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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2005, 9, 3 187 MISE AU POINT Le risque chimique lié à l’environnement Mesures préventives et organisation des soins Michel Rüttimann (photo), Laurent Allanic, David Plancade, Pascal Boulland, Julien Nadaud, Gilles Derouldilhe, Thierry Steiner, Thierry Villevieille, Philippe Lang, Jean-Claude Adam, Jean-Christophe Favier La prise en charge des intoxications aiguës collectives est extrêmement complexe, même si on connaît mieux leurs mécanismes d’action et, si pour certaines, il existe de nouvel- les possibilités thérapeutiques. Le ris- que chimique collectif, qu’il soit secondaire à un accident ou un atten- tat terroriste, est bien réel. Il a plu- sieurs caractéristiques : probabilité faible, impact médiatique et psychologique marqué, gravité potentielle extrême. Celle-ci est due au grand nombre de victimes possibles, au caractère intriqué de leurs lésions (toxiques mais aussi traumatiques voire iatrogènes). Enfin, ce risque est aggravé par la mauvaise connaissance du pro- blème, non seulement de la part des populations, mais éga- lement de celle des professionnels de la santé. Pour ces derniers, des informations et des formations adaptées sont dispensées de plus en plus fréquemment depuis 2001. La première notion importante est la différence entre l’intoxi- cation et la contamination. Par contamination chimique d’une victime, on entend la persistance d’un risque de transfert du toxique (liquide ou plus rarement solide) vers son environne- ment immédiat, risque qu’il est possible de réduire par des opérations de décontamination. 1 Par extension, le piégeage de vapeurs concentrées ou d’aérosols solides, dans des vêtements par exemple, peut également être considéré comme une forme de contamination. En milieu militaire, les personnels protégés peuvent être contaminés mais non intoxiqués. Lors d’un accident chimique industriel, les patients sont intoxiqués mais souvent non contaminés, alors qu’en cas d’attentat terro- riste avec des toxiques liquides, les blessés sont à la fois intoxi- qués et contaminés. Ces différences conditionnent la prise en charge de ces victimes. LES DIFFÉRENTS RISQUES CHIMIQUES Rappel historique La fuite de 40 tonnes d’isocyanate de méthyle à Bhopal en 1984, qui a intoxiqué environ 200 000 victimes et provo- qué environ 6 500 morts, est le type même de la catastro- phe chimique à redouter. En 1986, l’incendie des usines Sandoz dans la zone des trois frontières a provoqué une pollution importante du Rhin mais a également mis en évi- dence les difficultés de communication entre les différents pays, ce qui a motivé l’élaboration de procédures euro- péennes. L’incendie d’un stock d’engrais dans le port de Points essentiels • Dès la reconnaissance d’une symptomatologie collective quelle qu’elle soit, l’accent doit être mis sur la protection des premiers intervenants, sous peine de devoir les compter rapidement parmi les victimes. L’identification du toxique est un préalable indispensa- ble à la prise en charge des victimes et se fera au mieux, compte tenu des limites des méthodes diagnostiques sur le terrain et du délai de confirmation en laboratoire, par un examen clinique prati- qué sur le terrain par un médecin expert. Ce dernier recherchera l’association évocatrice des différents signes cliniques pouvant orienter vers une classe de toxiques. • Le traitement sur place se caractérise par une faible médicalisa- tion, du fait des contraintes de la protection des sauveteurs et de la nécessité d’une extraction rapide des populations non protégées. Le ramassage des victimes vers le point de regroupement peut faire appel au simple autodéplacement des victimes valides, sauf en cas d’intoxication par des suffocants qui impose alors le brancardage. Les soins urgents associent à ce stade la mise en place d’une protec- tion respiratoire après décontamination faciale, la réalisation de ges- tes simples de sauvegarde et l’administration d’antidotes par voie intramusculaire. Le triage en ambiance chimique dépend du nom- bre de victimes, de la nature du toxique et de l’état du patient, notamment des lésions associées qu’il peut présenter. Il s’agit en fait d’un pré-triage, fixant les priorités de la décontamination. Celle-ci est l’étape suivante. Nécessairement retardée dans ce contexte civil, son but est d’éviter tout transfert de contamination. Sa réalisation impose la mise en œuvre d’une chaîne de décontamination sur place et repose sur des techniques d’adsorption, d’élimination et/ou de neutralisation par l’eau de javel à 8 g/l environ. Le traitement symptomatique au poste médical avancé est fonda- mental. Il repose essentiellement sur l’oxygénothérapie et les tech- niques de ventilation assistée, avec un risque probable de pénurie en gaz médicaux et en respirateurs si les victimes sont nombreuses. Cette réanimation respiratoire peut se concevoir dans certains cas avant ou pendant la décontamination. • Le traitement étiologique fait appel aux antidotes, peu nombreux en fait. • Enfin, tous les établissements de soins doivent se doter d’un plan d’accueil pour des victimes chimiques non décontaminées. 1 La contamination d’une victime implique un risque per- sistant de transfert d’un toxique vers son environnement immédiat.

Le risque chimique lié à l’environnement

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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2005, 9, 3 187

M I S E A U P O I N T

Le risque chimique lié à l’environnementMesures préventives et organisation des soinsMichel Rüttimann (photo), Laurent Allanic, David Plancade, Pascal Boulland, Julien Nadaud, Gilles Derouldilhe, Thierry Steiner,Thierry Villevieille, Philippe Lang, Jean-Claude Adam, Jean-Christophe Favier

La prise en charge des intoxicationsaiguës collectives est extrêmementcomplexe, même si on connaîtmieux leurs mécanismes d’action et,si pour certaines, il existe de nouvel-les possibilités thérapeutiques. Le ris-que chimique collectif, qu’il soitsecondaire à un accident ou un atten-tat terroriste, est bien réel. Il a plu-sieurs caractéristiques : probabilité

faible, impact médiatique et psychologique marqué, gravitépotentielle extrême. Celle-ci est due au grand nombre devictimes possibles, au caractère intriqué de leurs lésions(toxiques mais aussi traumatiques voire iatrogènes). Enfin,ce risque est aggravé par la mauvaise connaissance du pro-blème, non seulement de la part des populations, mais éga-lement de celle des professionnels de la santé. Pour cesderniers, des informations et des formations adaptées sontdispensées de plus en plus fréquemment depuis 2001.

La première notion importante est la différence entre l’intoxi-cation et la contamination. Par contamination chimique d’unevictime, on entend la persistance d’un risque de transfert dutoxique (liquide ou plus rarement solide) vers son environne-ment immédiat, risque qu’il est possible de réduire par desopérations de décontamination.1 Par extension, le piégeage devapeurs concentrées ou d’aérosols solides, dans des vêtementspar exemple, peut également être considéré comme uneforme de contamination. En milieu militaire, les personnelsprotégés peuvent être contaminés mais non intoxiqués. Lorsd’un accident chimique industriel, les patients sont intoxiquésmais souvent non contaminés, alors qu’en cas d’attentat terro-riste avec des toxiques liquides, les blessés sont à la fois intoxi-qués et contaminés. Ces différences conditionnent la prise encharge de ces victimes.

LES DIFFÉRENTS RISQUES CHIMIQUES

Rappel historique

La fuite de 40 tonnes d’isocyanate de méthyle à Bhopal en1984, qui a intoxiqué environ 200 000 victimes et provo-qué environ 6 500 morts, est le type même de la catastro-phe chimique à redouter. En 1986, l’incendie des usinesSandoz dans la zone des trois frontières a provoqué unepollution importante du Rhin mais a également mis en évi-dence les difficultés de communication entre les différentspays, ce qui a motivé l’élaboration de procédures euro-péennes. L’incendie d’un stock d’engrais dans le port de

Points essentiels

• Dès la reconnaissance d’une symptomatologie collective quellequ’elle soit, l’accent doit être mis sur la protection des premiersintervenants, sous peine de devoir les compter rapidement parmiles victimes. L’identification du toxique est un préalable indispensa-ble à la prise en charge des victimes et se fera au mieux, comptetenu des limites des méthodes diagnostiques sur le terrain et dudélai de confirmation en laboratoire, par un examen clinique prati-qué sur le terrain par un médecin expert. Ce dernier rechercheral’association évocatrice des différents signes cliniques pouvantorienter vers une classe de toxiques.• Le traitement sur place se caractérise par une faible médicalisa-tion, du fait des contraintes de la protection des sauveteurs et de lanécessité d’une extraction rapide des populations non protégées. Leramassage des victimes vers le point de regroupement peut faireappel au simple autodéplacement des victimes valides, sauf en casd’intoxication par des suffocants qui impose alors le brancardage.Les soins urgents associent à ce stade la mise en place d’une protec-tion respiratoire après décontamination faciale, la réalisation de ges-tes simples de sauvegarde et l’administration d’antidotes par voieintramusculaire. Le triage en ambiance chimique dépend du nom-bre de victimes, de la nature du toxique et de l’état du patient,notamment des lésions associées qu’il peut présenter. Il s’agit en faitd’un pré-triage, fixant les priorités de la décontamination. Celle-ciest l’étape suivante. Nécessairement retardée dans ce contexte civil,son but est d’éviter tout transfert de contamination. Sa réalisationimpose la mise en œuvre d’une chaîne de décontamination surplace et repose sur des techniques d’adsorption, d’élimination et/oude neutralisation par l’eau de javel à 8 g/l environ.Le traitement symptomatique au poste médical avancé est fonda-mental. Il repose essentiellement sur l’oxygénothérapie et les tech-niques de ventilation assistée, avec un risque probable de pénurieen gaz médicaux et en respirateurs si les victimes sont nombreuses.Cette réanimation respiratoire peut se concevoir dans certains casavant ou pendant la décontamination.• Le traitement étiologique fait appel aux antidotes, peu nombreuxen fait.• Enfin, tous les établissements de soins doivent se doter d’un pland’accueil pour des victimes chimiques non décontaminées.

1 La contamination d’une victime implique un risque per-sistant de transfert d’un toxique vers son environnementimmédiat.

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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2005, 9, 3188Nantes en 1987 a nécessité d’abord des mesures de confi-nement, puis une décision d’évacuation de la population.En 1992, à Dakar, l’explosion d’un camion transportantune cuve d’ammoniac liquide a entraîné 500 intoxicationset 150 décès. Enfin, lors de l’explosion de l’usine AZF àToulouse en 2001, le risque chimique était bien réel. Cesquelques exemples rendent bien compte de la réalité durisque lié aux toxiques chimiques industriels. Il s’agit soitde pollutions accidentelles par émission de vapeurs oudéversement de liquides, soit d’accidents survenant aucours de la production ou du transport de matières dange-reuses. Les installations fixes sont le plus souvent en cause(environ 2/3 des cas contre 1/3 pour les transports dematières dangereuses) et le toxique incriminé est uniquedans plus de 80 % des accidents (le plus souvent chlore,herbicides, gaz naturel, essence, acides, ammoniac). Lesexplosions suivies ou non d’incendie émettent des mélan-ges de produits dont la composition est difficilement pré-visible.

L’actualité internationale rend également tout à fait réel lerisque d’intoxication collective par un agent chimique deguerre. Cette éventualité est restée néanmoins longtempsthéorique. Cependant, les deux attentats au sarin, perpétrésau Japon en 94 et 95, ont confirmé la possibilité d’utilisa-tion de ce type d’agents dans un contexte terroriste (1). Lacrise majeure qui continue de prolonger les attentats du11 septembre 2001 aux États-Unis rend parfaitement plausi-ble une nouvelle utilisation, même si la probabilité estcertainement très faible. Depuis, la prise en charge de nom-breuses victimes chimiques dans un contexte terroriste afait l’objet de l’élaboration de textes réglementaires dontl’application nécessite une bonne préparation (2). Enfin, undes derniers exemples d’utilisation d’un agent chimique estle recours probable à des aérosols morphiniques lors de laprise d’otages à Moscou en 2003 (3).

Les différents agents chimiquesOn peut regrouper les différents agents chimiques, qu’ilssoient industriels ou militaires, en trois grandes classes,essentiellement en fonction de leurs conséquences clini-ques locorégionales ou générales. Il s’agit des suffocants,des vésicants et des toxiques généraux :

– Les suffocants sont représentés par le chlore, le phos-gène, l’ammoniac, l’isocyanate de méthyle ;

– les toxiques généraux sont le monoxyde de carbone, lesdérivés cyanés et les neurotoxiques organophosphorés(NOP) ;

– les vésicants sont l’ypérite et la lewiste, essentiellementdes toxiques militaires ;

– enfin, les neurotoxiques de guerre sont des anticholines-térasiques dont la toxicité est bien plus complexe que celledes insecticides organophosphorés.

Une atteinte mixte, locorégionale et générale, est possiblequand ces différents toxiques sont mélangés, comme celapeut se produire dans les fumées d’incendie ou en cas d’uti-lisation d’armes binaires.

La symptomatologie clinique initiale d’une intoxication chi-mique collective peut ne pas être très spécifique. Il faudradonc se méfier de tout appel pour plusieurs personnes pré-sentant, dans le même environnement, des signes cliniquesde gravité variable pouvant évoquer l’équivalent d’un syn-drome de pénétration. L’évolution clinique secondaire ferale diagnostic, éventuellement après un intervalle libre.Cependant, il existe en fait une conséquence cliniquecommune à l’ensemble des toxiques militaires ou de trèsnombreux toxiques industriels, une hypoxie multifacto-rielle (5) :

– les suffocants (chlore, phosgène) entraînent, après un syn-drome de pénétration transitoire, une détresse respiratoireprogressive en relation avec un œdème pulmonaire lésionnel2,avec souvent encombrement bronchique. Certains toxiquescomme l’ammoniac, plus hydrosolubles, interagissent rapide-ment avec les muqueuses des voies aériennes supérieures sanspénétrer jusqu’aux alvéoles, provoquant essentiellement uneatteinte laryngée aiguë ;

– les vésicants entraînent des lésions vésiculeuses diffuses,d’apparition retardée, dont le mécanisme est encore malconnu. Aux lésions oculaires et cutanées caractéristiquess’ajoute une atteinte de l’ensemble de l’arbre bronchique,se traduisant par des symptômes respiratoires progressifs àtype de toux sèche puis très productive, d’expectorationsmucopurulentes, d’encombrement bronchique par lessécrétions et la formation de pseudo-membranes avec desatélectasies, de surinfection pulmonaire, fréquente, en rela-tion avec l’immunodépression associée ;

– les signes respiratoires provoqués par les neurotoxiquesorganophosphorés sont en relation avec un bronchospasmemajeur, une bronchorrhée intense, une paralysie respira-toire et les complications respiratoires du coma et de l’étatde mal épileptique particulièrement intense et prolongé quicaractérise les neurotoxiques de guerre. Ces derniers agis-sent en effet non seulement par l’intermédiaire de leurseffets anticholinestérasiques mais également par l’activationdes récepteurs NMDA, secondaire à une libération majeurede glutamate ;

– enfin, l’intoxication cyanhydrique atteint la dernière étapede la respiration en bloquant les cytochromes oxydases cel-lulaire.

2 Les suffocants (chlore, phosgène) entraînent, après unsyndrome de pénétration transitoire, une détresse respira-toire progressive en relation avec un œdème pulmonairelésionnel.

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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2005, 9, 3 189Le traitement symptomatique d’une détresse respiratoirerepose essentiellement sur l’oxygène et la réanimation res-piratoire avec, si les victimes sont nombreuses, des problè-mes prévisibles de carence en fluides médicaux et enrespirateurs ; de plus, leur utilisation peut être hasardeuseen atmosphère toxique (5).

ORGANISATION DES SOINS

Organisation des soins préhospitaliersLe traitement général de toute intoxication collective pardes agents chimiques s’inscrit dans une démarche thérapeu-tique complexe qui comprend successivement :– la protection des intervenants ;– le retrait des victimes de la zone dangereuse ;– le maintien des fonctions vitales des victimes ;– l’identification du toxique ;– le triage ;– la décontamination quand elle est indiquée ;– le traitement symptomatique des détresses vitales ;– le recours éventuel aux antidotes quand ils sont disponi-bles.Dans les intoxications chimiques collectives, la préventionfait essentiellement appel à l’élabora-tion de plans de secours comme leplan ORSEC-TOX (1973), les plansd’urgences (PPI pour les installationsfixes, PSS pour les installations mobi-les comme les transports de matièresdangereuses), PIRATOX pour le risqueterroriste (1997-2002), auxquels il convient d’associer leplan rouge si les victimes sont nombreuses.

Détection-identificationLa détection et l’identification des toxiques sont des élé-ments très importants pour une prise en charge optimaledes victimes, mais elles supposent un certain délai, ce quiexplique que l’identification clinique des symptômes pré-sentés par les victimes garde tout son intérêt. Ceux-ci peu-vent être analysés dès le premier appel par l’interrogatoiredes témoins mais c’est l’examen clinique par un médecinexpert et protégé de l’équipe de reconnaissance qui permet-tra un diagnostic rapide. Il existe plusieurs méthodes d’iden-tification : l’odeur du toxique (assez peu fiableet dangereuse), le papier détecteur modèle F1 (PDF1),l’appareil portatif de contrôle de la contamination chimique(AP2C), les tubes colorimétriques Draeger, la chromatogra-phie en phase gazeuse (CPG), éventuellement couplée à laspectrométrie de masse. Avec les toxiques industriels, onpeut utiliser certaines des techniques précédentes maisd’autres appareils sont plus adaptés comme différents toxi-

mètres ou le TIMS, un équivalent de l’AP2C pour certainstoxiques industriels. Il est également possible de confirmerune intoxication par des dosages biologiques (perturbationsbiologiques ou présence d’adduits, produits de réaction dutoxique avec certains constituants naturels). Les délais sou-vent importants de cette détection rendent l’identificationclinique des symptômes présentés par les victimes extrême-ment importante.

Mesures de protectionLes mesures de protection doivent être entreprises immédia-tement devant une suspicion d’intoxication chimique col-lective. Elles concernent les premiers intervenants, lesvictimes et la population environnante. La plupart des toxi-ques agissent par voie aérienne (vapeurs) ou percutanée(liquide). Contrairement aux vésicants, les vapeurs de NOPne présentent pas de danger significatif par voie percutanée.De nombreux toxiques chimiques liquides pénètrent facile-ment la peau et parfois plus lentement les vêtements. Les suf-focants n’agissent que par voie respiratoire. En absenced’une identification précise, la protection des intervenantsdoit donc être respiratoire et cutanée, avec des contraintesphysiologiques non négligeables. La protection des victimes,en dehors du retrait immédiat de l’atmosphère contaminée,

peut faire appel à des cagoules detailles adaptées à l’âge, mieux suppor-tées que les masques classiques. La pro-tection des populations aux alentoursrelève du confinement, toutefois illu-soire en cas de forte explosion asso-ciée. Enfin, la mise en place d’un

périmètre de sécurité, établi à partir de distances standardsou par un logiciel de type CAMEO, nécessite des forces del’ordre nombreuses et protégées.

DécontaminationLa décontamination ne concerne théoriquement que lestoxiques liquides et, plus rarement, les toxiques disperséssous forme d’aérosols solides. Elle n’est pas nécessaire encas d’exposition à des vapeurs uniquement, mais il convientde retirer les vêtements susceptibles de les avoir piégées.Dans un contexte militaire, la décontamination peut êtreimmédiate. En cas d’attentat, du fait de la pénétrationrapide des toxiques chez des personnes non protégées, lerôle de la décontamination, nécessairement différée, serade protéger les premiers intervenants et les personnels soi-gnants (5). On peut toutefois entreprendre une décontamina-tion immédiate si, au cours du déshabillage, la peau dela victime est accidentellement contaminée. La décontamina-tion peut faire appel à différentes méthodes comme ledéplacement du toxique ou sa neutralisation. Le désha-billage est certainement la méthode la plus simple, surtout

Le déshabillage est la technique de décontamination

la plus simple.

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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2005, 9, 3190si la victime ne porte pas de tenue de protection. Ce simpledéshabillage pourrait éliminer 70 à 80 % du toxique, mais ildoit être effectué sans faire courir de risque de transfert decontamination. L’adsorption non spécifique du toxique faitappel à des poudres comme la terre de foulon finement pul-vérisée, à défaut du talc ou de la farine, bien que l’on neconnaisse pas les capacités réelles de ces substituts, qui ontpour but de capter le maximum de produit avant qu’il nepénètre les téguments. Cette adsorption doit être suivied’une élimination mécanique par un gant, une servietteéponge ou, à défaut, une feuille de carton ou de papier. Lessolutions de décontamination sont théoriquement desti-nées à détruire le toxique, mais celles utilisables sur la peaun’ont le plus souvent qu’un pouvoir de neutralisation trèslimité. Les plus adaptées aux NOP et à l’ypérite sont à based’hypochlorite (hypochlorite de sodium, eau de Javel ou decalcium). Leur titre ne doit pas être excessif (5 à 8 g/l ouenviron 0,5-0,8 % selon les pays). Le Dakin® peut égalementêtre utilisé mais son titre est plus faible. Aucun produit n’estvraiment validé pour la décontamination oculaire ou desplaies (5). Une douche complète la décontamination.

Triage

Dans un contexte militaire, les armées de différents pays dis-posent d’une méthode de triage chimique spécifique quitient compte des lésions associées par armes conventionnel-les. Dans un contexte d’attentat avec de nombreuses victi-mes, le triage vise à fixer les priorités de la décontaminationet du traitement. Une victime valide, déshabillée par ses pro-pres moyens doit être décontaminée debout ; une victimeinvalide mais consciente doit l’être en position couchée,après les victimes inconscientes qui gardent une ventilationspontanée. Les victimes sans ventilation spontanée sontdécontaminées et traitées en fonction des possibilités (5).

Traitement

La prise en charge d’une intoxication chimique repose surl’association indispensable de traitements symptomatiqueset étiologiques qui peuvent être précédés par un traitementpréventif.

Le traitement préventif n’existe véritablement que pour lesNOP. Il est basé sur l’usage d’un anticholinestérasiqued’action courte, utilisé depuis des années dans le traitementde la myasthénie, la pyridostigmine (Mestinon®). Cepen-dant, la pyridostigmine n’est pleinement efficace qu’après latroisième prise et ne doit donc pas être administrée en uneseule prise par les sauveteurs se rendant sur une interven-tion chimique. Par ailleurs, même si des données expérimen-tales récentes suggèrent une faible additivité des effets descarbamates et des NOP, il est préconisé d’arrêter tout pré-traitement à la pyridostigmine en cas d’intoxication.

Le traitement symptomatique repose essentiellement sur laréanimation respiratoire, avec les différentes mesures delibération des voies aériennes et d’oxygénothérapie, allantjusqu’à l’intubation et la ventilation contrôlée (4). Une ven-tilation non invasive avec pression expiratoire positive pour-rait s’avérer intéressante en cas d’intoxication par dessuffocants mais son emploi n’a pas été validé dans cecontexte. Une intubation précoce a sauvé la vie à de nom-breuses victimes d’une intoxication collective par l’ammo-niac au Sénégal en 1992, alors que le faible nombre derespirateurs ne permettait pas leur ventilation mécanique(5).

Ce traitement pose le problème de la prise en charge desnombreuses victimes en détresse respiratoire dans uncontexte toxique. Si les besoins logistiques en oxygènesemblent résolus à plus ou moins court terme par desmoyens de production chimique performants (systèmeSOPRANO 3000), les limites de la réanimation respiratoiredues aux contraintes majeures entraînées par la protectionNBC sont réelles avant décontamination (6). Toutefois, avecun équipement adapté, un entraînement minime permetd’effectuer une intubation orotrachéale avec pose d’unevoie veineuse périphérique. L’utilisation des bandes de tis-sus ou des pansements adhésifs habituels est impossibleavec les gants en butyle qui équipent les sauveteurs et pro-longe inutilement ces gestes (7). Il faut donc fixer la sonded’intubation à l’aide d’un lacet et prévoir de fixer l’abordveineux avec une bande de contention. Ces gestes doiventimpérativement être précédés d’une décontamination loca-lisée sommaire à l’aide d’un produit adsorbant comme laterre de foulon, suivie d’un brossage recueillant le produitdans un haricot. Une désinfection au Dakin précède l’abordveineux. L’administration de médicaments intraveineux estplus simple si on les prépare au préalable dans des serin-gues prêtes à l’emploi. On peut donc tout à fait effectuerquelques gestes simples de réanimation, avant ou au coursde la décontamination. Ces gestes ne peuvent bien sûrs’envisager que dans des circonstances excluant un affluxmassif de victimes, en cas d’absolue nécessité (urgencevitale lors d’une intoxication par NOP), dans un environne-ment « propre » mis à part l’environnement immédiat de lavictime et en dehors d’un nuage toxique.

Par ailleurs, l’intubation de patients présentant à la fois unbronchospasme majeur et un état de mal convulsif imposeune induction anesthésique, en sachant que les agents anes-thésiques ont de nombreuses interactions avec les toxiques,en particulier les NOP mais aussi avec leurs antidotes et leurtraitement préventif (8). L’efficacité réelle et la duréed’action des curares dépolarisants et non dépolarisants sontimpossibles à prévoir et nécessitent donc, lorsque leuremploi est indispensable, un monitorage de la curarisation.La kétamine, du fait de ses effets sur les récepteurs NMDA,

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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2005, 9, 3 191pourrait être l’agent de référence pour l’induction au coursdes intoxications organophosphorées graves (9). Les inte-ractions de l’ypérite avec les produits de l’anesthésie géné-rale sont plus mal connues (10).

Chez les sujets intoxiqués par l’ypérite et qui présentent deslésions cutanées, la réanimation initiale est comparable àcelle d’un brûlé, même si les besoins hydroélectrolytiquessemblent moins importants. L’intensité des douleursimpose le recours à des doses importantes d’analgésiquesmorphiniques.

On dispose d’antidotes pour plusieurs toxiques, mais leurdisponibilité et leur utilisation pratique sur le terrain enlimitent considérablement l’intérêt. L’antidote actuelle-ment le plus utilisé en France pour l’intoxication cyanhydri-que est l’hydroxocobalamine (Cyanokit®). Elle ne peut êtreadministrée qu’en perfusion intraveineuse lente et ce trèsprécocement, ce qui est peu réaliste pour des intoxicationsmassives, en cas d’attentat terroriste. Les cas moins sévèrespourraient relever d’une oxygénothérapie associée à l’admi-nistration de 70 mg/kg d’hydroxocobalamine, éventuelle-ment guidée par le dosage des lactates sanguins.

Le dimercaprol ou British anti Lewisite (BAL®) est l’antidotede l’intoxication à l’arsenic entraînée par la Lewisite. Ceproduit s’administre par voie intramusculaire mais à l’aided’une seringue en verre et il ne prévient ou ne traite que lescomplications générales. Les lésions cutanées ou oculairespouvaient être prévenues respectivement par une pom-made ou un collyre au BAL®, à condition de pouvoir êtreadministrés dans les premières minutes de l’intoxication.Ces deux formes pharmaceutiques ne sont plus disponiblesen France, du fait de leur rapport bénéfices-risques défavo-rable. Le BAL® est de plus un produit très toxique, parailleurs formellement contre-indiqué dans l’intoxication parl’ypérite. Autant dire qu’il présente peu d’intérêt sur le ter-rain. L’intoxication arseniée provoquée par la Lewisite peutêtre traitée par d’autres chélateurs comme le succimer(DMSA, Succicaptal®).

De nombreux produits ont été proposés en cas d’intoxica-tion par l’ypérite, comme la N-acétylcystéine ou la doxycy-cline mais, en dépit de nombreuses études in vitro, il n’existeaucun antidote véritablement efficace chez l’homme (11).

L’administration de corticoïdes à forte dose ne prévient pasl’apparition d’un œdème pulmonaire lésionnel secondaire àune inhalation de suffocants (12). De plus, ce traitement estresponsable d’une augmentation des complications infec-tieuses. Des aérosols de corticoïdes ont été proposés mais ilsne sont réellement efficaces qu’en administration préven-tive ou très précoce.

Un traitement étiologique d’urgence n’existe véritablementque pour les NOP (6). Il repose sur l’atropine et les réacti-vateurs des cholinestérases. Le traitement militaire actuel,dit « du premier quart d’heure », comporte l’association dia-

zépam, atropine, pralidoxime, réunis depuis 1980 dans laseringue auto-injectable du Service de Santé (Multipen®,Duphar). Outre l’intérêt limité de ce traitement quand il estadministré tardivement, comme ce pourrait être le cas pourdes populations touchées par un attentat chimique, ce dis-positif ne possède pas d’AMM.

Organisation des soins hospitaliers

Les directives interministérielles ont institué des hôpitauxréférents mais, en pratique, il est probable que les victimesvalides se dirigeront spontanément vers les hôpitaux deproximité, avant même la mise en place du bouclage dupérimètre de sécurité par les forces de l’ordre. C’est pour-quoi la nouvelle circulaire 700 prévoit les modalitésd’accueil dans les hôpitaux pré-désignés mais aussi pourles victimes se présentant spontanément dans des hôpitauxnon désignés. Tout établissement de soins doit doncélaborer un plan d’accueil de victimes chimiques nondécontaminées. Le délai d’acheminement des chaînes dedécontamination de renfort rend leur intérêt très discutabledans ces circonstances. Il faut donc privilégier des structu-res simples et légères, faciles à mettre en œuvre ou deslocaux dédiés à cet emploi.

Le but de ces structures situées à l’entrée de l’hôpital estde court-circuiter le service des urgences en établissant unsas pour décontaminer les victimes avant leur admission etleur traitement. Un contrôle de contamination effectué dèsl’accueil peut permettre d’éviter le passage obligatoire parle circuit de décontamination aux « victimes » valides noncontaminées qui peuvent être dirigées alors soit vers le ser-vice d’urgence, soit vers une zone d’attente qui peutcomporter des douches. Toutefois, ce contrôle ne doit pasretarder la décontamination. De plus, l’absence de symptô-mes et de détection par l’AP2C ne peut supprimer la pos-sibilité d’une contamination par un toxique chimique,même un NOP s’il est peu volatil comme le VX (A4). Si lesconditions le permettent, une décontamination d’embléepeut être préférable. Le circuit de décontamination estorganisé selon les mêmes principes que sur le terrain, avecune double filière pour la prise en charge de victimesdebout et couchées, mêmes si ces dernières sont théori-quement peu nombreuses. Les locaux doivent comporterun cloisonnement entre les différentes zones (accueil, dés-habillage, réanimation, décontamination, douche, séchage,rhabillage). Ce cloisonnement est réalisé par un confine-ment dynamique qui fait appel à un flux d’air de la sortievers l’entrée, avec un système de filtrage. Les effluentsgénérés par la décontamination doivent être stockés dansune cuve d’au moins 5 000 litres, correspondant à 200 dou-ches de 25 litres. Les effectifs nécessaires à un débit de 15à 25 victimes/heure, sont estimés à environ 30 personnels,dont la relève doit être envisagée au maximum toutes les

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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2005, 9, 3192deux heures, compte tenu des contraintes des tenues deprotection. Des sas de sortie avec douches diffusées en jetdoivent être installés au niveau de chaque zone pour faci-liter les relèves sans gêner le fonctionnement. Le recense-ment des personnels nécessaires, leur formation et leurentraînement régulier représentent le complément indis-pensable à la mise en place de ces structures.

Perspectives

Les perspectives dans la prise en charge des intoxicationspar les toxiques chimiques de guerre sont nombreuses eten pleine évolution. Elles concernent les antidotes, ladécontamination et les traitements préventifs. Un nouvelauto-injecteur est à l’étude pour le traitement d’urgence desNOP : il associe atropine, pralidoxime et avizafone, prodro-gue du diazépam (13). Un dossier d’AMM va être présentéauprès de l’AFSSAPS. Des traitements anticonvulsivants spé-cifiques utilisant des inhibiteurs des récepteurs NMDAcomme la guacyclidine ou la kétamine sont à l’étude (9). Unproduit de la pharmacopée chinoise, l’huperzine, potentiel-lement intéressante dans le traitement de la myasthénie oude la maladie d’Alzheimer, est à l’étude pour remplacer lapyridostigmine (14). Pour les suffocants, l’intérêt des

β2-mimétiques, pour accélérer la résorption de l’œdème pul-monaire, reste à évaluer. Enfin, des enzymes capables dedégrader ces toxiques pourraient dans un avenir prochecompléter l’arsenal thérapeutique actuel, soit pour ladécontamination de la peau, des plaies ou des muqueuses,soit pour le prétraitement ou le traitement de l’intoxication(15).

CONCLUSION

La menace d’une exposition collective à des toxiques sem-ble bien réelle, que ce soit au cours d’un accident industrielou d’un attentat terroriste. De nombreuses recherches sonten cours et, en attendant leur diffusion clinique, la base dutraitement reste toujours la réanimation respiratoire. Desentraînements réguliers doivent permettre aux différentsintervenants de se familiariser avec les procédures parti-culières liées à une possible intervention en atmosphèretoxique avec des risques de contamination, en préhospita-lier comme à l’hôpital.

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Tirés à part : Michel RÜTTIMANN,Département d’anesthésie-réanimation-urgences,

Hôpital d’Instruction des Armées Legouest,BP 10, 57998 Metz-Armées.