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19/07/12 1 Le rôle des dictionnaires français dans le discours normatif d’Étienne Blanchard, chroniqueur de langue Wim Remysen Les français d’ici, Université de Sherbrooke, 14 juin 2012 Plan de la présentation 1. L’œuvre d’Étienne Blanchard et le mouvement de correction de la langue 2. La place des dictionnaires dans les chroniques de langage publiées dans la presse canadienne-française 3. Aperçu général des autorités citées par Blanchard 4. Le dictionnaire français vu par Blanchard: conception et utilisation 5. Conclusion

Le rôle des dictionnaires français dans le discours

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Page 1: Le rôle des dictionnaires français dans le discours

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Le rôle des dictionnaires français dans le discours normatif d’Étienne Blanchard, chroniqueur de langue

Wim Remysen

Les français d’ici, Université de Sherbrooke, 14 juin 2012

Plan de la présentation

1.  L’œuvre d’Étienne Blanchard et le mouvement de correction de la langue

2.  La place des dictionnaires dans les chroniques de langage publiées dans la presse canadienne-française

3.  Aperçu général des autorités citées par Blanchard

4.  Le dictionnaire français vu par Blanchard: conception et utilisation

5.  Conclusion

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L’œuvre d’Étienne Blanchard et le mouvement de correction de la langue

Étienne Blanchard

  Rôle dans la circulation de certaines idées à propos de la langue (p.ex. devoir des Canadiens de se conformer au «bon langage» pour préserver leur langue et leur foi)

  Représentant le plus renommé du mouvement de correction au 20e siècle (voir Prévost, 1996)

  Né en 1883 (St-Jean-Baptiste de Rouville), mort en 1952 (Montréal)

  Œuvre abondante et variée, largement diffusée dans les établissements scolaires et auprès du grand public

[M]on but est celui que nos devanciers n’ont cessé de poursuivre: travailler au maintien et à la pureté de la langue qui a fait de nos aïeux des patriotes et des catholiques dont nous n’avons pas à rougir. (Blanchard, 1914: 6)

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L’œuvre d’Étienne Blanchard et le mouvement de correction de la langue

Publications de Blanchard

  À la différence de ses prédécesseurs: ton plus modéré et certaine ouverture à l’endroit de la langue populaire (voir Mercier et Remysen, à paraître)

  S’adressent surtout à l’élite canadienne-française   Témoignent de son obsession pour l’anglicisme au Canada

À mes compatriotes, je dois dire qu’il ne s’agit pas ici d’un dictionnaire de nos fautes, mais d’un dictionnaire de bon langage. Mon but n’est pas de condamner, mais d’améliorer notre parler […]. Je ne me pose donc pas en juge des mots et je ne voudrais pas qu’on crût que tout mot sur lequel des observations sont faites dans ce livre n’est pas français. Il peut l’être, mais non d’un usage courant […]. (Blanchard, 1914: 13-14)

Plan de la présentation

1.  L’œuvre d’Étienne Blanchard et le mouvement de correction de la langue

2.  La place des dictionnaires dans les chroniques de langage publiées dans la presse canadienne-française

3.  Aperçu général des autorités citées par Blanchard

4.  Le dictionnaire français vu par Blanchard: conception et utilisation

5.  Conclusion

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La place des dictionnaires dans les chroniques de langage publiées dans la presse canadienne-française

  Circulation des discours métalinguistiques: preuve du caractère polyphonique du «discours normatif institutionnel» (Moreau et al., 1999: 3)

  Double fonction des dictionnaires (voir Remysen, 2009): 1o alimenter le contenu des chroniques (dictionnaires publiés au Canada); 2o étayer des jugements normatifs (dictionnaires faits en France/au Canada)

  Les dictionnaires français constituent des autorités, mais attitude plus critique à partir des années 1920 (remise en question de l’inclusion d’anglicismes) et 1970 (inclusion de canadianismes/québécismes) (voir Bouchard, 2002: 280)

  Les chroniques de langage contribuent au processus de standardisation (au sens large du terme) et au maintien de certaines idées reçues

La place des dictionnaires dans les chroniques de langage publiées dans la presse canadienne-française

Analyse des dictionnaires dans les chroniques de Blanchard

Étienne Blanchard, «Chronique du bon langage», La Presse, 1918-1919 (65 billets) Paul Lefranc, «Autour de la langue française», La Presse, 1920-1924 (212 billets) Jacques Clément, «Propos philologiques», La Presse, 1949-1952 (132 billets)

  Corpus: analyse basée sur 3 chroniques (objectifs similaires)

  Intérêt des chroniques: discours plus explicite que celui qu’on trouve dans son dictionnaire (commentaires plus développés)

  Méthode: analyse basée sur tous les passages qui mobilisent une autorité lexicographique (incluant les commentaires des lecteurs), nommée ou non

  Objectif: comment Blanchard construit-il son discours normatif à partir des dictionnaires qu’il consulte?

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Plan de la présentation

1.  L’œuvre d’Étienne Blanchard et le mouvement de correction de la langue

2.  La place des dictionnaires dans les chroniques de langage publiées dans la presse canadienne-française

3.  Aperçu général des autorités citées par Blanchard

4.  Le dictionnaire français vu par Blanchard: conception et utilisation

5.  Conclusion

Aperçu général des autorités citées par Blanchard

Résultats

  Plusieurs autorités ne sont pas nommées ou le sont de façon très sommaire: intérêt du Catalogue spécial de philologie française (Blanchard, 1915)

  165 emplois sont accompagnés de commentaires faisant appel à une autorité (dictionnaire/grammaire; mention de 215 autorités)

  Corpus: 3 chroniques (= 408 billets) contenant des commentaires à propos d’environ 2 500 emplois

A pour but de diriger les philologues dans l’étude à fond de la langue française et indique les prix, le nom des éditeurs, etc., d’une foule de livres rares et connus. (Blanchard, 1919: [2])

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Aperçu général des autorités citées par Blanchard

Type d’ouvrage Exemple Nbre de mentions

Dictionnaire (sans précision) «le dictionnaire», «les dictionnaires faisant autorité» 30

Dictionnaires généraux Bescherelle, Académie, Littré, Hatzfeld et Darmesteter 65

Dictionnaires encyclopédiques Larousse, Colin, Quillet 47

Dictionnaires de correction (Canada) Rinfret, Roullaud; (France) Soulice et Sardou 24

Dictionnaires de traduction Harrap, Guiraud 20

Autres dictionnaires Glossaire (SPFC), Dictionnaire des onomatopées 14

Grammaires Académie, Larousse 15

Quelles autorités Blanchard cite-t-il?

Larousse (43 mentions), Bescherelle (22), Académie (19) et Littré (18)

Aperçu général des autorités citées par Blanchard

Motivation Nbre de mentions

1. Renseignement historique (origine d’un mot, attestation d’un emploi dans le passé…) 11

2. Proposition d’un équivalent français à un terme anglais (traduction) 6

3. Renseignement sémantique (sens d’un mot peu connu, scientifique, réputé difficile…) 7

4. Renseignement grammatical (genre/pluriel d’un mot, rection d’un verbe…) 17 (9)

5. Renseignement orthographique 13

6. Évaluation de la légitimité d’une prononciation 1 (6)

7. Évaluation de la légitimité d’un mot ou d’une expression 145

Pourquoi Blanchard cite-t-il ces autorités?

Blanchard s’interroge sur la légitimité de néologismes (dactyloptype), de canadianismes (débarquer, chambreur), d’anglicismes (lyncher) et sur d’autres difficultés (taie/tête d’oreiller)

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Aperçu général des autorités citées par Blanchard

Bilan

  Quelques absences remarquées: Guérin (canadianismes dans le Supplément, 1895), Hatzfeld et Darmesteter (cité très peu souvent)

  Documentation variée, mais place plus importante de certains dictionnaires: Larousse, Bescherelle, Académie et Littré (confirme la popularité des dictionnaires Larousse au Canada français dès le début du 20e siècle)

  Aucun dictionnaire ne sert à des fins précises et rien dans les propos de Blanchard ne permet d’affirmer qu’il les juge différemment (prestige)

  Ouvrages publiés au Canada: inévitablement vus comme prescriptifs, même les glossaires (Blanchard parle de «dictionnaires à l’envers»)

Plan de la présentation

1.  L’œuvre d’Étienne Blanchard et le mouvement de correction de la langue

2.  La place des dictionnaires dans les chroniques de langage publiées dans la presse canadienne-française

3.  Aperçu général des autorités citées par Blanchard

4.  Le dictionnaire français vu par Blanchard: conception et utilisation

5.  Conclusion

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Le dictionnaire français vu par Blanchard: conception et utilisation

Le dictionnaire comme autorité: généralités

  Le dictionnaire français n’est pas une autorité infaillible chez Blanchard (cf. subordonné à l’usage hexagonal), mais pas de véritable remise en question ou de réflexion critique (cf. utilisation des tournures concessives)

  Rôle argumentatif: le poids du dictionnaire dans les chroniques de Blanchard illustre que l’argument d’autorité complète l’argumentation et permet de réfuter d’éventuelles objections

  Fonctionnement de l’«argument d’autorité» dans les discours argumentatifs (voir e.a. Plantin, 1996; Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008):

X a dit que P. (X est une autorité fiable à propos de P.) Donc P.

Pour désigner un pinceau à barbe, les Français disent blaireau tandis que nous disons savonette. Allez demander une savonette au Bon Marché, à Paris. On vous servira un savon parfumé, mais pas un blaireau. Cependant, au mot «savonnette», je trouve dans les dictionnaires: blaireau pour faire la barbe. Savonnette est donc aussi français que blaireau. Je soutiens même qu’il l’est plus. Blaireau n’est après tout que le nom d’un animal dont le poil sert à faire le pinceau à barbe, ce qui est très vague. Savonnette rappelle savonnage et savonner et indique l’objet avec lequel on savonne, comme tirette désigne l’objet avec lequel on tire. Savonnette est plus clair et plus précis que blaireau, et, partant, plus français. (LefrLangFr-001)

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Le dictionnaire français vu par Blanchard: conception et utilisation

De quelle information figurant dans les dictionnaires Blanchard tire-t-il profit?

  Blanchard n’hésite toutefois pas à remettre en question ce principe: le dictionnaire est au service de sa conception du «bon langage» (traitement différent selon qu’il s’agit de néologismes, canadianismes, anglicismes)

  La nomenclature: la présence/absence d’un emploi dans les dictionnaires sert d’argument

[On ne trouve garde-moteur, patinoir et clavigraphe] dans aucun dictionnaire européen. [Mais] pourquoi n’accepterait-on pas ces trois mots en France? Ne méritent-ils pas de figurer dans les dictionnaires français […]? (BlanchBLang-014)

Littré et Larousse enregistrent blé de l’Inde, au sens de maïs, et Bescherelle blé d’Inde. Néanmoins, […] je m’inscris en faveur de maïs […]. (ClémMots-105)

Le dictionnaire français vu par Blanchard: conception et utilisation

De quelle information figurant dans les dictionnaires Blanchard tire-t-il profit?

  Contrairement à la nomenclature, ces aspects ne sont pratiquement jamais remis en question par le chroniqueur

  Blanchard cite aussi, mais moins souvent, des définitions, des exemples et des commentaires prescriptifs pour faire valoir ses jugements normatifs (mais il ne se sert jamais des marques d’usage)

La conjonction et s’emploi dans vingt et un, trente et un, cinquante et un; mais elle ne s’emploie pas dans quatre-vingt-un. L’Académie donne soixante et dix […]. Nous croyons que soixante-dix, soixante et onze sont consacrés par l’usage le plus général. (ClémMots-043) [On lit dans l’Académie: «On dit aussi, mais moins ordinairement et moins bien pour l’euphonie, Soixante-un, soixante-dix.»]

  Il arrive toutefois que Blanchard omet volontairement des commentaires qui vont à l’encontre du point de vue qu’il souhaite faire valoir

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Le dictionnaire français vu par Blanchard: conception et utilisation

Le chroniqueur comme intermédiaire entre son lecteur et le dictionnaire

  Pour sa part, Blanchard insiste sur l’importance de bien interpréter le contenu des dictionnaires et reproche à l’occasion à ses lecteurs de ne pas le faire correctement

  Les lettres que Blanchard reçoit de la part de ses lecteurs témoignent d’au moins trois choses: ›  Les lecteurs ne partagent pas en bloc toutes les idées reçues ›  Ils éprouvent une insécurité certaine à l’endroit des dictionnaires ›  Ils ont généralement besoin d’une réponse toute faite

  Il ne montre pas à ses lecteurs comment se servir correctement du dictionnaire, mais met plutôt de l’avant sa propre compétence (faire valoir sa propre autorité comme chroniqueur)

[Un lecteur écrit:] Dans une lettre, je devais employer le mot «ITEM» dans le sens d’articles au pluriel, et j’ai mis une [sic] «S» à la fin de ce mot croyant l’avoir déjà vu épelé ainsi. Quand on attira mon attention sur ce fait, je courus vite à mon dictionnaire LAROUSSE dans lequel je pus lire la définition suivante: ITEM, adv. En outre, de plus (S’emploi surtout dans les comptes, les énumérations). N. m. invar. Ex.: il y a dans ce compte trop d’item. La question est celle-ci: le mot «item» peut-il s’écrire au pluriel avec une «S»? Je vous serais reconnaissante de bien vouloir m’éclairer à ce sujet. Réponse [de Blanchard]. Nul doute que le mot item est invariable au pluriel. Le dictionnaire Littré confirme d’ailleurs Larousse sur ce point. (ClémMots-033)

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Plan de la présentation

1.  L’œuvre d’Étienne Blanchard et le mouvement de correction de la langue

2.  La place des dictionnaires dans les chroniques de langage publiées dans la presse canadienne-française

3.  Aperçu général des autorités citées par Blanchard

4.  Le dictionnaire français vu par Blanchard: conception et utilisation

5.  Conclusion

Conclusion

  Blanchard n’aborde pas la question des différences qui existent entre les dictionnaires qu’il consulte et ne s’interroge pas sur leurs limites: «le» dictionnaire décrit «le» français

  Comme argument d’autorité, le dictionnaire est au service de la conception de la langue du chroniqueur, et non l’inverse: il est subordonné à l’idée que le chroniqueur se fait du «bon langage»

  Le dictionnaire (autorité indirecte) sert à asseoir l’autorité de Blanchard (autorité directe, montrée): le véritable arbitre est le chroniqueur, seule personne capable de bien manier «le» dictionnaire (hypothèse à explorer)

  Les dictionnaires faits en France jouent un rôle important dans les chroniques de Blanchard, mais leur rôle soulève des questions