hippie: comme la drogue ou l’e�criture, l’itine�rance se pre�sente comme un mode
d’affranchissement et de rupture avec la socie�te� de consommation. Le photographe
francais Bernard Plossu voyage au Mexique en 1965–1966; il cotoie alors des
membres de la communaute� beatnik et partage leur vie errante. Les images qu’il
rapporte sont publie�es bien plus tard, en 1979, chez Contrejour par Claude Nori.4
L’instabilite� des cadrages, les effets de flou, la granulation importante, le traitement
de la lumiere travaillent a sugge�rer une perception flottante et subjective des sites ou
des rencontres (figure 1); l’ensemble de�gage le sentiment d’une forme de liberte�
existentielle, traduit une volonte� de se mettre au ‘diapason de l’expe�rience imme�di-
ate’5 a l’instar de l’e�criture instantane�e de Jack Kerouac. Dans les anne�es 70, le
photographe australien Max Pam abandonne tout pour aller a Calcutta; en pleine
pe�riode hippie, il traverse l’Inde, le Pakistan, les hauteurs du Ne�pal (figure 2). Going
East (qui paraıt ulte�rieurement) rassemble un certain nombre des photographies
faites alors.6 L’ouvrage transcrit une soif incessante de rencontres, une curiosite�
infinie pour le monde et une aspiration a l’e�mancipation de tous les carcans.
Je m’en tiendrai a ces trois exemples, suffisamment e�loquents pour montrer que
les ouvrages transcrivant l’itine�rance de photographes dans les anne�es 60–70 sont tres
souvent lie�s a des ide�aux de liberte� et d’ouverture sur le monde, d’affranchissement
par rapport au systeme capitaliste et aux modes de vie se�dentaires. La mobilite� y
apparaıt comme une forme d’e�mancipation personnelle. A cette e�poque, choisir le
voyage, c’est privile�gier des valeurs d’intensite� de vie sur des valeurs de possession,
c’est se faire plus le�ger, se satisfaire de peu et se rendre disponible a tout ce qui peut
advenir. C’est afficher une volonte� de rupture avec les valeurs dominantes.
Le tournant des anne�es 80
DansMille plateaux, Gilles Deleuze et Fe�lix Gattari opposent ‘espace lisse’ et ‘espace
strie�’. L’‘espace lisse’ est celui du nomade pour lequel tous les points sont ‘des relais
Figure 1. Bernard Plossu, Le Voyage
mexicain, 1965–1966. # Bernard Plossu,
courtesy of the artist.
1– Daniele Me�aux, Voyages de photographes,
Saint-Etienne: Publications de l’Universite�
de Saint-Etienne, ‘CIEREC-Travaux 141’
2009.
2– Robert Frank, Les Ame�ricains, Paris:Robert Delpire 1958.
3– Robert Frank, The Americans, New York:
Grove Press 1959.
4– Bernard Plossu, Le Voyage mexicain.
1965–1966, Paris: Contrejour 1979.
5– Gilles Mora, Bernard Plossu. Re�trospective
1963–2006, Paris: Editions des Deux Terres
2006, 13.
6– Max Pam, Going East, Paris: Marval 1992.
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dans un trajet’;7 il est ouvert et inde�fini, sans frontieres. L’’espace strie�’, qui comporte
des territoires et des clotures, de�coule d’une logique se�dentaire et d’un ordre e�tabli.
Le nomade et sa relation a l’espace sont vecteurs de subversion. Pourtant – notent les
deux philosophes – c’est comme si, a l’issue d’un ‘striage’ jusque la ine�gale�, le
‘capitalisme circulant’ e�tait en train de reconstituer, a l’heure ou ils e�crivent, une
sorte d’‘espace lisse’ de�territorialise� ‘ou les poles deviennent tres inde�pendants de
voies classiques de striage’.8 La mobilite� tend a se ge�ne�raliser. Les hommes se
de�placent de plus en plus pour leur travail comme pour leurs loisirs; les informations
circulent de maniere quasiment instantane�e. L’effacement des frontieres correspond
a un nouveau mode de fonctionnement e�conomique.
Des lors, le voyage n’est e�videmment plus revetu du meme potentiel subversif.
Non seulement la mobilite� s’est banalise�e, mais elle est meme devenue une des
valeurs fortes de la socie�te� libe�rale. Luc Boltanski et Eve Chiapello ont e�tudie� la
maniere dont les discours manage�riaux de la fin du vingtieme siecle ont inte�gre� ce
qu’ils nomment la ‘critique artiste’, a savoir les revendications libertaires des anne�es
60–70. ‘Le nouvel esprit du capitalisme’,9 a meme de le�gitimer l’engagement des
salarie�s et notamment des cadres dans le systeme, s’est de�veloppe� en re�cupe�rant des
aspirations qui avaient auparavant une valeur contestatrice; les ide�es d’autonomie,
de liberte�, de cre�ativite� qui e�taient subversives face a un mode d’alie�nation tradi-
tionnel, ont progressivement e�te� reprises; la flexibilite�, la capacite� d’adaptation, la
prise de risque sont aujourd’hui valorise�es, car ne�cessaires a une nouvelle forme
d’activite� e�conomique. La mobilite�, en particulier, emble�matise une adhe�sion aux
lois du systeme.
Un long me�trage de Jason Reitman re�cemment sorti dans les salles, Up in the
Air,10 stigmatise avec humour cette collusion de la mobilite� et du capitalisme
contemporain. Le personnage principal, joue� par George Clooney, est un cadre
supe�rieur qui circule a travers les Etats-Unis afin de mener, a la demande des
Figure 2. Max Pam, Going East. # Max
Pam, courtesy of the artist.
7– Gilles Deleuze et Fe�lix Gattari,
Capitalisme et schizophre�nie 2: Mille plateaux,
Paris: Minuit 1980, 471.
8– Ibid., 614.
9– Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le Nouvel
esprit du capitalisme, Paris: Gallimard, ‘NRF’
1999.
10– Jason Reitman,Up in the Air, film, 1 h 50
min, 2010; d’apres un roman deWalter Kim.
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entreprises, des entretiens de licenciement. Son mode de vie est itine�rant: tirant sa
valise a roulettes dans les ae�roports anonymes, allant de business hotels en lounges de
faux luxe, il a pour objectif supreme d’atteindre les dix millions de ‘miles’ (points de
fide�lite� offerts par les compagnies ae�riennes). Au fil des pe�ripe�ties du film, qui
s’apparente aux come�dies ame�ricaines des anne�es quarante, le credo du he�ros se
trouve progressivement e�branle�.
La mobilite� accrue des personnes, des marchandises et des informations
s’accompagne d’une relative standardisation des sites traverse�s par les voyageurs.
C’est ce phe�nomene d’homoge�ne�isation du territoire (qui tient de�sormais du ‘village
global’11 e�voque� par Marshall MacLuhan) que certains photographes itine�rants
mettent ironiquement en e�vidence. Le francais Patrick Bard, qui avoue sa fascination
pour Robert Frank, entreprend en 2005 un voyage de Brest en France a Brest en
Bie�lorussie, qui pourrait etre l’e�quivalent contemporain (et europe�en) du pe�riple de
son illustre pre�de�cesseur. Le style est pourtant tout autre: l’utilisation du nume�rique
travaille a une saturation des couleurs franches et a une augmentation des contrastes;
les vues, rassemble�es dans Carnets d’Europe. Brest to Brest,12 de�coulent d’un cadrage
concerte� et ne jouent nullement avec l’ale�atoire. Par-dela les traces des bouleverse-
ments historiques re�cents, frappe le retour des memes objets kitsch, des memes
enseignes aux tons claquants, des memes zones pe�riurbaines ou les constructions
essaiment sur la campagne environnante. Une vague re�cente de biens de consomma-
tion et de de�cors pre�fabrique�s identiques semble avoir de�ferle� sur l’Europe. Ce sont
e�galement des ‘non-lieux’,13 analogues en tous points de l’itine�raire, que retient
Patrick Bard: d’un bout a l’autre du territoire europe�en, stations-service, fast-
foods, surfaces commercantes . . . se ressemblent; face a cette relative uniformite�, il
faut en fin d’ouvrage une vue ae�rienne ou apparaıt en rouge la trajectoire du
photographe voyageur pour que le lecteur soit ve�ritablement convaincu de l’e�norme
distance parcourue (huit mille kilometres en un peu plus de deux semaines, si l’on en
croit l’auteur).
C’est aussi une certaine standardisation du mode d’ame�nagement de la planete
que met en e�vidence Raymond Depardon dans Errance.14 Les photographies re�unies
dans cet ouvrage ont e�te� expose�es a laMaison Europe�enne de la Photographie, a Paris
en 2001. Mais, dans l’espace du livre qui se prete au feuillettement rapide, les vues
repre�sentant toutes des routes et leurs environnements imme�diats s’enchaınent,
comme en un flip book; elles se reprennent et se re�pondent pour sugge�rer le
de�placement d’un praticien, qui paraıt pris dans une sorte de fuite en avant. La
vacuite� re�pe�te�e de sites souvent ressemblants signe une insatisfaction du photo-
graphe – que le texte glose avec insistance. Toutes ces voies qui fendent l’espace
sont autant d’axes qui sillonnent la planete, en un re�seau dense et uniformisant, au
sein duquel semble coulisser l’ope�rateur vagabond.
Les itine�raires de proximite�
Une nouvelle conscience du territoire de�coule de la facilite� accrue et de la multi-
plication des de�placements; les re�centes possibilite�s te�le�matiques travaillent au
de�veloppement du sentiment d’un ‘immense monde transparent ou circulent les
e�changes, axe ou espace blanc ou la distance supprime son e�cart par la liaison, ou les
mouvements paraissent en repos, nœud de fils, e�changeur de routes, [. . .] comme si
l’homme en ge�ne�ral se situait a l’intersection de toutes les cultures, entre tous les
humains’.15 Or, face a cette globalisation de la perception du monde, l’attention des
photographes tend parfois aujourd’hui a se porter – a rebours – vers le tangible, le
proche, le ‘local’. C’est ainsi que certains praticiens ne se tournent pas vers le lointain,
mais choisissent d’emprunter des trajets quotidiens, de suivre de petits de�placements
anodins qui ne me�ritent ordinairement pas l’appellation de ‘voyages’, mais qu’ils
hissent a la hauteur de grands pe�riples.
‘L’infra-ordinaire’, a savoir ‘ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque
jour, le banal, le quotidien, l’e�vident, le commun, l’ordinaire, le bruit de fond’16 n’est
11– Marshall MacLuhan, The Medium is
Massage, New York: Bantam Books 1967.
12– Patrick Bard, Carnets d’Europe. Brest to
Brest, Paris: Seuil 2005.
13– Marc Auge�, Non-lieux. Introduction a
une anthropologie de la surmodernite�, Paris:
Seuil, ‘Librairie du XXe siecle’ 1992.
14– Raymond Depardon, Errance, Paris:
Seuil 2000.
15– Michel Serres, Atlas, Paris: Flammarion,
‘Champs’ 1994, 29–30.
16– Georges Perec, L’Infra-ordinaire, Paris:
Seuil, ‘Librairie du XXe siecle’ 1989, 11.
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pas facile a percevoir, tant il est occulte� par les effets anesthe�siants de la routine. Cette
re�sistance que le quotidien oppose a l’observateur n’est certainement pas sans
aiguiser l’inte�ret des photographes; la complexite� meme des faits et gestes habituels
paraıt sans doute susceptible de contrebalancer, voire d’exorciser un recul des
diffe�rences. L’attrait pour le quotidien, tout a la fois infiniment commun et profon-
de�ment particulier, s’est de�veloppe� au fil de la seconde moitie� du vingtieme siecle.
Des 1947, Henri Lefebvre cherche a revaloriser les activite�s banales qui sont a la base
de la vie individuelle et collective.17 Roland Barthes, Michel de Certeau, Georges
Perec ont e�galement contribue� a un de�port de l’attention vers la vie de tous les
jours.18 Les photographes, qui de�cident d’emprunter des trajets quotidiens, partici-
pent peu ou prou de ce tropisme, qui fait contrepoids a une globalisation croissante.
Mais ils s’inscrivent aussi dans une tradition documentaire qui s’est de�tourne�e du
sensationnel pour explorer les modes de vie et proposer une image sans concession
de la socie�te�. Leur regard se fait parfois voisin de celui des ethnologues (a l’heure ou
ces derniers se tournent souvent vers le proche,19 vers ‘l’endotique’20 plutot que vers
l’exotique).
C’est ainsi que, dans One Day Trip,21 Martin Parr suit les breves excursions que
les Anglais font a Boulogne ou a Calais pour y acheter des denre�es a des prix
avantageux, notamment de la biere (la clientele venue d’Outre-manche repre�sente
une part importante du chiffre d’affaire des commercants francais). Loubards ou
chomeurs descendent en hordes des ferries de la Sealink; ils se ruent vers les bars qui
affichent des inscriptions ‘Welcome to English visitors’, envahissent les grandes
surfaces ou ils remplissent leurs caddies de packs de biere. Les images aux tons
sature�s montrent le rush sur les rayons ‘alcool’ des hypermarche�s; l’aprete� des
physionomies est renforce�e par l’usage du flash; les vetements bon marche� cachent
mal les stigmates physiques de la misere. Des jeunes, abrutis par la boisson, urinent
dans les rues. Au retour, les voyageurs s’e�vertuent tant bien que mal a charger sur le
ferry des cargaisons e�normes. Au sein des images, les packs de biere rivalisent avec les
corps, qui sont souvent tronque�s par les bords de la repre�sentation ou par des objets
place�s au premier plan. La violence des cadrages et des contrastes signe une violence
e�conomique et sociale.
Pendant plus de quinze anne�es, le photographe TomWood s’est de�place� en bus,
a travers Liverpool. En 1998, il publie All Zones Off-peak22 qui propose une se�lection
de photographies, prises en couleur ou en noir et blanc,23 au fil d’innombrables
trajets. Le titre de l’ouvrage reprend l’expression qui figure sur les cartes de transport
de Tom Wood: ‘Toutes zones heures creuses’. Le livre s’ouvre et se ferme d’ailleurs
sur les reproductions de deux de ces cartes, re�alise�es a de nombreuses anne�es d’e�cart.
L’ensemble des images se trouve ainsi relie� a une expe�rience personnelle d’itine�rance
quotidienne. Les photographies montrent la ville, telle qu’elle est percue depuis
l’inte�rieur du bus; elles pre�sentent aussi les passagers ou les personnes qui attendent
aux arrets: les physionomies sont ferme�es, absentes; dans les moments inter-
me�diaires, les ‘temps morts’ que constituent les trajets, les visages sont parfois gagne�s
par une expression d’abandon; ressortent e�galement les comportements collectifs,
l’attitude d’indiffe�rence re�ciproque au moyen de laquelle les usagers maintiennent
une certaine distance entre eux. Tom Wood utilise un Leica, muni d’un obturateur
silencieux afin de passer inapercu. Le bus n’est pas emprunte� par les citadins les plus
aise�s: la rigueur e�conomique de la pe�riode Thatcher transparaıt sur les images.
L’impre�cision des cadrages tient pour partie aux mouvements du ve�hicule; elle
suggere aussi le mode d’attention flottant de�clenche� par l’habitude.
Eloigne� d’une telle pre�occupation sociologique se tientMarseille en autobus24 de
Bernard Plossu. Toutes les vues re�unies dans cet ouvrage ont e�te� prises depuis
l’inte�rieur du bus, au fil des trajets re�pe�te�s de l’auteur a travers les arteres de la cite�
phoce�enne; les cadrages instables succedent aux cliche�s bouge�s; la silhouette noire de
certains passagers ou le cerne sombre de la carcasse me�tallique s’interposent souvent
entre le monde du dehors et l’ope�rateur (auquel tend a s’identifier le spectateur). Le
livre et les photographies qui y sont incluses travaillent a ce que le lecteur se sente de
17– Henri Lefebvre, Critique de la vie
quotidienne, Paris: L’Arche 1947.
18– Michel de Certeau, L’Invention du
quotidien [1980], Paris: Gallimard, ‘Folio’
1990.
19– Voir Marc Auge�, Un Ethnologue dans le
me�tro, Paris: Hachette, ‘Litte�ratures’ 1986.
20– Le terme est de Georges Perec: voir
L’Infra-ordinaire, 12.
21– Martin Parr, One Day Trip, Paris: La
Diffe�rence/Douchy-les-Mines: Centre
Re�gional de la Photographie Nord-Pas-de-
Calais, ‘Mission Photographique
Transmanche’, Cahier n�5 1989.
22– Tom Wood, All Zones Off-peak,
Stockport: Dervi Lewis Publishing 1998;
paraıt e�galement Bus Odyssey, Ostfildern-
Ruit: Hatje Cantz Verlag 2001.
23– Une premiere partie comporte 30 cliche�s
en noir et blanc, pris entre 1979 et 1989; dans
une seconde partie, sont pre�sente�es 37photographies faites en couleur de 1989 a
1994.
24– Bernard Plossu, Marseille en autobus,
Marseille: Anatolia Editions 1996.
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facon imaginaire place� a l’inte�rieur de l’armure me�tallique du bus et qu’il partage les
visions fugitives d’un monde urbain entrapercu. C’est tout un dispositif de percep-
tion de la ville que l’ouvrage reconstruit pour l’observateur, qui a l’illusion d’etre
entraıne� comme en un bathyscaphe a travers les rues de Marseille (figure 3).
Le privilege donne� a la lenteur
A la globalisation des e�changes, a l’internationalisation des comportements et des
mentalite�s, fait aujourd’hui contrepoids une attention porte�e au ‘local’ et au quoti-
dien. Cependant le ‘proche’, dissimule� par l’habitude comme par les effets d’une
presbytie, tend a se soustraire a l’observation. Une desmanieres de forcer la difficulte�,
d’œuvrer a une perception ravive�e des choses est de ralentir l’allure du voyage
entrepris. A l’heure ou les e�changes obe�issent a un rythme de plus en plus rapide
au point d’affecter parfois la vision du monde d’un certain coefficient d’irre�alite�,25
une confrontation de�libe�re�ment prolonge�e avec les memes sites travaille a une forme
de ‘de�familiarisation’; elle permet que croisse l’attention porte�e aux de�tails et aux
e�ve�nements les plus te�nus, qui acquierent des lors une importance nouvelle. Georges
Perec pariait lui-meme sur les implications de la dure�e et de la patience lorsqu’il
de�cidait de s’astreindre a de longues stations, place Saint-Sulpice, afin de travailler a
une Tentative d’e�puisement d’un lieu parisien.26 La lenteur se pre�sente comme un
choix conscient, dont on escompte en somme des retombe�es perceptives qui sont
encore inconnues. Situe�e a l’oppose� des cadences qui re�gissent nos modes de vie
actuels, elle revet en elle-meme une valeur de re�sistance.
De facon tres pre�me�dite�e, le photographe Thierry Girard prend le parti de la
lenteur. Lorsqu’il projette Un Voyage en Saintonge, il initie son entreprise – a l’instar
de bien des voyageurs partis en des contre�es plus lointaines – par le repe�rage de son
futur itine�raire sur une carte; mais la trajectoire envisage�e est singuliere:
J’avais trace� surma carte, grossierement, une sorte de spirale pour que le cheminqui me mene jusqu’a Saintes soit le plus long possible [. . .]. Prosaıquement cepouvait etre la forme d’une cagouille, image concevable pour un voyage sefaisant sous le signe de la lenteur. Plus symboliquement j’en retrouvai le motifsur les voussures de Corme-Royal comme sur de nombreux chapiteaux ou surles traditionnels cercueils de pierre.27
Sur la couverture de l’ouvrage publie� au terme du parcours, figure l’image en gros
plan de l’enroulement d’une spirale (figure 4). Le cliche� e�nigmatique, dont l’obser-
vateur identifie mal le sujet (relief de pierre, escalier en colimacon ou coquille
Figure 3. Bernard Plossu, Marseille en
Autobus. # Bernard Plossu, courtesy of the
artist.
25– Paul Virilio, Esthe�tique de la disparition,
Paris: Balland 1980.
26– Georges Perec, Tentative d’e�puisement
d’un lieu parisien [1975], Paris: Christian
Bourgois 1982.
27– Thierry Girard, Un Voyage en Saintonge,
Saintes: Abbaye aux Dames 1995, ouvrage
non pagine�.
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d’escargot ?), a l’allure d’un embleme; la relative ‘abstraction’ de la photographie de
format carre� la rapproche d’un e�cusson (comme sa place, a l’ore�e du livre).
Reprenant le dessin concentrique de cette premiere vue, un trait gris irre�gulier
s’enroule sur la surface blanche de la page de garde (figure 5); a l’extre�mite� exte�rieure
de la ligne spirale�e, un toponyme accompagne�e d’une date: ‘Mauze�-sur-le-Mignon,
Aout 1993’; au cœur de l’enroulement, un autre toponyme assorti d’une autre date:
‘Saintes, de�cembre 1994’. Ce sche�ma s’offre comme la repre�sentation e�pure�e de
l’itine�raire suivi par le photographe, pendant cinq mois, dans le de�partement de la
Charente-Maritime. L’adoption de cette trajectoire confere a sa progression une
extreme lenteur; dans le meme temps, elle permet de rompre avec une appre�hension
cartographique du territoire.28
Thierry Girard est un photographe arpenteur dont les ouvrages transcrivent
fre�quemment de longues marches: c’est a pied qu’il de�couvre les sites qui marquerent
l’enfance d’Arthur Rimbaud,29 les Vosges du Nord,30 l’ıle de Vassiviere31 ou les
territoires de Langlade, Saint-Pierre et Miquelon.32 A chaque fois, l’expe�rience ve�cue
est transcrite dans un livre au sein duquel reviennent des photographies de chemins
herbus et de sentes rocailleuses, pour signaler que le paysage est habite� d’un corps qui
le parcourt, que les lieux ont pour ainsi dire e�te� mesure�s a l’aune des pas du
marcheur, au rythme de son souffle (figure 6). Chez Thierry Girard, le cheminement
pe�destre instaure une relation privile�gie�e aux lieux:
J’ai e�voque� le bonheur des routes, le plaisir de l’errance automobile. Je connaisaussi le bonheur des chemins, des sentiers et des e�tendues sans traces et sansreperes. J’ai marche� dans les tempetes de neige et dans les vents de sable, dans desforets e�paisses ou jeme suis perdu, sur des ıles finies et dans des espaces infinis; j’aimarche� parfois jusqu’au harassement, souvent dans l’euphorie jusqu’au de�tache-ment de soi, jusqu’a l’oubli meme qu’il me fallait photographier.33
Figure 4. Thierry Girard, Un Voyage en
Saintonge.# Thierry Girard, courtesy of the
artist.
28– Sur cet ouvrage de Thierry Girard, voir
Daniele Me�aux, ‘Une autre maniere de
voyager’, dans Philippe Antoine dir.,Voyages
de la lenteur, Caen: Minard, ‘Voyages
contemporains’ 2010.
29– Thierry Girard, Me�moire blanche,
Charleville-Me�zieres: Muse�e Rimbaud/
Muse�e de l’Ardenne 1993.
30– Thierry Girard, Vosges du Nord.
L’Observatoire photographique du paysage,
Toulouse: Les Imaginayres/Parc naturel
re�gional des Vosges du nord 2004.
31– Thierry Girard, Les cinq voies de
Vassiviere, Paris: Les Imaginayres/Centre
international d’art et du paysage de l’ıle de
Vassiviere 2005.
32– Thierry Girard, Langlade, Miquelon,
Saint-Pierre, Saint-Pierre et Miquelon:
Centre culturel de Saint-Pierre et Miquelon
1994.
33– Thierry Girard, D’une mer l’autre, Paris:
Marval 2002, 62.
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Figure 6. Thierry Girard, Langlade,
Miquelon, Saint-Pierre. # Thierry Girard,
courtesy of the artist.
Figure 5. Thierry Girard, Un Voyage en
Saintonge.# Thierry Girard, courtesy of the
artist.
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Le renouveau des ‘Voyages de photographes’
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D’autres photographes associent aujourd’hui l’exercice de la prise de vue a la
pratique de la marche. C’est le cas de Marc Deneyer lorsqu’il parcourt les rivages
de Charente,34 de Didier Sorbe� quand il entreprend de grandes randonne�es a travers
la chaıne des Pyre�ne�es35 . . . Le cheminement pe�destre engendre une disponibilite�particuliere au paysage; il permet une confrontation ou le corps n’est pas relaye� par la
machine; le rythme pesant de la marche fait que la perception se prolonge dans la
dure�e; peut-etre la fatigue, l’usure des forces corporelles est-elle e�galement
recherche�e, puisqu’elle entraıne un reflux des pense�es parasites pour faire place a
une plus grande pre�sence au monde.
Certains modes de de�placement, plus particuliers, sont parfois adopte�s dans lamesure ou leur pre�carite� induit une relation ine�dite aux lieux. C’est ainsi que Daniel
Michiels transcrit, dans un cahier de la ‘Mission Photographique Transmanche’, une
traverse�e de la Thie�rache, effectue�e pour bonne part en canot pneumatique.36 Ce
mode de locomotion de�termine un point de vue singulierement bas: l’appareil est
place� au ras de la riviere, dont la surface miroitante occupe parfois les deux tiers du
champ (figure 7). Ce choix s’avere particulierement ade�quat pour figurer une
contre�e rurale, toute faite d’herbes et d’eau, de sources et de terres lourdes. Dans le
meme temps, la fragilite� de l’embarcation entraıne une lenteur de de�placement qui
nourrit, dans l’esprit de l’observateur, l’ide�e d’une relation forte au paysage.
L’ouvrage de Bruno Lasnier, Un Voyage fantome. Un bac sur l’estuaire de la
Gironde,37 se pre�sente aussi comme un Voyage dont l’allure meme constitue l’attrait,
introduisant a une vision contemplative du fleuve (figures 8, 9).
L’e�lection de protocoles
Le recours concerte� a la lenteur, au sein de pratiques qui s’inscrivent dans la tradition
du Voyage tout en la subvertissant, participe d’une tendance plus large a valoriser la
Figure 7. Daniel Michiels, Thie�rache. #Daniel Michiels, courtesy of the artist.
34– Marc Deneyer, Littoral/Rivages de
Charente, Tre�ze�lan: Filigranes Editions 2007.35– Didier Sorbe� (texte de Rob Day), Mont-
Perdu, Pau: Editions du Pin a Crochets 2003.
36– Daniel Michiels, Thie�rache, Douchy-les-Mines: Centre Re�gional de la Photographie
Nord Pas-de-Calais, ‘Mission
Photographique Transmanche’, Cahier n�181995.
37– Bruno Lasnier (texte de Claude
Chambard), Un Voyage fantome. Un bac sur
l’estuaire de la Gironde, Bordeaux: Le Festin
1997.
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proce�dure meme du de�placement: le livre qui est propose� ne peut etre se�pare� du
protocole qui l’a fait etre; ostensiblement souligne�, ce dernier de�termine l’expe�rience,
comme les prises de vue; il est revendique� comme partie inte�grante du processus
cre�atif. Dans tout Voyage qui se de�tourne de la seule monstration du monde pour se
faire transcription d’une expe�rience, les modalite�s du parcours ont leur importance:
The Americans de Robert Frank laisse ainsi apparaıtre la maniere dont le livre et les
photographies sont enracine�s dans un ve�cu personnel. Toutefois, lorsque la
Figure 8. Bruno Lasnier, Un Voyage
fantome. Un bac sur l’estuaire de la Gironde.
# Bruno Lasnier, courtesy of the artist.
Figure 9. Bruno Lasnier, Un Voyage
fantome. Un bac sur l’estuaire de la Gironde.
# Bruno Lasnier, courtesy of the artist.
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Le renouveau des ‘Voyages de photographes’
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de�marche adopte�e est de�viante, lorsqu’elle obe�it a des regles qui paraissent arbitraires
ou tres e�loigne�es de la norme, le role de�terminant du protocole vient au premier plan:
l’expe�rience se donne des lors comme la conse�quence des regles que le voyageur s’est
fixe�es; ces dernieres sont explicite�es avec insistance, de sorte que le mode d’emploi
paraıt presque pouvoir etre ensuite re�utilise� par quiconque souhaiterait le faire.
En 2002, Thierry Girard trace sur la carte de France une diagonale qui lie Nice a
Ouessant et s’astreint ensuite a suivre cette droite. Sur la couverture de l’ouvrage qui
consigne l’expe�rience (au moyen de photographies et de mots), une image aux
tonalite�s glauques est fendue par une oblique vermillon emble�matisant la de�marche
du praticien (figure 10).38 Les Passagers du Roissy-Express39 relate le voyage de
Francois Maspero et de la photographe Anaık Frantz sur la ligne du RER B, de
Roissy a Saint-Re�my-les-Chevreuse, moyennant une e�tape a chaque station. Dans Les
Autonautes de la cosmoroute,40 Julio Cortazar et Carol Dunlop (munis d’un appareil
photographique) relatent leur trajet de Paris a Marseille, a bord de leur camping-car:
rien la que de tres banal, si ce n’est que les deux protagonistes se sont fixe�s comme
regle de s’arreter pour dormir une aire sur deux, de sorte que ce parcours autoroutier
dure un mois. En aout 1997, Dennis Adams et Laurent Malone, accomplissent une
marche depuis Manhattan jusqu’a l’ae�roport Kennedy, a New York, en suivant un
axe trace� sur le plan de la ville; au fil de ce parcours, lorsqu’un des deux comparses
re�alise un cliche�, l’autre s’empresse de l’imiter, avec le meme appareil 35 mm, mais
dans la direction diame�tralement oppose�e, sans viser ni modifier le re�glage. Au sein
de l’ouvrage qui rend compte de cette expe�rience, les 243 paires de vues ainsi re�alise�es
sont pre�sente�es tete-beche dans l’ordre ou elles ont e�te� faites; quelques lignes porte�es
Figure 10. Thierry Girard,D’une mer l’autre,
couverture. # Thierry Girard, courtesy of
the artist.
38– Girard, D’une mer l’autre.
39– Francois Maspero et Anaık Frantz, Les
Passagers du Roissy-Express, Paris: Seuil,
‘Fiction & Cie’ 1990.
40– Carol Dunlop et Julio Cortazar, Les
Autonautes de la cosmoroute ou un voyage
intemporel Paris–Marseille, Paris: Gallimard,
‘NRF’ 1983.
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sur la tranche du livre de�crivent la proce�dure adopte�e.41 Bien d’autres exemples
pourraient etre cite�s: certains travaux sont signe�s par des photographes, d’autres
naissent de la collaboration d’un homme de lettres et d’un homme d’images, d’autres
enfin sont l’œuvre d’artistes ‘utilisant la photographie’.42 L’attrait contemporain
pour un de�placement contraint par des regles strictes semble e�chapper aux frontieres
e�tablies.43
De telles pratiques, combinant le de�placement et la prise de vue, se nourrissent
de pre�ce�dents qui ressortissent aussi bien au champ de l’art qu’au champ de la
litte�rature. Le mouvement conceptuel a insiste� sur l’importance de la proce�dure; la
performance a fait entrer le ve�cu effectif dans l’art; dans les deux cas, l’attention se
de�porte du produit vers le proces qui l’a autorise�. Avec Hamish Fulton, Richard
Long, herman de vries44 et d’autres, la ‘promenade’ ou la ‘marche’ sont meme
devenues des pratiques artistiques a parte entiere. Dans le domaine litte�raire, les
membres de l’OuLiPo ont revendique� la fe�condite� de la contrainte et Georges Perec a
tendu a appliquer cette derniere a la vie et a l’observation du re�el; dans Perec/
rinations,45 il propose de singuliers protocoles de de�placement a travers Paris. Les
‘Voyages a contrainte’ se situent a la confluence de ces he�ritages, en meme temps
qu’ils ‘flirtent’ avec l’enquete ou le documentaire, de facon plus ou moins ironique
selon les cas.
En effet, la rigueur du protocole adopte� rappelle les me�thodes utilise�es dans le
champ des sciences sociales. La prise de vue, qui tient du pre�levement, est propice a
un tel rapprochement. Les de�marches de Thierry Girard ou de Dennis Adams et
Laurent Malone sont parentes de la technique du ‘Transect’ pratique�e par les
ge�ographes.46 Dans le meme temps, les proce�dures retenues conservent un certain
amateurisme; une relative rigueur cohabite avec l’arbitraire et la fantaisie. Les
me�thodes scientifiques se trouvent plus ou moins de�tourne�es dans le champ de
l’art, qui en retour les questionne avec humour. Mais l’attention porte�e au re�el est,
quant a elle, inde�niable: les contraintes permettent aux auteurs (photographes,
artistes ou e�crivains) de s’impliquer personnellement pour e�prouver diffe�remment
le monde, selon des modalite�s qui pre�sentent des allures d’objectivite� (puisque, une
fois la contrainte adopte�e, le subjectif se trouve peu ou prou exclu). Ces protocoles de
de�placement sont au service d’une observation renouvele�e des territoires et des
modes de vie.
Mais la contrainte fonde aussi ‘l’articite�’ de telles pratiques. La prosodie, l’har-monie musicale ou encore la figuration en perspective font appel a des regles.
Assujettir son de�placement a un protocole, c’est le de�marquer d’un trajet ordinaire;
c’est lui confe�rer une artificialite� et, pour ainsi dire, une appartenance au champ de
l’art. Toute espece de de�placement contraint (quelle que soit la restitution sur
laquelle il de�bouche) suggere que le voyage releve de�ja en lui-meme du domaine
de la cre�ation. Ces Voyages minutieusement re�gle�s different en tout cas ostensible-
ment des de�placements qui se sont aujourd’hui multiplie�s jusqu’a devenir fades et
banaux; a l’heure de la circulation ge�ne�ralise�e, la contrainte a valeur de distinction.
Dans un monde re�gle� par les e�changes internationaux, investi par les moyens de
te�le�communication modernes, la mobilite� n’a plus la valeur subversive et libertaire
qu’elle posse�dait dans les anne�es 60–70. Pour conserver une valeur alternative, les
pratiques itine�rantes tendent a s’e�carter des usages les plus communs et des valeurs
qui font consensus. Ainsi maints photographes voyageurs du dernier quart de siecle
(qu’ils travaillent seuls ou en compagnie d’e�crivains) sont enclins a se tourner vers le
proche, le ‘local’, a emprunter des trajets quotidiens qu’ils font partager a leurs
lecteurs-spectateurs. Pris dans une propension similaire a subvertir la norme, cer-
tains ope�rateurs itine�rants privile�gient la lenteur, qui permet une perception
renouvele�e des lieux et se fait l’embleme d’une forme de re�sistance. Il est aussi
aujourd’hui une tendance forte a l’adoption de protocoles de de�placement stricts.
Ces derniers, qui jouent d’une proximite� avec les me�thodes employe�es dans le
domaine des sciences sociales, sont souvent au service d’une auscultation du re�el.
41– Dennis Adams, Laurent Malone, JFK,
New York: Idea Book 2003.
42– Il est aussi des e�crivains qui se livrent a
des entreprises litte�raires comparables ; par
exemple, Jean Rolin dans Zones, Paris:
Gallimard 1995.
43– Voir a cet e�gard Michael Sheringham et
John Gratton, dirs, The Art of the Project,
Oxford: Berghahn 2005.
44– herman de vries tient a ce que son nom
soit e�crit sans majuscule.
45– Georges Perec, Perec/rinations [1980–
1981], Cadeilhan: Zulma 1997.
46– Voir Roger Brunet, Robert Ferras et
Herve� The�ly, Les Mots de la ge�ographie.
Dictionnaire critique, Paris: Reclus – La
documentation francaise 1996. En
ge�ographie, le ‘transect’ est un releve�
d’informations effectue� a travers un espace,
en suivant une ligne droite; cette proce�durepeut, par exemple, etre employe�e pour
e�tudier les liens de la ve�ge�tation et de la
topographie.
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Choix de la proximite� ou de la lenteur, recours a des protocoles rigoureusement
e�tablis sont des tendances re�currentes dans les pratiques itine�rantes contemporaines
de la photographie. L’e�cart avec la norme paraıt ne�cessaire pour que le Voyage
de�bouche sur une vision singuliere du monde (les modalite�s de de�placement con-
ditionnant e�troitement la re�alite� percue); il semble e�galement indispensable pour que
le parcours en lui-meme devienne ‘forme’ et accede, a ce titre, a une reconnaissance
dans le monde de l’art.
English Summary: The Renewal of ‘Voyages de photographes’ in the Age of
Globalisation
In the second half of the twentieth century, photographers began to record their
experiences of travel in books containing pictures taken on the road, with some
recording the nomadic existences characteristic of travel writings from this period.
The first of these books go back to the Beat Generation of the 1950s and the Hippie
Movement of the 1960s and bear witness to a subversive spirit and a craving for a
freer and more intense life. Robert Frank’s Les Ame�ricains (1958) and The Americans
(1959), Bernard Plossu’s Le Voyage mexicain 1965–1966 (1979), which contains
photographs taken in the 1960s, and Max Pam’s Going East (1992), which contains
photographs taken in the 1970s, aspire to personal freedom and resistance to
traditional values. During the 1980s, however, the radical aspect of travel diminished
as it became easier; more people went abroad and information became widely
available; and some frontiers were also becoming easier to negotiate. Hence, instead
of being libertarian and anti-oppressive, mobility evolved to become part of the
capitalist system and compatible with the globalised economy. Travel books such as
Errance (2000) by Raymond Depardon and Carnets d’Europe. Brest to Brest (2005) by
Patrick Bard reveal a high degree of uniformity in the landscape and document
growing standardisation in ways of living. They show the ‘non-places’ that have
sprung up all over the planet and that itinerant photographers encounter during
their travels. Photographers seem unable to escape the evolution towards the ‘global
village’ prophesied by Marshall McLuhan.
Contemporary photographers also address new forms of travelling, however;
forms capable of counterbalancing global homogenisation and re-inventing the
radical nature of travel. In order to counter global culture, some photographers
focus on what is close to them, on the local level. Instead of seeking what is far away,
they document everyday paths, the sorts of insignificant journeys that we might not
usually consider to be travelling. This is what Martin Parr focused upon in One Day
Trip (1989), where he documents the excursions many English people make to
Boulogne or Calais to shop, since many items are considerably cheaper in France.
This is also what Tom Wood proposes in All Zones off-peak (1998) and Bus Odyssey
(2001). For more than fifteen years Wood has been making journeys by bus through-
out Liverpool, and his books present the pictures taken during these outings. Not
only does he describe the everyday daily lives of the passengers, but he also criticises
the economic restrictions of the era of Margaret Thatcher. Projects like these are part
of a well-established documentary tradition that has turned away from the sensa-
tional in order better to explore the realities of the ways of life of ordinary people.
Their gazes are akin to those of modern ethnographers, who find the everyday more
informative that than the exotic. But whatever is close to the observer is also veiled by
familiarity. One of the best ways of breaking out from this familiarity is to slow down.
In a period in which movement from place to place happens increasingly rapidly, to
the extent that we no longer see the world naturally, extending the time spent in a
particular place and paying greater attention to details and tiny events may give them
heightened significance. This is why walking has become so important to some
photographers: walking combines observation with time and generates new types
of relationships with the places visited.
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In Un Voyage en Saintonge (1995) by Thierry Girard, Littoral/Rivages de
Charente (2007) by Marc Deneyer, Thie�rache (1995) by Daniel Michiels, and Un
Voyage fantome. Un Bac sur l’estuaire de la Gironde (1997) by Bruno Lasnier,
slowness is a choice whose perceived value is hoped for by all the practitioners.
Since this is fundamentally different from the rhythms of modern life, it becomes a
form of resistance. The choice of slowness is part of a larger tendency to underline the
value of certain forms of mobility within travel. In any journey that aims also at
recording a subjective experience, the particular modalities of travel become very
important. And when the mode of travel is unusual – when it obeys rules that seem
arbitrary or breaks rules – the constraints become significant elements in the
procedure. In such cases, the photographer’s experience becomes a consequence of
the limitations chosen by the itinerant. Moreover, these rules are generally described
in detail so that those who are eager to have the same experience are free to do so.
In 2002, Thierry Girard traced on the map of France a diagonal line that links
Nice to Ouessant and then decided to follow that line as closely as possible. On the
cover of D’une mer l’autre, the book in which he relates this travel with words and
pictures, one sees a greyish image split by an oblique vermilion line that signifies the
artist’s journey. Les Passagers du Roissy-Express (1990) tells the story of Francois
Maspero and the photographer Anaık Frantz who travelled on the B line of the RER
(the underground system in suburban Paris), from Roissy to Saint-Re�my-les-
Chevreuse, adhering to a very particular rhythm, with a stop (and a night at the
hotel, if possible) at each station. In Les Autonautes de la cosmoroute (1983), Julio
Cortazar and Carol Dunlop (both armed with a camera) travel from Paris to
Marseilles in their camping car – a banal experience, apparently, but with a remark-
able rule. Cortazar and Dunlop make a stop and sleep on one parking lot out of two
that they encounter, and so their highway travel takes more than two months. It
would be easy to quote many other examples of this kind of procedure; some of them
invented by photographers, others resulting from a collaboration between a writer
and a visual artist; still others are established by artists using photography (Dennis
Adams and Laurent Malone) The current fascination with constraint-based moves
supersedes disciplinary frontiers. The rigour of the procedures recalls methods
followed by social scientists, but meticulousness goes always hand in hand with
arbitrariness and fantasy. Yet the chosen constraints are always used to serve new and
better forms of observation of landscapes and people. At the same times, they
guarantee the artistic dimension of these works.
In a world ruled by international exchange and covered by our modern systems
of communication, simple mobility is no longer the counter-cultural and libertarian
values of the 1960s and the 1970s. In order to maintain their alternative values, the
travel experiences of photographers tend to distinguish themselves from conven-
tional ways of moving and from the meaning that moving has today. Photographers
concentrate on what is close to them, on the local level, and often privilege slowness
by working with self-imposed procedures. Such a refusal of what is seen as the norm
is necessary to enable travelling to produce a special way of seeing the world (in this
case, a way of seeing strongly determined by the very procedures of travelling). As a
corollary, this refusal is also indispensable if one wants to transform travel into a
specific form and to have it accepted as art.
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