210
- 1 - LE REPAIRE DU TIGRE

LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

  • Upload
    others

  • View
    5

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 1 -

LE REPAIRE

DU TIGRE

Page 2: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 2 -

Du même auteur

AUX ÉDITIONS DU SEUIL

Le corps a ses raisons Auto-guérison et anti-gymnastique

1976, et cassette, 1977

Courrier du corps

Nouvelles Voies de l'anti-gymnastique 1980

CHEZ ALBIN MICHEL

Les Saisons du corps 1985

Page 3: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 3 -

Thérèse Bertherat AVEC LA COLLABORATION DE CHARLES DEGOT

POUR LES PHOTOS

LE REPAIRE

DU TIGRE

Page 4: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 7 -

Introduction

Tu as un tigre dans le corps, ma Lily. Un tigre vivant. Je le sais, je l'ai vu. Toi, moi, et tous les autres qui n'en savent rien encore, nous l'avons, le tigre. Un tigre puissant, rusé, très beau à voir. Il s'accroche à toi de toutes ses griffes, il bouge avec toi, il dort avec toi, mais toi, tu ne le sais pas, tu ne le vois pas, tu ne le sens même pas. Ce n'est pas qu'il soit invisible; il est bien en vue, mais tu l'ignores. Pourquoi ? Je me le demande. On ne t'a jamais dit qu'il était là, jamais montré. Pourquoi ce secret, ce silence ? Puisqu'il existe, puisqu'on peut le voir, le toucher, l'admirer, pourquoi ce mystère ? Ferait-il peur ? Une telle force - sauvage évidemment - dérange, inquiète. Le moteur, on veut bien. Certains parlent ainsi en considérant leur corps, et celui des autres, comme une machine faite de pièces détachées et plus ou moins ratées. Le moteur oui, le tigre non ! Quelque chose de vivant, remuant, tout d'une pièce, pas facile à contrôler, venu tout droit de la nature, et que nous aurions en plein corps, non ! C'est trop...

Et pourtant, le terrible n'est pas de l'avoir, mais d'ignorer que nous l'avons. Ne pas savoir, voilà ce qui fait des ravages, nous mine, fait que tant de gens se traînent fatigués, anxieux, les muscles raides et qui font mal. Avoir dans le corps un tigre dont ils ignorent l'existence, dont ils n'ont jamais rien vu, même pas le bout du nez, jamais entendu parler, ça les épuise.

Page 5: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 8 -

Il faut le comprendre, un tigre tient de la place, c'est quelquefois arrogant, impulsif. On ne fait pas ce qu'on veut avec un tigre, il ne faut pas l'effrayer, l'humilier, il ne faut jamais le brusquer, jamais le prendre à rebrousse-poil. Avec un tigre il faut apprendre à vivre, on ne peut pas faire n'importe quoi, gesticuler n'importe comment. Il faut de la précision dans les gestes. Et surtout ! Il ne faut jamais entreprendre de se battre avec son tigre. On ne peut pas gagner. On a tout à perdre. Or, que font la plupart des gens ? Ils n'arrêtent pas de vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien sûr, ils ne le font pas exprès, puisqu'ils ne savent même pas qu'ils ont un tigre dans la peau. Mais je dois dire qu'ils font tout pour le contrarier, tout pour le brimer, l'estropier. Alors, l'autre, c'est naturel, il se venge. Et l'histoire finit mal; c'est le tigre qui les met en cage, à sa façon. Et voilà qu'ils ont le geste court, raide, étriqué. Ils ont des douleurs dans les muscles et de l'anxiété plein la tête à ne rien voir, à ne rien comprendre de ce qui leur arrive. On dit que c'est la fatigue, le surmenage, ou l'âge. C'est vite dit... Qui ne se fatiguerait à batailler ainsi, jour après jour, nuit après nuit avec un tigre ? Et le sentiment de frustration, la désolation... Quelque chose leur échappe, quelque chose leur manque, à ces gens-là. Ils me le disent quand ils viennent se faire soigner : « Je ne suis pas moi-même. » Bien sûr, comment être soi-même en ignorant tout de cet étrange compagnon qui remue en vous ? Il vous manque alors à peu près la moitié de vous-même, celle qui détient précisément toutes vos réserves de force. Vous l'avez cette moitié, celle du tigre, mais en fait elle vous manque, c'est comme si vous ne l'aviez pas, car vous n'avez aucune information sur elle. Ou si vous en avez, elles vous parviennent déformées, complètement faussées; ce sont des racontars où jamais il n'est question du tigre, mais toujours d'une faiblesse, d'une débilité congénitale que vous auriez là, à la place qui est justement celle, royale, du tigre.

Page 6: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 9 -

Je ne peux dire que le tigre soit traité comme une bête mythique, le loup-garou ou le monstre du Loch Ness. Il n'est pas traité du tout. Comme s'il n'existait pas. Et pourtant !

Bien entendu, on ne se débarrasse jamais de son tigre, ni par la force, ni par la ruse, ni en fermant les yeux dans l'espoir de ne pas le voir. Tu l'as dans la peau depuis le début et jusqu'à la fin de tes jours. Et d'ailleurs, pourquoi vouloir s'en débarrasser ? Il est superbe, te dis-je, et tellement puissant. Il fait ta force, ton élégance, ta beauté naturelle. Apprivoise-le, c'est plus réaliste, et nettement plus futé. Apprivoise-le avec tout le respect qui lui est dû, et tu verras quel allié magnifique... Recette pour apprivoiser le tigre

1. D'abord, tu le regardes. Au fond des yeux? Non, espiègle, pas au fond des yeux; tu ne peux le voir ainsi, ton anatomie ne s'y prête pas, et la sienne non plus; tu sauras bientôt pourquoi. Tu apprends à le voir dans son entier. Il y faut un certain savoir-voir... Je te le montrerai, ton tigre. Tu ne peux le manquer, je m'y engage. Naturellement, il est camouflé; c'est normal pour un tigre; la jungle, les steppes, les tigres connaissent, ils ont toutes sortes de malices pour ne pas se laisser voir. Ils se laissent seulement entrevoir, par petites touches : une oreille par-ci, un bout de queue par-là. C'est ainsi que le tigre dont je parle en a berné plus d'un; à commencer par tous ceux qui se sont mis en devoir d'étudier et de décrire le corps humain, les anatomistes, les physiologistes les plus renommés, depuis qu'il en existe et jusqu'à aujourd'hui. Oui, tu peux le dire, Lily, c'est l'étonnement, le prodige. Ces hommes qui savaient tant de choses, mais qui n'ont jamais su cela... Et maintenant ces spécialistes, ces sportifs, ces gymnastes, tous ces gens qui s'occupent du corps des autres, tous ces gens qui ont un corps eux aussi, mais qui ne savent pas cela.

Page 7: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 10 -

Pour un qui sait, combien de milliers qui ne savent pas ? Et moi, com-ment le sais-je ? J'ai eu de la chance1... Tu en auras aussi. 2. Ensuite, ma Lily, nous passerons à la phase suivante. Voir le tigre ne suffit pas; il faut lui faire de la place. Il en occupe déjà pas mal, tapi dans une bonne moitié de ton corps. Mais c'est dans la tête qu'il faut lui faire de la place. Secouer quelques-unes de ces idées reçues qui pleuvent de partout et ramollissent tant la cervelle qu'ensuite il est difficile de se former des idées à soi. C'est d'autant plus difficile que tout le monde en a reçu de ces idées toutes faites. Elles sont généralisées - comme des cellules cancéreuses - oh ! Pas mortelles, mais pas fameuses pour la santé. Ce sont des idées sur le corps, l'énergie, les exercices corporels. D'ailleurs, on ne réfléchit pas tellement là-dessus. Dès que le mot corps est lâché, c'est bizarre, il n'y a plus de tête. L'intelligence fait comme la lune, elle s'éclipse. On a le cerveau qui se fige. En revanche, on s'active, on s'exerce. Les gens se jettent dans tous les sens comme des poulets à qui on viendrait de couper le cou.

Si le tigre, quand nous l'apercevons, a bien de quoi nous agiter, c'est l'esprit, pour commencer. Ce tigre-là oblige à réfléchir, il bouscule les routines, renverse les platitudes, inverse littéralement les concepts établis. Cela change bien des choses de s'apercevoir qu'au lieu d'un tas de faiblesses à corriger, on a dans son corps un tigre plein de vie. 3. Ça change quoi? Les mouvements. Ils deviennent plus cohérents, et précis. Nous arrêtons de nous faire mal. Mais oui, il y a des mouvements - et souvent des exercices que nous croyons faire pour notre bien - qui nous font mal.

1. Ma chance, c'est d'avoir rencontré quelqu'un qui m'a ouvert les yeux. Il s'agit d'une femme d'exception, Françoise Mezières, dont les découvertes bouleversent toutes les théories classiques en matière de mécanismes corporels, et toutes les pratiques en gymnastique médicale et rééducation. J'ai longuement parlé d'elle dans deux de mes précédents livres, Le

corps a ses raisons et Courrier du corps, aux Éd. du Seuil.

Page 8: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 11 -

La plupart du temps, la tête parvient à ignorer ce qui se passe dans son propre corps. Mais pas le corps. Il admet depuis le début ce tigre si spécial que nous avons. Il en tient compte, il ne peut faire autrement, c'est inscrit en lui, dans ses génomes. Il ne dit rien, il ne fait pas de thèses sur le sujet, il n'est pas équipé pour ça. Mais il s'exprime tout de même, et conteste, s'il le faut, l'ignorance de notre esprit. Il se rebiffe si les ordres émis par le cortex cérébral ne sont pas admissibles, pas compatibles avec la nature du tigre. Cela se manifeste par la plante des pieds, par le dos, et le coeur, et le sexe... Les ordres venus d'en haut, pour être validés, il faut qu'ils soient approuvés par la peau, par les muscles, par la moelle des os. Ton corps décide. Il n'absorbe pas n'importe quoi. Il en prend, il en laisse. Il en laisse souvent car il est exigeant, intraitable. Il a vite fait de trier. Il a besoin de palper, tu comprends ? Il veut du concret, il veut de l'authentique. Les vues de l'esprit ? Il fait l'aveugle. On lui raconte des histoires ? Il fait le sourd. On veut lui faire avaler des bobards ? Il recrache.

Et alors ? Alors, c'est le grand écart, la déchirure. Le corps à côté de son esprit, l'intelligence isolée de son support naturel.

Nous sommes mal à notre aise. Nous ne savons pas pourquoi, mais nous nous sentons coupés de quelque chose d'essentiel. Nous devenons misérables, car, le cuir épaissi, nous devenons insensibles. C'est cela qui fait si mal, vois-tu, Lily. Être insensible, contrairement à ce qu'on pense, ça rend très vulnérable, ça fait mal. Par exemple un tigre dans le corps, ça se sent, non? Et pourquoi les gens ne le sentent-ils pas ? Parce qu'ils ont autre chose dans la tête, des croyances en contradiction avec le vieux savoir qu'ils ont dans le corps. Le mal de dos, le mal de nuque, le mal partout, l'insomnie, l'envie de rien, la fatigue, le dégoût, c'est cela la plupart du temps : le morne refus du corps, le refus qu'il a de marcher dans les combines de l'esprit.

Page 9: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 12 -

Il faut questionner ton corps, ma Lily, au sujet du tigre. Il ne faut pas me croire. Pas sur paroles. Pas avant d'avoir vérifié la réalité de ce que je te dis. Demande à ton dos, demande à tes épaules, tes jambes, tes pieds.

Mais comment ? Je te proposerai quatre « tests »; c'est peu, mais cela suffit. Ils sont très simples. Être debout, ou assis par terre... Rien que du quotidien. Ainsi tu pourras percevoir la puissance de ton tigre.

La dernière phase de l'apprivoisement - le Baume - est la plus facile, ce sont des mouvements à faire sans hâte, comme il se doit en présence d'un tigre. Apprivoiser c'est « créer des liens », disait le renard du désert à son célèbre Petit Prince. Les liens entre toi et ton tigre, c'est le réseau de tes nerfs sensibles. Certains sont engourdis, mais tous sont bien vivants. Et ces mouvements ne se feront pas sans eux, sans la participation de la sensibilité et de l'intelligence de ton corps.

Tu pourras ressentir ce qui se passe dans ton corps, et le voir. Et même le revoir. En images. « Il faudrait faire une photo », s'écrient parfois certains des participants à mes groupes... Sous le coup de l'émotion, c'est tout ce qu'ils trouvent à dire. Une photo, pour fixer un bien-être et un changement qu'ils croient fugitifs.

Les photos seront faites. Par Charles qui a l'oeil. Tout enfant, je me souviens, il aimait photographier des monuments, la tour Eiffel par exemple, ou le Colisée à Rome, et on croyait les voir pour la première fois. Il avait le don de montrer ce qu'on avait regardé cent fois sans jamais le voir. Il n'essayait pas de faire original, c'était ainsi. Il ouvrait ses yeux tranquilles et photographiait ce qu'il voyait, sans idée préconçue, sans insolence, mais sans respect inutile. C'est juste le regard qu'il faut sur le fameux tigre, qui est monumental dans son genre.

Page 10: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 13 -

Alex, Emmanuel, Soushi, Michel viendront aussi. Ils feront les tests avec toi. Et les mouvements d'apprivoisement. Avec toi, ils vont changer, embellir. Oui, j'ai dit embellir... Mais non, Lily, je n'essaie pas de te dire que tes amis sont « moches ». Je les trouve beaux. Ils ont cette grâce, ce velouté des fruits que l'on n'a pas encore talés, la fleur, cela s'appelle, ou la pruine. J'aime leur intelligence tolérante, leur douceur attentive envers ce qui leur paraît inconnu et nouveau. Eux aussi ont leur tigre, naturellement. Et comme ils ne le connaissent pas encore, ils sont beaux, mais pas aussi beaux qu'ils pourraient l'être, pas aussi déliés. Ils le deviendront. Seulement, le chemin à parcourir étant moins grand que chez d'autres, la différence à voir sera moins grande. En fait, pour moi, ils sont trop beaux tes amis... Quand notre tigre est en confiance, quand, après avoir été vu et reconnu, il se dénoue, nous changeons à vue d'oeil.

Page 11: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 14 -

Plus il a été réprimé longtemps et durement, plus le changement est spectaculaire. J'aurais pu, évidemment, te montrer des gens déformés. Et te montrer ensuite leur changement. J'aurais pu choisir certains de mes patients qui souffrent. Je n'ai pas le coeur. Je ne pourrai jamais. Je sais trop comme on est vulnérable, la détresse qui s'empare de vous dès qu'on a enlevé les vêtements et qu'on s'étend par terre.

De plus, je t'avouerai autre chose... Avant les tests, et avant les mouvements d'apprivoisement bénéfiques... je ferai souffrir tes amis. Oui, délibérément. Je leur demanderai de faire quelques-uns de ces exercices courants où les gens maltraitent bêtement leur tigre. Je veux te montrer ce que font en réalité ces exercices. Où, comment et pourquoi ils font mal... Tu comprends que je n'aie pas le courage de demander cela à des gens qui viennent me voir précisément pour que je les guérisse. Sachant ce que je sais, ce serait une bien vilaine façon de trahir leur confiance...

C'est qu'il est capable de tout le tigre, le bon et le mauvais. Il touche à tout dans notre organisme. S'il est contrarié, il peut te faire surgir une bosse dans le dos. Oui, à toi aussi, ma jolie Lily. Il peut te couper la respiration, figer ton visage, te déformer le corps. Il est capable du pire. Et du meilleur. Il peut te modeler le corps tel qu'il est au naturel, beau et bien fait. Parfait. La forme, c'est lui. C'est le tigre. Il peut la défaire, ou la faire. La forme, l'énergie, la beauté, la santé, ça passe par la loi du tigre. Où ça ne passe pas. Cela reste des mots, des symboles.

La forme, comme la plupart des gens n'en voient pas la réalité, ils se contentent des symboles. S'ils voient, par exemple, un visage souriant au-dessus de son corps qui fait la grimace, c'est le sourire - symbolique - qu'ils interprètent. Jamais les signaux de détresse du corps.

Page 12: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 15 -

Ce mal heureux corps, placardé sur son affiche, peut toujours faire des grimaces de souffrance au public, personne ne les voit. Pour un corps d'aplomb, il y en a des dizaines contraints et déformés. Quelles affiches ? Surtout des affiches où il est question précisément de beauté, de joie de vivre, d'élégance et de bonheur. Les passants ne perçoivent qu'une chose, le message de la face souriante. Si tout d'un coup, par je ne sais quels magie ou maléfice, le visage s'animait, si son expression venait à coïncider avec l'expression navrée des pieds déformés, ou des épaules, les passants et les passantes auraient de la compassion. Ils n'auraient pas envie, ils auraient pitié.

L'héroïsme n'est-il pas de donner l'illusion du bonheur là où il n'est pas ? Penses-tu, Lily ! Quel gâchis ! Personne n'a besoin de cet héroïsme-là. Il est inutile, et dangereux. Pour celui qui donne l'illusion comme pour celui qui la reçoit. Ce serait stoïque, en effet, de décider d'afficher un sourire sur un corps navré, si ce corps n'avait pas d'autre choix que celui d'aller mal, et de se sacrifier, là, sur la voie publique. Mais nous avons toujours, heureusement, un autre choix. Le choix de savoir et changer. Quand nous savons, nous avons tous de formidables pouvoirs d'auto-guérison.

Pourquoi accepter pour beaux et sains des modèles eux-mêmes déformés ? A la longue cela finit par faire mal à ceux qui regardent. J'en suis certaine, cela finit par agir sur les muscles et les nerfs, et crisper le corps, même si les yeux ne savent pas discerner pourquoi. Et comment s'en sortir ? A force d'être programmés sur une idée de la beauté tordue, nous ne savons même pas à quoi ressemble une forme corporelle qui serait belle, et saine. La forme, d'accord, mais quelle forme ?

C'est inimitable la forme. C'est personnel. Notre forme est déterminée par des lois très précises, celles du tigre. On peut passer toute une vie à se chercher des modèles successifs. On change de modèle, mais sans arriver à changer l'opinion, défavorable, que l'on a de soi-même. Bien des gens n'imaginent pas qu'ils pourraient laisser tomber leurs modèles, et se regarder tels qu'ils sont. Pas si mal, après tout. Beaux s'ils voulaient, et sains s'ils osaient se lancer. Ils n'osent pas. Ils ont assez trimé pour imiter. Ils ont sacrifié ce qu'ils avaient de plus personnel et de plus profond. Depuis le berceau, ils imitent.

Page 13: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 16 -

Avant-hier, c'était maman leur star. Aujourd'hui, c'est un acteur, une actrice, un sportif en renom. Ils ne sont pas près de lâcher. Les gestes, la démarche, le maintien, le port de tête, le regard, la voix, l'humeur, rien de ce qui fait leur forme corporelle ne semble leur appartenir, tout semble emprunté. Et pourtant, la forme d'un être ne ressemble à aucune autre. La nature laisse à chacun de nous la possibilité d'être « en forme », et beau de forme. Chacun de nous peut découvrir sa chance dans ce domaine.

Je ne voudrais pas que l'on se méprenne. Je ne prêche pas un retour aux sources d'un improbable naturel. Un animal marche et bouge avec le naturel d'un animal sans se poser de questions. Nous c'est différent. Il faut nous poser des questions. C'est à notre corps, comme je l'ai dit, qu'il faut demander. Ensuite, il faut attendre ses réponses. Il ne manque jamais de répondre si l'on a un peu de patience.

Notre naturel, nous l'avons perdu pour toutes sortes de raisons que tu connais aussi bien que moi. Inutile de pleurer là-dessus. Nous ne le retrouverons pas. « Étirez-vous comme un chat, bondissez comme une gazelle. » C'est idiot de dire cela. Comment le pourrions-nous ? Nous avons un drôle de tigre, c'est vrai, mais nous ne sommes pas des tigres. Ni même des chats ni des gazelles. Encore cette manie, tu vois, de vouloir imiter. Au lieu d'essayer de créer, avec nos propres moyens. Avec ce que nous sommes devenus depuis qu'il y a des humains sur cette terre. Des êtres composites, assez bigarrés. Un reste d'animal - un tigre, par exemple - et des pieds typiquement humains, indispensables pour l'équilibre.

Page 14: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 17 -

Et des yeux, et une peau sensible, et un cerveau humain. Avec ces éléments, tous en bonne intelligence, nous avons un réel pouvoir. Nous avons le pouvoir de créer quelque chose de fragile et merveilleux. Une authentique création du génie humain. Pas une grandiose. Mais une primordiale. Nécessaire, indispensable. Nous avons tous le pouvoir de créer notre équilibre. Oui, c'est fragile. C'est nouveau, tu comprends ? Et c'est émouvant, comme les premiers pas d'un petit enfant. Le moment où il se soulève, se pose sur ses deux pieds, se lance... Et tout devient possible. L'équilibre, la beauté, la santé sont possibles. Pour chacun de nous. Si on souffre, si on a le corps déjà déformé, si on a dépassé depuis longtemps l'âge des premiers pas, c'est encore et toujours possible.

Avant de se lancer, on prend seulement son temps. On s'installe sur une chaise. Dans un fauteuil, sur un lit. Ou par terre. Peu importe. On reste immobile un moment. Le temps qu'il faut pour guetter un tigre. Et le regarder sans ciller, les yeux bien ouverts.

Et tout ça pour un tigre ? Oui, mais quel tigre, ma Lily...

Page 15: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 18 -

1

Le tigre

Page 16: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 19 -

Page 17: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 20 -

1

Le repaire du tigre

Voici un tigre, le premier qui passait à portée de l'objectif. Celui-ci est un timide, il a tenu à se cacher. Oui, derrière une plante d'appartement, à défaut de forêt tropicale. On devine sa force, surtout dans le bas, entre les feuilles du ficus, mais on ne fait que deviner.

C'est fort comme un tigre, beau comme un tigre, rusé comme un tigre. Mais ce n'est pas un tigre. Et pourtant, J’appellerai ainsi cette région particulière de notre anatomie. Cela lui va bien. Tu me diras que je ne suis pas une grande familière des tigres de la jungle. Et le reste des humains ? Crois-tu qu'ils soient familiers du « tigre » qu'ils ont pourtant sous la peau? Pas davantage. Le tigre du Bengale, ou le tigre blanc des steppes leur sont probablement plus connus que celui-là.

En voici un autre; plus brave il se montre à découvert. Mais pas entièrement.

Tu ne reconnais rien ? Une carte de géographie, les monts de la lune, ou seulement les collines de la terre, l'hiver, sous la neige, une vallée, des crevasses... Ne nous égarons pas, Lily. Je te dis qu'il s'agit de quelque chose qu'on a dans la peau.

Voici un autre tigre.

Page 18: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 21 -

Page 19: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 22 -

Page 20: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 23 -

Là tu reconnais, n'est-ce pas ? Ce tigre n'a pas de pelage, à peine un duvet très léger le long de l'échine. C'est du muscle sous une peau humaine, le tigre. Pur muscle. Voici que tu retiens ton souffle, tu te raidis, ma Lily. Je connais bien ce haussement du sourcil et du menton. Je l'ai vu tant de fois; quand les gens entendent le mot « muscle », ils ont cette sorte d'imperceptible garde-à-vous. Ceux qui ont du muscle, ceux qui n'en ont pas, et ceux qui veulent en avoir... « Ah, c'est vous le corps ? », me disait cette journaliste, et redressant les avant-bras par secousses, claquant la langue, elle faisait le geste de lever des poids imaginaires. Le corps, c'est le muscle, et le muscle, c'est l'effort. C'est un réflexe. Cela nous vient à l'esprit comme la salive au chien de Pavlov. Il n'y a rien à faire. Ou plutôt si, il y a tout à faire. Reste, ma Lily, dans ce « body » neuf que tu viens d'acheter pour faire ta gym. Mais attends. Dans le body, le corps. Et dans le corps, le tigre, si musculeux qu'il n'a vraiment pas besoin d'être musclé davantage. Aucun tigre au monde, tu m'entends, Lily ? Aucun tigre n'a besoin de se muscler. Aucun être humain n'a besoin de fortifier son tigre. Oui, je me répète, et j'y insiste, avant que tu ne risques de filer dans le troupeau, la tête enfoncée dans le corps, en aveugle...

Ce tigre-là, sur la page, tu n'en vois pas la moitié. Mais tu peux déjà savoir dans quel repaire il se tient : le dos humain. Toujours derrière, dans le dos, jamais devant. C'est peut-être là l'origine du malentendu, du mal vu, mal perçu. On peut imaginer que si nous portions notre tigre accroché devant, sur la poitrine et le ventre, par exemple, nous serions avertis de sa présence; nous en serions conscients. Nous pourrions croiser nos mains sur notre estomac, le toucher, le caresser. En baissant le nez, en nous regardant dans un miroir, nous le verrions constamment. De nos yeux. Ainsi nous pourrions nous convaincre de son existence, et tenir compte de sa réalité. Mais derrière ! Ce n'est pas de chance. S'il est aussi puissant que je le dis, nous devrions le sentir, n'est-ce pas ? Comme une force remuant là derrière, sous l'épiderme, et déplaçant les os du dos... Eh bien non, justement. Nous ne le sentons pas. Il déplace les os du dos, mais nous le sentons seulement quand sa force devient écrasante, se concentre autour de deux vertèbres, par exemple, et nous fait plier de douleur.

Page 21: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 24 -

Nous ne le sentons pas parce que tout ce que nous sommes capables de percevoir, c'est avec nos yeux que nous le percevons. Et comme nos yeux sont placés, comme chacun sait, en avant de notre corps... Exactement à l'opposé de notre tigre. J'exagère à peine en disant « tout » ce que nous sommes capables de percevoir. Les manuels de physiologie nous apprennent que 80 % de nos perceptions sensorielles sont visuelles. La vue nous gouverne... Cela se fait sans bruit, en quelques mois. Vers les douze ans, notre sens de la vue commence à faire la loi. Au sortir de l'enfance, les seins se mettent à pousser, les poils, le sexe... A mesure que tout ça pousse, nos sens s'aplatissent et s'amenuisent. La vue exceptée. On n'y pense pas; on ne s'en aperçoit même pas. A mesure que l'on grandit, que l'on s'éloigne tout à fait du sol, que l'on se dresse définitivement sur les deux jambes et non plus à quatre pattes, les odeurs du soubassement du monde s'éloignent. On se met à avoir honte, à détester ce que l'on avait naguère à hauteur de nez, les odeurs de la terre, les sexes entre les jambes des grands, le pipi et le reste... On laisse tout cela aux chiens. On verrouille les entrées. Les récepteurs sensoriels, les cellules de l'odorat, du toucher sont toujours là, mais le message ne passe plus. Nous ne sommes plus conscients de ce qui est à portée de notre oreille, de notre nez, de notre peau. Pauvres animaux que nous sommes... Hors du champ visuel pas de perceptions sensorielles. Oh, des perceptions bien sûr, mais plus jamais aussi vives, aussi fraîches.

Page 22: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 25 -

Des perceptions réduites à 20 %, et toutes soumises au sens de la vue. La vue vérifie, elle approuve ou rejette, elle contredit, et les autres s'écrasent,

Et d'ailleurs perchée au sommet, au-dessus des ouvertures sensorielles de notre face, la vue semble indiquer sa suprématie dans la hiérarchie. Et moi, je n'ai pas la prétention de vouloir changer cet état de choses. Je ne partirai pas en croisade pour délivrer les opprimés, l'odorat ou le toucher.

Il ne reste que la vue ? Va pour la vue ...

Page 23: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 26 -

2

L'anatomie du tigre

Tu n'as pas encore vu la moitié du tigre. Quand on parle de l'arrière, on pense au dos. Nous avons, certes, le tigre dans le dos, mais aussi dans la nuque, les reins, les fesses, l'arrière des deux cuisses et des deux jambes, sous les deux pieds, et les dix orteils. Regarde bien, Lily. Voici un tigre complet. De la nuque aux orteils, il a bien voulu se montrer pour toi. Le voici dans toute sa longueur, et sa splendeur. Et alors ? Alors, tu tiens là une des clefs pour comprendre la nature profonde d'un tigre. Le tien, le mien, tous les tigres de la terre ont la même constitution, et par conséquent le même comportement. D'un bout à l'autre le tigre fonctionne tout d'une pièce. Quand tu vois la nuque bouger, sois certaine que le dos ou les orteils réagissent et bougent aussi. Une portion de tigre ne bouge jamais sans l'autre. Si la nuque s'incline ou se tourne, son inclinaison ou sa rotation font bouger, inévitablement, quelque chose d'autre, plus loin, plus bas, dans l'ensemble.

Page 24: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 27 -

Quelle importance ? La plus grande, car un mouvement peut en contredire un autre. Quelqu'un peut s'acharner à s'assouplir les jambes et, ce faisant, ignorer qu'il est en train de se raidir et raccourcir le dos. J'y reviendrai plus longuement, c'est indispensable pour commencer à savoir ce que l'on fait avec son corps. Ce que l'on fait n'est pas, hélas, ce que l'on croit faire. Si l'on veut exercer ses muscles, si on a mal au dos, si on veut soigner son mal de dos, il ne suffit pas de regarder la portion du corps que l'on veut mouvoir, exercer, soigner. Il faut avoir l'oeil partout. Être capable de voir si ce que l'on essaie de faire d'un côté n'est pas en train de se défaire de l'autre. Il faut avoir l'oeil derrière, sur la totalité du tigre... Oui, pas facile de regarder en arrière. C'est justement pour cela que ton ami Michel, couché sur cette page, veut bien nous permettre de regarder. Chaque tigre a sa personnalité. La taille, la couleur de la peau peuvent différer, mais jamais les structures, et la manière de se comporter, ce qu'on nomme la physiologie.

Le comportement du tigre découle de son anatomie. Il ne peut faire autrement. Sa forme détermine sa fonction. C'est parce qu'il occupe un si grand territoire, et qu'il est fait d'une sorte particulière de muscles accrochés en grand nombre et d'une manière précise aux os de notre squelette, qu'il prend dans notre organisation musculaire, la part du tigre. Des écailles

Voici ce qui se cache sous la peau de Michel, d'un bout à l'autre de son corps. Le formidable agencement des muscles qui forment son tigre. Mais sur ce dessin tu ne vois que les muscles qui sont juste sous la peau, le « plan superficiel », comme on dit dans les livres d'anatomie; tu ne vois pas les muscles du tigre qui forment les autres plans, dans la profondeur du corps, et que l'on appelle moyens, et profonds.

Page 25: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 28 -

Page 26: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 29 -

Tu fais la grimace, ma Lily. Voici que les souvenirs d'école te reviennent, les planches anatomiques punaisées au mur, couvertes de flèches noires et de noms, comme autant de puces sur un malheureux chien. Et si tu avais un rendez-vous important. Un rendez-vous d'amour, dans une ville inconnue. Irais-tu te jeter dans le premier bus, le premier métro ? Non. Avant de te lancer, tu jetterais un coup d'oeil sur le plan. Ainsi, pour un rendez-vous avec ton corps, un rendez-vous d'amour en somme, mieux vaut jeter un coup d'oeil...

Peu importe les quelques noms appris à l'école, tu les as oubliés. Les muscles qui forment le tigre, il ne s'agit pas tellement de savoir les nommer, mais de savoir les regarder. Du début à la fin, une suite non interrompue de formes qui ne sont pas plates comme le font croire les « planches ». Elles sont en relief, comme une chaîne de montagnes. Pas l'Annapurna, bien sûr. Des collines doucement arrondies. Et qui seraient vivantes.

Peut-être vois-tu mal l'ordonnance précise ? Tu ne vois qu'un certain enchevêtrement de formes. Ces muscles ne se contentent pas de se tenir les uns à côté des autres, ils s'imbriquent les uns dans les autres, leurs bords se recouvrent, comme les écailles d'une carapace. Pour les observer, commence par le milieu, c'est-à-dire par l'axe de la colonne vertébrale. Tu vois que chaque élément est en double. Un muscle situé du côté droit de la colonne a sa réplique exacte du côté gauche. Pour les cuisses, les jambes, les pieds et les orteils, il en va de même. Ensemble, ils forment une double figure, dont le sens échappe si l'on se borne à examiner séparément chaque portion du corps. Et le sens, c'est évidemment la solidité, la cohésion d'une telle structure : une chaîne sans faille de muscles doubles, imbriqués en écailles, occupant dans sa totalité l'arrière du corps.

Page 27: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 30 -

Mais ce n'est pas tout. Sous cette élégante création de la nature, il y a un autre canevas, et puis un autre encore. Et chacun vient renforcer le précédent. Il y a jusqu'à quatre couches de muscles superposées, à certains niveaux du « tigre ». Les muscles qui sont dessous, au plan profond, semblent moins concernés par l'élégance. Ils se contentent de s'attacher solidement sur les os des vertèbres ou des jambes, et semblent n'avoir qu'un but, la puissance. Les livres d'anatomie nous enseignent que les muscles ont un « trajet ». Certains vont en haut, d'autres en biais, en dehors, en dedans, ou en bas. Les auteurs ne sont pas toujours d'accord sur le fait de savoir si les muscles décrits montent ou s'ils descendent. En fait, le « trajet » est immobile. Il s'agit de l'orientation des muscles dans le corps. Ici, l'orientation est unique. Pas de désordre, ils se dirigent massivement, sans obliquer, sans diverger, le long de l'épine dorsale. En rangs serrés, les muscles du tigre se dirigent ensemble, dans le sens longitudinal. Certains occupent davantage de place que d'autres, certains sont plus étroits. Tous s'unissent en un faisceau épais dans lequel toutes nos vertèbres sont prises. Et plus bas, les os du bassin, des cuisses, des jambes et de tous nos orteils sont pris également. Des griffes

Comment nos os peuvent-ils être « pris » par des muscles ? Comment notre matière osseuse, dure et compacte, se prendrait-elle dans une matière molle ? D'abord, il ne faut pas croire que nos muscles soient faits d'une matière si molle. Ils sont souvent fibreux, tendineux, très résistants. Ensuite, ils sont armés de leurs griffes. Chaque muscle en possède au moins une à ses extrémités, et les griffes s'implantent directement dans notre tissu osseux. Elles sont si résistantes que, tenus par elles, les os peuvent se briser.

Page 28: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 31 -

En cas de choc par exemple, sous une traction brutale, un fragment d'os peut s'arracher, mais pas les griffes des muscles qui restent plantées dans le fragment arraché... Ces griffes, qu'on appelle officiellement des tendons, sont faites d'une matière fibreuse, nacrée d'aspect. Chaque muscle « naît » par un tendon, et finit par un autre tendon; certains muscles naissent ou finissent avec plusieurs de ces griffes, et s'accrochent ainsi avec une force multipliée. Entre leurs tendons, la plupart des muscles deviennent ce qu'on nomme « corps charnu » ou « ventre musculaire ». Les muscles du tigre, bien que situés derrière, ont aussi leur ventre musculaire. Mais je peux te dire, ma Lily, pour en avoir tant observés, palpés, et travaillés dans mon métier, qu'il n'y a pas plus coriaces que les ventres de cette espèce.

Après leur naissance, les muscles franchissent une articulation. Faire le trajet d'un os à l'autre de notre squelette, c'est leur habitude. Ils naissent d'un côté d'une articulation et finissent de l'autre. Les articulations maintiennent nos os assemblés par les deux bouts; les cartilages, les ligaments, les enveloppes fibreuses de nos articulations réunissent et protègent. Nos muscles, eux, sont chargés de l'animation. Imagine des élastiques qui seraient chauds et épais, vivants, contractiles, et capables de faire bouger tous les os de notre squelette. Le plus léger mouvement de ton petit orteil, c'est un muscle qui le commande. Ton petit orteil, justement, ne peut bouger ? Alors, c'est un muscle qui l'en empêche. En effet, nos muscles ne font pas qu'animer, il leur arrive d'entraver. Cela leur arrive, hélas, très souvent. Au lieu d'être élastiques, ils se font durs comme des freins de métal. Un frein au petit orteil, ce n'est pas trop grave ? Les orteils, c'est le domaine du tigre qui est habitué à bouger tout d'une pièce. Entravé dans ses possibilités physiologiques l'orteil peut entraver à son tour les mouvements naturels de la jambe, ou la hanche, ou même la nuque.

Ce n'est tout de même pas une paralysie ?

Page 29: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 32 -

Un muscle raide ce n'est tout de même pas aussi grave qu'un nerf paralysé ? C'est en tout cas infiniment plus courant, et même si banal que les gens n'y prêtent pas attention. Mais tu as raison Lily, avoir des muscles raides, c'est grave, mais jamais désespéré. Incapables de se contracter, incapables de se décontracter nos muscles peuvent sembler morts, et pourtant non. Si tu leur laisses la plus petite chance, ils la prennent. Ils sont capables de se mettre à frémir et bouger et revivre. Ils ont ce don, et pour la vie.

Nous cherchons toujours des causes cachées à ce qui ne va pas, et nous imaginons le pire. La plupart de mes patients s'inquiètent de leurs nerfs, le sciatique, surtout, qui est le plus connu. Ils s'inquiètent de leurs os. Ils s'inventent des malformations de leurs os. Les gens s'inquiètent de ce qu'ils ne voient pas. Ils ne songent pas à regarder le modelé de leur corps qui est en évidence, à fleur de peau, et qui montre à l'oeil nu les causes de leurs douleurs.

Notre corps n'est pas fait que de muscles, mais nos muscles sont seuls responsables de notre forme. A l'exception des malformations de naissance, des fractures ou des amputations, notre squelette n'est pas responsable des déviations dont on l'accuse. Il en est la victime.

Je veux te citer ces mots que je viens de recevoir de Judith, une de mes premières élèves au Canada. « J'ai passé deux jours à V... dans un congrès intitulé Low Back Pain (Douleurs lombaires, ou du bas du dos). C'était fascinant mais frustrant car ces congressistes ne voyaient pas du tout les muscles du corps; ils ne voyaient jamais les compensations. Ils ne voulaient voir que les clichés radiologiques et les mesures prises par leurs machines. Ainsi, ils commençaient par montrer leurs patients qui se tenaient devant eux, la colonne en forme -de double point d'interrogation, et disaient : "Nous ne savons pas pourquoi ces gens souffrent de douleurs dorsales."

Page 30: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 33 -

En guise de conclusion ils déclarèrent : "Les douleurs dorsales sont normales car 80 % de la population en a, ou en aura un jour..." Je me demande si ces spécialistes diront que le Sida est normal quand il y aura assez de gens pour l'avoir ... »

Naturellement, il ne faut pas croire que le congrès de V... soit unique en son genre. Cela pourrait se passer à Paris ou dans n'importe quelle autre ville du monde. Beaucoup de gens souffrent de cette cécité particulière qui empêche de voir ce qui est visible à l'oeil nu.

Page 31: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 34 -

3

La proie du tigre

Revenons au tigre. Tu pourrais croire qu'il est notre seul muscle dans le corps. Bien sûr que non, mais je dirais qu'il est le seul musclé. Les autres ? Ils se tiennent sur le devant, en vue, mais sans véritable pouvoir et sans autorité. Tout ce qu'ils savent faire, c'est réagir au grand félin qui se tient par derrière. Se plier à ses mouvements, le servir en tout point.

L'abdomen, le devant des cuisses, le devant du cou s'exposent, mais le tigre, qui a pour lui la force, s'impose, et voici comment. Supérieurs en nombre

Les muscles du tigre ont l'avantage du nombre. Regarde le schéma d'une nuque, par exemple. Celle-ci est dessinée en coupe.

Il faut imaginer un cou-hélas-tranché net à la base au niveau de la septième et dernière vertèbre cervicale. Le territoire du tigre est tout naturellement délimité par une aponévrose dite cervicale profonde; c'est une forte membrane qui enveloppe les différents muscles. A l'intérieur de cette membrane, d'autres paquets, quatre couches en ordre précis, et symétriques par rapport à l'axe des vertèbres. A ce niveau, les muscles sont au nombre de onze. Cela fait onze multiplié par deux puisqu'ils vont par paire le long de la colonne, à droite et à gauche.

Page 32: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 35 -

Page 33: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 36 -

Et je ne compte que les principaux... Mais laissons les tatillonnages et regardons ce qui saute aux yeux. En nombre, en densité, en volume les masses postérieures l'emportent sur l'avant. Et très nettement. Par contre en avant, les muscles capables de s'opposer au tigre sont au nombre... de deux.

On ne peut compter les petits muscles de la déglutition comme des partenaires valables puisque leur seule fonction est de faire passer la salive ou les aliments de la bouche à l'estomac.

Voici donc notre nuque bien recouverte et protégée par ses vingt-deux muscles puissants prompts à réagir, à se contracter. Et pourtant, la plupart des gens sont inquiets et persuadés d'avoir un vice de forme, là, par-derrière.

Il y a deux endroits à problème sur notre colonne vertébrale, la nuque et les « reins », c'est-à-dire la région lombaire. C'est là que les gens ont mal. Et pourtant ces deux endroits sont de véritables forteresses de muscles. Pour la nuque, on vient de le voir. Voilà pour la région lombaire.

Dix muscles en arrière, mais devant, seulement les abdominaux. Nos muscles les plus forts naissent directement sur les vertèbres de

la nuque et des reins. Ceux qui naissent sur la nuque descendent dans le dos jusqu'à la taille. Ceux qui naissent aux reins remontent dans la nuque jusque vers le crâne.

Sur leur trajet ils se croisent, s'unissent et se renforcent. Dans tout notre corps, il n'y a pas de zone plus musclée que ces

deux-là, la nuque et les reins. Alors pourquoi les douleurs cervicales et lombaires, précisément ? Pour avoir la réponse, il faut regarder. Le creux des reins, le creux de la nuque... Il faut regarder les creux. Sans oublier leur complément, les bosses. Regarde et demande-toi ce que tu viens de voir. Pas ce que tu t'attendais à voir ou ce que tu voulais voir, mais ce que tu as vraiment vu.

Page 34: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 37 -

Voici la courbe des reins d'un homme qui vivait au temps de la Renaissance, en Italie. Voici une nuque de la même époque.

Cet homme fut regardé par Léonard de Vinci, et dessiné par lui... « Ma propre représentation du corps humain, écrivait-il dans ses

carnets, sera aussi claire que si un homme se tenait debout devant vous. Ceci pour la simple raison que si vous souhaitez connaître à fond - et anatomiquement - toutes les parties de son individu il vous faudra l'examiner sous tous les angles : du dessus, du dessous et de chaque côté; tourner autour de lui et chercher l'attache originelle de chacun de ses membres... » Il a si passionnément observé que ses dessins, ses découvertes anatomiques furent en avance sur son temps de deux cents ans. Il a si bien regardé que son modèle se tient devant nos yeux, immobile sur le papier, avec les apparences de la vie. « Je voudrais faire des miracles... », écrivait-il. Il les a faits. Il nous donne à voir ce que la plupart du temps nous ne savons pas regarder par nous-mêmes. Il nous fait don de sa capacité de voir. La main d'un génie n'est sans doute pas tellement différente d'une autre main. Ce n'est pas la main qui fait la différence, mais le regard, le cerveau, les doigts entraînés à fonctionner ensemble. Léonard entraînait son regard comme l'on travaille ses muscles et inventait nombre d'exercices pour affiner sa vision du monde. « Misérables mortels, ouvrez les yeux », écrivait-il. Il les ouvrait mieux et plus vite que quiconque et dessinait sans que rien ne vienne s'interposer entre son oeil et le papier. Aucun préjugé. Mieux implantés

Je veux encore te parler de ce qu'il y a sous la peau, sur les os. Les tendons du tigre sont plus épais, plus trapus que ceux des muscles du devant, abdominaux et autres.

Page 35: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 38 -

Page 36: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 39 -

Sur le bord du crâne, par exemple, au départ de la nuque, ils forment un tissu fibreux spécialement résistant.

Les muscles du tigre sont plus griffus. Contrairement à ceux de l'avant, ils possèdent souvent doubles et triples tendons. Sur plusieurs articulations

Comme je l'ai dit, chaque muscle s'implante sur un os et finit sur un autre. A la jonction des deux os, il y a une articulation, que le muscle franchit. Les muscles du tigre sont « polyarticulaires ». Pour 97 % d'entre eux ce n'est pas une articulation qu'ils franchissent et gouvernent, mais au moins deux. Complicités internes

Ils n'auraient pas besoin de complices pour assurer leur domination, et pourtant les muscles du tigre en ont plusieurs. Cachés à la racine de nos membres, ce sont des muscles assez trapus que l'on appelle « rotateurs internes ». Ils sont censés faire tourner « en dedans » les épaules et les cuisses. Voici l'allure qu'ils nous donnent lorsqu'ils sont en action.

Le dos des mains en avant, les épaules enroulées, les cuisses en dedans et, comme conséquence, les genoux en train de loucher. Anatomiquement, ces muscles ne font pas partie du puissant groupe tigre, ils n'ont pas le même territoire, ils sont frontaliers. Mais pour l'action, ils s'entendent comme larrons en foire. La consigne passe de l'un à l'autre à la vitesse du fluide électrique. Si les mères de famille attristées, agacées par leur adolescent au dos rond, aux épaules en avant, pouvaient se douter du scénario, elles cesseraient d'ordonner : « Redresse-toi, redresse-toi donc ! » Elles trouveraient d'autres mots, plus justes...

Page 37: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 40 -

Page 38: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 41 -

Quel scénario ? A l'injonction de se redresser on tire les épaules en arrière et dans le même temps on les soulève et on creuse le dos. C'est automatique, c'est fatal. Mais soulever les épaules n'est pas redresser et creuser non plus. Creuser le dos ne fait que tasser un peu plus de chaque côté de la colonne des muscles déjà contracturés. Il faut comprendre que la bosse que l'on voit quand le dos est rond n'est que la conséquence et la jonction des creux.

C'est parce qu'on a la nuque et les reins creusés en arcs concaves que le dos fléchit par le milieu en arc convexe. Il ne s'affaisse pas, il est compressé et prisonnier entre ses deux voisins. Il est prisonnier, comme eux, des muscles trop courts. Comment tenir debout, sinon ? Imagine le profil... totalement arqué en arrière, le nez au ciel. Ainsi pour réunir les creux, une bosse doit se former. Mais plus voyante que les creux dont elle est la cause, on ne voit qu'elle.

Les épaules en avant, « affaissées » dit-on, sont en réalité bridées par leurs muscles rotateurs internes qui retiennent le haut du bras dans cette position, ne lui en permettant pas d'autre. Les pectoraux, par exemple, qui sont des muscles rotateurs internes, sont parfois raides et durs comme des câbles à la naissance du bras. Tirer les épaules en arrière oblige un instant ces muscles à s'allonger. Mais pas longtemps, car s'ils s'allongent le dos se raccourcit comme tu viens de le voir. Et l'on ne peut tenir cette position longtemps. Le tigre fait semblant de s'étirer pour se contracter plus fort l'instant d'après.

Le tigre a encore un complice, le diaphragme. Le célèbre muscle de la respiration, si bénéfique... Mais qui est capable de s'entendre avec le tigre pour se bloquer, au point de nous déformer jusqu'au bas du corps, jusqu'à l'extrémité des orteils.

Page 39: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 42 -

Page 40: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 43 -

Et les muscles du devant ?

Mous devant

Ils se tiennent donc en façade, en posture d'accusés. On les trouve mous. A la manière dont on les traite, ils n'ont aucune chance de ne pas être mous, et même flasques, cotonneux. Inférieurs en nombre

Les muscles de l'avant du corps sont nettement inférieurs en nombre. De l'autre côté, à la nuque, aux reins, mais aussi aux cuisses, aux jambes, sur tout l'arrière, c'est le triomphe du nombre. Moins implantés

Les muscles de l'avant sont moins « griffus », leurs tendons sont moins nombreux, moins épais, moins résistants. Isolés

Si l'union fait la force, les muscles du devant n'ont pas d'union entre eux, et par conséquent ils n'ont pas la force. Ils ne sont pas organisés pour une action commune et cohérente. Leur implantation s'y prête mal. Anatomiquement, ils s'orientent dans tous les sens : deux en long, un en travers, d'autres en oblique. Chacun pour soi.

De plus, ils n'ont pas de lien musculaire direct entre eux. Les abdominaux ne sont pas directement rattachés aux muscles du devant des cuisses. Les deux malheureux muscles du devant du cou n'ont pas de relation avec leurs voisins du dessous, ceux de la poitrine. Les « intercostaux » qui s'insèrent sur les côtes à droite, par exemple, n'ont pas de relation avec leurs voisins de gauche.

Page 41: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 44 -

En avant, les muscles « grands droits » de par leur trajet, parallèle à la colonne, sont seuls à pouvoir prétendre au rôle d'antagonistes de la formidable masse organisée des muscles de la colonne.

Page 42: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 45 -

Les lignes sont constamment brisées. Les espaces vides sont remplis avec du tissu membraneux. On dirait que la nature, après avoir formé d'un seul jet la colonne et toute sa musculature, a eu quelques hésitations et nous a dessiné l'avant du corps en pointillé.

Les muscles du tigre intimement liés et orientés dans le même sens sont tous solidaires et capables de se contracter comme un seul grand muscle d'une extrémité à l'autre du corps. Mais nos muscles de l'avant, à cause de leur position isolée, se contractent isolément. Ceux de la poitrine ignorent ceux du devant des cuisses. Il est très rare que les uns et les autres se viennent en aide spontanément.

Le tigre ? Il est toujours prêt à se contracter, lui. Se contracter, c'est la moindre des choses pour un tissu contractile par nature. L'ennui avec le tigre, c'est qu'au moment où il se contracte, il empêche les autres muscles d'agir. C'est un simple mécanisme musculaire qui serait sans conséquence si le rapport des forces était égal. Mais inhibés par leur partenaire trop puissant, les muscles de l'avant renoncent. Autrement dit, ils ne peuvent jamais travailler. Ou s'ils le font, c'est péniblement, au prix d'efforts qui sont hors de proportion avec le résultat obtenu. Pour « se faire des abdos », par exemple, on pédale en l'air, on pédale sur deux roues, on cisaille, on se coince les orteils sous une armoire, on sue, on grimace, on grince des dents, et sais-tu à qui tout cela profite ? Au tigre. Cela le renforce. C'est-à-dire que cela ne profite à personne, car le tigre étant déjà sur-développé par rapport à ses antagonistes, le déséquilibre s'aggrave. Tous ces exercices, et bien d'autres, c'est à la force du tigre qu'on les fait. Certes, on parvient tout de même à faire se contracter le ventre. Mais dans une si faible mesure par rapport aux fortes contractions du dos...

Page 43: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 46 -

4

Les origines

Et pourquoi sommes-nous organisés ainsi, et pourquoi ne le savons-nous pas, et quand nous le savons pourquoi avons-nous tant de mal à l'admettre ? Après tout, ce n'est pas si extraordinaire d'avoir le dos puissant, plus que le ventre. On voit bien que la nature fait grand cas du dos. La plupart des espèces à plumes, à poils ou à écailles ont la face dorsale chargée d'ornements et de couleurs. Un chat ou une coccinelle portent sur le dos toutes les bigarrures dont le ventre est dépourvu. Même sobre, la couleur du dos est plus intense, et le ventre, s'il vient à se montrer, semble terne, fragile, et nu. Les animaux n'aiment d'ailleurs pas exhiber leur ventre, et le font seulement dans des situations de détresse ou de soumission. Ils gardent pour eux l'intimité vulnérable de leur ventre.

Pour nous, qui sommes sur deux pattes, et qui avons maintenant notre face dorsale derrière nous, c'est au contraire ce que nous montrons le plus volontiers, notre face ventrale, devenue face antérieure. Mais les choses n'ont pas changé pour autant. Nous n'avons pas de motifs brillants sur la peau du dos, mais sous la peau nous avons la force. Elle n'a pas changé de place quand nous avons changé de position. Notre statut de bipède n'a rien changé à la distribution de nos muscles. Dans les détails, bien sûr, mais rien dans les grandes lignes.

Page 44: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 47 -

Nous avons toujours ce témoin de la nuit des temps accroché au dos. Avec lui nous avons survécu aux glaciations, aux fractures des continents, aux désertifications. Avec lui, nous nous sommes arrachés aux eaux primitives, et ensuite à la boue, aux reptations. Nous avons trimé pour nous élever sur nos deux pieds. Nous avons réussi.

Et maintenant, que faire de cette tare restée accrochée par-derrière ? La nier. C'est ce que nous faisons. Éperdument. Avec autant d'énergie que l'on mettait jadis à nier l'hypothèse de notre origine animale.

Le passé nous tire en arrière, et, le dos pétrifié, fossilisé, on dirait que nous craignons encore de basculer de son côté. Il est difficile d'être des parvenus et nous avons du mal à accepter le fabuleux héritage. Les ancêtres qui nous l'ont légué - des reptiles d'une autre ère - sont pourtant présents dans notre mémoire musculaire. Et aussi, d'une manière plus confuse, dans nos cervelles. Pourquoi tous ces monstres de science-fiction, ces monstres de cinéma que nous ranimons, sinon pour exorciser la mémoire.

Les écailles sont devenues carapace, poils, peau nue; les nageoires sont devenues des pattes, étroites ou larges, hautes ou courtes, palmées ou non, selon les nécessités du terrain. Des queues, des cornes : les excroissances les plus folles sont apparues, ont disparu. Le crâne, les mâchoires, les dents, tout s'est transformé. Les poumons sont apparus, et les mamelles des mammifères. Mais, au milieu de toutes les métamorphoses, la colonne vertébrale persiste. La nature, si inventive par ailleurs, produit une fois pour toutes son chef-d'oeuvre et le retouche à peine. Ainsi nous avons aujourd'hui - de dos - un air de famille qui ne trompe pas. Nous avons beau essayer de changer la réalité en son contraire, et plutôt que d'accepter la robustesse ancestrale, nous figurer que nous sommes faibles, maintenant, de ce côté-là, nous l'avons tout de même sur le dos.

La preuve ? Nous ne pouvons nous empêcher de mouvoir notre colonne comme si nous étions encore à l'ère des reptations.

Page 45: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 48 -

Page 46: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 49 -

Discrètement, il est vrai, mais sûrement. Notre musculature dorsale a certaines parentés avec celle des serpents, ceux qui existent de nos jours. Ces courbes successives qu'ils font avec leur corps, nous les faisons aussi. Un serpent commence par incliner la tête, et tout le reste suit. Sa colonne vertébrale fait aussitôt trois ou quatre courbes successives de la tête à la queue. Au creux de chacune des courbes, les muscles du serpent se contractent. Ainsi la colonne d'un serpent en mouvement n'est qu'une succession rapide de contractions qui s'effacent et se reforment aussitôt.

Les reptiles, qui sont des athlètes dans leur catégorie, ne possèdent que la musculature qu'ils ont sur le dos. Ni pieds ni pattes, et rien sur le ventre. Leur musculature dorsale s'attache sur leurs vertèbres et leurs côtes, et leur musculature ventrale n'existe pas. Seulement des écailles ventrales, pour s'appuyer. Leur force, et leur vitesse diabolique, et leur immobilité, et leur mystérieuse agilité leur viennent du dos. De lui seul.

En quoi cela nous concerne-t-il ? Ils peuvent nous aider à mieux comprendre certains mécanismes de nos mouvements, car ils nous offrent comme une parodie de ce que nous faisons avec nos muscles. Nous avons, certes, une musculature ventrale - antérieure -, mais selon un programme originel qui n'est pas prêt de s'effacer c'est notre musculature dorsale qui fait tout le gros du travail. Si nous inclinons la tête, le mouvement se répercute jusqu'au bas de notre colonne, et après elle, jusqu'à l'extrémité de nos orteils. On croit seulement incliner la tête du côté droit, par exemple. Mais en inclinant, on contracte (et raccourcit) la nuque à droite, et le dos à gauche, et les reins à droite, et la jambe à gauche. Plus on a les muscles raides, et plus ces compensations sont évidentes. Si les contractions musculaires persistent dans le creux de nos courbures, elles finissent par former un S, comme scoliose, par exemple.

Page 47: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 50 -

La contraction, pour un serpent, c'est la vie. Un serpent flasque est un serpent mort. Nous ne sommes pas des serpents malgré les troublantes similitudes dans l'organisation musculaire, et nous ne risquons pas de perdre la vie en perdant notre rigidité. Mais « on ne sait jamais ... », semblent dire en nous je ne sais quelles vieilles peurs.

Page 48: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 51 -

5

Ruses de tigre

A défaut de pouvoir accepter nos reptiles, essayons d'y voir plus clair, en compagnie - bien obligée - de notre fameux tigre à sang chaud.

Voyons ses ruses, par exemple, simples et efficaces. Ne jamais se montrer entièrement

La première, c'est de ne pas se montrer entièrement. Pour le voir tel qu'il est, mieux vaut un regard souple, non spécialisé, pas figé sur un détail utile du quotidien ou de la profession. L'endroit ne doit jamais faire oublier l'envers, une bosse ne doit pas être séparée de son creux.

Le tigre, qui est sinueux, et dont les creux sont encore plus éloquents que les bosses, figure dans tous les manuels d'anatomie. Mais en pièces détachées. Dans les volumes les plus détaillés, il faut d'ailleurs changer de tome pour observer dans les mille premières pages de l'un, le tronc, et dans les sept cents pages de l'autre, les jambes. Il a été dépiauté, dépecé, décortiqué, fouillé au scalpel dans ses moindres fibres. Ses muscles, ses tendons, ses cartilages et ses nerfs y sont tous passés. On a tout mesuré, tout classé, tout nommé. On a tout décrit, tout dessiné avec un soin maniaque. Tout est là... Et pourtant il manque quelque chose. La vie, voilà ce qu'il manque évidemment aux dessins des livres anatomiques.

Page 49: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 52 -

Un corps vivant et un corps mort, c'est forcément très différent. Quand il était vivant, tous les éléments anatomiques de la force étaient situés d'un même côté, maintenant qu'il est mort, ils y sont toujours. Mais voilà, la vie n'y est plus. La vie, quand elle y était, s'emparait des courbes du corps. A l'arrière, elle creusait la nuque, arquait les reins. Selon les gestes, selon les passions, la vie lui travaillait la musculature. Il suffisait d'un rien pour que les creux se creusent... Mais un corps mort ne se défend plus, ne se tourmente plus. Toutes les courbures s'effacent. Il est à plat sur la table. Plat comme la table elle-même. Ses masses musculaires sont là, mais sans plus de signification. Le tigre s'est échappé, ne laissant aux anatomistes que sa dépouille. Pas vu, pas pris

Les gens découvraient parfois leurs propres vertèbres ou leur crâne dépouillés de muscles, jusqu'à l'os. Noir sur blanc. Radiographiés. Le tigre? On ne le voit pas sur une radiographie. Pas vu, pas pris. Il ne laisse que ses empreintes sur les os, les articulations tordues, déplacées, les vertèbres déviées, arquées en « lordoses », « hyperlordoses », « cyphoses » « scolioses ». Et les cartilages usés, et les extrémités osseuses déformées, comme grignotées par un mystérieux prédateur. Mais la musculature étant invisible sur une radio, on voit seulement les conséquences, et pas la cause. Souvent on ne voit rien. « Inclinaison normale, configuration normale... » Tout est normal, et pourtant on a si mal. Est-ce dans la tête ? Peut-être. En dernier recours, on le suggère.

Le tigre se voit à l'oeil nu. Dans le modelé du corps qu'il oblige à se replier sur' lui-même. Chacune des concavités où il se tasse indique une souffrance. Virtuelle, peut-être, mais certaine.

Page 50: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 53 -

Je viens de recevoir C... Une très longue et mince silhouette. Elle souffre beaucoup, peut à peine se tenir debout, s'assoit avec peine, ne peut rester en position couchée. Un paquet de radios sous le bras, elle m'annonce que l'on vient aussi de sonder sa colonne au scanner, jusqu'à la moelle des os... Mais: « Rien... Ils n'ont rien trouvé », dit-elle. Elle hésite, relève la tête, me regarde fixement: « On m'a donné l'adresse d'un psychanalyste... »

J'avais annoncé que je ne montrerais pas de photos de mes patients. Je montrerai tout de même le « tigre » de C... Sur le divan d'un psychanalyste, son tigre aurait sans doute l'occasion de se reposer, s'allonger un moment. A moins qu'il ne soit tellement remué par la mémoire, qu'il ne se mette en boule, violemment. Les muscles de notre corps sont raidis sur des colères et des peurs qui n'ont même pas eu le temps de parvenir jusqu'à notre conscience. Elles se plantent dans nos épaules ou nos reins et restent là, à nous bloquer les muscles. Le tigre en reçoit une grande part. Cela n'a rien d'étonnant, il a toujours abondance de tout ce tigre. Davantage de muscles, de force, de volume, et aussi davantage de capacité à retenir comme un filtre nos émotions passées.

Les muscles serrés à bloc sont en attente. Prêts ! Mais le choc s'est produit déjà. Il n'en reste que la marque, et le corps arc-bouté contre un danger qui n'est plus à venir, car il est déjà venu. Les nouvelles machines ou le tigre espiègle

Les causes d'un mal, si elles sont cachées, nous semblent d'autant plus crédibles. Bien sûr il ne faut pas prendre le risque de « passer à côté d'une saloperie » comme on dit, et qui serait nichée dans la moelle, sur une racine nerveuse, ou ailleurs, dans un endroit inaccessible à l'oeil nu.

Mais je constate que le tigre, tout primitif qu'il soit, se joue parfois de la technologie.

Page 51: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 54 -

Page 52: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 55 -

L'IRM par exemple, ou « résonance magnétique nucléaire », une précieuse merveille, le rêve de Léonard de Vinci lui-même, qui permet de voir à la fois l'écorce et le centre du cerveau, et les reins, et le coeur, et tous nos organes, de biais, de profil, dans n'importe quel plan de l'espace. Et naturellement les os, mais aussi leurs tendons, leurs ligaments, leurs muscles.

Ainsi, le tigre ne peut s'échapper, le voici pris sur le vif, en couleurs, en situation. Le voici capturé sur écran. J'ai failli voir la Grèce un été, de cette manière. A bord d'un autocar pour touristes, à vive allure, à l'abri derrière des vitres fumées, évitant les villes et les villages, une télévision montrait des vues de la région que nous étions en train de traverser. Et tous les visages étaient rivés à l'écran, et personne ne voulait descendre à cause de la chaleur. Pourquoi pas ? Un tigre sur écran, c'est mieux que pas de tigre du tout.

J'ai vu reproduite dans une revue une image étonnante de ce que peut faire l'IRM. Un homme debout, vivant, et transparent. Tout l'intérieur de son corps, du cerveau aux os des orteils, était visible. Son foie, son coeur, sa prostate, sa colonne vertébrale, ses muscles étaient visibles. A côté de l'image de cet homme ainsi dépiauté, il y avait sa photo, où il apparaissait normalement revêtu de sa peau nue. De face. Mais le tigre n'est jamais sur le côté face, il est sur l'autre, le côté pile. Et alors, pourquoi en faire une histoire ? Il est normal que l'on veuille montrer au public les méninges, les rotules d'un homme plutôt que son dos, et son tigre, dont personne n'a entendu parler. Si je mentionne ces photos, Lily, c'est que le tigre s'y manifeste tout de même. A sa manière, insolente et taquine. Le sujet devait se placer en position anatomique. Mais, on nous l'explique, il ne le pouvait pas. Pourquoi? On ne le dit pas. Et pour cause... Pour cause de tigre, ma Lily. Pour prendre la position anatomique, il faut que le tigre d'un homme soit assez long.

Page 53: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 56 -

Page 54: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 57 -

On explique qu'il avait fallu des heures entières de pose, plus de quatre heures, et des crampes dans tous les muscles, pour obtenir que le bras et l'avant-bras du modèle se présentent la face antérieure tournée vers l'avant. Il avait même fallu un raccord pour que le pouce puisse également figurer sur l'image...

Voici Alex, en position anatomique. Pour obtenir que le bras, l'avant-bras, le poignet et la main ouverte se placent le long du corps, il faut que le haut du tigre, les muscles trapèzes ainsi que les muscles inter-scapulaires (entre les omoplates) soient assez longs. Il faut aussi que les muscles rotateurs internes des épaules, les complices du tigre, soient assez longs. Si les uns et les autres sont courts et raides, c'est avec mille peines, en effet, que l'on essaie de prendre la position anatomique, mais sans y parvenir. Tout ce que l'on fait dans les efforts pour tourner les membres, c'est rejeter le buste en arrière, pousser le ventre en avant, en un mot, raccourcir le tigre. Et c'est exactement ce que fait le sujet sur cette photo historique qui dévoile au public ce que jamais auparavant on n'avait dévoilé. Son vieux tigre qu'il a sur le dos se joue de nous, les spectateurs.

Creux et bosses

Le tigre est agile en transformations, et plus particulièrement en transformation des creux en bosses. Nous en sommes à regarder le creux de l'une de ses courbes, et le creux est déjà ailleurs, plus haut. Nous surveillons une bosse, elle nous file sous le nez, plus bas.

Le tigre s'aplatit d'un côté pour mieux se mettre en boule de l'autre; il fait semblant de s'allonger pour mieux se raccourcir. Les plus raides d'entre nous fonctionnent ainsi. Tout le monde sait que si l'on a la région lombaire trop cambrée, on a « mal aux reins ». On s'efforce donc de réduire l'ensellure, c'est-à-dire la courbure des reins, chez les gens qui souffrent.

Page 55: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 58 -

Page 56: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 59 -

On masse, on fait plier les jambes sur la poitrine, on re-masse, on s'efforce d'aplatir les reins. Et la courbure s'efface en effet, mais pour se reporter ailleurs. Dans la nuque, par exemple, qui se creuse et se tasse. Ainsi, on n'a plus mal aux reins, mais on a mal à la nuque.

Voici, saisi par le photographe, le tigre de Michel en train de jouer ses tours favoris.

Il commence par se raccourcir en deux points : derrière les genoux qui sont en position fléchie, et aux reins. Je demande à Michel de s'efforcer d'allonger sa nuque. Il n'est pas très heureux, mais il y parvient tout de même... Au détriment de ses reins qui se creusent.

En réaction, ses côtes sont projetées en avant et sa respiration se bloque.

Michel a maintenant les genoux sur la poitrine. Ses reins se sont donc aplatis, c'est-à-dire allongés. Mais sa nuque !

Il ne peut faire autrement que renverser la tête en arrière et, dans l'angle que tu vois entre son crâne et son épaule, ses vertèbres sont tenues en arc concave par ses muscles tassés.

Michel les jambes allongées, son tigre bon gré, mal gré, doit s'allonger derrière ses genoux. Mais si Michel parvient au prix d'un immense effort à allonger simultanément sa nuque et ses reins, il soulève automatiquement ses genoux, et raccourcit ses jambes.

Page 57: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 60 -

Nous avons trois endroits dans le corps où le tigre aime à se ramasser sur lui-même. Quand ce n'est pas dans l'un des creux, c'est dans l'autre qu'il se tasse, et parfois c'est dans les trois à la fois. Il déteste qu'on l'oblige à s'allonger simultanément dans ses trois creux : la nuque, les reins, l'arrière des genoux. Il triche. Il rameute ses complices, les muscles qui font tourner en dedans les membres, et qui se contractent à sa place, attirant bras et jambes en dedans le temps qu'il faut...

Si on a la nuque, les reins, les genoux simultanément allongés, et si les bras et les jambes sont empêchés de tourner en dedans, le tigre essaie encore, désespérément, de se contracter. Il ne lui reste que les extrémités des membres, les muscles des doigts et les orteils se tordent dans tous les sens.

J'ai observé ce scénario des centaines de fois avec mes patients. Et pas une seule fois il n'en a été autrement. Le tigre s'allonge de mauvaise grâce. Peu lui importe que s'il s'allonge nous soyons plus élégants dans nos formes, plus sains... Le tigre, c'est rapide comme un réflexe et ça ne réfléchit pas.

Page 58: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 61 -

6

Pièges à tigre

Le tigre se déguise, se cache, et le jeu tourne mal pour lui, il se fait piéger. Nous le piégeons sans malignité, et même sans malice, car s'il est piégé, nous le sommes aussi. La forme

Vouloir se mettre en forme, c'est bien. Mais en forme de quoi ? Pincé par-derrière, gondolé par-devant, notre corps n'en mène pas large avec cette manie que nous avons de vouloir le mettre en forme sans songer une seconde qu'il en a déjà une, la sienne, et qui mérite notre respect. « L'exercice, si ça ne fait pas de bien, ça ne fait pas de mal », dit-on. Comme si les activités physiques ne pouvaient qu'être sans importance, dénuées de sens et de conséquences. Nous serions autrement plus alarmés si les mêmes activités avaient la réputation d'amoindrir l'intellect. Et pourtant... Je ne dis pas que les exercices rendent idiots, mais ils ne font souvent que séparer le corps de sa tête. Nos capacités d'observation doivent s'endormir pendant certains exer-cices car si elles étaient en éveil nous comprendrions aussitôt ce que nous sommes en train de faire, nous saurions que nous sommes en train de nous déformer, et par conséquent de nous faire mal. Nous ne pourrions pas continuer.

Ceux qui s'obstineraient le feraient volontairement et sciemment.

Page 59: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 62 -

Ils sauraient que le but avoué n'est pas le but recherché. Ils continueraient à trottiner en baskets sur le chemin de la mortification sachant parfaitement ce qu'ils sont en train de faire. Ils pourraient s'administrer en toute conscience, comme jadis les âmes dévotes à leur animal de corps, le cilice et le fouet. Ils sauraient qu'ils sont en train d'expier pour leur tigre, par exemple. Tourmentés par une mémoire antédiluvienne qui les oblige à se démener, ils sauraient qu'ils sont en train de chasser leur propre tigre et de le piéger sans merci.

J'ai décidé de te montrer, Lily, quelques-uns de ces pièges à tigre que l'on appelle des « exercices ». Tu verras comment faire d'une petite déformation une plus grande, t'enfoncer la tête dans le corps, te bloquer les mâchoires. C'est de l'exercice courant pour le ventre, la fesse, le jarret, le coeur, la poitrine. Tous les morceaux se valent. On n'a qu'à choisir. Je ne les ai pas inventés. Je les ai copiés et je n'ai eu aucune peine à les trouver. Ils ne sont pas nouveaux. Ils ont déjà fait transpirer des générations. Eux sont increvables. Ils ont changé de nom, changé de présentation, changé de musique d'accompagnement. C'est tout. La musique n'a d'ailleurs pas vraiment changé. Elle est toujours destinée à chauffer les oreilles et entraîner les jambes là où elles n'iraient jamais de leur plein gré. La plupart de ces exercices ont une origine militaire. Et nous n'avons pas fini d'en épuiser les vieux stocks. Certains sont dérivés du souci de récupérer le matériel humain et de remettre sur leurs jambes, le temps d'un combat, ceux qui avaient encore des jambes. Ils peuvent peut-être nous adapter à nos handicaps et nous rendre aptes au service. Pour un temps. Mais pourquoi s'acharner à vouloir nos raideurs performantes comme si nous étions des estropiés ? S'il n'y avait pas d'autre choix, je le comprendrais. Mais il y a un autre choix, celui de marcher sur deux jambes saines au lieu de prendre des béquilles. J'appelle béquilles un dressage des muscles qui ne fait que raidir le corps en ne lui permettant qu'un nombre réduit de gestes.

Page 60: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 63 -

Performants peut-être, mais limités à un seul usage, professionnel par exemple, ou sportif, ou social. Juste de quoi se sentir, le sac de gym à la main, plus conforme.

On ne peut s'empêcher de croire un moment à la forme promise, on en a tellement besoin, et quand on ne peut plus, on s'accuse d'être paresseux, de n'être pas doué, de ne pas savoir faire, de ne pas faire assez. On s'accuse, mais jamais on n'aurait l'audace de penser que quelque chose déraille dans la conception même de ces exercices familiers.

Certains de ces exercices sont carrément dangereux, et pourtant ils n'ont rien d'acrobatique, tu ne risques pas de te fracturer une cheville. Ces dernières années, les « doux » sont même apparus. On peut désormais choisir de se déformer mollement. Mais durs ou doux, la violence faite à nos structures naturelles est strictement la même... La beauté

La forme du corps est forcément altérée quand le piège se referme sur la musculature. Mais la forme c'est quoi ? La forme saine n'est autre que la forme qui est belle. J'ai affirmé cela depuis des années, et je continue. Et depuis, j'ai entendu bien des opinions contradictoires sur la beauté. J'ai fini par comprendre que nous ne parlions pas de la même chose, mes interlocuteurs et moi, et que la beauté se confondait presque toujours avec ce qu'elle n'est pas. L'inflation des formes, par exemple. Un corps de deux mètres de haut, aux longues jambes passe immédiatement pour beau. Jadis on aimait l'ampleur des bourrelets, la mode était à l'exagération des formes dans le sens de la largeur. L'inflation est désormais dans le sens de la longueur. La longueur des jambes importe bien davantage que leur forme. Si les genoux sont cagneux et si les tibias n'ont que la peau sur l'os, on s'en aperçoit à peine. Pourvu qu'il y en ait une grande surface.

Page 61: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 64 -

A mesure que le temps passe, on dirait que nous n'en finissons plus de nous convaincre que nous avons dépouillé nos peaux de reptiles et que nous sommes désormais loin, le plus loin possible de la terre. Et les corps qui en sont le plus éloignés par la hauteur de leurs jambes seraient forcément les plus beaux. Les fabricants de jeans gaspillent journellement des tonnes de tissu, que les acheteurs sont obligés de couper, et ensuite de jeter à la poubelle. Je ne connais pas beaucoup de gens capables de remplir d'office les jambes de leur pantalon neuf; il en traîne toujours des longueurs derrière eux tandis qu'ils clopinent vers le miroir essayant de boutonner leur braguette avec le sentiment humiliant qu'ils ne sont pas conformes, désespérément pas à la hauteur.

La bizarrerie du costume, le détail agressif fait passer pour beau ce qui n'est que spectaculaire.

La jeunesse est synonyme de beauté. Et pourtant... La plus authentiquement belle de mes patientes vient de fêter ses quatre-vingt ans. Et c'est un plaisir de la regarder marcher, la tête haute, les épaules droites sur son corps menu, ses jambes, ses pieds et ses orteils trouvant leur chemin avec assurance, droit devant eux.

Le sexe est confondu avec la beauté. Mais un corps que l'on dit « sexy » est bien souvent un corps contrarié, blessé. C'est peut-être cela que l'on aime, au fond. On aime cette blessure secrète que l'on devine. Les gens les plus insensibles sont capables d'en ressentir la magie. Ils ont besoin que le corps qu'ils désirent ait quelque chose à se faire pardonner, un léger strabisme, des omoplates en ailes d'ange, un cou penché. Ainsi prennent-ils eux-mêmes de l'assurance, et peut-être se sentent-ils confusément dominer, en position de force. Marilyn, la plus sexy, la plus émouvante, aux emblèmes si connus, ses chairs fondantes, ses bretelles de soutien-gorge glissantes, et les formes mouvantes de ses seins, avait-elle une musculature ?

Page 62: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 65 -

La question semble incongrue. Et pourtant, dans les volutes de ses formes elle montrait aussi son dos trop arqué pour être heureux, ses jambes, ses pieds, ses gros orteils déformés. Au diable les gros orteils de Marilyn ! Me dira-t-on. Un détail sans intérêt pour une créature de rêve. Mais ce détail sans intérêt pour nous était pour elle une expression involontaire, et qui ne nous était pas destinée, de sa vie réelle. C'était une expression de son angoisse, comme ses incessants maux de gorge, ses ongles rongés, ses paumes moites. Sauf que là, l'angoisse se voyait à des millions d'exemplaires en chacun de ses portraits. Elle porte, disait Truman Capote, les stigmates de la mentalité d'orpheline, « ... ne se fiant à personne, ou si peu, elle trime comme une paysanne pour plaire à tous ; elle veut faire de chacun de nous son cher protecteur' ». Elle trimait à s'en couper le souffle. Lit-téralement. Les « stigmates » en sont visibles dans les contractions de ses muscles, mais on ne les voit pas. Ou si on les voit, c'est de façon fugace, comme subliminale, juste assez pour que nous, son public, soyons soudain flattés, excités.

Fascinés par les volumes « qui luttent pour plus d'espace dans l'infini de son décolleté », nous n'avons pas l'idée de nous attarder sur son dos qui lutte lui aussi, mais pour tenir de moins en moins d'espace pour permettre au volume de ses seins de s'épanouir en avant, les emblèmes de la star se déployant - pour nous plaire - au détriment du reste de son corps.

Marilyn se faisait, paraît-il, beaucoup de reproches; elle se jugeait trop petite, et sa voix trop fluette. Elle se faisait les reproches que se font en permanence beaucoup de gens qui exigent de leur corps qu'il se plie au modèle qu'ils ont en tête. Ou plus précisément au modèle que d'autres ont en tête pour eux.

1. Truman Capote, Les chiens aboient, Gallimard, 1977, p. 188.

Page 63: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 66 -

Depuis le temps de leurs premières couchesculottes, jusqu'à celui de leur dernière paire de jeans, ils n'en finissent plus d'essayer de deviner l'image que l'on attend d'eux et de trimer pour essayer de s'y conformer. Pour obtenir l'approbation de l'être aimé. Pour l'amour. Oui, pour la chaleur, pour l'indispensable sécurité de l'amour. Pour l'insécurité, en fait. Car même sans le harcelant besoin de contenter des millions de protecteurs potentiels, comment se conformer au flou, au changeant d'un désir que l'on finit par croire sien, mais qui est toujours celui de quelqu'un d'autre, et jamais celui que l'on a vrai-ment, au fond de soi. Au fond de son corps. C'est de cela qu'il s'agit. Nous avons tous au corps une soif, un profond désir de bien-être. Ce désir ne vient pas de l'extérieur, il n'a rien à voir avec celui que peuvent avoir pour nous nos parents, nos amants, la société, la mode ; il est ce que nous avons de plus profond, de plus personnel et secret. Nous ne sommes pas nous-même, comme on dit, si nous ne pouvons jamais le satisfaire, si nous ne pouvons même pas avoir accès consciemment à ce besoin qui est le nôtre.

La faim, le sexe sont connus pour être les besoins de base de notre organisme. Aucun manuel ne nous apprend qu'il y en a un autre indispensable à maintenir la vie. Et pourtant si. Nous avons le besoin que notre forme corporelle soit respectée dans toute sa beauté native. Si elle ne l'est pas, notre organisme n'est pas détruit, ce n'est pas la mort, mais c'est la vie qui se réduit. Nous avons besoin d'avoir le corps d'aplomb, mais ce qui nous trompe, c'est qu'il est capable de marcher sans être d'aplomb, d'endurer mille torsions et de s'y adapter, mille contorsions, pliures, entorses à sa forme, sans que nous y prenions seulement garde. Et pourtant la loi est la loi. Nos articulations s'ajustent au millimètre près, et tous nos muscles naissent et finissent en des points précis de nos os. Cet agencement rigoureux de nos os et de nos muscles fait que nous avons une forme précise, et cette forme précise, qui n'a rien à voir avec le look, détermine tous nos mouvements.

Page 64: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 67 -

Cela veut dire que nous ne pouvons pas faire n'importe quoi avec nos bras, nos jambes, notre dos ou notre cou.

La beauté en chacun de nous, c'est notre forme naturelle quand elle n'est pas tourmentée, tordue, pincée par les rétractions de nos muscles. Le tigre en place, à sa juste place. Distribuant sa force où il le faut, quand il le faut. Alors nos muscles peuvent se mouvoir tous, et selon leurs pleines capacités. Notre influx nerveux circule mieux à travers le corps tout entier. Nous sommes, tout simplement, en bonne santé.

La forme qui est saine et la forme qui est belle ne sont qu'une seule et même forme corporelle. Au cours de mes années de travail, j'ai reçu maintes objections sur ce qu'on m'a reproché être une « normalisation ». Je dirai qu'il est important d'être normal par rapport à soi-même, et qu'il ne faut pas être modeste. La nature nous a tous fait virtuellement parfait dans nos formes. Je sais bien ce qui dérange, c'est le « tous ». Si nous sommes tous beaux, disent certains, alors, personne n'est beau. Peut-être n'est-il pas facile d'admettre que nous sommes tous semblables par nos structures, comme les feuilles d'un platane, les fruits d'un pommier, comme des cristaux de neige aux six branches, immuables et fragiles. Bien des gens sont attachés à leur déformation, une épaule penchée, le dos cambré, comme à des détails qui font toute leur différence et leur charme. Mais la nature en décide autrement. Bonne fille, elle tolère un moment et s'accommode des torsions, et puis cela finit mal. Le soi-disant charme se change en blocages, douleurs. Il ne faut pas lui en vouloir, elle est programmée pour la beauté. Au départ, elle ' ne nous laisse aucun choix, elle décide que nous sommes bien faits, et rien jusqu'ici ne l'a fait changer d'avis. Autant vouloir, par exemple, bouleverser notre transit intestinal, décréter que le haut est désormais à la place du bas, et vouloir faire cheminer nos aliments à l'envers dans le corps.

Page 65: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 68 -

La nature nous veut beaux de forme, pas selon nos lubies du moment, mais selon ses lois à elle. Elle ne se lasse pas de créer des myriades d'êtres humains qui sont beaux, virtuellement parfaits. Et tous identiques. Je veux dire identiques pour l'essentiel de leurs structures. Les cinq doigts d'une main ont beau être différents selon que la peau est blanche ou noire, sous la peau les structures de la main sont strictement les mêmes.

Les parents ont beau se déformer les muscles, avoir des idées tordues sur la forme, ils donnent naissance à des êtres tout neufs, qui viennent au monde sans souliers pointus, sans corsets, les yeux bien ouverts, la bouche pas pincée, des enfants qui sont en puissance des adultes parfaits. Les déformations héréditaires sont beaucoup moins fréquentes qu'on ne le croit. En réalité, les habitudes familiales, et surtout le mimétisme, déforment les corps beaucoup plus souvent que la fatalité de l'hérédité.

Nous sommes soupçonneux à l'extrême envers la nature, toujours persuadés qu'il est de notre devoir de la surveiller et de la corriger. Nous avons tort. A chaque minute du jour et de la nuit, avec chaque bébé nouveau, la beauté renaît sur la planète.

Et sais-tu le plus étonnant, Lily? Notre corps semble garder à jamais la mémoire de sa forme idéale. Une mystérieuse et merveilleuse propriété de notre matière vivante. Aussi tordus que nous soyons par la suite, aussi déformés que nous soyons, nos muscles sont toujours malléables. Pour la beauté. C'est-à-dire que pendant toute la vie ils restent capables de se libérer de leurs déformations, et de s'approcher de leur forme parfaite.

En chacun de mes patients, je commence par discerner sa forme parfaite, en pointillé. Même cachée sous un amas de tortillons musculaires, elle est là, émouvante, docile à se montrer, à s'épanouir.

Page 66: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 69 -

Petit mémento de la forme

De face.

Si l'on se tient debout, les deux pieds réunis, et les bras pendants : La clavicule droite et la gauche sont au même niveau, l'une par

rapport à l'autre. Les pointes des mamelons sont au même niveau. Les deux crêtes iliaques, c'est-à-dire la partie supérieure de l'os du

bassin que l'on devine aux hanches, sont au même niveau. Sur les côtés, les contours, depuis les aisselles jusqu'aux crêtes

iliaques, sont rectilignes et identiques. Les jambes réunies se touchent en quatre points, et seulement en

ces quatre points : en haut des cuisses, aux genoux, en haut des mollets, aux chevilles.

Les malléoles, c'est-à-dire les chevilles, sont d'aplomb par rapport à l'axe vertical. Mais celle qui est en dedans (côté interne) est plus haute que celle qui est en dehors.

Les pieds se touchent depuis le talon jusqu'au bout du gros orteil. Ils sont plus larges en avant qu'en arrière. Leurs deux bords sont rectilignes.

On ne voit que leurs voûtes internes, visibles malgré les pieds réunis. De profil.

C'est la pointe du mamelon qui se trouve le plus en avant. Deux lignes partent de cette pointe. L'une oblique en haut vers la base du cou et le haut du sternum. L'autre est rectiligne et se dirige en bas vers le pubis.

Le bras laisse voir le contour du corps. En arrière de lui, on aperçoit un tiers de l'épaisseur du tronc.

Les omoplates ne sont pas décollées et leur contour épouse celui du dos.

Page 67: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 70 -

Page 68: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 71 -

Au pied, aucune voûte n'est visible sur le bord externe, rectiligne.

Je te propose de regarder image par image comment nous nous y prenons pour nous entraver nous-même. Comment, croyant bien faire, nous commençons par piéger notre tigre et nous empêtrer les membres et l'échine. La respiration

Quoi de plus couramment pratiqué, de plus banal que les exercices respiratoires ? L'oxygène, indispensable à la vie, il faut s'en remplir les poumons, il faut s'en gonfler à bloc, on n'en a jamais assez. C'est du moins ce que tu crois, n'est-ce pas Lily ?

Page 69: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 72 -

Je te répondrai que les choses ne se passent pas ainsi. Il ne suffit pas de se gonfler le thorax, comme on remplirait un sac, pour avoir sa dose d'oxygène. En fait, c'est tout le contraire. On s'empêche de respirer à fond. On se déforme, et de plus, on se fait mal au dos. Le diaphragme est solidaire du tigre, ils sont fibres dans fibres, pour ainsi dire. C'est un muscle large et puissant, de forme plate, se posant comme un couvercle sur nos viscères contenus dans l'abdomen, il sépare le haut et le bas. En haut le cerveau, le coeur et les poumons, en bas l'estomac, les intestins, le sexe. Au milieu la barrière du diaphragme. Mais s'il sépare dans un sens, dans l'autre il réunit. Il fait la jonction entre l'avant et l'arrière de notre corps.

Page 70: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 73 -

On n'a pas l'habitude de le considérer sous cet angle-là, on oublie qu'il s'attache sur les mêmes vertèbres que le tigre, lui en avant et le tigre par derrière1.

Nos vertèbres sont ainsi prises entre deux forces et soumises aux deux. Le diaphragme s'attache aussi sur tout le pourtour des côtes, par l'intérieur. Ainsi, par son intermédiaire, nos côtes et nos vertèbres sont arrimées ensemble; elles bougent ensemble; si les côtes sont projetées en avant, la colonne aussi.

Au moment précis où l'on inspire en s'efforçant d'« ouvrir » les

côtes en avant, on rejette le buste en arrière. C'est automatique. Pour faire mieux encore (ou pire) on lève les bras en l'air dans l'espoir, illusoire, d'augmenter la capacité respiratoire.

Voici Alex en train de faire des exercices de respiration. Bras levés, il inspire, pour être en forme. Et se déforme. Le contour de son thorax devient globuleux à gauche et plus encore à droite. J'aime beaucoup Alex, et je regrette de devoir lui demander moi-même de se déformer ! C'est un excellent nageur, il est né au bord de la Méditerranée, l'eau est son élément familier. Et l'on peut se rendre compte que ce n'est pas faute de muscles qu'il se déforme.

Voici les réactions de son tigre, il se contracte en bloc, mais surtout à la région lombaire et entre les épaules. A la nuque, il se contracte davantage sur le côté gauche, obligeant la tête à s'incliner et l'épaule à remonter vers l'oreille.

Sur ce mouvement d'inspiration, il ne peut faire autrement que se pencher en arrière en creusant ses reins, et en poussant son ventre, pourtant bien musclé, en avant.

Ainsi Alex, en contractant son diaphragme pour inspirer, contracte inévitablement ses muscles spinaux, et les raccourcit.

1. Le diaphragme s'insère par ses piliers sur les corps des deuxième, troisième et souvent quatrième vertèbres lombaires. Il s'insère également sur les disques

intercalés entre chacune de ces vertèbres. De plus il s'insère sur l'arcade du psoas qui s'étend de l'apophyse transverse de la première lombaire à celle de la deuxième lombaire.

Page 71: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 74 -

Page 72: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 75 -

Pour s'augmenter dans le sens de la largeur, il se diminue dans le sens de la longueur. Il se tasse, déforme son thorax et déforme son diaphragme - lui Ôtant de son efficacité -au moment où celui-ci fait un mouvement de grande amplitude. Il ne faut pas considérer notre diaphragme comme un vulgaire parapluie qu'il suffirait d'ouvrir en grand pour que nous soyons parés contre l'asphyxie. La respiration n'en sera ni plus ample ni plus facile. Le diaphragme augmente sa surface pendant une inspiration forcée, et le volume de la cage thoracique augmente, et après ? Après il faut expirer. Et là tout se complique. Dans le mécanisme de la respiration, l'inspiration a priorité absolue. Tu as la tête sous l'eau et tu ne peux en sortir, tu sais qu'inspirer va être fatal pour toi. Tu ne peux t'empêcher. Tu inspires quand même.

Pour l'expiration, c'est différent. La respiration bloquée, c'est toujours sur l'inspiration qu'elle se bloque. Paradoxalement « expirer » veut aussi dire « mourir », en français. Mais je constate que dans tous les pays que je connais, les humains ont une réelle difficulté, une vraie répugnance à « expirer ».

Quand le tigre détient toutes nos forces musculaires, ou presque, quand les muscles des côtes et du ventre en sont inhibés, l'expiration est presque nulle. Les gens ont toujours l'impression de manquer d'air, en fait ils en sont pleins, gavés. Ils ont les poumons pleins de l'air qu'ils n'arrivent pas à expulser. On voit des hommes au thorax vaste comme une barrique, mais si rigide que leur souffle n'éteindrait pas la flamme d'une bougie.

Dès que le mot « respiration » est lâché, tu vois la plupart des gens jeter leur tête en arrière, pincer les narines, et se lancer aussitôt dans une inspiration, aussi bruyante qu'inefficace. Jamais dans une expiration. Mais autant s'acharner à vouloir remplir une bouteille déjà pleine à ras bord. En fait, pour respirer à son aise, il faudrait ne rien vouloir du tout, et surtout ne pas vouloir s'exercer. La respiration est la plus naturelle de nos fonctions. Elle n'a pas besoin de notre zèle.

Si nous respirons mal, c'est que notre diaphragme est entravé, et s'il est entravé c'est que notre dos est entravé, et notre cou et nos pieds. Il ne faut pas croire qu'en tirant maladroitement dessus, c'est-à-dire en le déformant davantage, notre diaphragme sera plus à son aise pour remplir ses fonctions.

Page 73: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 76 -

Pour bien respirer il faut commencer par libérer le cou et la nuque, il faut libérer le dos, il faut libérer les pieds. Il faut amener le corps au plus près de sa forme parfaite.

Alex piégé par le cou.

Nous avons le cou lié au diaphragme, ce n'est pas une façon de parler, c'est une réalité concrète, ils sont reliés par un nerf vital. Notre diaphragme, ou du moins son ébauche, s'est formé sur l'emplacement de notre cou quand nous étions à l'état d'embryon. Il a migré vers le bas par la suite, entraînant ses vaisseaux et ses nerfs avec lui. De cet avatar de notre forme primitive, il nous reste au cou l'emplacement surprenant d'un nerf, le « nerf phrénique ». Ce nerf prend naissance à la quatrième de nos vertèbres cervicales et descend dans le thorax où il innerve le diaphragme. C'est un nerf moteur. S'il est gêné à sa sortie par les contractions de la nuque on a beau tirer sur le diaphragme, celui-ci n'est pas vraiment libre de ses mouvements.

De plus, la forme du thorax est influencée par le haut, par les mouvements de la tête. Ils font aller notre thorax d'un côté ou de l'autre. Ils le font bomber ou se creuser à volonté. Cela vient de notre côté serpent dont j'ai déjà parlé. Si la nuque est crispée, creusée ou penchée d'un côté, le thorax ne peut avoir sa forme idéale, et s'il n'a pas sa forme il n'a pas non plus sa fonction idéale. Pour Alex, sa nuque plus crispée à gauche est directement responsable du côté droit plus globuleux de son thorax. A l'intérieur son diaphragme en subit le contrecoup et se déforme aussi. Libérer sa nuque sera pour Alex le meilleur des mouvements de respiration.

Alex piégé par les bras.

Tu lèves les bras et tu crois ne bouger que les bras. Mais non, encore une fois c'est le tigre qui gouverne ce mouvement. Sa loi est précise. Si on écarte le bras du corps, jusqu'à 90' sur le côté (un angle droit), le tigre se tient tranquille. Dès que l'on dépasse les 90°, il commence à se raccourcir. Plus on lève le bras, plus il se raccourcit. A la nuque pour certaines personnes, aux reins pour d'autres, le raccourcissement est inévitable pour tous. Nous croyons naïvement que parce que nous avons le bras plus haut que la tête nous nous allongeons, mais nous nous rapetissons au contraire.

Page 74: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 77 -

Alex qui lève ses deux bras est en train de se raccourcir la nuque et surtout les reins. Se pencher, pourquoi?

On se penche en avant, on se re-penche, on se tiraille le dos, on s'acharne, on veut à tout prix toucher le bout de ses pieds, toucher par terre. Pour s'assouplir, me dit-on... Voire. Alex piégé par le cou.

Eh oui, encore le cou. Il se tasse pour un rien. Alex est en train de se pencher. Il s'enfonce consciencieusement la tête dans le corps et n'a plus d'épaules. La beauté de la forme n'y résiste pas. La santé non plus. Si un exercice au moment où on le fait nous déforme et nous enlaidit, cet exercice est inutile, il fait du mal.

Page 75: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 78 -

Page 76: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 79 -

Alex piégé par les jambes.

Les jambes d'Alex sont en train de se raccourcir. Tu ne me crois pas ? Regarde de près, il est en train de perdre un ou deux centimètres dans les jambes. Les articulations de ses genoux et de ses hanches ne sont plus à l'aplomb de ses pieds, mais nettement en arrière. Elles reculent par rapport à l'axe vertical. Et alors ? Ses jambes sont bien droites ? Eh non, regarde les genoux.

Les adducteurs, les puissants complices du tigre, sont en train de se contracter et de faire dévier en dedans les articulations des hanches et des genoux. Leur traction est si forte que même s'il le voulait, dans cette position Alex ne pourrait redresser ses genoux. Alex piégé par les pieds.

Alex a tout le poids de son corps sur les talons. Il repose à peine sur ses orteils qui tous se rétractent comme s'ils voulaient disparaître pour essayer de donner quelques-uns de leurs précieux centimètres au dos pour qu'il s'allonge. Sous la traction des muscles du tigre un « oignon », qui n'existait pas, se forme à chacun des gros orteils.

L'oignon ou hallux valgus est une déformation caractéristique du tigre. Elle vient de la tension excessive des muscles de l'arrière. Très souvent son origine est dans la tension du diaphragme. Je sais que cela peut te paraître étrange, mais si le souffle est bloqué, le gros orteil est très souvent de travers, bloqué en hallux valgus.

Je ne dis pas que nous respirons avec nos pieds, mais ils trahissent quelquefois par leur forme une souffrance diaphragmatique. Cette déformation est d'ailleurs si courante que nombre de ceux qui se proposent comme des modèles de santé l'exhibent sans malice. La plupart des gens croient normal d'avoir les pieds bossus. Bien entendu ce ne l'est pas, on ne naît pas avec le gros orteil de travers ; il le devient quand le tigre se rétracte, et que l'on retient son souffle à longueur d'année. Il le devient quand on subit une intervention chirurgicale à l'abdomen et que les muscles antérieurs sont inhibés, ou quand on reçoit un traumatisme violent sur la colonne. Ce n'est pas une excroissance folle d'un os du pied. L'os se déforme effectivement, mais après des années et des années de contrainte.

Page 77: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 80 -

Venue du diaphragme la tension se propage lentement à la musculature des reins, puis à celle de l'arrière des cuisses et des jambes, puis à celle des pieds et des doigts de pied. Elle met parfois plus de vingt ans à atteindre les extrémités. Quand elle en arrive là, la première phalange du gros orteil n'a pas d'autre choix que de se mettre de travers, en dehors, par rapport à l'axe du pied. Sa déformation est comme une signature tortillée à la fin d'un long paragraphe de compensations. La griffe du tigre, quand il est captif

Emmanuel piégé par le bas du dos.

Jambes écartées, Emmanuel touche le sol... et se piège le bas du dos. La Nature n'a pas prévu que nous devions nous écarteler les membres.

Page 78: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 81 -

Page 79: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 82 -

A peine les écarter d'ailleurs. Naturellement nous le faisons tout le temps, mais au prix de compensations inévitables. Dès que l'on écarte les cuisses de plus de 45' par rapport à l'axe du corps, on raccourcit le tigre. Une « cuvette » se creuse au bas du dos d'Emmanuel là où le tigre est en train de se raccourcir, et les muscles de ses reins se rétractent aussi.

Cette cuvette est dangereuse. Nombre de sciatiques et douleurs lombaires n'ont pas d'autre origine. Elle se forme inévitablement au-delà des 45' d'abduction (écartement sur le côté) des cuisses. Elle se creuse à mesure que l'on écarte davantage, et risque de s'installer quand on s'acharne à gymnastiquer. Les muscles s'y tassent et les articulations des vertèbres s'enfoncent.

La tête d'Emmanuel est déportée vers la droite et tout son corps dévie de ce côté, cet exercice ne faisant que renforcer une raideur existante et visible lorsqu'il lève les bras. Emmanuel piégé par les pieds.

Pour quelques centimètres de mieux dans le dos, les pieds d'Emmanuel se prennent dans un double piège. Leur extrémité se place en dehors et leur voûte s'aplatit. Le pied se couche sur sa voûte interne qui s'écrase. Non pas par une subite faiblesse, mais par une forte traction venue du dos et transmise aux muscles de la jambe et du dessous du pied.

Page 80: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 83 -

Emmanuel semble avoir les pieds plats. Il ne les a pas, mais cet exercice lui fabrique des pieds plats.

Beaucoup de gens croient être victimes de cette déformation pathologique, que l'on dit héréditaire, et qu'on appelle « pieds plats »; ils se trompent. Cette déformation pathologique existe, mais elle est beaucoup plus rare qu'on ne croit. Si les pieds s'aplatissent, c'est parce qu'ils sont soumis aux tractions de muscles trop courts et raides. Ces tractions viennent toujours du haut. Pour en trouver l'origine il faut regarder la forme des genoux, des hanches, du dos, des épaules, du cou. Pour éviter d'être tiraillé par un tigre trop court dans le dos par exemple, et de souffrir, on met inconsciemment une hanche de travers, le genou en dedans, avec le pied pointé en dehors, et couché sur sa voûte. Ce sont les articulations du bas qui paient pour celles du haut. Elles s'écrasent littéralement pour donner au dos son confort relatif et précaire. Michel piégé par le cou et par les épaules.

Je ne résiste pas à l'envie de te montrer cette image, ainsi que la suivante, sous un angle inhabituel. Vue à l'endroit, c'est une image familière et tu pourrais aussitôt la classer mentalement au catalogue « bon pour la forme ». Vue à l'envers, les signes connus s'effacent, le message habituel est brouillé et l'esprit un moment désorienté se met à percevoir une autre image, débarrassée des stéréotypes familiers.

Difficile de gymnastiquer sans les grands classiques. Voici Michel et les « abdos ». Tu peux voir en effet le relief des muscles en train de travailler sur son ventre. Mais sa nuque paie l'addition, elle se tasse pour compenser l'allongement du tigre à la taille. Il y a encore autre chose. Un tout petit détail, mais qui fait toute la différence. Les mécanismes musculaires du tigre sont d'une grande précision, comme j'ai dit.

Page 81: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 84 -

Page 82: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 85 -

Les jambes de Michel ne sont pas vraiment à angle droit. Quelle importance ? Son tigre profite des quelques degrés de l'angle ouvert pour se tasser dans le haut du dos, entre les omoplates. Comment je le sais ? Par le relief de ses premières côtes qui ressortent au-dessous des clavicules. Toujours le même principe : relief en avant, enfoncement en arrière. Pour faire s'allonger le tigre entre les omoplates, il faudrait que les jambes de Michel soient à angle droit.

Michel parvient à amener ses jambes à angle droit. En urgence son tigre, empêché de se raccourcir entre les omoplates, se tasse au cou et derrière les épaules, qu'il soulève. On voit ses trapèzes se contracter. Pour s'en rendre compte, il faut examiner l'angle formé par le cou et l'arrière de l'épaule. Par contre, ses premières côtes s'aplatissent, c'est-à-dire qu'obligé par la position des jambes à angle droit, le tigre s'allonge entre les omoplates.

Au bas du dos son sacrum se soulève du sol, ce qui indique que le bas de son dos ne parvient pas à s'allonger. Les abdominaux travaillent évidemment, leur relief est maintenant très accentué. Mais au détriment de la musculature du cou, des épaules et du bas du dos. C'est trop cher payé.

J'ajoute que Michel est solide. Ses muscles abdominaux sont costauds, et pourtant pas assez costauds devant son tigre. Pour que sa musculature soit équilibrée, et réellement en pleine forme, ce ne sont pas les abdominaux qu'il faut « fortifier », mais le tigre qu'il faut convaincre de lâcher prise. Ainsi, les abdominaux libérés de leur inhibition travailleront autant, et aussi facilement qu'ils le voudront. Soushi piégée par le milieu du dos.

Soushi. Elle a un grand charme, comme une enfant, avec ses yeux clairs, et sa peau qui prend si bien la lumière. Elle aussi fait des « abdos ».

Page 83: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 86 -

Et d'ailleurs, elle fait tout ce qu'elle veut, des abdos, des ciseaux, le pont, le grand écart... Mais dans son corps solaire il y a pourtant une part d'ombre qui ne s'éclaire jamais. Une raideur secrète, discrète. Tu ne me facilites pas la tâche, ma Lily, en me proposant comme modèle ton amie Soushi. Mais au fond, tant mieux. Si tu es capable de voir chez elle la ténacité du piège où son tigre est empêtré, tu auras tout compris. Les subtilités des pièges n'auront plus de secret pour toi.

Il sait tout faire le tigre de Soushi. Il est bien dressé. Il peut tout faire, sauf se débarrasser du piège qui le tient par le milieu de l'échine. Captif, il a beau se débattre, rien n'y fait. Pas grand le piège, accroché sur quelques vertèbres seulement. On voit la raideur obligée de cette zone, mais sans la regarder, tant le reste du corps a de gracieux mouvements. Mais aucun des gracieux mouvements ne peut défaire le piège, ni même le déranger. Cela fait mal ? bien sûr que cela fait mal.

Page 84: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 87 -

Page 85: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 88 -

Page 86: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 89 -

Alors, le secret ? Il est derrière, naturellement. Regarde attentivement cette ombre creusée à la taille à

l'emplacement de la colonne. Et regarde le relief de chaque côté de cette ombre. C'est le relief des muscles contracturés. Un côté, à gauche sur l'image plus contracturé, est plus en relief. On aura beau gymnastiquer, cette ombre ne peut s'effacer. Elle peut s'étendre, mais pas s'effacer.

Dans n'importe quelle position, la plus acrobatique surtout la plus acrobatique - les muscles de cette zone sont bloqués. L'exercice fini, ils seront encore plus raides et plus courts. Jamais plus souples, ni plus longs. Cette zone est à cheval sur les dernières vertèbres dorsales et les lombaires.

« Tant mieux, dira-t-on, sa colonne sera maintenue ! » Une idée fixe que la colonne a besoin d'être maintenue sinon les vertèbres « sautent ». Jadis les femmes se croyaient informes si leur corps n'était pas enfermé depuis le dessous des bras jusqu'aux cuisses dans un corset. Le corset a fini par tomber, mais on dirait qu'il nous est resté dans l'esprit, enfermant nos facultés d'observation. Par exemple, on dit qu'il faut désormais bouger, être souple et sportif. Mais dans la même phrase et sans reprendre haleine on ajoute que le haut du dos, et aussi le bas, qui sont « relativement mobiles » sont par conséquent fragiles et menacés, et qu'il faut constamment les muscler.

Page 87: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 90 -

Page 88: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 91 -

Voici les raideurs « renforcées » de Soushi. Le tigre de Soushi a la particularité de compenser toujours de la

même manière. On peut prévoir ce qu'il va faire. Les exercices ont beau se multiplier, ses réactions sont fixes. A force d'être tiraillé dans tous les sens, il a fini par trouver l'endroit où il a la paix, où les contorsions qu'il subit ne peuvent l'atteindre. Mais cet endroit est maintenant un concentré de raideur, qui fait mal ...

Page 89: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 92 -

A partir de la huitième vertèbre dorsale, et dans toutes les positions, les contractures du tigre font dévier le haut de la colonne à gauche. Et cet exercice ne fait qu'aggraver cette déviation. Mais n'a-t-il pas le mérite d'allonger la région lombaire qui était contractée à droite ? Que non ! Observe mieux. Pour que cet exercice soit faisable, la hanche gauche et la fesse sont obligées de reculer, et le bassin obligé de se placer de biais. Ainsi, le tour est joué, le bloc reste soudé au niveau des vertèbres. Il ne faut pas croire que l'exercice soit mal fait. Il n'est pas faisable autrement.

Page 90: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 93 -

Les raideurs de Soushi ont encore un autre refuge, l'intérieur des cuisses qui lui fait tourner les genoux en dedans, mais surtout ses avant-bras. La curieuse forme de ses bras quand elle s'appuie au sol ne vient pas d'une trop grande souplesse ou d'une faiblesse, comme on pourrait le croire. Elle vient d'une raideur. C'est la raideur, prolongée, de ses muscles dans le haut du dos.

Page 91: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 94 -

L'exercice change. La réaction est la même. Le haut du dos dévie et la rigidité est intacte à la région lombaire.

Maintenant, je commence à me lasser, ma Lily, de devoir piéger le tigre de tes amis. Ce n'est pas ma vocation. N'en as-tu pas vu assez ? Si tu comprends les réactions du tigre dans une position, tu peux les comprendre toutes. Pièges ordinaires

Tu peux comprendre pourquoi il arrive que l'on se bloque le dos dans des gestes ordinaires. En se séchant les cheveux, par exemple. A cause des bras levés pour tenir le séchoir. Avec un tigre trop court, ce simple mouvement peut brusquement nouer les muscles du cou ou du dos et les bloquer.

Accrocher des rideaux, laver des vitres, peindre un plafond, tous les mouvements qui obligent à lever les bras peuvent bloquer un tigre trop court, puisqu'ils l'obligent à se raccourcir encore.

Dans la série des pièges quotidiens où l'on se prend les pieds, je veux encore te montrer celui-ci.

« Elles vont, elles sont assez grandes », s'écrient les malheureuses en se baissant pour enfoncer l'index sur la pointe - vide - de leur chaussure.

Page 92: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 95 -

Comme si la sensation du haut pouvait remplacer celle du bas, la sensation de la main nue remplacer celle du pied chaussé, et coincé. Voici dévoilé ce qui, inévitablement, se passe à l'intérieur et qu'on ne voit jamais. Les extrémités y sont bloquées et déformées. La circulation sanguine étant entravée, les orteils blêmissent sous l'effet de la compression, et bleuissent par endroits. Remuer leur est impossible. Marcher est impossible. Je veux parler de la marche naturelle, physiologique. On peut tout juste clopiner, vaciller, et marteler bruyamment le trottoir. Certes on arrive tout de même, au prix de torsions et de compensations, à mettre un pied devant l'autre. Mais alors chaque pas est un défi. Avec des pieds munis de postiches sous l'os du talon, il est impossible d'étendre complètement la jambe au moment où l'on pose le pied par terre. Le postiche s'interpose entre le talon anatomique et le sol, obligeant à plier le genou. Pris dans son étui pointu, le pied ne peut se dérouler en abordant le sol. En fait la marche comporte une succession de petits mouvements très précis de tout le corps, en particulier des articulations du pied et de la jambe. Si l'un d'eux fait défaut, notre morphologie et notre équilibre nerveux en sont altérés. Vers les douze premiers mois de notre vie nous les avons tous appris ces mouvements, sans avoir besoin d'y penser. Et puis nous les avons oubliés. A présent, nous ne savons plus comment nous faisons pour marcher. Nous ne savons même plus que nous ne marchons pas, que nous ne faisons que nous propulser lourdement sur des sortes de pilons.

Page 93: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 96 -

Pourquoi accepter aveuglément de saper nos bases ? Pour se grandir, me dit-on. Je comprends ce besoin d'être « à la hauteur » et de vouloir dominer de quelques centimètres. Ce n'est sans doute pas un hasard si les révolutionnaires de 1789 en proclamant « liberté, égalité, fraternité » avaient commencé par proscrire le port des talons. Une de mes élèves au Brésil me racontait que nombre de ses riches élèves voulaient bien commencer un travail corporel, mais refusaient obstinément d'ôter leurs escarpins, de peur sans doute d'être confondues avec les va-nu-pieds des trottoirs de Rio.

Et puis, les talons sont sexy... Voilà. Et les pieds pointus aussi, parait-il. Et tant pis s'ils témoignent d'étranges survivances préhistoriques, de pratiques dures transformées en pratiques douces. Des chercheurs ont sérieusement supposé que si les mammifères humains ne connaissaient pas de saisons pour leurs amours, c'est que les mâles munis de mains - préhensiles - avaient réussi à s'approprier les femelles en toutes périodes.

Hisser les femmes sur des talons fut une trouvaille de génie, une évolution des moeurs qui présentait un double avantage. Plus ou moins clouées sur place, elles étaient à disposition et, de plus, on leur laissait l'illusion de dominer de quelques centimètres. En Chine, jusqu'au dix-neuvième siècle, on usait de la manière forte. C'était carrément l'ablation du « scaphoïde », une pièce maîtresse des os du pied, qui était pratiquée sur les bébés-filles. Ensuite il n'y avait plus qu'à casser le pied en deux et le bander.

Domination sociale, domination érotique, expression de l'histoire des peuples et des civilisations, d'autres que moi en savent davantage sur l'histoire de la chaussure. Les pieds m'intéressent davantage. Une chose est certaine, vouloir se grandir avec des postiches sous le pied, c'est inévitablement se réduire. On ne triche pas avec le tigre. Les postiches ne font pas de cadeau.

Page 94: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 97 -

Page 95: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 98 -

Page 96: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 99 -

Si tu marches la plante des pieds dressée en l'air, ta jambe, tes reins, ta nuque se réduisent inévitablement. Je te conseille les expériences suivantes : promène-toi dans la rue et observe - de dos - la progression d'une paire de talons. D'abord, ils frappent toujours le sol de travers. Leur surface est trop étroite et trop peu stable pour qu'ils se posent d'aplomb. L'os du talon, le calcanéum, qui est emprisonné dans la chaussure quatre à dix centimètres plus haut est évidemment beaucoup plus large, et possède, en dedans et en dehors, deux solides « tubérosités », ou bosses, prévues pour recevoir le poids du corps. Mais à quoi bon les prévisions de la Nature, le calcanéum est réduit à une prothèse pointue. Tu notes que l'un des talons atterrit souvent plus en biais que l'autre. Les pieds partent de travers. L'un obstinément plus que l'autre. Observe les chevilles. Elles vacillent brièvement comme si elles ne savaient pas de quel côté se tordre. Elles hésitent, se rattrapent et tu entends un claquement sec car la plante de pied vient de s'abaisser en bloc. Pas question d'appuyer les orteils au sol, la plante de pied elle-même est devenue un moignon triangulaire.

Oui, tu peux avoir de la compassion pour celle qui parvient, malgré tout, à progresser si vaillamment sur le trottoir. Lève les yeux, les reins sont forcément creusés. Plus haut, la nuque est enfoncée dans les épaules. Une épaule, celle qui se trouve précisément du même côté que le talon le plus dévié, est souvent plus haute, comme accrochée à l'oreille. Rehaussé artificiellement par le bas, le corps en porte à faux se tasse pour essayer d'équilibrer ses « masses ». Les fesses sont en arrière, le ventre en avant, le dos en arrière, la tête en avant.

Descends encore ton regard vers les talons, essaie de deviner l'âge de cette vaillante. Les veines des pieds sont gonflées et souvent la chair enflée déborde légèrement sur l'empeigne de la chaussure. Voilà une paire de pieds et de jambes qui ont déjà beaucoup vécu, et souffert.

Page 97: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 100 -

Erreur, Lily ! Le visage n'a pas trente ans. S'il est souvent chiffonné c'est qu'il reflète sans le savoir l'insécurité et les tracas de sa base.

Observe encore depuis un balcon la progression des chaussures à talons, en bas dans la rue. Un pied se soulève, avance au bout de sa jambe fléchie. Du haut, tu vois la cuisse fléchie qui avance. C'est normal. L'instant d'après tout se gâte. La jambe ne peut se déplier, elle ne peut se poser au sol par son talon anatomique. Un intrus, le talon postiche, l'en empêche. S'il n'a que trois centimètres de haut, c'est encore trois centimètres de trop. Les muscles de l'arrière de la jambe restent donc contractés et, clac ! le pied se pose lourdement, en bloc.

Si l'on souffre du dos, le remède le plus simple, et qui sera toujours efficace, c'est de commencer à marcher avec les talons et les orteils que la nature nous a faits. Il est inutile de se bourrer de médicaments, de boitiller d'un spécialiste à l'autre, d'entreprendre toutes sortes de traitements coûteux si l'on doit continuer à se démolir à chaque pas.

Il faut absolument trouver des chaussures qui respectent le contour du pied et se contentent de le protéger. Au besoin il faut demander à un artisan de les faire. Et insister pour que les chaussures soient faites pour le confort de celui qui les porte et non pour le confort de celui qui les fabrique. Très souvent, ne sachant même pas à quoi ressemble un pied de forme saine ou n'imaginant pas qu'un pied pourvu d'oignon, d'orteils en marteau et autres déformations cataloguées puisse en guérir, on aggrave sans sourciller les déformations naissantes ou installées pour faire « tenir » la chaussure au pied. Par exemple, il est rare de trouver une paire de sandales dont la bride, suffisamment large, passe sur le gros orteil, à l'endroit où s'articule la première phalange avec le métatarsien.

Page 98: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 101 -

Toutes les brides, trop fines, passent en avant et en arrière de cette articulation, faisant dévier le gros orteil et saillir un oignon, dont la bosse sera évidemment très commode pour faire tenir la chaussure. Si par hasard la bride est assez large, la semelle est inévitablement pointue, ce qui revient au même.

Les chaussures que portaient les guerriers chinois de l'époque Qin Shi Huangdi respectaient la morphologie du pied.

Page 99: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 102 -

On ne se risquait jamais à entraver les pieds des guerriers. Pourquoi ne pas s'inspirer de telles formes pour nous chausser ?

« Je ne peux marcher sans mes talons ! », s'écrient certaines femmes lorsqu'elles viennent me voir pour la première fois. Certaines ajoutent : « Et d'ailleurs, mon médecin me l'a défendu. » Ces femmes vont toujours mieux quand elles commencent à comprendre que leur médecin souhaite seulement qu'elles souffrent moins. Si elles souffrent, c'est que leur musculature est tassée, trop courte par-derrière. Ces femmes n'ont pas leur taille réelle. Un postiche - un talon - les empêche effectivement de ressentir qu'elles sont devenues trop courtes. Le postiche empêche que leur dos, leur nuque ne soient tiraillés à chaque pas. Mais pour un temps seulement. Ce palliatif est sans avenir. Dans ces conditions, les muscles trop courts ne savent faire qu'une chose, se raccourcir davantage. Mieux vaut descendre doucement à même le sol, explorer calmement la sensation que l'on s'efforçait d'éviter, accepter de ressentir la région lombaire comme trop courte, et bien sûr ne pas s'en tenir là. Il faut ensuite commencer à l'allonger en respectant la loi du tigre. Comment ? J'y reviendrai longuement plus tard.

Dormir à plat ventre ? C'est un piège courant. Pendant de longues heures dans la nuit le tigre est ainsi coincé aux reins, et surtout au cou puisqu'il faut tout de même respirer, il est impossible de se tenir à plat ventre en enfonçant tout droit son visage dans le matelas ou l'oreiller. On tourne donc la tête de côté. Et bien sûr, toujours du même côté, le plus court, faisant ainsi dévier à longueur de nuit les mêmes vertèbres du cou, et du dos, puisque ce dernier se laisse toujours influencer par les positions de la nuque.

Page 100: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 103 -

Pièges extraordinaires

La danse.

J'aime beaucoup les spectacles de danse. Mais nous, les spectateurs, nous sommes tous des profiteurs sans vergogne. Nous ne savons pas le prix du cadeau que nous sommes en train de recevoir. Les danseurs, il est vrai, qui nous offrent le spectacle ne le savent pas toujours. Leur don est sans prix. On dit parfois que danser c'est entrer en religion, un sacerdoce. Il faut surtout une folle générosité pour travailler sans relâche à la métamorphose de son corps, au-delà des limites permises par la nature, pour le plaisir d'un public. Nous avons l'illusion parfaite d'apercevoir sur la scène un oiseau, un nuage, ou bien nous croyons contempler la solitude, la peur, le désir en personne. Des émotions connues, mais qui n'avaient pas de forme, sont en train de prendre corps sous nos yeux. Les bras des danseurs ne sont plus des bras, les jambes à peine des jambes, les torses sont renversés, les têtes et les épaules sont inversées et les corps semblent faits d'une autre matière que la matière humaine. Ils sont étirés au-delà du possible. La rigidité est dissoute, elle est vaincue. Et du même coup celle du spectateur aussi. Nous étions à l'étroit dans notre musculature et voici que les limites sont dilatées, brisées. Par la seule magie du regard. Les mouvements des danseurs, surtout s'ils sont rapides, nous donnent l'illusion optique de têtes et de membres multipliés et d'une immatérielle légèreté. Assis à notre place, nous en ressentons la jouissance comme s'il s'agissait de notre propre corps, et d'ailleurs notre organisme est en train de réagir, les battements cardiaques s'accélèrent, les muscles se tendent, les pieds s'agitent sous le fauteuil.

Et après ? Après la musique s'arrête, les projecteurs s'éteignent, le spectateur se lève et marche vers la sortie; s'il marche lentement, un peu maladroitement, ce n'est pas pire qu'en arrivant.

Page 101: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 104 -

Dans quelques instants il n'y aura plus trace dans son corps du plaisir reçu. Pour le danseur, c'est différent. Jour après jour, son corps ne peut oublier, il garde les traces - toutes les traces - du plaisir donné. Il faut enlever le maquillage, descendre et monter des escaliers, porter des sacs, et sa musculature endolorie lui rappelle qu'il est un bipède, un être de chair et pas une illusion, pas un symbole. A l'arrêt, on peut voir que s'il se tient si droit c'est que ses premières côtes sont saillantes, et que si elles le sont, ce n'est pas qu'il soit trop maigre mais que son dos souffre d'un enfoncement entre les omoplates. On voit ses pieds, ses hanches tournés. Il ne connaît généralement pas l'existence de son tigre, et sa loi. Mais il la subit, et parfois durement. Je sais, pour avoir soigné beaucoup de danseurs, leur endurance, leur immense courage. « Tout ce que je vous demande, c'est que cela ne se voie pas », me dit un jour une adorable vieille dame qui avait autrefois dansé dans une troupe célèbre et continuait avec passion d'enseigner. Comme tant d'autres, elle souffrait d'une arthrose de hanche invalidante et douloureuse et ses pieds déformés n'avaient plus forme humaine, mais une seule chose la préoccupait, il fallait que le spectacle demeure beau à voir... Je reconnais qu'il est injuste que les danseurs aient à souffrir pour notre bonheur. Et pourtant la loi du tigre n'admet aucune transgression. Or, comme tu le comprends maintenant, les mouvements de la danse obligent à continuellement transgresser les limites physiologiques de la musculature, à recommencer, et à s'acharner jusqu'à ce qu'ils soient parfaits pour le spectacle. C'est-à-dire meurtriers pour le corps.

C'est à regret que je te parle ici de cette réalité de la danse, et des danseurs pour lesquels j'aurai toujours de la tendresse. On me demande souvent : « Et la danse, croyez vous que ce soit bon pour ce que j'ai ? » Ce qu'il y a, c'est toujours la même chose, un tigre trop court et qui fait mal...

Page 102: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 105 -

Tout ce que je peux faire, c'est donner l'information concrète que je possède, montrer les réalités anatomiques. Si la réalité déplaît libre à chacun de préférer l'illusion... Le sport.

Voici des sportifs. Ils essaient de se dépasser, comme les danseurs. La grâce et le charme en moins. La solitude en plus.

Quand nous disons vouloir « être en forme », ce que nous voulons en réalité, c'est briser les limites de la forme. Tant pis si l'on se déforme. Et même tant mieux puisque pour beaucoup le but est seulement de faire éclater leur forme. A l'étroit dans leur corps, et n'en percevant qu'une image réduite, ils cherchent confusément une forme d'eux-mêmes multipliée, moins gênante aux entournures. S'habiller en sportif, survêtement, baskets, serre-tête, c'est déjà une première tentative. C'est un jeu, plein d'espoir et plein d'illusions, pour modifier l'image. La raquette au poing, les planches aux pieds, le vélo sous les fesses, c'est encore une manière de métamorphose.

Page 103: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 106 -

Essayant de déborder de leurs limites corporelles, ils parviennent ainsi, avec des accessoires faciles à trouver dans le commerce, à se prolonger les bras, les jambes, le torse.

Remuer un pied, prolongé par une pédale d'accélérateur, elle-même prolongée par une forme aérodynamique qui déborde largement les contours du corps, et filer à toute vitesse, comme leurs deux jambes ne pourraient jamais le faire, c'est le triomphe de la puissance, la fusion des limites. On aura beau imposer des limitations à la vitesse des voitures, comment freiner chez certains ce désir fou de dépassement, de débordement?

Tu es choquée que je rapproche ainsi le chauffard et le sportif ? Je reconnais que le second ne fait que nuire à lui-même, mais je soutiens qu'à leur insu les deux ont, chevillé au corps, ce besoin désespéré de briser leurs formes, de se dé-former, de s'éclater.

Page 104: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 107 -

Je pourrais encore mentionner cette trouvaille qui nous vient d'Amérique, la recherche de nos formes antérieures. Étendu dans la pénombre, on s'échappe des limites de son corps et l'on voyage dans le temps à la rencontre d'une foule de formes inconnues supposées avoir été les nôtres dans d'autres vies. Je ne suis pas qualifiée pour juger de la qualité spirituelle de cet exercice. Mais je constate qu'il parvient à calmer un moment l'obsession d'une autre forme. Et souvent, on retrouve, paraît-il, de grands rois et des reines, de grands empereurs, de grands généraux, voire de grands assassins, parmi ses formes antérieures. Surtout du grand...

Mais revenons à nos sportifs. Le lundi, il faut s'éveiller, on a rangé les accessoires, enlevé les accoutrements. Il faut endurer les courbatures et les muscles endoloris, la fatigue. Parfois on s'en vante, on pense que c'est l'indispensable prix à payer, parfois on finit par s'apercevoir que la rigidité de la forme, loin de se dissoudre, ne fait que se renforcer. Un examen médical vous apprend que l'arthrose menace, ou la scoliose... On croyait se faire du muscle, on se fait des noeuds dans les muscles. Essayer de courir en portant sur le dos son tigre trop court ne peut que tasser davantage. Derrière les genoux, à la nuque, aux reins, partout où il souffre déjà d'être trop court. Faire du vélo oblige à écarter les cuisses et par conséquent enfonce la zone lombaire déjà très susceptible de s'enfoncer à ce niveau-là. On croit pédaler avec ses cuisses, en réalité on le fait surtout avec ses « reins ». De plus, il faut inévitablement courber le dos, lever le nez pour regarder devant soi, et par conséquent se tasser la nuque. Pour le tennis, il suffit de connaître la loi du tigre pour comprendre qu'allonger un bras n'allonge pas le corps. Il suffit de regarder pour voir où et comment il se tasse.

La natation obéit aux mêmes lois. Quel que soit le type de nage. Pour la brasse il faut relever le nez, se raccourcir la nuque. Pour le crawl, censé avoir tant de vertus, il faut sortir un bras, l'allonger et raccourcir, hélas, le muscle « grand dorsal ».

Page 105: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 108 -

Ce muscle appartient au tigre, son territoire est très étendu; il s'attache depuis le haut du bras jusqu'au sacrum. Les vieux manuels d'anatomie au langage assez vert l'appelaient le « muscle torcheur ». Le dos crawlé, censé avoir encore davantage de vertus, le sollicite plus que toutes les autres nages. Et par conséquent te tasse le dos plus que toutes les autres...

Tu pourrais m'objecter, Lily, que je ne parle que des sportifs du dimanche, et que les professionnels qui vont plus vite et plus loin que les autres échappent à la loi. Mais tu as beau courir ou nager vite, tu ne peux jamais aller plus vite que ton tigre. Il te freine par-derrière et s'il est limité au départ, à l'arrivée il l'est encore, et davantage. « Tu as beau être roi, assis sur ton trône, tu n'es jamais que sur ton cul », disait-on. Il y a ainsi des lois, agaçantes j'en conviens, auxquelles nul n'échappe. Il te suffit d'écouter les nouvelles pour être informée du genou, de la cuisse, du dos sportif et célèbre qu'il faut immobiliser, examiner, opérer. Les coulisses des Jeux olympiques font parfois l'effet d'un vaste hôpital. Les traumatismes accidentels sont loin d'être seuls en cause. Et du reste beaucoup d'accidents sont causés par les rétractions, les torsions, les déséquilibres musculaires imposés par la répétition acharnée des mêmes gestes anti-physiologiques. Un tendon qui « claque » est un tendon trop raide, trop court. Le verre se casse, pas le caoutchouc.

Les athlètes qui sont les plus beaux, d'une beauté authentique, sont justement ceux qui gagnent. De plus, ce sont les mêmes qui ont l'insolence de déclarer qu'ils ne s'entraînent pas, ou si peu. Sur la ligne d'arrivée, leur visage grimace à peine, leur cou est toujours dégagé au-dessus de leur poitrine bien formée C'est la pointe de leurs seins - ou de leurs mamelons - qui arrive en premier. Les autres concurrents - ceux qui arrivent après - arrivent par le ventre,

Page 106: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 109 -

par les mâchoires, convulsés comme des poissons que l'on viendrait de harponner de travers et d'arracher à l'eau.

Dès que ces gagnants dont je parle se retournent, tu peux voir que tous leurs gestes sont élégants et que leur côté pile est en harmonie avec leur côté face. Leur dos, leurs épaules sont symétriques. C'est assez facile à voir car les muscles sont effectivement puissants, mais ils ne sont pas déformés, pas enfoncés. S'ils se « dopent » et par conséquent se détruisent, ceux-ci ont vraiment tort. Je ne le dis pas d'un point de vue moral, mais d'un simple point de vue pratique. Ils n'auraient jamais besoin de se doper s'ils avaient une connaissance judicieuse de leur tigre. Ils seraient capables de développer à fond ses capacités qu'ils ne soupçonnent pas. Ils auraient confiance en eux, et se fieraient à eux-mêmes, c'est-à-dire à lui, plus qu'aux drogues. Plutôt que se faire, au hasard, de gros muscles chimiques, ils pourraient doser exactement l'équilibre de leurs muscles, permettant ainsi à leur influx nerveux de circuler librement là où il le faut, quand il le faut. Mieux que le bon génie des légendes, leur tigre les servirait en tout point, ne les freinerait jamais, ne perdrait pas un atome de son énergie en blocages. Ils resteraient ce que la nature les a fait, des polyathlètes d'une élégance intemporelle. Je parle pour ceux-ci, qui ne sont pas déformés, mais il en est de même, évidemment, pour tous les autres qui souffrent, halètent d'avoir à trimbaler leur tigre déjà en piteux état.

« Alors, vous êtes contre le sport ? », me dit-on souvent. Je comprends ce désir profond de déborder de sa cuirasse et de jouer avec la forme de son corps. Et ce plaisir de parvenir à modifier, manipuler, sa forme corporelle. Mais je dis qu'il y a de la cruauté à faire croire aux gens que leur santé va s'améliorer s'ils se répandent en exercices physiques. Il ne faut pas attribuer à la danse ou au sport des vertus thérapeutiques qu'ils n'ont pas. Pourquoi faut-il constamment des alibis pour ce qui nous donne du plaisir? Si le sport donne du plaisir la raison d'en faire est suffisante.

Mais si l'on veut que le plaisir soit au rendez-vous, et qu'il soit réel, et qu'il soit grand, il faut commencer par le commencement. Nous devons faire connaissance avec nous-même, sur le bout des doigts, le bout des orteils, la peau du dos, le bord des lèvres. Et c'est ainsi, ma Lily, que nous entrons dans la deuxième partie de notre projet.

Page 107: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 110 -

2

Le baume

Page 108: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 111 -

Page 109: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 112 -

1

Tigre, y es-tu ?

Non, il n'y est pas. La voilà l'absence. L'omission majeure. Il est là, certes, mais sans y être. Je veux dire que dans notre cerveau, il ne figure pas. Et s'il ne figure pas dans notre cerveau, c'est pire pour lui que s'il n'existait pas. Il est ignoré, nié, contrarié par celui qui est précisément aux commandes.

Nous avons dans notre cortex, c'est-à-dire dans l'écorce de notre cerveau, des « aires », des zones que les physiologistes ont étudiées et dont ils ont dressé une cartographie précise. En avant, dans le lobe frontal, nous avons les principales aires de la motricité volontaire. Toutes les parties de notre corps que nous sommes capables de mouvoir volontairement, sont représentées dans cette zone de notre cerveau. Juste à côté, dans notre lobe pariétal, se trouvent les aires sensitives. Toutes les parties de notre corps que nous pouvons consciemment percevoir y sont représentées.

Et alors ? Alors voici, hélas, ce qui en résulte. Un petit monstre, vois-tu. Il possède une grande mandibule, une

langue et des lèvres, des paupières et des globes oculaires, un bout de front et de cou, un pouce géant et quatre doigts. Ses poignets et ses coudes sont coincés contre ses hanches, ses genoux, ses chevilles, ses orteils. Le dos ? Absent... Pas de place. Peut-être avec le tronc, lui-même coincé entre l'épaule et la hanche dans une portion minuscule, une portion naine.

Page 110: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 113 -

Cela représente donc nos « aires motrices ». Si tu espères reprendre tes proportions dans les « aires sensitives », tu te trompes. Ici, figurent en plus le contenu abdominal, et les organes génitaux. Pas dans les proportions que l'on pourrait croire, d'ailleurs. Les uns et les autres ne sont qu'un point en bout de zone. Le milieu est occupé par une énorme lèvre supérieure et le nez. Toujours pas de dos1...

Tu pourrais m'objecter que pourtant beaucoup de gens souffrent de leur dos, et le savent. C'est qu'ils en sont avertis par d'autres voies. Avant qu'ils ne soient complètement impotents leur « thalamus » vient à leur secours et leur envoie l'information sous forme, hélas, de douleur. Le thalamus est situé dans le cerveau, mais pas aux étages nobles. En bas, aux cuisines, pour ainsi dire.

Que s'est-il passé ? Le tigre, le dos auraient-ils été aplatis, écrasés ? Un accident planétaire, une terrible catastrophe qui aurait fait se télescoper nos membres et le tronc au profit de la face ? Il nous en serait resté au cerveau, pour des générations et des générations, les traces indélébiles...

Ou serait-ce une préfiguration de ce qui nous attend dans le futur? Déjà notre petit orteil - qui ne nous sert plus à grand-chose - est, paraît-il, en voie de régression, sinon de disparition. Pourquoi conserver un dos, pourquoi des membres ? A une table, pour travailler ou pour manger, il suffit de ne pas perdre la face, ainsi que les deux pouces et les doigts.

Notre cerveau n'a pas grandi à la même époque que nos muscles ou notre colonne, par exemple. Il s'est développé plus tard; ses structures actuelles auraient aux dernières nouvelles seulement quelque trente-cinq mille années, et dans l'histoire de l'évolution de notre espèce, c'est relativement nouveau. 1. La cartographie motrice et sensitive du cerveau se trouve dans de nombreux manuels, par exemple dans Manuel d'anatomie et de physiologie neurologiques de J.G. Chusid aux Editions Masson. L'homonculus sensitif, l'homonculus moteur y figurent à la page 9.

Page 111: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 114 -

Le tigre était là bien avant lui. Ainsi, nous étions sans doute pressés de jouer de nos parties neuves, celles qui s'étaient pratiquement formées en même temps que notre cerveau. Cela crée des liens, évidemment, et des complicités. Émerveillés de nos lèvres, de notre pouce typiquement humain - nous avons négligé le reste. Le tigre, surtout. C'était bien assez de l'avoir trimbalé à travers les océans et les déserts. Et puisqu'il est à ce point increvable, pas de danger qu'il disparaisse. Pourquoi se donner des gants avec lui ? Faudrait-il, en plus, l'admettre aux étages nobles, laisser entrer au salon cet animal ?

Il me semble qu'il le faut, ma Lily. Notre santé et notre bien-être en dépendent. Nous ne pouvons nous priver de cette part de nous-même. Nous le faisons, par force, mais à quel prix! Une image corporelle chaotique. Une recherche tous azimuts d'une forme dont la moitié nous échappe. Pas étonnant que les gens se démolissent le dos comme à plaisir. C'est qu'ils ne savent pas ce qu'ils font. Ils ne peuvent le savoir, le territoire existe mais il est rayé de la carte, il n'y a jamais figuré. C'est la navigation dans le brouillard, le cirage.

Voici donc ce que je propose, ma Lily. Une place pour le tigre. D'abord une place sur la carte, dans notre cerveau. C'est ambitieux, d'accord. Mais pas impossible. Rien n'est figé en matière nerveuse. L'information circule entre nos milliards de neurones et si les circuits sont parfois bouchés, ils ne demandent qu'à se rétablir, et s'ils n'ont jamais existé, de nouveaux circuits ne demandent qu'à se créer. Nos cellules nerveuses ne demandent qu'à intensifier leur activité chimique, électrique. Nos capacités d'apprendre sont grandes, bien plus grandes que nous le croyons. Je le constate tous les jours dans mon travail. Je vois parmi mes élèves des gens de tous âges capables d'arrêter enfin de se faire mal, mais cela est la moindre des choses.

Page 112: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 115 -

Jour après jours ils finissent par découvrir comment ils sont faits, et lentement des zones ignorées se dessinent pour eux et leur corps commence à prendre forme par l'esprit et par les sens. Menues victoires que de percevoir les justes proportions de sa nuque ou de son dos ou de ses pieds ? Peut-être, mais elles font que l'on peut reconnaître la réalité de ses limites physiologiques, sans plus chercher à les forcer. Au lieu de vouloir continuellement déborder ses frontières, on peut enfin accepter son propre territoire et se permettre de s'y mouvoir à son aise. Les tests

Les tests que je propose sont parfois surprenants, agaçants. Tout d'abord, le résultat risque de t'en sembler peu flatteur; ils peuvent même provoquer de la colère, ou des larmes. Ils demandent pour les faire une certaine audace. Il faudra oser.

1. Un premier test va te renseigner sur les relations qui existent entre ton système nerveux et ton tigre. Notre intellect ne les reconnaît pratiquement pas et pourtant je constate que nous sommes avertis de sa présence. Nous en avons une connaissance obscure par le bout de nos doigts. Mieux que notre intellect nos mains le reconnaissent à tâtons, sans même savoir ce qu'elles font. Il suffit pour cette expérience d'un morceau de glaise ou de pâte à modeler.

2. Par les trois tests suivants tu pourras te mesurer avec ton tigre. On a parfois dans un corps d'adulte un tigre qui est resté celui d'un enfant de douze ans. Avec pas mal de raideurs et rétractions en plus... Grâce à quelques positions extrêmement précises, tu pourras savoir où ton tigre est trop court, et de combien il est trop court. Pas besoin d'un centimètre. Tu le percevras très nettement, du dedans. Alors, tu n'auras qu'une envie, lui permettre de grandir.

Page 113: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 116 -

Dès que l'on commence à comprendre et ressentir l'injustice que l'on se faisait, on ne veut plus subir, on veut sa liberté de mouvements, on veut sa vraie dimension.

3. Ici, attention aux faux mouvements. Dans la colère ou la hâte de se libérer on risquerait de se piéger à nouveau. A ce stade du travail, il ne faut s'adresser qu'aux parties du corps susceptibles de répondre, c'est-à-dire celles qui sont déjà bien en place dans les zones sensitives et motrices du cortex. A quoi bon s'acharner à travailler en direct des muscles absents officiellement, au risque de se cogner les neurones dans un cortex encore incapable de répondre, buté, blindé ? La glaise.

On prend une poignée de glaise, ou plus couramment on achète un pain de pâte à modeler (environ 250 g) chez un marchand de couleurs. On choisit cette pâte de couleur claire, neutre et unie. Il est inutile d'ajouter des impressions visuelles de bariolage aux impressions qui viendront le test fini.

On commence par trouver un réveil ou un compte-minutes que l'on place a portée de main dans une pièce où l'on est seul et au calme. On s'assoit le plus confortablement possible. On règle le compte-minutes pour qu'il sonne dans quinze minutes. On prend la pâte à modeler ou la glaise dans les mains et on commence à la malaxer pour former approximativement une boule. Il est préférable que la matière, d'abord un peu froide, résiste sous les doigts pour commencer. Au bout d'environ trois minutes, on ferme les yeux, on se cale bien les fesses sur sa chaise ou par terre, et l'on se met à modeler un personnage. On

fermera constamment les yeux jusqu'à la fin du travail.

Une foule de pensées passent par la tête, et je sais que revient souvent cette crainte : « Vais-je faire assez bien ? Serai-je à la hauteur? » Par rapport à quoi, on ne sait...

Page 114: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 117 -

Il faut profiter de l'obscurité relative sous les paupières fermées pour laisser les doigts, qui savent ce qu'ils ont à faire, remuer et pétrir à leur guise. Dans mes groupes, je remarque souvent que vers la fin les gens ne peuvent s'empêcher de lever le nez pour vérifier à travers leurs paupières plissées à quoi ressemble ce qu'ils ont dans les mains. Confus, ils se mettent à tirer sur un moignon de leur modelage pour faire apparaître la jambe qui manquait ou le bras. Mieux vaut, évidemment, avoir le courage de savoir ce que l'on essaie de se cacher. Mieux vaut se montrer sans jambes plutôt que se priver de savoir que l'on perçoit mal ses jambes, qu'elles sont si rigides que l'on marche comme un oiseau mécanique.

A la sonnerie du réveil, on ouvre les yeux. L'émotion est immédiate. Oui, j'ai bien dit l'émotion. Si l'on est sincère, on ne peut rester indifférent en découvrant sa créature. Parfois le coeur se serre tant la souffrance semble lourde à porter pour ce minuscule corps de glaise. Le visage n'a pas de traits, c'est un rond ou un vague ovale, et pourtant je ne connais rien de plus expressif que ces corps que l'on modèle en fermant les yeux. Et parfois l'on s'en excuse, on semble avoir honte : « C'est que je n'ai pas appris, je ne sais pas faire... » Tant mieux si l'on n'a pas appris. Et d'ailleurs je remarque que ceux qui savent faire, les professionnels, font les yeux fermés une oeuvre unique, impossible à reproduire les yeux ouverts, et souvent la plus authentique de toutes celles qu'ils ont faites auparavant.

La tendresse monte au bord des lèvres et la compassion, comme si l'on apercevait son double soudain sans défenses, dévoilé et vulnérable. L'enfant qu'on a été parfois et qui a été blessé, et que l'on voudrait maintenant consoler. On se rend bien compte qu'il ne s'agit que d'une effigie fragile et provisoire, mais on ne peut s'empêcher de réagir ainsi.

Si je parle de souffrance, c'est que j'en ai vu émerger tellement de ces corps tordus, désarticulés, comme suppliciés. Parfois le tronc massif donne une impression de force, mais qui est contredite par, impuissance manifeste des membres grêles, à peine esquissés.

Certaines personnes, découvrant ce qu'elles ont dans les mains, écrasent aussitôt les membres, la tête.

Page 115: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 118 -

Elles détruisent et veulent tout recommencer. Mais recommenceraient-elles dix ou vingt fois, je sais qu'autant de fois ce qu'elles ne veulent pas voir reviendrait se former sous leurs doigts. Le personnage a beau être pathétique, il semble déterminé à vous échapper des doigts sans que l'on puisse maîtriser son élaboration. Si l'on fait une nouvelle expérience de modelage, à quelques jours d'intervalle, et que l'on voit les formes changer, c'est que la matrice a changé. Le corps de celui qui modèle, et ses perceptions, ont déjà changé.

Passé le premier choc, voici ce que je demande d'observer dans un premier face-à-face avec le personnage que l'on vient de modeler.

Regarder le rapport de la tête, des membres, du tronc. Regarder la racine des membres, celle des bras et la forme des épaules, s'il y en a. Parfois il n'y en a pas. Les bras sont plantés directement dans le tronc, au hasard semble-t-il. Des ébauches de bras sont parfois soudées au tronc et ne parviennent pas à s'en dégager.

Voir la racine des cuisses. Souvent les hanches n'existent pas, ni les fesses ni le bassin. Parfois l'entrejambe est méchamment pincé.

Les jambes sont plantées comme des allumettes dans le bas d'un corps qu'elles sont manifestement incapables de soutenir.

Les jambes sont un seul bloc, à l'image de celui qui se plaint d'être empêtré dans son passé et de rester les « deux pieds dans le même sabot ».

Voir le cou. Les personnes qui souffrent de leur nuque ne font souvent que modeler des personnages sans cou. La tête, une boule, est posée en équilibre précaire sur le tronc. Où la nuque, s'il y en a une, est très arquée.

Page 116: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 119 -

Page 117: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 120 -

Page 118: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 121 -

On place le personnage de profil. Debout sur le sol ou sur une table. S'il ne tient pas debout, on le soutient pour l'observer. On regarde l'inclinaison du corps. Sans cou, sans hanches ou sans épaules, certains personnages ont pourtant leur tigre. Et leur tigre les tire en amère, tout comme le corps en chair et en os qui vient de les concevoir.

Très souvent, certains sont dressés sur la pointe des pieds comme si leurs mollets étaient trop courts. Le corps plat n'a pas d'épaisseur, pas de place pour des poumons ou des intestins, fussent-ils de glaise. Le dos.

L'expression du dos est parfois déchirante. Un côté plus court s'incline, par exemple, comme s'il se protégeait encore d'une vieille blessure. Une jambe est plus courte et montre clairement qu'on ne peut compter sur elle pour s'appuyer. Et parfois cette jambe, mal rattachée au corps, se casse dès qu'on la touche. Le pied de cette jambe part de travers et montre qu'il ne veut - qu'il ne peut - avancer. Le dos écrasé, pincé, enfoncé par endroits, porte les marques du pouce qui l'a modelé. Il semble souffrir là où l'autre, celui qui l'a fait, a mal.

Depuis des millénaires la tradition médicale chinoise attribue au côté droit et au côté gauche du corps humain un rôle symbolique. Et plus près de nous d'autres penseurs ou thérapeutes, Jung ou Reich par exemple, ont repris ou retrouvé pour leur compte cette symbolique. Au côté droit, ils attribuent tout ce qui se rapporte au père. Au côté gauche tout ce qui se rapporte à la mère. Il ne faut pas me demander par quel sortilège celui dont le père fut absent modèle presque toujours un personnage à la jambe droite plus courte, ou si mince qu'elle ne compte manifestement pas.

Voir s'il y a des pieds ou des mains, des seins, un sexe. Parfois il y a seulement un sexe. Le reste du corps, rudimentaire et conventionnel semble « demeuré » momentanément stoppé dans son développement.

Page 119: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 122 -

Voir si l'ensemble est morcelé, fait de pièces rapportées, collées

ensemble. Je remercie ceux dont on ne verra ni les traits du visage ni le corps,

et qui m'ont permis de montrer ces personnages qui leur sont venus aux doigts.

J'avais l'intention de demander à Lily et ses amis de me laisser photographier leurs autoportraits. Et je me suis rendu compte de l'énormité de ce que j'allais faire. Il est impossible de montrer côte à côte le corps de chair et le corps de glaise. Le corps de glaise ne sait rien cacher, les détails sont amplifiés, tout peut se lire, les secrets sont livrés en bloc. Des secrets nous en avons tous, mais nous n'avons pas l'obligation d'en faire une confession publique.

« C'est de la magie », me dit un jour une de mes élèves, une Brésilienne qui semblait en savoir long sur le sujet. « C'est un exorcisme. Ce qui ne va pas, on en fait une figure, on le jette, c'est guéri. »

Je conseille pourtant de ne pas le jeter trop vite. Il faut au contraire choisir une terre ou une pâte qui va durcir et se conserver. Ce premier personnage est un témoin. Avec le deuxième ou le troisième qui viendra on pourra mesurer le chemin parcouru. Tous auront un air de famille, on verra les traces du cou penché ou du thorax aplati. Mais les traces s'effacent peu à peu, les bras et les jambes s'affirment et le corps de glaise se développe en même temps que se développe le corps de chair. Les positions.

Voici, ma Lily, comment savoir si tu possèdes un tigre assez long par rapport à l'ossature de ton squelette. J'ai choisi trois tests. Trois positions banales. Mais dans chacune d'elles le corps essaie de se placer comme s'il avait sa longueur musculaire idéale. On place ses pieds, ses membres, sa colonne, sa tête, tout son corps, dans la posi-tion exacte où il pourrait se tenir si l'on était libre de ses mouvements. C'est justement la position - faut-il le préciser ? - Que l'on ne prend jamais. Notre système neuromusculaire n'aime pas ce genre de confrontation. Pour lui il n'y a qu'une chose qui compte, il faut que les mouvements commandés par notre cerveau soient exécutés.

Page 120: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 123 -

Il ne s'occupe pas de savoir le prix à payer, et si le mouvement nous tasse et nous déforme. Ainsi nos muscles prennent toujours le plus court chemin pour exécuter les ordres venus d'en haut. Il y a donc peu de chances que l'on se mette délibérément dans le cas de savoir où, et comment, on est trop court... Je me rends compte évidemment de la difficulté de ce que je demande. En paroles, nous avons une extraordinaire richesse de vocabulaire dès qu'il s'agit de parler mou-vement. En français, par exemple, j'ai découvert avec le grand Robert qu'il y avait sept cents verbes impliquant l'idée de mouvement, depuis « amener » jusqu'à « zigoter ». Il y en aurait davantage, précise ce dictionnaire, mais ils ne sont pas tous cités tant ils sont nombreux. Or voici que je propose, comme préalable à tout mouvement, un test immobile, qui a tout le charme... d'une équation algébrique. Et pourtant j'y insiste car c'est à partir de cette équation que tu sauras quoi faire, quelles zones, quels muscles travailler.

On enlève tous les vêtements que l'on porte et qui pourraient masquer les contours du thorax, des bras, des jambes. On enlève évidemment ses chaussures. Il s'agit de se voir et de se percevoir. Au cours de ces tests, c'est parfois la vue qui l'emporte et parfois c'est la sensation.

1. Est-ce que tu tiens debout? Oui, bien sûr que tu tiens. Mais à quel prix? Un tigre trop court nous empêche d'être d'aplomb sur nos deux pieds. Et déjà, nous voici en train de trimer pour une action élémentaire, tenir debout.

Avant de s'acharner à courir, sauter, ramer, faire les pieds au mur, se poser sur la tête, mieux vaut tenir sur les pieds.

Page 121: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 124 -

C'est la base. Autant demander à un oiseau de voler sans ses ailes. L'aisance de nos mouvements dépend de notre capacité à tenir d'aplomb. Je ne parle pas, évidemment, de tenir avec les sempiternelles compensations, jambes écartées, ventre en avant, fesses en arrière, tête en avant...

Essaie de tenir debout - le temps du test - dans le plus strict respect de tes structures naturelles. Les pieds sont joints et se touchent des talons jusqu'aux gros orteils. Les orteils « regardent » droit devant eux. Les jambes se touchent en trois points, chevilles, haut du mollet, haut des cuisses. Les bras sont souplement, et symétriquement, pendants le long du thorax. Les mains se placent naturellement sur le côté externe de la cuisse, et pas en avant d'elle, et le médius, le troisième doigt de la main, en effleure le milieu. Les côtés du thorax lui-même sont symétriques. Les épaules sont à même hauteur. Voilà... Mais comment savoir ce que tu es en train de faire ? Par la sensation. On perd l'équilibre, les pieds semblent soudain trop petits et le derrière en plomb, on est sur le point de tomber. Les chevilles au lieu de seulement se toucher, se télescopent et font parfois si mal que cela « porte au coeur », on a la nausée. Ou les chevilles n'arrivant pas à se toucher, on a tout le poids du corps d'un seul côté des pieds, en dehors, et rien côté interne. On sent qu'il y a trop de vide entre les jambes, qui prennent une forme de parenthèses. Ou l'on sent qu'elles se touchent trop, elles sont en forme de X.

Pour se voir on prend donc un miroir; mais dans ce miroir, il faut regarder autre chose que ce que l'on regarde habituellement. Il faut regarder le dehors de ses contours. Il faut observer le dessin formé par l'espace autour de soi, le fond sur lequel on se détache. On essaie de tenir debout, les pieds strictement joints pendant quelques secondes, et l'on regarde seulement l'angle formé par les gros orteils.

Page 122: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 125 -

S'ils divergent on dessine grossièrement l'angle qu'ils forment. Ceci par exemple.

Pour dessiner cet espace, il n'est pas nécessaire d'être virtuose, il suffit de bien le regarder. De même qu'il n'est pas nécessaire d'être sculpteur pour modeler un personnage en pâte à modeler. On reprend la position de référence et l'on s'entraîne à regarder rapidement l'espace entre les deux jambes. Ceci par exemple, que l'on dessine.

On reprend une nouvelle fois la position et l'on regarde l'espace entre les contours du thorax et les bras. Ceci par exemple que l'on dessine ensuite. Une quatrième fois sera pour dessiner l'espace entre l'oreille et l'épaule.

Si les espaces ne sont pas harmonieux, ce n'est pas que l'on a un vice de forme, c'est que l'on est provisoirement piégé.

2. On se penche. J'ai dit que se pencher était un exercice de dupe. Aussi ne s'agit-il pas d'allonger le tigre, mais de le laisser consciemment se raccourcir pour savoir dans quelle forme il se trouve.

Page 123: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 126 -

Pour le savoir, il faut prendre la position de référence pieds réunis, et on essaie de la maintenir pendant tout ce test.

Si tu te penches, il est évidemment impossible de te voir de dos. Mieux vaut fermer les yeux pour le moment. Je remarque que dès qu'ils entendent le mot « se pencher » les gens fixent le sol à leurs pieds et foncent à l'atterrissage. Seul le sol semble compter, et pas leur dos en train de gémir pour exécuter la manoeuvre Les yeux fermés, on cherche à tâtons sa fontanelle postérieure, on la masse un peu pour la réveiller. Elle se trouve au sommet du crâne, à la soudure des os de l'occiput. Ne pas la confondre avec la fontanelle antérieure qui est juste sur le dessus de la tête. On baisse ensuite le bras et l'on pense que l'on veut « regarder » le sol avec la fontanelle, et pour ce faire, on commence par lâcher la tête, puis le épaules, puis le haut du dos, le milieu, le bas du dos... Les yeux restent fermés.

Page 124: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 127 -

Page 125: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 128 -

Le sol, on le sait, est quelque part en bas, mais ce n'est pas le sol qui est intéressant, c'est le tigre qui commence à s'énerver. Il ne veut pas que l'on reste les pieds joints, il ne veut pas que les gros orteils restent ensemble, il ne veut pas que les genoux restent ensemble. Aussi les genoux s'écartent-ils, ou se mettent-ils à loucher, et les gros orteils à diverger. J'ai dit que l'on « regardait » le sol avec la fontanelle, mais ce sont les yeux qui ont l'habitude de se projeter sur le but à atteindre. Aussi, même fermés, ce sont eux qui se portent vers le sol, et la nuque - rétractée - se relève.

Si l'on essaie de diriger vraiment la fontanelle vers le sol, la nuque s'allonge, mais alors elle « tire ». Et la région entre les omoplates aussi. Et les reins, et l'arrière des jambes...

Dès que l'on sent que le sol est proche, on fléchit les genoux et à tâtons on pose les paumes à plat sur le sol. Et l'on essaie d'évaluer ce qui manque, de combien on est trop court entre ses quatre pattes pour se déplier.

On pose ses mains écartées au même niveau l'une et l'autre et assez loin en avant des pieds, c'est d'ailleurs plus facile, et l'on essaie entre les pieds et les mains de déplier le tigre. Attention! Pas de brutalité. On entrouvre la bouche pour souffler et l'on agit au rythme de sa respiration. Sur le temps de l'expiration. Le but n'est pas de forcer le tigre à se déplier, mais de savoir où il ne peut se déplier, et comment il s'y prend pour éviter de se déplier.

Soushi, c'est la surprise, ne pose pas ses mains au sol. Et pourtant son tigre est plus long et se déplie mieux ici que pendant tous les exercices qu'elle faisait auparavant. Son dos ne triche pas, ses vertèbres essaient de former un arc, au lieu d'une planche. La courbe n'est pas régulière et sa région lombaire est encore plate et raide, mais elle a maintenant de meilleures chances de se dénouer.

Page 126: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 129 -

Page 127: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 130 -

Page 128: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 131 -

Ses hanches et ses fesses ne sont pas à l'aplomb de ses chevilles, ils sont en arrière, et Soushi perd l'équilibre s'il lui faut ramener ses jambes au-dessus de ses pieds, mais pour elle, l'important est qu'elle commence à comprendre ce qui se passe dans son dos.

Si le tigre est suffisamment long, il est à son aise, et tu te tiens facilement sur tes quatre pattes. Tes jambes ne sont pas déviées de l'axe du corps, ni tes pieds. Tes vertèbres forment une courbe régulière et convexe. Ta tête est pendante.

S'il est coincé, selon l'endroit où il est coincé, il t'obligera à écarter les pieds ou les cuisses, à désaxer tes genoux et tes doigts de pied, à soulever tes talons. Il t'obligera peut-être à reculer tes fesses et tes hanches. Dans ce test, les articulations de tes hanches et tes genoux doivent rester à l'aplomb de tes cous-de-pied. Si ces articulations reculent, c'est ta région lombaire qui sera la victime.

Le tigre t'obligera peut-être à bloquer ta respiration. Les côtés du thorax deviennent alors globuleux et le dos est victime. Raide comme une planche, le bas du dos se plie, mais les vertèbres restent soudées.

Le tigre t'obligera peut-être à n'avoir plus d'épaules. Les trapèzes - les muscles de la nuque et du haut du dos -sont en train de se rétracter et ta tête s'enfonce dans le corps...

Oui, j'en conviens, il n'est pas facile de te rendre compte, surtout la tête en bas et les yeux fermés, de tout ce qui se passe dans ton dos. Les yeux, tu peux d'ailleurs les ouvrir dès que tes mains sont posées et en profiter pour regarder le dessin de tes jambes. Elles sont justement en face de ton visage, en vue, et à l'envers.

Pour remonter, il faut prendre soin de fermer à nouveau les yeux, la fontanelle postérieure « regarde » le sol le plus longtemps possible. On relève la tête seulement tout à la fin.

Lorsqu'on est en train de se débattre ainsi, le souffle court, entre pieds et mains, il n'est pas facile d'analyser lucidement toutes les réactions du tigre.

Page 129: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 132 -

Page 130: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 133 -

Page 131: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 134 -

Les pensées sont plutôt confuses; on grimace, on serre les dents, on se fâche. Il ne faut surtout pas s'acharner.

Derrière les jambes, on ressent par exemple la phénoménale résistance des tendons des muscles « ischio-jambiers ».

On ressent parfois que l'on n'a que trois, ou seulement deux points d'appui au lieu de quatre. La main et le pied d'un même côté, disons le droit, sont à peine posés au sol car ce côté est encore plus court que l'autre. Comme l'indique parfois le petit corps que l'on a modelé dans la glaise.

3. S'asseoir par terre. Mais d'une manière si précise que le tigre doit céder de son pouvoir. Cette position assise n'est tenable que si le tigre permet à ses antagonistes, les muscles de l'avant, de travailler.

La position consiste à s'asseoir sur les fesses. Sur les deux « ischions », très précisément, c'est-à-dire les deux os arrondis du bassin qui se trouvent sous les fesses. Ne pas confondre avec le sacrum et son coccyx qui terminent la colonne et sont plus en arrière et au milieu. On tâte avec les mains pour bien situer les ischions. On remonte les genoux. Les pieds réunis, posés à plat, sont censés se trouver à l'aplomb des genoux fléchis. Les cuisses sont réunies et ne doivent plus se séparer. Les bras reposent mollement sur les côtés, le dos de la main par terre... On ouvre la bouche et l'on s'allonge, on dresse sa colonne.

Ils sont trois à avoir voulu essayer... « Le pire c'est l'impression d'être sans forces, impotent », ont dit les trois amis qui n'ont pas réussi à grandir, même pour le temps de la photo. Michel cramponné à ses propres genoux n'a jamais pu les lâcher, Alex et Soushi tendaient les poings en avant. Pas contents, furieux, vexés. Les forces sont là, bien sûr, mais elles ne sont pas disponibles.

Page 132: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 135 -

Les forces sont toutes ramassées dans la musculature du tigre, puissante, mais trop courte. On la voit, saillante, sous la peau.

Les trois amis ne m'ont pas dit : « Mon dos est trop faible! » Ils l'ont pensé. Dans l'urgence et confronté à un tigre inconnu, on se cramponne à la routine des mots.

Dans cette position, pour pouvoir se redresser, il faut que les muscles du devant des cuisses et de l'abdomen se contractent très activement. Ce sont eux les acteurs. Mais le tigre, une fois de plus, leur rafle la vedette. C'est lui qui veut se contracter. L'action tourne court. Le tigre l'emporte. Tu tombes en arrière, de son côté.

Des crampes sur le devant des cuisses peuvent survenir. Il faut comprendre pourquoi. Le devant de la cuisse possède un muscle que l'on appelle quadriceps car il a quatre « chefs » au sens ancien de tête. Sollicité par la position, le quadriceps essaie de se contracter; mais il n'a pas l'habitude. Jamais à ce point. Tout ce qu'il réussit à faire, c'est un spasme, qui te décourage tout de suite au cas où tu voudrais insister.

Certaines personnes peuvent ressentir une « barre » dans la région lombaire. Elles l'attribuent aussitôt à la faiblesse de leurs muscles dans les « reins ». Il ne faut pas insister, mais s'allonger à plat dos et essayer de réfléchir...

Certaines personnes s'assoient sans peine dans cette position. Des danseurs, surtout. C'est que la région entre leurs omoplates est très creuse, enfoncée, et par compensation elle parvient à donner assez de longueur à la région lombaire pour que l'on puisse se redresser. Mais le sternum et les premières côtes sont vilainement projetés en avant.

J'ai dit que les cuisses ne devaient pas du tout se séparer. Si elles se séparent, on peut alors se redresser. Mais il faut voir comment et à quel prix. On fait jouer les mécanismes dont j'ai déjà parlé et qui font se creuser la colonne dès que l'on écarte les cuisses de plus de 45' de chaque côté. Ainsi la colonne s'enfonce.

Page 133: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 136 -

Page 134: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 137 -

J'ai connu des gens très raides, lombalgiques, souffrant de sciatique, qui faisaient l'admiration de leur entourage en se mettant en tailleur et même en lotus. « C'est un mystère, me disait-on, si raides et pourtant si souples ... »

Page 135: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 138 -

2

L'oeil du tigre

Aujourd'hui tes yeux, ma Lily, vont bouger. Il ne s'agit plus de regarder le tigre, il est vu maintenant, et bien vu. Tes yeux, la pupille et l'iris vont bouger, et leurs mouvements vont remuer le tigre dans ses fibres secrètes. Un peu à la manière d'un gravier lancé dans une mare où les ondes s'étalent autour du point d'impact et jusque dans les fonds. Pourquoi les yeux ? Parce qu'ils figurent à la place d'honneur dans les zones sensitives et motrices de notre cortex. Leurs nerfs sont de véritables prolongements de notre cerveau; ils sont des intermédiaires respectés entre corps et psychisme. Mais les yeux sont devant, ils n'ont rien à voir avec le tigre ? Ils ont avec lui des liens anatomiques et physiologiques plus étroits qu'on ne pense. D'abord, leur commande nerveuse se trouve à l'arrière. Notre centre de la vision est placé dans le lobe occipital de notre cerveau, celui qui est le plus à l'arrière de notre crâne, surplombant la nuque. Et tout le sang et l'oxygène dont notre centre de la vision a besoin viennent de l'arrière, par une artère qui monte depuis notre coeur le long de chacune des vertèbres cervicales. C'est l'artère vertébrale. Le nerf sympathique qui gouverne les pupilles de nos yeux et nos glandes lacrymales émerge en arrière, entre la dernière vertèbre de notre nuque et la première vertèbre de notre dos. Ce nerf fait partie de notre système nerveux autonome, celui qui échappe au contrôle de la volonté et règle toutes nos fonctions viscérales.

Page 136: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 139 -

Deux éminences grises gouvernent ainsi notre organisme, le système sympathique et le système parasympathique. Chacun libère au niveau de nos terminaisons nerveuses ses propres substances chimiques qui sont complémentaires. Actuellement on connaît bien l'action physiologique de notre système nerveux autonome, mais on connaît moins sa morphologie. On sait ce qu'il fait, on ne sait pas toujours qui fait quoi parmi l'enchevêtrement de centres et de voies nerveuses. Une chose est sûre, la plupart de ses voies empruntent nos nerfs rachidiens, c'est-à-dire les nerfs issus de notre colonne vertébrale. Le système sympathique forme une chaîne de ganglions, tous reliés entre eux, et qui s'échelonnent le long de notre colonne vertébrale. Ce système est connu pour régler le rythme cardiaque, la pression artérielle, les sécrétions glandulaires, le tube digestif. Grâce à lui nos organes font à tous les instants une foule de tâches subtiles et complexes dont notre système nerveux volontaire et conscient n'a pas à se mêler. Nos muscles aussi peuvent travailler sans le contrôle de notre volonté. Ils reçoivent de notre cervelet ou de la « voie extra-pyramidale' » ou encore de la moelle épinière par voie réflexe des informations d'après lesquelles ils ajustent leur tonus, c'est-à-dire une légère et permanente contraction. Ce circuit indirect, et qui agit par la bande pour ainsi dire, nous évite par exemple de nous casser en deux d'un seul coup comme un automate, alors que nous avions seulement l'intention de nous pencher pour ramasser un objet. Il agit comme un frein. Il faut être deux, en somme, pour faire un mouvement harmonieux. Un muscle qui agit, un autre, son « antagoniste », qui tempère. C'est assez sournois car si nous savons ce que nous avons décidé de faire d'un côté, nous ne savons pas ce que notre système nerveux est en train de faire de l'autre. 1. Par opposition au système pyramidal qui provient, lui, de notre cortex et se trouve sous le contrôle direct de la volonté.

Page 137: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 140 -

Cela nous laisse dans l'illusion que nous agissons librement et par notre seule volonté. Si tu décides de contracter tes muscles abdominaux, par exemple, le succès de ton projet dépend de tes muscles du dos (ceux du tigre) qui doivent être assez longs. C'est un problème mécanique dont j'ai déjà parlé. Mais en dernier ressort, ton projet dépend de ton système nerveux inconscient. Il ajuste le tonus du tigre selon ses critères à lui. Légèrement contractés sur ordre du système nerveux inconscient, les muscles ne feront que ralentir l'action des abdominaux, la rendre plus difficile. S'ils sont contracturés en permanence, le mouvement des abdominaux sera interdit. Et le système nerveux, comment lui interdire d'interdire ? Il faut comprendre que s'il freine le mouvement et s'il l'empêche, c'est pour nous protéger et nous éviter de souffrir. Nos muscles sont bourrés du souvenir d'expériences malheureuses. Ce sont des raideurs, des douleurs, qu'il faut surtout éviter de remuer, des zones meurtries qu'il faut cuirasser en urgence, et tant pis si les plaies ne guérissent jamais en dessous. Il faut les insensibiliser et les immobiliser. Un choc, une chute, un traumatisme que l'on a reçu et oublié depuis longtemps sont autant de meurtrissures dans nos muscles. Nos yeux plongent par la racine, si je peux dire, dans le territoire du tigre. Par l'intermédiaire de notre système nerveux autonome, dont ils sont également dépendants, ils ont une action diffuse, mais certaine, sur lui. Les muscles et les tissus de nos yeux ont, eux aussi, leurs blocages. Eux aussi ont reçu des chocs. De menus chocs que sans doute personne n'a remarqué. Il suffit d'être venu au monde, d'en avoir reçu plein la vue dès la première seconde, une lumière aveuglante après les mois passés dans l'obscurité du ventre maternel.

Page 138: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 141 -

Tout nous impressionne, tout s'imprime, les formes et les couleurs, et surtout la présence du corps maternel confondu avec notre corps. Des sensations qui ne s'effacent jamais tout à fait déterminent déjà nos futures réponses au monde extérieur. Les sensations de bien-être se mêlent aux inévitables frustrations. La solitude, la détresse, l'impossibilité de se faire comprendre ne sont pas réservées aux adultes que nous sommes. Nous avons déjà vécu cela une première fois, mais nous ne le savons plus. Notre système nerveux s'est chargé de couper le contact. Les sensations demeurent, mais clandestines. Elles nous gouvernent, nous dictent nos humeurs, nous tiennent en tutelle, mais nous n'en avons pas conscience. Et tout notre corps s'organise pour que nous n'en ayons jamais conscience. Les muscles de nos yeux se raidissent sur leurs secrets. La souffrance se tient fixe. Et le corps aussi. Mais impuissant à la contenir toujours à la même place, il paralyse l'un après l'autre les segments de nos muscles.

Nous avons tous de ces raideurs qui ne sont pas des troubles pathologiques de la vision mais qui nous empêchent d'être libres de nos mouvements. Il y a plusieurs années, j'assistais au travail d'un médecin italien qui était devenu un disciple de Reich après avoir été neurologue. Il soignait les états névrotiques de ses patients en pratiquant la « végétothérapie », c'est-à-dire qu'il se basait sur les réactions végétatives du système nerveux autonome pour atteindre les blocages dont souffre, disait-il, tout être civilisé. « Ces blocages sont toujours de nature musculaire et, s'ils se sont produits au début de la vie postnatale, ils se sont fixés parce que la mémoire émotionnelle est ancrée à l'appareil neuro-musculaire, tandis que la mémoire intellectuelle est liée à la cellule nerveuse elle-même'. » Pour lui, le premier verrou se trouvait au niveau des yeux.

1. Dr Federico Navarro, Un autre regard sur la somatopsychodynamique, Éd. Épi,

1984.

Page 139: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 142 -

Si l'on ne travaille pas en priorité ce blocage initial, le corps - et le psychisme avec - reste verrouillé.

Je ne travaille pas ainsi. La psychologie n'est pas mon métier et mon ambition est de voir mes élèves d'aplomb sur leurs jambes. Mais de cette rencontre, il m'est resté la conviction que l'aplomb sur les jambes ne peut durablement s'obtenir si l'on isole du reste du corps, les yeux. La prise de terre

1. Ces mouvements des yeux mobilisent parfois des masses d'énergie. Avant de remuer l'énergie stagnante il vaut mieux établir une prise de terre, un contact avec un objet précis. J'utilise deux balles de tennis enfilées dans un bout de collant (ou dans une chaussette) que l'on attache serré aux deux extrémités.

Tu poses tes deux talons et tu fais immédiatement la mise en place sommaire mais indispensable de tout le corps. Tu fléchis légèrement tes genoux. Ainsi tu ressens le devant de tes cuisses plus ferme, tu évites de pousser tes fesses en arrière et ton corps reste à l'aplomb de tes pieds. Tu installes tes deux pieds dans leur axe. Le deuxième orteil regarde droit devant lui. Tu presses tes talons sur les balles. Concentre ton attention sur tes talons. Tes orteils s'allongent et sont posés sur le sol mais c'est l'os de ton talon, le calcanéum, qui est porteur pour le moment. Il reçoit presque tout le poids de ton corps. Essaie de t'intéresser au rythme de ta respiration. A chacune de tes expirations, presse davantage tes talons sur le bois. Tu relâches légèrement la pression quand tu inspires. Comme si tu respirais par les talons.

Au bout de deux minutes environ, tu poses tes pieds par terre avec précaution, et surtout tu ne bouges pas. Tu laisses venir les sensations perçues par tes deux pieds.

Page 140: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 143 -

Page 141: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 144 -

Page 142: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 145 -

Larges en arrière, par exemple, et peut-être plus présents que d'ordi-naire. 2. Tu t'installes à plat dos. Les pieds un peu séparés et les talons à l'aplomb de tes genoux fléchis.

Les genoux fléchis n'empêchent-ils pas le tigre de s'allonger derrière les jambes ?

En effet, mais les genoux fléchis sont un moindre mal. Dans cette position, l'arrière des jambes perd en longueur, mais le dos y gagne en stabilité et en contact avec le sol. Le contact est précieux dans ce mouvement. C'est un très ancien mouvement, le premier qu'un être humain puisse faire. Comme la situation a changé, le mouvement est évidemment transposé. La situation d'autrefois, c'était celle d'un nourrisson porté dans les bras et accroché par la bouche au sein de sa mère. S'il n'était pas accroché au sein, il l'était à la tétine d'un biberon, mais il y était, et de toutes ses forces. Et pendant que sa bouche s'activait, ses yeux faisaient un intense mouvement. Oui, tous les jours, et plusieurs fois par jour, et la nuit aussi. On pourrait croire que la bouche agissait seule, en aveugle et pour son compte, et que cela suffisait pour que l'enfant prenne du poids. Mais non, il faut encore autre chose pour être vraiment enraciné dans la vie. Il faut le contact des yeux dans les yeux maternels. Ou à défaut dans les yeux de celle qui remplace la mère. Il faut avoir vu ce regard d'un nourrisson dirigé sur l'adulte, en plein visage, pour comprendre la force de ce qui vient de commencer entre lui et elle. On comprend qu'il n'a pas seulement besoin de lait, et qu'il envoie son premier appel d'être humain vers un autre, le plus puissant de tous les appels de sa vie, et qu'avant de pouvoir le dire avec des mots et des phrases, il le dit avec les yeux.

Si l'on observe mieux, on s'aperçoit que le mouvement est double. Le nourrisson regarde le sein, tout près de son nez, qui s'épanouit comme un prolongement de sa bouche. Ensuite il lève les yeux plus haut, vers le visage de sa mère.

Page 143: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 146 -

Et alors ? Qu'avons-nous à faire dans cette idylle ancienne ? C'est que vois-tu, Lily, il arrive qu'en ce temps-là, en levant les yeux, on ne réussisse pas à voir ce que l'on cherche avec tant de confiance, et de passion. Le contact ne se fait pas, il se fait mal. Elle est trop occupée, trop préoccupée. Elle ne sait pas, elle ne peut pas, elle ne veut pas. Ou le contact se rompt un jour, maladroitement. Ce n'était justement pas le bon jour pour une rupture, pas le bon moment. On est sevré. Pas sevré de nourriture car il est facile de trouver un lait de remplacement. On est sevré de ce contact que l'on croyait à la vie, à la mort. On finit par choisir la vie, mais sans enthousiasme et sans joie. Depuis ce temps-là, quelque chose s'est cassé.

Bon, et alors ? C'est triste, mais qu'y faire... Un élan brisé depuis des années, quelque chose qui n'a peut-être jamais existé vraiment, est-ce qu'il n'est pas bien tard pour réparer ?

Réparer les liens de ce temps-là, il n'en est pas question. Mais on peut dissoudre la rigidité qui s'est installée depuis - oui j'y insiste - depuis ce temps-là et qui nous éteint le regard, et de là se répand dans la nuque et le dos. Il n'est pas question de retrouver le contact des yeux, des bras maternels. Mais on trouve des substituts. Le sol en premier lieu. Et avec lui on retrouve un sentiment de sécurité et de confiance en soi. Je suis persuadée que la plupart des gens que je vois couchés sur le sol, le dos arc-bouté, en équilibre instable et douloureux sur leur crâne, leurs omoplates et leurs fesses, ont cruellement manqué d'appui. Je veux dire que les mains, et les regards qui les ont touchés autrefois, et les bras qui les ont portés, n'ont jamais réussi à les mettre en confiance. Et maintenant leur corps est rempli de peur et de rancune comme s'ils s'attendaient constamment à ce qu'on les heurte ou qu'on les laisse tomber.

Tu es donc à plat dos dans la position que j'ai dite. Tu appuies bien tes deux pieds par terre. Comme ce mouvement vient juste après celui de la « prise de terre » tes talons s'en souviennent, ils ont un bon contact avec le sol.

Page 144: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 147 -

Page 145: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 148 -

Ta tête est dans l'axe de ton corps (il n'est pas facile de se rendre compte si l'on incline la tête d'un côté ou de l'autre car l'habitude est forte et les rétractions aussi). Tu pointes ton index droit entre tes deux yeux et tu essaies de le regarder. Quelques secondes. Ensuite tu glisses ton index plus bas, tu l'immobilises au bout de ton nez et tu essaies à nouveau de regarder. Quelques secondes. Tu remontes ton index le long de ton nez jusqu'au milieu de ton front, et tu essaies encore de le regarder. Pour voir ainsi le bout de son index il faut converger, loucher. Tu essaies de savoir si tu peux le faire, si tu peux voir simultanément aussi bien le côté droit que le côté gauche de ton doigt. Si l'on a une difficulté avec un côté de son corps, on la retrouve encore dans ce mouvement. Un oeil reste fixe et n'arrive pas à converger.

Les mâchoires se serrent et les lèvres se pincent et la respiration se bloque souvent dans ce mouvement minuscule. S'il remue une mémoire douloureuse inscrite dans nos muscles depuis les premiers mois de notre vie, il n'est pas étonnant que notre système nerveux autonome essaie d'y mettre un frein par tous les moyens. On essaie donc d'ouvrir la bouche. Il ne servirait à rien de s'acharner dans un mouvement des yeux qui serait immédiatement contredit par le blocage des mâchoires.

Dès que tu as observé que tu pouvais vraiment converger - ou que tu ne pouvais pas - tu poses ton bras le long du corps et tu continues le mouvement; tu regardes le bout de ton nez en essayant de loucher et aussitôt après tu regardes le plafond au-dessus de ton visage; tes yeux doivent être bien ouverts quand tu regardes en haut. Tu continues ce va-et-vient quelques minutes. Trois ou quatre minutes pour commencer. A certaines personnes qui en ressentent beaucoup de difficultés, cela paraît une éternité. Par la suite, on peut aller jusqu'à dix minutes.

Page 146: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 149 -

A ceux qui s'étonnent ou s'agacent de ce mouvement, et qui ne sont pas prêts d'admettre qu'ils ont « mal à leur mère » autant qu'à leur dos, je réponds qu'il est excellent pour leur vue. Ce qui est d'ailleurs vrai, la myopie peut s'en trouver améliorée.

Pour le mouvement suivant, il vaut mieux attendre le lendemain ou quelques jours plus tard. Tu procèdes dans l'ordre suivant :

1. Debout, la prise de terre sous les talons. 2. Tu te couches à plat dos les jambes fléchies, tes balles à portée

de la main. Tu les glisses sous ton sacrum et tu installes le reste de ton dos, sinon en contact, du moins aussi près du sol que possible. Le sacrum est le triangle osseux qui, avec le coccyx, termine notre colonne. Je remarque qu'on le situe presque toujours trop haut, comme si l'on ne pouvait imaginer d'avoir une colonne aussi longue. Mieux vaut placer les balles le plus bas possible, vers le coccyx. Elles doivent aider le reste du dos à s'appuyer sur le sol et non pas le faire se cambrer davantage.

Page 147: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 150 -

« Encore une compensation! », me disent certains professionnels avertis de l'existence du tigre et de ses rétractions. Eh oui, c'en est une. Soulevée à l'une de ses extrémités, la colonne n'est pas vraiment allongée. Mais la sensation d'avoir réellement un sacrum, et le sentiment de sécurité que par la suite on en retire, sont déjà des bien-faits en soi. La sensation est parfois assez puissante pour qu'à ce niveau le tigre s'allonge seul, sans autre intervention.

Les yeux grands ouverts, tu observes le rythme de ta respiration. Quand vient le besoin d'expirer, tu presses légèrement ton sacrum sur les balles. Il ne s'agit pas de se cambrer, attention! Tu souffles bouche ouverte, tu presses ton sacrum sur le temps de l'expiration, mais sans soulever pour autant le reste du dos.

J'insiste pour que les yeux restent grands ouverts. Si tout va bien, si l'expiration est aisée, on presse davantage le sacrum. L'ensemble du mouvement dure trois ou quatre minutes. Tu enlèves les balles. Ensuite tu ne bouges pas. Les jambes encore fléchies, tu respires simplement, et tu laisses venir les sensations du bas de ton dos. Tu te laisses porter par le sol.

3. Les pieds bien calés par terre, et le dos aussi, tu ouvres grands tes yeux et tu essaies de regarder à ta droite par le coin de l'oeil. Ne bouge pas la tête! Tes yeux seuls se déplacent, latéralement. A droite et en haut, au plafond au-dessus de ton visage. Bouche ouverte. Après quelques va-et-vient à droite et en haut, essaie le côté gauche. A gauche et en haut.

Ensuite tu déplaces tes yeux latéralement vers la droite et vers la gauche. Plus un regard au plafond! Il est parfois utile de poser par terre, de chaque côté de son visage, à environ un mètre des tempes mais à leur niveau, un objet - je mets parfois une balle à jouer, identique pour les deux côtés - vers lequel on dirige le regard.

Page 148: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 151 -

Le regard doit glisser d'un côté à l'autre si possible sans à-coups et sans interruption. Lentement pour commencer, ensuite le rythme s'impose tout seul. Dans ce mouvement, il arrive que l'on sente la nuque se crisper, ou le dos. Il ne faut jamais s'acharner, mais s'arrêter un moment, et réfléchir. Les muscles du dos, dérangés par le mouvement des yeux, ne sont-ils pas en train de faire un chantage pour le faire stopper ? Et pourquoi sont-ils dérangés, pourquoi notre système nerveux est-il en train d'orchestrer ce genre de défenses ?

Page 149: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 152 -

Normalement, ce mouvement dure trois minutes environ pour commencer. Et jusqu'à dix minutes par la suite. Pour terminer, tu fermes les yeux et tu les ouvres. Tu bats ainsi des paupières, énergiquement, pendant quelques secondes avant de te reposer.

Le mouvement suivant aura lieu le lendemain, ou quelques jours

après. 1. Prise de terre par les talons. 2. Prise de terre par le sacrum. 3. Prise de terre par le crâne. Toujours à plat dos tu glisses les

balles sous ta tête. Attention! pas sous la nuque, mais plus haut vers le crâne, un peu plus haut que le niveau de tes oreilles. Tu ouvres ta bouche. Ton menton vers le cou, tu laisses à ta nuque une chance de se laisser aller vers le sol. Attends quelques secondes que ton crâne accepte le contact de cette sorte d'oreiller. S'il te gêne, roule un peu la tête d'un côté et de l'autre. Ensuite, sur le temps de l'expiration, tu presses ta tête sur les balles. Plusieurs fois et de plus en plus fort si le mouvement t'est facile. Bien sûr il ne s'agit pas de s'arc-bouter du dos et des reins pour mieux appuyer la tête. Les balles enlevées, la tête posée, tu prends le temps de percevoir les sensations de ta nuque, de tes épaules, et de ton crâne.

Page 150: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 153 -

4. Sans soulever la tête, tu esquisses un léger « oui » qui rapproche ton menton de ton cou, ensuite tu esquisses un léger « non ». Recommence, pour essayer de mieux ressentir le contact de ton crâne avec le sol. Après cela, essaie d'esquisser un tout petit rond avec ton crâne sur le sol. Essaie de ressentir la zone de ton crâne, qui est située entre tes oreilles (il faut baisser un peu le menton et allonger ta nuque). C'est cette zone qui tourne sur elle-même, en contact avec le sol.

Au bout de deux ou trois minutes, tu te reposes. 5. Tu ouvres grands tes yeux, tu regardes le plafond au dessus de

toi et tu commences à dessiner du regard un cercle autour de ton visage. Ne bouge pas la tête! Tes yeux seuls se promènent. Leur mouvement circulaire est de plus en plus vaste et si possible très rond. Il est sans à-coups et sans interruption. Non ? Il est au contraire chaotique, biscornu, et tout, sauf harmonieux ? Patience... Tourner ainsi les yeux demande une certaine souplesse dans les muscles des yeux, mais aussi une certaine souplesse de comportement. Bien des gens gardent leurs yeux fixés une fois pour toutes dans une seule direction. Ils ne voient qu'une seule issue à leurs problèmes, et n'ont qu'une seule réponse dans toutes les circonstances de leur vie. Leurs possibilités d'imaginer, de créer sont inertes, comme hypnotisées vers un seul but. De préférence inatteignable.

Et ce mouvement des yeux serait le remède ? Je sais que cela paraît très ambitieux, et pourtant ce mouvement s'il délie nos muscles oculaires, fait mieux encore. Il peut nous aider à porter sur le monde qui nous entoure un regard différent, un regard sans oeillères, plus vaste et plus souple.

On tourne les yeux pendant trois minutes environ pour commencer. On peut aller jusqu'à dix minutes au bout de quelques semaines de pratique.

Pour terminer, quelques battements de paupières énergiques. Environ trois minutes.

Page 151: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 154 -

3

La bouche du tigre

La bouche ? Bien sûr que nous connaissons. Elle est si bien placée dans les zones nobles de notre cerveau. Elle y a un territoire spécial, où les lèvres projetées s'étalent, aussi grosses que nos bras et nos jambes, et un autre territoire pour les gencives, un pour les dents, un pour la langue. Et tout cela veut dire que nous pouvons mouvoir nos lèvres, notre langue, nos mâchoires. Et les percevoir... Sauf quand nous ne pouvons pas. Je connais bien des gens qui se sont usé les dents à serrer leurs mâchoires. Leurs dents se sont usées avant qu'ils se rendent compte de ce qu'ils faisaient. Derrière nos lèvres tendres il y a des mâchoires si puissamment équipées qu'elles semblent appartenir à une autre ère. Ce n'est pas tellement les dents, mais les muscles. Et comme broyer et dévorer n'est plus de mise pour nous, nous serrons. Nos formidables muscles masticateurs sont occupés à serrer sans relâche, jour et nuit. Quoi ? Rien, le vide... Enfin, rien de visible. Parfois la nuit on a les dents qui grincent, comme si la bouche se débattait dans le sommeil pour que rien ne parvienne au-dehors. Il faut dire qu'une bouche humaine c'est souvent plein de souffrance et de cris que l'on retient, bien serrés, entre les dents, afin qu'ils ne profitent pas d'un moment de surprise pour s'échapper. Notre système nerveux se charge de bloquer nos mâchoires. Avant d'avoir des dents, nous avons serré nos gencives.

Page 152: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 155 -

C'est une longue habitude de serrer nos mâchoires sur une peine qui est indicible parce qu'elle vient d'un temps où nous n'avions pas l'usage de la parole. Allaitement, sevrage, ah maman, maman... Comment imaginer quelqu'un en train de souffrir, dans son corps d'adulte, des peines de sa première enfance ? Et pourtant...

Et la peur, la colère, les refus d'autrefois comment s'en débarrasser maintenant, comment dissoudre les déchets qu'ils ont laissés dans le corps ? Si la détresse paralyse au point que l'on n'ait pas d'autre choix, il faut évidemment se confier à un thérapeute, un psychanalyste par exemple, pour essayer de traduire ce que l'on a vécu avant d'avoir su articuler des mots, en mots. Mais la plupart du temps notre système nerveux s'arrange pour nous laisser une certaine marge de manoeuvre, suffisante pour que nous ne puissions même pas localiser nos blocages musculaires. Nous ne sommes pas paralysés par nos tensions, nous ne sommes pas handicapés par nos mâchoires nouées, nos mouvements sont réduits, nous avons du mal à écouter les autres -oui, il y a une relation entre l'audition et les muscles des mâchoires -, et nous avons du mal à nous faire écouter, mais au fond tout cela nous paraît plus ou moins normal, fatal, dans notre société si difficile...

Je ne propose pas une réforme de la société, mais je propose que l'on fasse le tour de sa propre bouche. Différencier les mâchoires des lèvres, et les lèvres de la langue. Apprendre ce que l'on pourrait faire avec les muscles de sa bouche, mais que l'on ne fait pas, parce qu'on ne peut pas. Apprendre des mouvements infimes et qui libèrent des couches de tensions stratifiées, des mouvements simples qui nous font la langue vivante et la parole plus fluide.

Page 153: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 156 -

Page 154: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 157 -

La mâchoire

1. Prise de terre par le sacrum (cf. p. 152). 2. Tu te couches à plat dos, les jambes fléchies. Tu ouvres ta bouche lentement. Tu la refermes. Tu l'ouvres encore. Avec tes doigts tu essaies de localiser les articulations de tes mâchoires.

La plupart des gens touchent poliment les coins de leurs lèvres et ne semblent pas se croire capables d'avoir autant de dents et des mâchoires si larges qui s'articulent haut près de leurs oreilles. Il faut chercher au-delà des molaires et des dents de sagesse... Pour trouver quoi ? Les muscles masséters. Courts, épais, ils rattachent notre mandibule - la mâchoire inférieure - aux os du crâne. On dit qu'ils sont « élévateurs » de la mâchoire ; ce sont eux les muscles d'acier qui nous font serrer les dents.

Tu appuies brièvement sur tes masséters, ouvrant un peu la bouche. Oui, c'est douloureux. On serre les dents à s'en faire mal, on ne le sait pas. 3. Bouche entrouverte, essaie de diriger ta mandibule vers la droite. C'est un minuscule mouvement. Ta mandibule va à droite et revient au milieu, c'est tout. La tête ne bouge pas. Tes yeux sont grands ouverts.

Essaie de savoir ce que tu fais. Qu'est-ce qui bouge dans ce mouvement? Ta mâchoire, mais quoi encore ? Est-ce que tes lèvres ne sont pas en train de se contracter, et ta langue ? Certaines personnes aux masséters très rigides n'arrivent pas à remuer leur mâchoire et pourtant elles sont persuadées qu'elles le font. En fait, elles bougent seulement les lèvres, qu'elles ne distinguent pas de leurs mâchoires.

Ce mouvement latéral fait mouvoir des muscles « masticateurs » qui sont beaucoup moins puissants que les masséters ; ils sont peu habitués à bouger consciemment. Après le côté droit, tu essaies le côté gauche. Il se peut que l'on retrouve dans le mouvement de la mâchoire les mêmes difficultés déjà observées avec un côté de son corps.

Page 155: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 158 -

Page 156: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 159 -

Ensuite tu essaies un mouvement de la droite à la gauche, sans à-coups, sans violence. Il ne s'agit pas de donner des coups de menton à droite et à gauche. Tes lèvres restent souples, passives. Environ trois minutes pour commencer.

Avant de poursuivre, il est bon de laisser au moins une nuit se passer. Il arrive que l'on fasse des rêves un peu remuants après avoir pris conscience d'avoir une paire de mâchoires. La langue

1. Prise de terre. 2. Tu es couchée à plat dos. Tu ouvres ta bouche (c'est déjà plus facile ...) plusieurs fois. Tes yeux sont toujours grands ouverts. Ta langue occupe beaucoup de place, elle s'étale, se couche sur le plancher de ta bouche et se laisse promener, passive, selon le mouvement de ta mandibule.

Maintenant, contracte ta langue. Sors-la de ta bouche. Laisse-la à l'air libre. Écarte tes dents. Écarte tes lèvres. Essaie de ne jamais bloquer ton souffle. Concentre tes forces sur ta langue. Elle est très musclée. Dix-sept muscles pour elle toute seule. Essaie d'en faire un cône, une pyramide plantée au milieu de ta bouche. Et de relâcher tes lèvres tout autour.

Les premiers essais... « On ne fait pas toujours ce qu'on veut avec sa langue. » Difficile d'ouvrir vraiment la bouche. Difficile d'écarter les lèvres. Difficile de vraiment contracter la langue, et de ne pas la replier comme une crêpe bretonne.

Quelques instants la première fois. Ensuite jusqu'à cinq minutes sans relâcher la langue. 3. Tu te reposes et tu laisses venir les sensations dans ta langue et autour de ta langue, et plus loin, dans les zones éloignées de ta langue. Elle est riche en vaisseaux sanguins et très riche en nerfs.

Page 157: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 160 -

Elle plonge ses racines plus loin que la bouche, dans la gorge ; elle est liée au pharynx et au larynx et sous l'influence, elle aussi, de notre système nerveux autonome.

Page 158: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 161 -

4

L'oreille du tigre

On ne voit rien de l'extérieur, il ne s'agit pas d'un nouveau mouvement pour apprendre à remuer le pavillon de l'oreille. Tout se trouve à l'intérieur, dans la cavité de notre « oreille moyenne » qui est creusée dans l'épaisseur du rocher de l'os temporal de notre crâne ou se cache un muscle minuscule et très sensible au monde environnant. Il vibre au moindre son, et continuellement; il travaille plus qu'aucun autre de nos muscles. Notre coeur, qui se repose à demi sur l'un de ses temps de battement, ne travaille pas autant que lui. Il mesure tout juste six millimètres deux, on l'appelle le muscle de l'étrier. J'aurais pu le passer sous silence puisque, après tout, si ce muscle n'est pas en bonne santé, je n'ai pas de solution immédiate à proposer. Mais me taire, alors que notre organisme tout entier, à travers lui, réagit aux sons, ne me paraît pas une chose à faire. J'ai été très impressionnée d'apprendre comment ce tout petit muscle porte l'écrasante responsabilité de notre équilibre musculaire, organique et psychique. S'il se bloque, tout se désorganise dans notre corps, et tout se décale. Notre cerveau n'est pas stimulé comme il le faudrait. Il reçoit les influx du monde extérieur, mais comme assourdis, filtrés. Le filtre s'installe très tôt dans nos oreilles. Dans le ventre maternel nous sommes déjà tout ouïe, et la voix qui nous parvient à travers le liquide amniotique nous comble d'aise, ou de malaise.

Page 159: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 162 -

Page 160: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 163 -

Une voix charrie tant de choses avec elle, dans ses vibrations. Pour un être qui n'a pas la possibilité de s'enfuir de l'utérus -il le pourrait mais ce serait mortel si la voix familière le blesse, il n'y a qu'une solution, filtrer le son. Et c'est ainsi que l'on bloque le muscle de l'étrier, très tôt formé.

Par la suite les occasions sont nombreuses d'avoir à filtrer les sons, les paroles, les phrases qui font mal. C'est une protection, et c'est une prison. Les sons, les voix ne sont plus intactes, ils nous parviennent distordus, altérés. Il manque des graves, il manque surtout des aigus. Nous sommes obligés d'inventer ce qui manque, de le reconstituer, d'interpréter et de continuellement faire « comme si ». Nous ne sommes pas sourds, nous entendons, mais écouter nous est quasi impossible. Notre énergie s'y épuise et la fatigue s'accumule. Notre voix - tout comme cette première voix que nous avons perçue -devient une voix de fatigue, de peur, de colère, et d'agressivité car on devient agressif à perdre la moitié du monde environnant, la moitié sonore. Et qu'arrive-t-il ? La plus grande injustice. Notre voix arrive aux oreilles des autres qui nous entourent et notre voix de souffrance les fait souffrir. En même temps qu'ils souffrent, ils se mettent à nous détester de les faire souffrir. Les choses se passent à notre insu, à leur insu. On n'a pas vraiment quelque chose à se reprocher. « On ne s'entend pas, c'est tout... »

On ne s'entend littéralement pas. Les vibrations des voix qui nous entourent et les vibrations de notre propre voix ne s'accordent pas. Notre propre voix elle-même au lieu de nous faire du bien, nous fatigue.

Notre cerveau se nourrit des vibrations sonores environnantes. Leurs stimulations lui sont indispensables pour se recharger en énergie.' La première source de vibrations bienfaisantes, c'est notre propre voix. Encore faut-il qu'elle soit « complète », c'est-à-dire qu'elle puisse elle-même émettre des fréquences assez riches.

Page 161: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 164 -

Elle ne le peut pas si notre oreille - bloquée par son filtre - est incapable de percevoir ces fréquences. Notre voix ne peut reproduire que les sons perçus par notre oreille. Les autres sont perdus pour l'oreille et pour la voix. Perdus sans espoir? Eh non. On peut agir sur les muscles de l'oreille moyenne, sur l'étrier entre autres. Même s'il est bloqué depuis longtemps on peut l'apprivoiser, lui apprendre à vibrer, à ne plus avoir peur des sons, à les laisser parvenir au cortex. Un diable d'homme fait ce genre de « cure », le professeur Tomatis. Il a mis au point des appareils électroniques et sophistiqués qui envoient à l'ouïe en manque les sons nourriciers'. C'est par lui que j'ai été convaincue de l'importance des sons pour notre équilibre physique et psychique. Il poursuit ses travaux depuis des décennies, suscitant des controverses passionnées et des enthousiasmes également passionnés. Je l'ai entendu faire des portraits hallucinants de vérité avec seulement une « courbe d'écoute » en main, c'est-à-dire un graphique des sons perçus ou non perçus. La forme de notre courbe retrace l'histoire de notre vie, elle montre la manière dont on s'entendait jadis avec sa mère, ou avec son père. Et s'il y a eu rupture avec la voix familière, elle indique à quelle époque de notre enfance. Elle montre la santé ou les problèmes de nos organes internes, coeur, poumons ou intestins. Et l'état de nos muscles, les torsions de notre colonne. Et le niveau de ces torsions. Et l'appétit pour le sexe... A qui sait écouter, notre voix ne sait rien cacher.

J'ai appris que certaines fréquences des sons visaient les jambes, le bassin et d'autres le cortex. Certaines nous conduisent à la dépression (les sons graves) et d'autres nous rechargent en énergie. 1. Le Pr Tomatis a publié de nombreux ouvrages traitant de ses recherches sur l'audition, la voix, le langage. Entre autres: L'Oreille et la Vie, Ed. Robert Laffont; L'Oreille et la Voix, Ed. Robert Laffont.

Page 162: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 165 -

Mozart parle à notre cortex, lui fait du bien, nous rend plus allègres, plus intelligents. Et après Mozart ? Encore Mozart et toujours lui. Sous toutes les latitudes, tous les climats, toutes les ethnies, la musique de Mozart a une action physiologique souveraine.

Page 163: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 166 -

5

Le cou du tigre

Je connais très peu de gens dont la nuque soit libre et déliée, et saine, comme la nature le voudrait. « Cela ne se commande pas », me dit-on en enfonçant la tête dans les épaules. Et je vois bien que ce besoin de rentrer le cou a quelque chose d'incontrôlable. Un besoin de se protéger, une sorte d'instinct très fort. Une peur, peut-être, que quelque chose du corps ne vienne à passer vers la tête ? Ou l'inverse ?

Anatomiquement, il passe pourtant beaucoup de choses dans le cou : des vaisseaux, des nerfs, des conduits tous plus vitaux les uns que les autres. Et le passage se resserre entre la tête et le corps, il est étroit. Et l'instinct ne devrait-il pas au contraire nous pousser à mettre à leur aise les précieux conduits qui transportent le sang, l'influx nerveux, la nourriture, le souffle ? Ne devrait-il pas éviter que nos carotides soient comprimées, et nos jugulaires, et l'oesophage et le pharynx, et le larynx et la trachée? Sans parler de la thyroïde qui est proche, et du réseau de notre système autonome qui naît à la base de notre crâne. Mais non. L'instinct ne réfléchit pas, il réagit dans l'instant, comme si nous étions dramatiquement en danger. C'est plus fort que nous, nous ne faisons que raidir les muscles de notre nuque comme si nous luttions en permanence pour nous tenir la tête hors de l'eau.

Page 164: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 167 -

Le seul moment où notre nuque se détend c'est dans nos rêves. Je veux dire pendant le moment de notre sommeil où nous rêvons. Notre corps n'en fait alors qu'à sa tête, nos yeux ont un mouvement latéral rapide, notre sexe est en érection (à n'importe quel âge et que nous soyons homme ou femme), et les muscles de notre nuque se relâchent enfin... Je laisse à qui voudra le soin de faire une connexion entre ces actions simultanées et nocturnes.

A l'état de veille, j'avoue qu'il n'est pas facile de relâcher la nuque. D'abord, les sensations sont trompeuses; si les muscles de la nuque sont crispés et que l'on essaie de les allonger, il s'ensuit une impression de tension. Et pourtant, c'est là qu'ils se détendent, c'est au moment où ils s'allongent. Mais en allongeant nos muscles, nous passons par la phase que nous voulions inconsciemment éviter, celle de commencer à percevoir qu'ils étaient raccourcis.

« Allongez votre nuque » sont les trois mots qui amènent le plus de perplexité sur les visages. « Quelle nuque ? », me dit en pointant le menton une dame venue pour que je soigne son arthrose cervicale. Aussi je demande plutôt que l'on grandisse. Mais alors, c'est rarement par la nuque que l'on grandit, c'est par les yeux.

Comme un éternel enfant on tend le visage et on lève les yeux vers un adulte toujours plus grand que soi, un adulte géant. On s'efforce de chercher un repère et un modèle en dehors de soi. Et, bien sûr, on ne fait que se rapetisser davantage.

Parce que nous élevons notre regard vers le plafond, nous croyons que notre nuque s'élève aussi. A force d'accorder tous les pouvoirs au sens de la vue, nous finissons par confondre et croire qu'il suffit de diriger nos regards dans une direction pour que le reste de notre corps y soit aussi.

Pour parvenir à faire la différence entre nos yeux et notre nuque, la fontanelle postérieure qui est placée au sommet du crâne est notre meilleur repère; elle est comme un troisième oeil prenant le dessus après avoir eu trop longtemps le dessous.

Page 165: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 168 -

Page 166: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 169 -

Quand la base de notre nez et la base de notre oreille sont sur un même plan, notre nuque prend le bon départ. Elle est prête à s'allonger et le double menton, provisoire, qui vient de se former s'effacera peu à peu. Les souvenirs de l'enfance

Pour le travail de la nuque la mise en place de tout le corps doit être aussi précise que possible. Tu t'assois sur un tabouret, ou une chaise, les cuisses, les jambes, les chevilles réunies et les pieds fermement appuyés sur le sol. Avec trois doigts tu saisis le haut de ta nuque, juste au-dessus du crâne. Ici se cache une zone qui est souvent la plus contractée de toutes, « souvenir de l'enfance », d'après la médecine chinoise traditionnelle1.

Tu essaies de saisir fermement la peau et aussi les muscles qui naissent à cet endroit. Ton coude est dirigé vers l'avant. Bouche ouverte et la nuque haute, tu baisses un peu la tête comme pour dire « oui », sur l'expiration. Ensuite tu glisses tes doigts un peu plus bas et tu baisses à nouveau la tête sur l'expiration... Et ainsi de suite, sept fois, tout le long de ta nuque. Compte à voix haute jusqu'à sept. Pourquoi sept ? Parce que nous avons sept vertèbres cervicales. 1. En acupuncture cette zone se trouve sur le « méridien de la vessie ». Ce très long méridien commence au coin interne de l'oeil, monte par le front et le cuir chevelu au sommet du crâne, redescend par-derrière, longe toute la colonne vertébrale, l'arrière des jambes, et finit au coin de l'ongle du petit orteil. Une de ses branches, pour certains acupuncteurs, appartiendrait à notre système nerveux autonome. Le point 10 qui nous intéresse, est situé « sur la nuque, au niveau de l'insertion du trapèze sur les occipitales... » Et par lui on traite l'énurésie, les frayeurs nocturnes, l'impuissance, les algies du cou, la migraine. D'après Le Massage dans la médecine

chinoise, Dr Borsarello, Ed. Maisonneuve, 1971.

Page 167: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 170 -

Page 168: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 171 -

En baissant un peu la tête, passe tes doigts sur chacune des bosses osseuses - les épineuses - de tes vertèbres... « Moi, j'en ai seulement trois ! Et moi deux ! », Me dit-on souvent. Si nos muscles sont très contractés, les cervicales - et leurs épineuses tassées les unes contre les autres - fuient vers l'avant du cou, on ne les trouve pas. Parfois, et surtout avec l'âge, on a l'impression que l'une d'elles grossit, la septième, celle qui est à la jonction de la nuque et du dos. Bien entendu elle ne grossit pas, ce sont les autres vertèbres au dessus qui s'enfoncent en avant vers le cou... Cette vertèbre, la « bosse de bison », reprend son aspect normal, et la cellulite qui s'était installée autour d'elle disparaît, quand ses malheureuses soeurs du dessus parviennent à s'aligner.

Voici une nuque vue par l'IRM, dont j'ai déjà parlé. On peut voir la masse des muscles de la nuque, et aussi la graisse qui s'est installée au voisinage de la septième des cervicales.

Je remarque que les gens qui souffrent de leur nuque ne savent rien d'elle, à part qu'elle leur fait mal. Et n'en ont jamais rien su. On dirait qu'une zone morte dans le corps devient très vulnérable à toutes les agressions. Comme si les tissus irrités par les bronchites, laryngites, pharyngites, amygdalites, et tous les maux en « ite » qui touchent si souvent la région du cou, ainsi que les arthroses, lordoses et autres maux en « ose », voulaient rappeler à leur manière qu'ils sont tout de même en vie.

La droite et la gauche

Tu places le tabouret contre un mur. Assise, les jambes et les pieds en place, tu essaies de plaquer ta colonne de tout son long à ce mur. Attention, sans bloquer ton souffle et sans faire ressortir tes côtes en avant dans cet effort. Tu roules légèrement ta tête appuyée au mur, cherchant le contact assez bas, entre tes oreilles.

Page 169: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 172 -

Page 170: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 173 -

Tu immobilises la tête et tu saisis à pleine main ton trapèze droit - un large muscle posé comme un châle sur tes épaules, en fait solidement attaché de ta nuque à ton omoplate, et tu le soulèves un peu. Il est souvent contracturé comme si l'on portait le poids du monde sur les épaules. Tu ouvres la bouche et, sur l'expiration, tu avances un peu l'épaule droite. Une dizaine de fois.

Ensuite, tu « fais » le trapèze gauche. Toujours assise, les mains, paumes en l'air, posées sur les genoux,

tu tournes lentement le visage vers ton épaule droite. Tu ouvres ta bouche et tu essaies d'infimes mouvements des yeux pour mieux voir le mur. Ce sont de minuscules va-et-vient où, le visage toujours tourné vers la droite, tu essaies de regarder le mur par le coin de ton oeil droit et relâches aussitôt l'effort en laissant errer ton regard dans la pièce. Une dizaine de fois. Reviens lentement au milieu, la nuque haute.

Recommence à tourner ton visage vers la droite. Ouvre ta bouche. L'oreille droite en contact avec le mur, les yeux bien ouverts, tu souffles, la bouche grande ouverte, en direction de ton épaule droite. Une dizaine de fois.

Reviens très lentement au milieu, la nuque haute. Le contraste est parfois très fort entre les deux côtés...

Mets-toi à plat dos, les jambes fléchies, roule très légèrement la tête sur le sol, et laisse venir les sensations de ta nuque. Tu « feras » ensuite le côté gauche. Entre la fontanelle et le coccyx

Assise sur le tabouret, les deux ischions bien posés, la colonne aussi longue que possible, les avant-bras sur les cuisses, tu serres fortement les paupières mais tu entrouvres la bouche. Sur l'expiration, tu lâches doucement la tête en avant. Imagine que c'est ta fontanelle postérieure qui « voit » à la place de tes yeux et conduit le mouvement de ta tête. Attention, ta nuque reste longue, ton cou aussi.

Page 171: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 174 -

Page 172: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 175 -

Il se peut que tu ressentes des tiraillements entre les omoplates ou à la région lombaire. C'est que le tigre essaie de s'allonger. Serre les paupières un peu plus fort. Appuie fermement tes deux ischions sur le tabouret et reviens, la tête haute. Essaie de ne pas perdre un millimètre de ta taille entre ta fontanelle et ton coccyx. Intéresse-toi à ces deux repères osseux à l'arrière de ton corps. Ce sont les deux pôles sensibles entre lesquels le tigre s'étire. Bientôt, ils te seront aussi familiers que les doigts de ta main.

Les paupières serrées, la bouche grande ouverte, fléchis à nouveau la tête, sur l'expiration. Une dizaine de fois. Ensuite, tu te reposes à plat dos.

Les muscles des paupières ne sont pas considérés comme les antagonistes des muscles de la nuque. Mais je remarque que le fait de les serrer activement fait s'allonger la nuque avec moins de difficulté.

Page 173: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 176 -

Page 174: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 177 -

6

Le souffle du tigre « Je ne sais pas respirer » : ceux qui viennent m'annoncer cela, je

regarde leurs mâchoires serrées, et leurs yeux, et leur nuque. Je voudrais les consoler et leur faire oublier ce défaut, cette incapacité supplémentaire dont ils s'accablent.

Je comprends bien que l'on ait soif d'oxygène, soif de respirer, c'est naturel - comme boire, justement, et manger. Mais cela ne s'apprend pas. Autant dire : « Je ne sais pas avaler. » Si l'on ne respire pas, c'est que cela ne passe pas, on a le corps noué. La nuque, les reins, s'ils sont rigides, entravent la respiration. Et même l'arrière des jambes. Ce n'est pas dans les jambes que l'air pénètre, et pourtant on respire aussi avec les jambes. L'enchaînement des muscles du tigre fait que le diaphragme est bloqué dans sa course normale si les jambes sont bloquées.

La respiration commence à se dénouer par le haut, mais elle est vraiment libre quand, à l'arrière, et d'un bout à l'autre du corps, toute la chaîne musculaire est dénouée. Les muscles du visage, s'ils sont rigides, ne laissent pas entrer l'air dans les poumons, et surtout ne le laissent pas sortir. Ils le laissent, mais à peine, juste de quoi survivre. L'air est un élément de contact avec le monde extérieur, et nous avons assez de vieilles raisons de fuir le contact. Le meilleur moyen de rassurer notre système nerveux, c'est de lui permettre de faire de nouvelles expériences, et des expériences agréables, capables d'effacer la mémoire pénible des programmes anciens. Jouir de la mobilité de ses yeux est une expérience agréable.

Page 175: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 178 -

Et pouvoir enfin ouvrir les mâchoires à son aise. Et c'est ainsi que, sans le savoir, en commençant à travailler les yeux, la langue, on commence à faire les meilleurs exercices de respiration, les plus efficaces.

La nuque est une pièce maîtresse de la respiration. Il ne faut pas espérer libérer la respiration si la nuque elle-même n'est pas libre. Le nerf phrénique naît de C 4, la quatrième de nos vertèbres cervicales, et se colle ensuite à la plèvre de nos poumons avant de pénétrer le diaphragme dont il commande les mouvements. Et le nerf pneumogastrique passe par notre cou avant de se rendre dans les poumons, le coeur, l'abdomen. C'est un grand maître de notre système nerveux autonome.

Il n'y a pas de mouvement pour « apprendre à respirer » puisque tous les mouvements qui libèrent la musculature libèrent aussi le souffle. Et pendant ces mouvements on allonge la nuque, et l'on ouvre la bouche en grand. Cela ne veut pas dire qu'il faut se promener et respirer ainsi toute la journée, mais c'est ainsi que le diaphragme est vraiment aidé dans ses mouvements d'expiration.

C'est ici, à ce niveau, que les choses se passent. Les muscles des côtes et du ventre, s'ils ont la permission de bouger, réveillent le plexus solaire, au carrefour du système nerveux végétatif, juste sous le diaphragme, où croisent les nerfs sympathiques et les deux nerfs pneumogastriques.

La respiration, pour être libre et complète, est toujours silencieuse. Certaines personnes font grand bruit avec les lèvres, et surtout la gorge, qu'elles serrent en faisant entendre un ronflement de tuyauterie entartrée. Leur propre bruit semble les rassurer en leur prouvant qu'elles sont bien en train de respirer. Mais elles n'ont, hélas, que le bruit, et pas le mouvement effectif, et libérateur, de la respiration.

Page 176: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 179 -

Elles me font penser à ces femmes qui souffrent de frigidité et poussent des cris d'extase pendant que leur sexe reste endormi.

Page 177: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 180 -

7

Tigre sans coeur ?

On pourrait croire que le tigre n'a pas de coeur. Je veux dire que le tigre et le coeur n'auraient pas de liens entre eux. La preuve : tous ces exercices destinés à faire battre le coeur des gens, comme s'il s'agissait de vieilles montres mécaniques, ou de vieux réfrigérateurs, ou de vieilles bagnoles, n'importe quoi de mécanique et rouillé qu'il faudrait secouer pour que cela marche.

La santé de notre coeur ne dépend pas seulement du nombre de battements qu'il est capable de fournir à la seconde. Et rien ne sert de vouloir exercer son coeur pour qu'il soit capable de débiter davantage de sang dans les artères. Si l'on s'acharne à « muscler » son coeur par des exercices, il devient certes plus gros, mais pas forcément plus sain. Et parfois même pathologique. D'après un cardiologue américain, le Dr Solomon, la plupart des gens qui se dépensent en exercices pour la « santé de leur coeur » sont dans une totale confusion. Ils ne tiennent pas compte de l'environnement de leur coeur - artères coronaires et poumons - et croient qu'il suffit d'accroître les performances du muscle cardiaque pour être en bonne santé. Mais un coeur « plus fort » n'est pas obligatoirement un meilleur coeur. Il peut débiter davantage de sang, mais cela ne veut pas dire que les cellules de notre corps en deviennent capables d'utiliser l'oxygène de ce sang.

Page 178: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 181 -

A force de s'exercer avec une certaine intensité on finit par obtenir l'« effet d'entraînement ». C'est le but, écrit le Dr Solomon, des exercices « aérobics » destinés à produire une série de modifications physiologiques : « rythme cardiaque au repos plus lent quand on reste inactif; rythme cardiaque plus lent et pression sanguine plus basse quand on s'exerce au niveau maximum; retour plus rapide au rythme cardiaque de repos après la fin des exercices ». Malheureusement, ajoute-t-il, « il n'existe aucune preuve qu'un rythme cardiaque plus lent au repos soit plus sain qu'un rythme cardiaque un peu plus rapide, ni qu'un retour plus rapide au rythme cardiaque de repos après qu'on a pris de l'exercice soit intrinsèquement bénéfique. Personne n'a jamais mis en évidence aucun avantage biologique découlant d'un coeur qui bat plus lentement1 ».

La longévité ? Si l'on disposait à sa naissance d'un nombre déterminé de battements de coeur, il vaudrait mieux, en effet, avoir un rythme cardiaque lent pour économiser son capital de battements. Mais il n'en est rien. « Personne, à sa naissance, ne dispose d'une attribution fixe de battements de cœur ! »

Si tous ces efforts déployés pour un coeur plus performant, à fort rendement, avec des battements quasi réglables, sont incapables d'améliorer notre santé, pourquoi s'acharner ? L'attrait du profit pour les uns, et pour les autres les séductions de la mode, et aussi la caution médicale, d'après le Dr Solomon, qui écrit : « En dépit de leur formation scientifique, les médecins sont des consommateurs comme les autres, tout aussi susceptibles de se laisser embobiner par le battage publicitaire que le reste de la population2. »

Mais un coeur qui bat trop fort, ou tout à coup, un coeur incontrôlable qui palpite de colère, de peur et d'angoisse, c'est encombrant. 1. Dr Henry Solomon, Le Sport à tout prix, Éd. Payot, 1985. 2. Ibid.

Page 179: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 182 -

Et peut-être que c'est ce coeur-là que l'on voudrait oublier. Il serait tentant d'avoir à la place une mécanique que l'on peut ralentir, accélérer, contrôler, régler pour qu'elle ne fonctionne pas au rythme de nos émotions, mais seulement à un rythme que l'on peut déter-miner à l'avance. Sauf que les efforts pour obtenir un coeur aussi confortable ne font que nous raidir le corps, les muscles du cou et du dos, par exemple -, tous les muscles du tigre, en fait. Et les muscles du tigre, capables de nous cabosser la colonne et le thorax, suffiraient à eux seuls à gêner le fonctionnement de notre coeur qui est posé directement sur notre diaphragme. De plus, notre coeur est sous l'influence de notre système nerveux autonome, dont les ganglions se relaient tout le long de notre colonne vertébrale, et les exercices déployés en nous tassant les muscles gênent évidemment nos tissus nerveux. Ainsi, on peut s'acharner à fortifier son coeur et, dans le même temps, s'acharner sans le savoir à l'entraver.

Page 180: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 183 -

Page 181: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 184 -

8

Le tigre fait des pieds et des mains

Le haut

Le tendre et le coriace.

Tu t'allonges à plat dos les jambes fléchies, tu installes ta nuque le plus près possible du sol, et tu commences à ouvrir la bouche en grand. Tu lèves tes deux bras vers le plafond, les épaules appuyées au sol. Tes bras ont un sens, un envers et un endroit. Les muscles de nos bras, les nerfs et les vaisseaux sont à leur aise quand ils sont orientés selon leur structure anatomique. S'ils sont tordus sur eux-mêmes, le coude regardant d'un côté, le poignet et le dos de la main de l'autre, l'influx, comme dans un tuyau d'arrosage tortillé, circule mal. Dans cette position, tu places tout le tendre de ta peau en dedans et tout le coriace en dehors. Je m'explique : la peau de ton bras et de ton avant-bras est plus fine en dedans, c'est-à-dire vers le milieu de ton corps. Et la pulpe de tes doigts est plus fine que ne le sont tes ongles. En dehors, la peau qui porte poils et ongles est plus épaisse.

On fléchit un peu les coudes si l'on n'arrive pas à orienter le tendre avec le tendre. Mieux vaut raccourcir un peu les bras, en fléchissant, que de les avoir tordus. Sur le temps de l'expiration, bouche grande ouverte et les yeux aussi, tu pousses un peu tes doigts vers le plafond.

Page 182: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 185 -

Page 183: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 186 -

Tes coudes, tes épaules, tes omoplates, et même tes premières côtes participent au mouvement. Tes épaules reviennent se poser au sol sur le temps de l'inspiration, mais tes bras restent levés. Tu continues ainsi à tendre tes bras sur l'expiration et relâcher un peu sur l'inspiration. Trois minutes environ.

Les bras posés le long du corps, tu observes... Certaines personnes qui se plaignent d'avoir une mauvaise circulation dans les extrémités hésitent à faire ce mouvement de peur que leur sang « ne circule plus ». Elles s'aperçoivent très vite qu'il circule mieux, au contraire, et que leurs mains enfin reliées au reste de leur corps se réchauffent. D'autres - souvent les mêmes - peuvent ressentir une certaine anxiété les bras tendus, en silence, vers un plafond luimême muet. Il est vrai que cette situation peut faire resurgir des frustrations et des chagrins très anciens. Mais elle aide également à les surmonter, et à trouver réconfort et bien-être dans un corps d'adulte, autonome. Des angles et des cercles.

Tu es à plat dos, les jambes fléchies, les bras le long du corps. Tu installes ton bras droit avec le coude, le dos de la main, les ongles des doigts posés sur le sol. Le « tendre » de ta peau est orienté vers le plafond. Lentement, tu écartes ce bras du corps jusqu'à l'angle droit. L'épaule, le bras et le coude appuyés au sol, tu soulèves ton avant-bras droit vers le plafond et tu commences à replier tes doigts, sans les crisper mais à fond, c'est-à-dire que tu sens l'extrémité de tes ongles dans ta paume. Ensuite, replie ton poignet, fléchissant ta main sur ton avant-bras, à angle droit. Les muscles de l'avant-bras sont parfois si raides qu'il faut au début une main amie pour les aider à fléchir.

Attention, ton épaule reste posée et ton biceps ne se contracte jamais. Tu souffles bouche grande ouverte pendant une dizaine de respirations.

Toujours dans cette position du bras et de l'avant-bras droit, tu renverses ta main, orientant ta paume vers le plafond, allongeant tous tes doigts.

Page 184: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 187 -

Tenir une balle dans la paume peut aider au début à mieux ouvrir la main. Pendant une dizaine de respirations.

Très lentement et sans changer la position de ton épaule, de ton bras et de ton avant-bras, tu commences à faire tourner ta main, les doigts tous bien dépliés. Imagine que ton médius conduit le mouvement de ta main qui est en train de décrire un cercle, le plus vaste possible, autour de ton avant-bras qui, lui, reste vertical et ne change jamais d'orientation; le tendre reste du côté du tendre, c'est-à-dire que ta main tourne, mais pas ton avant-bras.

C'est un mouvement qui n'a l'air de rien, et qui est difficile, car nous avons des raideurs insoupçonnées dans les poignets. Sans le vouloir, nous tournons l'avant-bras au lieu du poignet, et l'épaule se crispe, la respiration se bloque... Ce mouvement aide à différencier les articulations du poignet, du coude et de l'épaule. La plupart du temps, on les confond, et, limitées aux gestes courants, elles remuent en bloc, ce qui est assez pour porter une cuillère à sa bouche, ouvrir une porte, prendre le métro... Mais pas assez pour avoir des muscles et des nerfs déliés.

Ce mouvement a l'avantage de « travailler » la nuque, il est excellent pour débloquer les muscles du haut du dos. Les nerfs issus d'entre nos vertèbres cervicales étendent leur territoire jusqu'au bout de nos doigts, et c'est par le bout des doigts que nous agissons à distance sur la nuque. En faisant travailler l'articulation du poignet dans toute son amplitude, ces mouvements la libèrent, et libèrent aussi dans les muscles un influx nerveux inhabituel et bénéfique.

Le bras droit posé le long du corps, tu peux longuement observer, laisser venir les sensations de ton côté droit, allonger doucement tes* jambes pour observer mieux tout le côté droit... Etre étonnée peut-être de ressentir ta jambe droite plus longue, elle aussi.

Page 185: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 188 -

Page 186: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 189 -

Page 187: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 190 -

A plat dos, jambes fléchies, tu « fais » ensuite le côté gauche. Les archives.

J'appelle cette zone « les archives » car les tensions s'y entassent avec ténacité et dans un endroit un peu à l'écart, comme il se doit pour des archives. On est surpris de découvrir que cette zone, à laquelle on ne s'était jamais vraiment intéressé, est crispée et douloureuse.

Assise, le coude droit en avant, tu cherches le contour de ton omoplate - le bord externe - arrivée à son angle inférieur, tu saisis entre trois doigts ce muscle qui est là, qui s'appelle le grand dorsal et qui vient du bas de ton dos et se dirige vers le haut de ton bras, où il s'attache. A ce niveau il est saisissable et malléable. Mais, attention, il ne faut pas le brusquer. Tu ouvres la bouche et tu le maintiens, le temps de trois respirations profondes.

Ensuite, tu glisses tes doigts en avant, le bras pendant. Tu les poses en arrière de ce muscle qui s'appelle le grand pectoral.

Avec ce muscle on étreint, on serre dans ses bras, et je remarque qu'il est très souvent en tension permanente, serré sur du vide, pour ainsi dire. Il est situé en avant, mais c'est un muscle « rotateur interne » du bras, complice du tigre. Tu l'attires en avant avec douceur, et fermeté. Le temps de trois respirations, bouche ouverte. Le bas

Marcher les pieds fièrement en dehors est, parait-il, la marque de quelqu'un de très assuré. Pour l'assurance, je ne sais pas... Mais je sais que si l'on marche ainsi, en canard, et que l'on ne peut faire autrement, cela veut dire que les muscles de l'intérieur dés cuisses, les adducteurs, sont forcément trop courts et crispés. Et, s'ils le sont, les genoux sont forcément tournés en dedans.

Page 188: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 191 -

Page 189: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 192 -

Et les genoux, tournés en dedans, se cogneraient l'un à l'autre à chaque pas, si les pieds ne venaient à leur secours. Les pieds tournent en dehors, entraînant les genoux moins en dedans, afin qu'ils parviennent à regarder devant eux, dans le sens de la marche. L'axe du pied.

Pour pouvoir nous poser par terre et marcher sans dommages pour nos articulations et sans que nos pieds, en se plaçant dans des directions contraires, contredisent à chacun de nos pas le reste du corps, il faut pouvoir reconnaître leur axe naturel. La structure de nos pieds veut que cet axe passe par le milieu du talon et par le deuxième orteil. J'utilise deux petites baguettes reliées entre elles pour qu'elles restent bien parallèles. Deux rainures du parquet ou du carrelage feront l'affaire, à la rigueur. Avec les baguettes on perçoit l'axe autant qu'on le voit.

Debout, tu installes doucement tes deux pieds selon leur axe précis. Tu allonges tes orteils, tu ouvres ta bouche en grand. Tu souffles, une dizaine de fois. On voit évidemment de drôles de choses plus haut. On voit tout ce que tes pieds, en se mettant complaisamment en dehors, voulaient cacher, les genoux de travers, et les fesses en arrière, et le ventre et le cou en avant... Mais tu essaies seulement d'observer, pour le moment.

Ensuite, tu te poses très doucement par terre et tu fais quelques pas, essayant encore de percevoir l'axe de tes deux pieds. Les bosses.

Tu es assise sur un tabouret, les deux fesses bien posées. Tu mets ton talon droit par terre, dans son axe, et ton avant-pied sur une petite* balle en liège ou en mousse assez ferme. Tu poses tes deux mains sous ta cuisse, près du genou.

Page 190: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 193 -

Page 191: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 194 -

Tu appuies ton avant-pied sur la balle et, très lentement, tu commences à faire aller ton avant-pied à droite puis à gauche sans permettre à ton genou d'accompagner le mouvement - tu le maintiens à deux mains pour qu'il reste immobile et dans son axe. Ton pied a envie de se relever en allant d'un côté ou de l'autre. Essaie de le maintenir parallèle au sol et toujours en contact avec la balle. Ton talon reste vissé au sol.

Allonge tes orteils par-dessus cette balle; cinq petites bosses doivent apparaître sur le dessus de ton pied, ce sont les articulations des phalanges de tes orteils avec leurs « métatarsiens ». Pour la santé du pied, il est indispensable que toutes ces bosses soient apparentes. Elles ne le sont pas .toujours, et pas toutes, car les muscles du dessus du pied, très souvent trop courts, les retiennent prisonnières. Le pied est alors convexe au niveau de ces articulations, mais convexe par en dessous, et couvert de peaux mortes et de cals, parce que les orteils recroquevillés ont du mal à se poser par terre et que cette zone, recevant à leur place le poids du corps, se défend comme elle peut.

Tu souffles bouche grande ouverte. Environ trois minutes. Tu poses ton pied par terre et tu marches un peu, essayant de savoir ce qui vient de changer dans ton pied droit et ta jambe qui se posent plus confiants sur le sol. Et ton dos, et ton épaule ?

Ensuite tu t'installes pour « faire » le pied gauche. La rencontre.

Assise sur le tabouret, les deux fesses également appuyées, tu poses ton pied droit sur ta cuisse gauche. Ton pied autant que possible dans l'axe de sa jambe, tu introduis les doigts de ta main gauche entre les orteils de ton pied droit. Prends ton temps. Souffle. Ensuite, tu fais fléchir tes orteils, jusqu'à voir les cinq petites bosses sur le dessus de ton pied.

Tu sépares doucement tes doigts de pied et tes doigts de main.

Page 192: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 195 -

Avant de « faire » le pied gauche, tu marches un peu, tu laisses s'épanouir tes orteils. La forme.

Pouvoir écarter le petit orteil est indispensable à notre saine morphologie. Pas de « forme » sans ce mouvement minuscule, fait par un muscle minuscule, l'abducteur du cinquième orteil ... Le gros orteil doit aussi pouvoir s'écarter des autres.

Page 193: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 196 -

Page 194: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 197 -

9 Le tigre debout

Les yeux et la bouche, les mains et les pieds, ce n'était pas toujours

facile, mais nous avons travaillé des zones familières, et en vue. Nous arrivons maintenant au plus délicat des passages, dans le milieu du corps. Nous arrivons à la charnière entre les cuisses et le bas-ventre, le dos et les fesses. Nos fesses, si humaines... Il n'y a peut-être pas de quoi s'enorgueillir, mais nous sommes les seuls mammifères à posséder des fesses. C'est notre privilège. Et, juste au-dessus de nos fesses, il y a cette zone dans la colonne, réputée si fragile, que l'on appelle la « charnière lombosacrée ». Fragile, elle ne l'est pas; l'anatomie montre, au contraire, combien elle est puissante avec tous ses muscles renforcés. Si elle est « fragile », c'est d'être trop puissante... Je ne vais pas revenir là-dessus. Cette zone, pour dire la vérité, ne se décide pas à franchir le pas, à devenir tout à fait humaine. « Tous ces passants font penser à des gorilles veules et fatigués, et qui en auraient assez d'imiter l'homme1. » Je ne peux m'empêcher d'évoquer ces mots de Cioran, pour cruels qu'ils soient, en voyant toutes ces courbes de reins, où le postérieur semble toujours à la traîne, de quelques millénaires.

Puisque nos fesses sont spécifiquement humaines, mais pourtant situées en plein milieu du tigre, abordons par elles la question. 1. E.M. Cioran, Écartèlement, Gallimard, 1987, p. 114.

Page 195: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 198 -

Le moyen peut te sembler dérisoire; il s'agit d'un contact avec une balle à jouer un peu ferme comme celle-ci.

Projet ambitieux, puisqu'il s'agit d'acquérir le statut de bipède. Mais aux petits moyens, les grandes causes. Il ne s'agit pas seulement de tenir debout -, nous y parvenons tous, plus ou moins. Il s'agit de tenir d'aplomb sur nos deux pieds sans forcer nos muscles à déployer une activité de tous les instants pour compenser les torsions. Il s'agit de tenir à l'aise, avec élégance et naturel, ainsi que le veut la forme humaine de notre corps.

Tu reviens un peu en arrière, avec l'« axe du pied », ce mouvement où l'on pose les deux pieds sur des baguettes pour en percevoir l'axe. Mais à présent tu es très attentive à tout ce que fait le reste de ton corps, les torsions des genoux, et les fesses en arrière, le cou en avant. Tu essaies de tout ressentir et tout noter.

Page 196: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 199 -

Tu poses doucement tes deux pieds par terre et tu les réunis. Il faut qu'ils soient joints très exactement. Et tes jambes montrent leur forme réelle, leur forme parfaite. C'est-à-dire qu'elles s'effleurent aux chevilles, en haut des mollets, en haut des cuisses. Entre ces trois points, on voit le jour qui se dessine en trois formes oblongues. Non ?

Patience... dans quelques secondes tes jambes seront parfaites. Tu appuies bien tes deux pieds, les orteils allongés, et tu tournes tes cuisses à l'extérieur. La commande de ce mouvement est située à l'intérieur de la hanche, venant de muscles profonds et souvent enraidis. Pour un très petit déplacement du corps, il est intense. Il modèle les jambes et les hanches. Il affine le contour des hanches plus sûrement que toutes les gambades soi-disant destinées à faire des hanches « plates » ; la graisse et la cellulite n'y résistent pas, elles fondent.

Depuis quelques secondes tes jambes sont parfaites, mais... tu perds l'équilibre.

Page 197: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 200 -

Page 198: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 201 -

Tes gros orteils se soulèvent malgré toi et tu te demandes par quelle diablerie tu n'arrives plus à les poser par terre. C'est que ce mouvement de tourner les cuisses allonge tes muscles à l'arrière et à l'intérieur de tes jambes, et sous ton pied. Tu peux voir comment la voûte de tes pieds s'élève et se dessine joliment. Mettre en place les articulations de hanche et du genou est le meilleur remède au « pied plat ». Mais pour cela il faut de la longueur musculaire; arrivés au bout de la chaîne, après la voûte, tes muscles n'en ont plus assez pour que ton gros orteil se pose et s'appuie. Si tu comprends ce mécanisme, tes muscles s'allongeront plus volontiers. Au milieu, le sexe

Comment « travailler » cette zone entre les jambes en faisant semblant d'ignorer ce qu'il y a au milieu, le sexe ? Je remarque que les muscles de l'intérieur des cuisses commencent à se raccourcir un peu avant la puberté, et chez certains n'arrêtent pas de se crisper, enfermant le sexe entre les cuisses. Entre le bas-ventre et le haut des cuisses, les plis de l'aine se creusent; la circulation du sang en est souvent gênée car nous avons là un carrefour important de vaisseaux, et aussi de nerfs. Le sexe comprimé entre les cuisses, on a le postérieur en l'air. Chez beaucoup de mammifères d'espèces autres que la nôtre, cette cambrure, arquant les reins par périodes, est le signal que l'animal est sexuellement prêt, en phase de rut. Je me demande quel signal veulent nous envoyer tous ces corps publicitaires toujours si cambrés, continuellement « prêts »... Il manque toujours l'autre mouvement, complémentaire, celui qui libère. Le postérieur tendu envoie des signaux, mais c'est tout ce qu'il sait faire. Les reins, ainsi rétractés, le restent. Le pubis - et le sexe - reste figés dans un mouvement de recul.

Page 199: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 202 -

Notre espèce est inventive, comme l'écrivait Desmond Morris. Il est sain de savoir varier les positions de l'amour, cependant nous avons besoin d'un « amour personnalisé' », et l'identité du partenaire est pour nous importante. Toutes nos zones érogènes - la bouche, les seins, le sexe - sont situées sur la partie antérieure de notre corps, et « la position face à face est naturelle et fondamentale pour notre espèce 2 ... »

Peut-être les choses sont-elles allées trop vite pour nous et peut-être sommes-nous, là encore, le derrière entre deux ères. Les yeux dans les yeux et tout le « tendre » du corps se faisant face, mais le pelvis rétracté refuse et contredit l'approche des visages.

Tu t'installes à plat dos, les jambes fléchies. Bouche grande ouverte, tu souffles une dizaine de fois. Ton dos se place au mieux sur le sol. Tu essaies de contracter ta fesse droite. Oui, comme un petit clin d'oeil que tu ferais, avec la fesse. Rien ne se passe?... Ou trop de choses... Il en est souvent ainsi au début. Des muscles semblent remuer vaguement dans la cuisse ou le mollet, mais pas dans la fesse elle-même, on ne trouve pas la commande.

Tu glisses la balle sous ta fesse droite, assez en dehors et en bas. Tu te laisses aller sur cette balle, mais sans soulever ta fesse gauche qui reste au sol. Souffle bouche grande ouverte pour faire s'appuyer ton dos au sol.

Tu essaies encore de contracter ta fesse droite, et de la relâcher, et ainsi de suite... Pendant une vingtaine de respirations.

Tu amènes ta cuisse droite sur la poitrine en prenant grand soin de laisser ta fesse droite en contact avec la balle que tu remontes un peu, au besoin. Tu poses immédiatement tes deux mains sous ton genou droit (sans crisper tes épaules) et tu le diriges doucement vers le milieu de ton corps. 1. Desmond Morris, Le Singe nu, Grasset, 1969, p. 76. 2. Ibid.

Page 200: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 203 -

Page 201: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 204 -

Page 202: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 205 -

Si ta cuisse reste en dehors, c'est-à-dire en biais, vers le côté droit, ta région lombaire s'appuie mal et se rétrécit au lieu de s'allonger... Tu tâtes derrière ton genou. De l'os ? Non, les puissants tendons des muscles ischio-jambiers. Ils sont au nombre de trois; deux, très proches l'un de l'autre, sont sur le côté gauche, en dedans de ton creux poplité, un autre est en dehors. Tu leur fais quelques pressions avec tes doigts, bouche grande ouverte, sur le temps de l'expiration. Tu n'appuies pas dans le creux du genou, mais uniquement sur les côtés, sur les tendons, comme si tu voulais les convaincre de se calmer, de s'assouplir.

Page 203: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 206 -

Tu dégages ta main gauche et tu tâtes les tendons qui sont à l'intérieur de ta cuisse droite. Il faut les chercher haut, sur l'os du pubis, près du sexe. Ce sont eux qui font tourner le genou en dedans. Tu écartes un peu la cuisse, et sans brutalité, mais avec fermeté, tu appuies tes doigts sur ces tendons et tu essaies de les convaincre de s'assouplir. Pendant une dizaine de respirations.

Tu poses doucement ton pied droit par terre. Tu enlèves la balle. Tu poses ta fesse droite par terre. Garde les jambes fléchies. Ne t'agite pas. Laisse venir les sensations du bas du dos et laisse-les se répandre dans le reste du corps. Il se peut qu'elles atteignent l'épaule, et le visage... Et que tu ressentes ce qui est visible au-dehors, ton oeil droit agrandi par exemple, et plus ouvert.

Essaie de contracter à nouveau ta fesse droite. Plus vivante, non ? Essaie de contracter la gauche. Elle est comme en bois ? Son tour va venir. A force de serrer les fesses, nous n'arrivons plus à les bouger, ni même à les situer. Un muscle doit pouvoir se détendre pour être capable de se contracter, c'est une loi de la nature...

Debout sur tes deux pieds, tu essaies encore une fois de tourner tes genoux. Quelque chose s'est délié dans la hanche à droite et maintenant elle t'appartient, et ta cuisse aussi.

Page 204: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 207 -

Fais quelques pas, avec ton côté droit si étrangement différent. Pour savoir...

Tu te penches, pour en savoir davantage. Michel a voulu essayer lui aussi ce mouvement. Il s'est penché, lui

aussi. Eh oui... Leur côté droit est fluide et s'allonge... Mais leur côté

gauche est encore replié sur lui-même... C'est très provisoire. Il faut attendre de « faire » aussi le côté gauche. Le tigre à l'envers

Le tigre s'étire ainsi. Il ne peut réellement s'étirer qu'ainsi, des quatre membres et de l'échine. Il lui faut deux baguettes d'environ un mètre de long et d'un centimètre et demi d'épaisseur. Des « demi-ronds ». Elles servent de contact et de guide aux muscles de chaque côté de la colonne.

Tu t'installes à plat dos, les jambes fléchies. Tu glisses les baguettes sous ton dos, l'une à droite, parallèle à ta colonne et distante d'elle d'environ quatre travers de doigts, et l'autre à gauche en symétrie. Comme des rails. A partir de là, il faut des mouvements très précis et lents. On ne doit jamais, je l'ai dit, brusquer le tigre. D'un côté, ce mouvement va faire s'allonger les fibres du tigre. De l'autre côté, ton ventre, le devant de tes cuisses et le devant de ton cou vont se concentrer, et travailler comme jamais.

Bouche grande ouverte, les yeux bien ouverts, tu souffles et tu t'installes au mieux sur le sol et sur les baguettes. Au mieux, cela veut dire le dos posé autant que possible et le corps dans son axe.

Tu concentres ton attention sur les côtés de ton dos et tu amènes ton genou droit vers ta poitrine. Ensuite le genou gauche. Tu réunis tes deux cuisses et tu places aussitôt tes deux mains derrière tes genoux. Tu essaies d'appuyer ton dos de tout son long sur les baguettes, et d'une pression également répartie.

Page 205: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 208 -

Page 206: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 209 -

Tu souffles à fond bouche grande ouverte une dizaine de fois. Tu concentres ton attention sur ton dos appuyé, et lentement, sans

lâcher l'arrière de tes genoux, tu déplies à moitié tes deux jambes. Tu souffles à fond une dizaine de fois dans cette nouvelle position. Tu allonges ta nuque autant que tu le peux. Tu regardes tes cuisses réunies et tes genoux.

Sans lâcher des yeux tes cuisses et tes genoux tu commences à déplier tes jambes. Tes doigts ne quittent pas les tendons de tes muscles à l'arrière de tes genoux. Il y a urgence à souffler, bouche grande ouverte. Le devant de tes cuisses commence à réagir. Ton ventre aussi. Ils essaient de concentrer leurs fibres musculaires et de travailler. Observe.

Observer les timides essais du ventre n'est pas facile car le tigre essaie d'accaparer ton attention. Malgré lui, il doit s'étirer dans cette position. Il résiste autant qu'il peut, il freine surtout derrière les genoux et les cuisses. Et dans le dos, et dans la nuque.

Glisse tes mains plus bas derrière tes cuisses et essaie avec beaucoup de précautions de déplier davantage tes jambes. Garde ton dos en contact. Tes cuisses doivent toujours rester à 90' par rapport à ton corps. Et tes jambes ne doivent jamais partir en porte à faux au-delà de tes fesses.

Observe tes genoux : l'étirement du tigre les fait loucher. Essaie de les remettre dans l'axe, selon la forme parfaite de tes jambes. Il y a urgence à souffler. Et tes pieds ? Essaie de trouver la commande qui les ramène ensemble selon leur axe.

Au début, on peut passer une écharpe sur la plante des pieds, comme contact, pour les aider à se tenir dans l'axe.

Il faut plusieurs semaines de ce travail et souvent plusieurs mois avant de pouvoir étirer le tigre. Les jambes enfin dépliées, un peu séparées, et soigneusement à angle droit par rapport au corps, on déplie aussi les bras et les doigts vers le plafond. Ici, le tigre veut encore résister à l'allongement. Les genoux louchent, ou s'écartent, et les pieds se mettent en biais. Les vieux tours habituels. On essaie de défaire ces ultimes torsions. La nuque se creuse. On essaie de l'allonger. Alors le tigre joue son atout : le souffle bloqué. Les côtes gonflent et le thorax prend une vilaine forme.

Page 207: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 210 -

Ou le bas du ventre gonfle, et le sacrum, qui ne peut s'allonger, se soulève, comme chez toi, ma Lily... On souffle la bouche grande ouverte... Quelquefois, je demande que l'on chante à pleine voix, n'importe quoi, ce que l'on sait.

Quand le tigre cède et s'allonge il arrive ce qui n'était jamais arrivé. Le tendre du corps, tout l'avant depuis le cou jusqu'au bas des cuisses, s'affirme. L'effet est immédiat. Les muscles de l'avant agissent, ils tiennent bon, ils sont efficaces. Ils s'unissent dans l'action. C'est un moment rare, un moment où le tigre devient humain, pour ainsi dire.

Bien sûr que l'on transpire, bien sûr que l'on a les muscles qui tremblent, bien sûr que l'on a soudain froid, soudain chaud. Le système nerveux s'affole. C'est normal. Avoir tellement trimé pour trouver un semblant d'équilibre et se trouver soudain devant une proposition inconnue, avec un influx nouveau dans toutes les fibres du corps...

On replie les jambes sur la poitrine. On reprend contact avec son dos. On prend le temps de souffler. On pose doucement les pieds par terre. On reste les jambes fléchies. On prend encore le temps de souffler une dizaine de fois. Sans se tortiller, on enlève enfin les baguettes.

Le moment qui suit est le plus important de tous. Il ne faut surtout pas se lever d'un bond, s'agiter. C'est le moment où le système nerveux comprend et apprécie ce qui vient de se passer. Il ne faut pas croire qu'il soit voué à la maintenance d'une organisation malsaine. Il ne tient pas à entasser des sensations désastreuses, il ne tient pas à ce que nous soyons bossus et de travers. Seulement, on doit lui laisser quelques secondes. Le dos délié, la nuque souple, la respiration facile, la sécurité du contact avec le sol, il enregistre tout. Il lui faut palper les sensations de plaisir et de bien-être, et c'est ainsi qu'elles peuvent durer, et s'installer dans le corps. Il a besoin de temps pour assimiler les variations bienfaisantes, rassurantes, dans nos muscles. Il faut lui laisser le temps.

Page 208: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 211 -

9 Laisser faire

le tigre Nous allons nous quitter, ma Lily. Si tu le veux, tu peux travailler pendant longtemps, des années, avec ces mouvements que je viens de te donner. Tu peux en jouer comme d'une mélodie, les notes de la gamme sont toujours les mêmes, mais, chaque nouvelle fois, une variation nouvelle te vient au corps. Les notes ne résonnent jamais à la même place, ni de la même manière.

Il faudra revenir au début des mouvements. Tout recommencer. Savoir t'arrêter un moment si ton corps résiste, s'inquiète de ne plus reconnaître rien de ce qu'il connaissait. Ne jamais oublier les prises de terre. Et les tests du début, à refaire parfois, comme repères, pour t'encourager.

Combien de temps faudra-t-il faire ces mouvements pour n'avoir plus besoin de les faire ? Peut-être un mois, le temps de tout recommencer. Peut-être la vie entière... Aucun système nerveux n'est semblable à l'autre. Certains comprennent tout de suite, et d'autres, plus méfiants, ont longtemps besoin de nouvelles preuves pour lâcher leurs défenses.

Je ne peux t'affirmer que tel mouvement est spécifiquement « pour les pieds »,1 et tel autre « pour le dos ». Un mouvement, même s'il ne fait bouger que les muscles du pied, envoie ses échos à travers tout le corps.

Page 209: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 212 -

Notre corps a une propriété peu connue, quasi miraculeuse, un peu mystérieuse. Il peut saisir le moment où les torsions se dénouent, s'emparer de l'impulsion donnée, et se mettre au travail. Seul. Il se libère, et nous embellissons, sans même nous rendre compte de ce que notre organisme est en train de faire. C'est une pulsion forte, comme la vie, et qui le pousse à lisser, modeler, pétrir et guérir les vieilles blessures. Tout ce que nous avons à faire, c'est le laisser faire.

Page 210: LE REPAIRE DU TIGRE - Eklablogdata0.eklablog.com/erased/perso/bertherat - le repaire du tigre.pdf · vouloir se bagarrer avec leur tigre. Bien s r, ils ne le font pas expr s, puisqu'ils

- 213 -

TABLE

Introduction 7

1 LE TIGRE 1 Le repaire du tigre 21

2 L'anatomie du tigre 27

3 La proie du tigre 35

4 Les origines 47

5 Ruses de tigre 52

6 Pièges à tigre 62

2 LE BAUME 1 Tigre y es-tu? 115

2 L'oeil du tigre 141

3 La bouche du tigre 157

4 L'oreille du tigre 164

5 Le cou du tigre 169

6 Le souffle du tigre 180

7 Tigre sans coeur? 183

8 Le tigre fait des pieds et des mains 186

9 Le tigre debout 201

10 Laisser faire le tigre 216