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Le Robinson suisse (1812) · — Le fourmilier. — Le fourmi-lion. — Le caoutchouc. — Les larves comestibles. — Comment les Hottentots font le beurre. — Le charronnage. —

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LeRobinsonsuisse(1812)

JohannDavidWyss

Morizot,1861

ExportédeWikisourcele20/10/2019

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TABLEDESMATIÈRES

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CHAPITREPREMIER.—Notrenaufrage.—Noussommesabandonnéssurlenavire.—L’appareil de sauvetage. — L’embarcation faite avec des cuves. — Nousabordonsàunrivageinconnu.—Lehomard.—L’agouti.—Nouscouchonssouslatente,dansdeslitsd’herbeetdemousse

CHAP.II.—Leréveilauchantducoq.—Ledéjeunerdehomard.—Excursiondansl’île.—Lescalebasses.—Lescannesàsucre.—Lessingesnousfournissentdesnoix de coco. — Retour auprès de notre famille. — Joyeux accueil. — LesfromagesdeHollande.—Lepingouinrôtiàlabroche

CHAP. III.—Le tonneaudebeurre.—Mon fils aînéetmoinousnous rendonsaunavire naufragé. — Notre chargement. — Notre invention singulière pouremmener le bétail — Le requin ; courage et sang-froid de Fritz. — Nousrejoignonsnotrefamille.—Laceintured’Ernest.—Lesœufsdetortue

CHAP. IV.—Excursion.—Les outardes.—L’arbre gigantesque.—Lesœufs detortue.—Mafemmemedemandeàtransporternotretentedansunautreendroit.—Nos observations à ce sujet.— Je cède à ses instances.—Le cadavre durequin.—Nousnousdécidonsàconstruireunesortedepont-levis

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CHAP. V. — Le départ. — Jack tue un porc-épic. — Nous arrivons aux arbresdécouvertsparmafemme.—L’échelledebambous.—Nousnousconstruisonsunedemeureaériennedansunfiguiergigantesque.—Leflamantrôti

CHAP.VI.—Ledimanche.—Paraboleracontéeparmoiàmesenfants:lepaysduJour; lepaysdelaNuit;Erdheim;leyaisseaudeGrabetl’amiralTod.—LalecturedelaBible.—Tirdel’arc.—Lesortolansougrives.

CHAP.VII.—Nousdonnonsdesnomsauxendroitsoù ilnousétaitarrivéquelquechosederemarquable.—Découverted’unchampdepommesdeterreparErnest.—L’aloès,lecactier,lavanille,l’ananas.—Lekaratasouarbreàamadou.—Lacochenille.—Nousfabriquonsuntraîneau.—Ernestpêcheunénormesaumonettueunkanguroo.

CHAP.VIII.—Nouveauvoyageaunavire.—Constructiond’unradeau.—Pillagedu navire.—La tortue.—La boîte de bijoux.—Souhaits demes enfants.—Projetd’unbassin.—Lemanioc.—Commentsepréparel’écailledelatortue.—Secondchargementdutraîneau.—LevindeCanarie

CHAP. IX.—Nousachevonsde transporterànotredemeureceque lamaréeavaitjeté sur la côte. — Nouveau voyage au navire. — La pinasse démontée. —Chargementdedifférenteschoses:brouette,chaudron,tonneaudepoudre,etc.—Lesmanchots.—Plantationdemais,decourges,demelons,etc.—Lepressoir.—Laboulangerie.—Détailssurlafabricationdupaindemanioc.—Lesplantesvénéneuses

CHAP.X.—Voyageaunavire.—Lamachineinfernale.—Nousparvenonsenfinà

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nousrendremaîtresdelapinasse.—LejardinpotagerplantéàmoninsuparmafemmeetlepetitFrançois.—Nouscélébronsletroisièmedimanchedepuisnotrenaufrage.— Je fais àmes enfants une fronde comme celle dont se servent lesPatagons.—L’outarde.—Lecrabeetlesnoixdecoco.—L’yguaneouiguana.—Lesgoyaves

CHAP. XI.— Le tétras ou coq de bruyère.—Nouvelle excursion.— Le myricacerifera. — La colonie d’oiseaux. — Le nid merveilleux. — Le perroquetnouveau.—Quelquesmots sur les fourmis.— Les fourmis céphalotes.— Lefourmilier.—Le fourmi-lion.—Le caoutchouc.—Les larves comestibles.—CommentlesHottentotsfontlebeurre.—Lecharronnage.—Nousplantonsdesarbres.—Jefaissauterlacarcassedunavire.

CHAP. XII.— Le chou palmiste et le vin de palmier.— L’âne s’échappe ; nouscourons à sa poursuite,mais sans pouvoir le rattraper.—Nous poussons notreexcursionplus loin queprécédemment.—Le troupeaude buffles.—Commentnous prenons un buffletin. — Le jeune chacal. — L’aiguille d’Adam. — Lepalmiernain

CHAP.XIII.—Fabricationduvermicelleetdumacaroniaveclamoelledusagoutier.—Latruieetsespetits.—Quelquesmotssurlagreffe.—Paysoriginairesdelavigne,ducerisier,desoliviers,dupécher,ducognassier,dumûrier,etc.Projetdeconstruireunescalierdansl’intérieurdenotrearbre.—Lesabeilles

CHAP.XIV.—Dequellemanière jepris lesabeillessansêtrepiquéparelles.—Les deux ruches. — Préparation du miel. — Construction d’un escalier dansl’intérieur de notre arbre. — Les petits chevreaux et les agneaux. — Nousdressons lebuffletin commeondresseun jeunecheval.—Le singe s’habitueàporterunehottesurledos.—Éducationduchacal.—Labougieperfectionnée.

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—Lesbottesencaoutchouc.—Lebassind’écaille.

CHAP. XV.—Retour de l’âne.—L’onagre ; comment nous parvenons à nous enrendremaîtres.—Lacouvéedelapoulegélinotte.—Lelinvivaceouphermium.—Lenidduflamant.—Provisionsd’hiver:pommesdeterre,racinesdemanioc.—Noussemonsunpeudeblé.—Instrumentsaratoiresdemoninvention.—Lesveilléesd’hiver.—La lecture.—Ledessin.—Rédactiondemon Journal.—Idée que nous inspire un passage de Robinson Crusoé. — Le battoir.cardes

CHAP. XVI. — Fin de la mauvaise saison. — Nous commençons à creuser lesrochers à Zeltheim. — Découverte d’une grotte merveilleuse. — Il nous fautd’abord en purifier l’air méphitique au moyen de pièces d’artifice. — Nousentronsdans lagrotte.—Lescristauxde sel ; les stalactites ; notre surprise etnotreadmiration.—Françoiss’imagineêtredans lepalaisd’unebonne fée.—Nousnousdécidonsàfairedecettegrottenotredemeured’hiver.

CHAP.XVII.—Travauxdans l’intérieur de la grotte.—Leplâtre.—Leparc detortues.—Lesharengs.—Manièredelessaleretdelesfumer.—Leschiensdemer.—Lesécrevissesd’eaudouce.—Pècheauxsaumonsetauxesturgeons.—InventiondeJack.—Lecaviar;commentonleprépare.—Lacolledepoisson

CHAP.XVIII.—Visiteauxplantations—Lejardinpotager.—Lechampdeblé.—Chasseauvolavecl’aigledeFritz.—Lechacalnousprendquelquescailles.—Récolte du maïs. — Projet d’un moulin à eau. — Grande excursion. —Découverteducotonnier.—Choixd’unlieupourétablirunecolonied’animauxsauvages

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CHAP. XIX. — Nous construisons une cabane. — Découverte du térébinthe, del’arbreàmastic,de lacannelle.—Larizière.—La laie ; lescygnesnoirs.—NousdonnonslenomdeWaldeggànôtrepremièremétairie.—Lepinpinier.—Constructiond’unesecondecabanequenousappelonsProspect-Hill

CHAP.XX.—Jecommenceàconstruiremapirogueavecl’écorced’unchêne.—Lepin de laVirginie ou pin à trois feuilles.—Nousmettons une partiedemeure à l’abri de l’invasion des buffles au moyen d’une palissade et deretranchements.—Lacabanedel’Ermitage.—J’achèvelapirogue.—Lejeunetaureau.—Comment lesCafresdressent leurs taureauxcombattantsetgardiens.—Lestapisdepoildechèvre.—Nosoccupationspendantlasaisondespluies:lamusique,letour,l’escrime,ladanse,lesexercicesgymnastiques

CHAP.XXI.—Nouscélébronsl’anniversairedenotredélivrance.—Lesjeux: letir ; les armes à feu ; l’arc ; la course ; l’équitation ; la fronde à balles ; lanatation.—Les courges.—Découverte duginseng.—Notremétairie ravagéeparlessinges.—Projetsdevengeance

CHAP.XXII.—Lespigeonspriaauxgluaux.—Chasseauxflambeaux.—Nousnousrendonsà lamétairie ravagéepar les singes.—Piègesquenous leur tendons :cordes,pieux,calebasses,etc.,remplisdeglu.—Scènescomiques.—Massacredessinges.—Lepigeon-géant.—LepigeondesMoluques.—Lanoixmuscade.—LepigeondesîlesNicobar.—Lanoixareca

CHAP. XXIII.— Construction d’un colombier.— Singulier moyen que j’emploiepour fixer lespigeonssauvagesdans lecolombier.—Laboulemerveilleuseetl’huiled’anis.—Latillandsieoubarbeespagnole.—TristeaventuredeJack.—Travauxetrécoltesavantleretourdelamauvaisesaison.—Secondhiver.—Labaleine.—La nouvelle île.—Le corail.— Fantaisie d’Ernest de devenir un

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nouveauRobinson

CHAP.XXIV.—Nousentronsdanslecorpsdelabaleinepourprendrelesboyaux.—Diversusagesauxquelsonemploiecesboyaux.—Cequenousenfaisons.—Unmotsurlesballonsouaérostats.—Fabricationdel’huile.—Lesécrevisses

CHAP.XXV.—Lesramesmécaniques.—Excursional’îledelaBaleineenpassantparProspect-Hill.—Souvenirdelapatrie.—Lesmorses.—Latortuegéante.— Le prétendu mammouth. — Nouveau procédé de navigation. — Atelier desellerieetdevannerie

CHAP.XXVI.—Le boa.—Sa présence nous tient prisonniers dans la grotte.—Première sortie. — Équipée de notre grison. — Il est tué par le serpent. —Victoirecomplèteetchantdetriomphe.—Dissertationsurlesserpents

CHAP.XXVII.—Épitaphede l’âne.—Leboaestempaillé.—Excursiondans lemarais.—Lagrotteet lecristalderoche.—FrayeuretsensibilitédeJack.—L’anguilled’Ernest

CHAP.XXVIII.—Grandeexcursion.—Combatd’Ernestcontrelesratsmusqués.—Lapouled’Inde,soncoqetsesœufs.—Nousallonsdanslechampdescannesàsucre.—Uneexécutiondecochonssiamois.—Travauxdefumage.—LerôtideFritz.—Ravensaraaromatica

CHAP. XXIX. — Projets de fortifications. — Une excursion dans la savane. —Aspectdésolédupays.—Lesprétenduscavaliersarabes.—Lesautruches.—L’aigledeFritzsedistingue.—Lenidd’autruches.—Combatcontredeuxours.—Peurd’Ernest.—Levautouret lecondor.—Nousdécouvronsdutalcetdu

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mica.—Dépouillementdesours.—Nousenfumonslaviande.—Lepoivre

CHAP. XXX. — Excursion de Fritz, de Jack et de François, dans la savane. —Découvertedumica.—Lesgazelles.—Lelapinangora.—Lecoucouindicateuret la ruche d’abeilles. — Seconde visite au nid d’autruches. — Récolte del’euphorbe.—Grandechasseàl’autruche.—Uneautruchetombevivanteentrenosmains.—Nousessayonsdeladresser

CHAP.XXXI.—Travauxintérieursdetoutessortes.—Répartitiondenosrichesses.— Éducation de l’autruche. — Fabrication de l’hydromel et du vinaigre. —Préparation des peaux d’ours.—Mes essais de chapellerie.— Le bonnet deFrançois

CHAP. XXXII. — Je fais de la porcelaine. — Nous empaillons le vautour et lecondor.—Lesyeuxartificiels.—Constructiond’uncaïakoucanotgroënlandais.—Fritzenfaitheureusementl’essai.—Quelquespetitesexcursions

CHAP. XXXIII. — Inquiétudes de ma femme. — Retour des enfants. — Leursexploits.—Nouvelle, inventionpourledépouillementdespeauxd’animaux.—Fabrication de foulons. — Nouveau système de récolte d’après les méthodesitaliennes

CHAP. XXXIV. — Attaque des cochons. — Les places d’appât de la Nouvelle-Géorgie.—Le pemmican.—Les enfants partent seuls pour une excursion.—Rencontre d’une hyène.— François la tue.— La correspondance officielle etprivéedelacolonie

CHAP. XXXV. — Continuation du récit de l’excursion des enfants. — Grave

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châtimentdessinges.—Nuitagitée.—Lettreinquiétante.—LettrepompeusedeJack.—Unesecondelettre—Ravagegénéraldenosplantationsàl’Écluse.—Toutelafamilles’yréunit.—Grandstravauxdefortifications

CHAP. XXXVI.—Une hutte à la kamtchadale.— Le cacao.— Les bananes.—ExcursiondeFritz.—Nombreusesrichessesetdécouvertes.—L’hippopotame.—Retouràl’habitation.—Lethéetlecâprier.—PlaisanteriedemaîtreJack.—Il est dupe de sa propre ruse. — La grenouillé géante et l’opplaser. —RestaurationdeFalkenhorst.—Établissementd’unebatteriesurl’îleduRequin.

CHAP. XXXVII. — Aperçu général sur la situation de la Colonie après dix ansd’établissement.—Lesruchesd’abeilles.—Lesoiseauxmangeursd’abeilles.—Notremusée.— Le portique de verdure.—Nos défenses extérieures.— Lesbatteriesdecanons.—Oiseaux-mouchesetcolibris.

CHAP.XXXVIII.—Lepressoir.—Perfectionnementdanslafabricationdusucre.—Le four.—Unnouveau champde riz.—Lepiège singulier.—Accroissementdanslenombredenosanimauxdomestiques.—Caractèredemesfils.

CHAP.XXXIX.—ExcursiondeFritz.—Nosinquiétudesàsonsujet.—Sonretour.— Il nous raconte ce qu’il a vu de remarquable. — Les nids comestiblesd’hirondelles.—Quelquesmotssurcesnids.—Lesperles.—Laloutredemer.—L’albatrosetlebilletmystérieux.

CHAP.XL.—Lesnidsd’alcyons.—Détails sur les perles fausses.—Pêchedesperles.—Préparatifspourfairedelasoude.—Lesanglierd’Afrique.—Dangerde Jack.— Les truffes.—Coton-nankin.—Grand combat avec les lions.—MortdeBill.—Retouràlamaison.

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CHAP.XLI.—NotreinquiétudeausujetdeFritz.—Nouspartonsàsarecherche.—LeprétendusauvageouFritzretrouvé.—LordMontrosedelaRochefumanteouplutôtmissJenny.

CHAP.XLII.—Dépouillementducachalot.—Fuiteduchacal.—Sonretour.—Lecormoran. — Les perles. — Histoire de expédition entreprise par Fritz pourtrouverl’Anglaise.—Dangersqu’ilcourt.—Heureuxrésultatdesonvoyage.

CHAP. XLIII. — Histoire de miss Jenny. — Je fabrique du savon. — Retour àFelsheim.—Réceptionsolennelle;salutd’honneur.—Accidentquiarriveàmafemme.—Lebrancard.—VoyageàFalkenhorst.—Lasaisondespluies.

CHAP.XLIV.—Événement inattendu.—Le yacht laLionne à la recherche de laDorcas. — Le capitaine Littlestone. — Le mécanicien et sa famille. —Préparatifsdudépart.—DeuxdemesfilsmequittentpourretournerenEurope.—Conclusion.

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CHAPITREPREMIER

Notre naufrage. — Nous sommes abandonnés sur le navire. — L’appareil desauvetage. — L’embarcation faite avec des cuves. — Nous abordons à unrivage inconnu.— Le homard.— L’agouti.— Nous couchons sous la tente,dansdeslitsd’herbeetdemousse.

La tempête, qui durait depuis six jours déjà, au lieu de secalmerleseptième,semblaredoublerdefureur.Écartésdenotreroute,entraînésverslesud-sud-est,personnedenousnepouvaitdireoùnousétions.Notremalheureuxéquipageétaittombédansl’abattement;plusdemanœuvre,plusdeluttecontrelesflots,et,du reste, que faire avec un navire sansmâts et déjà ouvert enplusieursendroits?Maintenant lesmatelotsontcessédejurer ;ilsprientavecferveur,ilsrecommandentleurâmeàDieu,toutenpensant au moyen de sauver leur vie. Ma famille et moi nousrestions dans la cabine que nous avions louée en partant.«Enfants,dis-jealorsànosquatrefils,qui,pleinsd’épouvante,se serraientautourdemoi.Dieupeutnoussauver, s’il leveut ;soyonssoumisàsavolonté;sinousdevonspérir,lecielseraàtousnotrerendez-vous.»Mafemmeessuya les larmesqui tombaientde sesyeuxet se

calmaàmonexemple.Aufonddel’âme,j’éprouvaisuneaffreusedouleur et de terribles craintes sur le sort qui nous menaçait.TousensemblenousinvoquâmeslesecoursdeDieu:lesenfants,euxaussi,saventprieràleurmanière.

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Fritz, mon fils aîné, priait à haute voix, et, s’oubliant lui-même,ilpriaitpoursonpère,samèreetsesfrères.Àlavuedemafemme,demesenfantsprosternés,jemedisqueleciel,sansdoute,selaisseraitfléchiretnousviendraitenaide.Toutàcoup,à travers lebruitdesvagues,nousentendonsun

des matelots crier : « Terre ! terre ! » En même temps notrenavire frappe sur un rocher et s’entr’ouvre avec un horriblecraquement. Le capitaine ordonne demettre les chaloupes à lamer ; jemontesur le tillac.Déjà,de toutesparts, lespassagerss’élancent, par-dessus les bastingages, dans les chaloupes desauvetage.Unmatelotcoupelacordequiattachaitladernièredeceschaloupesaunavire.Jelepriederecevoirmafemmeetmesenfants. Au milieu du mugissement de la tempête messupplications furent vaines : il ne les entendit pas oune voulutpaslesentendre,etdisparutbientôt.Pourmaconsolation,jevisquel’eau,entréedéjàparplusieurs

endroits, ne pourrait point s’élever jusqu’à la chambre où étaitma famille, et vers le sud, malgré la brume et la pluie, jedécouvris une côte à l’aspect sauvage ; mais enfin c’était laterre…c’étaitl’espérance!Quoique profondément affligé, j’affectai, en rejoignant mes

enfants, un air calme et serein. « Prenez courage, leur dis-je ;nous pouvons encore être sauvés. Le navire, serré entre desécueils,resteimmobile,ilestvrai,maisaumoinsnousysommesensûreté;l’eaunemonterapasjusqu’ànous;sidemainleventet la mer s’apaisent, nous gagnerons le rivage, qui est peuéloigné. » Ces paroles tranquillisèrent nos pauvres enfants,habitués à toujours croire, sans examen, ce que leur père leurdisait. Pour ma femme, elle comprit les inquiétudes que

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j’éprouvais ; mais sa résignation vraiment chrétienne ne sedémentitpas.«Prenonsquelquenourriture,medit-elle:l’âmeseressentira

du soulagement donné au corps ; la nuit qui approchepeut êtreunenuitbienaffreuse.QuelavolontédeDieusoitfaite!»Lesoirvint;latempêtecontinua;detouscôtés,lenavireétait

battuparlesvagues,nousvîmesbienqu’aucunedeschaloupesnepourraitéchapperàlatourmente.«Papa,s’écrialeplusjeunedemesenfants,âgédesixans,le

bonDieusedécidera-t-ilbientôtànoussecourir?—Tais-toi,réponditsonfrèreaîné.Est-ceànousdeprescrire

quelquechoseàDieu?Attendonssonsecoursavecpatienceethumilité.»Mafemmenouspréparaàsouper;nosenfantsmangèrentavec

plus d’appétit que nous ; ensuite, s’étant jetés sur leurs lits, ilss’endormirent profondément. Fritz seul, qui comprenait mieuxquesesfrèreslagravitédudanger,voulutveilleravecnousunepartiedelanuit.«Monpère,medit-il,n’aurions-nouspasicidequoifairedes

espècesdecorsetsnatatoirespourmes frèresetmamère, avecdes vessies, des morceaux de liège ou des bouteilles vides ?Quantànous,ilnousserafaciledenoussauveràlanage,àforcedebras.—Lapenséeestbonne,luirépliquai-je;jevaism’occuperde

lamettre à exécution afind’être, cettenuit, prêts àparer à toutévénement.»Nous trouvâmes dans notre chambre des petits barils et des

boîtes de fer-blanc qui nous avaient servi à emporter des

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provisions de voyage ; nous les liâmes deux à deux avec desmouchoirs et les attachâmes solidement sous les bras de nosenfants;mafemmefitlamêmechosepourelle;nousmîmesdansnos poches des couteaux, des briquets, de la ficelle, tout cequ’ellespurentcontenir enfin, etnousattendîmespatiemment leretourdujour,espérant,encasquelenavireachevâtdesebriserpendantlanuit,arriveràterremoitiéennageant,moitiépoussésparlavague.Je dis à Fritz, qui était accablé de fatigue, de dormir ; ma

femme et moi nous veillâmes. Cette nuit fut pour nous la plushorrible des nuits. Que d’alarmes, de craintes, de terreurs àchaquebruitdesflots,sur lebâtimentàdemibrisé!maisaussique de ferventes prières adressées àDieu avec la plus entièreconfiance!Lematinnousmontrauncielpur,unsoleilbrillant;plusdeventfurieux,unemercalmeetunie.Réjouiparcettevue,j’appelai ma femme et mes enfants sur le pont, où je m’étaisrendu lepremier.Mesfils furent fortsurprisdeneplusvoirunseulmatelot.«Oùsontnosgens?medemandèrent-ils.Sanseux,commentcontinuernotrevoyage?—Chers enfants, leur répliquai-je, ceux en qui nous avions

tant de confiance nous ont trahis ; mais, si nous espéronsfermement en Dieu, il ne nous abandonnera pas au milieu dudanger.Maintenant,àl’œuvre!pointdetempsàperdre!Voyonscommentnousquitteronslacarcassedunavire,etcommentnousgagneronslaterre,quin’estpasloindenous.—Jetons-nousàl’eau,ditFritz,etnageonspendantquelamer

est calme. Jemechargede conduiremamère ; vouspousserezmesdeuxfrères,etErnestestassezfortpournoussuivreàl’aidedecesdeuxbarils.»

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Ernest, un peu lourd de son naturel, n’accepta pas cetteproposition, et dit qu’il valait mieux construire un radeau surlequelonsesauveraittousensemble.« Je serais de ton avis, dis-je à Ernest ; mais construire un

radeauestchoselongueetdifficile;etpuis,commentlediriger?Visitonsd’abordl’intérieurdunavire;quechacundenoussongeà se munir des objets qui nous doivent être de la plus grandeutilité.»Aussitôtilsparcoururentlebâtiment,tandisquemoijeme rendis à la cambuse, lieu où l’on garde les vivres et l’eaufraîche.Ilmefallaitpenserànourrirtoutemafamille.MafemmeetFritzallèrentvoirlavolailleetlesanimauxdomestiques,qui,oubliésaufortdelatempête,n’avaientplusdenourriture.Fritzvisitaensuitelachambredesmunitions;Ernest,lacabine

des charpentiers ; Jack, celle du capitaine.Aumoment où Jackouvritlaportedecettedernièrecabine,deuxchiensensortirent;et, dans leur joie de recouvrer la liberté, ils renversèrent ens’élançantl’enfant,qui,d’abordeffrayé,seremitbientôtetputserendre facilement maître des deux animaux, devenus, du reste,fortdocilesparlafaim.Lesayantprischacunparuneoreille,illes fitmonter sur le pont, où jeme trouvaismoi-même alors ;Fritz nous rejoignit bientôt, portant deux fusils de chasse, duplombetdelapoudre.Ernestavaitsonchapeauremplideclouset tenaitdanssesmainsunehache,unmarteau,destenailles,unciseau,desvrilles.LepetitFrançoislui-mêmen’avaitpasvoulurevenirsansrien. Ilnousprésentauneboîtepleine,disait-il,dejoliscrochets.Ses frèresvoulaient rirede la trouvaille. Je leurimposai silence, et leur expliquai que ces crochets étaient debons hameçons qui pourraient nous être plus utiles que tout lereste.CependantjelouaiaussiFritzetErnest.

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« Pour moi, dit ma femme, je vous apporte d’excellentesnouvelles:apprenezquedanslenaviresetrouventunevache,unâne, deux chèvres, septmoutons et une truie pleine, à laquellej’aidonnéàmangeretàboire:nouslessauverons,jel’espère.— Vous méritez tous des louanges, dis-je à nos enfants, à

l’exceptiondeJack,quinousamènedeuxmangeursdeplus.— Mais, papa, fit Jack, quand nous serons débarqués, mes

chiensnousservirontpouralleràlachasse.— Oui ! précisément, voilà le difficile… débarquer !…

Espères-tu gagner le rivage sur le dos de tes chiens ?—Ah !répliqua l’enfant d’un ton triste et chagrin, si j’avais des cuvescomme celle dont j’ai vumamère se servir, je me chargeraisbiende vousmener au rivage. J’ai souvent naviguéde la sortesurlesétangsdemonparrain.»Cesparolesfurentpourmoiuneinspirationsubite.«Bravo,Jack!m’écriai-jetransportédejoie;tonconseilest

bon. En avant les scies, lesmarteaux, les vrilles, les clous ! àl’œuvre!»Et,disantcela,j’emmènetoutmonmondeàfonddecale,oùje

me rappelai d’avoir vu des tonneaux vides. Les tonneauxnageaient à la surface de l’eau, entrée là par plusieurs fentes.Sanstropdepeine,mafemmeetmoinouslestransportâmessurlepremierplancher,qui étaitpresqueauniveaude lamer.Cestonneaux, en bois de chêne, forts, solides, garnis de cercles defer,convenaientàmonbut.Jelessciaiendeux,et,aprèsunlongtravail, j’eus huit cuves d’environ huit pieds de diamètre surquatredehauteur;jelesattachail’uneàcôtédel’autresurunelongue planche, aumoyen de grosses chevilles. Ensuite, je les

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garnis,dechaquecôté,d’uneautreplanche;cesdeuxplanches,qui se joignaient par devant et par derrière, formaient ainsi laproueetlapouped’unesortedebateau.Ils’agissaitmaintenantdelelanceràlamer;maisilétaitsilourd,que,malgrétousmesefforts, je ne pus seulement le remuer. Comment faire ? Parbonheur,Fritzavaitvuuncricdansunedeschambres;ilcourutlechercher.Àl’aidedecetinstrumentetd’unrouleauquejemissous la planche formant le fond, mon bateau fut bientôt à flot.Jack trouvaque jemanœuvrais très-lentementmoncric. Jeprisde làoccasionde lui faire remarquerqu’ilne fallait jamais,enaucune chose, trop se hâter, de peur de perdre son temps et safatigueprécisémentpartropdepromptitude.La machine de mon invention tenait bon sur l’eau, mais

malheureusement elle penchait beaucoup trop d’un côté. Jecompris qu’elle avait besoin de lest. Je jetai dans les cuvesquelquescorpsassezlourds,maistenantpeudeplace;alorsmabarque fut en équilibre. Mes enfants firent entendre des crisjoyeux.Ilssedisputaientdéjààquientrerait lepremierdans labarque. Je les retins, car je me disais avec raison qu’ilspourraient,parleursmouvementstropbrusques,fairechavirerlamachine, et je pensai, afin de parer à cet inconvénient, à mepourvoir d’un balancier comme celui qu’emploient certainssauvages pour maintenir l’équilibre de leurs longues pirogues.J’en fis donc un, et voici comment. À l’avant et à l’arrière jeplaçai deuxmorceauxde vergues égaux en longueur et attachésparunechevilledebois,maispouvantsemouvoir;àl’extrémitédechacundecesmorceauxdevergues je suspendis solidementdeuxtonneauxvidesetbienbouchés.Oncomprendqu’ainsimonbateau ne devait plus chavirer ni à droite ni à gauche. Jefabriquaiensuitedesrames.

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Il fallait sortir du navire ; sur un des flancs était une grossecrevasse ; je l’élargisàcoupsdehache,etnouseûmesainsiunpassage assez large ;mais, comme la journée touchait à sa fin,nous remîmes notre départ au lendemain, tout en regrettant deresterencoreunenuitsurcesdébrisdebâtiment.Nousmangeâmesavecd’autantplusd’appétitque,durant les

longues heures de travail, nous n’avions pas même pris unmorceaudepainnibuunverredevin.Commenousétionsbienplus tranquilles que le jour précédent, nous nous livrâmes sanscrainteausommeil.Nousavionseusoinpourtantdenousmunirdesappareilsnatatoiresimaginésparmonfilsaîné.Jeconseillaiaussi à ma femme de changer ses vêtements pour un habit dematelot qui serait plus commode en ces circonstances etlaisseraitplusdelibertéàsesmouvements;elleyconsentit,nonsanspeine:icilaraisonfaisaitloi.Elletrouvaprécisémentdanslecoffred’unjeunematelotdeseffetsquiallaienttrès-bienàsataille.Le lendemain, au point du jour, nous étions tous éveillés :

l’espérancecommel’inquiétudenelaissepasdormirlongtemps.Dès que nous eûmes fait en commun notre prière, je dis àmesenfants:«Maintenantils’agit,aveclesecoursdeDieu,denousmettrehorsdedanger.Donnezàmangerauxbêtespourplusieursjours ; si notre expédition réussit, j’espère que nous pourronsvenir les chercher. Prenez tout ce que vous croyez le plusnécessairedanscemoment.»Notrepremierchargementconsistaenunbarildepoudre,trois

fusilsdechasse,troiscarabines,desballes,dupetitplombautantquenouspouvionsenprendre,deuxpairesdepistoletsdepoche,unepairedepistoletsd’arçonetdesmoulesàballes;chacunde

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mesfilsetleurmèreavaientunegibecièrebiengarnie;nousenavions trouvé de très-bonnes dans les effets des officiers del’équipage. Nous avions, de plus, une caisse de tablettes debouillonetdebiscuitsec,unbarildeharengs,unemarmiteenfer,uneligneàpêcher,unecaissedeclousetuneautred’outils,telsque marteaux, scies, tenailles, haches, tarières, etc., etc. ; unetoile à voile dont je voulais faire une tente. Mes enfantsapportèrenttantdechoses,quejedusenlaisser,bienquej’eussedéjàremplacélelestpardesobjetsutiles.Après touscespréparatifs,quandnousétionsdéjàdescendus

danslabarque,aprèsavoir implorélaprotectiondeDieu,nousentendîmeslechantdespoulesetdescoqs,quisemblaientnousdireunlongettristeadieu:jepensaialorsquenousferionsbiende les emmener avec nous, ainsi que les oies, les canards, lespigeons;car,medis-jeàmoi-même,ensupposantqu’ilnoussoitimpossibledelesnourrir,ilsnousnourrirontpeut-êtreàterre.Nous allâmes donc prendre une dizaine de poules et deux

coqs,quejemisdansunedescuvesenlescouvrantd’unetoilepour lesempêcherde s’envoler.Quantauxoies, auxcanardsetauxpigeons, je leurdonnai la liberté,persuadéqu’ils sauraientbien trouvermoyen d’atteindre le rivage plus tôt et mieux quenous,lesunsennageant,lesautresenvolant.Nous étions tous rentrés dans nos cuves, exceptéma femme,

quenous attendions, et qui revint tenant dans ses bras un assezgrossacqu’ellejetadanslacuveoùsetrouvaitlepetitFrançois.Jecrusquec’étaituniquementpourservirdecoussinàcetenfantassissurdesballotsassezdurs; jenefisdoncàcesacaucuneattention particulière. Je coupai le câble qui nous retenait aucorps du navire, et nous partîmes. Voici quel était notre ordre

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d’embarquement:Ma femmeoccupait la première cuve sur le devant ; dans la

seconde, à côté d’elle, était le petit François, âgé de six ans ;danslatroisième,Fritz,âgédequatorzeàquinzeans,surveillantnosmunitions de guerre ; les poules et la toile à voile étaientplacées dans la quatrième, et les provisions de bouche dans lacinquième ;dans la sixièmeétait Jack,âgédedixans ;dans laseptième,Ernest,âgédeonzeans;enfin,danslahuitième,moi,lamainappuyéeaugouvernail.Aumomentoùnouscommencionsà nous éloigner du navire, les deux chiens, restés à bord,poussèrent des hurlements plaintifs, puis sautèrent à la mer.Bientôtilsnouseurentrejointsàlanage.Jen’avaispasvoululesprendre avec nous, car, comme ils étaient fort gros, leur poidsauraitpufairechavirernotrebateau.Turcétaitunchienanglais,et Bill un chien danois. Quand ils se sentirent fatigués, ilss’appuyèrentdetempsàautreavecleurspattesdedevantsurlabarredubalancier:Jackayantcherchéàleurfairelâcherprise,jel’enblâmaivivementenluidisantqueceschiensétaientaussidescréaturesvivantes,etque,sinouslesprotégionsmaintenant,ellespourraientbienelles-mêmesnousprotégerplustard.Nous allions lentement : point de vent, à peine quelques

vagues douces et peu élevées ; seulement, autour de nous,flottaient çà et là des caisses, des tonnes, des ballots, arrachésparlamerànotrenavire.Fritzetmoinouspûmes,aumoyend’uncrocdeferetdelonguescordes,saisiraupassagequelques-unesdecestonnes;lesayantattachéesauxcôtésdenotrebateau,nouslestraînâmesànotreremorque.Quandnousfûmesplusprèsdurivage,ilperditunpeudeson

aspectsauvage,cardeloinilnousavaitparuaffreusementdésert.

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Fritz, de ses yeux perçants, assurait déjà reconnaître certainsarbres,entreautresdespalmiers.Ernestsemitàvanter lanoixdecoco,bienpréférable,selonlui,ànosnoixd’Europe.Commeje me reprochais d’avoir oublié d’apporter le télescope ducapitaine,Jacktiradesapocheunepetitelunetteetmel’offrit.« Comment, lui dis-je, tu t’étais donc réservé d’abord cette

lunette pour toi seul, sans vouloir faire part de ta trouvaille àpersonne?»Ilmeréponditquesonintentionn’avaitpointétédelagarder

pourluiseul,etqu’ilavaitseulementoubliédemelaremettre.Je pris la lunette, qui me servit à découvrir un petit

enfoncementpropreàdébarquer;mesoiesetmescanardsnousprécédaient dans cette direction. Luttant contre les courants,assezrapidesencetendroit,j’arrivaienfinàunpointdelacôteoù le rivage était à peine plus élevé que nos cuves, et oùcependantnousavionsencoreassezd’eaupourvoguer ;devantnousétaitl’embouchured’unruisseauquisedéchargeaitdanslamer.Mesenfantss’élancèrent sur le rivage ;Françoisvoulut faire

demême,maisilétaittroppetit,etilluifallutl’aidedesamèrepourleretirerdelacuve.Leschiens,arrivésplustôtquenous,nousaccueillirentparde

joyeux aboiements, pendant que les oies et les canards, entrésdans la baie, poussaient de bruyantes clameurs auxquellesrépondaientlescrisdesmanchots,desflamantsetautresoiseauxdemer;ilyavaitpeud’harmoniedanslesvoixdecesmusicienssauvagesetdenosmusicienscivilisés.Notre premier soin, en touchant le rivage, fut de remercier

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Dieudesaprotectionetdenousrecommanderavecconfianceàsa céleste bonté pour l’avenir. Ensuite nous nous mîmes àdécharger notre bateau, et nous nous trouvâmes bien riches dupeu que nous avions sauvé. Il fallut chercher un emplacementpourlatente,cequinefutpaslong.Ayantenfoncéungrandpieuhorizontalement dans un trou du rocher, je posai dessus notrevoile,laissanttomberàterresesdeuxbouts,quifurentassujettisau moyen de malles, de caisses, de tonnes et autres objetspesants;descrochetsfixésenavantnousserviraientàlafermerdurant la nuit. Mes enfants allèrent ramasser de l’herbe auxalentours, et l’étendirent au soleil sur le sable afin de la fairesécher : nous devions coucher dessus. Non loin de la tente, jeconstruisis une sorte de foyer avec quelques pierres plates, jeramassaidesmorceauxdeboisjetéssurlerivageparlesflots,etbientôt,grâceàmonbriquet,unfeupétillantréjouitnosyeux.Onplaça sur le feu lamarmite pleine d’eau ;ma femme, aidée dupetitFrançois,semitàfairelacuisine.L’enfant,voyantsamèrecouperdestablettesdebouillon,crutquecestablettesétaientdelacolle forte ; ilditdoncd’un tonchagrin :«Maman,cen’estpoint de la colle forte que je veux manger, mais de la soupegrasse ; où trouver de la viande ? il n’y a ici ni boucher niboucherie.—Monenfant,luiréponditlamère,cequetuprendspourde

lacolle forteestunegeléedeviandecuitedepuis longtempsetséchée ensuite. On a inventé ces tablettes pour remplacer laviande,quisegâteraittropvitedanslesvoyagesenmer.»Pendant ce temps Fritz, ayant chargé son fusil, se dirigea de

l’autre côté du ruisseau ; Ernest descendit vers la mer. Jackgrimpasurlesrocherspourprendredesmoules.Pourmoi,j’étais

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occupéà tirerde l’eau les tonneauxquenousavionsremorquésderrière notre barque, quand, tout à coup, j’entendis, à quelquedistance,pousserdegrandscris.JereconnuslavoixdeJack,etcourus vers lui. Je le trouvai dans un bas-fond, ayant de l’eaujusqu’auxgenoux:unhomardletenaitfortementserréàlajambe,envainl’enfantcherchaitàécarterlespincesdel’animal.Àmonapproche le homard lâcha prise,mais je ne voulus pas le tenirquitteàsibonmarchéde lapeurqu’ilavait faiteàJack ; je lesaisisavecprécautionparlemilieuducorpsetl’emportai.Jack,quilecroyaitmort,voulutletoucher;ilreçutenpleinefigureunviolentcoupdequeue;poursevengerilletuaavecunegrossepierre,puiscouruttoutfierettoutglorieuxlemontreràsamère.« Maman ! maman ! s’écria-t-il, une écrevisse de mer !

Regardez, Ernest, Fritz, François ! mais prenez garde ! ellemord!sijen’avaispaseuunsolidepantalondematelot,ellemetraversait la jambede part en part avec ses pinces.Enfin je latiens!»Ernest, après avoir examiné le homard, conseilla de le faire

cuiredanslebouillon;cettepropositionneplutpasàmafemme,quidécidaquelehomardseraitapprêtéséparément.Je retirai nos tonneaux de la mer. Ernest me dit alors qu’il

avait,luiaussi,trouvéquelquechosedebonàmanger,maisquec’étaitassezprofondémentcachédansl’eauetqu’ilcraignaitdese mouiller en voulant l’atteindre. « Ce sont des moules,interrompit Jack, quelle belle trouvaille ! desmoules ! je n’envoudraispasmanger,moi.— Et si c’étaient des huîtres ! répliqua fièrement Ernest, je

vaism’enassurer.»Ilpartit,accompagnédesonfrèreFrançois.Bientôt nous les vîmes revenir avec deux pleins mouchoirs

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d’huîtresetduselblancramassédanslecreuxdesrochers,oùlesoleilavaitfaitvolatiliserl’eaudemer.La soupe était prête. Les écailles d’huîtres devaient nous

servirdecuillers.Pourcommencernotrerepas,nousn’attendionsplus que Fritz, qui arriva enfin d’un air mystérieux, les deuxmainscachéesderrièreledos.«Jen’airientrouvé,»nousdit-il.Mais ses frères, qui déjà l’entouraient, s’écrièrent tousensemble:«Si;tuastrouvéquelquechose!uncochondelait!uncochondelait !Oùl’as-tupris?»EtFritznousprésentasacapture.Aprèsl’avoirfélicitésursachasse,jeleblâmaidesonmensonge, et lui dis qu’il ne fallait jamais déguiser la vérité,même en riant. Il rougit et me promit de se souvenir de maréprimande.Alors ilnous racontaquede l’autrecôtédu ruisseau il avait

trouvéunpaysadmirable remplidebeauxarbres,etqu’ilavaitvu sur le bord de la mer une grande quantité de caisses, detonneauxetdepiècesdeboisdetoutessortes.« N’irons-nous pas chercher tout cela, mon père ? me

demanda-t-il. Et le navire, n’y retournerons-nous pas pour entirernotrebétailetsurtoutlavache?Changeonsdedomicile;icile soleil nous brûle ; plus loin, nous aurons l’ombrage despalmiers.— Patience, patience, Fritz ! lui répliquai-je : chaque jour

suffitàsapeine;nousverronscequ’ilnousfaudrafairedemainetaprès-demain ;avant tout,dis-moisi tuasdécouvertquelquetracedenosmalheureuxcompagnons.—Aucune,nid’hommevivantnid’hommemort.— Espérons encore ! interrompit ma femme : peut-être un

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bâtimentlesaura-t-ilrecueillisenroute.»Je ne dis rien ; seulement, enmoi-même, je réfléchis sur les

dangersd’unembarquement faiten tumulteaumilieude l’effroigénéral.Fritzrepritsonrécit:«J’aivuplusieursautresanimauxdela

mêmeespèceque celui-ci. Ilsm’ont paru fort singuliers ; leurshabitudes diffèrent de celles des porcs ordinaires : ils sautentlégèrement ; ils portent l’herbe à leur bouche à lamanière desécureuils.»Pendant ce temps Ernest, le sérieux observateur, examinait,

palpait,retournaitentoussensleprétenducochondelait;puisils’écriad’untonsolennel:«Tonporcn’estpointunporc;jeluivoisdesdentsincisivescommeauxrongeurs;c’estunagouti.— Très-bien, j’y consens, monsieur le savant, dit Fritz en

s’inclinantducôtédesonfrère.—Allons,repris-jeàmontour,netemoquepointdetonfrère,

Fritz. Ernest a raison : cet animal est un agouti, sesmœurs serapprochentassezdecellesdenoslièvres;ilvitdefruitsetsecachesouslesracinesdeschênes.»Durantnotrediscussionscientifique,Jacks’efforçait,maisen

vain,d’ouvrirunehuîtreavecsoncouteau. J’en fisdoncmettreplusieurssurlefeu,oùleursvalvesnetardèrentpointàs’écarterd’elles-mêmes.«Tenez,dis-jeauxenfants,vouspourrezgoûterleshuîtres,metssirecherchéenEurope,etque,pourmapart,jen’estime pas beaucoup ; soyez juges vous-mêmes en cettematière.»J’en avalai une ; Jack suivit mon exemple, en faisant une

horriblegrimace,commequandonprendunemédecine;sestrois

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frères déclarèrent unanimement que les huîtres étaient chosedétestable.Pendant que nous mangions, les chiens pensaient aussi à

prendreleurrepas.Ayantdécouvertl’agoutirapportéparFritzetdéposé au pied d’un arbre, ils semirent à le déchirer à bellesdents.Lejeunechasseur,furieuxàcettevue,armesonfusiletsedispose à tuer les chiens. Ernest, heureusement, détournant lecanon,l’arrête;maisilnepeutempêchersonfrèredeseruersurlespauvresTurcetBillàcoupsdepierres,deleurlancermêmeson fusil, dont le bois se brisa en morceaux. Je fus vivementpeinédevoirmon fils aîné ainsi transporté de colère, et je luireprochai cette violence de caractère, qui affligeait samère etétait on mauvais exemple pour ses frères. Ce cher enfant, qui,malgrésonextrêmevivacité,avait lecœurexcellent,mefit sesexcuses,versaquelqueslarmesderepentiretredevintcalme.Le soleil commençait à baisser à l’horizon ; les poules se

rassemblaient autour de nous pour ramasser nos miettes ; mafemme,quis’enaperçut,tiralesacmystérieuxjetéparelledanslacuvedupetitFrançois,etenpritquelquespoignéesd’avoine,de pois et d’autres graines, que notre volaille mangea avecavidité.Jeluifisremarquerquecesgrainespourraientnousêtreplustard,ànous-mêmes,d’unegrandeutilité;ellelesremplaça,commenourrituredenospoules,pardesmorceauxdebiscuit.Nos pigeons se perchèrent dans le creux des rochers ; les

poulesprirentpourjuchoirlebâtondenotretente,etlesoiesetles canards se cachèrent dans les joncs du ruisseau ; toutannonçait l’heuredu sommeil. Je rappelaimonpetitmonde ; jechargeainosarmes,et,aprèsavoirfaitnotreprièredusoir,nousnousretirâmesdansnotretente.

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Lanuitvint toutàcoupsanscrépuscule,augrandétonnementdemesenfants.«Cesténèbressubitesmefontcroire,leurdis-je,quelelieuoùnousnoustrouvonsestvoisindel’équateur,ou,dumoins,qu’ilestsituéentrelesdeuxtropiques:lecrépusculeestproduit par les rayons du soleil brisés dans l’atmosphère ; or,plus ces rayons frappent la terre obliquement, plus leur lueuraffaiblie éclaire d’espace ; au contraire, si ces rayons serapprochentdelaperpendiculaire,moinsl’espaceembrassépareuxestétendu,plusvite,parconséquent,lanuitsuccèdeaujour.Aprèsavoirexaminéencoreunefoislesalentoursdematente,

j’enfermail’entrée.Àminuitlecoqchantaetjem’endormis.Jem’aperçus qu’autant le jour avait été chaud, autant la nuit futfroide.Ilnousfallutmêmenousserrercommedevraismoutonspour nous réchauffer mutuellement ; néanmoins, grâce à notreextrême fatigue, nous goûtâmes quelques heures d’un bonsommeil.

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CHAPITREII

Leréveilauchantducoq.—Ledéjeunerdehomard.—Excursiondansl’île.—Lescalebasses.—Lescannesàsucre.—Lessingesnousfournissentdesnoixdecoco.—Retourauprèsdenotrefamille.—Joyeuxaccueil.—LesfromagesdeHollande.—Lepingouinrôtiàlabroche.

Dès l’aube, le chant de nos coqs nous réveilla ; nousdélibérâmes, ma femme et moi, sur ce qu’il y avait de plusimportant à faire ce jour-là. Il fut décidé que j’irais de l’autrecôtéduruisseauavecFritzpourtâcherdedécouvrirlestracesdenosmalheureuxcompagnonsetexaminerenmêmetempslepays;mafemmedevaitresteraveclesenfants.Jelapriaidoncdenousfairepromptementàdéjeunerpourquenouspussionspartiravantlagrandechaleur.Ellemeréponditd’untontristequ’ellen’avaitqu’un peu de soupe à nous offrir. «Mais, lui demandai-je, oùdoncestlehomarddeJack?— Réveille Jack ainsi que ses frères, me répliqua-t-elle, et

nous saurons à quoi nous en tenir au sujet du homard. Enattendant,jevaisallumerdufeuetfairechaufferdel’eau.»Les enfants furent bientôt debout, et Ernest, d’ordinaire si

paresseux,selevasansmurmurer.Jackallacherchersonhomarddansunefentederocheroùill’avaitcaché,craignantqu’ilnefûtdévoré par les chiens, comme l’agouti. Je lui demandai s’ilvoudrait bien laisser prendre à son frère aîné un morceau del’animalpourprovisiondebouchependantsonvoyage.Àcemotde voyage, mes enfants ouvrirent de grands yeux, sautèrent

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joyeusement et s’écrièrent tous ensemble : « Un voyage ! unvoyage!nousensommes!—Pour cette fois, leur dis-je, il faut renoncer à partir avec

Fritz et moi. Un voyage fait avec vous et votre mère seraitbeaucoup trop long ;etpuis,commentvousdéfendriez-vous,encasdepéril?Restezdoncici.BillvousgarderaetTurcviendraavecnous.»JackoffritdeboncœursonhomardtoutentieràFritz,quoique

Ernest lui fît observer judicieusement que nous aurions sansdoute la chance de trouver en route des noix de coco, commeRobinsondanssonîle.Fritzapprêtanosarmesetgarnitnosgibecièresdeprovisions

convenables;quandilvitsonfusilbrisélaveilleparluidansunmouvement d’aveugle colère, il ne put s’empêcher de rougir etmedemandad’unevoix timideàenprendreunautre,ceque jelui accordai ; je lui donnai en plus une paire de pistolets depoche, engardantuneautrepairepourmoi etunehacheque jepassaiparlemancheàmaceinturedematelot.Mafemmenousavertitqueledéjeunerétaitprêt.Lehomard,

arrangéavecde l’eauetdusel,nousparutcoriaceetd’ungoûtpeuagréable;nousenréservâmesquelquesmorceauxpournotrevoyageavecdubiscuitetunebouteilled’eaufraîche.Fritzétait impatientdepartiravantquelachaleurdevînttrop

forte.«Ilnousresteunechosetrès-importanteàfaire,luidis-je.—Quoidonc,monpère?prendrecongédemamèreetdemes

frères?—Ce n’est point cela seulement, s’écria Ernest ; je devine

bien:nousn’avonspointencoreréciténosprières.

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—C’est celamême, répliquai-je : nous nous occupons biendes soins et de la nourriture de notre corps, et nous oublionsnotreâme.»AlorsJacksemitàfairelesonneurdeclochesencriant:Bom,

bom, bidibom, bidibom. Je le blâmai vivement de cettebouffonnerie inconvenante et lui ordonnai de s’éloigner, parceque je ne le trouvais pas digne d’unir ses prières aux nôtres.Alors il s’agenouilla et dit d’une voix émue qu’il demandaitpardondesafauteaubonDieuetàmoi.Jel’embrassai,etnouspartîmesaprèsnousêtrerecommandésàladivineprovidence.Laséparation fut douloureuse, et déjà nous étions assez loin quenousentendionsencorelestristesadieuxdeceuxquenousavionsquittés.La rivière présentait des deux côtés des bords si escarpés,

qu’il nous fallut la remonter longtemps par un passage étroitavantdepouvoirtrouverungué.Enfin,ayantatteintl’autrerive,nous nous mîmes à suivre le rivage de la mer. Tout à coup,derrière nous, dans les hautes herbes, un grand bruit se fitentendre.Jefrémisintérieurementenpensantquecepouvaitêtreuntigreouuneautrebêteféroceattiréeparnotreprésence.Fritz,calme,immobile,armasonfusiletattendit…Ilfitbiendenepaslâcher son coup ; il aurait tué… notre pauvre Turc, que nousavions oublié au moment du départ, et qui, maintenant, nousrejoignait. Vous pensez qu’il reçut un bon accueil et forcecaresses.JelouaiFritzdesonsang-froid.Nous continuâmes notre route, regardant de tous côtés,

examinant même le sable du rivage pour voir si nous nedécouvririons pas les traces de nos malheureux compagnons ;Fritzvoulaittirerquelquescoupsdefusilpoursefaireentendre

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d’eux,s’ilssetrouvaientdanscesparages.Jeluidis:«Tonidéeestbonne;malheureusementtucourraisrisque,enmêmetemps,d’êtreentendudesbêtesférocesetdessauvages,quiviendraientànouspournoustuer.

FRITZ.—Ausurplus,monpère,pourquoicouriràlarecherchedecesmatelots,quinousontabandonnéssiindignementdanslenavire?

MOI.—Pourplusieursbonnesraisons,monfils.D’abordilnefaut pas rendre lemal pour lemal ; ensuite, ces hommes nousseraientutilesdansl’île;enfin,etc’estlaraisonprincipale,s’ilsont échappé au naufrage, n’ayant pas emporté, comme nous,beaucoupdechosesdunavire,ilsmeurentpeut-êtredefaim!

FRITZ.—Enattendant,nousparcouronsinutilementcerivage,tandis que nous pourrions retourner au navire et sauver notrebétail.

MOI.—Quandilseprésentesimultanémentplusieursdevoirsàremplir, on doit commencer par le plus important et le plusnoble : or il est plus important et plus noble de chercher àsecourirdeshommesquedes’occuperd’animaux.D’ailleurs,lesanimaux ont de la nourriture pour plusieurs jours ; la mer esttranquille, et le navire n’a rien à craindre d’ici à quelquetemps.»Nous continuions à avancer, et bientôt nous arrivâmes à un

bois assez étendu. Des arbres touffus, un clair ruisseau, nousinvitèrent à nous reposer.Autour de nous volaient toutes sortesd’oiseauxplus remarquables par leur plumagevarié que par labeauté de leur chant. Fritz crut voir à travers le feuillage unanimal assez semblable à un singe. Turc, par ses signesd’inquiétude, ses aboiements, sa tête levée en l’air, nous

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confirmadanscette idée.Mon filscourutversundesplusgrosarbres,mais son pied heurta si fort contre un corps rond, qu’ilfaillit tomber. Il ramassa ce corps rond et me l’apporta poursavoir ce que c’était. Les filaments dont il était entouré le luiavaientd’abordfaitprendrepourunnid.Jeluidisquec’étaitunenoixdecoco.« J’ai lu, cependant, me répondit-il, que certains oiseaux

bâtissentdesnidsdecetteforme.MOI.—C’est vrai,mon ami.Mais pourquoi toujours trop te

hâterdanstesjugements?Examinedoncleschosesavecuneplussérieuseattention.Ceque tu regardescommedesbrinsd’herbearrangés par le bec d’un oiseau est un ensemble de fibresvégétales ; sous cette enveloppe se trouve la noix, et, dans lanoix,lenoyau.»Nous cassâmes la noix ; malheureusement le noyau, dur et

desséché, n’était plus mangeable, et Fritz, mécontent, étonné,s’écria : « C’est là ce noyau si délicieux que le savant Ernestnousatantvanté!

MOI.—Allons,pourquoitemoquerdetonfrère?Cequ’ilt’adit estvrai :quand lesnoixdecocone sontpasencoremûres,ellescontiennentunlaitagréableetrafraîchissant ;maispluslanoix mûrit, plus l’amande devient dure, et le lait contenuintérieurements’épaissitetsedessèche;si le terrainsur lequellanoixtombeestfavorable,bientôt,parcestroispetitstrousqueturemarquesprèsdelaqueue,sortungermequis’implantedansle sol et fait rompre la coque. Tu dois te souvenir d’unphénomène analogue qui se produit pour le noyau de pêche oud’abricot.Ainsi, dans lanature, toutnous fournitdesoccasionsd’admirerleCréateur.»

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Nous continuâmes àmarcher à travers des lianes et d’autresplantesgrimpantesentrelacéesauxarbresetquinousbarraientlepassage;ilfallaitnousfrayeruncheminàcoupsdehache.Nousatteignîmes une clairière où Fritz remarqua avec surprise desarbresqui, au lieudeporter leurs fruits sur leursbranches, lesportaient sur leur tronc. Ayant détaché un de ces fruits, il luitrouvaassezderessemblanceavecunecourge.«C’est, eneffet,unecourge, luidis-je ; lacoquedece fruit

sert à faire des assiettes, des écuelles, des verres et d’autresustensiles; l’arbrequidonnecescourgess’appellecalebassier.Devines-tupourquoi ces fruits sont attachés au tronc au lieudel’êtreauxbranches?

FRITZ.—Lesbranchesseraient tropfaiblespoursupporter lepoidsdecescourges.

MOI.—Très-bien.Tutrouveslavraieraison.FRITZ.—Cescourgessont-ellesbonnesàmanger?MOI.—Oui,mais leurgoûtn’estpasdesplusagréables.Les

sauvages estiment surtout la courgepour lesusagesdont je t’aiparlé;deplus,elleleursertàfairecuireleursaliments.FRITZ.—Maiscettecoquedoitbrûlersurlefeu!

MOI.—Jenetedispasquecettecoquepuissealleraufeu.FRITZ.—Commentfait-oncuiredesalimentssansfeu?MOI.— Il est vrai qu’on ne saurait se passer de feu pour la

cuissondesaliments.Écoute-moi.Lessauvagescommencentparfairerougiraufeudespierresgrossescommeunœuf,puisilslesjettent une à une dans la calebasse pleine d’eau ; de cettemanière, le liquide arrive peu à peu au degré de chaleurnécessaire pour cuire soit la viande, soit le poisson, soit les

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légumes. Façonnons chacun une de ces calebasses, que nousrapporteronsàtamère.»Fritzessayadeseservirdesoncouteau,maisilnefitriende

bon.Pourmoi,jeserraifortementlacalebasseparlemilieu,aumoyen d’une corde, et, de cette manière, je la coupai en deuxpartiesparfaitementégales,formantchacunedeuxécuelles.« Tiens ! dit Fritz, comment cette idée vous est-elle venue,

papa?MOI.—J’ailudansdeslivresdevoyagesquelessauvagesse

servent de cordes pour couper beaucoup d’objets. Je me suissouvenudecelaàpropos.Maintenantveux-tusavoircommentonfaitdesbouteillesoudesflacons?Onentourelacourge,pendantqu’elleestjeune,avecdesbandesdetoileoud’écorce;lapartiecomprimée reste étroite, tandis que la partie libre arrive à sondéveloppementnaturel.»Nous coupâmes encore plusieurs calebasses, et, avant de

repartir, les ayant remplies de sable fin, nous les laissâmessécherausoleil.Aprèsquelquesheuresdemarche,nousatteignîmeslesommet

d’une colline élevée d’où nos yeux embrassèrent un immensehorizon.Lalunetted’approchenenousfitdécouvriraucundenoscompagnons, ni rien qui prouvât que cette île fut habitée. Pourconsolation, la nature étalait devant nous ses pompes et samagnificence : vertes prairies, beaux arbres, doux et suavesparfumsrépandusdansl’air,cielbleuettransparentau-dessusdenostêtes;ànospieds,golfearrondirenfermantunemercalmeetpaisible,toutebrillantedelalumièredusoleil,quisemiraitdansses ondes. Ce spectacle admirable ne m’empêchait point degémirintérieurementsurlesortdenosmalheureuxcompagnons.

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«Ehbien,dis-jeàFritz,Dieuveut,sansdoute,quenousvivionsici solitaires.Tu vois le pays qu’il nous faudra habiter jusqu’àl’heuredenotredélivrance,sicetteheuredoitvenir.Soumettons-nousàlaProvidence; tironslemeilleurpartipossibledenotrepositionprésente.

FRITZ.—Jenem’affligepointdenousvoirseulsdanscepays.Pourquoiregretterions-nouslesgensdunavire?

MOI.—Neparlepasainsi,enfant;lesgensdunavire,àquitureproches de nous avoir abandonnés, sont dignes de notrecompassion.»De la colline, nous descendîmes vers un bois de palmiers ;

mais,avantd’yarriver, ilnousfallutpasserà traversunchampde roseaux si fortement entrelacés, qu’ils gênaient beaucoupnotre marche. Nous avancions avec précaution de peur derencontrerquelquereptile.Turcnousprécédait.Jecoupaiundeces roseaux pour m’en servir, en cas de besoin, contre lesserpents;cenefutpassansétonnementquejevistomberunjusépaisdemonroseau.Jegoûtaicejus:c’étaitlejusdelacanneàsucre. Jenevouluspas fairesavoir sur-le-champmouheureusedécouverteàFritz ; je luidisseulementdecouper lui-mêmeundesroseaux,cequ’ilfit,sanssedouterderien.Mais,quandilvitsesmainstoutespoissées,ilhumectaseslèvresdujusquisortaitpar les deux extrémités de la canne et s’écria plein de joie :«Papa !papa !des cannes à sucre !quel régalpourmamanetmesfrèresquandjevaisleurenrapporter!»Il suçaavidementplusieurs tigesde cannes à sucre, et je fus

obligédelegronderdesagourmandise.«J’étaissialtéré,dit-il,etcejusestsirafraîchissant!MOI.—

Tut’excusesprécisémentàlamanièredesivrognes,quiboivent

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avecexcèssousprétextequ’ilsontsoifetqu’ils trouvent levinbon ; c’est ainsi qu’ils dépensent tout leur argent et perdent laraisonetlasanté.

FRITZ.—Puis-jeprendrequelques-unesdecescannespourmamèreetmesfrères?

MOI.—Oui.Maisprends-enseulementautantquetesforcestepermettront d’en porter ; ne fais pas un dégât inutile des biensqueDieut’offre.»Nonobstant mon avis, ayant coupé une douzaine des plus

grossescannes, il lesdépouillade leurs feuilles, les attachaenfaisceauetlesmitsoussonbras.C’étaitencoreunfardeauassezlourd.Nousarrivâmesenfinauboisdepalmiers,oùnousfîmeshaltepourprendreunlégerrepos.Toutàcoupungrandnombrede singes, effrayéspar notre présence et par les aboiements deTurc, sautèrent d’arbre en arbre autour de nous, faisantd’horriblesgrimaces,poussantdes cris aigus et sauvages.DéjàFritzlesajustaitpourlestirer;jedétournailecanondesonfusil.«Pourquoi,luidis-je,veux-tutuercespauvresbêtes?

FRITZ.—Les singes sont des animauxmalfaisants. Regardezcomme ils nous menacent. Oh ! s’ils pouvaient nous mettre enpièces,ilsleferaientvolontiers.

MOI.— Ils ont bien raison d’être fâchés contre nous : nousavonstroubléleursolitudeetenvahileurdomaine.Souviens-toi,mon fils, que tant qu’une bête ne nous nuit pas et que samortn’estpasutileàlaconservationdenotrevie,nousn’avonspasledroit de la tuer, ni même de la tourmenter pour satisfaire uncapriceouunevengeanceinsensésetcruels.

FRITZ.—Mais,enfin,unsinge,c’estaussiunepiècedegibier.

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MOI. — Pauvre gibier ! Tiens, laissons-leur la vie et qu’ilsnousdonnentdesnoixdecoco.

MOI. — Comment ? MOI. — Regarde ; seulement gare à tatête!»Jeprisdespierres,quejelançaicontrelessingesplutôtpour

les mettre en colère que pour les blesser : à peine pouvais-jeatteindreà lamoitiéde lahauteurdespalmiers sur lesquels ilsétaient. Cependant ils entrèrent en fureur et résolurent de nousrendrelapareille.Lesvoilàdoncquiarrachentdesnoixetnousles jettent. Nous étions heureusement bien cachés. Nous eûmesbientôt autour de nous une grande quantité de noix dont nousbûmeslelaitetquenousouvrîmesensuiteaveclahache.Celaitnenoussemblapasd’ungoûttrès-agréable,maisnousdésaltéra.Lacrèmequis’attacheintérieurementàlacoquenousparutbienmeilleure, surtout mêlée au jus de nos cannes. Maître Turc nepouvaitguèreaimercesfriandises:ileut,poursapart,lerestedu homard et un morceau de biscuit un peu dur ; il achevad’apaisersafaimenbroyantquelquesdébrisdecannesetdenoixdecoco.Lajournées’avançait.Jeprisquelquescocosintactsetlesliai

par lesqueues ;Fritz ramassasescannesetnouspartîmespourregagnernotrehabitation.Fritznetardapasàseplaindredelapesanteurdesonfardeau,

qu’ilmettaittantôtsuruneépaule,tantôtsuruneautre,tantôtsousle bras droit, tantôt sous le bras gauche ; puis il s’arrêtait etpoussait de profonds soupirs. « Non, s’écria-t-il enfin, jen’aurais jamais pensé qu’une douzaine de cannes à sucre fût silourdeàporter ; je laisserais là lepaquet si jenedésiraispastantfairegoûterdecejusdélicieuxàmamèreetàmesfrères.

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—Patienceetcourage,monenfant,luidis-je;souviens-toidupanier de pains que portait Ésope : c’était d’abord un fardeaufortlourdetquidevintpetitàpetitplusléger;ilenarriverademême pour tes cannes : nous en sucerons plus d’une durant laroute qui nous reste à faire. Donne-m’en d’abord une pourmeservirdesoutien,mets-enuneàtamain,etattachelesautresensautoirsurtondosavectonfusil.Ilfaut,danslapositionoùnoussommes, remédier aux difficultés et aux inconvénients par laréflexion.»Fritz s’aperçut que je suçais de temps à autre le suc dema

canne, tandis que lui suçait la sienne en vain ; rien ou presquerienn’arrivaitàses lèvres. Je luidisalorsde faireun trouau-dessusdupremieranneau.Ilm’obéit,etaussitôtilpompalesucdélicieux.Ayant finide sucermonbâton, je luiendemandaiunautre. « Oh ! papa, me répondit-il en riant, si nous continuonsainsi,jecrainsbiendenepasrapportergrand’choseàlamaison.

MOI. — Ne le regrette pas trop : les cannes coupées ettransportées ainsi par un soleil brûlant ne peuvent conserverlongtemps leur jus. Tâchons seulement de garder quelquesmorceauxintacts ;nousretrouveronstoujoursbienlechampquiproduitlescannes.

FRITZ.—Silesucrenousmanque,aumoinsj’auraiàoffrirdulait de coco enfermé dans mon flacon de fer-blanc : ce seraencoreungrandrégalpournosamis.

MOI.—Peut-êtretesespérancesseront-ellesencoredéçuesdececôté;situn’allaisplustrouverqueduvinaigreaulieudelaitdoux!Lejusdecoco,horsdelanoix,s’altèretrès-vite.

FRITZ.—J’enseraisdésolé.Voyonsquejelegoûte.»

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Il tira le bouchon, et la liqueur sortit du vase, mousseusecommeduvindeChampagne.«Ehbien,maprédictioncommenceàseréaliser.FRITZ.—Oui,maismonlaitn’estpointduvinaigre,ilaplutôt

legoûtd’unvindouxetagréable.Buvez-en.MOI.—C’est lepremierdegréde fermentation,et,comme la

chaleurestbienforte,ilfautcraindrequetonvinnedevienneduvinaigre,etmême,ensuite,del’eaupuanteetsale.Buvonsdoncsansscrupulechacununpeudetonlaitdecocopendantqu’ilestbon.Àtasantéetàcelledenotrefamille!»Fortifiés par ce breuvage, nous nous remîmes gaiement en

route.Bientôtnouseûmesatteintlepetitboisoùnousavionsfaithalte le matin ; nous ramassâmes notre vaisselle de calebasselaisséesurlesable.NoussortionsduboisquandtoutàcoupTurcbondit comme un furieux sur une troupe de singes que nousn’avionspasvusd’abordetquinenousavaientpointremarquéseux-mêmes ; il saisit uneguenon restée en arrière et occupée àcaresser son petit.Vainement Fritz, perdant son chapeau et toutsonbagage,courutpourl’arracherauchien:quandilarriva, lapauvre bête était étranglée, et son petit, caché dans les hautesherbesàquelquespasdelà,regardaitTurcengrinçantdesdents.Alorsjevisunescènecomiqueetdivertissante.Le petit singe s’élança sur l’épaule de Fritz et s’accrocha si

bien dans ses cheveux frisés, que ni cris, ni menaces, nisecousses,nepurentluifairelâcherprise;dureste,jesavaisquecetanimaln’étaitpointdangereux;jerassuraidoncmonfils,quinelaissaitpasd’avoirunpeupeur.«Ehbien,luidis-jeenriant,ce singe qui vient de perdre sa mère te choisit pour son pèrenourricier. Pauvre orphelin ! il ne saurait guère par lui-même

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commentsubsister;d’unautrecôté,unebouchedeplusànourrirestbeaucouppournous.—Oh!papa,réponditFritz,veuillezmepermettredegarder

cet animal ; j’en aurai soin, et peut-être un jour nousdédommagera-t-ildenospeinesennousaidantparsoninstinctàdécouvrirdebonsfruits.»Jeconsentisàsademande.PendantcetempsTurcachevaitde

dévorerlaguenon,et l’effroidupetitsingefutextrêmequandilvitrevenirnotrechienaveclagueuleencorepleinedesang;ilseréfugia dans les bras de mon fils et cacha sa tête dans sesvêtements.Àlafin,Fritz,fatiguédeleporterainsi,setournaducôtédeTurc.«Allons!luidit-il,pourexpiercequetuasfait,jeveuxmettrelesingesurtondos.»Il l’attachaeneffet sur ledosdeTurc,quid’abord fut assez

mécontent de servir de monture au singe. Nos caresses et nosmenaces le décidèrent à obéir.Le singene tardapas à se tenirtrès-tranquille,toutengrimaçantdeplusfortenplusfort.« On nous prendrait, dis-je alors à Fritz, pour des gens qui

mènentdesbêtescurieusesàlafoire.Quedecrisdejoie,quedebruyantesacclamationsvontnousaccueillirànotreretour!

FRITZ.—Jacksurtoutseracontent,luiquisaitsibienfairedesgrimaces!Ilvatrouverdanscesingeunparfaitmodèleàimiteretmêmeàsurpasser.

MOI. — Mon enfant, sois un peu plus charitable envers tesfrères.Pourquoidoncvois-tusiclairdanslesdéfautsdesautres,au lieudesuivre l’exemplede tonexcellentemère,quicherchetoujours à les dissimuler ? Prends garde : cette habitude decritique et de raillerie pourrait avoir, plus tard, de funestes

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conséquences.»Fritzpromit deprofiter à l’avenir demonobservation.Nous

avancions toujours en causant, et ainsi nous arrivâmes à notreruisseau.Billnoussaluadesesjoyeuxaboiements,auxquelsTurcréponditaussitôtetavectantdeforce,quelecavalier-singe,touteffrayé, sauta de dessus son dos sur l’épaule de Fritz, qu’il nevoulutplusquitter;pourTurc,ilpritlesdevantsetnousannonçaàlafamille,quivintànotrerencontre.Nousnousembrassâmestous.«Unsinge!unsinge!criaientlestroisenfants;unsingeenvie!quelbonheur!—Ilauneminebiendrôleetbienlaide,ditlepetitFrançois.

Etcesroseaux!etcesboules!»Quandletumultefutcalmé:«Meschersamis,dis-je.Dieua

béninotrevoyage,et la seulechosequenous regrettionsestden’avoirpasvulamoindretracedenosmalheureuxcompagnons.—SachonsnousconformeràlavolontédeDieu,réponditma

pauvre femme. Je l’aiprié avec ferveurpendantvotre absence,qui m’a paru bien longue. Parlez-nous de votre excursion.Donnez-nous vos fardeaux ; nous ne sommes point fatigués,puisquenousn’avonspresquerienfaitdelajournée.Lesenfantss’empressèrentautourdenous:Jackpritmonfusil,

Ernest les noix de coco, le petit François les calebasses, mafemmemagibecière.Fritz distribua à ses frères les cannes à sucre, remit le singe

sur le dos de Turc, et pria Ernest de se charger de son fusil.Celui-ci,malgrésaparesse,pritl’arme,maismafemmenetardapas à l’entendre se plaindre de son lourd fardeau ; elle lui ôtadonclesnoixdecoco.

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«Ah!ditFritz,siErnestsavaitcequecontiennentcesgrossesbourrescouvertesde filasse, ilne lescéderaitpas : ce sontdevraiesnoixdecoco;desnoixsichèresàmonsieurlenaturaliste.—Comment!comment!desnoixdecoco!s’écriaErnest;ma

mère,rendez-les-moi,jelesporteraisansêtrefatigué,et,s’illefaut, je laisserai là ce lourdbâton, qui, sansdoute, n’est bon àrien.—Situfaiscela,ditFritz,tuleregretterasbeaucoup;sache

quecebâtonestunecanneàsucre.Jeveuxvousapprendreàtouscommentontireunjusdélicieuxdeceroseau.»Mes enfants furent émerveillés, et ma femme elle-même

éprouvaungrandplaisir envoyantqu’elleauraitdusucrepoursonménage.Jeluiexpliquainosdécouvertesdelajournéeetluiremisnosassiettesetnosplatsdecalebasse.Quandnousfûmesarrivésàl’endroitquimarquaitlaplacede

notre cuisine, nous eûmesune agréable surprise en voyant rôtirautour d’un bon feu des poissons et une oie, tandis qu’unemarmiteplacéeau-dessusdelaflammelaissaitéchapperl’odeurd’unbonbouillon.Nonloindel’âtre,dansuntonneausauvédunaufrage,étaientd’excellents fromagesdeHollandeentourésdecerclesdeplomb.« Ma chère amie, dis-je alors, nous ferons honneur à ton

souper,carnousavonsgrand’faim.Maisvraiment tuasété tropbonnede tueruneoiepourfêternotreretour.Jecroisqu’il fautlaissercesanimauxvivreetsemultiplier.—Rassure-toi,merépliquamafemme,cerôtin’apasétépris

dansnotrebasse-cour ;c’est lachassed’Ernest ; ildonneàcetanimal un nom assez étrange, mais il déclare que la chair est

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bonneàmanger.ERNEST.—Jecrois,monpère,quec’estuneespècedemanchot

regardé avec raison comme très-stupide : j’ai pu le tuer d’uncoupdebâton.

MOI.—Commentavait-illespiedsetlebec?ERNEST.—Lespiedsgarnisdemembranes,commelesoiseaux

aquatiques ; le bec long, aplati, et légèrement recourbé àl’extrémité. J’aimis en réserve la tête et le cou pour que vouspuissiezjugervous-mêmelachose.

MOI.—Tuvois,monfils,combien lessystèmesraisonnablessont bons à étudier, pour les sciences naturelles : avec cesquelquescaractèrestupeuxdésignerlesgenresetlesespèces.»Mafemmenousinterrompitalorsetnousfitouvrirlescocos,

dont nous mangeâmes tous, ainsi que le singe. Quoique lespoissons fussent un peu secs et le pingouin assez fade, il falluts’encontenter.OnnousracontacommentJacketlepetitFrançoisavaientétéàlapêchelelongdelalevée.Notre repas terminé, comme la nuit approchait, nous ne

tardâmespasàallernousmettreau lit.Nospoulesetnosoies,etc.,etc.,nousavaientdéjàavertisqu’ilétaitl’heuredurepos.Lepetit singe se cacha entre les bras de Jack et de Fritz, qui lecouvrirentdemoussecontrelefroid.Moi-même,heureuxd’êtreaumilieu demes chers enfants, je ne tardai pas àm’endormir.Toutàcoupnoschiens,misensentinellesaudehorsdelatente,poussèrentdelongshurlements.Jemelevai;Fritzetmafemme,arméscommemoid’unfusil,m’accompagnèrenthorsdelatente.Àlaclartédelalune,nousvîmesdouzechacalsquisebattaientcontreBill et contreTurc.Nosbravesdoguesavaientmis trois

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adversaireshorsdecombat,mais ilsauraientsuccombésous lenombre,quandnousaccourûmesà leursecours ;deuxcoupsdefusil mirent les chacals en fuite ; nos chiens arrêtèrent deuxfuyards,qu’ilsdévorèrent.Rien ne troubla plus notre sommeil ; nous nous réveillâmes

sainsetdispos.Ils’agissaitdesavoiràquoinouspasserionslenouveaujourquicommençait.

CHAPITREIII

Letonneaudebeurre.—Monfilsaînéetmoinousnousrendonsaunavirenaufragé.—Notrechargement.—Notre inventionsingulièrepouremmener lebétail.—Lerequin ;courageetsang-froiddeFritz.—Nousrejoignonsnotre famille.—Laceintured’Ernest.—lesœufsdetortue.

« Ma chère amie, dis-je à ma femme, nous avons tant dechoses à faire, que je ne sais vraiment pas par laquellecommencer.Unvoyageaunavireme semblenécessaire sinousvoulons sauver notre bétail et des provisions que la mer peutengloutird’unmomentàl’autre;d’unautrecôté,ilfautsongerànousconstruireàterreunesolidehabitation.—Avecdelapatience,del’ordreetducourage,réponditma

femme,toutarriveraàbonnefin.Jecrainscevoyageaunavire;mais,puisquetuleregardescommenécessaire,commenceparlà.Demainnouspenseronsàautrechose : à chaque jour suffit sonmal, comme l’a dit Notre-Seigneur, lui, le plus grand ami de

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l’humanité.Jeresteraiàterreavecnosenfants,àl’exceptiondeFritz,quit’accompagnera.»Je me levai et réveillai mes fils. Fritz sauta de son lit de

mousse et d’herbe, tandis que ses trois frères bâillaient, sefrottaientlesyeux,étendaientlesbrasetavaientl’airde

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CHAPITREIII

Letonneaudebeurre.—Monfilsaînéetmoinousnousrendonsaunavirenaufragé.—Notrechargement.—Notre inventionsingulièrepouremmener lebétail.—Lerequin ;courageetsang-froiddeFritz.—Nousrejoignonsnotre famille.—Laceintured’Ernest.—lesœufsdetortue.

« Ma chère amie, dis-je à ma femme, nous avons tant dechoses à faire, que je ne sais vraiment pas par laquellecommencer.Unvoyageaunavireme semblenécessaire sinousvoulons sauver notre bétail et des provisions que la mer peutengloutird’unmomentàl’autre;d’unautrecôté,ilfautsongerànousconstruireàterreunesolidehabitation.—Avecdelapatience,del’ordreetducourage,réponditma

femme,toutarriveraàbonnefin.Jecrainscevoyageaunavire;mais,puisquetuleregardescommenécessaire,commenceparlà.Demainnouspenseronsàautrechose : à chaque jour suffit sonmal, comme l’a dit Notre-Seigneur, lui, le plus grand ami del’humanité.Jeresteraiàterreavecnosenfants,àl’exceptiondeFritz,quit’accompagnera.»Je me levai et réveillai mes fils. Fritz sauta de son lit de

mousse et d’herbe, tandis que ses trois frères bâillaient, sefrottaientlesyeux,étendaientlesbrasetavaientl’airderegretterd’être tirés sitôt de leur sommeil. Fritz courut hors de la tente,ramassa un des chacals tués par nous cette nuitmême et lemitdeboutenparadeàl’entréedenotredemeure.Dèsquenoschiensl’eurent vu, ils firent entendre d’horribles aboiements, et, le

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croyant en vie, ils voulaient s’élancer dessus. Les trois autresenfants, curieux de savoir ce qui se passait dehors, sortirentalors, Jack le premier, avec son singe, qui, à la vuedu chacal,rentraprécipitammentetsecouchasousnosmatelasdemousseetd’herbe. Ernest déclara que le chacal était un renard ; Jackvoulaitquecefûtunloup,tandisquelepetitFrançoisleprenaitpourunchienjaune.«Monsieurlesavant,ditalorsFritzàErnest,commentsefait-

il que vous, qui avez si bien reconnu l’agouti, vous nereconnaissiezpasle…chacal?— Tu ne sais probablement le nom de cet animal, répliqua

Ernestd’untonirrité,queparcequepapatel’aappris.—Allons!calmez-vous,dis-jeàmontourenintervenant.Toi,

Ernest, il faut supporter patiemment d’être repris quand tu tetrompes ; toi,Fritz, soismoinsmoqueur etmoinsmordantdanstes observations.Au surplus, pour vous faire tomber d’accord,apprenezquecetanimaladonnématièreàbiendesdiscussionsentre lesnaturalistes : lechacal tient, toutà lafois,duloup,durenardetduchien.»Lesdeuxenfantsfirentlapaix;etalorsvinrentdesquestions,

desobservations,descommentairessanssuiteetsansfin,« Mes amis, leur dis-je, il ne faut jamais commencer sa

journée sans prier Dieu ; prions-le donc maintenant. » Ils semirent tous à genoux autour demoi et invoquèrent le Seigneur.Ensuite,onpensaaudéjeuner.Nousn’avionspasautrechosequedu biscuit, et du biscuit même assez dur. Nous dûmes nous encontenter.Pendantquenouslemangionsavecdufromage,Ernestdécouvrit du beurre salé dans une tonne jetée au rivage par lamer ; il revint tout joyeux nous chercher, et, ensemble, nous

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courûmes au tonneau, dont Fritz, toujours ami des moyens lesplusexpéditifs,voulaitfairesauterlescerclesàcoupsdehache.Samèrel’enempêchaenluidisantquetoutlebeurresefondraità la chaleur du soleil et coulerait. Je pratiquai un trou à l’aided’unegrossevrille,etjeprisseulementlaquantitédebeurredontnousavionsbesoinpourlemoment.Nostartinesnoussemblèrentdélicieuses;àlavérité,lebiscuitétaittoujoursdur;maisl’undenous eut l’idée de le présenter au feu, ce qui le rendit quelquepeu tendre. Nos chiens nous laissèrent déjeuner sans nousimportuner:leurrepasnocturnen’étaitapparemmentpasencoredigéré.Nousvîmesalorsqu’ilsavaientautourducoudelargesetprofondes blessures ; ma femme les pansa avec du beurre,qu’elleeutsoind’aborddelaverdansl’eaufroidepourenleverune partie du sel. Ce remède réussit très-bien. Fritz prit de làoccasiondenousconseillerdemettreaucoudeBilletdeTurcde solides colliers garnis de pointes de fer. « Jeme charge deleurfaireàchacununcollier,ditJack,toujourspromptàs’offrir,pourvuquemamanveuillem’aider.—Oui,monpetitempressé,ditlamère,jet’aiderai,situveux

t’occupersérieusementdecela.»Jefisalorsconnaîtreàmesenfantsl’expéditiondécidéepour

lajournée.Jelesinvitaiàêtresoumis,obéissantsàleurmère,àprierDieudenousramenersainsetsaufs;aprèsquoijeconvinsavecma femmedequelques signauxquidevaientnous servir àcommuniquerensemble,malgréladistance.Ainsiunmorceaudetoileattachéàunepercheplantéesurlerivageindiquaitquetoutétait en sûreté à terre ; cette toile abaissée, huit coups de fusiltirésparelleetparErnest, indiqueraientqu’ilfallaitnoushâterderevenir.Jelaprévinsaussique,probablement,ilnousfaudrait

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passerlanuitsurlenavire,Fritzetmoi.Nous ne prîmes que des armes et des munitions, dans la

certitudedetrouverdesvivressurlebâtiment.Fritz,désireuxdefairegoûteràsonsingedulaitdechèvre,l’emmenaaveclui.Nousnousembarquâmesdansnoscuves,tristes,lecœurému

etaprèsnousêtreembrasséstous.Parvenusaumilieudelabaie,noussûmesprofiterd’unfortcourantformépar larivièreàsonembouchure, pour nous rapprocher de notre but ; ainsi, sansramer, ayant soin de guider seulement notre embarcation, nousfîmeslestroisquartsdutrajetetachevâmesleresteparquelquescoupsd’avirons.Ayant attaché notre bateau, nous entrâmes dans l’intérieur du

navireparl’ouverturequej’avaisfaiteenlequittant.Fritz courut aussitôt porter de la nourriture aux animaux

rassemblés sur le pont. Ces pauvres bêtes nous saluèrent parleurs bêlements, leursmugissements, leurs cris divers : et leurjoie venait surtout du plaisir que leur faisait notre venue, carellesavaientencoredufourrageenquantitésuffisante,Fritzmitsonsingeauprèsd’unechèvre,dontilsuçalepisenfaisantforcegrimacesdeplaisir.JedemandaialorsàFritzparquoiilfallaitcommencer,toutenprenant,ànotretour,unpeudenourriture.« Mon père, répondit Fritz, m’est avis que nous devons

d’abordmettreunevoileànotreembarcation.MOI.—Ah ! par exemple ! voilà une singulière idée !Es-tu

fou?Selontoi,iln’yariendeplusurgentàfairemaintenant?FRITZ.—J’aisentienvenantunventassezvifquimesoufflait

auvisage.Orjeréfléchisquelecourantnepourrapasnousaiderpour le retour, tandis que ce vent nous favoriserait ; notre

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bâtimentvaêtrelourd;jenesaispasencoretrès-bienramer.MOI. — Ton idée est bonne. Apporte une perche, qui nous

servirademât,etuneplusmincepourattacherlavoile.»Fritz exécuta mes ordres. Il eut soin, de plus, d’attacher

transversalement uneplanche sur unedes cuves, et, par un troufabriquédanscetteplancheformantunesortedepont,ilfitentrernotremâtimprovisé;jecoupaiensuiteunmorceaudetoilepouren former une voile triangulaire, je l’attachai à la verguetransversale:aumoyendecordesnouspouvionsl’étendreetlaresserrerànotregré.Fritz n’oublia pas de décorer la pointe dû mât d’une petite

banderolerougeenguisedepavillon.Cettevanitéd’enfantmefitsourire, et je pensai en moi-même que la nature humaine estpartout la même, dans le malheur comme dans la prospérité ;j’avoue que moi-même je ne tardai pas à prendre un certainplaisiràvoirainsiflottercechiffonausouffleduvent.Cependant le soir approchait ; nous ne devions pas songer à

retournerauprèsdesnôtrespendantlesténèbres.Nousleurfîmeslessignauxconvenus,auxquelsilsrépondirentdemanièreànousrassurercomplètementsurleurcompte.Ayantôtédenotreembarcation lespierresquenousyavions

mises pour nous servir de lest, nous la remplîmes de chosesutiles : poudre, plomb, clous, marteaux, outils de toute sortequ’onavaitembarquésentrès-grandequantitéàdestinationd’unétablissement colonial dans les forêts d’Amérique. Je n’oubliaipasnonpluslescuillers,lesfourchettes,lescouteaux.Jetrouvaiaussi plusieurs couverts d’argent, des plats du même métal,d’autresd’étain,et,àcôté,unecaissepleinedeflaconsdevinsfins;puisdesgrils,descasseroles,deschaudrons,despoêlesà

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frire, des rôtissoires, etc. Parmi les provisions de bouche jechoisisdesjambonsdeWestphalie,destablettesdebouillon,deslégumessecsetdesgrains.Fritzme rappela que, nos lits demousse étant assez durs, il

fallaitemporterdeshamacsetdescouverturesdelaine.Pourlui,grandamateurd’armes, ilprit jenesaiscombiendesabres,decouteauxdechasseetdefusils.Dansladernièrecuvejemisdusoufre,delatoileàvoile,desficellesetdescordages.Notre bâtiment était extrêmement chargé ; peut-être même

aurais-jeôtéquelquechoseàmacargaison, si lamern’eûtpasété calme et paisible. Par précaution, pour la nuit, nousmîmeschacununesortedecorsetdeliège.Unfeutrès-brillantalluméparlesnôtressurlesrochersnous

empêchad’avoiraucuneinquiétudesurleursort ;pourréponse,nousattachâmesquatrelanternesànotremât.AprèsavoirpriéDieu,nousnouscouchâmesdansnoscuves,

oùlesommeilnetardapasàvenirnousreposerdesfatiguesdelajournée.Dès l’aube, je fus sur lepontdunavire,et, à l’aidedenotre

télescopebraquésurlerivage,jepusvoirmafemmesortirdelatente.Elleparaissaitregarderavecattentionducôtédelamer,etsonpavillonblancflottabientôtenl’air;j’éprouvaiunegrandejoie, maintenant que j’étais sûr que ma famille n’avait couruaucundanger.Nousdéjeunâmes avec appétit, et je dis àFritz :«Mon enfant, il va falloir quitter encore une fois ces, pauvresbêtes vers lesquelles, peut-être, nous ne reviendrons plus. Sinoustâchionsd’ensauverquelques-unes?

FRITZ.—Faisonsunradeauetattachons-lesdessus.

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MOI.—C’estuneentreprisedifficile,etd’ailleursespères-tuque la vache, la truie, l’âne, les chèvres, se tiendronttranquillementsurleradeau?

FRITZ.— Jetons, sans façon, le cochon à la mer : son largeventre lesoutiendrabien,et, s’il faut l’aider,nous le traîneronsaumoyend’unecordepasséeàl’unedesespattes.

MOI.—Très-bien;etlesautresanimaux?FRITZ. — Mettons-leur à tous des corsets natatoires comme

nousenavonsnous-mêmes;ilnemanquepasdeliègeici.MOI.—Encoretrès-bien.Allons,viteàl’ouvrage!»Unmoutonfutd’abordpourvud’uncorsetdeliègeetjetéàla

mer. Il disparut au milieu de l’eau, qui le couvrit avec bruitcomme pour l’engloutir ; nous le revîmes bientôt agitant lespieds, la tête, tout le corps, puis, à notre grande joie, ilcommença à nager avec facilité ; quand il se sentait fatigué, illaissaitpendresespieds,etlamerleportaitdoucement.Ainsifurentattachésleschèvresetlesautresmoutons;mais,

comme les corsets de liège eussent été insuffisants pour notrevache et notre âne, nous leurmîmes de chaque côté du dos, enmanièredebâts,degrostonneauxvidesetbienfermés.L’ânefutjetéàl’eauetenfonçacommeavaitfaitlemouton,puisilsemitànager d’un air brave et superbe qui lui mérita nosapplaudissements ; le tour de la vache arriva, et tout se passabienpourelle,commepourlerestedubétail.Lecochonseulsedébattitaveccolèreetgagnalerivageavantnous.Aumoyendecordes solides nouées aux cornes de nos autres bêtes et fixéesaux côtés de notre bateau, nous remorquâmes cette cargaisonvivante. Le vent nous poussa vers le rivage ; sans ce vent

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favorable,jamaisnousneserionsparvenusàavancer.Fiers de notre ouvrage, heureux de voir comme nous

marchions vite, nous nous assîmes au fond de nos cuves pourprendre quelque nourriture. Fritz jouait avec son singe ; jeregardais à l’aide de mon télescope ma femme et mes enfantsaccourussurlerivage,quand,toutàcoup,monfilspoussauncriterrible.«Noussommesperdus!regardezcepoissonmonstrueuxquis’approche!»Je regardai, et je vis un énorme requin qui s’avançait vers

nous. Nous chargeons nos fusils, et, aumoment où le monstre,d’unbondrapide,s’élançaitsurunedesbrebis,Fritzletireàlatête, et si juste et si bien, que le requin, meurtri, ensanglanté,gagnelelarge,renonçantàsaproie.«Ilenaassez,père,meditmonfils.—Trèsbien,monami, toncoupestdesplusheureux:onne

blesse que rarement les requins avec des armes à feu ; maisrechargetonfusilettenons-noussurnosgardes:ilpourraitbienrevenirencoreunefois.»Cette précaution fut inutile. Quelques minutes après nous

abordionssainsetsaufs,nousetnosbêtes.La famillenousaccueillitavecdegrandesdémonstrationsde

joie, et admira l’appareil de natation inventé par nous pourconduirenotrebétail.«Envérité,nousditma femme, jamais jen’aurais trouvéun

moyensimerveilleux.—Àtoutseigneurtouthonneur,répondis-je:Fritzestl’auteur

duprocédé.»Ma femme embrassa son fils ; il fallut ensuite songer à

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déballer notre cargaison. Jack se chargea d’ôter aux animauxleurs corsets de liège et leurs tonneaux.Mais l’âne rétif ne selaissapasfaire,etJack,montantdessus,lefrappantdespiedsetdes mains, l’amena vers nous tout équipé, pour voir si nousréussirions mieux. Le cavalier et le baudet avaient, il fautl’avouer,unesingulièretournure;nousnepûmesnousempêcherd’en rire, etnotrehilaritéaugmentaquandnousvîmes l’étrangeaccoutrement de Jack : il portait autour du corps une sorte deceinturetrès-largetoutecouvertedepoils jauneset touffusdanslaquelleétaitunepairedepistolets.«Oùdonc,luidemandai-je,as-tuprisunepareilleceinture?— Elle est de ma fabrique, me répondit-il d’un air fier et

content.Etpuis,regardeznoschiens.»Jevisautourducoudenoschiensdescolliersdemêmefaçon

etdemêmecouleurtoutarmésdelongsclous.«C’esttoi,Jack,quiasfaitcescolliersetcetteceinture?

JACK.—Oui,cherpère,etmamanm’aaidéseulementpourcequ’ilfallaitcoudre.

MOI. — Où donc avez-vous trouvé du cuir, du fil et desaiguilles?

MAFEMME.—LechacaldeFritzafournilecuir:quantaufiletauxaiguilles,unebonneménagèredoittoujoursenêtrepourvue.Auxhommesàpenserauxgrandesaffaires,ànouslespetites,quiont quelquefois leur utilité ; j’ai un sac enchanté d’où je tirebeaucoupdechoses.Dansl’occasion,adresse-toiàmoi,tuserascontent.»Fritz se trouvait offensé, comme chasseur, de ce qu’en son

absence on s’était permis de découper la belle peau de son

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chacal.Ilcachaitsondépit;maisJacks’étantapprochédelui:« Aie la bonté de te tenir à distance, lui dit-il, tu empestes,monsieur l’écorcheur!Cetteodeur-làestsansdouteausside tafabrique?—Non,monsieur,c’estdelavôtre,répliquavivementJack:

vousaviezpenduvotrechacalausoleil.FRITZ.— Il se serait à la longue desséché dans sa peau, s’il

vousavaitpludemelaisserdisposerdemachasseàmavolonté.MOI. — Fritz, pourquoi donc rechercher toujours la

discussion?Ton frère a tiré lemeilleurparti possiblede cettepeau.Ilfautmaintenantjeterlecadavreduchacalàlamer.Pourtoi,Jack,ôtetaceinture,oumets-toisouslevent,afindenepasnousincommoderparlamauvaiseodeur.

MESENFANTS.—Jacksouslevent!Jacksouslevent!»Jackpréféralaisserlàsaceinturepourlemoment.Cependant, nous étant rapprochés de la tente, je m’aperçus

qu’iln’yavaitriendepréparépourlesouper;jedisalorsàFrited’aller nous chercher un jambon de Mayence enfermé encoredansundestonneaux.Lesenfantsmeregardèrentavecsurpriseetcrurent que je plaisantais ;mais, quand ils virent Fritz revenirtoutjoyeux,tenantàlamainlejambondontnousavionsmangéunmorceau:«Oh!oh!s’écrièrent-ils!quelrégal!unjambon!unjambon!— Avec le jambon, dit ma femme, je vous offrirai une

douzained’œufsbienfraistrouvésparnousdansl’excursiondecematin:selonErnest,cesontdesœufsdetortue.Jevaisfaireunebonneomelette.MOI.—Comment,desœufsdetortue?

ERNEST. — Oui, papa, suivant toute probabilité : ils ont la

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formedepetitesboules,sontdouxautoucheretrecouvertsd’unemembrane semblable à du parchemin humide ; nous les avonstrouvésenfouisdanslesabledurivage.

MOI.—Ce sontbien là les caractèresdesœufsde tortue.Etcommentavez-vousfaitcettemerveilleusedécouverte?

MA FEMME. — Nous vous conterons cela plus tard, après lesouper,pourdessert.

MOI.—Soit.Pendantque tu feras l’omelette, j’irai, aidédesenfants, débarrasser entièrement nos bêtes de leur appareilnatatoire.»Cettebesogne terminée, nous revînmes à la tente.Le couvert

fut mis sur le fond d’un tonneau à beurre ; les assiettes, lescuillers, les fourchettes, les couteaux, ne nous manquaient pas.L’omelette était vraiment excellente, et nous mangeâmes avecappétitdegrossestranchesdejambonsautéesdanslapoêle,puisdubeurrefraisetdufromagedeHollande.Les chiens, les poules, les pigeons, les brebis, les chèvres,

toutes nos bêtes, en unmot, se rassemblèrent autour de nous eteurent part au festin, à l’exceptiondes oies et des canards, quipréférèrent rester dans la baie, où ils trouvaient en abondancecrabesetvermisseaux.Quand nous eûmes raconté ce que nous avions fait sur le

navire, ma femme se décida à nous instruire des événementsmémorablessurvenusàterreennotreabsence.

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CHAPITREIV

Excursion.— Les outardes.— L’arbre gigantesque.— Les œufs de tortue.—Mafemme me demande à transporter notre tente dans un autre endroit. — Nosobservationsàcesujet.—Jecèdeàsesinstances.—Lecadavredurequin.—Nousnousdécidonsàconstruireunesortedepont-levis.

« Tu dis que tu as grand désir de savoir mon histoire ; etcependant,depuisprèsd’unedemi-heure, je cherche l’occasiondecommencersansquevousmelepermettiez;vousneperdrezrien pour attendre : plus l’eau est lente à s’amasser, pluslongtempsellecoule.« La première journée se passa sans aucun événement

important ; je nequittai presquepas le rivage, d’où j’avais lesyeux sur lenavirepourvoirvos signaux.Cematin, sentantunechaleurplusinsupportablequ’àl’ordinaire,dansceslieuxprivésd’ombrage,jemerappelaitoutcequevousm’aviezditsurcettebellecontréevisitéeparvous,deuxjoursauparavant;jerésolusd’allermoi-mêmedececôtéavecmesenfants.Jeleurfispartdemonprojetaprèsledéjeuner:chacunaccueillitmesparolesavecjoie,etnousprîmesleschosesnécessairesauvoyage.Lesdeuxaînéssemunirentdedeuxfusils,dedeuxcouteauxdechasse,dedeuxgibecièresrempliesdevivres,depoudreetdeplomb.Pourmoi, je me chargeai d’un sac bien garni, d’un bidon d’eau etd’unehache.« Ayant fermé soigneusement la tente, nous nous mîmes en

routesouslagardedeDieu:nosdeuxchiensnousprécédaient.

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Turc,qui reconnaissait sibienvos traces,nousguida jusquedel’autre côté du ruisseau, où alors nous allâmes un peu àl’aventure. Je portai le petit François sur mon dos. Dans cedésert,nosuniquesdéfenseursétaientJacketErnest,quisavaientmanier des armes à feu. Je pensais enmoi-même que tu avaisbienfaitdeleurapprendre,dèsleurenfance,àseservirdefusilsetdepistolets,malgrétoutesmescraintesetlesreprochesmêmeque je t’adressais alors dans ma tendresse maternelle un peuaveugle.«Dusommetdeshauteurs,nousfumescharmésdel’aspectde

cettemagnifique contrée, et, pour la première fois depuis notrenaufrage, je sentis un mouvement de joie dans mon âme. Jeremarquaisurtoutunpetitbois,nonloindenous,etcefutdececôté que je dirigeai notre marche. Il nous fallut traverser desherbes fort hautes où nous n’avancions qu’avec peine. Tout àcoup,dumilieudecesherbess’élanceavecbruitunoiseaud’unegrandeur extraordinaire ; avant que mes deux fils eussent pul’ajuster,ilétaitdéjàbienloin.«—Nous n’avons pas de chance, dit Ernest : si seulement

mon fusil eût été armé dans le moment, je vous assure quel’oiseauseraitàbas.«—Celan’estpasaussicertainquetulecrois,luidis-je.Je

profite de l’occasion pour te rappeler qu’un bon chasseur doittoujours être prêt. Ne t’attends pas à ce que les oiseauxt’envoientdesmessagerst’annoncerleurdépart.«—Jevoudraisbien savoir,dit Jack, lenomdecetoiseau.

Jamaisjen’enaivudepareiljusqu’àcejour.«—C’estunaigle,ditlepetitFrançois:dansmesfables,j’ai

lu que les aigles sont assez grands pour enlever desmoutons :

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celui-ciestbiendetailleàcela.«—Unaigle!répliquaErnest,unaigle!Crois-tuquetousles

grosoiseauxsontdesaigles?Etpuis, jamais lesaiglesnefontleurniddansl’herbe.Ilmesembleplutôtquecetoiseauestuneoutarde,àenjugerparlesmoustachesqu’ilaprèsdubec.Allonstoujoursvoirlaplacequ’ilaquittée.»« Nous nous dirigeâmes de ce côté, et à l’instant partit du

mêmeendroitunoiseausemblableentoutaupremier.Mestroisfilsrestèrentétonnés,labouchebéante,etlesuivirentdesyeux:jenepusm’empêcherde rired’eux.Ernestpleuraitdecolère ;Jack,d’unairfortcomique,ôtasonchapeau,et,saluantl’oiseau:—Au revoir, l’ami ! pour cette fois, nous nousmontrons bonsenfants envers toi ;mais reviens seulement de notre côté, et tuverras.« À l’endroit d’où ces deux oiseaux étaient partis nous

trouvâmesuneespècedenidvidetrès-grand,assezirrégulieretmalconstruitavecdesherbessèches;àquelquesdébrisd’œufscassés,nouscrûmesquelespetitsvenaientd’éclore:l’agitationde l’herbe à peu de distance nous confirma dans notreconjecture ;mais nous cherchâmes sans rien trouver.Ernest ditd’un ton doctoral à François : — Ces grands oiseaux ne sontpointdesaigles:lesaiglesnenichentpasdansl’herbe,commejetel’aidéjàappris;et,deplus,lesaiglonssontincapablesdecourir au sortir de l’œuf ; conclus doncque ce sont d’énormespoulesoudetrès-grossesperdrix,lesseulsoiseauxquipuissentcourirdèsleurnaissance.« — Ou bien, repris-je, ce sont des oiseaux de la même

famille,maisd’unautrenom:tusaisquelespoulesd’Inde,lespaons,lespintades,etc.,courentaussidèsleuréclosion.

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«—Maman,répliquaErnest,vousvoudrezbienobserverquetous les oiseaux dont vous parlez n’ont pas, comme ceux-ci, leventreblancet l’extrémitédesailescouleurdebrique;etpuis,cettemoustacheestexactementsemblableàcellequej’aivueàl’outardedanslesgravures.«—Tu as tout vu dans tes gravures, dit Jack ; j’aime bien

mieux voir en réalité. Si Fritz était avec nous, il aurait abattud’abord tesoutardes,pour te laisserensuite lescomparerà tonaiseavectesgravures.«—Mes enfants, leur dis-je, je suis contente que ces deux

oiseauxaientéchappéàvosterriblesarmes:ilsontunecouvéeàsoigner.Que deviendriez-vous si l’on tuait votre père ou votremère?Lapassiondelachassenedoitpasvousrendrecruels;ilnefauttuerquelesanimauxnuisiblesàl’hommeouquipeuventluiservirdenourriture.»«Nousarrivâmesenfindanslepetitbois,oùmaîtreErnesteut

milleoccasionsdefairelesavant:unefouled’oiseauxdetoutescouleurs et au ramage varié semblèrent nous saluer à notrearrivée.Malgré lesavisque j’avaisdonnésàmesfilsquelquesmomentsauparavant,ilsavaientbienenvied’essayerleursfusils.Jelesenempêchai:lesarbressontsiélevésencetendroit,qu’àpeine les balles auraient pu en atteindre le sommet. Jamais tun’as vu d’arbres comme ceux-là. Leurs tiges, hautes et assezdroites, semblent être soutenues en l’air, de tous côtés, par desracines ayant la forme d’arcs-boutants ; une autre racine, plusmincequeletroncetpartantperpendiculairementdesonpied,estlepivotetlecentredecetédificevégétal.« Jack grimpa, non sans peine, le long d’un de ces arcs-

boutants,et,avecuneficelle,ilmesuralacirconférencedutronc

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unpeuau-dessusdesracines:iltrouvaplusdetrentepieds;làoù les racines entrent en terre, je mesurai, extérieurement,quarantepiedsouenviron;jepensequ’ilfautcomptercinquantepieds de distance des racines aux premières branches. Lefeuillage ressemble assez à celui des noyers : il est épais etrépandauloinsonombrage:aussil’herbequicroîtauxalentoursest fraîcheetbienfournie ;pointderonces,pointd’épines :ondirait un beau tapis vert. Nous choisîmes cette place pourdéjeuner.Lesprovisionsfurentétaléessur legazon ; l’eaud’unruisseau voisin nous désaltéra. Les chiens, restés un peu enarrière,nousrejoignirentbientôt;mais,aulieudenousdemanderde la nourriture, nous les vîmes, avec surprise, se couchertranquillementànospiedsetbientôts’endormir.«Contented’avoirdécouvertceslieuxsicharmants,etrésolue

à ne pas nous aventurer davantage, je décidai qu’il fallaitreprendrelechemindulogis,ensuivantleborddelamer,dansl’espérancedetrouverencoredesdébrisduvaisseau,dontnouspourrionsretirerquelqueutilité.«Nousvîmes,eneffet,descaisses,desballots,destonneaux,

touteschosestroplourdespourêtreemportéesparnous;ilfallutnous contenter de pousser ces objets assez loin du rivage, afinque lamaréene lesentraînâtpasdenouveau.Pendantquenousétions tous occupés, nous remarquâmes que Turc et Billfouillaientdeleurspattesetdeleurmuseaulesabledurivageetavalaientavecaviditécequ’ilstrouvaient.Ernestcourutverseuxet s’écria :—Maman !maman ! desœufsde tortue !Nous enramassâmes deux douzaines, laissant les chiens mangertranquillementlesautres.«C’estalorsquenousvîmesaulargelavoiledevotrebateau.

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D’abordFrançoisfuttrès-effrayé:ilpensaitquecepouvaitbienêtre un canot de sauvages. Ernest, de ses yeux perçants, vousavaitreconnus.Nouscourûmesentoutehâteversleruisseau,etbientôtnousavonspuvousrejoindreaprèsvotredébarquement.Voicitoutemonhistoire,moncherami;maintenant,promets-moique nous irons nous établir demain avec toutes nos provisionsprèsd’undesbeauxarbresdontjet’aiparlé.

MOI. — Très-volontiers, ma chère amie, si la chose estpossible ; seulement, jecroisdevoir tedireque,si tesmesuressont exactes, le logement se trouverait trop haut placé. Quellefatiguepourmonterdansnoschambresetendescendreplusieursfois par jour ! Allons nous reposer en attendant, car la nuitarrive;demainnousverronscequ’ilyauraàfaire.»Nousdormîmestranquillement.Ànotreréveil,jedisàmafemme:«Écoute,machèreamie,la

nuitaportéconseil;tonprojetdechangerdedomicileprésentebien des difficultés. Pourquoi quitter ce lieu où la Providencesemble nous avoir conduits à dessein ? Ici, nous pouvons nousrendre assez vite sur notre navire ; les rochers qui nousenvironnent nous défendent contre les attaques imprévues desbêtesféroces.— Permets-moi une observation, me dit ma femme : cette

barrière de rochers n’a point été infranchissable aux chacals,arrêtera-t-elle les tigres et les autres bêtes féroces ?Quant auxrichesses du navire, j’avoue franchement que, selon moi, noussommesmaintenantassezriches;puisselamerengloutirbientôtle bâtiment, où je ne te vois jamais aller sans ressentir unemortellefrayeur!Tun’aspasencorepuéprouverpartoi-mêmecombien la chaleur fait souffrir, parce que tu es toujours en

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course;maisjet’assurequesouslatenteaussibienquedehorsnousétouffons.—Ehbien,répliquai-je,venons-enàunarrangementquinous

contentera tous deux : nous établirons notre demeure dans tesarbressivantés,etnouslaisseronsnotremagasindevivresetnosautresprovisionsdanscesrochers,oùnouspourronsnousretirerencasdepressantdanger;si je le jugeplustardnécessaire, jeferaisauterquelquesgrosblocsdepierreavecdelapoudre,etnous nous enfermerons si bien, qu’un chat ne parviendra pasjusqu’ànous sansnotrepermission.Avant tout il fautétablirunpontsurleruisseaupourpouvoirletraverseravecunepartiedenosbagages.—Unpont ! s’écriama femme, c’est bien long à construire.

Pourquoi ne pas traverser la rivière comme nous l’avons déjàfait ? L’âne et la vache porteraient sur leur dos les choses lesplusnécessaires.—Etsilesbêtesnepeuventpasseràgué,nosprovisionssont

perdues!D’ailleurs, ilfautleurfairedesespècesdecorbeillesoudebâts;pendantquetut’occuperasdecela,monfilsetmoinoustravailleronsaupont,quinousseratoujoursutile,surtoutsi,plustard,leruisseauvenaitàgrossir.»Mafemmeserangeademonavisetmefitpromettredelaisser

dans les rochers la plus grande partie de nos provisions depoudredont levoisinage l’inquiétait, à causede l’étourderie etde l’imprudence des enfants. Après nous être ainsi concertés,nousréveillâmesnosenfantsetleurcommuniquâmesnotreplan,qui leur plut à tous : ils auraient voulu s’établir le jourmêmedans le bois qu’ils nommaient déjà la terre promise. Après laprièrechacuneutàdéjeuner.Fritzn’oubliapassonsinge,qu’il

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mitsouslachèvre.L’animalgrimaciersuçaavidementlepisdesanourriceimprovisée.Jackseglissaducôtédelavache,et,nepouvantlatraire,ilsecoucha,sansplusdefaçon,sousleventredelabêteetlatéta.Samère,l’ayantvu,l’appela,parmoquerie,petitveau,motsauxquelsilfuttrès-sensible.En compagnie de Fritz et d’Ernest je m’embarquai pour me

rendre au navire, où je voulais prendre des poutres et desplanchesnécessairesàlaconstructiondupont;mais,enarrivantprèsd’unîlotsituénonloinducourantdontj’aidéjàparlé,nousvîmesunequantité innombrabledemouettesetd’autresoiseauxdemerquinousétourdirentdeleurscrisdiscordants;quandnousabordâmeslacôte,Fritzs’écria:«C’estmonrequinqu’ilssontentraindedévorer.»Il avait raison ; et bientôt nous reconnûmes les blessures

encore sanglantes qu’il lui avait faites avec les balles de sonfusil. Nous éloignâmes lesmouettes afin de découper quelquesmorceauxde lapeaudure et écailleusedumonstre : cettepeaupouvait, dans l’occasion, remplacer la lime. Sur la côte jetrouvaidesplanchesetdespoutresdetoutesformesetdetoutesdimensions,provenant,sansdoute,debâtimentsnaufragés.Nousenliâmesplusieursdesmeilleures,et,dispenséspourcettefoisd’aller au navire, nous fîmes voile vers notre rivage, où nousmîmes pied à terre après quatre heures d’absence. Les nôtresn’étaientpointlàpournousrecevoir,maisilsnetardèrentpointàparaître. Mes deux plus jeunes fils tenaient à la main quelquechosed’humidedansleursmouchoirsliésauxquatrecoins.Àmademande,ilslesouvrirent;ilensortitdesécrevissesderivière.J’appris que l’auteur de cette fameuse et mémorable

découverteétaitlepetitFrançois.Ens’amusantauborddel’eau,

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il avait vu des écrevisses rassemblées par bandes autour ducadavreduchacal.Jefisrejeterdanslarivièrelespluspetitsdeces crustacés. Je bénis Dieu de cette nouvelle ressource qu’ilnousaccordait.Pendantquemafemmeapprêtait le repas,mesenfantsetmoi

noustirâmesuneàunenospoutresetnosplanchessurlerivage.Jefabriquaiensuiteunesortedeharnaispour l’âneet lavache,quitransportèrentnosmatériauxdeconstructionàl’endroitoùlesbordsduruisseauétaientleplusresserrés.Àl’aided’uneficellenousévaluâmescettedistanceàdix-huitpiedsenviron;ilfallaitdonc,encomptantlesassises,quenospoutreseussentaumoinsvingt-quatrepieds:c’étaiteneffetàpeuprèsleurlongueur.Maiscommentnousyprendrepourlesposersurlesdeuxrives?Nousouvrionsunavisàcesujetquandonvintnouschercherpournousmettreàtable.Mafemmenousmontradeuxgrandssacsdetoilequ’elle venait de coudre, et qui étaient destinés à l’âne et à lavache.N’ayantpasd’aiguilleassezforte,elles’étaitservied’unclou pour percer la toile. Je la louai de son adresse et de sonindustrie, et, après avoirmangé,nous reprîmes le cheminde larivière.Jecroyaisavoirtrouvélemoyendeposernospoutres.Lapremièrechosequejefisfutd’attacheràunarbredelarive

unedenospoutresparunedesesextrémités,tandisqu’àl’autrejemisunecordedontjeprislebout.Jetraversailecourantsurplusieurspierresquis’ytrouvaient.Aidédel’âneetdelavache,jetiraisurlecâble,quienfintenditlapoutreetl’attiraentraversduruisseau,dontelleunitlesdeuxrives,augrandétonnementdeJack et deFritz, qui, à l’instantmême, s’élancèrent sur cepontencoremalaffermiettrès-étroit.Cettepremièrepièceposéenousfacilitabeaucouplerestede

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labesogne;jeplaçaiquatreautrespoutresàdistanceconvenablel’une de l’autre, et les couvris de planches,mais sans attachercesdernières,afindepouvoir lesenleverpromptementsi,dansune attaque imprévue, nous avions à nous servir du ruisseaucommed’unretranchementdontilfallûtinterdirelepassage.Letravaildelajournéeavaitétéassezrude;aussileslitsde

moussenoussemblèrent-ilsplusmoelleuxquedecoutume.

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CHAPITREV

Ledépart.—Jack tueunporc-épic.—Nousarrivonsauxarbresdécouvertsparmafemme. — L’échelle de bambous. — Nous nous construisons une demeureaériennedansunfiguiergigantesque.—Leflamantrôti.

Lelendemain,dèsl’aurore,ayantréunimesenfantsautourdemoi,jeleurparlaiainsi:« Nous allons quitter cette demeure pour une autre qui peut

présenter plus d’agréments,mais en offrantmoins de sécurité :nousneconnaissonspointlesalentoursdesboisdontparlevotremère;sidesdangersdoiventseprésenter,aumoinstâchonsquenotreimprudencenensoitpascause.Jevouspriedenejamaisvousécarterdenouspourcouriràl’aventure,qu’aucundevousnes’éloignedemoietneresteenarrière.»Aprèsavoirfaitlaprièreetdéjeuné,nouspartîmes;nosbêtes

étaient avec nous ; l’âne et la vache portaient nos sacs et nosprovisions de voyage, nos outils, notre batterie de cuisine, noshamacs, nos couvertures, etc.Quant aux poules et aux pigeons,mesenfantsn’ayantpulesattraper,ilfallutquemafemmesemîtà leur recherche, et bientôt, aumoyende quelques poignées degrain,lesayantattirésdanslatente,ellelesliaparlespattesetparlesailes,etlesmitdansunpanierquenousattachâmessurledosdel’âne.Latente,ferméeavecsoin,futentouréedetonneaux,depoutres,degrossesplanchesenguisederemparts.Voiciquelétaitnotreordredemarche:mafemmeetFritzen

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avant;aprèseuxlavacheetl’âne;Jacksuividelachèvreavecle singe sur sondos ;Ernest avec lesbrebis ; lepetitFrançoisavait le privilège d’être porté par maître baudet ; moi, je metenais à l’arrière-garde, surveillant tout, tandis que nos chiens,actifs comme de bons aides de camp, allaient de la tête à laqueueetsurlesflancsdelacolonne.Nouscheminions lentement, à lamanièredespatriarchesdes

anciens jours, traversant le désert avec leurs troupeaux et leurfamille.Aumomentoùnousfranchîmeslepont,nousfûmesrejointspar

notrelaie:elles’étaitmontréesirétive,quej’avaisdûlalaisserenarrière;ellesemêlaànotretroupe,maisengrognant,commepourtémoignerquelevoyageluidéplaisait.Del’autrecôtéduruisseau,l’herbefraîcheetépaisseflattasi

bienl’appétitdenosbêtes,quedéjàellesallaientsedébander;les chiens les maintinrent dans l’ordre. Au lieu de suivre àtraverslaprairiejetournaiducôtédurivagedelamer,oùnousétionsàpeinedepuisquelquesminutes,quandtoutàcoupBilletTurc se mirent à hurler, comme si quelque bête féroce les eûtblessés.Nousavançons,Fritz,Jacketmoi,nosfusilstoutarmés,etnousdécouvronsunénormeporc-épicqueJacktuapresqueàbout portant avec un de ses pistolets. Vous vous imaginezcombienilétaitfierd’unpareilexploit!Fritzsemontrajalouxetessayaderabaisserleméritedel’acteenlui-mêmeendisantquelabêten’étaitpoint fortdangereuse,puisque lepetitJackavaitpuenapprocherimpunément.CesmotsdepetitJackfirententrerl’enfantdansuneviolentecolère.J’intervinsetmislapaix.PourErnest, il examinaitdéjàd’unairgraveet sérieux leporc-épic,comptait ses dents incisives et ses molaires, nous faisant

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remarquersespiedsetsesoreillespresquesemblablesauxpiedsetauxoreillesdel’homme,etc.Jackpassasonmouchoirautourducoude l’animaletalla le

montrer à samère, qui, sur ses instances, l’enveloppa dans unmorceau de couverture et le plaça sur le dos de l’âne ;malheureusement lespiquants traversèrentbientôt la laine, et lebaudets’élançaenbondissantbienloindenous;nosdoguesnousleramenèrent,nonsanspeine.Enfin nous arrivâmes devant les fameux arbres but de notre

voyage. J’avoue que je n’en avais jamais vu de pareils : ilsétaientvraimentd’unegrosseurprodigieuse,etjefiscomplimentà ma femme sur sa découverte en l’assurant que, si nousparvenions à nous loger sur un de ces colosses végétaux, nousn’aurionsplusrienàcraindredesbêtesférocesnidesours, lesmeilleurs grimpeurs. Ces arbres étaient, je crois, de la familledesfiguiers.Aprèsavoirôtéànosbêtesleurbagage,nousleurliâmesavec

soinlesjambespourlesempêcherdes’écarter.Lavolaillerestaenliberté. Ils’agissaitmaintenantdepenser,sansdélai,ànotreinstallation.Jerésolusdetenterdèslesoirmêmedenousétablirsurl’arbre.Pendantquejedélibérais,àcesujetavecmafemme,uncoupdefeusefitentendretoutprèsdenous.C’étaitFritz,qui,désireuxdenepaslaisseràJackl’honneurdelajournée,venaitde tirer sur unmagnifique chat-tigre ; il ne tarda pas à revenirversnous,tenantl’animalmortparunedespattes.«Bravo!bravo!m’écriai-je,tuasrendulàunfameuxservice

à nos poules : ce chat aurait suffi à lui seul pour les croquertoutes,cettenuitmême.Tâchedevoirs’iln’yapasquelques-unsdesespareilsdanslesenvironsettue-lessanspitié.»

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ErnestmedemandaalorspourquoiDieuavait créédesbêtesférocesquel’hommeétaitobligédedétruire.Jeluirépondis:« Il est toujours téméraire de vouloir poser des questions à

Dieuetd’avoirl’airdeluidemanderdescomptesdesaconduite.Jecroisquecesbêtes,quinesontcertainementpascrééessansbut, servent d’abord à maintenir un équilibre nécessaire parmiles êtres vivants ; de plus, leurs dépouilles fournissent desvêtementsà l’homme,quivientnu surcette terre ; en troisièmelieu,ellesembellissentlesœuvresdeDieu.»Fritz écorcha son chat-tigre enpriant bien Jackdenepas en

couperlapeaucommeilavaitcoupécelleduchacal.La chair de l’animal fut donnée à nos chiens ; pour le porc-

épic,nousenmîmesunmorceaudansunemarmiteetsalâmeslereste.Avecdespierresprisesdansunruisseauvoisinnotrefoyerfutbientôtconstruit.Mafemmes’occupadusoindenotredîner.Pour lui procurer une surprise agréable, je lui fabriquai desaiguillesassez finesavec lesdardsduporc-épic : jemeservisd’unlongcloudontj’enveloppailatêtedansunchiffonmouillé;j’enprésentailapointeaufeuetlafisrougir;aveccettepointeilmefutfaciledepercerlesdardssanscraindredelesvoiréclater.Le porc-épic nous procura un excellent bouillon ; mais, la

chair de cet animal étant un peu coriace,ma femme, ne put serésoudreàenmanger,etsecontentad’unetranchedejambonetd’unmorceaudefromagedeHollande.Notrerepas terminé, jesongeaiànotregîtepour lanuit.Nos

hamacs furent suspendus à la voûte formée par les racines del’arbregéant,etpar-dessusj’étendisunegrandepiècedetoileàvoilequidevaitnousgarantircontrelaroséedelanuit.

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Pendant quema femme faisait des harnais pour l’âne, que jevoulais, le lendemain, charger du transport des solives et desplanchesnécessairesàlaconstructiondenotredemeureaérienne,jemerendisauborddelamerencompagniedeFritzetd’Ernest.Jetrouvaibeaucoupdematériauxrejetésparlamaréequi,pourlaplupart,neconvenaientpointàmondesseinouauraientexigéun long travail. Ernest me montra un grand amas de bambousrecouvertsenpartieparlesableetlavase.C’étaitjustementmonaffaire. Nous retirâmes donc ces bambous du sable ; nous leslavâmes, et, les ayant coupés par morceaux de quatre à cinqpiedsdelongueur,j’enfisdesfagotsproportionnésànosforces.Nous nous remîmes en route vers les figuiers. Bill, qui nousprécédait, s’arrêta tout à coup devant un gros buisson d’oùsortirent plusieurs flamants. Fritz tira dessus, en tua un et enblessaunautre ; nouspûmesprendre cedernier,maisnon sanspeine, car, n’ayant été atteint qu’à l’aile, il courait encore fortvite. Mes enfants et ma femme furent ravis en voyant ce beloiseau.Ernestnemanquapasdenousexpliquerd’untondoctoralqueleflamant,ayantlespiedspalméscommeceuxdel’oieetdelongues jambes comme la cigogne, nage aussi bien dans l’eauqu’ilcourtviteàterre.« Tu pourrais ajouter, lui dis-je, qu’il s’élève très-haut dans

lesairs,grâceàsesailesfortesetvigoureuses;plusieursoiseauxréunissentsouvent,àunhautdegré,cestroisfacultésdemarcher,denageretdevoler.»Jepansaiavecsoinlablessureduflamantetl’attachaiprèsdu

ruisseauavecuneficelleassezlonguepourqu’ilpûtsepromener.Mes fils, ayant lié bout à bout les roseaux, les appliquèrent

verticalementlelongdutroncdel’arbrepourlemesurer;ilsne

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tardèrent pas à voir qu’il leur en aurait fallu encore dix foisautantpouratteindreseulementaubranchage.Jefabriquaiunarcetdes flèchesavecdesbambous ;dans lecreuxdes flèches, jemisdusablepourleslester.Àpeineeus-jeattachélacordequeJack, Ernest, Fritz, m’embrassèrent avec empressement et medemandèrentàessayermanouvellearme.«Non,non,leurdis-je;vouscroyezquecetarcnedoit

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J’attachaileflamandavecunelongueficelle,pourqu’ilpûtsepromener.

servirquepournousamuser?Mais,attendezuneminute,etvousconnaîtrezmesintentions.»Je demandai alors à ma femme si, par hasard, elle n’avait

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point du fil bien fort à me donner. Elle courut, vers son sacmystérieux, l’ouvrit, et en retiraunepelote justede lagrosseurquejedésirais.«Ah !maman, vous voulez faire la sorcière avec votre sac

enchanté,ditalorsJack;maisvousn’entirezquecequevousyavezmisauparavant.—C’estvrai,moncherami,répliquai-je:leméritedetamère

consiste à avoir su conserver au milieu de la tempête et deshorreurs dunaufrage assezde sang-froidpour semunir de touscespetitsobjetssiutilesànotreménageetauxquelsdesétourdiscommetoin’eussentjamaispensé.»Après avoir dévidé mon peloton, j’attachai un bout du fil à

l’extrémité d’une des flèches, que je lançai par-dessus une desbranches ; la flèche entraîna avec elle le fil et redescendit, lapointeenbas,verslaterreparsonproprepoids.FritzetErnestallèrentprendredansnosbagagesdeuxrouleauxdegrossecordeayantunpeuplusdequarantepiedsdelongueur.Jelesfisétendreparallèlement sur le gazon, puis, ayant partagé les bandions enmorceaux de deux pieds chacun, nous en fîmes des échelonsqu’Ernest me présentait un à un et que je fixai, au moyen denœudsetdeclous,entrenosdeuxcordes.Ainsinouseûmesuneéchelle ; par le fil de ma flèche, je fis passer une ficelle del’autrecotédelabranche:parlaficelle,unecordeassezforte,et enfin, par cette corde, notre échelle.À l’une des racines, jefixaisolidement l’extrémité libredecettecorde ;etàuneautreracinelebasdel’échelle,pourévitertoutbalancement.Jack,quiétait très-souple et très-leste, grâce à de bons exercicesgymnastiques, monta le premier, puis Fritz, puis moi, avec mahache. Arrivé aux premières branches, je vis avec plaisir

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qu’elles étaient fort serrées les unes contre les autres dans unplansihorizontal,qu’ellesformaientpresqueunplancher;jemebornai donc à les égaliser, me réservant d’y ajouter ensuitequelquesplanches.Commel’espaceétaitfortétroit,jedisàmesenfantsdedescendre;et,montravailachevé,jedescendismoi-même.GrandefutmasurprisequandjenevisenbasniFritzniJack;

mais,toutàcoup,duhautdufiguier,deuxvoixhumainessefirententendre chantant un hymne au Seigneur. C’étaient mes deuxétourdis, qui avaient mieux aimé monter que descendre. Ils netardèrent point à nous rejoindre. Nous rassemblâmes nos bêtessouslesracines,ayantsoindedisposertoutautourdesfeuxqui,entretenus durant la nuit, éloigneraient de nous les animauxsauvages.Le souper fut servi et onmangea avec grand appétit ; après

quoi,laprièredusoirrécitéeencommun,mafamillemontadansl’arbre.J’entendislesenfantsdirequ’ilsregrettaientleurslitsdemousse, remplacés cette fois par des hamacs. Je leur montraicomment il fallait se placer en travers pour être bien ; ilss’enveloppèrentdansleurscouverturesets’endormirent.Pendant les premières heures de la nuit, je ne fus pas sans

inquiétudes : lemurmureduvent dans le feuillage, le bruit desvaguessurlagrève,toutétaitpourmoiunsujetd’alarme.Quandl’un des bûchers disposés autour des racines menaçait des’éteindre, j’avais soin d’en allumer un autre. Grâce au ciel,toutesmes craintes furent vaines, et, vers lematin, le sommeils’emparasibiendemoi,qu’aulieud’allerréveillermesenfants,ce furent euxquivinrentm’avertirqu’il étaitgrandement tempsdeselever.

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Ma femme était déjà occupée à traire la vache et la chèvre,quandjevinsl’embrasser;aprèsavoirdéjeuné,elleattachasurledosdelavacheetdel’ânelesharnaisqu’elleavaitfabriquéslaveille,etlesenfantspartirentchercher,auborddelamer,lespoutres et autres matériaux dont nous avions besoin pour nosconstructions.Fritzmontaavecmoisurl’arbre,oùnousavionsàprendrenosmesures, à couper les branches inutiles, à arrangerau-dessusdenostêtescellesquidevaientnousservirdetoit.Cefut au moyen d’une poulie que je montai les planches que mafemmeattachaitenbas.Bientôtnotreédificecommençaàavoirune forme.Appuyéd’uncôtéau troncénormede l’arbreet auxbranches inférieures, recouvert en haut par une toile à voile, ilregardaitparsa largeouverture lamer,dontnoussentions l’airfraisvenirjusqu’ànous.Cestravauxnousprirentlamoitiédelajournée,et,quandmidi

arriva, nous nous contentâmes de faire lestement un légerdéjeuner afin de nous remettre aussitôt à notre construction, àlaquelle nous ajoutâmes tout autour une balustrade. L’édificeétantterminé,monfilsetmoidescendîmessouslesracines,etlerestedenosplanchesfutemployéàfaireunetableetunbanc.J’étaisaccablédefatigue,lasueurcouvraitmonfront,etjene

pus m’empêcher de dire à ma femme : « J’ai fait vraimentaujourd’hui une besogne de galérien, aussi je veuxme reposerdemain.

MA FEMME. — Tu ne pouvais pas mieux choisir ton jour derepos : d’après mon calcul, je crois que demain doit être leseconddimanchequenouspassonsicidepuisnotrenaufrage.Lepremier s’est écoulé malheureusement sans que nous leremarquions, par suite de nos travaux excessifs ; tâchons qu’il

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n’ensoitpasainsidusecond,qu’ilfautconsacrerauSeigneur.MOI.— Je suis de ton avis.Dieu sait que la nécessité seule

nous a empêchés de lui rendre les hommages qui lui sont sijustement dus ; demain nous l’honorerons d’une manièrespéciale;maislaissonsignorernotreintentionàcetégardànosenfants,afinde leurménageruneagréablesurprise.Maintenant,dis-moidonccequetuvasnousdonneràmangerpourétrennerlatableneuvequej’aifabriquée.J’aigrandappétit.

MAFEMME.—Appelletesenfants.»Mesfilsnetardèrentpointàaccouriretàprendreplaceautour

delanouvelletable,etleurmèretirad’ungrandpotdeterreunevolaille qu’elle nous servit. Elle avait un aspect des plusagréables. Nous reconnûmes le flamant tué par Fritz la veille.Ernestavaitdonnéleconseildelefairebouillirplutôtquerôtir,parcequ’ilétaitdéjàunpeuvieux.Ilnoussemblad’ungoûtdélicieux;nousn’enlaissâmespoint

lemoindrepetitmorceau.Pendant que nous nous régalions ainsi, le flamant vivant,

délivrédesesliens,vintgravement,encompagniedenospoules,becqueterlesmiettestombéesdenotretable.Iln’avaitdéjàplusl’air farouche. Le singe ne voulut pas manquer une si belleoccasion : au lieu demarchermodestement à terre, il sauta del’épaule de l’un à l’épaule de l’autre, recevant en passantquelquebribe;puisarrivanotregrosselaie,qui,cachéedepuisdeuxjoursdanslesenvirons,étaitsansdouteramenéeversnousparlafaim.Mafemmeluifitunaccueiltrès-bienveillant,et,pourl’engagerà revenir ainsi chaque soir, elle luidonna le restedulaitagequenousn’avionspasconsommédanslajournée,etqui,faute d’instruments pour battre le beurre ou faire du fromage,

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n’aurait pas pu être conservé à l’air plus de quelques heures.Cecimefitpenseraubesoinquenousavionsd’unecavefraîche,etjepromisàmafemmedeluiencreuserbientôtune.Lesouperachevé,nousopérâmesnotreascensionsurl’arbre,

maintenant notre demeure ; je montai le dernier, retirant enarrièreleséchelonsd’enbas,afindecoupertoutecommunicationentrenousetleshôtessauvages.Nosfusilsfurentchargés,encasd’attaque.Leschiensgardaientenbaslebétail;desfeuxétaientallumés autourdes racines.Unprofond sommeil ne tardapas às’emparerdenoustous.

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CHAPITREVI

Ledimanche.—Paraboleracontéeparmoiàmesenfants:lepaysduJour;lepaysdelaNuit;Erdheim;levaisseaudeGrabetl’amiralTod.—LalecturedelaBible.—Tirdel’arc.—Lesortolansougrives.

Dèsl’aube,nousnousréveillâmestous,gais,disposetpleinsd’ardeur.«Qu’allons-nousfaireaujourd’hui,père?medemandèrentles

enfants.MOI.—Rien,mesamis,absolumentrien.LESENFANTS.—Vousvoulezvousmoquerdenous!MOI.—C’est aujourd’hui dimanche, ne pensons qu’à rendre

gloireauSeigneur.LES ENFANTS. — Comment ! aujourd’hui dimanche ! Quel

bonheur!toutelajournéepournousdivertir,encourant,ennouspromenantdetouscôtés,entirantdevotrearc!…Oh!oh!

MOI.—Nousneseronspastoutàfaitd’accord,jelevois,surl’emploidecejour.Vouscroyezqu’ildoitsepasserenjeux,enamusements ; mais je vous avertis qu’il faut en employer unepartiedanslessaintsexercicesdelaprière.

LESENFANTS.—Maisiln’yaiciniprêtreniéglise!Commentfaire?

MOI.—Nousn’avonsici,ilestvrai,niprêtreniéglise;maisDieu est présent partout ; nous le prierons comme nous avons

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coutume de le faire chaquematin ; seulement, tâchons que nosprières soient plus longues, plus ferventes. Votre mère vous aappris de beaux cantiques que vous pourrez chanter, et cescantiques,mêmesansaccompagnementd’orgue,serontagréablesauSeigneur.Commençonsparnotreprièrequotidienne.»Cetteprièrefaite,jedescendisdel’arbreparl’échelle,queje

laissairetomberdanstoutesalongueur,ayantsoind’enfixerleséchelons solidement ; ma famille descendit après moi ; nousdéjeunâmes. Après avoir donné à manger à nos animaux, jeréunismesenfantssurleverttapisdegazon,etcommençaiàleurraconterlaparabolesuivante:« Il était une fois un grand monarque dont le royaume

s’appelait lepaysde laRéalitéouduJour parce que, dans cepays,régnaituneperpétuelleactivité,etque lesoleil l’éclairaitdesabrillantelumière.Pardelàlesfrontièresseptentrionalesdecepays,ilyavaitunautreroyaumegouvernéparlemêmegrandmonarque,quiconnaissaitseull’immenseétenduedesesÉtats,etconservait, enfermée soigneusement dans ses archives, la cartegéographiquede sesdomaines ; cet autre royaumes’appelait leRoyaumedelaPossibilitéoudelaNuit:là,toutétaitinactifetsombre.«Danslapartielaplusagréableetlaplusfertileduroyaume

de laRéalitése trouvait la résidencemagnifiquedumonarque ;Himmelsbourg(citécéleste),oùilsetenaitavecsacour,laplusbrillante que l’onpuisse s’imaginer.Desmillionsde serviteursrecevaientsesordres,quedesmillionsd’autresexécutaient.Lesuns étaient vêtus d’une livrée plus éclatante que l’argent, plusblanche que la neige, couleurs du roi ; les autres portaient delargesboucliersd’unemain,desépées flamboyantesde l’autre.

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Touscouraient,rapidescommelafoudre,accomplirlesvolontésde leur souverain ; tous vigilants, intrépides, pleins de zèle,s’aimaient et se considéraient comme les créatures les plusheureusesdumonde, en servantunprince si auguste. Ilyavait,outre ces serviteurs ou plutôt ces dévoués amis du monarque,d’autrescitoyensplacésdansdespositionsinférieures,maisqui,pourtant, étaient comblés aussi des bontés du souverain ; car illesaimaitcommeunpèreaimesesenfants,etétaitpareillementtrès-aiméd’eux.« Le grand roi possédait encore, hors des pays dont nous

venonsdeparler,uneîled’unegrandeétendueetrestéedéserte.«Ilvoulutqu’ellefûtpeupléeetcultivéeparuncertainnombre

de ses sujets, auxquels, pour récompense de leurs travaux, ilpromitdelesadmettre,plustard,auprèsdesapersonnecommesespluschersamis.«Cette îlesenommaitErdheimouDemeure terrestre ;celui

qui se serait distingué par sa vertu dans ce lieu d’épreuveobtiendraitcommerécompensed’êtreadmisdanslacitécéleste.«Danscedessein,legrandroifitéquiperuneflotte,ettirade

ses immenses terresde laNuitoude laPossibilité leshommesqu’il devait envoyer dans l’île, où les attendaient des biensinconnusàeuxjusqu’alorsettoutcequileurseraitnécessaire.«Quandcescolonsfurentembarqués,legrandmonarqueleur

parlaainsi:«Mesenfants,jevousaitirésduroyaumedelaNuitpourvous

donner la vie ; votre félicité dépend de vous-mêmes ; veuillezêtreheureux,etvouspourrezl’être.Voussavezquejesuisvotrepère;observezdoncmesordresavecfidélité.Dèsvotrearrivée

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àErdheim,chacunrecevrasaportionde terrainàcultiver ;deschefssageset instruitsvous ferontconnaîtreultérieurementmesordres.Vousvousservirezcommed’aidesdecréaturesvivantescrééesparmoietquidoiventvousêtresoumises.J’enverraidetemps à autre des vaisseaux qui viendront prendre à Erdheim,tantôtaunord,tantôtaumidi,toujoursàl’improviste,descolonsdontilmeplairaderécompenseroudepunirlaconduite,selonqu’elle aura été bonne oumauvaise.Commed’ici je peux voirparfaitement ce qui se passe dans l’île et que j’ai un immensemiroir placé au centre de mon palais, et qui reproduit en sonentierErdheim,nulnedoitespérerdemetromper,ettousserontjugés d’après leurs œuvres. » « Les colons accueillirent avecjoie les paroles du roi, et on leva l’ancre ; la traversée futheureuse.«Noscolonsfurentdébarquéssainsetsaufs,etchacunreçutla

portion de terrain qui lui était destinée, avec des graines, dessemencesdetoutessortes,etdesrameauxd’arbresàfruits.« Qu’arriva-t-il bientôt ? Malgré les avertissements et les

conseils des messagers du grand monarque, restés sous desformesinvisiblesàErdheimaumilieudescolons,ceux-ci,pourlaplupart,n’envoulurentfairequ’àleurtête.L’unpréférait,àuneforte culture, à de bons fruits, à de bellesmoissons, des fleursauxbrillantescouleurs,auxparfumsenivrants,maissansutilité;l’autrenevoulaitpasmêmesedonner lapeinededistinguer lebon grain du mauvais ; l’autre laissait passer la saison dessemailles ; l’autre oubliait le temps de la moisson ; les pluscoupables,enfin,disaientqu’ilsneconnaissaientpointdegrandroietqu’ilsn’avaientàexécuterlesordresdepersonne.« Un très-petit nombre obéirent avec fidélité aux

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commandements du puissant monarque et vécurent dansl’espérancedemériterlesrécompensesquileurétaientréservéesàHimmelsbourg.«Legrandroienvoyaitdetempsàautre,àl’île,desfrégates

portantlenomdecertainesmaladies;aveccesfrégates,allaitdeconserveungrosvaisseaudelignenomméleGrab[1]montéparl’amiralTod[2],etquiportaitunpavillon,vertd’uncôté,noirdel’autre.Tantôtlescolonspouvaientvoirlacouleurverte,tantôtlanoire, suivant les disposions où ils se trouvaient : l’unereprésentaitl’espérance,l’autreledésespoir.«La flotte arrivait toujours à l’improviste, et son apparition

causait de la tristesse à la plupart des habitants d’Erdheim. Leterribleamiralenvoyaitprendredeforceàterreceuxqu’ilavaitordred’emmener.Oh ! sivousaviezentendu lesgémissements,les cris, les sanglots de ces malheureux ! d’autres colons, aucontraire, montraient beaucoup de calme et de résignation. Dureste, toute résistance eût été inutile. L’amiral Tod regagnaitensuite,avecsonchargement,leportdeHimmelsbourg.Legrandroijugeaitlesarrivants,avecjustice,selonleursœuvres,commeilleleuravaitdit,distribuantauxunsdesrécompenses,infligeantaux autres des punitions. Les excuses étaient inutiles ; lescoupables se voyaient condamnés aux galères et aux mines,tandisquelesgensdebienétaientadmisdansHimmelsbourgetjouissaientdesplusgrandesfélicités.»Mon apologue fini, les enfants commencèrent à faire leurs

réflexionsetleurscommentaires.« J’avoue, dit Fritz, que la méchanceté et l’ingratitude des

colonslesrenddignesàmesyeuxdeleurjustechâtiment.— Ils faisaient preuve, dit Ernest, d’une folie et d’une

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stupidité vraiment incroyables. Comment ne voyaient-ils pasqu’agirdelasorte,c’étaitcouriràleurperte?—Aussi, s’écria Jackavec indignation, legrand roi fit très-

biendepunircesscélérats.—Pourmoi,dit lepetitFrançois,quej’auraisétécontentde

voircesbravessoldatscouvertsd’armuresmagnifiques,tenantàlamaindesépéesflamboyantes!—Ehbien,moncherenfant,répondis-je,tulesverrasunjour,

ces beaux soldats, si tu persévères dans la sagesse et dansl’obéissance.»Je leur expliquai ensuite en quelques mots le sens de mon

apologue;ilscomprirentvite,commevousl’avezdéjàcomprisvous-mêmes,cherslecteurs,quej’avaisvouluparlerdeDieu,ducieletdelaterre,desrécompensesdesbons,despunitionsdesméchants.NouschantâmesensuitequelquesversetsdupsaumeCXIX;ma

femme et moi nous unîmes notre voix à celle de nos enfants.Ainsiallaitseterminercettesortedesolennitéreligieuse;jenepusm’empêcher de dire que je regrettais beaucoup de n’avoirpasl’Écrituresaintepourfairequelquepieuselecture.Mafemmesouritetcourutà sonsacmystérieux ;elleen tira,àmagrandesurpriseetàmagrande joie,unexemplairede laBiblequ’ellemedonna.J’enexpliquaiquelquespassagesàmesenfants,et jeleurpermisensuitedeselivreràd’innocentsdivertissements.Ernest,àquij’avaisprêtémonarcetmesflèches,s’enservit

avec beaucoup d’adresse et abattit plusieurs oiseaux assezsemblables à des ramiers, qui venaient en troupes nombreusessurnotrearbre.Cetarbre,aprèsunlongexamen,nousavaitparu

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définitivement être un figuier des Banians ; ses fruits attiraientbeaucoup d’oiseaux de toutes sortes. Jack et même le petitFrançois, émerveillés des succès d’Ernest, vinrentme prier deleur faireaussidesarcs.Jeconsentisd’autantplusvolontiersàleur demande, qu’il me semblait fort utile de les exercer aumaniementdecettearme.Elledevait,plus tard, remplacerpournous les fusils, quand nos provisions de poudre seraientépuisées.Fritz s’occupait à se fabriquer une ceinture avec la peau du

chat-tigre ;mais, comme il avait peur que cette peau n’eût uneodeur aussi mauvaise que celle du chacal, il eut soin, d’aprèsmonconseil,delalaverplusieursfoisavecdel’eau,delafrotterendessusavecdelacendre,puisavecdubeurrepourlarendresouple.Pendantquejedirigeaisletravaildemonfilsaîné,uncoupde

feupartitau-dessusdenos têtes,etdeuxoiseaux tombèrentnonloindenous.Ayant levé lesyeux, jevis à travers lesbranchesErnestquicriait:«Est-cebienvisé?est-cebienvisé?suis-jeadroit ? » Et il descendit rapidement de notre arbre pour allerramasserlesdeuxoiseaux.FritzetJackquittèrentleurbesogneetse mirent en embuscade pour faire comme Ernest. Je leurrappelaiquenousétionsaudimanche,etqu’ilnefallaitpointselivrerà lachasse.JeblâmaiErnestde l’avoiroublié.Lesdeuxchasseursrevinrentdoncauprèsdemoiavecunairassezconfus;etapportèrentlegibierdeleurfrère.C’étaient des espèces de petites grives ou d’ortolans. Les

figues de notre arbre attiraient un grand nombre d’oiseaux qui,plus tard, fournirent à notre table desmets abondants. Je dis àErnestquelelendemainilpourraitenabattretoutàsonplaisir;

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lesconserverétaitchosefacile:aprèslesavoirfaitrôtir,onlescouvritdebeurre,etonlesmitdansdestonnes.Jepensaisaussiquecesfiguesseraientdugoûtdenospoulesetdenospigeons.Lesdeuxoiseauxfurentpréparéspournotrerepasdusoir;onlestrouvadélicieux,maisàpeinechacundenousput-ilenavoirunebouchée.

1. ↑Letombeau.2. ↑Lamort.

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CHAPITREVII

Nous donnons des noms aux endroits où il nous était arrivé quelque chose deremarquable.— Découverte d’un champ de pommes de terre par Ernest.—L’aloès,lecactier, lavanille,l’ananas.—Lekaratasouarbreàamadou.—Lacochenille.—Nousfabriquonsuntraîneau.—Ernestpècheunénormesaumonettueunkanguroo.

À la fin du souper je fis aux enfants une proposition que jesavaisdevoirleurêtreagréable.«Nous devrions, leur dis-je, donner des noms particuliers à

chacundesendroitsoùnousnoussommesarrêtés,surcetteterrehospitalière,depuisnotrenaufrage. Ilne faudrapas toucherauxcôtes, qui, probablement, ont reçu déjà un nom de quelquevoyageur,etsontmisessouslaprotectiond’unsaintoud’autrespersonnagescélèbres.Àl’avenirnousnouscomprendronsmieuxetplusvitequandilyauraunecourseouuneexcursionàfaire.— Bravo ! bravo ! s’écria Jack ; oui, papa, cherchons des

nomsbiendifficiles :Monomotapa,Zanguebar,Coromandel, cesontdesmotsquisonnentfortàl’oreille.— Et pourquoi prendre des noms étrangers ? repris-je ;

empruntonsdesnomsànotreproprelangue,etcommençonsparlabaieoùnousavonspristerre:ilfautl’appelerBaieduSalut;la hauteur d’où vainement nous avons cherché à découvrir lestracesdenoscompagnonsseralecapdel’Espérancetrompée ;le lieuoùnous campâmespour la première fois,Logis sous latente (Zeltheim) ; la petite île où nous trouvâmes le requin

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portera le nom de ce poisson, Île du Requin (Slaginsel) ; lemarais où Fritz tua son flamant,Marais du Flamant (Flamant-Zumpf). » Quand nous fûmes arrivés au nom à donner à notremaison aérienne, les uns voulaient l’appeler : Maison auxFigues ; les autres,Nid d’Aigle. Je leur dis qu’il valaitmieuxl’appeler Falkenhorst (nid de faucons), puisque mes enfantsétaientunevraienichéed’oiseauxpillardscommelesfaucons,denobleracecommeeux,etcapablesd’instruction.« Adopté ! adopté ! dirent-ils tous ; Falkenhorst ! va pour

Falkenhorst!»IlyeutaussilaRivièreduChacal,laplaineduPorc-Épic,etc.La fraîcheur du soir nous invitait à la promenade ; nous

partîmes tous pour Zeltheim, non par l’ancienne route,mais ensuivantleruisseau.Nousavionsnosarmesàfeuetnosarcs,descordes, des petits filets. Turc et Bill ouvraient la marche ; lesinge venait ensuite ; le flamant lui-même voulut être de lapartie:d’abordils’étaitmisàcôtédesenfants;ennuyébientôtde leurs espiègleries, il se réfugia sous la protection de mafemme.Ernest,quis’étaitunpeuécarté,revintencourantversnous;il

tenait à lamain une tige assez longue à laquelle pendaient despetitesboulesrondesdecouleurverte.Àlaformedelafeuilleetdecespetitsfruits,jecrusreconnaître,commeErnest,lapommedeterre.Nousnousdirigeâmesverslelieuoùmonfilsavaitfaitsamerveilleuse trouvaille. Grande fut notre joie à la vue d’unimmensechampdepommesdeterre,lesunesenfleur,lesautresdéjàmûres.Jackcherchaitàrabaisserleméritedesonfrère,etdisaitqu’il

auraitpudécouvrir lespommesde terreaussibienque lui, s’il

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étaitallédumêmecôté.«Pourquoirabaisserleméritedetonfrère?répliquasamère.

Tuestrès-étourdi,ettuauraisbienpupasserparicisansmêmeremarquercetteplanteprécieuse ;Ernest,aucontraire,examineetobservetoutavecsoinetattention.»Nousdéterrâmesunegrandequantitédepommesde terre,et,

après les avoir mises dans nos gibecières, nous continuâmesnotrerouteversZeltheim,malgrélesréclamationsdeJack,quiseplaignaitd’êtredéjàunpeutropchargé.« Mes enfants, dis-je, la découverte d’Ernest est pour nous

d’unprixinestimable;rendons-engrâcesàDieu;cettenouvellefaveur de la Providence me rappelle à propos ce passage dessaintesÉcritures,oùlePsalmiste«remercieleSeigneurd’avoirprocurédelanourritureàsonpeupleerrantetmourantdefaimaumilieududésertaride.»Bientôtnouseûmesatteintlachaînederochersd’oùtombaiten

cascadenotreruisseau,quiserépandaitensuitedanslaprairieàtravers de hautes herbes qu’il nous fallut traverser, non sansdifficulté;alorslamersemontraànotredroite,dansunhorizonlointain;lesrochers,ànotregauche,étaientcouvertsdeplantesles plus variées et les plus rares, plantes grasses, plantesépineuses : l’aloèsauxgirandolesblanches, la figued’Indeauxlargesfeuilles,lecactieravecsesfleursdepourpre,lesjasminsjaunes et blancs, les vanilles odorantes, la serpentine auxrameauxsouplesetélancés,enfinl’ananas,leroidesfruits,dontnousnousrégalâmesàcœurjoie.Onauraitditvraimentquenousnous trouvions devant une de ces magnifiques serres chaudesd’Europe ; mais, au lieu de petits pots, de casiers, d’étroitsgradins en planches, des rochers soutenaient sur leurs larges

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saillieseulaissaientsortircesfleursetcesplantes.Jefisencoreuneautredécouverte,celledukaratasauxlarges

feuilles terminées enpointe etquipeuvent servir à fairedu fil,tandis que la tige donne de l’amadou, et, broyée et pulvérisée,devient un excellent appât pour prendre le poisson. « Mesenfants, m’écriai-je, accourez ici ; venez voir une plante bienplusprécieuse,parsonutilité,quelesananas.»C’estàpeinesimespetitsgourmands,très-occupésàmanger

desananas,daignèrentregardermonkaratas;puis ilsmedirentenriantqu’ilsl’examineraientquandilporteraitdesfruits.Alorsje me tournai vers Ernest ; je lui demandai s’il pourraitm’allumerdufeuavecmonbriquet.« Papa, me répondit-il, très-volontiers, mais je n’ai pas

d’amadou.MOI. — Eh bien, ne peux-tu pas m’allumer du feu sans

amadou?ERNEST. — Si, à la manière des sauvages, en frottant deux

morceauxde bois l’un contre l’autre jusqu’à ce qu’ils prennentfeu.

MOI.—Moyenunpeulong;etpuis,duboisconvenablepourcela,jen’envoispasici.

ERNEST.—Commentfaire?MOI.—Tiens,regarde!»Après avoir arraché une des tiges du karatas, j’en ôtai la

moelle et je l’allumai à l’instant même en frappant au-dessusdeuxpierresàfusil.Mesenfantsfurentremplisd’admiration,etma femme apprit avec plaisir qu’on pouvait tirer du fil desfeuillesdelamêmeplante.Ellecommençaitdéjààs’inquiéteren

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voyantdiminuerdejourenjourlesquelquespelotonssauvésparelledunaufrage.Fritz, en son nompropre et au nomde ses frères, déclara le

karatas supérieur à l’ananas ; seulement il regrettait que lesplantes quenous examinions eussent, pour la plupart, beaucoupd’épines. Je lui expliquai que ces épines et ces aiguillonsrendaient les cactiers et lesnopalsou raquettes très-utilespourfairedebonsmursdeclôtureinfranchissablesauxbêtesférocesles plus audacieuses. Ernest examinait avec une profondeattention une figue épineuse toute couverte de petits insectesrouges qu’il ne parvenait point à faire tomber. « Serait-ce lafameusecochenille?medemanda-t-il.—Tuasdevinéjuste,luidis-je;oui,c’estlacochenille,qui

donnelabelle teintureécarlatesiestiméedans lecommerce,etquisevendàunprixsiélevé.»Tout en continuant de parler sur cesmerveilles de la nature,

nousarrivâmesàlarivièreduChacal,quifuttraverséedansunendroitguéable:pourpassersurnotrepont,ileûtfalluremonterbeaucouptroploin;nousrevîmesnotretente(Zeltheim),oùtoutétaitenordre.Nousprîmesdubeurre,pendantqueJacketErnestparvenaient, non sans peine, à se rendre maîtres d’une paired’oies et d’une paire de canards ; ils durentmême les pêcher,pour ainsi dire, au moyen de longues ficelles auxquelles ilsattachèrent des petits morceaux de fromage que les oiseauxaquatiques avalèrent gloutonnement. Turc, qui avait été couvertd’une espèce de cotte demailles faite avec les dards du porc-épic,sevitavecplaisirdébarrassédecesingulieraccoutrement,etportaunechargedeselfixéepardescordessursondos.Nousmêlâmesnoséclatsderireauxcrisdesoiesetdescanards,qui

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semblaientdireadieuàlabaiedeZeltheim,etauxaboiementsdenoschiens ;puisnousrepartîmespourFalkenhorstpar legrandpont,et,sansencombre,nousarrivâmesànotregîte.Mafemme,ayantallumédu feu,nouspréparadespommesde terrepour lesouper ;elleallaensuite traire lavacheet leschèvres,pendantquejerendaislesvolaillesàlalibertéetlesconduisaisprèsduruisseau, après avoir eu soin de leur couper les plus longuesplumesdesailespourlesempêcherdes’envoler.Lespommesdeterrenousfurentserviestoutesfumantesdans

un grand plat, avec du lait, du beurre salé et un morceau defromagedeHollande;lerepas,fortbondéjàparlui-même,nousparutencoremeilleur,grâceàlafatigueetàl’appétit.Après avoir remercié Dieu des nouveaux bienfaits qu’il lui

avait plu de nous accorder en ce jour heureux, nousmontâmesdansnotredemeureaérienne,oùlesommeilnetardapasànousfermerlesyeux.En revenant laveille le longdu rivage, j’avais remarqué, au

milieu de quantité d’autres choses, différentes pièces de boiscourbées qui me paraissaient propres à faire une sorte detraîneaupour amenerdeZeltheimànotre arbredes tonnes, descaissesdeprovisionsdontnousavionsbesoin,etqu’ilnouseûtétéimpossibledetransporteràbrasnimêmeàdosd’âne.Avantdoncquemafemmefûtéveillée,jepartisavecErnestseulement,dont je voulais secouer la paresse par cette excursion un peumatinale.L’ânenoussuivait.Pendantquenousmarchions, jedemandai en riant àmon fils

s’il n’était pas trop fâché d’avoir dû se lever sitôt, et surtoutd’être privé du plaisir d’abattre quelques grives et quelquesortolans,commejeleluiavaispromislaveille.«Non,papa,me

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répondit-il, je suis très-contentdevousaccompagner ;pour lesgrivesetlesortolans,mesfrères,croyez-lebien,n’enferontpasungrandmassacreetm’enlaisserontencoreàtueràmonretour.

MOI.—Tucroisdonctesfrèresbienmauvaischasseurs?ERNEST.—D’abordilsoublierontderemplacerlesballesqui

sontdansleursfusilspardelagrossecendrée;puisilstirerontd’en bas, et n’atteindront pas plus haut que les premièresbranches.

MOI.—Tes réflexions nemanquent pas de justesse ; tu agistoujoursaveccalculetconnaissancedecause;maissache,monami,qu’il se rencontredans laviebiendescirconstancesoù ilfautprendreunerésolutionsubite,sansdifférerd’uninstant.Queferais-tu, par exemple, si, tout à coup, un ours s’élançait versnous?

ERNEST.—Mafoi,jecroisquejemesauveraisauplusvite.MOI.—Aumoinstuparlesavecfranchise;maiscrois-tuque

l’oursneseraitpasmeilleurcoureurquetoi,etneterattraperaitpasbientôt?

ERNEST. — Eh bien, je l’attendrais sans trembler en luiprésentantlecanondemonfusil.

MOI. — Tu agirais d’une manière imprudente ; de loin tupourraisneleblesserquelégèrement;deprès,sitonfusilratait,tuseraisperdu.

ERNEST.—Jemecoucheraisparterreetferaislemort,laissantl’oursmeretournertoutàsonaise.

MOI. — Mauvais expédient : les ours s’attaquent aux mortscomme aux vivants. Le meilleur parti, selon moi, serait de seretrancherderrièrel’âne,quenousabandonnerionsàlavoracité

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del’ours;ainsinousaurionsletempsdefuiroudetireràcoupsûr.»Cependantnous arrivâmesau rivage sans avoir rencontré cet

ourscontrelequelnousformionsdesibeauxplansdecampagne.Il neme fut pas difficile de trouver les pièces de bois dont

j’avais besoin ; je les attachai en travers sur une largeplancheque l’âne traînait aumoyen de deux cordes, et, pour complétermonchargement,jemisaumilieuunepetitecaissetrouvéedanslesable.Monfilsconduisait l’animalpar labride tandisque, restéen

arrière, je soulevais le traîneau quand nous rencontrions despierresoudestrous.ArrivésàFalkenhorst,onnousreçutavecdesdémonstrations

de joie ; on ouvrit la petite caisse, dans laquelle on croyaittrouverdeschosesprécieuses,etquinerenfermaitpourtantquedulingecommunetdeshabitsdematelotstrès-avariésparl’eau.Ma femme ne put s’empêcher de m’adresser quelques

reprochessurmondépartimprévuetclandestin;jelacalmaionlui montrant mes pièces de bois, dont nous voulions faire untraîneaupour transporterànotrenouvellehabitation la tonnedebeurre et d’autres provisions restées à Zeltheim ; nousdéjeunâmesavecgrandappétit.Ennotreabsence,FritzetJackavaientchasséauxgrivesetaux

ortolans, dont ils avaient abattu deux ou trois douzaines enconsommantuneénormequantitédepoudre.Commejetenaisbeaucoupànotrepoudre,jelesengageaiàla

ménager et à se servir dorénavant de lacets et de collets pourprendre le gibier. Pendant que Jack et François s’occupaient à

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cettebesogne,FritzetErnesttravaillèrentavecmoiautraîneau.Tout à coup nos poules poussèrent des cris d’alarme ; nous

accourûmesàleursecours:c’étaitnotresingequivenaitdeleurenlever un œuf fraîchement pondu. Le singe reçut sa justepunitionetfutattachésolidement.Lesoirmêmenousplaçâmesdescolletsdanslefiguier,mais

avec précaution et seulement du côté où n’allaient point nospigeons,quenouseussionsététrès-fâchésderendrevictimesdenotre stratagème. Nous mangeâmes au dîner bon nombre degrivesetd’ortolans,tuéslematinàcoupsdefusil,ouprisdansl’après-midi à l’aide des lacets. Aussitôt le repas fini, ayantattachélavacheetl’âneànotretraîneau,formédetroissolivesrecourbées,jointespartroistraverses,aveccourbureau-dessous,nous partîmes Ernest et moi pour Zeltheim ; Bill nousaccompagnait.Turcrestaavecnotrefamille.EnsuivantlechemindelamernousgagnâmesZeltheimsansaventure.Nos bêtes furent dételées et purent paître en liberté dans les

environs ;mais, pendant quenous faisions notre chargement debeurre, de fromage, de biscuits, d’outils, de poudre, de plomb,etc.,l’âneetlavache,s’écartantpeuàpeuànotreinsu,passèrentlepontetdisparurent.J’envoyaiErnest,accompagnéduchien,àleur poursuite. En attendant, je cherchai le long de la baie unendroitcommodepourmebaigner;bientôtj’entrouvaiunentreles rochers, etmon fils, ayant ramené les fuyards, vint prendrelui-mêmeunbainavecmoi.Ilsortitdel’eaulepremier.D’aprèsmon conseil, il alla chercher les sacoches de l’âne pour lesremplir de sel. Comme il tardait à revenir, je commençais àm’inquiéter,quandjel’entendiscrier:«Papa!papa!accourezàmonaide!unpoissonénorme!jenepuisplusleretenir:ilva

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brisermaligneoum’entraîneraveclui!»Ayant rejoint mon fils, je le trouvai couché à plat ventre au

bord du ruisseau, les bras tendus, serrant fortement entre sesmains le bois d’une longue ligne, dont le fil était agité par lessecoussesd’ungrospoisson.Jeprislaligne,et,tirantlepoissondans un bas-fond d’où il ne pouvait plus sortir, je terminai sessouffrances par un coup de hache. Nous avions pris unmagnifique saumon de douze à quinze livres : quelle bellecaptureàrapporterànotreménagère!«Jetefélicitedelapêche,dis-jeàErnest.Cettefois,tuasvraimenttravaillédespieds,desmainsetdetouttoncorps,toiqui,d’ordinaire,n’aimesguèreàtedonner de la peine. Nous voilà avec de la nourriture pourplusieursjours.— Papa, répondit mon fils, j’avais déjà remarqué que le

ruisseauestpoissonneuxencetendroit,etj’aieusoindeprendrema ligne en quittant Falkenhorst ; je me suis servi d’un crabepour hameçon. Avant d’attraper le saumon, j’ai pêché unedouzained’autrespetitspoissons.»Aprèsavoirvidécespoissons,nouslescouvrîmesdeselpour

les emporter plus frais à Falkenhorst. L’âne et la vache furentattelés,etnousnousmîmesenroute.À peu près àmi-chemin, aumoment où nous étions dans les

hautesherbes,Bills’élançadevantnousetfitleverunanimalquiparaissait sauter plutôt que courir. Je tirai dessus avec trop deprécipitationet lemanquai.Ernest,plusheureuxquemoi, lâchason cou et le tua. C’était un gibier d’une forme étrange :imaginez-vous un animal de la grosseur d’une brebis, avec unequeuedetigre,lesyeuxetl’ensembledelatêted’unesouris,lafourrure d’un rat, des oreilles plus grandes que celles d’un

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lièvre, lespattesdedevant très-courtes,cellesdederrière très-longuesetsemblablesàdeséchasses.Après un sérieux etméthodique examen, nous reconnûmes le

kanguroo, quadrupède de la Nouvelle-Hollande, animal quin’avait été vu jusqu’alors que par le capitaine Cook dans sonpremier voyage.Nous portâmes le kanguroo sur notre traîneau.Deuxheuresaprès,nousétionsàFalkenhorst,oùl’onnousreçutavec de grandes félicitations pour nous-mêmes et pour notrechargement ; Fritz paraissait seul un peu jaloux du succèsd’Ernest à la chasse, et il jetait de temps à autre des regardsd’envie sur le kanguroo ; pour le consoler, je lui promis del’emmeneraunavire,avecmoilelendemainmatin.Nosbestiauxreçurent une ration de sel. Les chiens ne furent point oubliés.Ensuitenousnouscouchâmes.

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Billfitleverunanimalquisautaitplutôtqu’ilnecourait.

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CHAPITREVIII

Nouveauvoyageaunavire.—Constructiond’un radeau.—Pillagedunavire.—Latortue.—Laboîtedebijoux.—Souhaitsdemesenfants.—Projetd’unbassin.— Le manioc. — Comment se prépare l’écaille de la tortue. — Secondchargementdutraîneau.—LevindeCanarie.

Au premier chant du coq, je sautai hors de mon hamac, et,avant d’éveiller les enfants, je descendis de l’arbre pourdépouiller le kanguroo, dont nous voulionsmanger lamoitié lejourmêmeetsaler le reste.J’arrivai fortàpropos : leschiens,qui s’étaient régalés la veille des entrailles de l’animal,s’apprêtaientàrecommencerlafête;déjàilsluiavaientarrachélatête,qu’ilssedisputaientàbellesdents.Saisissantunbâton,jeleurendonnaideuxcoupsvigoureux,etilss’enfuirentsecachersous lesbuissonsvoisins.Alors je fismonmétierdeboucher ;comme je n’étais pas encore très-habile dans la partie, je mecouvris tellement du sang de l’animal, que je dus ensuite melaveretchangerdevêtements.Après avoir déjeuné, je dis à Fritz de se rendre à Zeltheim

pourpréparerlebateaudecuvessurlequelnousdevionsmonter.Je m’aperçus peu après de l’absence de Jack et d’Ernest, etdemandaiavecinquiétudeàmafemmeouilspouvaientêtre.Ellemeréponditqu’ilsétaientsansdouteallésarracherdespommesde terre. Il fallutme contenter de cette réponse. Je conseillai àleurmèredelesgrondersévèrementàleurretour.Jefusunpeumoins inquiet à leur sujet en voyant qu’ils avaient eu soin

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d’emmenerTurccommecompagnondevoyage.Fritzetmoinousarrivâmesaupontduruisseau,oùnousfûmes

fort surpris de rencontrer Jack et Ernest, qui sortirent d’unbuissonoùilss’étaientcachés.Peut-êtreavaient-ilspenséquejeleurpermettraisdeveniravecnousaunavire.Leursespérancesfurent déçues : j’avais trop de choses à rapporter dans notrebateaudecuvespourlesurchargerinutilement;jeleurordonnaide rejoindre leurmère et de lui dire ce que je n’avais pas eumoi-mêmelecouragedeluiapprendreenpartant,àsavoir:quejeresteraisdeuxjoursabsent.Je leur fis ramasser du sel pour que leur course ne fût pas

inutile. Ilsme promirent d’être à Falkenhorst avantmidi.À cepropos, jedemandaiàFritzde leur laissersamontred’argent ;et,pourledécideràcetactedecomplaisance,jedusluidonneràentendre que nous en trouverions peut-être une en or sur lenavire.Nousmontâmesdansnotrebateau,et,poussésparunventtrès-

favorable,nousarrivâmespromptementaunavire.Toutd’abordje m’occupai de chercher des matériaux nécessaires à laconstructiond’unradeau.Jetrouvaidouzegrandestonnesquimeparurent très-convenables pour ce travail. Après les avoirvidées, je lesattachaiensuiteaumoyendeclous,decordes,deplanches ; je plaçai dessus une sorte de pont et un rebord toutautour ; j’eusalorsunradeaucapabledecontenirhuit foisplusde charge que notre bateau de cuves. Il nous fallut une journéepour faire ce chef-d’œuvre, et c’est à peine si nous eûmes letempsdeboireetdemanger.Nousétionssifatiguésquandvintlesoir,qu’ilnousauraitétéimpossiblederetourneràterreàforcederames.Décidésàpasserlanuitdanslenavire,nouschoisîmes

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pourgîtelachambreducapitaineetnousnousendormîmessurunmatelas, qui nous parut d’autant plus moelleux et doux, quedepuislongtempsnousnedormionsquedansdeshamacs.Dèsnotreréveillechargementduradeaunousoccupa.Après

avoir enlevé tout ce qui se trouvait dans la chambre que nousavions habitée pendant notre traversée, nous passâmes danscellesdesofficiers.Quelbeaupillageàfaire!Portes,fenêtres,serrures,malles dematelots, tout fut transporté sur le radeau ;parmi les choses les plus précieuses, je citerai les caisses duserrurier, du charpentier ; des petits plants d’arbres fruitiersd’Europe, poirier, pommier, amandier, pêcher, abricotier,châtaignier ; puis des ceps de vigne. Ces plants avaient étésoigneusement enveloppés dans la mousse pour le transport.Parlerai-je après cela d’une multitude d’objets d’orfèvrerie,montres d’or et d’argent, bagues, tabatières, colliers, sanscompterunesommeconsidérableendoublonsetenpiastres?Jepréférai,jevousassure,àtoutescesinutilitésduluxeeuropéen,les arbres fruitiers, les barres de fer, le plomb, les pierres àaiguiser, les rouesdecharriot, les instrumentsd’agriculture, lespioches,lespelles,lessocsdecharrue,lefildeferetdecuivre,les sacs demaïs, de pois, de vesce, d’avoine. Les instrumentsaratoires étaient destinés aux habitants d’une nouvelle colonie.Nousprîmesaussiunmoulinàscierdémonté,maisdontchaquepièceétaitnumérotéeavecsoin.Fritztrouvaencoredesharpons,unbeaufiletetundévidoirà

cordage, comme ceux dont se servent les baleiniers. Il medemanda la permission d’attacher ce filet à la proue de notreradeaupourletenirtoutprêtencasquequelquegrospoissonserencontrâtsurnotreroute.Cenefutpassanspeinenisanscrainte

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d’accidentquenousnousdirigeâmesverslacôteavecnosdeuxembarcations. Un bon vent enflait notre voile. Fritz, assis àl’avant, aperçut, à une distance assez éloignée, une masseconsidérableàlasurfacedelamer.Jeregardaiavecmalunette,etjereconnusquec’étaitunetortueendormieausoleil,etquineremarquaitmêmepasnotreapproche.Fritz me pria de cingler du côté de cet animal, afin de

l’examinerdeplusprès.Croyantquec’étaitparunesimpleenviedecuriosité,j’yconsens;mais,toutàcoup,leradeaureçoituneviolente secousse et j’entends le sifflement du dévidoir. Fritzavaitlancésonharponetatteintlatortue,qui,maintenantblessée,prenait la fuite, entraînant avec elle le harpon avec la cordeauquelilétaitattachéetleradeau.Remorquésparlatortue,nousvoguions avec rapidité vers la côte, droit dans la direction deFalkenhorst.Quandnouseûmesabordé,jetuailatortueavecmahache. Fritz, fier de sa capture, tira un coup de fusil qui fitaccourirversnousmesenfantsetma femme.Quedequestions,et,enmêmetemps,quedecompliments,quedefélicitationsnousfurentadressés!Cependantmafemmeneputs’empêcherdemefairequelquesdouxreprochessurmalongueabsence.L’histoiredelatortuefutécoutéeavecbeaucoupd’intérêt;on

s’étonna que Fritz eût atteint avec tant de précision le cou del’animal,qui,durantsonsommeil,esthorsdesonécaille.Enseretirant, elle avait enfoncé elle-même plus profondément leharponsoussadureenveloppe.Mafemmeetdeuxenfantsallèrentchercher le traîneauet les

bêtes de trait à Falkenhorst, pendant que Fritz et moi nousassujettissionsaussi solidementquepossiblenosbateauxsur lerivage,nousservant,àdéfautd’ancres,dedeuxgrossesmasses

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de plomb autour desquelles nous attachâmes de fortes cordes ;j’espéraisainsin’avoirrienàcraindredelamarée.Letraîneauarrivapendantquenousnouslivrionsàcetravail;

nousmîmesdessuslesmatelas,latoileetlatortue,quipesaitaumoins trois quintaux ; nos forces réunies suffirent à peine à lasouleverdeterre,etnouspensâmesquec’étaitunechargeassezlourdepournosbêtes.NousnousdirigeâmesversFalkenhorst ;et,lelongduchemin,ilnousfallutrépondreauxmillequestionsquinousétaientadresséesrelativementauxtrouvaillesfaitesparnoussurlenavire.Fritzavaitdéjàditunmotdelacassetteauxbijoux;chacunpartageaitàl’avanceletrésor.«Papa,medemandaErnest,voudrez-vousnouslaisserouvrir

lacassette?Aurai-jemamontre?JACK.—Avecunemontre,jedésireraisencoreunetabatière.LE PETIT FRANÇOIS.— Je retiens une bourse pleine de pièces

d’or.MOI.—Très-bien,mesenfants;Jackveutsansdouteavoirunetabatièrepourprisersanstabac;Françoispenseàsemerdeslouis.

JACK.—Cen’estpointpourymettredutabacquejedésireunetabatière ;mais jeveuxm’enservirpour renfermerdesgrainesde toutes formes et de toutes couleurs que je trouve dans lesbuissons, et des scarabées, des mouches, des chenilles, que jevoissurlesherbesvertes,surlesfleursetsurlesable.

LE PETIT FRANÇOIS. — Mon argent me servira à acheter desgâteauxdemiel,qui serontbienplus tendresque lebiscuitquemaman nous donne.À la foire prochaine, quand lesmarchandsviendront,j’enferaiprovisionpourtoutlemonde.

MOI. — Si tu attends à la foire prochaine, tu cours risque

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d’attendrefortlongtemps.Quantaumiel,lesmouchesquit’ontsibienpiquéàlafigure,ilyaquelquesjours,saurontt’enfournir,situpeuxdécouvrirleursrayons.»En causant ainsi, nous arrivâmes à notre demeure.

Immédiatementjeséparaiàcoupsdehachel’écailledelatortue,ayantsoindechoisirl’endroitoùlescartilagesrelientensemblel’écailledudessus,oucarapace,àcelledudessous,ouplastron.Jedécoupaiensuitedegrosmorceauxdechair,quejeposaisurle plastron, comme sur un plat, et ma femme fut très-surprisequandjeluidisqu’iln’yavaitqu’àfairerôtirletoutsansautreassaisonnementquedusel.«Tumelaisserasaumoins,merépondit-elle,ôtercettepartie

verdâtre qui pend de tous côtés et qui me semble assezdégoûtante.

MOI.—Non,machèreamie:cevertestlagraissemêmedelatortue;cependant,situtrouvesqu’ilyenatrop,mets-enàpartpourfairedelasoupe,etabandonneauxchienslatête,lespatteset les entrailles ; nous salerons le reste de la bête pour leconserveravecsoin.—Oh!papa,s’écriaJack,veuillez, jevousprie,medonner

l’écaille!—Àmoi!àmoi!»direntlesautres.Je leur expliquai qu’elle appartenait de droit à Fritz ;

cependantjedemandaiàchacund’euxcequ’ilvoudraitfairedecetteécaillesidésirée.« J’en ferais, ditErnest, un solide bouclier pourmegarantir

contrelesattaquesdesbêtesetdessauvages.JACK. — J’en ferais un joli petit bateau qui me servirait à

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transporter par eau, en remontant le ruisseau, nos pommes deterre et d’autres fruits. Ainsi je n’aurais plus la peine de mefatiguersouslacharge.

LEPETITFRANÇOIS.—Jemebâtiraisunecabane,etl’écailledelatortuemeserviraitàenfaireletoit.

FRITZ.—Jelaplaceraisenterre,auprèsdenotremaison,pourqu’elleservîtd’unesortedebassinoùmamèreauraittoujoursdel’eauenréserve.

MOI.—Bravo!honneurà toi !Ton inventionestbonne.Dèsquenous auronsde la terreglaise, jeme charged’exécuter tondessein.

JACK.— Je fournirai la terre glaise, dont j’ai une provisionsouslesracinesd’unarbrevoisin.

MOI.—Oùdoncas-tutrouvécetteterreglaise?MA FEMME.— Ce matin, sur une colline voisine, d’où il est

revenutellementsale,qu’ilm’afallulavertoussesvêtements.JACK.—Sij’avaistropcraintdemesalir,maman,jen’aurais

pasdécouvert cette couchede terrequinous serad’unegrandeutilité.Enremontantleruisseau,jusqu’àlacolline,oùilformedejolies cascades, je suis arrivé à une pente très-inclinée et siglissante,quejesuistombé;j’aivouluexaminerlacausedemonaccident,etjen’aipastardéàreconnaîtrequej’avaismarchésurla terre glaise. J’en ai fait quelques grosses boules, que j’aimiseseudépôtsouslesracinesd’unarbre.

ERNEST.—Quand le bassin sera posé, jemettrai dedans desracinesfortsèchesquej’aitrouvées,etquimesemblentêtredesraves ou de gros radis ; j’ai vu notre cochon en manger avecavidité ; mais, par prudence, je me suis abstenu d’en goûter ;

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c’estluiqui,enfouillantlaterre,melesafaitdécouvrir.MOI.—Montre-les-moi!Excellentedécouverte!Cesracines,

si je neme trompe, sont des racines appeléesmanioc, dont onfait, aux Indes orientales, une sorte de pain ou de gâteau très-estimé, connu sous le nom de cassave ; mais il faut d’abordpréparer avec soin les racines ; autrement, leur usage pourraitêtredangereux.Noustenteronscettepréparation.»Quandnotretraîneaufutdéchargé,jeretournaiaurivageavec

mes fils pour exécuter un second voyage avant la nuit, pendantquemafemmeet lepetitFrançois resteraientànousprépareràsouper, l’appétitnedevantpasnousmanqueraprèsune journéeaussifatigante.Chemin faisant, Fritz me demanda si ce n’était point avec

l’écaille de tortue que l’on fabriquait tant d’objets précieux,boîtes et autres bijoux, et si ce n’était pas dommage del’employeràfairenotrebassin.« D’abord, lui répondis-je, dans la position où nous nous

trouvons, l’utiledoitpasseravant tout.Du reste, cette tortue, sibonne à manger, n’est pas de celles dont l’écaille est siprécieuse;et,parcontre,latortuequifournitlabelleécaillenesemangepas.Ladernièreespèce s’appellecaret ; notre tortueest une tortue franche. C’est par le moyen du feu que l’ondétachelapartievoûtéedel’écailledelatortuecaret,écaillesibrillante,sibelleà lavue.Aveclesrognuresfondues,onauneécailledesecondequalitéettrès-cassante.»Arrivés au radeau, nous chargeâmes tout ce que l’âne et la

vachepouvaient traîner : deux caisses denos effets, dont l’unecontenaitdeslivresetuneBible,desrouesdechar,lemoulinàbras et une grande quantité d’autres choses de moindre

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importance.Dès que nous fûmes de retour à Falkenhorst, ma femme

m’appelaàl’écartetmeditd’unairgracieux:« Je veux, moi aussi, te faire une surprise à laquelle tu ne

l’attendsguère.»Elle me mena dans un massif d’arbres, où je vis un petit

tonneauàmoitiéenfoncéenterreetcouvertdegrandesbranchesetderameauxverts.Elleentiralacannelleetremplitunenoixdecoco d’un liquide que je reconnus, avec étonnement, pour unexcellentvindeCanarie.«Oùdoncas-tutrouvécela,machèreamie?luidis-je.—Aubordde lamer,me répondit-elle ; et les enfants l’ont

transportéicisurletraîneau.Ernestafabriquéunecannelleavecunebranchederoseau.»j’appelaimesenfantset leur fisboireàchacununpeudece

vin, qu’ils déclarèrent excellent ; ilsm’en redemandèrent avecavidité;craignantqu’ilnelesenivrât,jelesécartaipromptementdutonneau.Quand nos matelas eurent été montés dans l’arbre à l’aide

d’unepoulie,nousnousmîmesàtable.Laprièredite,chacunallasecoucher.

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CHAPITREIX

Nousachevonsde transporterànotredemeureceque lamaréeavait jetésur lacôte.— Nouveau voyage au navire. — La pinasse démontée. — Chargement dedifférentes choses : brouette, chaudron, tonneau de poudre, etc. — Lesmanchots.—Plantationdemaïs,decourges,demelons,etc.—Lepressoir.—Laboulangerie.—Détailssur la fabricationdupaindemanioc.—Lesplantesvénéneuses.

Sans rien dire à ma famille, je me levai avant le jour, etdescendisdoucementparnotreéchelle.Lesdeuxchiens,voyantquej’allaismemettreenroute,faisaientautourdemoidessautsde joie ; le coq et les poules saluaient le retour du jour enchantant et en battant de l’aile ; tandis que l’âne, étendu surl’herbe,paraissaitfortpeudisposéàlapromenadematinalequejedésiraisluifairefaire;jeleréveillaidoncetl’attachaiseulautraîneau. Je ne voulus pas prendre la vache, qui devait donnerson lait pour le déjeuner.Les chiensme suivirent d’eux-mêmesvers le rivage. J’y retrouvai avec plaisir mon radeau et monembarcation;lamaréelesavaitsoulevés,maissanspouvoirlesarracher de leurs amarres. Après avoir chargé le traîneau, jerevins à Falkenhorst. Je fus assez étonné de ne voir aucun desmiensdebout,quoiquelesoleilbrillâtdéjàdetoutsonéclat.Jefis du bruit, je poussai des cris retentissants. Enfinma femme,toutesurpriseetconfuseenvoyantlejoursiavancé,medit:« C’est ton bon matelas qui m’a fait dormir plus longtemps

qu’à l’ordinaire, et je sais que les enfants se trouvent très-biensur les leurs. Vois comme ils ont peine à ouvrir les yeux ! Ils

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bâillent, ils étendent les bras, et paraissent décidés à dormirencore.— Allons ! allons ! m’écriai-je, levez-vous, sautez vite et

gaiementàbasdevoslits;pointdeparesse!»Fritzfutlepremierprêt;Ernestledernier.«Comment,Ernest, lui dis-je, tun’espashonteuxdevoir le

petitFrançoislevéavanttoi!ERNEST. — Il est si doux de se rendormir après avoir été

réveillé ! Je voudrais vraiment que l’onme réveillât ainsi touslesmatinspoursentirlesommeilrevenirpetitàpetit.

MOI.—Tuconnaisbien,ettropbienmême,lesraffinementsdela paresse. Prends garde de te laisser aller à de funesteshabitudes. Quand on préfère ses aises, on tombe vite dansl’apathie.»Nous descendîmes tous de l’arbre, et nous retournâmes au

rivage. En deux voyages, tout ce qui restait fut transporté à lamaison.Pourmerendreaunaviredansl’après-midi,jenegardaiavecmoiqueFritzet Jack ; levent,quinousavaitd’abordétéfavorable,devinttoutàcoupcontraire,etnousempêchad’arriverànotrebutaussitôtquenousl’aurionsvoulu.Commeilétaittroptardpoursongeràrienfaired’important,nousn’emportâmesquedesbagatellesoudesobjetssansgrandeutilité.Jack,cependant,trouvaunebrouetteetFritzunepinassedémontée,maisdontlespièces étaient parfaitement en ordre, ainsi que je pus m’enassurerparmespropresyeux;ilyavaitmêmedeuxpetitscanonspour l’armer. Restait à savoir si nous serions capables de laremonter et de lamettre enmer. Pour lemoment, je laissai làcettepinasse,etjepréféraiunechaudièredecuivre,desplateaux

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defer,desrâpesàtabac,untonneaudepoudreetunautrepleindepierresàfusil.Jen’oubliaipaslabrouettedeJack,etmêmej’enprisdeuxautresavecdescourroiespourlesatteler.Letoutfut porté sur le radeau, où nous remontâmes nous-mêmes, sansnousdonnerletempsdemanger,depeurqueleventdeterre,nes’élevantsubitement,contrariâtnotreretour.Quandnousfûmesassezprèsdeterre,nousdistinguâmessurle

rivage une troupe de petits personnages rangés debout en file,ayantl’airdenousregarderaveccuriosité.Cespersonnagesnousparaissaientvêtusdenoiretdeblanc,avecdelonguescravatesaucou;tantôtilsétendaientlesbrasversnous,tantôtilsrestaientdansunecomplèteimmobilité.«Vraiment,dis-je àmesdeux fils, je croisquedespygmées

habitent dans les mêmes parages que nous ; ils nous aurontdécouvertsetviennentsansdoutefaireallianceavecnous.

JACK.—Papa,jecroiraisplutôtquecesontdesLilliputiensunpeuplusgrosqueceuxdontj’ailul’histoiredanslesVoyagesdeGulliver.

MOI.—Tu crois donc qu’il y a une île nommée Lilliput, oùhabitentdeshommesenminiature?

JACK.—Gulliver l’assure.N’a-t-il pas aussi vudeshommesextraordinairementgrands,uneîlehabitéepardeschevaux,etc.?

MOI.—Toutcelan’aexistéquedansl’imaginationdel’auteur,qui a su dire d’utiles vérités en les couvrant du voile del’allégorie.Maissais-tucequec’estquel’allégorie?

JACK.—C’estquelquechosecommeuneparabole.MOI.—Àpeuprès.JACK. — Et les pygmées dont vous parliez existent-ils en

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réalité?MOI. — Pas plus que les Lilliputiens. C’est encore une

invention, ou peut-être le résultat d’une erreur des anciensnavigateurs, qui auront pris des singes pour de tout petitshommes.

FRITZ.—Ilmesemblequenospersonnagesdurivageontdesbecsetdesailesfortcourtes;quelssinguliersoiseaux!

MOI.— Je les reconnais, maintenant. Ce sont des manchots,oiseauxfortbonsnageurs,maisincapablesdevolerettrès-lentsàmarchersurterre.»Noustouchionsàpeineaurivage,queJackseprécipitasurles

manchots,dont ilrenversaunedemi-douzaineàcoupsdebâton,tandisquelesautresplongèrentdanslameretdisparurent.Fritzfuttrès-fâchéd’êtreprivéainsiduplaisirdetirerdessus;

je le calmai en lui disant qu’il n’était vraiment pas nécessaired’employer sa poudre et son plomb contre des oiseaux qui selaissent prendre à la main, sans résistance. Les manchots, quin’avaient été qu’étourdis, se relevèrent et commencèrent àmarcheren sebalançant avecuneplaisantegravité ;nevoulantpasquelachassedeJackfûtperdue,jelessaisisparlecou,etleur attachai les pattes avec des roseaux très-minces.Nous lesposâmes sur le rivage pour procéder à notre débarquement ;mais, comme déjà il faisait nuit, nous dûmes nous contenter deremplirunebrouettepournepasrevenirsansrienaulogis.Noschiens vigilants aboyèrent à notre approche ; puis, dès qu’ilsnous eurent reconnus, ils vinrent au-devant de nous et nousaccueillirentavecmilledémonstrationsdejoieetmêmeavectantde brusquerie, qu’ils renversèrent Jack et sa brouette ; ilsreçurentde luideuxcoupsdepoingquine lesempêchèrentpas

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dereveniràlachargedèsqu’ileutreprissabrouette.Mafemmemedemandacequejeprétendaisfairedesrâpesà

tabac que nous lui apportions. Je la tranquillisai à cet égard,l’assurantquejen’avaispasdetabac,etquej’étaistropheureuxd’être délivré de cette mauvaise habitude pour vouloir lareprendredenouveau.Lesenfantsallèrent,suivantmonconseil,attacherunàunpar

la patte nos manchots à autant d’oies et de canards pour lesapprivoiserensemble.Il fautavouerqueni lesunsni lesautresne paraissaient contents d’être ainsi forcément des compagnonsinséparables. Ma femme me montra une bonne provision depommes de terre et de manioc ramassée par elle et les deuxenfantsennotreabsence;jelaremerciaidecesoinetfélicitailepetitFrançoisetErnest,quil’avaientaidée.«Vous serez encorebienplus content, cherpapa,dit lepetit

François, quand vous verrez bientôt pousser du maïs, descourges, desmelons, de l’avoine, quemaman a semésdans lestrousquenousavonsfaitsenarrachantlespommesdeterre.

MAFEMME.—Petitbavard!pourquoinepeux-tupasgarderlemoindresecret?Tum’ôtesàl’avanceleplaisirquej’auraiseuàvoir la surprise de ton père quand il aurait été témoin desrésultatsdemaplantation.

MOI. — Je regrette, chère amie, que tu n’aies pas cettesatisfactiondeplus;maissoissûrequejenet’ensuispasmoinsreconnaissant. Où donc as-tu eu toutes ces graines ? commentt’estvenuel’heureuseidéedelessemer?

MAFEMME.— J’ai pris les graines et les semencesdansmonsacmystérieux.Jemesuisditquevousn’auriezguère le temps

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maintenantdevousoccuperdelacultureàcausedevosfréquentsvoyagesaunavire,etqu’ainsitoutelabonnesaisonsepasseraitinutilement sous ce rapport ; j’ai donc fait moi-même messemences.

MOI.—Très-bien,machèreamie.Notrevoyaged’aujourd’huiaétéheureux :nousavonsdécouvertunepinassedémontéequipourranousservirplustard.

MAFEMME.—Tupensesdoncàdenouvellescoursesenmer?En vérité, je ne saurais être très-contente de votre découverte.Cependant,sicescoursessontnécessaires,mieuxvautavoirunbonetsolidebateauquedescuvesattachéesàdesplanches.

MOI.—Pointd’inquiétudesprématurées!Veux-tunousdonnerà souper ? J’espère que demain les enfants seront moinsparesseux que ce matin : j’ai un nouveau métier à leurapprendre.»Cesderniersmotsexcitèrentleurcuriositéàuntrès-hautpoint,

maisjemegardaibiendelasatisfaire.Auxpremièreslueursdujour, je réveillaimesenfants en leur rappelantmapromessedusoirprécédent. Ilsne l’avaientpasoubliéede leurcôté,car ilss’écrièrenttous:«Ehbien,papa,lenouveaumétier!lenouveaumétier!quelest-il?

MOI.— Celui de boulanger, mes amis. Je ne le connais pasmieux que vous,mais avec le temps nous parviendrons à faired’excellent pain. Donnez-moi les plaques de fer et les râpes àtabac.

MAFEMME.—Àquoipourront teservircesplaquesde feretcesrâpes?Ilvaudraitmieuxavoirunfour.

MOI.—Cesplaquesdeferremplacerontlefour.Jenepromets

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pas des pains bien ronds, ni irréprochables sous tous lesrapports,maisdesespècesdegâteauxplatsetdeformeplusoumoinsrégulière.Lesracinesd’Ernestnousserontutiles.D’abordjevoudraisavoirunpetitsacdetoilebienforte.»Mafemme,unpeudéfiantedemestalentspourlaboulangerie,

mit sur le feuunegrandechaudièrepleinedepommesde terre,afind’avoirautrechoseànousoffrirsijemanquaismesgâteaux;puiselletravaillaausacdemandé.J’étendisà terreunegrande toile, jedistribuaiàmesfilsune

certaine quantité de manioc préalablement bien lavé, et leurdonnaiunerâpe.Ilssemirentàrâperavecardeur,etenpeudetempsilseurentunassezgrostasd’uneféculeassezsemblableàdelasciureblancheetmouillée.Ilsriaientàquimieuxmieuxenregardantcettesingulièrefarine.«Çavafairedefameuxpain!s’écriaErnest,dupainderaves

etdenavets!c’estnouveau!LE PETIT FRANÇOIS. — Je trouve que la farine a une bien

mauvaiseodeur.MOI. — Riez à votre aise de ma farine ; elle nous donnera

bientôt un pain délicieux qui fait la nourriture principale deplusieurs peuplades d’Amérique, et que lesEuropéens trouventmêmesupérieuraupainde froment. Ilyaplusieursespècesdemanioc : les deux espèces qui produisent le plus vite etauxquelles on donne la préférence sont pourtant vénéneusesquand on mange les racines crues ; la troisième n’est jamaisdangereuse : comme nous ne savons pas de quelle espèce estnotre manioc, nous devons prendre quelques précautions.D’abordpressonscettefécule.

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ERNEST.—Pourquoi,monpère?MOI.—Parceque,dansl’espècedangereuse,lesucseuldela

racineestnuisible.Ensuite,parsurcroîtdeprudence,nousauronssoindefairegoûternosgalettesausingeetauxpoulesavantd’enmangernous-mêmes.

JACK.—Vousallezempoisonnermonsinge!MOI.—N’aiepaspeur:sic’estdupoison,nosanimauxn’en

mangerontpas,ou,s’ilsenmangent,laquantité,étanttrès-faible,nepourralesfairemourir.»Quand je crus la quantité de manioc râpé suffisante, j’en

remplis le sac quema femmem’avait apporté, ayant soin d’encoudresolidementl’ouverture;ils’agissaitdefaireunpressoir.Sous une des plus fortes racines de notre arbre j établis une

sorte de plancher, sur lequel je posai le sac demanioc, que jecouvrisdegrossesplanches,et,entrecesplanchesetlaracinedel’arbre, j’introduisis l’extrémitéd’unepoutrequinousservitdelevier, au moyen d’objets très-pesants, enclumes, masses deplomb,barresdefer,suspendusà l’autreextrémité.Lapressionexercéeparcettepoutrefutsiforte,qu’enpeud’instantslesucdumanioc sortit à gros bouillons et ruissela de tous côtés. Lesenfantsétaienttrès-étonnésdurésultatobtenudelasorte.«C’estunemachinequejen’auraispasinventée,ditFritz.ERNEST.—Jecroyaisqu’onseservaitdelevierpoursoulever

despierresetd’autrescorpslourds,maisnoncommemoyendepression.

MOI.—Lesnègresignorentaussicetteméthode;ilsfontavecl’écorce d’arbre de longs paniers qui, remplis de manioc, seraccourcissent et prennent des dimensions plus larges. Ils les

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suspendentalorsàdesbranchesd’arbresetattachentàlapartieinférieuredegrossespierres;cespierres,par leurpoids, tirentsur les paniers et leur font reprendre forcément leur formeallongée ; sous la pression de l’enveloppe, le manioc laissecoulersonjus.

MAFEMME.—Cejusn’est-ilbonàrien?MOI.—Si,vraiment:lessauvagesymêlentdupoivre,dufrai

dehomard,lefontcuire,etlemangentcommeunmetsdélicieux.LesEuropéenslelaissentquelquetempsdansdelargesvases,etfontsécherledépôtausoleilpourobtenirunamidontrès-fin.

FRITZ.—Nepourrions-nouspasnousmettreàfairedupain?Ilnesortplusuneseulegouttedejusdumanioc.

MOI.—Àl’œuvre,mesamis!»Jeprisquelquespoignéesdefarineetlesdélayaidansunpeu

d’eaupendant quemes fils posaient unedesplaquesde fer surdes pierres qui servaient de chenets. Ils allumèrent un feu très-ardent, et, quand la plaque fut chauffée, j’étendis dessus mafarine toutepréparée.Lagalette se formaet répandituneodeurdesplusappétissantes.Lesenfantsladévoraientdéjàdesyeux.«Papa,c’estcuit,jevousassure,ditErnest.JACK.—Quejemangeraisvolontiersdecetexcellentpain!FRANÇOIS.—Etmoi!Oh!sipapavoulaitm’endonnerontout

petitmorceau?MOI.—Mesamis, je croisquenouspourrionsmangerde ce

gâteausanscrainte;mais,parprudence,nousattendronsjusqu’àl’après-midi : le singe et les poules auront les prémicesdemaboulangerie.»

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Je jetai à ces animaux quelquesmorceaux de la galette ; ilsparurents’enrégaler:lesingefitdesgrimacesdecontentementàrendremesfilsjalouxdenepouvoirpartageraveclui.« Les sauvages n’ont sans doute pas à leur disposition des

râpes pour faire la farine. Comment donc parviennent-ils à ysuppléer?medemandaFritz.

MOI.—Ilssefontdesrâpesavecdescoquillages,despierrespointues,ouavecdesclousachetésauxEuropéens; ilsplantentces pierres pointues et ces clous sur des planches. Maismaintenantdînons,mesamis,et,sinosanimauxn’ontpointeudecoliquesoud’étourdissements,nousnousremettronsàboulanger.

FRITZ.—Lescoliquesetlesétourdissementssont-ilslesseulseffetsdupoison?

MOI.—Ce sont les plus ordinaires. Il y a d’autres poisons,l’opium,laciguë,etc.,qui,prisàtropfortesdoses,endormentetengourdissent ; d’autres, brûlants et acides, l’arsenic, leschampignons vénéneux, etc., qui déchirent ou rongent l’estomacetlesintestins.Àcepropos,mesamis,ilfautquejevousmetteengardecontreunfruitd’autantplusdangereuxqu’iltenteparsaforme et sa couleur ; il croît surtout en Amérique le long desruisseaux, au bord des marais ; il ressemble assez à de joliespommesjaunesmarquéesderouge;c’estundespoisonslesplusviolents que l’on connaisse ; et, suivant certains voyageurs, ons’exposeàmourirsil’ons’endortsousl’arbrequileporte;cetarbreest lemancenillier ;peut-être se trouve-t-ildanscepays.Engénéral,promettez-moidenejamaismangeraucundesfruitsquevousverrezsansmelesmontrerd’abord.»Aprèsledînernousallâmesvoirlespoulesquiavaientmangé

dumanioc;ellesétaienttrès-gaiesettrès-vives;pourlesinge,il

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faisaitmillegambadesàsonordinaire.«Àlaboulangerie,mesamis !»m’écriai-je ; et je fusobéi.Chacun fit songâteau,nonsans en manquer d’abord quelques-uns qui furent laissés auxpigeons et aux poules. Quand nous en eûmes une quantitésuffisante, ma femme nous apporta un plein vase de lait danslequelnoustrempâmesnosgâteaux.Cefutunrégaldélicieux.

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CHAPITREX

Voyage au navire.—Lamachine infernale.—Nous parvenons enfin à nous rendremaîtresdelapinasse.—LejardinpotagerplantéàmoninsuparmafemmeetlepetitFrançois.—Nouscélébrons le troisièmedimanchedepuisnotrenaufrage.—Jefaisàmesenfantsunefrondecommecelledontseservent lesPatagons.—L’outarde.—Lecrabeet lesnoixdecoco.—L’yguaneou iguana.—Lesgoyaves.

J’étaisdécidéàretourneraunavire;jevoulaisemmeneravecmoi toute ma famille, car le concours de nos forces étaitnécessaire pour enlever la pinasse. Il me fut impossible dedécidermafemmeàvenirenmer;jelalaissaidoncaveclepetitFrançois,etjepartisencompagniedemestroisautresfils,aprèsavoir promis de revenir le soir même ; nous emportions uneprovisiondepommesdeterrebouillies,dumaniocetnoscorsetsdeliège.Arrivéssurlenavire,notrepremiersoinfutdechargernotre bateau d’une quantité d’objets utiles ; pendant que mesenfants couraient gaiement sur le pont, je descendis visiter lapinasse. Deux grands obstacles, presque insurmontables,s’opposaientàsontransport:l’endroitouelleétait,sagrandeuret son poids. Elle se trouvait, en effet, dans une espèce decabinet, entreplusieurs cloisons renversées l’une sur l’autre, etsabaseappuyéesurlaparoidunavirequiplongeaitdansl’eau;ilyavaitàpeineassezdeplacedanscecabinetpour laisseràdeuxhommeslalibertédeleursmouvements;deplus,lespiècesséparées étaient fort pesantes. Que faire donc ? Je donnaiquelquescoupsdehachedanslaparoilatéraledunavire,afinde

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pouvoirfairearriverunpeudelumièrejusqu’àmoi,etjememisàrassemblerplusieurspiècesnumérotéesdelapinasse;j’allaislentement ; le couragem’eût peut-être abandonné sansmon vifdésir d’avoir ce bâtiment neuf, sûr, solide, qui pourrait servir,plustard,ànotredélivrance.Cependantlafindujourarriva,etnousrepartîmespourlabaie

du Salut, comme je l’avais promis lematinmême. Je fus biencontentd’ytrouvermafemmeetlepetitFrançois,venusànotrerencontre. Ils avaient pris toutes les mesures nécessaires pourétablir notre demeure à Zeltheim, tant que nous aurions à fairedesvoyagesaunavire;decettemanière,nousserionstoujoursenvuelesunsdesautres,etnousn’aurionspasànousfatiguerpourallerdeZeltheimàFalkenhorst.Jefusvivementtouchédecetteattention délicate de ma femme ; je l’en remerciai et je luiprésentai avec empressement notre cargaison. Je savais qu’elleéprouverait un grand plaisir en voyant deux tonnes de beurresalé, trois de farine, quelques petits sacs de blé et de riz, etd’autres objets utiles pour son ménage. Nous transportâmes letoutdansnotremagasin.Ilnousfallutunesemainepourreconstruirelapinasseenson

entier.Touslesmatins,mestroisfilsetmoi,nouspartionsaprèsla prière pour ne revenir que le soir avec du butin.Ma femmes’habitua à se séparer de nous sans être aussi inquiète qu’aucommencement ; elle avait même le courage de se rendresouvent, avec François, à Falkenhorst, où nos volaillesréclamaientsessoins.Quenouspassionsdedoucesheureslesoir,auretour!comme

lesmetsdenotretablerustiquenoussemblaientdélicieux!Cependant la pinasse fut achevée et prête à être lancée à la

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mer. Mais comment la faire sortir du navire, que la premièretempêtepouvaitbriser?Nousétionsvraimentfiersdevoircettepinassesijolie,siélégante,silégère,etportantdéjàsesmâtsetses vergues. Nous l’avions calfeutrée avec soin ; toutes lesjointures étaientgarniesd’étoupe ;nousavionsmêmeplacé lesdeux canons à l’arrière, où de solides chaînes de fer lesassujettissaientcommesurunvaisseaudeguerre.Perceràcoupsdehache les parois duvaisseau était un travail fort long, peut-êtreau-dessusdenosforces;etpuis,siunetempêtesurvenait,sila mer, soulevée avec fureur, précipitait ses vagues dansl’intérieurdubâtiment ! Jemedécidaipourunexpédienthardi,dangereux,maisd’ungrandeffet.J’avaistrouvédanslenavireundecesmortiersdeferdonton

se sert dans les cuisines ; je le remplis de poudre ; je plaçaidessus une planche de chêne, épaisse et solide, la fixant avecdeux forts crampons ; par une rainure faite à cette planche,j’introduisisunemècheàcanonassezlonguepourpouvoirbrûlerpendant deux heures au moins. Je serrai enfin, autour de laplancheetdumortier,d’énormeschaînesdefer,etj’obtinsainsiunpétardouunesortedemachineinfernalequejesuspendisdansle cabinet où était la pinasse, sur la paroi latérale du navire.J’eus soin de calculer la distance laissée entre la pinasse et lepétard, de manière à être sûr que, par l’explosion, ce dernierreculerait et n’atteindrait pas la pinasse. J’allumai ensuite lamèchequisortaitde laplanche,et,sansriendireàmesenfantsde ce que j’avais fait, je remontai promptement avec eux dansnotrebateaudecuves.NousarrivâmessansaccidentàZeltheim.Nous étions occupés à décharger notre cargaison, quand unedétonationterriblesefitentendresur lamer;nosenfantsfurentépouvantés. « Mon Dieu ! qu’est-ce que cela ? Un coup de

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canon ! s’écriaient-ils. Le capitaine de notre bâtiment et sesmatelots seraient-ils dans ces parages ? Peut-être un navire enperditiondemande-t-ildusecours!

MA FEMME. — Le bruit me semble venir directement duvaisseau. Si le feu s’était communiqué à quelque baril depoudre?

MOI.—Peut-être,eneffet,aurons-nousoubliéd’éteindrelefeuaprèsavoircalfeutrélapinasse.Allonssurleslieuxmêmesnousassurerdel’événement.Quiveutêtredelapartie?—Moi ! moi ! moi ! » répondirent mes trois aînés, qui se

précipitèrentdanslescuves.Jelessuivisaprèsavoirditàvoixbassequelquesmotsàleurmèrepourlatranquilliser.Avec quelle vitesse sortîmes-nous de la baie ! Comme nos

coups de rames se suivaient de près ! Nous fîmes le tour dunavire au milieu de débris de toutes sortes qui, çà et là,jonchaient lamer.À traversune immenseouverturede laparoilatérale, nous vîmes la pinasse tout à fait intacte, quoiquerenversée un peu sur le côté. Je m’écriai, plein de joie :« Victoire ! mes enfants, victoire ! Elle est à nous, la bellepinasse ! nous pouvons la mettre facilement en mer. Montonsdedans.

FRITZ.—Ah!jecomprends!vousavezfaitsautervous-mêmeunepartiedelaparoidunavire,aveclapoudre,pourouvriruneissue à la pinasse.Mais quellemachine avez-voua employée àceteffet?»Je leur expliquai mon stratagème. À l’aide du cric et de

leviers,nousfîmesglisserdoucementlapinasseàlamer,aprèsavoir eu soin néanmoins de rattacher avec une forte et longue

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corde pour l’empêcher de s’éloigner trop. Bientôt notre jolibâtimentfutgrééetenétatdevoguer.Mes enfants, se voyant sur une pinasse défendue par deux

canons, avec leurs fusils, leurs pistolets, se croyaientinvincibles ; ils eussent souhaité de tous leurs vœux rencontrerdesflottesdesauvages,pourlesbombarderetlescouleràfond.Lanuitavançait;nouspartîmes.Fritzfutérigéimmédiatementencapitaine ; il avait sous ses ordres, comme canonniers, Jack etErnest;moi,j’étaisaugouvernail.QuandnousentrâmesdanslabaieduSalut,lecapitainecommandadetirerlecanon:«N°1,feu!n°2,feu!»etleséchosrépétèrentauloinlesdétonationsdenotreformidableartillerie.Derrièrelesrochersdurivage,mafemmeetlepetitFrançois

nous attendaient ; mais ils ne nous reconnurent pas de loin enmer ; aussi furent-ils très-effrayés de notre démonstrationbelliqueuse.Quandnousdébarquâmes,ilss’élancèrentversnous.«Soyezlesbienvenus!nousditmafemme;jedevraispourtantvous en vouloir, car vos coups de canonm’ont fait grand’peur.Quel joli bâtiment ! je crois que j’aurai maintenant assez decouragepourmemettreenmeravecvous.»Mon fils aîné lapriademonter sur lapinasse, cequ’elle fit

très-volontiers, et deux autres coups de canon furentimmédiatementtirésensonhonneur.Mafemmelouabeaucoupnotrepersévéranceetnotrehabileté,

puiselleajouta:«Si je vous fais tant de compliments, c’est peut-être un peu

dans l’espoir que vous nous en ferez à votre tour au petitFrançois et àmoi : pendant que vous travailliez sur le navire,nousnerestionspasoisifsàterre;venezvoirnotreouvrage.»

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Elle nous conduisit au haut de la colline d’où la rivière desChacals se précipite en cascades, et nous vîmes avec joie etsurprise un charmant jardin potager, divisé en planches et encompartiments, entre lesquels étaient tracés des sentiers assezlargespourpermettred’ymarcherdeuxdefront.«Ehbien,monami,dit-elle,quepenses-tudenotreouvrage?

J’aiplantéicidespatates,desracinesdemanioc,deslaituesdeplusieursespèces ;cecoinest réservépour lescannesàsucre.Parlemoyendelongsbambous,vousamènerezfacilementl’eauici,etmesplantes,nourries,arrosées,deviendrontmagnifiques.J’aichoisiletalusdurocherpourlesananasetlesmelons.Plusloin, un terrain préparé doit recevoir des pois, des fèves, deschoux. Autour de chaque plantation, j’ai semé des grains demaïs : quand ils seront hauts et touffus, ils abriteront le restecontrelesardeursdusoleil.»J’étaisenadmirationdevantcetravailsibeauetsiutile.«Je

n’aurais jamais pensé que toi et le petit François vous fussiezcapables d’exécuter si bien et si promptement une pareilleentreprise.Jedoiscependantt’avertirquepeut-êtreleslégumesd’Europeneréussirontpasici.Console-toidoncàl’avancesitesespérancesétaientdéçuesdececôté.Onobtientplusfacilement,aumoyende serre, une chaleur artificielle qu’onnediminue lachaleur naturelle. Aux Indes, il est vrai, la plupart des plantespotagères de nos pays réussissent ; mais que de soinsparticuliers,etsurtoutquedeconnaissancesen jardinage il fautpour ces sortes de travaux ! Et ces connaissances, les avons-nous?

MAFEMME.—Encommençantcetravail,jenesavaispasmoi-même si j’en viendrais heureusement à bout. Mais l’envie de

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voussurprendrem’adonné la forceet l’activiténécessaires.Etpuis, je soupçonnais un complot secret arrêté entre vous pourfairequelquechosequimefûtagréable;jen’aipointvouluêtreenresteavecvous.Après les louangesque tumérites,permets-moidet’adresserunpetitreproche.Tescoursesjournalièresaunavire t’ont fait oublier ces précieux plants d’arbres fruitierseuropéensquetuasapportésàFalkenhorst.Jelesaiarrosésavecsoinetcouvertsdebranches,j’enaimêmecouchéquelques-unsenterre ;cependant jecrainsqu’ilsnesoientdéjàdesséchés, ilfautdonct’enoccuperentoutehâte.

MOI.—Tuasagitrès-sagement.DèsmonretouràFalkenhorst,jeteprometsdefairecequetudemandes.»Nousdéchargeâmeslebateaudecuves,quenousavionsamené

àlaremorquedenotrepinasse;et,quandtoutesnosprovisionseurentétéenferméesdanslatente,aprèsavoirsolidementamarréla pinasse et le radeau, nous nous mîmes en route pourFalkenhorst. Nous emportions seulement quelques-unes deschoses les moins lourdes, ne voulant point repartir les mainsvides.J’ai oublié de dire que, pendant que nous étions à Zeltheim,

arriva le second dimanche, au milieu de nos nombreusesoccupations ; le jour de notre retour à Falkenhorst étaitprécisément le troisième dimanche, et nous le sanctifiâmes denotremieuxpar la lecturedessaintesÉcritures,par laprièreetlespieuxcantiques.J’inventaipourmesenfantsuneparabole,lesVoyageursarabesdans laquelle jepersonnifiaimafamillesousdesnomssupposés.JeparlaidesbiensdontDieunouscomblait,le remerciant, par-dessus tout, denous avoir donnéun talismanquinousinspiraitlesmeilleurespenséesetungénieprotecteur:

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j’entendaisparlerdelaBibleetdemapieusefemme.Lesenfantsme comprirent ; et, dès que j’eus achevé ma parabole, ilsembrassèrent leur mère avec tendresse, l’appelant leur génieprotecteur.Jepermisensuiteàmesfilsdeselivreràdesexercicesutiles

etfortifiants:letirdel’arc,laluttemodérée,lacourse,lessauts,lacordeànœuds.Jesuispersuadéquerienn’ôtepluslecourageàunhommequel’aveuqu’ilestobligédesefaireàlui-mêmedeson impuissance et de sa maladresse. Je voulus ensuite leurapprendreunexercicequileuravaitétéinconnujusqu’alors:jepris deux balles de plomb et les attachai aux deux bouts d’unecordelonguedesixpieds.Mesenfantsavaientlesyeuxfixéssurmoi ; ils me demandaient à quoi ma machine était bonne, etcommentons’enservait.« Jevous fabrique, leur répondis-je,unearmeenusagechez

les Patagons, peuplades vaillantes qui habitent l’extrémitéméridionale de l’Amérique du Sud. Comme ils n’ont point deballes, ilslesremplacentpardelourdespierresattachéesàunecourroie. Veulent-ils tuer un animal ou un homme, ils lancentcontre eux une des pierres avec une force extraordinaire etpresquetoujoursàcoupsûr.Ilsretirentcettepierreaumoyendel’autre,retenuedansleurmain;ilslancentensuitecelle-cipourfrapper une seconde fois. Veulent-ils arrêter un animal sans leblesser, ils lui lancent encore une de leurs pierres, mais demanière qu’elle serve seulement à entortiller la courroie à sesjambesouàsoncou.»Cesdétailsintéressèrentmesenfants;et,àleurprière,jedus

sur-le-champfairel’essaidemoninvention.Jechoisispourbutuntroncdejeunearbre,quej’entouraitrès-bienavecmafronde.

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Fritz s’en servit avec beaucoup d’adresse. Les autress’exercèrentàleurtour,maisavecmoinsdesuccès;dureste,iln’estpasétonnantqueFritzl’emportâtsureux:ilavaitquelquesannéesdeplusetuneintelligenceplusdéveloppée;mêmedanslesexercicesducorps,l’intelligenceestd’ungrandsecours.Le lendemain, à mon lever, je vis, du haut de notre château

aérien,qu’ilyavaittempêteenmer;jerésolusdoncderesteràterre et me mis aux ordres de ma femme pour tout ce qu’ellejugerait bon de commander. Après m’avoir montré une grandequantité de grives et d’ortolans pris aux pièges par elle etsoigneusementplacésdansdubeurre,ellememenaàl’endroitoùse trouvaient nos plants d’arbres fruitiers, que je plantai sansperdre de temps. Nous partîmes tous pour la baie desCalebassiers, où nous voulions faire une grande provisiond’ustensilesdecuisine.L’âne futatteléàson traîneau ;Turc futrevêtudesacotted’armesgarniedepointesdeporc-épic;Billportait lesingeKnipssursondos.Ensuitemarchaientmestroisfilsaînés,puismafemmeetFrançois;jemetenaisauprèsd’euxavecmonfusilàdeuxcoups,uneballedansl’undescanons,delacendréedansl’autre.Fritz,désireuxde s’illustrerparquelqueexploitdechasseur,

ne tardapasà s’éloignerunpeu, avecTurc,ducôtédeshautesherbesquenousavionsànotredroite;ilvenaitdedisparaîtreànosyeux,quandnousvîmess’éleverenl’airunoiseauénorme;uncoupdefusilpartit,etl’oiseautomba.C’était Fritz qui l’avait atteint sans le tuer ; car l’oiseau se

sauva avec une vitesse incroyable, non pas en volant, mais enmarchant.FritzcourutàsapoursuiteavecTurc.Bill,animéparlescrisdemonfilsetlesaboiementsduchien,voulutêtredela

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partie et se débarrassadu singe.Nosdeuxdogues arrêtèrent lefuyard,nonsans recevoirde luideviolentscoupsd’ailesetdepattes,quilesauraientforcésàlâcherprise,sijen’étaisaccouruàleuraide:jereconnusunegrosseoutardefemelle.Aulieudelatuer,jepensaiàlaprendrevivantepournotrebasse-cour;épiantdonc un moment favorable, je m’approchai d’elle et luienveloppai la tête avecmonmouchoir.Alors il ne futpas très-difficile de lui lier solidement les ailes avecune ficelle : nousrejoignîmeslesnôtresaveccegibier.Jack trouvait l’oiseau très-grand et très-beau. Ernest l’eut à

peinevuqu’ilditgravement:« Je déclare que c’est une oie-outarde, oiseau dont la chair,

très-délicate, a legoûtde celledudindon.Simamanveut, ellepeutl’apprivoiser.

LAMÈRE.—Jesuisd’avisqu’onluirendelaliberté:peut-êtrea-t-elledespetitsauxquelssessoinssontnécessaires.

MOI.—Machèreamie,remettrecettebêteblesséeenliberté,ce serait la condamner à mourir bientôt faute de soins.J’examineraisablessure;sielleestmortelle,ilfaudrabientuerl’oiseau,quinousfourniraunexcellentrôti;si,aucontraire,elleestguérissable,nousl’apprivoiseronspournotrebasse-cour.»Ayant ainsi parlé, j’attachai l’outarde sur le traîneau, et nous

nous avançâmes vers le bois où nous avions trouvéprécédemment tant de singes, et que, pour cette raison, nousavions appelébois des Singes. Ernest ne pouvait se lasser deregardercesarbressihauts,siélancésetsibeaux ;unsuperbepalmier,hautdeplusdesoixantepieds,garnidesesgrappesdecocos, attirait surtout son admiration. Je remarquai uneexpression de convoitise sur son visage, et je l’entendis

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prononcercesmotsd’untonplaintif:«Hélas!quec’esthaut!MOI.—Oui,c’estbienhaut!Turegrettes,sansdoute,queces

noixdecoconetombentpasd’elles-mêmesdanslabouche?ERNEST. — Non, papa ; car je craindrais en même temps

d’avoirquelquesdentsetpeut-êtrelesmâchoirescasséesparlechoc.»Ilachevaitàpeinedeparler,quandunedesplusgrossesnoix,

se détachant de l’arbre, vint rouler à ses pieds ; puis uneseconde, puis une troisième : il recula effrayé. J’étais aussisurprisquelui,carjen’apercevaispaslemoindreanimal;d’unautre côté, je savais que les noix de coco ne tombent d’elles-mêmes que mûres ou gâtées ; or celles-ci étaient fraîches etvertes.« Papa, dit Ernest, c’est comme dans les contes des bonnes

fées :àpeineunsouhaitest-il forméqu’il s’accomplit.MOI.—Peut-être le sorcier mystérieux qui nous envoie ces noix a-t-ilplutôt l’intention de nous casser la tête que de nous régaler.C’est,sansdoute,unsingeméchantquinousguette.»Fritzserapprochadenoussurcesentrefaites,etdeuxnoixqui

tombèrentencetinstantluiécorchèrentlesjoues.«Jetedécouvrirai,mauditsorcier!»s’écria-t-il.Eneffet,ilnetardapasànousmontrerunvilaincrabedeterre,

deformeronde,assezsemblableàunhomard,etquidescendaitdoucementlelongdutroncdel’arbre.Cecrabeestconnusouslenomdepagurevoleuroudecrabeà

coco. Ilmonte jusque dans le chou du palmier, coupe avec sespinces un certain nombre de grappes de coco, puis retourne à

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terrepoursucertranquillementlelaitdesnoixàtraverslestroussitués près de la queue. Certains naturalistes prétendent mêmequesespincessontassezfortespourenbriserladureenveloppe.Dèsquelecrabefutàterre,Jacks’élançaversluipourletuer

àcoupsdecrossedefusil. Il lemanqua,et lecrabes’avançaàson tourvers lui,avecsespincesouvertesetmenaçantes. Jack,furieuxdevoirsonadversaireéchapperàplusieursattaques,eutrecoursàlaruse:ayantôtésaveste,ilencouvritlecrabe.Jacks’étaitmontrécourageuxethabile;jevinsmettrefinàla

lutteentuantlehideuxanimalavecmahache.«Quellevilainebête!s’écriaJack,jesuisfierd’avoirdélivré

laterred’unpareilmonstre.MOI.—Allons,allons,monpetitHercule;ilyadesmillions

d’autres crabes sur lesbordsde lamerqui sont réservés à tonbrasexterminateur.Tumangerasàdînerunpeudetoncrabe,sisaviandenetesemblenitropdurenitropindigeste.»Nous continuâmes notre route ; la chaleur devenait

insupportable ; nous commencions déjà à souffrir de la soif,quandlenaturalisteErnest,toujoursoccupéàétudierlesplantes,en découvrit une dont la tige renfermait une eau limpide etdélicieuseàboire.Jeregrettaibeaucoupdenepassavoirlenomdecetteplante,quinousfournitàtousdequoinousdésaltérer.Enfin,nousatteignîmesnoscalebassiers :c’eûtétéunplaisir

de voir avec quelle ardeur et quelle habileté mes enfantsfabriquaient des vases de toutes formes, des assiettes, descuillers, des gourdes, des bouteilles, même des nids pour nospigeonsetdesruches.Ondécidaensuitequ’onferaitcuirelecrabesanstarder.Mais

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il fallait de l’eau, et nous n’avions plus dans cet endroit nosplantesàfontaine,commedisaitErnest;jem’avançaidoncdansle bois avec mes enfants pour tâcher de découvrir quelqueruisseau.ToutàcoupErnest,quimarchaitenavant,s’écria:«Unsanglier!unsanglier!»Nous nous lançâmes dans la direction qu’il nous montra, et

bientôtnousvîmesnoschiensquivenaientdenotrecôté, tenantparlesoreilles,nonpasunsanglier…maisnotretruie,quis’étaitévadée.Nous ladébarrassâmesde sesdeuxennemis,et ellenetardapasàfouillertranquillementlaterreautourdenous.Notre attention fut attirée alors par une espèce de petites

pommesquitombaientdesarbresenvironnants,etquelatruieetles chiens avalaient avec avidité. Comme je ne connaissaisaucunementcefruit,jedéfendisàmesenfantsd’enmanger.Jeleurdisdemettrequelques-unesdecespommesdansleurs

poches : mon intention était de les faire goûter au singe, notreexpérimentateurordinaire.Cependant nous cherchions toujours à trouver de l’eau, et

j’envoyai Jack vers un massif de rochers où j’espérais qu’ildécouvrirait,soitunesource,soitunruisseau.Sonexcursionnefutpas longue : il revintversnouspâle, tremblant,etnousdit :« Un crocodile est caché dans ces rochers, je l’ai vu ;heureusementildortétendusurunepierre.—Uncrocodile!répliquai-jeenéclatantderire,uncrocodile

ici,surdesrochersbrûlantsetsanseau!turêves!—Jenerêvepoint;venezvoir.»Nous le suivîmes, et nous trouvâmes, non pas un crocodile,

maisuneiguane.C’estunanimaldelafamilledeslézards,long

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d’environcinqàsixpieds,d’uncaractèreinoffensif,ettrès-bonàmanger.Fritzs’apprêtaitàfairefeudessus.Jerelevaisonarme.Après avoir coupé une baguette fort mince dans un buissonvoisin, je m’avançai doucement vers l’iguane, et je me mis àsiffler, ce qui la réveilla.Elle leva la tête et parut charmée decettedoucemélodie;alorsjeluienfonçaimabaguettedansunedes narines ; le sang coula avec abondance, et l’animalmourutsans donner aucun signe de douleur. Mes enfants examinèrentalors l’iguane autant qu’ils voulurent. Ils remarquèrent sesbrillantes écailles, ses effets changeants, ses longues dentspointues,etlalonguepocheenformedegoîtrequ’elleasouslagorge. Je la chargeai sur mes épaules, tandis que mes enfantssoutenaient par derrière la queue, qui, à elle seule, est aussilonguequeleresteducorps.NousretournâmesalorsversmafemmeetFrançois.Ilsétaient

très-inquietsdenotreabsence,quileuravaitsembléd’autantpluslongue,quenousavionsoubliéde tirerquelquescoupsde fusilpourlesavertirdenotreretour.Mesenfantsprésentèrentausingelespetitespommesque je leuravaispermisd’emporter.MaîtreKnipsenmangeaavecavidité.Persuadésalorsqu’ellesn’étaientpas vénéneuses, nous en mangeâmes nous-mêmes. Je crusreconnaître que c’étaient des goyaves, fruits très-estimés desnaturelsdespaysoùilssetrouvent.ToutelafamilleseremitenroutepourFalkenhorst,sansfaired’autre trouvaillesur laroutequedesglandssemblablesàceuxd’Europe,maisd’ungoûttrès-agréable.Arrivésànotrechâteau,nousfîmesunrepasdélicieuxavecla

chair de l’iguane ; les chiensmangèrent le crabe, dont la chairnoussemblatropdureettropcoriace.Ensuitechacunsecoucha.

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CHAPITREXI

Le tétras ou coq de bruyère.— Nouvelle excursion.— Le myrica cerifera.— Lacolonied’oiseaux.—Lenidmerveilleux.—Leperroquetnouveau.—Quelquesmotssurlesfourmis.—Lesfourmiscéphalotes.—Lefourmilier.—Lefourmi-lion.Lecaoutchouc.—Leslarvescomestibles.—CommentlesHottentotsfontlebeurre.—Lecharronnage.—Mousplantonsdesarbres.—Jefaissauterlacarcassedunavire.

J’avaislaisséunepartiedenotrevaisselledecalebassesdansle bois. Je résolus d’aller la chercher dès le lendemain. Monprojetétaitdepoussermonexcursionplusloin:jen’endisrienàmafemme.JevoulaismefaireaccompagnerdeFritzseulement,que j’emmenais de préférence, comme étant plus fort et pluscourageuxquesesfrères.Ilfallutremettreàplustardl’exécutiondecedessein:monpetitFrançoisfutprisd’unefièvrequiduraprèsd’unjouretlemitendanger;cefutensuiteletourdeJack,puis de ma femme, enfin d’Ernest ; heureusement que nous nefûmespastousmaladesàlafois.Après notre rétablissement complet, Fritz et moi nous

partîmes, accompagnés de Turc, et poussant l’âne devant nous.Arrivés près des chênes sous lesquels nous avions trouvé,quelques jours auparavant, des glands si délicieux, nous vîmesdesoiseauxauplumagevariédemillecouleurs.JepermisàFritzdetirerunoudeuxcoupsdefusil,afind’abattreplusieursdecesoiseaux,qu’ilvoulaitexaminerdeplusprès.IleutbientôttuéungeaideVirginie,unararougeetuneperrucheverteetjaune.Pendantqu’ilrechargeaitsonfusil,nousentendîmesauloinun

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bruit imitant tour à tour le roulement d’un tambour et lesgrincements d’une scie qu’on aiguise. Après nous être avancésavec précaution, écartant les branches et les lianes qui nousbarraient le passage, nous aperçûmes, sur un tronc d’arbrerenverséetàmoitiépourri,unmagnifiqueoiseau,groscommeunde nos coqs domestiques. Il avait autour du cou un collet debellesplumesetsurlatêteunehuppe,laqueueétaléeenéventailcomme celle d’un coq d’Inde ; il s’agitait avec une vitesseextraordinaireettournaitencercle.Lesplumesdesoncouetdesa tête se hérissaient ; de minute en minute, un cri aigus’échappait de son gosier, tandis que de son aile il frappait letroncdel’arbre;c’étaitunbruitsourdqui,deloin,ressemblaitassez au roulement du tambour. Une multitude d’oiseauxl’environnaient, les yeux attachés sur lui, et paraissant pleinsd’admiration pour ses manières singulières et sa pantomimeanimée. Fritz, à mon grand regret, ne laissa pas achever lareprésentation : d’un coup de fusil, il abattit le comédienempluméetfitfuirlesspectateursconsternés.«Pourquoi,éterneltireur,luidis-je,veux-tutoujoursdétruire?

tu ne sentais donc point ce plaisir délicieux que procurel’observation réfléchiede lanatureetdesêtresvivants?Tuastué un tétras ou coq de bruyère au moment où il rassemblaitautourdeluilespoulesdesacour.»Fritz,confusetrepentant,baissalesyeux.Lemalétaitfait.Il

fallut profiter de sa chasse. Nous ramassâmes donc le coq debruyèrepourleporteràmafemme.«Jesuisd’autantplusfâché,maintenant,ditFritz,d’avoirtué

cecoq,que,sijen’avaispaseffrayélespoules,nousaurionspules prendre vivantes, et de pareilles poules seraient vraiment

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bienprécieusespournotrebasse-cour.MOI.— C’est à quoi je pensais ; mais tout n’est pas perdu.

Quandunedenospoules seraprêteàcouver,nous reviendronsiciavecmaîtreKnips;tusaiscommeilesthabiledanslachasseauxœufs;s’ilentrouve,commejel’espère,nouslesdonneronsà notre meilleure couveuse, et nous aurons des poussins d’unetrès-bellerace.»Nousnetardâmespasàdépasserlesgoyavesetàretrouvernotretraîneauchargédesavaisselledecalebasses,letout dans le meilleur état. Résolus de profiter de ce jour pourfaire notre excursion par delà le rocher, nous poussâmes enavant.Aprèsavoirtraverséplusieurschampsdepommesdeterreetdemanioc,plusieursprairiesaumilieudesquellesdeslièvresou des agoutis prenaient leurs ébats, nous nous arrêtâmes dansdes buissons formés d’arbustes dont les branches étaientchargées de baies de forme singulière et couvertes d’une cireassez épaisse qui s’attacha à nos doigts. Je me rappelai alorsqu’ilyaenAmériqueunarbustequiproduitdelacire,etquelesbotanistes nommentmyricacerifera ; je crus naturellement quenousvenionsdeletrouver.«Ramassonsunebonnequantitédecesbaies,dis-jeàFritz ;

nousauronsunprésentagréableàfaireàtamère:cettecirenousserviraàfabriquerdelabougie.»Quelques pas plus loin, une nouvelle curiosité attira nos

regards :c’étaientdesoiseaux,d’unplumagebrun,groscommenos pinsons, et rassemblés autour d’un vaste nid de formecirculaire attaché autour d’un tronc d’arbre, au-dessous del’endroit où commencent les branches. Imaginez-vous uneimmense éponge à pores très-larges, placée sous un grandcouverclefaitavecdesracines,des joncs,delapaille ;sur les

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côtés,desportesetdesfenêtresquiéclairentdespetitescellulesséparées les unes des autres ; dans chaque cellule se tient unefamille de ces oiseaux. J’estimai à environ unmille le nombredeshabitantsdecenid.Pendant que nous examinions cette singulière colonie

d’oiseaux,nousvîmesau-dessusdunidunperroquetde lapluspetiteespèce,àailesvertesetdorées,quidisputaitaveccouragel’entréedesnidsauxoiseauxdontj’aiparléd’abord,etquinousmenaçait nous-mêmes quand nous avions l’air de vouloir tropapprocher. Fritz, désireux de considérer le nid de plus près,grimpa à l’arbre et mit la main dans un des trous. Il la retiraaussitôtenpoussantuncridedouleur;ilavaitétépincéjusqu’ausang.Cette justepunitionde sa curiositéne le corrigeapas ; ilintroduisit de nouveau sa main dans le même trou, et prit unoiseau qu’il enferma dans la poche de sa veste, ayant soin debien la boutonner ; puis il redescendit, mais entouré d’unemultituded’oiseauxsortisdestrous,etquilemenaçaientdeleursbecs;jelesécartaiavecmonmouchoir.Fritzôtaalorssoncaptifde sa poche : c’était un perroquet-moineau à plumes vertes etdorées ; je lui permis de le garder pour ses frères, qui sechargeraient de lui faire une cage et de lui apprendre à parler.Cecimefitpenserquelesvraispropriétairesdunidétaientdesperroquetsdel’espècedeceluideFritz,etquelesautresoiseauxétaientdesintrus.Le nid merveilleux devint naturellement le sujet de notre

conversation. « Il y a, dis-je àmon fils, dans chaque classedurègne animal des animaux qui vivent et bâtissent en commun ;cependantjen’aipointencoreeuoccasiondem’assurerquecesmêmesinstinctsdesociétésetrouventchezlesamphibies.Mais

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gardons-nous de poser des bornes aux facultés que Dieu aaccordéesauxanimaux.

FRITZ.—Iln’yaquelesabeillesquiviventensociété.MOI.—Etlesguêpesetlesfourmis?FRITZ.—Ah!c’estvrai;commentpuis-jeoublierlesfourmis,

moiquiaisouventpristantdeplaisiràlesobserver,àlesvoirbâtir,apporterdesprovisions,soigneretdéfendreleurslarves?

MOI. — Tu as, sans doute, remarqué comme elles exposentleursœufsausoleilpourlesréchauffer?

FRITZ.—Neseriez-vouspasdusentimentdesnaturalistesquiassurent que ces prétendus œufs sont des chrysalides danslesquelles les fourmis s’enferment pour opérer leurmétamorphose et prendre des ailes, à la manière de beaucoupd’autresinsectes?

MOI.—Jesaisqueplusieursnaturalistessontdecetavis; jen’oserais cependant soutenir qu’ils ont raison. Si les fourmisd’Europeméritenttantd’attention,cellesdespaystrès-chaudsdel’Amérique fontdes travauxbienplusmerveilleuxencore : ilyenaquisebâtissentdevéritablespalaisdesixàhuitpiedsdehauteur sur autant de largeur, entourés de murs solides, épais,impénétrables à la pluie, avec voûtes, cascades, colonnades,galeriescouvertesàl’intérieur;etcettemasse,vidéeetnettoyée,sertdefourauxnaturelsdecescontrées.Engénéral,lesfourmissont des animaux nuisibles, vivant de vol et de rapine ; il y acependant en Amérique une espèce fort utile de ces fourmisappeléesfourmiscéphalotesoufourmisdevisitequiarrivententroupesnombreusestouslestroisans.Ellesserépandentdanslesmaisons et détruisent rats, souris, punaises, et d’autres insectes

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très-incommodes ; si, au contraire, elles sont forcées, pour unecause quelconque, de se réfugier dans les campagnes, ellesoccasionnentdegrandsdégâts,puisqu’ellespeuvent,enuneseulenuit, dépouiller les arbres de leurs feuilles, qu’ellesemmagasinentdansdescavesdeseptàhuitpiedsdeprofondeur,creusées par elles au pied de ces mêmes arbres. À en croirecertainsvoyageurs,plusieursîlesdesmersduSudsonttellementinfestées de fourmis, qu’on n’ose plus y aborder.On leur en alaisséuneenpleinesouveraineté:l’îleauxFourmis.

FRITZ.—Neconnaît-onpasdemoyensassezpuissantspourlesdétruireetarrêterleursravages?

MOI.—Lesplussûrssontl’eaubouillanteetlefeu.Lanatureleur a d’ailleurs opposé des ennemis redoutables : lemyrmécophage[1] ou fourmilier, quadrupède qui introduit salongue langue visqueuse et gluante dans les trous desfourmilières, et ne la retire que pour avaler les fourmis qui seposentengrandnombredessus:lefourmi-lionpetit insectequicreusedanslesabledesentonnoirsoùilfaittomberlesfourmis,qu’il dévore ensuite. Certaines peuplades sauvages de laHottentotielesmangentavecdélices.

FRITZ.— Je vous remercie, mon père, des détails que vousm’avezdonnés;mepermettez-vousdevousdemanderquelssontlesautresanimauxquiviventensociété?

MOI.—D’abord, dans le règne des oiseaux, il y a ceux quenous venons de voir ; mais tu devrais te souvenir de certainsquadrupèdesquiviventdemêmeensociété.

FRITZ.—Vous voulez peut-être parler de l’éléphant ou de laloutremarine?

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MOI.—Cen’estpointdecesanimauxquejeveuxparler;ilsaiment la société, sans doute,mais ils ne se bâtissent point demaisoncommune.

FRITZ.—J’aideviné:cesontlescastors;onditqu’ilssaventchanger en partie le cours d’un ruisseau, d’une rivière même,poursefairedesétangsoùilsconstruisentleurcité.MOI.—N’oubliepaslesmarmottesdenotrecherpays:elles

vivent en société et passent l’hiver chaudement dans des trouscommuns.»En parlant ainsi nous avancions toujours, et nous arrivâmes

devant des massifs d’arbres qui nous étaient inconnus,ressemblant assez, par le port, au figuier sauvage ; leur fruitovale,d’unechairmolle,contenaitàl’intérieurdespetitsgrains;le bois du tronc était écailleux comme une pomme de pin, lesfeuilles dures et épaisses, et dans les fentes longitudinales desbranches nous vîmes une gomme déjà durcie à l’air ; Fritz endétacha plusieurs morceaux avec la lame de son couteau. Ilessaya inutilement de les amollir en les réchauffant de sonhaleine,commeilavaitfaitsouventpourlagommedescerisiers;mais il s’aperçut avec étonnement que celle-ci s’étendait enlongueur quand il la tenait par les extrémités et se resserraitd’elle-même,exactementcommelagommeélastique.« Quelle belle découverte, mon fils ! lui dis-je, c’est le

caoutchouc ; il faut que je t’explique comment on le recueille.Lessauvagesfontdesbouteillesdeterrededifférentesgrandeursqu’ilslaissentsécher;puisilsenrecouvrentlasurfacedecettegommeavantqu’ellesesoitdurcie,et lessuspendentsurunfeumodéré qui les sèche et leur donne, par la fumée, une couleurnoirâtre ; ensuite ils cassent les bouteilles intérieures qui ont

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servi de moules, ils en tirent les morceaux par le goulot, etobtiennent ainsi des flacons de gomme à la fois fermes etflexibles.

FRITZ. — Cette fabrication me semble très-simple ; noustâcheronsdefairedesbouteillesdecaoutchouc.

MOI. — Nous pourrions aussi en faire des souliers et desbottes ; une couche de ce bitume suffira pour rendreimperméableslesétoffesdelinge,delaine,desoie.»Fritz était enchanté de sa découverte et se croyait déjà, en

imagination, chaussé d’une paire de bottes de nouvellefabrication. Nous ne tardâmes pas à atteindre le bois descocotiers, qui nous fournirent des noix rafraîchissantes ; je fisremarqueràmon filsunpalmier sagouou sagoutier, renverséàterre par un coup de vent. Son tronc est rempli d’une moelledélicieusedans laquelleviventces larvesrenomméesauxIndesorientales comme un mets excellent. Fritz ayant allumé du feuavecquelquesbranchesd’arbres,jefiscuireunedouzainedeceslarves embrochées dans une baguette ; le sel que nous avionsemporté pour assaisonner nos pommes de terre nous servit àsaupoudrercerôti improvisé.Jepuisassurerauxgourmandsdel’Europequ’ils ne se repentiraient point devenir aux Indes, nefut-ce que pour se régaler d’un morceau si délicat ; jamais jen’avaisrienmangéd’aussibon;monfilsfutdemonavis.Après ce singulier repas, nous coupâmes un gros paquet de

cannes à sucre, nous attelâmes enfin au traîneau le baudet, quifaisait la grimace en regardant sa charge de calebasses et decannes,etnousrevînmesàFalkenhorst.Vouspouvezvous imaginerquelbonaccueilonnousfitainsi

qu’auperroquetvert,quifutdonnéaupetitFrançois.Mafemme

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fut surtout contente de la découverte de l’arbre à cire et ducaoutchouc.Aprèsledîneronsecouchaàl’heureordinaire.Dès le lendemain matin, cédant aux instantes prières de ma

femme,ilfallutmemettreàfabriquerdesbougies.J’auraisdésiréavoirunpeudegraissedemoutonàmêleràla

cire demes baies pour les rendre plus blanches ; je dusm’enpasser, et me contentai de faire fondre mes baies dans unechaudièred’eauposée surun feumodéré ;ma femmepréparaitlesmèches avecdu fil de toile à voile ; j’enlevai avec soin lamatièrehuileuseetverdâtrequinetardapasàflotteràlasurfacedel’eau,etlaversaidoucementdansunautrevase.Quandj’eusune quantité suffisante de cette cire liquide, je trempai dedansmesmèches, que je suspendis ensuite à des branches d’arbres,pourlesreprendredèsqu’ellesétaientsèches,etlestremperdenouveau jusqu’à ce qu’elles eussent la grosseur convenable.Elles furent ensuite placées dans un endroit frais où ellesdurcirent enpeude temps ; le soirmême, j’enessayaiune : salumière, je l’avoue, n’était ni très-pure ni très-vive,mais enfinc’étaitdelalumière.Jereçusdesfélicitationsdemafemme,quiseréjouissaitdepouvoir,dorénavant,prolongersessoirées.Cesuccès lui ayant donnéunehaute idéedemonhabileté, ellemepria de lui faire un ustensile de ménage appelé baratte danslequelonbat lebeurre : elle regrettaitbeaucoupdenepouvoiremployer lacrèmedeson lait. Jeme rappelaialors leprocédédesHottentots et je l’employai ; seulement, au lieu de peau demouton, jeme servisd’unegrandecalebasse : je la remplisdecrème et la fermai hermétiquement ; ensuite, l’ayant placée surunelargetoileàvoile,dontchacundemesfilstenaituncoin,à

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un signal donné, ils la secouèrent en mesure ; au bout d’uneheure,unemottedebeurres’étaitforméedanslacalebasse.Cestravauxn’étaientrienencomparaisondeceluidontjevais

entretenir maintenant le lecteur : j’avais apporté du navirequelques roues de canon ; après des peines infinies, après desessais inutiles, j’arrivai enfin à faire une machine lourde etinforme, ressemblant plus oumoins à un char, et qui fut placéesur deux roues ; ensuite je construisis un tombereau du mêmegenre.Pendantquejemelivraisavecpersévéranceàmestravauxde charronnage, travaux bien neufs pour moi, mes enfantsplantèrentnosarbresfruitiersendeuxalléesdroites,depuisnotrepont jusqu’à Falkenhorst ; les ceps de vigne furent placés àl’ombre des arbres touffus, dont le feuillage les défendrait destropgrandesardeursdusoleil.ÀZeltheim, solarideet sec, ilsplantèrent des orangers, des citronniers, des pistachiers, despamplemousses,desamandiers,desmûriers,desgrenadiers,desgoyaviers ; cesarbres,dontplusieursétaient fort serrés lesunscontre les autres, devaient plus tard former un rempart végétalautour de Zeltheim, tandis que des avancements naturels deterrains, des saillies de rocher, étaient déjà de vrais bastions,propres,encasd’attaque,àporternoscanonsprisaunavireetnos armes à feu ; au bord de la mer, près de notre abordageordinaire, je plantai moi-même quelques pieds de cèdre. Cestravaux,rudesetfatigants,prirentplusdesixsemainesdenotretemps.Ilsdéveloppèrentlesforcesphysiquesdemesfils;maisils usèrent tellement leurs vêtements, qu’il fallut songer àretourneraunavirepourentrouverd’autresdanslesmallesdesofficiers et dans les coffres desmatelots.De plus, je le dis entoute humilité, nos chars, dont j’étais quelque peu fier, avaientplus d’un défaut : les roues tournaientmal et en produisant un

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bruit aigu dont nos oreilles étaient arrachées ; ma femmeregrettaitlebeurrequej’employaisàgraisserlesessieux;l’âneet la vache ne parvenaient que difficilement à les traîner. Pouravoir du goudron ou de la graisse, nous devions donc encorerecourirauxprovisionsdunavire.Le premier jour de calme, nous exécutâmes notre projet. La

carcassedunavireavaitsouffertbeaucoupetlesvaguesl’avaientdisjointeenplusieursendroits.Alors,sansscrupule,nousfîmesmainbassesurtoutcequenouspensionspouvoirnousêtreutile:tonnes de goudron, caisses d’habits, portes, fenêtres, serrures,ferrailles de toutes sortes, munitions de guerre, et même petitscanons.Pourlesgros,ilnousfutimpossiblemêmedelesremuer,etcependantnousnevoulionspas lesabandonner,pasplusquetrois ou quatre énormes chaudières de cuivre destinées à uneraffinerie de sucre. Après avoir fait je ne sais combien devoyagespouremporterlesobjetscitésplushaut,nousattachâmesauxpiècesdegros-calibreetauxchaudièresplusieurs tonneauxvides, enduits de goudron, hermétiquement bouchés, et quidevaient les soutenir à la surface de l’eau ; puis un baril depoudre fut placé dans la quille du bâtiment, avec un bout demèche assez long pour pouvoir durer aumoins trois ou quatreheures ; j’y mis le feu, et nous nous éloignâmes en toute hâte,nous dirigeant vers la baie du Salut. Outre les canons et leschaudières, je comptais bien que lamarée et le vent jetteraientsur notre rivage des poutres, des charpentes et des planches,dont, plus tard, nous pourrions nous servir pour nous bâtir unecase.Ma femme venait de nous servir à souper sur un petit cap

avancé d’où l’on apercevait le navire, quand, tout à coup, une

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terribleexplosionretentit,etunecolonnedefeus’élevadanslesairs : le navire était détruit : ce navire sur lequel nous avionsquitté l’Europe pour venir dans des contrées lointaines etinconnues.Nousnepûmesnousdéfendrede tristespensées ; etles enfants, qui, d’abord, s’étaient promis de la joie de cespectacle,nesurentquepleurerausouvenirdenotrechèrepatrie.Le lendemain, nous étions levés avant le jour ; nous nous

mîmes enmer.De tous côtés flottaient pêle-mêle, ballottés parles vagues, au milieu des écueils, les débris du navire, parmilesquels surnageaient, soutenus par les tonnes vides, trois groscanonsetleschaudières;nouslesamarrâmesànotrepinasse,aumoyendelongscordages.Arrivés à terre, la première chose que nous fîmes fut de

couvrirsoigneusementnoscanonsavecdesplanchesetdestoilesgoudronnées ; les chaudières nous servirent à abriter nostonneauxdepoudre,quenousavionseusoindéjàdeporterassezloindeZeltheim,danslesrochers.En venant visiter notre magasin de poudre, ma femme

découvrit, du côté du ruisseau, dans un buisson, une charmantefamilledepoussins,quedeuxdenoscanesetuneoiemenaientàl’eau.Nousleurdonnâmesàpleinesmainsdesmiettesdepaindemanioc et desmorceaux de biscuit. La vue de ces poussins fitnaître en nous un si vif désir de retourner à Falkenhorst poursoignernotrebasse-cour,quenotredépartfutfixéaulendemain.

1. ↑Dedeuxmotsgrecsquisignifientmangeurdefourmis.

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CHAPITREXII

Lechoupalmisteetlevindepalmier.—L’ânes’échappe;nouscouronsàsapoursuite,mais sans pouvoir le rattraper.—Nous poussons notre excursion plus loin queprécédemment. — Le troupeau de buffles. — Comment nous prenons unbuffletin.—Lejeunechacal.—L’aiguilled’Adam.—Lepalmiernain.

Entraversantnotrenouvelleplantationd’arbresfruitiers,nousremarquâmes que plusieurs d’entre eux se courbaient faute desoutiens;etjedécidaiàl’instantqu’ilfaudraitallercouperdesbambouspourleurfairedestuteurs;orlechampdebamboussetrouvaitdanscettepartiedel’îleexploréeseulementparmoietparFritz,etsurlaquellenousavonsracontédéjàtantdechosescurieuses. Vous ne vous étonnerez donc pas si je vous dis quemesenfantsetmafemmemêmedemandèrentàêtredelapartie.Biendesraisonsd’ailleursrendaientcetteexcursionnécessaire.Unedenospoulesétaitàcouver:nousvoulionsluidonnerdesœufsdelapouleàfraiseoupouledebruyère;notreprovisiondebougiess’épuisait:ilnousfallaitrécolterdesbaiesàcire;nousétions si heureux, chaque soir, depouvoir,ma femme, faire sesraccommodages, moi, écrire mon journal à la lumière de nosbougies, que, maintenant, nous n’aurions pu qu’avec peinerenonceràcetagrément;notretruies’étaitsauvéedenouveauducôtédeschênes:ilfallaitsemettreàsapoursuite;Jackvoulaitmangerdesgoyaves,etFrançoissucerdescannesàsucre,etc.,etc.Le lendemain donc, par une belle matinée, nous quittâmes

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Falkenhorst ; et, comme je désirais, cette fois, examiner unepartiedel’îleàmonloisiretfaired’abondantesprovisions,j’eussoindenousmunirdetoutcequejejugeaisleplusnécessaireànotre caravane : eau, vin, instruments propres à grimper auxarbres, vases pour contenir nos récoltes, armes etmunitions deguerre.J’attelail’âneetlavacheàmonchar,danslequelj’avaisfait une banquette pour asseoir le petit François et sa mèrelorsqu’ilssesentiraientfatigués.Nousrevîmesd’abordlechampdepommesdeterreetdemanioc,puisnousarrivâmesàl’arbredesoiseauxrépublicains,quejereconnus,cettefois,pourêtredel’espèce de ceux que les naturalistes nomment loxia socia ouloxiagregaria.Danscetendroitcroissaientdesgoyaviersetdesarbresàcire:nousremplîmesungrandsacdeleursbaiesetdeleursfruits.Fritztenaitàsavoirquelsétaientlesvraishabitantsdunidcommun;aprèsunexamenlongetattentif,ildéclaraquec’étaientdesoiseauxauplumagesombre,etnondesmoineaux-perroquets.Plusloin,lesarbresàcaoutchoucnousfournirentleurjusprécieux,quenousrecueillîmesdansplusieursvasesdecoco.Aprèsavoirtraverséuneplaineassezlarge,nousarrivâmesauxbambous et aux cannes à sucre. Le paysage, de ce côté, étaitravissant : ànospiedss’étendaitun largegolfe ;et,duhautdupromontoireoùnousnous trouvions,notrevuedominait au loinsurlamerimmense.Nousfîmeshaltedanscelieupourprendrequelquesrafraîchissements,etnosbêtesdesommefurentmisesàpaître en liberté. Je donnai ensuite le signal du travail. Fritz etJack,chacununehacheàlaceinture,montèrentsurdespalmierspournousabattredesnoixdecoco.Commejeprévoyaisqu’ilsne seraient pas assez forts pour arriver sans secours à une sigrandehauteur,jeleurattachaiauxgenouxdesmorceauxdepeauderequin,pourlesempêcherdeglisser,etjeleurmisauxjambes

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unecordelâchequientouraitletronc;enlafaisantmonteraveceux, ils pouvaient, à la manière des nègres et des sauvages,s’asseoirdessussanscrainte.Quand ils eurent atteint la couronne de feuilles, ils nous

saluèrentpardescrisjoyeuxetfirenttomberunegrêledenoixdecoco;àpeineeûmes-nousletempsdenousgarerpourn’enpasrecevoirsurlatête;notresingegrimpasurlemêmearbreetleuroffrit son concours empressé ; seulement, il ne tarda pas àredescendre, tenant une noix qu’il se mit à gruger avec desgrimacesdecontentement.Pour Ernest, mollement couché sur l’herbe, il regardait ses

deux frères travailler, sans songer à leur venir en aide. QuandFritzfutredescendu,ils’avançaverslenaturalistecontemplatif,et,lesaluantavecgravité:« Monsieur voudra bien, lui dit-il, se donner la peine de

prendre cette noix, que je lui offre en récompense de sesfatigues.»Ernest sentit l’ironie de ces paroles moqueuses, se leva, et,

m’ayantpriédeluiscierunenoixendeuxparlehautetd’yfaireuntroupourypasseruncordon;ilenpritunemoitié,l’attachaàsa boutonnière ; puis, avec un souriremalicieux sur les lèvres,l’airgraveetsolennel,ilnousparlaainsi:«Jevois,madameetmessieurs,quedansnotreroyaume,car

vousêtes roi,monpère, roibien-aiméet absolu, etvous, reinechérie, ma mère ; je vois, dis-je, qu’ici comme dans lesmonarchies européennes, celui-là seul est tenu en honneur etconsidération,quisait,parsestalentsousesforces,s’éleverau-dessusdesautres.Pourmoi,amidesdoucesrêveries,ducalmeet du repos, j’aimerais bien mieux rester tranquille que de

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grimperauxarbres;mais,désireuxdemériterlesélogesdemonnoble souverain et de mes concitoyens, je me décide à tenteraussiquelqueglorieuxexploit.»J’étais fort curieux de voir où il voulait en venir. Il grimpa

hardiment à un des palmiers voisins ; c’était un palmier sansfruits : ses frères éclatèrent de rire. Il n’avait voulu que desgenouillèresenpeauderequinetavait refusé lacordedontsesfrères s’étaient servis. Ernest, toujours calme et sérieux, noussaluaitdelamainetcontinuaitsonascension.Quandilfutarrivéau sommet : « Pas de noix, messieurs ; mais un chou, et desmeilleurs,»nousdit-il.Et, en même temps, d’un coup de sa hache il coupa et fit

tomber à nos pieds un énorme paquet de feuilles tendres etencoreenrouléeslesunesdanslesautres.« Un chou au sommet d’un arbre ! s’écrièrent Fritz et Jack.

Quelleplaisanterie!Ernestveutsemoquerdenous!MOI.—Non,cen’estpointuneplaisanterie,Ernestasu,avec

ungranddiscernement,distinguercepalmierquifournitunmetsdélicieuxdesautresdontlacimen’estpointcomestible,telsqueles dattiers. Je profite de l’occasionpour vous faire remarquercombienvousaveztortdevousmoquerdunaturaliste:n’est-cepasàluiquenousdevonsladécouvertedespommesdeterreetdumanioc?»Cependant Ernest ne descendait point de son arbre, et Fritz,

malgrélapetite leçonqu’ilvenaitderecevoir, luidemandas’ilvoulaitremplacerlechou.« Patience, répondit Ernest ; je prépare ici l’assaisonnement

demonchou;jevousdonneraidequoiboireàmasanté.

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LE PETIT FRANÇOIS. — Tu as donc trouvé aussi là-haut unefontaine ? Nous sommes ici dans une forêt enchantée commecelle dont parle mon livre des contes de fées. Peut-être cesarbres renferment-ils, sous leur écorce, des princes et desprincessesmétamorphosés?»Enparlantainsi,Françoisavaitunairtoutàlafoisconvaincu

etcraintif.Mafemmelepritsursesgenouxetluiexpliquadesonmieuxqu’ilnefallaitpascroireauxcontes.Ceci me fournit l’occasion de dire que, pour instruire ou

amuser lesenfants,ondoit toujourspréférer lavéritéauxrécitsmenteursetauxinventionsridicules.Ernestdescendit,etàpeinefut-ilàterrequ’iltiradesapoche

un flacon, prit à sa boutonnière la coupe en coco ; puis,s’avançantversmoi:« Mon père, dit-il d’un air triomphant, vous voudrez bien

permettre à votre échanson de vous présenter une boissonnouvellequiseradevotregoût;c’estduvindepalmier.»Ilmetenditsacoupepleine;aprèsenavoirbuunegorgée,je

lapassaiàmafemme,quielle-mêmeenbutetenfitboireàsesfils.Noustrouvâmestousàcebreuvageunesaveurtrès-agréable,àlafoisdouceetpiquante.«Gloire à notre naturaliste !m’écriai-je ; qu’il reçoive nos

louangesetnosremercîments!»Je m’aperçus alors qu’un petit mouvement d’orgueil animait

lesyeuxd’Ernest,et,pourlerameneràlamodestie,j’ajoutai:« Je crains seulement, mon cher ami, que le motif qui t’a

décidé à faire ton ascension ne diminue un peu la gloire de ladécouverte ; n’as-tu pas été poussé plutôt par l’envie de

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l’emporter sur tes frères que par le simple désir d’être utile ?Une action, pour être véritablement bonne, doit partir d’unprincipepuretlouable.

ERNEST.—Jevousassure,monpère,quejen’auraispashésitéàgrimpercommemesfrèresàunpalmier,s’ilnem’avaitfalludutemps pour examiner et trouver celui qui porte le chou à sonsommetetlaissecoulerlevinparlesincisionsfaitesàsontronc.Jeregretteseulementden’avoirpaseuunplusgrandvasepourleremplirdecettedélicieuseliqueur.

MOI.—Console-toiden’enavoirpasprisdavantage: levindepalmiernepeutseconserver,ets’aigritaussivitequelelaitde la noix de coco ; du reste, quand nous en voudrons, il nousserafaciledenousenprocurer.Necoupepastropsouventlatêtede ces beaux arbres, car ilsmeurent quand on lesmutile de lasorte.»Le jour touchait à sa fin, et, comme nous étions résolus à

passer la nuit dans cette contrée charmante, nous construisîmesune cabane avec des branchages, à la manière des chasseursd’Amérique, plutôt pour nous garantir contre la rosée et lafraîcheurdelanuitquecontrelesbêtes,dontnousn’avionspasencore vu la moindre trace ; une toile à voiles, que j’avaisapportéedeFalkenhorst,formanotretoit.Nous achevions à peine cette construction, que tout à coup

l’âne,quipaissaitdanslevoisinage,semitàbraire,àsauter,àruer avec furie, et, quand nous nous approchâmes de lui pourconnaître la cause de son agitation subite et extraordinaire, ilnoustournaledos,s’enfuitaugalopetdisparutdanslechampdebambous. Parmalheur, Turc et Bill n’étaient pas là, et il nousfallut du temps pour les faire revenir ; d’ailleurs, à quoi nous

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eussent-ilsserviencetteoccasion?Lapistede l’âne,avecquiilspassaientleurvie,nepouvaitguèreexciterleurodorat.N’osant point m’éloigner des miens, que la nuit aurait pu

surprendre enmon absence, je laissai l’âne et revins aidermafemme, qui s’occupait à couper l’herbe pour nos lits et àramasser les branches pour notre feu. Comme elle n’avait pasassezdeboissecpourentretenirnospetitsbûchersdurant toutelanuit,jefisdesflambeauxoutorchesàlamanièredeshabitantsdesAntilles,avecdescannesàsucrepleinesdeleurjus.Aprèslesavoirallumées,jelesplantaienterreàdroiteetàgauchedenotre tente.Nousplaçâmesàcôtédenousnosarmeschargées ;leschiensfurentplacésensentinelles.Toutlemondes’endormit,exceptémoi, qui restai debout jusqu’àminuit pour entretenir lefeu;puisjemecouchaicommelesautres.Lelendemainmatin,aprèsunmodestedéjeunerfaità lahâte,

nousrésolûmesdeneriennégligerpourretrouvermaîtrebaudet.Je partis avec Jack et suivi des deux chiens, ayant averti mafemme que nous devions parcourir les environs et surtout lechampdebambous, et êtrede retouràmidi ; ennotreabsence,ellevouluts’occuperavecsesfilsàcouperdescannesàsucre,àrecueillirduvindepalmieretdesnoixdecoco.Jack était fier et heureux dem’accompagner, cette fois, à la

placedeFritz ; ildésiraitdepuis longtempsfaireuneexcursionavecmoi ;mais, de crainte d’un refus, il n’avait pas osém’enparler. Nous avions eu soin de prendre nos armes à feu, noshachesetunepetitescie.Aprèsavoirtraversé,nonsanspeine,lesbambous,partoutfort

serrés les uns contre les autres, nous aperçûmes sur la terre unpeuhumidelesempruntesdusabotdel’âne;plusloincoulaitune

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rivièreassezlarge,puissedressaientdevantnousdesrochersàpic.Noustraversâmeslarivière,et,ayantpéniblementescaladélesrochers,nousrevîmesencorelestracesdenotreâne,mais,àcôtédessiennes,ilyavaitunequantitéd’autrestracesdepieds,qui en différaient par la forme et par la grandeur. Cettedécouverteredoublanotreardeur,et,suivanttoujourscestraces,nousarrivâmesauhautd’unecollined’oùnosyeuxs’étendirentsur un pays riant et enchanté, vrai paradis terrestre : à notredroite lesmontagnes aux sommets perdus dans les nuages, auxformesvariées,auxteintesgrisesetbleues;ànotregauche,descollines verdoyantes chargées sur leurs flancs de palmiers etd’autresarbresinconnus;ànospieds,debellesprairiesarroséesparlarivière,quicoulaitentredeuxrivesgarniesderoseauxetde plantes aquatiques ; pas la moindre trace d’habitation ;silence,calme,solitude:c’étaituneterreviergedanssabeautéprimitive,tellequ’ellesortitdelamaindeDieu.Autourdenousvolaientsanseffroidesoiseauxdetoutessortes,etsurdesfleursadmirablesseposaientdespapillonsaussibeauxqu’elles.Cependant,à forcederegarderde touscôtésavecma lunette

d’approche, je vis dans l’éloignement un groupe animé quimesembla un troupeau de bêtes de la grosseur des vaches ou deschevaux;tantôtcesbêtesétaientréunies,tantôtelless’écartaientles unes des autres, sans doute pour brouter ; je résolus d’enapprocheravecprécautionensuivantlarivière:lesolétaittrès-humideet très-marécageuxencertainsendroits,nousavionsunepeine infinieànousouvriruncheminà traversdesroseaux, lesplusgrandsquenouseussionsvus jusqu’alors,etqu’onappelleroseauxgéants ;plusieursatteignentjusqu’àquatre-vingtspiedsdehauteuretquinzeàdix-huitpoucesdediamètre;lessauvageslesemploientàfairedesmâtspourleursbateauxetleurscanots.

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Jackavaitenvied’enprendrequelques-unspoursamère;jeluipromisdeluiencouperplustard,maisalorsilfallaitnepasnousdistrairedubutprincipaldenotrecourse;nousavançâmesdonc,et, après être sortis des roseaux, nous vîmes, à quarante oucinquante pas de nous, un troupeau de buffles sauvages. Cesanimauxsonteffrayantsquandonlesrencontrepourlapremièrefoisetqu’ilsnesontpointapprivoisés; ilsontuneforceetuneimpétuosité extraordinaires. Je compris le danger auquel nousétionsexposés,etlaterreurs’emparatellementdemoi,quejenepensai même pas à armer mon fusil. Nos chiens, par bonheur,étaientrestésenarrière;etcesbufflessauvages,quisansdoutene connaissaient point l’homme, se tinrent là tranquilles, nousregardantseulementd’unairétonné,sanssongeràfuirniànousattaquer;ceuxquiétaientcouchésselevaientaveclenteur.Nousrevînmesunpeudenotrepeuretpréparâmesnosarmes,

biendécidésànenousenservirquepournotredéfense :c’eûtétéfolied’attaquercesanimauxsiterribles,etqu’uncoupdefeusuffit pour mettre en fureur. Nous nous disposâmes donc àrebrousserchemin,quand,àmongrandregret,TurcetBillnousrejoignirent. Les buffles, les prenant pour des chacals ou pourdes loups,mugirentavecforce,puisbondirent, frappant la terredeleurspiedsetdeleurscornes,soulevantautourd’euxunnuagedepoussière.Malgrénoseffortspourlesretenir,TurcetBillseprécipitèrentaumilieudutroupeau,saisirentpar lesoreillesunjeune buffle et l’entraînèrent de notre côté. Le combat étaitengagé,nousnepouvionslaissernoschienssanssecours;nousfîmes feu tous deux en même temps : le bruit de nos armesproduisit sureuxuneffet terrible ; ils s’enfuirentavec rapidité.Unefemelleseule,très-probablementlamèredubuffletin,voulutnous tenir tête. Jem’avançaivers elle, lui tirai, presqueàbout

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portant,monsecondcoupdefusiletuncoupdepistolet,etelletombatuéeroide.Alorsseulementnouscommençâmesà respirer. Je louai Jack

dusang-froidqu’ilavaitmontréenrestantcalmeetsilencieuxaulieudepousserdescrisinutilesetdevainsgémissements.Jeluifis remarquer combien il est important, dans les dangersextrêmes, de ne pas perdre la tête, de conserver sa présenced’espritmêmedevantlamort.Jen’avaispasletempsdeluifairede trop longues réflexions, car il fallait venir en aide à noschiens, qui avaient bien de la peine à retenir le buffletin.Comment nous y prendre ? Faire lâcher prise aux dogues et lesaisirnous-mêmesparlescorneseûtététéméraire.Letuerd’uncoupdepistolet?Jetenaisàleconservervivantpourremplacernotre âne, que je n’espérais phis guère retrouver. Jackme tirad’embarras.«Mon père, dit-il, j’aima fronde à balles dansma poche ;

laissez-moi,jemechargederenverserlebuffletin.»Et,s’étantéloignédequelquespas,illançasafrondeavectant

d’adresseautourdesjambesdederrièredel’animal,qu’illefittomber.Jeluiliaifortementlespiedsavecunecordeplusforte.«Quellebellebêtenousallonspouvoirattelerànotrechar,à

côté de la vache ! s’écria Jack.Commemamère etmes frèresvontnousféliciterdenotrechasse!

MOI.— Tu vois donc déjà ton buffle attelé ! Je ne sais pasencore, moi, comment nous l’emmènerons, à moins que tu neveuilleslechargersurtondos,commeMilondeCrotone.

JACK.—Parmalheur,jenesuisniunSamson,niunHercule,niunMilondeCrotone;maisunpauvrepetitgarçonsansbeaucoup

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deforce.Nepourrions-nouspasluidélierlesjambesetlelaissermarcherdevantnous?

MOI.—T’imagines-tuqu’ilmarchedevantnoussanss’écarterdelalignedroite,doucement,tranquillement,commel’âne?

JACK.—Leschienssontlàpourlefairemarcher.MOI. — Et s’il tue les chiens avec ses pieds ou avec ses

cornes,puiss’échappeaugalop?Jepréfèreemployerunmoyentrès-connudespasteursenItaliepourdompterlesbuffles.Tiensferme lebout de la cordedont sespieds sont attachés, pendantquenoschiensluiserrerontlesoreilles.»Jesaisisalorslemuseaudubuffle,et,avecmoncouteau,jelui

fisuntrouàlanarine,et,danscetrou,jepassaiunecordedontj’attachailesdeuxboutsautourd’unarbreassezfortpourrésisteraux secousses de l’animal, dont je prévoyais déjà la fureur. Àpeine eus-je écarté les chiens qu’il se leva, bondit et vouluts’évader;maislesliensdesesjambes,lapertedesonsang,sablessure, le firent bientôt rester immobile. Je le laissai làs’affaiblirets’épuiser.Voulanttirerlemeilleurpartipossibleducorps de la femelle buffle, je lui coupai la langue, qui est siestiméedesgourmets,etplusieursmorceauxdufilet,quejesalai.Je me souvins d’avoir lu que les boucaniers américains ôtentavecsoin,etsansladéchirer,lapeaudesquatrepiedsdubufflepour s’en faire des bottes très-douces et très-flexibles ; jel’enlevai donc pareillement. Nous nous assîmes ensuite àl’ombre des roseaux pour déjeuner avec les provisions de nossacs,tandisqueTurcetBillserassasiaientdesrestesdelabête;mais ils furent troublés dans leur festin par des vautours quifondirent du haut des airs sur le cadavre du buffle : il y eutd’abord lutteacharnéeentre lesoiseaux rapacesetnoschiens ;

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puis,departetd’autre,onsedécidaàpartagerenbonsconvives.Parmi ces oiseaux, je remarquai le grand vautour royal et lecalaorhinocéros,ainsinomméàcausedel’excroissancecourteetcharnuequ’ilportesurlebec,Jackcoupaquelquesroseaux,enayantsoindenepastoucher

aux plus gros, comme étant trop lourds à porter ; il eut alorsl’idée que ces roseaux pourraient servir de moules pour lesbougies.Pourmoi, j’en sciaideplusgrospouren fairedes sortesde

vases, à la manière de certaines peuplades de l’Amérique, etnous nous mîmes en route. Je tirai la corde du buffle, qui mesuivit sans résistance ; nous nous enhardîmes au point de luiattachersurledosnospaquetsderoseauxetnosviandessalées:cedontileutàpeinel’airdes’apercevoir.Aprèsavoirfranchilesrochersàpicdontj’aiparléplushaut,

nousvîmes, àquelquespasdenous,ungros chacal,quiprit lafuitedèsqu’ilnousaperçut ;mais leschienss’élancèrentaprèsluietl’atteignirentàl’entréed’unecaverne,oùilsl’étranglèrent.Jem’approchaidu champdebataille et reconnusque le chacaltué était une femelle qui allaitait. En défendant l’entrée de lacaverne où devaient être ses petits, elle avait été étranglée parnos chiens. Jack voulut pénétrer dans la caverne ; je ne le luipermis qu’après avoir tirémoi-même un coup de pistolet pourm’assurerquelemâlen’étaitpasdanssatanière;toutétantrestétranquille,Jackentraetdécouvritbientôtdansuncoinleniddespetitschacals;leschiens,quil’avaientsuivi,sejetèrentdessusavant qu’il eût pu les enlever et les dévorèrent, à l’exceptiond’unseul,qu’ilpritdanssesbrasetm’apporta.Cepetitchacalpouvait avoir une quinzaine de jours ; ses yeux n’étaient point

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encoreouverts.Jackm’ayantdemandéàlegarder, j’yconsentisd’autant plus volontiers que je désirais voir si les bonstraitements et l’éducation adouciraient cet animal naturellementféroce.Jack,sautantdejoie,couvritdebaisersetdecaressessonpetit

renarddoré.Nous aperçûmes, un peu plus loin, deux palmiers d’espèces

différenteset tousdeuxfort remarquables ; l’un,dedixàdouzepiedsdehaut, avecdes feuillesgarniesd’épinespointuesetunfruitdelaformed’unconcombre;l’autre,encorepluspetitetenfleur ; je crus reconnaître, dans lepremier, l’aiguilled’Adam ;danslesecond,lepalmiernainoucocana.NousarrivâmesenfinauprèsdelacabanedeBumehausenàla

tombéedelanuit;etnotrebutinnousvalutbiendeslouanges:ontrouva le veau noir fort beau, le renard jaune très-joli, et Jackraconta longuement et d’un ton solennel notre combat avec lesbufflesetlamortduchacal.Aumilieudemillequestionsquiluiétaient adressées, j’eus bien de la peine à m’informer de cequ’onavait faitpendantmonabsence.Le lecteurpourravoirauchapitre suivantquema femmeet ses filsn’avaientpointperduleurtemps.

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CHAPITREXIII

Fabricationduvermicelleetdumacaroniaveclamoelledusagoutier.—Latruieetsespetits.—Quelquesmotssurlagreffe.—Paysoriginairesdelavigne,ducerisier,desoliviers,dupêcher,ducognassier,dumûrier,etc.—Projetdeconstruireunescalierdansl’intérieurdenotrearbre.—Lesabeilles.

Ma femme me raconta les travaux exécutés par elle et sesenfants.D’abordilsavaientabattu,nonsanspeine,lepalmiersurlequelErnestétaitmontélaveillepourcouperlechoudontj’aiparlé.Maintenantcetarbregisait étendusur le sol, couvrantunespacelongdeplusdesoixante-dixpieds;ilsavaienteuensuiteà défendre la cabane contre une troupe de singes qui l’avaientenvahie pour la piller. Fritz avait déniché dans un creux derocher un jeune aigle de Malabar, remarquable par sa petitetaille[1]etparsesplumesnoires,blanchesetcouleurmarron;ildésiraitledresseràlachasse,commeunfaucon,enledomptantparlafaim.Cerécitachevé,mafemmerenouvelasesplaintesausujetdes

bêtesvivantesquenousluiamenions,etqu’ellecraignaitdevoirdeveniràchargeàlacolonie.Jeluifisremarquerquelebuffleremplacerait l’âne, et je profitai de l’occasion pour proclamercomme loi invariable que quiconque voudrait avoir une bête àapprivoiserl’entretiendraitconvenablement.« Il serait cruel, dis-je àmes enfants, d’ôter la liberté à un

animalpourenfaireunmalheureuxesclave,unsouffre-douleur;ilfaut,aucontraire,ledédommagerdecequ’ilaperduparune

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bonne nourriture, par des soins affectueux ; sans cela, je vouspriveraidudroitd’enavoir.»Cettemenaceleurparutterrible:noussommestellementfaits

pour la société, qu’à défaut de nos semblables nous nousattachons aux animaux. Ma femme voulut bien promettre deprendre soin de nos bêtes quand nous serions occupés à destravauxsérieux.Onallumaunbonfeuoùl’onmitàdesseinbeaucoupdebois

vertquinousdonnaunefuméeépaisse;au-dessusdecettefuméefurent suspendus les morceaux de buffle salés, que je voulaisconserver. Le buffletin commença à brouter l’herbe desenvirons;onluifitboiredulaitdenotrevache,ainsiqu’aupetitchacal.Ausouper,nousmangeâmesavecbeaucoupd’appétit,etJack

suttrès-bien,parsesréponsesspirituelles,imposersilenceàsesfrères,quisemoquaientdeluiàproposdesoncombataveclesbufflesetdesbottesqu’ilvoulaitsefaireaveclapeaudesquatrepiedsdelafemellebufflequenousavionstuée.Nousdormîmestrès-bientoutecettenuit-là;etquand,lematinvenu,jeparlaidudépart, chacun me demanda à prolonger notre séjour dans ceslieux.«Monami,meditmafemme,tusaisquenousavonsabattuun

decesbeauxpalmiersqui,selonErnest,contiennentunemoelledélicieuse;neveux-tupasquenousentirionsquelqueparti?

MOI.—Eh bien, soit. Il nous faudra fendre ce palmier danstoutesa longueur ;outre lamoelle, ilnousfourniradeuxgrandsconduits fort commodes pour amener l’eau de la rivière duChacaldansnotrejardinpotagerdeZeltheim,et,delà,dansnosnouvellesplantationsd’arbres.

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FRITZ.—Jeferaiaussiunconduitdumêmegenrepouramenerl’eaudansmonbassind’écailledeFalkenhorst.

ERNEST.—Moi, je vais être très-content de voir préparer lesagou. Pourrez-vous, mon père, le réduire en petits grains,commeceluiquel’onvendenEurope?

MOI.—Oui, je le peux, si vousm’aidez. Il ne s’agit de rienmoins,messieurs,qued’établirunefabriquedevermicelleetdemacaroni.

LEPETITFRANÇOIS.—Oh!desmacaroni!c’estsibon!Jeveuxvousaideràenfaire.

MOI.—Ettum’aiderasencorebienmieuxàlesmanger,petitgourmand!Jen’osepasassurerqu’ilsserontaussibonsqueceuxde Gênes et de Naples. D’abord faisons de la pâte avec cettemoelle.N’ya-t-ilpasiciunedenosrâpesàcassave?

ERNEST.—Oui,papa,etjevaisvouslachercher.MOI.—Jene suispas très-presséd’avoir la râpe, ilme faut

d’aborddescoinsdeboispourtenirlafentedel’arbreouverte,etunebonnequantitéd’eau.

LAMÈRE.—Voilà le plus difficile ; car la rivière est loin etnousneconnaissonspointdesourcedanslevoisinage.

ERNEST.—Heureusementquej’aivuprèsd’iciunecesplantesquiportentdel’eau;ilnememanquequelesvases.Je donnai àmon fils quelques-uns desmorceaux de roseaux

quej’avaissciésdejointureenjointurepourenfairedesvases,àlamanière des sauvages, et il partit avec François. Nous nousmîmes, de notre côté, courageusement à l’œuvre, et bientôt lepalmier fut fendu dans toute sa longueur ; nous pressâmes lamoelleavecnosmains,et,quandErnestrevintavecsoneau,nous

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pûmes,sansdélai,préparernotrefarine; larâpenousservitdetamis:parlespetitstrouspassaientlespetitsmorceauxfarineux,tandisquelesmorceauxunpeuplusgrosrestaientau-dessus.Mafemmeétenditlafarineausoleilsurdestoilesàvoiles.J’obtinsunesortedevermicelleenpressantplusfortementlapâteséchéecontrelestrousdelarâpe,d’oùellesortitentuyauxassezlongs.Mafemmenouspromitd’yajouterdufromagedeHollande;nouseûmesainsidevraimacaroni.Nousnevoulûmespas,cettefois,prendre une trop grande provision de cette nourriture saine etagréable, parce que nous pouvions nous en procurer autant quenous en voudrions en abattant des palmiers. Le détritus de lafarine fut jeté à terre et arrosé soigneusement, pour que lafermentationyfîtnaîtredeslarvesetdeschampignons.Tousnosustensilesetlesdeuxmoitiésd’arbrefurentchargés

surlechar,auquelnousattelâmeslebuffletinàcôtédelavache,etnousnousmîmesenroute;enplusieursendroitsFritzetJack,marchant en avant-garde, nous frayèrent un chemin à coups dehache à travers les broussailles. Comme nous passions par lesmêmesendroitsqu’enallant,nouspûmesramassernosbaiesdecire, que nous avions laissée au pied des arbres. Nous étionsarrivésauboisdegoyaviers,quandnosdeuxchienssemirentàaboyer avec fureur ; jem’approchais d’eux, le fusil armé, déjàprêtàtirer,quandJackm’arrêtaenriant:ilvenaitdedécouvrirdansunfourrénotretruie,queleschienstenaientenarrêt.Nousavançâmessanscrainte,etnotre joiefut très-grandequandnousvîmes autour d’elle sept marcassins qui ne devaient avoir quequelquesjoursd’existence,etquitétaientleurmèreàquimieuxmieux. Sans être effrayée à notre aspect, elle continuatranquillementàléchersespetits.Mesenfantsluidonnèrentdesglands doux et des morceaux de pain de cassave. Nous nous

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consultâmesensuitepour savoircequ’il fallait fairede la laie.Fritzvoulaitqu’onlalaissâtlà,dansl’espérancequesespetits,devenantsauvagescommedevraissangliers,luifourniraientplustardl’occasiondetirerquelquesbonscoupsdefusilsureux.Mafemme désirait qu’on en gardât au moins deux à la maison etqu’on tuâtplus tard lamère,qui s’échappait toujours ; de cettemanièreonauraitdelaviandesaléepourlongtemps.Cedernieravisfutjugélemeilleuretadoptéàl’unanimité.Après deux heures de marche nous arrivâmes, sans autre

aventure, à Falkenhorst, où tout était en bon ordre, et où notrevolaillenousfitunaccueilamical.Lebuffle,lechacalet l’aiglefurentattachéschacunàpart;cedernieràcôtéduperroquet,surunedesbranchesdenotrefiguier.Fritzcommitl’imprudencededébander lesyeuxde l’oiseaucarnassier,qui,à l’instantmême,seprécipita sur leperroquetet lemitenpiècesavantquenousayons eu le temps d’intervenir. Mon fils aîné était furieux etvoulaittuerlemeurtrier.Ernest accourut demander la grâce du coupable. « Je te

retrouverai bien un perroquet, lui dit-il, mais crois-tu qu’unoiseau comme ton aigle soit très-commun ? Laisse-le vivre ;donne-le-moiàélever, tuverrascommejesauraivite le rendredocileetobéissant.

FRITZ.—Tedonnermonaigle!non,non! je l’élèveraiaussibien que tu pourrais le faire, pourvu que tu veuilles seulementm’apprendrelamanièredel’apprivoiser.»Ernest allait dire non. Je pris la parole àmon tour : «Mes

enfants, laissez-moi vous raconter un petit apologue. Un chienétait couché sur une botte de paille qu’il regardait comme luiappartenant,quand,d’aventure,arrivèrentunâneetunbœuf;ils

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prièrentmessire chien de leur laissermanger la paille que lui-même ne pouvait prendre pour nourriture, et comme il refusaitaveccolère:«Jaloux,mangelabotte,luiditlebœuf,oulaisse-nouslamanger.»Lechienneréponditqueparunredoublementdefureur,etforçalebœufdes’enaller.Ehbien,Fritz,n’agis-tupascommelechien?Tunesaisdequellemanièreapprivoisertonaigle,ettuneveuxpointledonneràtonfrère,quiteprometdeledresser.Tudevrais,aumoins,luioffrirquelquechosequile décidât à te dire son secret, à moins que, par un bonmouvement de générosité, il ne consente à te l’apprendre pourrien.

FRITZ.— Je vous remercie de votre avis, mon père : Je luidonnemonsinge,mais jegarde l’aigle,quiestplusnoble,plushéroïque.Veux-tu,Ernest,m’apprendreàl’apprivoiser?

ERNEST. — Allons, soit ! et je te déclare, dès maintenant,chevalierdel’Aigle.Puissé-jeunjouravoiràcélébrer,enverset en prose, tes prouesses et les siennes ! J’ai lu, en quelqueendroit,quelesCaraïbessoufflentdelafuméedetabacdanslebecdesoiseauxdeproieetdesperroquets.Cettesorted’ivresseles fait tomber étourdis et sans connaissance, et quand elle estpasséeilsnesontplusfarouches.

FRITZ. — Et voilà ton fameux secret ! c’était bien la peined’êtresifier!Cesecretnevautpasmonsinge,n’est-cepas,monpère?

MOI.—Etpourquoi?tapromesseestfaite;ilfautlatenir,sileconseilestbon;s’ilestmauvais,Ernestnetedemanderarien.Jesaisqueparcemêmemoyenonétourditlesabeillesquandonveutleurenleverleursrayonsdemiel.

LE PETIT FRANÇOIS.— Je suis content d’apprendre qu’on peut

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endormircesmauditesabeilles,qui,l’autrejour,n’ontpasvoulumelaissergoûterdeleurmiel;ayezlabonté,papa,d’allerfumerdansleurtrou,etj’enlèverailamoitiédeleursprovisions.

MOI.—Jem’occuperaidecelaundecesjours;mais,d’abord,queFritzfassel’épreuvedusecretd’Ernest.»Fritzpritunepipeetdutabacetcommençalafumigation,qui

réussit, comme le naturaliste l’avait annoncé. Après le souperchacun se coucha à l’heure ordinaire.Le lendemainmatin nousrésolûmesd’allerdansnosnouvellesplantationspourmunirnosjeunesarbresdesoutiensetdesupports.Lespieuxdebambousfurentmis dans notre chair, auquel nous attelâmes seulement lavache.Jedésiraislaisserunjourdereposaubuffletinpourquesablessure secicatrisât ;nous luidonnâmesquelquespoignéesdesel,qu’iltrouvasifortdesongoût,qu’ilvoulaitnoussuivrepourenavoirencore;ilnousfallutl’attacher.JedisadieuàmafemmeetaupetitFrançois,etnouspartîmes.Nouscommençâmesnos travauxassezprèsdeFalkenhorst,à

l’entrée de l’allée ; déjà nos noyers, nos chataîgniers et noscerisiers étaient courbés du même côté par le vent. Je mechargeaidefairelestrousavecuninstrumentdeferassezlong;mes fils coupaient les bambous et les fichaient en terre, puis yattachaient les arbres avecune liane souple qui se trouvait nonloindelà.Toutentravaillant,nousparlionsdelaculturedesarbres,dont

mes enfants s’étaient contentés jusqu’alors demanger les fruitssans s’occuper beaucoup du reste. Ils me firent sur ce sujetbeaucoup de questions. Je vais rapporter les principales, en yajoutantmesréponsesetmesremarques.Cetentretienneserapassansquelqueutilitépourceuxquiaimentl’agriculture.

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« Mon père, les arbres que nous avons plantés ici sont-ilssauvagesoucultivés?demandaFritz.

JACK.—Quellequestion ! t’imagines-tuqu’onapprivoise lesarbrescommelesanimaux?Espères-tuapprendreàcesnoyers,àces châtaigniers, à baisser plus tard poliment leurs branchesdevantnous,afinquenousayonsmoinsdepeineàcueillirleursfruits?

FRITZ.— Tu penses dire là,monsieur Jack, une chose très-spirituelle,ettunedisqu’unesottise.Jenecroispasqu’ilfailletraiter les arbres comme les bêtes ; mais il y a certain jeunegarçondemaconnaissance,naturellementmutinetdésobéissant,à qui l’on ne ferait peut-être pas tropmal de passer une cordedanslenezpourpouvoirleconduirecommelebuffletin.

MOI.—Allons,mesamis,pointdemoquerie,pointdeparolesinjurieuses.Fritzaraisondedirequ’onnetraitepaslesplantescomme les animaux. Ces arbres, qui, à l’état de nature, neportaientquedes fruitspetitsetdemauvaisgoût, enproduisentmaintenant d’excellents, grâce à la greffe. Regardez cettebranche ; voyez-vous qu’on l’a fait entrer dans le tronc parincision?et,afinquelesucnourriciern’alimentâtqu’elleseule,on a eu soin de couper toutes les autres. FRITZ. — Enter lesarbres,est-celamêmechosequelesgreffer?

MOI.—Enter, c’est faire l’opération dont je viens de vousparler.Onappellegreffecettebranchepriseàunarbrefécondetcultivé,etquel’oninsèredansl’arbresauvageetimproductif.Ily a différentes manières de greffer : en fente, en écusson, enœillet;lesunspréfèrentàunebrancheunboutonnondéveloppé.

JACK.—Pourrais-je enter des pommes et des poires sur despinsetsurdeschênes?

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MOI. — Non, mon fils ; il faut choisir des arbres de mêmeespèce : ainsi unpommier, unpoirier et un cognassier, s’ententtrès-bien les uns sur les autres, parce que leur bois et leursemence se ressemblent ; il en est de même du cerisier, duprunier,dupêcher,del’amandier.

FRITZ. — Vous avez appelé l’arbre sauvage improductif :cependant les arbres de notre île, les cocotiers, les goyaviers,produisent de bons fruits sans avoir été entés par personne,j’imagine;carilnesetrouvepasdejardinierdanscetteîle.

MOI. — Ta remarque est très-juste ; mais sache que je n’aivoulu parler que des arbres fruitiers de l’Europe, qui, presquetous,ontbesoind’êtreaméliorésparlacultureetlagreffe.

FRITZ. — Et d’où a-t-on tiré toutes ces belles greffes aucommencement?

JACK.—Plaisantequestion!despaysoùellessetrouvaient.ERNEST.—Belle réponse ! et quels sont ces pays, monsieur

Jack?JACK.—Leparadisterrestre,oùilyavaitdesarbresàfruitsde

toutessortes.MOI.— Si tu avais lu la sainte Bible avec plus d’attention,

Jack,tutesouviendraisqu’Adam,chasséduparadisterrestre,n’yput jamais rentrer pour prendre des semences ou des rameauxd’arbres. En plusieurs pays les arbres se trouvent dans desconditions si favorables sous le rapport de l’air, de la terre,qu’ils produisent, sans culture particulière, des fruits aussidélicieux que ceux que nous n’obtenons, en Europe, qu’avecbeaucoupdepeineetdetravail.Notreclimatestsipeupropreàdonnerdelui-mêmedebonsfruits,qu’unarbrevenudesemence

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a toujours besoin d’être greffé. N’avez-vous pas remarqué,auprèsdenotreville,cespetitsenclosappeléspépinières?C’estlà que les jardiniers plantent un grand nombre d’arbrisseauxdestinésplustardàlagreffe.

FRITZ.—Voudriez-vousnousfaireconnaîtrelepaysoriginairedecesarbres?

MOI. — La vigne, que j’ai plantée près de notre arbre, àFalkenhorst,ne réussitquedans lazone tempérée ;elledatedeloin, comme vous savez, puisque la sainte Bible nous apprendqueNoéfaisaitduvin.Ellevient, sansdoute,primitivementdel’AsieMineure et de l’Arménie, et paraît avoir été connue enÉgypte,enGrèce,dèsl’antiquitélaplusreculée,etplustarddansle reste de l’Europeméridionale.On voit, par les fables de lamythologie, qu’elle était consacrée à Bacchus. Les fruits àcoquille,telsquelanoix,l’amande,viennentdel’Orient.

JACK.—Etlescerises?j’enaitantvudetouscôtésdansnotrechère Suisse, que je pense qu’elles sont originaires de notrepays.

MOI.—Non,monami:ellesviennentduroyaumeduPont,enAsie Mineure ; c’est le fameux général romain Lucullus, levainqueurdeMithridate,quilesapportaenEurope,soixante-dixansavantl’èrechrétienne.»Quandnouseûmesgarnidesupportstousnosarbresfruitiers,

nous passâmes le pont pour nous rendre dans la plantation deZeltheim. Les orangers, les citronniers, les grenadiers, lesmûriers, venaient à merveille ; mes fils recommencèrent à mefaire, sur ces arbres, des questions analogues à celles qu’ilsm’avaientadresséesausujetdesarbresfruitiers.

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« Je suis sûr, dit Fritz, que le pays d’où viennent ces arbresdoitêtreunbienbeaupays.

MOI.— Sous certains rapports, les pays où ils naissent sontbeauxetmagnifiques;maisonysouffred’unechaleurexcessive,carilssetrouventoudanslazonetorrideoudanslespartiesdela zone tempérée qui l’avoisinent. Les oranges viennent de laChine;lescitronniersdel’Assyrie;lesgrenadiersdel’Afrique;jeneconnaispointlepaysoriginairedespistachiers.Êtes-voussatisfaitsmaintenant?

LESENFANTS.—Non,papa;veuillezcontinuerànousinstruire.MOI.—Votredemandem’esttrès-agréable;maisjecrains,en

vous parlant de trop de choses à la fois, de surcharger votremémoire.

FRITZ. — Je vous assure, mon père, que nous serons très-attentifs.

MOI.—Ehbien,demandez,etjevousrépondrai.JACK.—D’oùviennentlesoliviers?MOI.—Del’ArménieetdelaPalestine,d’oùHercule,selonla

Fable, les aurait transportés en Grèce ; de la Grèce ils furentintroduits en Italie ; puis dans le midi de la France, puis enEspagne. Les figuiers doivent avoir la même origine et furentapportés dans les Gaules par l’empereur Julien, d’abordgouverneurdeLutèce(Paris).LespêchesviennentdelaPerse,etPline dit que, de son temps, elles étaient encore nouvelles enItalie. Les abricots sont originaires de l’Arménie. Les prunes,quevousaimez tant, sont,pour laplupart,originairesde l’AsieMineure, quoique nous ayons quelques petites espèceseuropéennes. Les poires et les pommes furent apportées du

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PéloponèseenItalieparlesRomains.FRITZ.—Lescognassiers,lesmûriers?MOI.—Lesmûriersviennentde l’Asie.On lescultivemoins

pourleursfruitsquepourleursfeuilles,quinourrissentlesversàsoie,etl’onremarquequelemûrierblanc,dontlefruitestpetitetd’ungoûtdésagréable,donnelaplusbellesoie.Lecognassiers’esttrouvéprimitivementdansl’îledeCrête;c’estl’arbrequel’on préfère pour enter les poiriers dont on veut faire desespaliers.

JACK. — Pourquoi donc empêche-t-on beaucoup d’arbres des’élevernaturellementàtouteleurhauteur?

MOI.—Lesarbres restésnains souffrentmoinsdescoupsdevent,donnentdesfruitsplusprécoces,etnuisentmoins,parleurombrage,auxplantespotagèresplacéesprèsd’eux.

JACK.—Alorsjeseraisd’avisqu’onlaissâttouslesarbresàl’étatdenains.

MOI.—Tuauraistort:lesarbresàhautetigeproduisentplusdefruitsetserventàfairedesvergers.»À midi nous retournâmes à Falkenhorst, et notre appétit

dévorantnousfitfairehonneuraudînerpréparéparmafemme;etqui,d’ailleurs,auraitpunepastrouverbonunchoupalmisteetdes macaroni de farine de sagoutier ? Quand notre faim futapaisée, nous nous entretînmes d’une chose dont ma femmem’avait souvent parlé : elle trouvait dangereuse l’échelle dontnous nous servions pourmonter à notre arbre et en descendre,surtout pour les enfants, qui grimpaient toujours très-vite, sansprendre assez de précaution : il fallait donc songer à faire unescalier. Je dus avouer mon incapacité comme menuisier ;

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cependant les instances réitérées de cette bonne mère, mescraintes de voir un jourmes enfants s’estropier,m’amenèrent àréfléchir longuement sur ce sujet. Pour un escalier extérieur,inutiled’ysonger:l’arbreétaitbeaucouptropélevé,etileûtétéimpossible de trouver des poutres assez hautes et assez fortespoursoutenirl’escalier;jepensaiqu’onpourraitenfaireundansl’énormetroncdel’arbre,s’ilsetrouvaitnaturellementcreuxouqu’ilfûtfacileàcreuser ;déjà lenidd’abeillesdécouvertdansunecavitédel’arbreparFrançoismedonnaitquelqueespérancesouscerapport.Ils’agissaitdesavoirlalargeuretlaprofondeurdecetrou.J’enparlaiauxenfants,quiaussitôtgrimpèrentsurlesracines de l’arbre, et en frappèrent le tronc à coups de hachepour juger, au bruit, s’il était creux. Les abeilles, alarmées detoutcetapage,sortirentenbourdonnant,et,furieuses,sejetèrentsurlesperturbateursdeleurrepos,qu’ellesmirentenfuiteenlespiquantauvisage,aucou,àlapoitrine,auxmains.Jack,toujourstéméraireet imprudent,avaitfrappédroitcontreleurnid: ilfutle plus rudement puni ; Ernest, qui, toujours lent à se décider,était monté le dernier et s’était sauvé le premier, en fut quittepourdeuxoutroispiqûres.Jecouvriscesblessuresavecunpeudeterrefraîche;ilfallutappliquerunlargemasquedelimonsurla figure de Jack. Quand la douleur fut un peu calmée, touspoussèrent des cris de vengeance contre les abeilles, et mepressèrentdehâterlespréparatifsnécessairespournousemparerdeleurnid.Moi,jesongeaisnonpasàdétruirel’essaim,maisàletransportervivantdansuneautredemeure.Jeclouaidoncuneplanchesouslagrandecalebassedestinéeprimitivementàservirdecruche,jeplaçaipar-dessusuntoitdepaillepourlamettreàl’abridelatropgrandechaleuretdelapluie;jenelaissaiau-dessous, entre les bords de la calebasse et la planche, qu’une

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petite ouverture ; je pris ensuite de la terre glaise, unmarteau,des ciseaux, une pipe et du tabac. Ces préparatifs furent pluslongsquejenel’avaispensé:lesoirarriva,ilfallutrenvoyeraulendemain l’attaque projetée ; du reste, Fritz n’aurait pas pum’aider, car ses yeux étaient extrêmement enflés et presquefermés.

1. ↑L’aigledeMalabarestgroscommeunpigeon.

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CHAPITREXIV

Dequellemanièrejeprislesabeillessansêtrepiquéparelles.—Lesdeuxruches.—Préparationdumiel.—Constructiond’unescalierdansl’intérieurdenotrearbre.—Lespetitschevreauxetlesagneaux.—Nousdressonslebuffletincommeondresseun jeunecheval.—Lesinges’habitueàporterunehotte sur ledos.—Éducationduchacal.—Labougieperfectionnée.—Lesbottesencaoutchouc.—Lebassind’écaille.

Dèslapointedujour,nousétionsdebout.Commejen’avaisnigants ni bonnets à masque pour me préserver des piqûres desabeilles,voicicommentjem’ypris:jebouchaileurtrouavecdela terre glaise et ne laissai qu’une ouverture juste assez largepour passer le tuyau de ma pipe, dont la cheminée restait endedansdel’arbre;jememisàfumerpourétourdircesinsectessans les tuer. D’abord nous entendîmes dans l’intérieur de larucheunbourdonnementquidevintdeplusenplus fort,puissecalmapeuàpeu.Jeretiraimontuyaudepipesansvoiruneseuleabeillechercheràsortir.Fritzm’aidaensuiteàtaillerau-dessousdu trou bouché avec de la terre glaise une pièce de boisd’environ trois pieds carrés ; avant de la détacher, jerecommençaima fumigation, depeurque l’effet de la premièrenefûtdéjàpasséouquelebruitquenousavionsfaitencoupantl’écorce n’eût ranimé les abeilles ; enfin j’enlevai lemorceau,quinetenaitplusqueparquelquesfibres,et,grâceàcettesortedefenêtre;nouspûmesvoirl’intérieurdel’arbreetcontempleravec admiration le travail immense et merveilleux de cesinsectes. Il y avait une si grande quantité de rayons, que je

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compris qu’il fallait d’abordmeborner à en retirer une partie,faute de ruchepour contenir le tout. Je coupai donc ces rayonsavecprécaution,etFritzlesdéposadansdescalebassesqueluitendaient ses frères ; j’eus soin d’épargner ceux où étaient leslarves;jetrouvailesabeillesrassembléesengrappesépaisses;et,lesdétachantavecprécaution,jelesmis,avecleurslarvesetune provision suffisante de miel, dans la ruche préparée àl’avance. Fritz et moi nous descendîmes ensuite de l’arbre etallâmes chercher un tonnelet vide que Jack et Ernest lavèrent ;alorsnouspûmesenlever le restedes rayons,dont jenegardaiquequelquesgrosmorceauxpournotredéjeuner.Letonneletfutrecouvert de toiles et demorceaux de planches. Dès que nouseûmes fini de manger, je retournai à l’arbre avec mes fils, et,pour empêcher les abeilles d’y revenir elles-mêmes, je brûlaidans leur ruche ravagée plusieurs poignées de tabac. Dèsqu’elles furent sorties de leur engourdissement, elles volèrentversleuranciennedemeure,maisl’odeuretlafuméedutabaclesen chassèrent, et, après quelques heures d’agitation, ellesdevinrentpluscalmes;cequimefitpenserquelareineacceptaitlanouvelleruchequenousluidonnions.Jeprofitaidel’occasionpourraconteràmesenfantsunepartiedeschosessiintéressantesque j’avais lues dans le curieux ouvrage de M. Huber, deGenève, l’homme qui a le mieux étudié et le mieux connu lesabeilles.«Lamèreabeille,leurdis-je,estaiméeetrespectéedetoussessujets,quiluiprodiguentlessoinslesplusempressésetles plus tendres, qui la gardent, et sans cesse travaillent pourelle ; qui construisent des cellules aux jeunes rejetons de lalignée royale, leur donnant des aliments particuliers et veillantsur eux commedes nourrices sur leurs nourrissons. »Tous cesdétailsplurentbeaucoupàmafamille,quiregrettad’avoirporté

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letroubleetledésordredanscepaisibleroyaume.Pourmoi,jesentaisquemaconscienceneme faisaitpointde reprocheàcesujet : la nécessité était une loi qui excusait notre action. Jerésolus de travailler à notre escalier dès le lendemain. Noussurveillâmes, chacun à notre tour, le miel pendant toute lapremièremoitiéde lanuit pour ledéfendre contre les abeilles,qui cherchaient à reprendre leur bien. Le matin venu, ellesavaientcessédebourdonner,etsetenaientasseztranquillesdansleur ruche de calebasse, que nous avions attachée sur une desbranchesdenotrefiguier;quelquescentainesd’autrespendaient,engrappesdanslefeuillage.Lapremièrechosequenousfîmesànotreréveilfutdeviderle

mieldutonneletdansunchaudron,àl’exceptiondedeuxoutroisrayons gardés pour l’usage de notre table. Nous plaçâmes lechaudron sur un feu modéré, après avoir ajouté au miel unecertaine quantité d’eau ; nous obtînmes, de cette manière, unemasseliquidequ’ilfallutpasseràtraversunsacservantdetamisetverserdansletonnelet ;auboutdequelquesheureslamasses’était séparée en deux parties : la partie supérieure avait uneformededisquesolideetdur;lapartieinférieureoulemielétaitde la couleur la plus belle et la plus pure. Quand nous eûmesenlevé la cire, la tonne, soigneusement refermée, fut cachée enterre à côté de nos barils de vin. J’allai ensuite examiner laruche,oùjevisavecplaisirquelesabeillesrentraientchargéesde leur butin pour construire de nouvelles cellules. Je croyaisquelacuvenepourraitsuffireàcontenircettemultitudequenousavions chassée de l’arbre ; et, en effet, j’aperçus une grappeénorme d’abeilles suspendues à une branche ; pensant qu’ellesentouraient peut-être une de leurs jeunes reines, je me fisapporterunesecondecalebassedans laquelle je lessecouai.Je

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plaçaicettecalebasseàcôtédel’autre.J’avaisdésormais,àpeudefrais,deuxbellesruchesparfaitementgarnies.Voicicommentjem’yprispoursonderl’arbre:unepercheme

servit à mesurer la distance depuis l’ouverture faite par moijusqu’auxbranches;unepierreattachéeàuneficellemeservitàmesurer le bas. Àma grande surprise, la perche pénétra, sansrencontrer d’obstacle, jusqu’aux branches sur lesquelles étaitposée notre demeure, et la pierre descendit jusqu’aux racines ;d’oùjeconclusquel’arbreavaitperdulaplusgrandepartiedeson bois intérieur et qu’il serait facile d’établir un escaliertournantdanssacavité.Ilestàcroirequecefiguier,commelessaulesdenos climats, senourrit par l’écorce ; loindeparaîtresouffrir,ilétendaitauloinsesbrancheslonguesetvigoureuses,etcouvertesd’unfeuillagetouffu.L’entrepriseétaitbienrudepournosforces;maisnoussavionsqu’aveclapatience,lecourageetle temps, on vient à bout de tout.D’ailleurs, j’étais content detenir mes enfants occupés, leur physique et leur moral s’entrouvaient bien ; ils grandissaient et se développaient àmerveille.Nous commençâmes par couper dans l’arbre, du côté qui

regardaitlamer,uneporteproportionnéeàcellequenousavionsprise à la cabineducapitaine avec sesgonds et sa serrure ; jepratiquaiàunedistanceconvenabletroisouverturesplusgrandesque celle que j’avais faite pour prendre les rayons ; cesouvertures furent fermées avec des fenêtres à vitre provenantégalement du navire ; après avoir vidé le tronc de tout le boispourriquisetrouvaitdedans,jeplaçaiaucentreunarbredégarnidesesbranches,d’unedouzainedepiedsdehauteursurdeuxdediamètre;ilmeserviraitd’appuipourlesmarchesdel’escalier

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tournant, à un demi-pied de distance l’une de l’autre. Nouscreusâmesdesrainuresparallèlesdansl’écorcedufiguier;ellescorrespondaientàautantd’autres rainures faitessur l’arbre fixéaucentre, etdevaient recevoir lesmarches ; comme lepremierarbre n’était point assez haut, à son extrémité supérieure j’enattachaiunautreavecdescramponsdefer;ensuitelesmarchesfurent placées, et deux cordes serpentant à travers des anneauxl’une autour du noyau central, l’autre le long de la paroiintérieure de l’arbre creux, devinrent nos rampes. Avec quelbonheur mes enfants montèrent cet escalier et en descendirentcentfoisdesuite,uniquementpouravoirleplaisirdemonteretdedescendre!Ilsétaientpleinsd’admirationpournotretravail,et cependant je dois avouer que nous n’avions pas le droit denous vanter d’avoir chef-d’œuvre, même après plusieurssemaines d’un rude et continuel labeur, même après bien desessais dont plusieurs furent sans résultat. Ceci me rappellecombien est sage le précepte d’un philosophe moderne quiconseilled’apprendreàtouslesgarçons,mêmeriches,mêmedegrande naissance, un métier utile et principalement celui decharpentier ; j’aurais réussi mieux et plus vite dans maconstruction,sij’avaissucemétieretsij’avaispul’enseigneràmon fils aîné. Les pères de famille, s’ils veulent en croire ceconseil,donnerontd’avanceà leurs filsuneressource,qui,dût-ellenepas leurêtrenécessaireplus tard, lesoccuperadans lesheuresde la jeunesse, les rendra forts et vigoureux, et, s’ils nesontpointobligésàtravaillereux-mêmes,aumoinspourront-ilssurveillerlesouvriersqu’ilsemploieront.Tout en construisant notre escalier, nous ne négligeâmes pas

d’autres travauxmoins importantsetmoins rudes.Nousaurionseu tort de nous fatiguer comme de pauvres esclaves ou comme

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des forçats condamnés à une tâche journalière : aucunquestionneurcurieux,aucuninspecteurexigeant,aucunconseillerimportun, n’était là pour nous tourmenter.Quand il nous venaitdesregretsdenepasjouirdelasociétédenossemblables,nousnous applaudissions de n’être plus assujettis à la gêne, auxembarras,auxpetitestyranniesquiserencontrenttoujourslàoùily a des hommes rassemblés.Nousmanquions des plaisirs, desdistractionssicommunsdanslespayscivilisés,maisnousétionsexempts des maux qui les accompagnent trop souvent. De quiaurions-nous craint le blâme injuste, l’envie haineuse, la pitiéinsultante?Je vais dire ce qui nous arriva de remarquable pendant la

constructiondel’escalier.D’abordnosdeuxchèvresmirentbasdeuxchevreaux, etnos

brebis cinq jolis agneaux ; c’était le commencement d’untroupeau. Pour empêcher nos bêtes domestiques de s’échappercomme maître baudet, j’attachai au cou de chacune une petiteclochette.Nous avions trouvé une assez grande quantité de cesclochettes sur le navire ; elles étaient destinées, je crois, auxsauvages, qui donnent en échange des objets de toutes sortes ;grâce à ces clochettes, nous pourrions suivre les traces desdéserteursetlesrameneraubercail.Chaquejourj’employaiplusieursheuresàl’éducationdenotre

buffle ; la plaie de sa narine était parfaitement cicatrisée, et jepassaisdanscetteouverturetantôtunecorde,tantôtunbâton,quiservaitdemors;j’espéraisveniràboutd’habituercettebelleetforte bête non-seulement à traîner notre char,mais encore à selaissermonter.Lebuffletin s’accoutumavite au trait ;mais, lespremièresfoisquenousessayâmesdeluiposerdesfardeauxsur

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le dos, il entra dans une fureur terrible. Je lui mis, non sanspeine,unesangleetunesellefabriquéesavecdelatoileàvoile,etKnipsdutfairel’écuyer.Ilsetintsibiencramponnéàlaselle,quelebuffle,malgrésessautsetsesruades,neputlejeteràbas:après le singe vint le tour du petit François : de crainted’accidentj’eussoindetenirlabête.Jackdésiraaussiessayerlanouvellemontureetmêmelaconduire ; il fallut lecontenter.Jepassaidoncdanslenezdubuffleunmorceaudebois,auxdeuxextrémitésduquelfutattachéeuneficelleservantdebridequejeremisaujeunecavalier.D’abordJacksetintassezsolidement;mais, ayant lâché labrideà sonchevalcornu, il futprécipitéàterre;parbonheuriltombasurlesablesanssefairelemoindremal.Ernest,Fritzetmoinousrecommençâmesl’expérience,etcene fut qu’au bout de sept à huit jours que nous parvînmes à ledompter. Depuis, mes trois fils aînés le montèrent en mêmetemps, et je frémissaismalgrémoi quand cette bête fougueuse,rapidecommel’éclair,lesemportaitàtraversplainesetforêts:la chute alors eut été mortelle. Bientôt ils le rendirent aussidocilequ’unchevaldemanège.Fritz ne négligeait point son aigle : chaque jour il lui faisait

mangerquelquespetitsoiseauxtuésparluiàcoupsdefusil.Illuiavait appris assezvite à venir seposer sur sonpoing lorsqu’ilsifflait.

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Ernestinstruisitlesingeetluiappritàporterdesfardeaux.

Ernest lui-même, si paresseux en toutes choses, se mit àinstruiresonsinge,et,commejem’étaisplaintassezsouventdel’inutilitédecetanimal, ilrésolutdeluiapprendreàporterdes

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fardeaux.Illuifitdoncunehottelégèreavecdel’osier,etlaluiattacha sur le dos au moyen de trois courroies, dont deuxpassaientsouslesbrasetlatroisièmeformaitceinture.D’abordle singe entra dans une violente colère : il se roulait à terre,sautaitcommeunfurieuxsurlesbranchesdufiguier,grinçaitdesdents,faisaitd’horriblesgrimaces,etc.Onsemoquadelui,etonluilaissasahottejouretnuit.Quandilsefutunpeuhabituéàlaporter, Ernest lui apprit àmettre dedans les fruits que nous luidonnions ànos repas, etplus tard ceuxqu’il voyaitpendre auxarbres.Sahotteluidevintsichère,qu’ilcriaitquandonvoulaitla lui ôter. Knips nous rendit de signalés services en nousfournissantabondammentdeglandsetdenoixdecoco; jedoisdirequ’ilrenversaplusd’unefoissachargeavantd’avoiratteintla terre ; du reste, il n’obéissait qu’à Ernest, qu’il aimaitbeaucoupetcraignaitencoreplus.Jackrésolutd’apprendreàsonchacalàarrêteretàrapporter

legibier ; il lui fit,eneffet,apporterbeaucoupd’objets ;mais,quandc’étaitunepiècedegibiermorte,lechacallamangeaitenroute et ne revenait qu’avec la peau et quelques lambeaux dechair. J’engageai Jack à ne pas se rebuter, à user d’une grandedouceurpourrendredocilecetanimal,qui,danslasuite,devaitnousrendredesservices.Àlafindelajournée,quipassaitviteaumilieudenostravaux

de construction et des leçons données aux bêtes, nous nousréunissionstouslessoirs,auprèsd’unbonfeu,pournouslivreràquelquecauserieagréableouàquelqueoccupationfacile.Undecessoirs-lànousfabriquâmesunegrandequantitédebougies,enayantsoindemêler laciredesabeillesà laciredesbaies ;aulieu de nous servir desmoules de roseaux tout d’une pièce, je

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fendais ces roseaux en deux, j’enduisais l’intérieur avec dubeurrepourempêcher lacirechauded’adhérerauxparois,puisjecoulaislabougie;lesdeuxcôtésdumoule,attachésseulementensemble par une ficelle, se séparaient facilement. Lesmèchesseules laissaient encore beaucoup à désirer. N’ayant point decoton,j’employai,maissanssuccès,lesfilsdeplusieursplantesqui tous avaient le grave inconvénient de se charbonner sansabsorber la cire fondue ; ce qui me parut préférable, pour lemoment,futlamoelled’uneespècedesureauassezcommundansl’île;pourrendreensuitelesbougieségalesetluisantes,mesfilsles roulaient entredeuxplanches ; àpart leur couleurverdâtre,j’ose dire, sans vanité, qu’elles étaient aussi belles que cellesd’Europe. J’avais appris àmes enfants que la cire se blanchit,comme la toile, si on l’expose au soleil ou à la rosée sur deslinges ; ils désirèrent apporter ce perfectionnement à notrefabrication ;mais je jugeaibienplusopportundenousoccuperdenosbottesimperméablesdecaoutchouc.Ce mot de caoutchouc leur fit oublier à l’instant même le

blanchimentdelabougie;FritzetJackcoururentmechercherlacalebassequicontenaitcettegommerésineuse, tandisqu’Ernestm’apportait la terre glaise dont j’avais besoin pour faire desmoules.Jeprisunedemespairesdebas,quejeremplisdesablefin;

par-dessus j’étendis une couche de terre humide qui séchadoucement au soleil ; je découpai dans la peau de buffle deuxsemelles, et les fixai par despetits clous sous le pieddubas ;avecunpinceaudepoildechèvre,j’étendisunecouchederésinesur chaque bas ; puis une seconde couche, puis une troisième,jusqu’àcequel’épaisseurmeparûtsuffisante.Dèsquelagomme

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eutpristoutesaconsistance,jeretirailesabledubaspuislebas,puislacouchedelimon.Mapairedebottesétaitfaite,jel’élevaien l’air avec l’orgueil d’un soldat qui aurait pris un drapeau àl’ennemi.Mesenfantsétaientdansl’admiration.Jemechaussaisur-le-champpourfaireséchermesbottessans

les laisser se rétrécir ; elles allaient parfaitement bien. Fritz,Jack,Ernest,voulaientenavoirdepareilles,mais ilmesemblaprudentdemettred’abordàl’épreuvelanouvellechaussure.JefisunepairedebottesàFritzaveclapeaudelafemellebuffle,etj’eussoindegarnirlescouturesavecducaoutchouc.Lesbottesde mon fils étaient loin d’être aussi souples, aussi élégantes,aussicommodesquelesmiennes;sesfrèresrirentunpeudeluiparce qu’il ne pouvait pas facilement courir quand il les avaitauxpieds.Ensuitenous travaillâmesà l’établissementdenotre fontaine.

Le ruisseau fut coupé par une digue en pierres et en troncs debois ; l’eau, forcéedepasserpar-dessus lesbords, tombadansnosconduitsdepalmier,etarrivaainsijusquedansnotrebassind’écaille, dont le trop-plein s’écoulait par un tuyau de bambouplacé dans un petit trou fait à côté. Sur le bassin je mis deuxbâtons plats pour poser les seaux de calebasses. Nous eûmes,ainsi tout près de notre figuier une fontaine qui nous évitait lapeined’allervingtfoisparjourauruisseauetquinousenchantaitpar son doux murmure. Le seul inconvénient de cette fontaine,coulantainsiàdécouvert, étaitdenous fourniruneeaupresquechaude;aussijemeproposaideremédieràcelaenmeservant,pour conduits, de grosses cannes de bambou enterréesprofondémententerre.Enattendantquej’eusseleloisird’exécutercenouveauprojet,

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nousrendîmespubliquementetsolennellementgloireàFritz,qui,lepremier,avaiteul’idéedefairecettefontaine.

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CHAPITREXV

Retourdel’âne.—L’onagre;commentnousparvenonsànousenrendremaîtres.—La couvée de la poule gélinotte.—Le lin vivace ou phormium.—Le nid duflamant.—Provisions d’hiver : pommes de terre, racines demanioc.—Noussemonsunpeudeblé.—Instrumentsaratoiresdemoninvention.—Lesveilléesd’hiver.—Lalecture.—Ledessin.—Rédactiondemonjournal.—IdéequenousinspireunpassagedeRobinsonCrusoé.—Lebattoir.—Lescardes.

Unmatin,nousvenionsdenouslever,lorsquenousentendîmesauloindescrissinguliersassezsemblablesàdeshurlementsdebêtes féroces affamées qui rôdent autour d’un bercail ; j’étaisinquietetnoschiensparaissaientaussil’être,carilsaiguisaientleursdentscommepouruncombatmeurtrieretdressaient leursoreillescommepourécouter.Je crus prudent de nous tenir sur nos gardes, prêts à tout

événement:lespistoletsetlesfusilsfurentchargés;jemisauxdogues leurs colliers à clous et leurs cottes d’armes de porc-épic ; je descendis pour rassembler le bétail. Remonté dansl’arbre,jeregardaidetouscôtés,cherchantàdécouvrirl’ennemi.Mesfilsfaisaientdifférentessuppositions.Jackdésiraitquecesanimaux fussent des bons ; Fritz croyait avoir reconnu le criplaintif du chacal ; Ernest déclarait que c’étaient des hyènes ;Françoisdisait :«Jecrainsbienquecenesoientdessauvagesvenusdansl’îlepourdévorerlesprisonniers.TâchonsdelestuerpouravoirunbonVendredi,commeceluideRobinsonCrusoé.»Cependantlescrisserapprochèrent.Fritz,placéenembuscade

d’unautrecôtédel’arbre,partittoutàcoupd’unimmenseéclat

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de rire, jeta son fusil, et, s’étant avancé vers nous, il s’écria :«Vousnedevinezpas?C’estl’âne,c’estl’ânequinousrevienten chantant, de sa voixmélodieuse, l’hymne du retour. Écoutezseshi-han!hi-han!ditssurlestonslespluspathétiques.»Fritzavaitraison:nousaperçûmes,àtraverslaforêt,maîtrebaudetseprélassantavecgravité,etderrièreluivenaitunanimalbeaucoupplusbeau,plusgracieuxdanssonallure,etquejereconnuspourunonagreouânesauvage,appeléencoreparlesTartareschevalàlonguesoreilles.Jepensaiaussitôtàm’appropriercesuperbeanimal ; jedescendisdoncavecFritz, aprèsavoir recommandéaux autres enfants de rester tranquilles, sans pousser aucun cri.J’emportai une longue corde dont l’un des bouts fut attachésolidementàunarbrevoisin,l’autreboutétaitunnœudcoulant;je le tins ouvert au moyen d’une baguette qui devait tomberd’elle-mêmeen touchant lecoude l’animal, tandisque lenœudalorsleserreraits’ilvoulaits’enfuir.Jefisensuiteunesortedegrande pincette en fondant un bambou par le haut. Fritz necomprenait pas trop où je voulais en venir, et, emporté par lafouguedesoncaractère,ilmepriadelelaisserlancersafrondeà balles contre l’onagre. Cette fois je ne voulus point luipermettredechasseràlamanièredesPatagons:jecraignaistropquel’onagre,échappantàlafronde,neprîtlafuiteetnefûtperdupourtoujours.CommeFritzétaitpluslesteetplusadroitquemoi,je lui donnai le nœud coulant pour en faire usage comme d’unlacet;endeuxmots,jeluiexpliquaicequ’ilfallaitfaire.Lesdeuxnouveauxvenusn’étaientdéjàplusqu’àquelquespas

denous;Fritzsortitavecprécautiondederrièrel’arbreoùnousnousétionsembusqués,ets’avançaautantque la longueurde lacordeleluipermettait.

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L’onagre,enapercevant,sansdoutepourlapremièrefois,unefigure humaine, recula étonné et s’arrêta comme pour regarderFritz,puisilsemitàbrouter.Fritzpritdanssapocheunepoignéed’avoinemêléedeseletlaprésentaànotreancienserviteur,qui,attiré par cette pâture favorite, la mangea avec avidité ; saconfiancegagnasoncompagnon,quis’approchaàsontour,maisprudemment,levantla tête,regardantàdroiteetàgauche.Fritz,promptcommel’éclair,saisitlemomentfavorableetluijettesonlacetautourducou.L’animalsauvageveutprendrelafuite,maisen se débattant il resserre le nœud fatal et tombe par terre àmoitiéétranglé, la languependante ; j’accoursalorsmoi-même,et,aprèsavoirdesserrélelacet,jeluipasseunlicoudenotreâneetluiserrelesnaseauxavecmapincettedebambou.C’estainsique s’y prennent les maréchaux qui ferrent un cheval pour lapremière fois.Le licou fut attachépardeux longues cordes auxgrossesracinesd’unarbrevoisin.Bien sûr alors que l’animal nepourrait nous échapper, je fis

signe àma famille de descendre de l’arbre, et chacun regardaavecadmirationcet animal,qui,par ses formesgracieuses,parsataille,mériteraitd’êtrerangédanslaclassedeschevauxplutôtquedanscelledesânes.Je le laissai revenirà luipourvoircequ’ilferaitetcommentm’yprendrepourledompter.Aprèsquelquesinstantsdestupeur,ilsereleva,frappadupied

laterre,etruaavectantdeforce,quejecraignisquesesliensneserompissent;maislapince,quiluiserraitlenez,occasionnaitunesorted’étouffement;ilnetardapasàs’étendredenouveau.Nousenprofitâmespourdélierdoucementlescordesettraînerlabête entre deux racines très-rapprochées où elle fut attachée sicourt,quesesemportementsdevaientêtresansdanger. Il fallait

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encore prendre les moyens d’empêcher une seconde fuite demaître baudet : on lui passa donc un fort licou, on luimit unecorde lâche aux pieds de devant, et je plaçai devant les deuxcaptifs une bottelée d’herbe saupoudrée de sel ; leur avidegourmandise parut leur faire oublier momentanément leurcaptivité.Cen’étaitpointpouradmirerl’onagrequenousl’avionspris;

nousvoulionsledresserdemanièrequ’ilnousfûtutile;enfindecompte,lapertedel’ânenousavaitvalucettebellecapture.Lesdifficultés à vaincre pour apprivoiser l’onagre étaient très-grandes,etjemerappelaisavoirludanslesrelationsdevoyagesbeaucoup de détails sur le caractère prétendu indomptable del’onagre.«Maisquisait,medisais-je,si l’onauséd’assezdepatienceetdedouceur?Comprenait-on comme nous l’importance de cet animal ? Je

tenterai tous les moyens imaginables, excepté les mauvaistraitements, pour réussir. Quelle belle conquête à faire sur lerègne animal si je pouvais emmener cet onagre en Europe, ensupposantquej’yretournejamais!»Jeluilaissaijouretnuitsespincettesaunez:elleslegênaient

beaucoup ; mais, sans elles, il nous eût été impossible d’enapprocher;onlesluiôtaitseulementauxheuresoùilprenaitsanourriture.Ensuitejeluimisunpaquetdetoileàvoilesurledos,pour l’habitueràporter ; je le rendisplusdocileencorepar lasoifetlafaim:aprèsunjeûned’unjour,ilrecevaitsanourritureavecmoinsd’agitationetdecolère;jel’empêchaidesecoucheraumoyendecordespasséessousleventre;enunmot,jefistoutcequimesemblacapabledeledompter.Assezsouventmesfilsvenaient lui gratter doucement les oreilles, qu’il avait très-

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sensibles,etc’était surcettepartieque je résolusde tenterunedernière épreuve, si les premiers moyens employés par moiétaientsansbonrésultat.Il commença à se laisser approcher et caressermême ; déjà

mes enfants parlaient de le monter. Je desserrai les liens del’onagreetrendisunpeuplusdelibertéàsesmouvements;maiscette faveur ranima sa sauvage vivacité ; il rua, fit des sautsterribles et voulutmême nousmordre. Je dus lui fabriquer unesorte demuselière en roseau qu’il gardait après avoirmangé ;pourl’empêcherdenousfrapperdesespiedsdederrière,jelesluiliaipardeuxcordesavecceuxdedevant,sansnéanmoinsleforceràl’immobilité.Enfinjemerésolusàundernieressaiquime coûtait beaucoup ; en cas de non-réussite, je rendrais lalibertéàl’onagre.Ayantfaitsortirl’onagredesonécurie,jeluipassaiunepetite

sangleautourducorpsetm’apprêtaiàlemonter.Aumomentoùjesaisissaislacrinière,ilsedressaavecfureur;alorsjemordisjusqu’au sang une de ses oreilles. Vous eussiez vu à l’instantmême la bête s’arrêter, roide, immobile, et s’abaisser à terre ;Fritz et Jack s’élancèrent sur son dos, et, quand je les vissolidement assis, je lâchai l’oreille. L’onagre fit d’abordquelquessauts,puissecalmapeuàpeu,et,lescordesquiliaientses pieds l’empêchant d’aller trop vite, il se mit à marchertranquillement ; Fritz n’avait qu’à lui toucher l’oreille pour lefairetourneràdroiteouàgauche.Aprèsdeuxoutroissemainesdecesexercicesdemanège,nousfûmescomplètementmaîtresdelui.Mes filsdevinrentdebonsécuyersetmontèrentavec fiertéleur cheval aux longuesoreilles.Après ledernier essaidont jeviensdeparler,mafemmemedit:«Oùdoncas-tuapprisunsi

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singuliermoyendedompterlesbêtessauvages?— C’est un dompteur de chevaux, lui répondis-je, qui m’a

enseigné cette méthode. Il avait habité longtemps l’Amérique,faisantlecommercedespelleteriesaveclesnaturelsdupays,ilmontait dans ses voyages des chevaux qui, d’abord demi-sauvages,deviennentdouxetsoumisdèsqu’undeschasseursleurmord l’oreille. J’avaispeu cru, jusqu’à ce jour, auxparolesdecethomme;maintenantjenedouteplusdeleurvérité.»Pendant que nous faisions l’éducation de notre onagre,

surnomméLeichtfuss (pied léger), une triple couvée de poulespeuplait Falkenhorst de quarante nouveaux habitants emplumésquipépiaientetcouraientautourdenous,àlagrandejoiedemafemme.Ellelessoignaitavecunzèleadmirable,lesmenanttantôtausoleil,tantôtàl’ombre,suivantlesheuresdifférentesdujour.Lafemmeadanslecœurunamourmaternelvraimentinfinietquiserépandsurtoutcequiluiretracel’imagedel’enfance.Quandnousplaisantionslabonnemèresursasollicitudeconstante,sursa tendresse pour les poussins : « Moquez-vous de moi, nousrépondait-elle :mespoussins sontdesbêtesbienplusutiles auménage que votre singe, votre chacal, votre aigle ; cependantj’estimelebuffleetl’onagre,toutenvousreprochantdefairedecedernierunebêtedeluxeetunfainéant,aulieudel’atteleràlacharrette.»Mafemmeavaitbienunpeuraisondanssesplaintesausujet

del’onagre;maisc’étaitunsibelanimal,quej’eussevraimentcraintdelegâterenenfaisantunebêtedetrait.L’augmentationdenotrebasse-cournous rappela lanécessité

debâtirunpoulaillercouvertpourmettreàl’abrilavolaille,etdes loges pour nos quadrupèdes. La saison des pluies, qui est

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l’hiver de ces contrées, approchait ; il n’y avait donc point detempsàperdre.Nousconstruisîmesau-dessusdesracinesdufiguieruntoitde

roseaux;jegarnislesintersticesavecunesortedemortierfaitdeterreetdemousse;surlemortierfutétendueuneépaissecouchede goudron ; de gros bambous servaient de colonnes au toit,d’ailleurs si solide, qu’onpouvaitmarcher dessus sans crainte,aussi, l’ayant entouré d’une balustrade, nous eûmes un beaubalcon. Non-seulement nos bêtes se trouvèrent logéescommodément,maisilnousrestaencoredequoifaireunesalleàmanger,unedépense,desgreniers.Ils’agissaitmaintenantdeseprocurerdesprovisions.Chaquejourdoncnousallionsencoursedans les environs avec notre attelage pour récolter tantôt unechose,tantôtuneautre.Un soir, nous revenions du champ de pommes de terre. La

charrette,chargéedenossacsettraînéeparl’âne,lebuffleetlavache, roulait doucement à travers une prairie ; Fritz était enavantsursononagre,qu’ilsavaitdirigermieuxqueses frères ;Ernest portait sur son épaulemaîtreKnips, auquel il permettaitde tempsen tempsdecourir ramasser sous les arbres quelquesfruits pourmettredans sahotte.Comme il y avait encorede laplacevide sur le char et qu’il n’était pas tard, je résolus, pourutiliser le reste de la journée, d’aller avec mes fils aînéschercher des glandsdouxdans le bois des chênes, pendant quemafemmeetlepetitFrançoisretourneraientàFalkenhorst.Nouscommencions déjà à avoir un plein sac de ces glands, quandKnips, qui rôdait dans un buisson voisin, fit entendre des crissauvages,auxquelsnetardèrentpasàrépondredescrisd’oiseau.Ernestserenditdececôtéettrouvasonsingesebattantavecune

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poule gélinotte dont il voulait prendre les œufs. En bonmédiateur,ilséparalesdeuxennemisets’adjugealesœufsetlapoule.Jefusravidecettetrouvaille,etj’aidaimonfilsàattachersolidementlespattesetlesailesdel’oiseau,pourlemettredansl’impossibilitédenouséchapperoudeseblesserpardeseffortsviolents. Nous repartîmes ensuite. Durant la route, Ernest, quiportait lesœufsdans sonchapeau, entenditunpetitbruit ;nousregardâmes,et,àtraverslesfentesdescoquilles,nousvîmeslespoulets vivants. Ma femme nous combla de remercîments.Commelagélinotteétaittropeffarouchée,ellel’enfermadanslacageduperroquetmortetdonna lesœufsàunecouveuse ;huitjours après, les poulets étaient sortis et suivaient leur mèred’adoption,mangeantlamêmenourriture,savoir,desglandsdouxpilésetarrosésdelait.J’eussoindecouperleslonguesplumesdesailesàmesurequ’ellesgrandissaient,depeurquelatentationdes’envolernevîntàcespoussinsnaturellementsauvages ; ilsne tardèrent pas à être aussi apprivoisés que le reste de notrevolaille ; pour leurmère, il fallut la tuer, car,malgré tous nosefforts,ellenevoulutpointsesoumettreàl’esclavage.Quelques jours après, Ernest revint d’une promenade avec

quelques fleurs et des feuilles longues, pointues et épineuses,qu’ildonnaaupetitFrançois;celui-ci,aprèss’êtreamuséavec,les jeta de côté ; j’en ramassai par hasard une ou deux, déjàdesséchées et flétries, et je m’aperçus avec surprise qu’ellesétaientsouplescommedesrubans.Jefispartimmédiatementdecette découverte à notre ménagère, qui déjà se plaignait den’avoir plus de fil pour raccommoder nos vêtements enlambeaux.Cesfeuilles,quejereconnaissaispouruneespècedelin vivace, appelé phormium devaient lui fournir une filasselongue et flexible. Une heure après mon heureuse découverte,

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Fritz et Ernest, qui m’avaient entendu l’annoncer à leur mère,partirent, l’un sur l’onagre, l’autre sur le buffle ; ils revinrentavec d’énormes paquets de ces feuilles précieuses. Fritz medemanda alors comment onpréparerait notre lin. Je lui dis qued’abordilfautlerouir,c’est-à-dire,l’exposerenpleinair,enlecouchant à terre, et laisser la pluie, la rosée, le soleil ledécomposer jusqu’àuncertainpoint,pourque lespartiesduresetligneusesdelaplanteseséparentdesfilamentsauxquelsellessontuniesparunesortedecollevégétale.Danscertainspays,onarriveaumêmerésultatenmettant le lindans l’eau ;ensuite, ilfaut le teiller, c’est-à-dire, le faire passer dansunemachine enboisquiledébarrassecomplètementdecettepartieligneusedontj’aiparlé.Le soirmême, nous étant rendus aumarais du Flamant avec

nos paquets de phormium, nous les mîmes dans l’eau, et nousposâmesdessusdegrossespierrespourlesempêcherderevenirà la surface : ce travail nous fournit l’occasion d’observerl’admirableinstinctquemontreleflamantdanslaconstructiondesonnid:illuidonnelaformed’uncôneetl’élèveau-dessusdumarais;lafemellecouvesesœufsdeboutetlespiedsdansl’eau.Lamatièredecenidestuneargilesibienmastiquée,quel’eaunepeutypénétrer,nimêmeenaltérerlasurface.Quinze joursaprès,mafemmedéclaraquesonlinétaitassez

roui ; nous le retirâmes donc de l’eau pour l’exposer au soleilpendant quelques heures, et, le jour même, il fut rapporté àFalkenhorst, ou on le serra avec soin en attendant que nouspussions faire les cardes, les battoirs, les rouets, les dévidoirsdontnotrechèreouvrièreavaitbesoin,ilmesemblaplussagederéserver toutcetravailpourlasaisonpluvieuse,quedesgrains

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assez forts nous annonçaient comme prochaine. Le ciel,jusqu’alors serein, devint chargé et noir ; les vents sedéchaînèrent avec violence et nous avertirent de profiter desderniersbeauxjourspournosprovisions.Nous commençâmes par prendre une grande quantité de

pommesdeterreetderacinesdemanioc;l’idéemevintalorsdesemer le peu de blé d’Europe que nous avions ; malgré lesmerveilleuses productions de l’île nous regrettions le pain denotre patrie. Comme je manquais d’instruments aratoires, enguisedeherse, jefispassersurmonsemisdegrossesbranchesentrelacées et chargées de pierres ; àZeltheim, nous plantâmesdes palmiers de toutes sortes, et un peu plus loin des cannes àsucre ; c’était choisir la saison favorable : les pluiesdévelopperaient les sucs nourriciers, détremperaient le sol etlaisseraient à nos jeunes arbres le temps d’étendre et de fixersolidementleursracines.Cesdifférentstravauxnoustinrentdansunecontinuelleactivité

pendant plusieurs semaines ; nous ne nous permettions plus derepasréguliers,ilfallaitmangerenmarchant,enbêchant,debout,àlahâte;notrecharretteallaittantôtd’uncôté,tantôtd’unautre,traçant sur son passage des ornières profondes. Malgré notreardeurinfatigable,lemauvaistempsnoussurpritavantquenouseussions terminé notre établissement d’hiver ; il tombait desaverses si fortes, que François, effrayé, me demandait si ledélugedupèreNoéallaitrevenir;déjàunemared’eaucouvraitlesprairiesvoisines.Il fallut songer àquitternotredemeure aérienne : lapluie se

répandait jusquedansnoshamacs, leventdéchiraitnotrevoile.Nousnousétablîmesdoncentrelesracines,àl’abridenotretoit

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goudronné;l’escaliertournantnousservitàmettrel’excédentdenos ustensiles ; nous eûmes bien à souffrir les premiers jours,entassés pêle-mêle avec nos animaux, incommodés par l’odeurdeleurlitière,aveuglésparlafuméedèsquenousvoulionsfairedu feu, inondés par la pluie dès que nous ouvrions la porte.Commenousregrettâmesalorsnoscharmanteshabitationsde laSuisse,ceschambressibiencloses,cegrandpoêleautourduquelon passe les soirées d’hiver !Tous ces regrets augmentaient lemal présent en nous rendant moins patients à le supporter.Mafemme se choisit pour lieu de travail une place dans l’escaliertournant,unpeuau-dessusdelafenêtrelaplusbasse;là,toutencousant,elleapprenaitàlireetàcompteraupetitFrançois;aumoyend’une lucarneabritée, jedonnaiuncourantd’air ànotredemeure;jefispasserlesbêtestoutesd’unmêmecôté,et,pourcelles qui étaient du pays, nous les laissions sortir de l’étable,afin qu’elles cherchassent elles-mêmes leur nourriture ;seulementnouseûmessoindeleurattacherdessonnettesaucouetdelesrameneràFalkenhorstchaquesoir;maisnousrevenionsmouillés jusqu’aux os ; ma femme eut alors l’idée de nousconfectionner un vêtement de sa façon pour nous garantir de lapluie. Elle prit dans la caisse d’un matelot deux chemises degrosse toile auxquelles elle ajouta un capuchon de drap quipouvaitserabaissersurlatête;nousétendîmessurcessinguliersmanteauxunecouchedecaoutchoucquilesrenditimperméables;chaque fois que nous endossions ces redingotes, ma femme etmesenfantsnepouvaients’empêcherderireauxéclats.Quant à la fumée, nous ne trouvâmes pas d’autremoyen d’y

remédier que de laisser la porte ouverte chaque fois que nousallumions du feu ; du reste, nous en fîmes rarement, nousnourrissantsurtoutdelaitetdefromage;cependant ilenfallait

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pour la boulangerie. Nous n’avions pas de bois sec : j’avaisoublié de couvrir nos fagots avec des planches, et ils étaientaussihumidesqueduboisvert.Heureusementquenousn’avionsàredouternigrandsfroidsnigelées.Cequinousaffligealeplusfutdevoirs’épuiserlesprovisions

de feuilles et de foin amassées pour nos animaux ; nous fûmesforcésdepartager avec euxnospommesde terre etnosglandsdoux ; en échange, ils nous fournissaient un très-bon lait enquantitésuffisante.La matinée était employée à préparer la nourriture de nos

bestiaux, à les traire, à renouveler leur litière ; ensuite nousfaisions de la farine de manioc. Le ciel nuageux, le peud’élévationdenotredemeure,amenaientlanuitplustôtquedanslaplainedécouverte;nousallumionsunedenosgrossesbougies,ou plutôt un de nos cierges, une courge servait de chandelier.Nous nous rassemblions autour de la grande table ; ma femmecousait ; moi, j’écrivais mon journal, dont Ernest mettait lesfeuillesaunet;FritzetJackdessinaient,demémoire,lesplantesetlesanimauxlesplusremarquablesdel’île;puisl’onrécitaitlaprièredusoirpourimplorerlagrâcedeDieu,etchacunallaitdormirpaisiblementsursonmatelas.Monexcellente femmenousménageait de temps en tempsde

très-agréables surprises : profitant du moment où nous étionsoccupésdenosbestiaux,elleallumaitunpetitfeuderoseauxetnousfaisaitcuireàlahâtetantôtunmorceaudeviandesalée,unpoulet,unpigeon,tantôtquelques-unesdenosgrivesconservéesdanslebeurre:c’étaitpournousunrégaldélicieux.Chacundenous avait un animal à soigner, et je vis biendes

foismesenfantss’ôterlesmorceauxdelabouche,l’unpourson

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singe,l’autrepoursonaigle,etc.;moi,j’étaischargédeTurc,mafemmeprenaitsoindeBill ;Françoiss’occupaitaussidesdeuxchiensdepuislamortduperroquet-moineau.Lagêne extrêmeoùnous étions nous fit décider quenous ne

passerions pas la prochaine saison pluvieuse dans un si tristelogis, et que Falkenhorst ne serait habité que l’été ; mais oùplaceretcommentconstruirecettedemeureplusspacieusejugéesinécessaire?Nousnecessionsdenousentreteniràcesujet;unjourFritzfouilladanslamallequirenfermaitnoseffets,et,d’unair de triomphe, tenant dans sa main un livre : « Messieurs,messieurs,s’écria-t-il,voiciunguideetunconseillerquipourranous être utile au milieu de nos graves et importantesdélibérations,RobinsonCrusoé ! Vous vous souvenez qu’il secreusaunehabitationdansunrocheràcoupsdepioche.Pourquoine ferions-nous pas comme lui ? Il était seul, et nous sommescinqenétatdetravailler,sansparlerdeM.François.

MOI.— Je te loue,mon fils, de ton excellente idée et de tondessein courageux ; nous tâcherons d’être aussi habiles queRobinson.»Fritz,aprèsavoir feuilleté son livrequelques instants, trouva

lepassageenquestionetnousenfit la lectureàhautevoix.CeRobinson, que nous connaissions depuis si longtemps, noussemblacontenirdeschosestoutesnouvellesetexcitaennouslessentimentsdelaplusaffectueusegratitudeenversDieu,quinousavait sauvés tous ensemble du naufrage. Que nous devionstrouvernotresortheureuxen lecomparantàceluidecepauvrenaufragé,jetéseulsuruneîledéserteetexposéàdesdangerssiterribles par les fréquentes venues des sauvages auprès de sonhabitation!Ilfutrésoluàl’unanimitéque,dèsqueletempsserait

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redevenu beau, nous irions examiner les rochers de Zeltheimpourvoirsinouspourrionslescreuser.Nosdernierstravauxdelasaisonpluvieusefurentdefabriquer

unbattoiretdescardespour le lin.Lebattoirneprésentapointde difficulté : pour les cardes, elles me donnèrent bien de lapeine.Aprèsavoirpercédestrousdansunefeuilledefer-blanctrouvéesurlevaisseau,j’introduisisdanschacundecestrousdegros clous ; je relevai les bords de la feuille et versai sur lestêtesdeclousduplombfonduqui les fixasolidement ; ainsi lamachine fut faite. Elle était lourde, grossière, mais enfin ellepouvaitremplirlebutdésiré.Jenevoulaisriendeplus.

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CHAPITREXVI

Findelamauvaisesaison.—NouscommençonsàcreuserlesrochersàZeltheim.—Découverte d’une grottemerveilleuse.— Il nous faut d’abord en purifier l’airméphitiqueaumoyendepiècesd’artifice.—Nousentronsdanslagrotte.—Lescristauxde sel ; les stalactites ; notre surprise et notre admiration.—Françoiss’imagineêtredanslepalaisd’unebonnefée.—Nousnousdécidonsàfairedecettegrottenotredemeured’hiver.

Jenesauraiscommentexprimerla joiequenouséprouvâmesquand les vents cessèrent, et que le soleil, perçant les nuages,éclaira de ses brillants rayons cette terre si longtemps triste etdésolée;noussortîmesdenotresombreréduitpourallerrespirerl’air embaumé. On aurait dit qu’une vie nouvelle animait cettenaturerajeunie;leprintempscouvraitlesarbresdefleurs;souslevert feuillage chantaient lesoiseaux.Aurions-nouspupenserencore aux dures privations de l’hiver, quand nos yeux étaientravis,quandnoscœursdébordaientdereconnaissanceenversceDieu infinimentbonquinousprotégeait ?Lepremierdimancheque nous consacrâmes au Seigneur eut un caractère toutparticulier de recueillement et de piété. Jamais nous n’avionséprouvé une si douce émotion depuis nôtre naufrage. Si laProvidenceavaitdécidédenouslaisserdansnotreîle,nousnoussoumettionsàsesdesseins ; jemebornaià faire intérieurementquelquesvœuxdepluspourlebonheurdemeschersenfants.Il fallutd’abordnettoyernotrechâteauaérien,que lapluieet

leventavaientinondéetremplidefeuilles;quelquesjoursaprèsnouspâmesy transporternosmatelasnoscouvertures,enfin les

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choses nécessaires à notre ménage, et nous l’habitâmes denouveau.Mafemmes’occupadesafilature,et,àsaprière,pendantque

mes fils conduisaient paître les bestiaux, je lui fis avec despierres largesetmincesunesortedefouroùnospaquetsdelinséchèrentparfaitement;jel’aidaiensuiteàleteiller,àlecarder;nous obtînmes de longues quenouilles d’un lin très-doux, très-flexibleetprêtàêtrefilé.Mafemmeétaitrempliedejoie.Ellevoulut, sans tarder, un rouet bien commode, bien solide et undévidoir.Dèsqu’elleeutl’unetl’autre,ellerestaàfilerdumatinjusqu’au soir, ne se permettant pas la moindre promenade, nequittantsonouvragequ’avecpeinepournousprépareràmanger.Ellen’était jamaissicontentequequandnouslalaissionsseuleavec le petit François, qui dévidait pour samère.Elle désiraitmêmefaire filersesautresenfants,mais ilsnemontrèrentpointde goût pour cet ouvrage de femme, à l’exception d’Ernest,pourtant,quipréféraitlaquenouilleàdestravauxpluspénibles.Nousavionsunsigrandbesoindelingeetdevêtements,quejeluipermisd’aidersamère,bienrésoludel’emmeneravecnousdèsqu’ilyauraitunequantitésuffisantedefil.Nous commençâmes nos courses par Zeltheim. L’hiver avait

fait de ce côté plus de ravagesqu’àFalkenhorst : la tente étaitenlevée,touteslestoilesquiservaientdecouverturesdéchirées,les provisions en grande partie avariées. Heureusement que lapinassen’avaitpointsouffert.ElleétaitrestéeimmobileetfermesursesquatreancresdanslabaieduSalut,tandisquelebateaudecuves,amarréplusprèsdurivage,étaitdisloquéetincapabled’endurerdenouveaulamer.Ayantouvertlescaisses,jemisausoleiltoutcequimesembla

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n’êtrepasencorecomplètementperdu.Destroisbarilsdepoudreà canon laissés sous la tente, deux étaient disjoints et àmoitiépleins d’eau : il fallut jeter leur contenu ; le troisième n’étaitpoint sigravement avarié.Cettepertem’affligeaplusquecelledebeaucoupd’autresobjets,etmefîtcomprendreencoremieuxla nécessité d’avoir un lieu sûr pour abriter nos richesses.J’espéraispeuyréussir,malgrélesplansetlesconseilsdeFritz.Robinson Crusoé trouva, lui, une grotte spacieuse qu’il n’eutbesoin que d’arranger et d’approprier à son usage ; tandis quenos rochers n’offraient dans toute leur longueur que desanfractuosités à peine visibles et étaient formés d’une pierre àgrain très-dur. Je calculai qu’il nous faudrait, avec nos forcesbornées, au moins trois ou quatre ans pour tailler une grottecapabledenous logercommodémentavecnosbestiaux.Quededifficultés!Jerésoluscependantdefaireunessai,nefût-cequepour avoir un endroit où nous pourrionsmettre en sûreté notrepoudre,leplusprécieuxdetousnostrésors.UnjourdoncjepartisdeFalkenhorstdegrandmatinavecmes

deuxcourageuxtravailleursFritzetJack,laissantàlamaisonmafemme,ErnestetFrançois.Danslacharrettenousavionsmisdespieux, des barres de fer, des marteaux, des ciseaux, etc. Jechoisisuneplaceoùlerocherétaitpresqueperpendiculaire,très-élevé,etd’oùlavues’étendaitauloin,surlabaieduSalut,surlarivièreduChacaletsurlesboisdepalmiers;jetraçaiavecducharbonlecontourdel’ouverturequenousvoulionsfaire,etnousnousmîmesàl’œuvre.Lepremierjour,aprèsuntravailquinousavait extrêmement fatigués, la sueur au visage, les mains déjàpleines d’ampoules, nous mesurâmes la profondeur del’excavation faite avec tant de peine ; c’était si peu de chose,que,presquedécouragés,nous fûmessur lepointde renoncerà

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notre métier de carriers. Cependant nous persistâmes : nousavions remarqué que la pierre devenait si friable à un pied deprofondeurenviron,qu’ellesedétachaitaveclapelle,commelelimondesséché.Jeconclusdoncquelacoucheextérieuren’avaitétérenduesidurequeparl’actiondusoleiletdelapluie.Après une quinzaine de jours d’un travail continuel, nous

avions fait un trouprofondde septpieds surhuit dehaut.Fritzenlevait les décombres dans sa brouette ;moi, je travaillais lavoûte;Jackcreusaitdanslapartieinférieure.Jel’entendistoutàcoups’écrier:«Papa!papa!Fritz!j’aipercé!j’aipercé!MOI. — Et qu’as-tu donc percé ? ta main, ton pied, ou la

montagne?JACK.—Lamontagne.J’aipercé!j’aipercé!FRITZ.—Tuaspercélamontagne?vraiment?pourquoipasle

globe terrestre ? Eh bien, mon ami, comme nous sommes auxantipodesdel’Europe,iln’yaqu’àselaisserglisserparcetroupourserendredirectementdansnotrepays.

JACK.—Comme tuesspirituel,moncherFritz !donne-toi lapeine de regarder toi-même, et tum’expliqueras comment cettebarredefers’enfonceainsi,sansrencontrerderésistance.

FRITZ.—Mais tuasraison!Voyezvous-même,papa,siJacknesetrompepas.»J’approchai à mon tour, et, prenant la barre de fer dont se

servaitJack,j’eusbientôtagrandiletrouaupointqu’undemesfils aurait pu y passer facilement. Je vis que les morceaux depierre détachés par moi tombaient en dedans et pus juger parl’intensité du bruit de leur chute que la cavité ne devait point

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s’abaisser beaucoup au-dessous de nos pieds. Jack et Fritzoffrirent de pénétrer dans la caverne ;mais, loin de vouloir leleur permettre, je les écartai du trou, car déjà des vapeursméphitiques s’en exhalaient et commençaient à me donner levertige. « Éloignez-vous, dis-je à mes enfants ; gardez-vousmêmed’avancerlatêtedanscetrou;voustomberiezmortssur-le-champ!

JACK. --- Comment donc, papa ? avez-vous vu là dedans deslions,des tigres,des serpents ? avecmon fusil jene les crainspoint.

MOI.—Non,monami, iln’ya làni lion,ni tigre,niserpent,mais l’airqui sortparcetteouvertureestempoisonné ;nulêtrevivantnepourraitlerespirersansêtreasphyxiéàl’instant.

FRITZ.—Etcommentdoncl’airsecorrompt-il?MOI.—Deplusieursmanières:quandilsechargedematières

nuisibles,quand ilnese renouvellepasassezsouvent,quand ildevientlourdetpesant.

JACK.—Etcommentreconnaîtrelemauvaisair?MOI.—D’abord,à ladifficultéexcessivequ’onéprouveàle

respirer.JACK. — Eh bien, il faut se sauver quand on éprouve cette

difficulté.MOI.—Oui;maisonnelepeutpastoujours:levertigenous

tourne la tête ; les poumons s’embarrassent et cessent defonctionner;l’ontombesansmouvement,etl’onmeurt,àmoinsdesecourspromptsetintelligents.

FRITZ.—Enquoiconsistentlessecoursàdonner?

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MOI.—Ontransportelapersonnemaladedansunairpur;onluijettedel’eaufraîchesurlecorpspourréveillerlasensibiliténerveuse ; puis on la frictionne avec un linge chaud ; on luisouffledel’airfraisdanslespoumonssoitaveclabouche,soitavecun tube ; enfinon lui donnedes lavementsoù il entreunelégèredissolutiondetabac.

JACK.—Quivousfaitcroire,papa,quel’airdecettegrotteestvicié?

MOI.—C’estquecetair,étantséparédel’airatmosphérique,doitavoirperdutoutesonélasticitéetmanquerd’oxygène,c’est-à-dire, d’un gaz sans lequel nous ne pouvons vivre. Du reste,voiciunmoyenbiensimpledenousassurerquel’airdelagrotteestméphitique: introduisons-ydufeu; lefeunebrûlepasdansl’air méphitique, ou ne s’allume qu’à la longue, après l’avoirpurifié.JACK.—Cen’estquecela?àl’œuvredonc!etquandlaflammepétillera,nousferonsungrandtrouetnousentreronstoustroisdanslagrotte.»Ilscoururentramasserquelquesbrasséesd’herbessècheseten

firent des paquets que je jetai tout allumés dans le trou ;mais,selonmaprévision,cesherbess’éteignirentàl’entréemême,tantl’airétaitcorrompu;jevisalorsqu’ilfallaitrecouriràunautreexpédient. Fritz courut chercher dans la tente une boîte où setrouvaient plusieurs pièces d’artifices, embarquées sur notrenavirepourfairedessignaux;jejetaidesfuséesetdesgrenadeslesunesaprèslesautresdanslacaverne;cespiècesd’artificeséclatèrent avec un bruit épouvantable et envoyèrent hors del’antre ténébreux une épaisse colonne de fumée, qui avec elleentraînalemauvaisair.Après avoir attaqué ainsi à outrance, pendant une heure, les

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esprits ténébreux de la caverne, je tentai une seconde épreuveavecdufoinallumé;et,commelefoinbrûlaenjetantuneflammetrès-claire,j’enconclusqu’iln’yavaitplusàcraindreledangerd’être asphyxiés ;mais cette grotte pouvait renfermer dans sesprofondeursquelqueabîmeprofond,pleind’eau;ilfallaitdoncnous procurer d’abord de la lumière, pour éclairer notre route.Jack détela le buffle,monta dessus et se rendit en toute hâte àFalkenhorst, pour apprendre à sa mère et à ses frères notredécouverte et leur demander une douzaine de nos gros cierges.J’avaispréféréenvoyerJackplutôtqueFritz:commeJackétaitdoué d’une imagination très-vive et d’une sorte d’éloquenceentraînante,jepensaiqu’ildécideraitmafemmeànousrejoindreavecsesdeuxfils,pourvoirlagrottequ’illeurdécriraitcommemerveilleuse.Ensonabsence,Fritzetmoi,nousagrandîmes l’ouverturede

lagrotteetnousenretirâmeslesdécombres,afinquemafemmepût passer facilement. Nous travaillions ainsi depuis trois ouquatre heures, quand nous la vîmes arriver sur notre ancientraîneau,auquelJackavaitattelésonbuffle.Françoisétaitsurlesgenouxdesamère,etErnestassisàcôtéd’elle.Jack,sefaisantde ses deux mains une sorte de cornet, soufflait une joyeusefanfare,commedansuncordechasse.Jedonnai à chacunundes flambeauxallumés,unebougiede

réserve et un briquet ; nous fîmes solennellement notre entréedans la grotte… J’ouvrais lamarche ; aprèsmoi venaientmestrois filsaînés,puismafemmeavecFrançois.D’abordnousnepûmes nous défendre d’un certain sentiment de terreur, qui fitbientôtplaceàl’étonnementetàl’admiration:commesi,toutàcoup,eutéclatéunimmenseincendiedanslagrotte,nousvîmes

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étinceler et resplendir les parois du rocher, qui semblaientcouvertes des plus beaux diamants ; des cristaux de toutegrosseuretdesformes lesplusgracieusespendaientà lavoûte,sejoignaient,s’entrelaçaient;onauraitditdesfûtsdecolonnes,lesbasesetlesentablementsd’untemple.Étions-nousdoncdanslepalaisenchantéd’unefée?Mesenfantsetmafemmel’auraientcruvolontiers;pourmoi,j’avaisdéjàeul’occasiondevoirdesstalactites dans plusieurs cavernes d’Europe, et j’avais lu ladescription de la célèbre grotte d’Antiparos ; je compris que,sansdoute,cettegrotteétaitunamasdeselgemme;jebrisaiundes cristaux suspendusau-dessusdema tête : songoût salémeprouva que mes conjectures étaient justes. Quelle ressourceimmense pour nous et pour notre bétail ! nous ne serions plusobligésmaintenantd’allerramasserduselàlamer;maissurtoutquel bonheur d’avoir trouvé une si magnifique et si vastehabitation!Ma femme nous félicitait sur notre heureuse chance d’avoir

creuséjusteàl’endroitconvenable;lepetitFrançoisassurait,àvoix basse, que certainement nous étions dans le palais d’unebonnefée,toutedisposéeàlecombler,ainsiquesesfrères,desplus beaux présents, s’ils étaient sages et obéissants. Jack luirépliqua : « N’entends-tu pas papa qui nous dit que tous cesprétendus diamants ne sont que des cristaux de sel ?Mon cherpetit,crois-lebien : iln’yapasd’autre féeque lebonDieu.»François se tut, mais en secouant sa jolie tête blonde d’un aird’incrédulité ; il tenait au palais de fées, et je comprendsl’extrême surprise de cet enfant. L’imagination pouvait sereprésenterdanslagrottemilleformesfantastiquesetbizarres:ici des clochersd’église, desportiques sans fin ; plus loindestrônes assez grands pour asseoir des géants ; des figures

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singulières et monstrueuses d’animaux et d’hommes ; desmonceauxdediamants.Nous serions restés volontiers plusieurs heures à contempler

cettegrottemerveilleuse;maisdéjànospremiersciergesétaientconsumés, et jem’aperçus qu’il se détachait, de temps à autre,des fragments de la voûte, fortement ébranlée par les éclats depièces d’artifice ; nous crûmes donc prudent de sortir. Vouspensez bien que, le reste du jour, il ne fut question que de lagrotte.Non-seulementnousavionsunlogement,ils’agissaitd’entirer lemeilleurpartipossible.Quedeplans !quedeprojets !que d’avis ! Fritz et Jack voulurent quitter le jour mêmeFalkenhorstetvenirs’établirdanslagrotte;lestêtesplussagesdécidèrentque,pourcetteannée,Falkenhorstcontinueraitàêtrenotrerésidenced’été.Nousyretournionsdoncchaquesoir;maislaplusgrandepartiedujoursepassaitàZeltheim,oùnousnousoccupions sans relâchedepréparernotredemeurepour l’hiver.Onn’allaitàFalkenhorstquepoursoignerlebétailetsereposerunpeudelafatigueetdelachaleurdujour.

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CHAPITREXVII

Travaux dans l’intérieur de la grotte. — Le plâtre. — Le parc de tortues. — Lesharengs.—Manièredelessaleretdelesfumer.—Leschiensdemer.—Lesécrevissesd’eaudouce.—Pêcheauxsaumonsetauxesturgeons.InventiondeJack.—Lecaviar;commentonleprépare.—Lacolledepoisson.

Ils’agissaitderendrenotregrottehabitable.Jecommençaipararranger l’entrée,parpercerdes fenêtressur la façade.Commenous ne devions plus séjourner que l’été dans notre arbre, j’enenlevai la porte et les fenêtres et les adaptai à notre nouvelledemeure.Voiciquelleenfutladispositionintérieure:d’uncôtéla cuisine, les écuries et la chambre de travail ; de l’autre, lachambreàcoucherdemafemme,celledesenfantset lasalleàmanger ; à l’entrée, nous avionsménagé un assez grand espacepour servir de remise à notre charrette et à notre traîneau. Jeconservai,autantquepossible,lesmagnifiquescristauxdeseldelavoûte;cependantjedusabattreceuxdel’écurie,depeurquelesbestiaux, naturellement très-avidesde sel, n’enmangeassentjusqu’à se faire mal ; les colonnes et les gros blocs furenttransportésdansnotreplusgrandesalle.Touteslespiècesdontjeviens de parler étaient séparées les unes des autres par descloisonsderoseau.On pense bien que ces travaux ne s’exécutèrent point en un

jour, commeparenchantement : ilnous fallutdu tempsetde lapatience ; mais, tout en faisant les architectes, les menuisiers,etc.,nousnenégligionspaslesoindenosprovisionsd’hiver.Ce

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fut alors que nous eûmes occasion de découvrir, dans une anseécartée,ungrandnombredetortues.Ellesserendaientlà,chaquejour, au lever du soleil, pour pondre leursœufs dans le sable.Mesfilscoupaient la retraite àquelques-unesdesplusgrosses,lesrenversaientsurledoset lestuaient;nousfaisionsdeleursœufs un excellent plat, et de leur chair un bouillon délicieux.Mais il nous vint une idée fort singulière au premier abord, etque,pourtant,nousexécutâmes.Mangertoutescestortueseûtétéchose impossible ; nous pensâmes à en faire un parc. Au lieudonc de les tuer nous leur passions de fortes cordes dansl’écaille,etnousattachionscescorderàdespieuxsolides,très-prèsdelamer,oùnosprisonnièrespourraiententrer.Pourleshomardsetlescrabes,ilsétaient,laplupartdutemps,

abandonnésauxchiens.Nousavionsprisgoûtauxhuîtres.Unmatin,aumomentoùnous longions le rivage,Ernestnous

fit observer, à notre grande surprise, un mouvementextraordinairedanslamer,ducôtédelabaieduSalut;onauraitdit qu’un feu souterrain mettait l’onde en ébullition : elles’élevaitets’abaissaitparunmouvementrapide;au-dessusdespetitesvaguesécumantesvoltigeaientdesmouettes,desfrégates,desfous,desalbatros,etd’autresoiseauxaquatiquesquenousneconnaissions pas. Ensemble ils poussaient des cris rauques etsauvages;voulaient-ilscombattreentreeux,ouselivraient-ilsàdejoyeuxamusements?Noushâtâmeslepas.Mesfilsfaisaienttoutessortesdesuppositionscontradictoires.«Jeseraisassezportéàcroire,nousditErnest,qu’ilya là-

bas quelque gros cétacé, baleine ou cachalot, qui, de temps entemps,élèveàlasurfacedelamersondos,surlequelsetrouventtoujours beaucoup de petits poissons ; les oiseaux, sans doute,

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viennentpour lesavaler.Vousverrezbientôtcemonstre,qui seréchauffemaintenant au soleil, étendre ses nageoires, puis, parunesecousseviolente,seprécipiteraufonddel’abîme,laissantaprèsluiuntourbillonassezfortpourengloutirunvaisseau.

JACK.—Jesuisde l’avisd’Ernest,d’autantplusque jecroisdéjàdistinguerlesnageoires,arméesdepinces,quis’ouvrentetsefermentsuccessivement.Sicetanimaisélançaithorsdel’eau,neserions-nouspasendanger?

MOI.—Tucrainsdéjàd’être avalépar lui, comme tu avalestoi-même une bouchée de pain ? Laissez là toutes vossuppositions, quelque ingénieuses qu’elles vous paraissent. Lesplusgrandscétacésn’occuperaientpasseulement,enlongueuretenlargeur,ladixièmepartiedel’espacedecebancmouvant.

ERNEST.—J’aipourtantluquelesbaleinessontsigrandes,quesouvent des navigateurs, les prenant pour des îles, ont jetél’ancresur leurdos,etontétéentraînésparellesaufondde lameravecleursvaisseaux.

MOI. — Il y a dans ces récits beaucoup d’exagération ;j’admetscependantquedeloinonpourraitprendreledosd’unebaleine pour un îlot,mais en approchant d’elle il est facile dereconnaîtresonerreur;quantauxvaisseauxentraînésaufonddela mer par une baleine, c’est un conte inventé à plaisir. Il mesembletoutsimplementquecequenousvoyonslàestunbancdeharengs.Ilnetarderapasàentrerdanscettebaie,joignons-leetprofitonsd’unesibonneoccasionpouramasserdesprovisions.

FRANÇOIS.—Qu’est-cedonc,papa,qu’unbancdeharengs?MOI.—Onappellebancdeharengsuneénormequantitédeces

poissons qui parcourent d’immenses espaces de mer, dans

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l’ordre le plus parfait, et si serrés les uns auprès des autres,qu’ilsneforment,pourainsidire,qu’uneseulemassecompactedeplusieurslieuesdelarge.Tudoisconnaîtrelesharengs,cartuenasmangébiensouventenEurope.

FRANÇOIS. — Oui, papa, je me souviens que ce sont despoissonstrès-salés,etquivousdéchirentlaboucheetlegosier.Ceuxquenousvoyonslàviennent,sansdoute,delaSuisse?MOI.—Oh!ceux-ciseronttrès-bonsettrès-frais.Ilsneviennentpointde la Suisse, mais de la mer Glaciale, où on les pêche parmilliers. Malgré leurs ennemis de toutes sortes, sans compterl’homme,telsquedauphins,chiensdemer,esturgeons,dorades,bonites, oiseaux voraces, leur race subsiste toujours ; la natureleuraaccordéuneféconditévraimentmerveilleuse.Onacompté,dans une femelle de grosseur ordinaire, plus de soixante-huitmilleœufs.

FRITZ.—Ainsi,monpère,vousêtespersuadéquecesontdesharengs?

MOI. — Je n’en douterais pas si je connaissais mieux lesparagesoùnousnoustrouvons.Maisquecesoitdesharengsoud*autrespoissons,sachonsleurfairebonaccueil.»Déjàlebancmouvantentraitdanslabaie;lesharengs,sautant

unpeuhorsdel’eaulesunspar-dessuslesautres,présentaientausoleil leur ventre, couvert d’écailles argentées. Je tirai sur lesablenotrebateaudecuveset leposaisurdegrossespoutres ;mafemmeet Jack lenettoyèrent, tandisquemoietmesenfants,nous avançant dans l’eau, nous prenions les harengs avec nosmains et avec des seaux de calebasses ;ma femme et Jack lesvidaientàl’instantmêmeetplaçaientlepoissondanslescuves,enayantsoindemettreunecouchedeselentrechaquecouchede

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harengs. Cette pêche dura une semaine ; chaque jour nousemplissions une tonne, dont je fermais l’ouverture avec desplanchesetunenduitdeterreglaise.Pendantcetemps,leharengfrais, accommodé de plusieurs façons, fut notre principalenourriture.Les débris de harengs, que nous avions jetés dans l’eau,

attirèrentdeschiensdemer,poissonsdugenresquale.Leurchairnevautrien,maisleurpeauépaissefournituncuirexcellentpourcourroies, brides, chaussures, etc., et leur graisse est bonne àbrûler. Mes fils, armés de bâtons et de pieux, partirent pourassommer une douzaine de ces animaux. Ceci me fournitl’occasion de remarquer que les enfants ont un goût naturel dedestructionquidégénèrefacilementencruauté:cettedispositionétait aussi dans mes fils ; mais ils tâchaient eux-mêmes de lacorriger, comme je le vis alors. Ils revinrent vers moi et medemandèrentquelquesballesetunpeudepoudre,pour tuer leschiensdemerd’unseulcoup,sanslesfairesouffrir.Jemerendisà leur prière ; car, si, d’un côté, je regrettais de dépenser lapoudre,trésorsiprécieuxpournous,d’unautrecôté,j’étaisémude cette pitié ressentie par mes enfants. N’allez pas croirecependant que la vue d’un poulet qu’on tue, ou d’écrevissesqu’on fait bouillir vivantes,medonnedes évanouissements ; jetrouve cette sensibilité d’autant plus ridicule que les personnesqui l’affectent mangent de bon appétit et la poule et lesécrevisses,sur le tristesortdesquellesd’abordellesontgémi:nécessitéfait loi ; lesanimauxdoiventserviranourrir l’homme,seulementnousn’avonspasledroitdetuerpournousdistraireetnousamuser.Quandnouseûmeslenombredechiensdemerquejedésirais,

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je les dépouillai avec facilité pendant qu’ils étaient frais, et,après avoir frotté intérieurement les peaux avec du sel, je leslaissai sécher au soleil. La graisse fut fondue dans une grandechaudière,puisépuréeetverséedansdes tonnelets ; jepensaisdès lorsàm’enservirplus tardpour fabriquerdusavon,etmafemmeseréjouitàl’avancedel’idéedepouvoirfairelalessive;lesvessiesdecespoissons,quisontassezgrosses,furentlavéesetdestinéesàcontenirdesliquides;nousjetâmeslerestedansleruisseauduChacal,cequiattiraunemultituded’écrevisses.Mesenfants,ayantprisbeaucoupdecesécrevisses, lesenfermèrent,parmonconseil,dansdegrandescaissesdeboispercéesdetouscôtés, et maintenues à moitié dans l’eau au moyen de grossespierres posées sur le couvercle ; c’était un réservoir fortcommode pour nous ; nous prîmes la même précaution pourquelquescentainesdeharengs,danslabaieduSalut.Jefisaussiuneimportanteaméliorationànotretraîneau:aprèsl’avoirfixésurdeuxpetitespoutresservantd’essieu,j’yadaptaiquatrerouesôtéesauxcanonsdunavire;j’eusainsiunevoitureassezlégèreet commodepar sonpeudehauteur.Nous allâmespassernotredimanche à Falkenhorst, où nous rendîmes grâces à Dieu pourtouteslesfaveursdontilnouscomblait.Chaque jour nous travaillions à l’arrangement intérieur de la

grotte. Pour comble de bonheur, je découvris au milieu descristauxdeselquelquesfragmentsdegypsecommunoupierreàplâtre ; après avoir cherchépendantplusieurs jours, j’arrivai àunegrosseveinedeceminéral,et,àcoupsdepioche,àl’aidedelapoudre,j’endétachaid’énormesfragmentsquemesfilsfirentrougir au feu et réduisirent en une poudre très-fine : ce plâtrenousfuttrès-utiledanslaconstructiondescloisons,etnousévitadelongsetpéniblestravauxdemenuiserie.

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Jemisunelégèrecouchedeceplâtresurlescouverclesdenostonnesdeharengs,exceptésurdeux,quejedestinaisàêtrefuméset séchés. Voici comment nous procédâmes à cette dernièreopération :dansunecabanedeplanchesetdebambous,ungrilfutsuspendu;surlegrilnousplaçâmeslesharengs,etendessousnousallumâmesdu feuavecde lamousseetdes rameauxvertsquidonnèrentbeaucoupdefumée.Environ un mois après la visite des harengs, nous vîmes

arriver des poissons fort gros qui s’efforçaient de pénétrerjusqu’au fondde la baie et de la rivière duChacal, sansdoutepourdéposer leursœufsentre lespierres. Jack fut lepremieràremarquerl’approchedesnouveauxvenus;ilnousannonçaavecsonexagérationordinairequedesmilliersdebaleineslongeaientnosrivagesetforçaientl’entréedenotreruisseau.«J’aipeur,monami,luidis-je,quetun’aiesvudesbaleines

quecommetuasvulesbrasdufameuxmonstredanslebancdesharengs:àpeinenotreruisseauserait-ilassezlargepourlaisserpasserunebaleine.

JACK.—Veuillezvenirvous-mêmeavecmoipourvousassurerdelavéritédecequejevousdis.Ilyenad’aussigrossesquevous ; si cespoissonsne sontpoint desbaleines, je pariebienquecenesontpointnonplusdesharengs.»Je suivis Jack, et, arrive au bord de lamer, je vis un grand

nombredebeauxpoissonsquimeparurentlongsdesept,dehuitetmêmededixpieds;d’abord,àleurmuseaupointu,jelesprispourdesesturgeons;aprèsunexamenplusattentif,ilmesemblaque c’étaient des saumons. Jack me dit d’un air fier ettriomphant : «Vous avouerez, papa, que c’est bien autre chosequevospetitsharengs;undecespoissonssuffiraitpourremplir

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unedenostonnes.MOI.—Maintenant,monami,mets-toià l’eauet tâchedeme

jetercespoissonsl’unaprèsl’autrepourquejelessale,commenousavonsfaitpourlesharengs.»Jack me regarda un instant avec des yeux étonnés, comme

pourvoir si je parlais sérieusement ; puis, prenant son parti :« Permettez-moi, papa, d’aller à la grotte ; je reviendraibientôt.»Ilserenditàlagrotte,d’oùjenetardaipointàlevoirsortir

avec ses flèches, son arc, un paquet de ficelles et quelquesvessiesdechiendemer.«Maintenant,medit-il tout joyeux, jesuisprêtàexécutervosordres.»Àmon tour, je regardai Jackavecuneextrêmesurprise, sans

deviner ce qu’il ferait. Il serra fortement les vessies par lemilieu, au moyen d’une longue ficelle, dont il attacha un desboutsàuneflèchearméed’uncrochetdefer;ildéposalepaquetprès du rivage, après l’avoir chargé de pierres assez lourdes.Puis il banda son arc, et, ayant saisi lemoment oùundes plusgros saumons se présentait de côté, il le visa et l’atteignit. Lepoisson blessé voulut fuir ;mais, comme la vessie retardait samarche,nouseûmesletempsdesaisirlaficelleetdelanoueràcelledupaquet.FritzaccourutsurcesentrefaitesetlouaJackdeson habileté. « Bravo ! lui dit-il, tu seras bientôt aussi habiletireurquemoi.Àprésent,jeveuxessayersijenepourraispas,àmontour,prendreundecesbeauxmessieurs.»Ilcourutchercheràlagrotteledévidoiretlesharpons;Ernest

le suivait, désireux de se signaler aussi par quelque haut fait.Nousaccueillîmesleurarrivéeavecplaisir:lesaumonblessésedébattaitavectantdeforce,quejecraignaisdevoirlaficellese

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briseretnotreproienouséchapper.ErnestetFritznousaidèrentdoncàletirersurlesable,oùj’achevaideletuer.Jackatteignitensuiteunénormeesturgeon;moi,j’enperçaideux;Fritzundehuit pieds que nous eûmes une peine infinie à sortir de l’eau.Ernest,moinsheureuxetn’ayantqu’unhameçonassezfaible,tuadeuxsaumoneaux.Jefiscesserlapêche,etnousnousoccupâmesde la salaisondenospoissons ; lesvessies furentmises àpartpour fairede lacolle ; je lavai lesœufs trouvésdans leventredesfemelles,pourenfaireunmetstrès-estimédesHollandaisetdes Russes et qu’on nomme caviar. Voici comment je lepréparai : après avoir lavémesœufs, comme je l’ai dit, je lespressai dans une calebasse percée de mille petits trous et leslaissai là vingt-quatre heures environ ; alors j’eus une massecompacteetdureassezsemblableaufromagequicommenceàseformer. Je l’exposai à la fumée pour la faire sécher. Le caviarainsi préparé se garde longtemps et se mange par tranches,comme le fromage. Nous en avions environ vingt-cinq à trentelivres.« Maintenant, dis-je à mes enfants, occupons-nous de notre

colle de poisson ; nous avons de quoi en faire, et de lameilleure.»Ilscoupèrentlesvessiesenlonguesbandelettesd’unpoucede

large, qu’ils nouèrent fortement par une des extrémités, roulantl’autre avec une pince en bois, jusqu’à ce que les bandeletteseussentprislaformed’unecoquille.Onlesmitensuitesécherausoleil,oùellesdevinrentduresettransparentes,si transparentesmême,quej’eusl’idéedem’enservirpourfairedesvitresànosfenêtres.Quandonveutemployercettecolle,ilsuffitdelacouperpar

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petits morceaux, que l’on dissout dans un vase plein d’eauchaude.

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CHAPITREXVIII

Visiteauxplantations.—Lejardinpotager.—Lechampdeblé.—Chasseauvolavecl’aigledeFritz.—Lechacalnousprendquelquescailles.—Récoltedumaïs.—Projetd’unmoulinâeau.—Grandeexcursion.—Découverteducotonnier.—Choixd’unlieupourétablirunecolonied’animauxsauvages.

Cette dernière pêche nous donna occasion de regretter biensouventnotrebateaudecuves,sicommodepournaviguerprèsdurivage. Je résolusdemefaireunepirogue ;malheureusement iln’yavaitpointàZeltheimd’arbredontletroncfutassezgros.Jeproposai à mes fils d’aller en chercher plus loin, derrière lesrochers. Dans cette course, nous avions plusieurs chosesimportantes à examiner : d’abord nos nouvelles plantations, lejardin potager créé par ma femme ; puis il fallait nousapprovisionner de baies de cire, de caoutchouc, de calebasses,etc.Nos plantations prospéraient à merveille ; le jardin potager

attirasurtoutnotreadmiration.Nousytrouvâmestoutessortesdelégumes qui nous promettaient à l’avance une riche récolte depois,defèves,deharicots;ilyavaitaussidesconcombres,desmelons, des ananas, etc. ; plus loin, nous visitâmes le champensemencéparmafemme;lesgrainsavaientpromptementlevé;plustard,cechampnousfournitdel’orge,dufroment,duseigle,de l’avoine, du millet, des lentilles ; mais, le jour même, jecoupai le maïs déjà mûr, parce que les oiseaux l’attaquaient.Nous fîmes sortir à peu de distance de nous une douzaine degrossesoutardesetdescaillesengrandnombre.

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D’abordnousfûmessitroublés,qu’aucundenousnepensaaufusil qu’il portait sur le dos ; nous restions là comme pétrifiésd’étonnement ; mais nos chiens s’élancèrent hardiment contretrois ou quatre kanguroos aux longues jambes qui, eux aussi,étaientcachésdanslestouffesdebléetsesauvaientenentendantlescrisdesoiseaux.Fritz,legrandchasseur,futlepremieràrevenirdesasurprise,

et,indignécontrelui-même,ilvoulutréparersonoubli.Ilavait,suivantsonhabitude,sonaiglesursagibecière;aprèsluiavoirôté son capuchon, il lui montra de la main les outardes quivolaient au-dessus de nos têtes, et le lança à leur poursuite.L’oiseau de proie fendit l’air comme une flèche, décrivitquelques cercles et se précipita sur une des outardes, qu’ilentraînaàterreaveclui.Fritz,quisuivaittouslesmouvementsdesonaigle,accourutassezàtempspourluiremettresoncapuchonetluiarracherlamalheureusepoule.Jack,desoncôté,voulantessayerl’habiletédesonchacal,le

laissa se glisser dans les buissons où s’étaient cachées lescailles;ilnetardapasàrapporteràsonjeunemaîtreunecaillevivante, qu’il tenait par une aile et qu’il se laissa prendredoucement entre les dents ; dix à douze fois il recommença lamêmemanœuvreavecsuccès;nousluienlaissâmesmangerunepourrécompenseetuneautreàl’aigle.Jereconnuscescailles,àleurplumage,pourêtredel’espècequeBuffonanomméegrossecaille du Mexique. Les blessures de l’outarde ne présentaientpoint de gravité. Nous nous hâtâmes vers Falkenhorst, où nousdevions trouver les choses nécessaires pour panser l’oiseau.C’était unmâle ; je voulus l’élever avec la poule outarde quenous avions déjà dans notre basse-cour. Les gerbes de maïs

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furententasséessur lacharrette.Dèsquenous fûmesarrivésaulogis, ma femme mit à la broche quelques-unes des cailles,pendantquej’étaisoccupéàfrictionnerledosdel’oiseaublesséavecmon onguent universel, composé de vin et de beurre ; jel’attachaiensuitedanslabasse-couràcôtédesacompagne.Jackavaitdeuxcaillesvivantesquejetraitaicommelecoqoutarde.Lerestedelajournéefutemployéàséparerlesépisdemaïs

de lapaille ; cettedernièrenous servit à faire la litièredenosbêtes;legrainleplusbeaufutréservécommesemence.«Monpère,meditFritz,queferons-nousdecegrainquandil

serabattuetvanné?Commentlemoudre?MOI.—Tuasdoncoubliéquenousavonsrapportédunavire

unmoulinàbras?FRITZ.—Non,monpère.Jecrainsseulementquecettemachine

nesoittropfrêle,tropsujetteàsedéranger.Pourquoineferions-nouspasunmoulinàeauavecunemeuledegrès,commeceuxdenotrepays?Nousnemanqueronspasdechutesd’eaupourmettrelaroueenmouvement.

MOI. — C’est une chose bien difficile que de construire unpareil moulin ; je crois que nous n’aurons ni les forces nil’habileténécessairespourfaireseulementlaroue.Dureste,monami, je suis content de voir que tu réfléchis sérieusement.Mûrissonscetteidée-là;noustâcheronsdelamettreàexécutionquandnousauronsassezdegrainsàmoudrepourqu’unmoulinnousdevienneindispensable.»Le lendemain, dès l’aube, nous partîmes pour une nouvelle

excursion ;nousemportionssurnotrecharretteunedouzainedepoules, un jeune coq, des canards, quatre petits porcs, deux

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brebis,deuxbéliers,deuxchèvresetdeuxboucs.Monintentionétait de les établir en colonie, et de les laisser se nourrir enliberté et se multiplier dans la campagne ; si cet essai étaitheureux,nousnousdéchargionsdel’entretiendecesanimauxetnous les rendions indigènes dans l’île.Nous avions aussi notretente de campagne et une échelle de corde. L’âne, la vache, lebuffle,étaientattelésauchar;Fritz,sursononagre,caracolaitenavantetnousindiquaitlecheminlemoinsdifficile.Cettefois,jevoulaisexplorertoutelacontréesituéeendroite

ligne entre Falkenhorst et la plaine des Buffles. C’était, àproprement parler, tout notre domaine. Nous eûmes, comme àl’ordinaire,assezdepeineànousavanceraumilieudeshautesherbes, des lianes, des broussailles : souvent il nous fallutemployerlahachepournousfrayerunpassage.Entaillantainsiàdroiteetàgauche,jedécouvrisquelquesracinesdontlacourburenaturelle était à peu près celle des bois de selles et des jougsdontonsesertpourlesbêtesdetrait;jecoupaisquelques-unesdecesracinesetlesjetaidansmonchar.Aprèsavoirtraverséunoudeuxpetitsboisasseztouffus,nous

arrivâmesdansuneplainecouverted’arbustesqui,deloi,ànotregrand étonnement, nous parurent chargés de flocons de neige.François,duhautdelacharretteoùnousl’avionsmis,lesaperçutlepremier.«Delaneige!delaneige!s’écria-t-il.Quelplaisir!nouspourronsdoncfairedebellesboules!enfinnousauronsunhiveràneigeetnonpastoujourscettemauditepluie!»Ces exclamations de François me firent beaucoup rire ; je

savaisqu’ilnepouvaittomberdelaneigedansunpayssichaud,et je pensais que ces flocons blancs étaient tout simplement ducoton. Fritz, qui avait pris les devants pour s’en assurer, me

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rapportaunepoignéedebourreque je reconnus immédiatementpourlabourreducotonnier.Cetarbusteestundesdonslesplusprécieux que le ciel ait fait à l’homme : il lui fournit lesvêtementsetunecouche;onletrouvedanslaplupartdesîlesdeesparages,etj’avaisétésurprisdenel’avoirpasencorevudanslanôtre.Les capsules, crevéesde tous côtés, laissent échappercettebourre,queleventemporteçàetlà;aussinousenvoyionspartout,enl’air,surlesbranches,aupieddesarbres.Cettedécouvertecausaunejoiebruyanteetgénérale.François

seulregrettaitbienunpeusesboulesdeneige;pourleconsoler,samèreluipromitdeschemisesneuvesetunejolieblouse.Nousramassâmesautantdecotonquenossacsvidesenpurent

contenir, et ma femme cueillit des graines pour les semer àFalkenhorstetàZeltheim.Après une halte d’une heure, on se remit en route dans la

direction du bois des Calebassiers ; je pensais trouver là unendroit convenable pour l’établissement dema colonie, au basd’une colline, entre la plaine des cotonniers et les arbres àcourges. Je prévoyais qu’il nous faudrait souvent revenir dansces lieuxpouravoirdesustensilesdeménage,etducotonpournosvêtements.Enmoinsd’unedemi-heurenousatteignîmeslacolline;autour

de nous s’étendait une forêt d’arbres assez hauts et touffus, quimettaientlesenvironsàl’abridesventsimpétueux;ànospiedsune plaine verdoyante, arrosée par un limpide ruisseau ;avantagesbonsàconsidérerpournous-mêmesetpournosbêtes.Ilfutdécidéàl’unanimitéquejedevaisfonderlamétairiedanscetendroit.Latentefutdressée;onfitunfoyeravecdespierresplates ; ma femme s’occupa du dîner, tandis que mes fils

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nettoyaientlecoton:ilsleremettaientensuitedanslessacs,qui,cette nuit-là, furent nos oreillers et nos matelas. Pour moi, jeparcourus les alentours pour m’assurer de la sûreté et de lasalubrité de lieu et pour chercher le gros tronc d’arbre dontj’avaisbesoinpourmapirogue;jen’entrouvaiaucunquipûtmeconvenir : ils étaient tous trop minces pour donner uneprofondeursuffisanteoupourfournirunmorceaud’écorceassezgrandetassezlarge.Après lerepasdusoir,chacunsecoucha;nous dormîmes paisiblement sous la garde de nos doguesvigilantsetintrépides.

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CHAPITREXIX

Nousconstruisonsunecabane.—Découvertedutérébinthe,del’arbreàmastic,delacannelle.—Larizière.—Lalaie;lescygnesnoirs.—NousdonnonslenomdeWaldegg à notre première métairie. — Le pin pinier. — Construction d’unesecondecabanequenousappelonsProspect-Hill.

Àunecentainedepasduruisseaudontj’aiparlésetrouvaientquatrearbresd’égalegrosseur,formantuncarrélong(rectangle)assezrégulier,dont leplusgrandcôté,ayantvingt-quatrepieds,donnaitsurlamer;lepetitcôtéavaitseizepieds.Jetaillaidansles troncs des mortaises pour y mettre les perches destinées àsoutenirletoit;surcesperchestransversalesnousclouâmesdeslattesetdelargesmorceauxd’écorce;commenousn’avionspasbeaucoupdeclousdefer,nousnousservîmes,encetteoccasion,de fortes épines qui viennent sur l’arbre nomméacacia à troisépines;nousenavionsdécouvertunlejourprécédent;séchéesausoleil,cesépinesdeviennentpresqueaussiduresquedufer.Ensuitenousnousoccupâmesdenousprocurerdesmorceaux

d’écorcepour le toit ; ilnousfallutbiendutempsetbiendelapatience:d’abordjefaisaisautourdestroncsd’arbresdestraitsde scie assez profonds pour atteindre jusqu’à l’aubier ; cescoupures parallèles étaient séparées les unes des autres par unespace de deux pieds ; je les fendais ensuite,perpendiculairement, puis j’enlevais les morceaux avec descoins ; pour les empêcher de se mettre en rouleaux, je leschargeais de lourdes pierres. Mes fils m’aidaient à les placersolidementlesunssurlesautrescommedesécaillesdepoissons.

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Nouseûmesainsiun toitsemblableàceuxde laplupartdenoschaletssuisses.Nous fîmesalorsdeuxdécouvertes.Ma femmes’étant servie

desdébrisdestuilesdeboispourallumersonfeu,jesentiss’enexhaler une odeur de résine aromatique.En les examinant avecplusd’attention, je reconnusquequelques-unsde cesmorceauxappartenaient au térébinthe, les autres à l’arbre à mastic. Jen’avaisnullementl’intentiondemeservirdecesrésinescommed’une chose de luxe, mais je pensais déjà pouvoir obtenir parleur cuisson une sorte de goudron ou de poix. La secondedécouverte fut due à nos chèvres. Ernest remarqua que cesanimauxmangeaient avec avidité des petitsmorceaux d’écorcedesarbresquenousavionspelés ;commemonfilsétaitunpeugourmand, il voulut savoir le goût de ces écorces ; il en portadoncàsaboucheets’écriatoutjoyeux:«Delacannelle!delacannelle!»Ilnesetrompaitpas:c’étaitbiendelacannelle,etsiellenevalaitpascelledeCeylan,fortestiméeenEurope,ellen’enavaitpasmoinsunparfumtrès-suave.Pendantlerepasdusoirilfutnaturellementquestiondestrois

découvertes du jour. Je racontai àma famille que le térébintheavaitététrouvéparlesVénitiensdanslesîlesdel’archipelgrec.«Etquefait-ondelarésinequ’ildonne,appeléetérébenthine?demandaErnest.

MOI.— Elle sert en médecine. On l’emploie aussi pour lesvernis, pour la colophane ; cuite et mêlée avec l’huile depoisson,elledonneungoudrontrès-estimé.

JACK.—Etlemastic?MOI.—Lemastic,quisortpargouttesdel’arbreàmasticetse

durcit au soleil, est employé très-souvent par les parfumeurs ;

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dissousdansl’alcoolouesprit-de-vin,ilfournitunvernispourlaporcelaine.

FRITZ.—Etlacannelle?MOI.—Laplusestiméevientdel’îleCeylan;onlarecueille

surl’arbreappelécannellier;laplusfineestcellequisetrouveentrelasecondeécorceetl’aubier;séchéeausoleil,lacannelleserouled’elle-mêmeenmorceauxdedifférentesgrandeursqu’onlieensembleetqu’onmetdansdessacsdecotonrenferméseux-mêmes dans d’autres sacs de peau de buffle, impénétrables àl’air.C’estainsiqu’onlatransporteenEuropesansqu’elleperderiendesonparfum;elleentredanslacompositiondesliqueurslesplusfines.»Letoitachevé,nousenvironnâmesnosarbresd’unepalissade

serrée de roseaux et de poutres de six pieds de haut, entrel’extrémité supérieure de cette palissade nous laissâmes unespaced’environquatrepieds, ferméparunsimplegrillagequipermettait à l’air et à la lumière de pénétrer. Une cloisonperpendiculaire divisait l’intérieur endeuxparties : l’une, plusgrande,pourlesmoutonsetleschèvres;l’autre,pluspetite,pournous-mêmes. Au fond de l’étable de longs bâtons furent fixéspourservirdeperchoirsauxpoules.Àcôtédel’endroitquenousavionsménagépourlaportenous

plaçâmesdeuxbancsrustiquesàl’ombredesarbresetducôtédelamer.Desclaiesd’osierélevéesunpeuau-dessusdusol,etsurlesquelles on pouvait mettre nos matelas, composaient notreameublement.Je savais bienqu’unemaisonnette aussi frêle que celle et ne

résisteraitniauxventsniauxpluiesd’hiver;aussimonintentionétaitdegarnirplustardlespalissades,endedansetendehors,de

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terre grasse gâchée avec du plâtre et du sable fin. Pour lemoment,jenedésiraisqu’unechose:donnerànosbêtesunabrioùellesprissent l’habitudedeseretirerd’elles-mêmestous lessoirs au retour du pâturage ; pour les accoutumer à cela, j’eussoin,pendantplusieursjoursdesuite,deremplirleursaugesdepommesdeterremêléesdesel.C’étaitleurnourriturefavorite,etmesenfantssechargeraientdelarenouvelerdetempsentemps.Cette cabane, que j’avais cru pouvoir achever en trois ou

quatrejours,nouspritunesemaine;avecnostravauxfinirentnosprovisions de bouche. Comme je ne voulais pas retourner àFalkenhorst avant d’avoir établi une autre métairie du mêmegenreprèsducapdel’Espérancetrompée,j’envoyaiFritzetJackà notre demeure pour nous rapporter des pommes de terre, desjambons,dufromage,dupoissonfuméetdesgâteauxdecassave;ilsdevaientaussidonnerde lanourritureauxanimauxquenousavions laissés soit àFalkenhorst, soit àZeltheim.Fiersde leurmission, ils partirent au grand trot, montés, l’un sur l’onagre,l’autresurlebuffle,etemmenantenlaissel’ânecommebêtedesomme;Turclesaccompagnait.Enleurabsence,jesuivisavecErnestlesbordsduruisseau,et

j’arrivai jusqu’à la paroi escarpée du rocher d’où j’espéraisdécouvrirlestracesdenotrepremièreexcursiondansceslieux;elles n’étaient plus visibles.Nous arrivâmes à unmarécage oupetit lac, sur les bords duquel nous vîmes du riz sauvage enpleinematurité;d’innombrablestroupesd’oiseauxensortirentànotre approche ; Ernest, se montrant alors meilleur tireur queFritz lui-même, en abattit plusieurs que nous reconnûmes pourdesoutardes.Jefustrès-surprisdelajustessedesoncoupd’œil.Cet enfant, avec sa lenteur ordinaire, ne se passionnait pour

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rien ; mais, grâce à son esprit d’observation, il réfléchissait àtout,etsavait,àl’occasion,réussirmieuxquelesautresdanssesentreprises.Pourtantsonhabileténenousauraitpasététrès-utileencetteoccasion,sanslejeunechacalquinoussuivaitetquiallaramasserlegibierdanslespartiesdelarizièreoùnousn’osionsentrer nous-mêmes, de peur d’enfoncer dans ce sol mou etdétrempéparleseaux.MaîtreKnips,quiétaitsurledosdeBill,nousfitdécouvrir,aumilieud’uneverdureépaisse,cettebelleetgrossefraiseblancheetdélicieuseàlabouche,quel’onnommeenEurope : fraiseduChiliou fraiseananas.Nouseûmessoind’enemplir lahottedu singe, afind’apporterquelquechosedebonànotrefamille.Lavuedecelaccharmant,quibornaitlarizièreaunord,nous

rappelanotrepatrie:«LaSuisseesttransplantéeici!»s’écriaErnest.Sansdouteleseauxdecelacétaientaussi limpidesquecelles des nôtres ; elles se ridaient au doux souffle du vent etreflétaientleciel;maisnousnevoyionsnilessommetsneigeuxdenosmontagnes, ni les forêts de sapins au sombre feuillage ;nous n’entendions ni la clochette des troupeaux, ni la corneretentissantedupâtredesAlpes.Descygnes,enbandesnombreuses,sillonnaient lasurfacedu

lac;aulieud’êtreblancscommeceuxd’Europe,ilsétaientdunnoir très-vif, à l’exception de six grandes plumes blanches del’aile;dureste,mêmefiertédanslemaintien,mêmegrâcedansles mouvements, même sollicitude dans les mères cygnes, qui,inquiètes, attentives, rassemblaient autour d’elles leurs petits etleur cherchaient de la nourriture. Ne voulant point troubler unspectacle si charmant, je défendis àErnest de faire le coup defeu, comme il en avait envie ; je lui dis cependant que nous

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chercherionslemoyend’avoirunepairedecescygnespourlesétablirsurnotreruisseaudeFalkenhorst.Tantqu’auxoiseauxquivolaientçàetlàdanslemarécage,nouslesdéclarâmesdebonneprisepourl’avenir;nousn’avionspasbesoind’entuercejour-là,nosoutardesnoussuffisaient.MaisBill, s’étant jetéà l’eau,revint, du milieu des roseaux, tenant à la gueule une bête fortsingulière.Elleressemblaitàuneloutresousplusieursrapports:les doigts des quatre pieds étaient réunis par des membranescommeceuxdesoiseauxaquatiques;sa longuequeuepoiluesedressaitenl’air ;elleavaitunetêtefortpetiteavecdesyeuxetdesoreillesàpeinevisibles,et,commetraitfortremarquable,unlongbecdecanardauboutdesonmuseau.Ilnousfutimpossibledesavoirdansquelleespèceilfallaitrangercetétrangeanimal,qui tenait à la foisde l’oiseauetduquadrupède.Nousnenousrappelions point d’avoir rien lu dans les ouvrages d’histoirenaturellequipûtnousmettre sur lavoie. Je luidonnai,demonautoritéprivée,lenomdebêteàbec.Chargés de notre butin, nous retournâmes à la métairie, où

FritzetJacknetardèrentpointànousrejoindre.«Ilétaittemps,me dirent-ils, de renouveler les provisions de notre volaille ;nousluiavonslaisséunequantitédenourrituresuffisantepouraumoinsunedizainedejours;etvoicidesprovisionspournous.»On se mit à table, et, pour dessert, Ernest offrit ses fraises

ananas,auxquellesonfithonneur.Mafemmenousremerciapourleriz,qu elledéclaraexcellent,quoiquelegrainenfûtpetit.Labêteàbecexcitalacuriositédetousmesenfantsetdonna

lieuàFritzderegretterbeaucoupden’avoirpasprispartànotreglorieuse excursion. Jack se consola en pensant que son élèvechacal l’avait bien remplacé. Je dis alors àFritz : «Mon ami,

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notreconfianceentoidoitteparaîtredequelqueprix.Pourquoitantregrettertroisouquatrecoupsdefusilquetuauraistirés?Tun’es pas content que je t’aie chargé, comme fils aîné,d’approvisionnerFalkenhorst?Envierais-tulesuccèsd’Ernestàlachasse?»Fritz, honteux du dépit qu’il avait éprouvé d’abord, sauta au

cou d’Ernest et l’embrassa avec tendresse. Je lui promis de lemeneravecnousaulacavantdequitterlesparagesoùnousnoustrouvions.Mafemmeplumaetsala lesoutardesquenousavionstuées;

nous en mangeâmes une au souper, elle obtint les louanges detouslesconvivesaffamés.Lelendemain, lenomdeWaldegg futdonnésolennellementà

lamétairie ; onmit du fourrage dans l’étable, du grain dans lepoulailler, et nous quittâmes nos colons, que Fritz fut obliged’empêcherdenoussuivre.Aprèsavoirmarchépendantuneheureenviron,nousvenions

d’entrer dans Une forêt d’arbres résineux assez semblables àceuxdel’Europe,quand,toutàcoup,dessinges,cachésdanslésbranches, nous jetèrent des pommes de pin, petites, il est vrai,maisqui, lancéesd’une si grandehauteur, auraientpu fairedesblessures fort dangereuses. Il fallut nous servir de nos fusilscontrelesagresseurs;lebruitdeladéchargelesmitenfuite.Lespommesdepinquiavaientservideprojectilesauxsingesavaientuneformeparticulière;Fritzenécrasauneentredeuxpierres,ettrouvadedansuneamanded’ungoûtagréable;m’étantapprochédeluietayantàmontourexaminélesmorceaux,jereconnuslepinpinier[1],quidonneunfruitbonàmangeretunehuileàbrûlerexcellenteetsansaucuneodeur.

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«Net’occupepointmaintenantàécrasercespommes,dis-jeàFritz, je t’apprendraiunemanièrepluscommodedelesouvrir ;ramasseseulementtoutescellesquetuvoisàterre.»Quandnouseûmesatteintlacollinequi,parunepentedouce,

montejusqu’aucapdel’Espérancetrompée,àpeudedistanceduchamp des cannes à sucre, nous dressâmes notre tente sousl’ombraged’unbouquetdepalmiers,prèsdunesourced’eau.Ilétait impossible de trouver un endroit plus convenable pourl’établissementdenotresecondemétairie :eau,bellesprairies,boistouffus,riennemanquait.Les enfants, par mon conseil, allumèrent du feu et posèrent

leurspommesdepinquelquesminutessurlescharbonsardents;elles éclatèrent d’elles-mêmes en produisant une petitedétonation;ilfutalorsfaciled’ôterlesamandes.Dans l’après-midi, il fallut commencer les travaux de

construction de la nouvelle métairie. Nous allâmes vite enbesogne ; leplan et lesdivisions intérieuresdeWaldegg furentsuivis. Six jours nous suffirent pour son achèvement. Ernestvoulait, sans doute pour nous donner un petit air anglais, quecettemétairiereçûtlenomdeProspect-Hill;pourmoi,fidèleànotre chère langue allemande, je préférais l’appelerShattenbourg ou Schauenbach. Prospect-Hill obtint lapréférence;jeduscéderdevantlamajorité.

1. ↑Onappelleencorecetarbrepignondoux,etsesfruitspignoles.

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CHAPITREXX

Je commence à construire ma pirogue avec l’écorce d’un chêne. — Le pin de laVirginie ou pin à trois feuilles.—Nousmettons une partie de notre demeure àl’abridel’invasiondesbufflesaumoyend’unepalissadeetderetranchements.—La cabane de l’Ermitage. — J’achève la pirogue. — Le jeune taureau. —CommentlesCafresdressentleurstaureauxcombattantsetgardiens.—Lestapisdepoildechèvre.—Nosoccupationspendantlasaisondespluies:lamusique,letour,l’escrime,ladanse,lesexercicesgymnastiques.

La seconde métairie achevée, je me mis de nouveau à larecherched’unarbrepropreàfaireunepirogue;jetrouvaienfinunesortedechêneàglandspluspetitsqueceuxde l’Europe,àécorceplusserréeetassezsemblableàduliège,àtroncdroitetdépourvu de branches. Je me décidai pour cet arbre ; il avaitenvirondix-huitàvingtpiedsdehautsurcinqpiedsdediamètredanssamoyennegrosseur.Cen’étaitpas,onlepensebien,unechosefacilequed’enlever

toutd’unepièceunmorceaud’écorced’unepareilledimension.Après avoir attaché aux premières branches notre échelle decorde, Fritz put scier en rond assez commodément l’écorcejusqu’àl’aubier;j’enfisautant,demoncôté,àlabasedutronc;puis nous enlevâmes perpendiculairement d’un cercle à l’autreune bande large de deux ou trois doigts, et nous pûmes alorsséparer l’écorce de l’arbre avec des coins de fer ; grande futnotre joie quand nous l’eûmes posée entière, sans la moindrebrisure, sur l’herbe ; pendant qu’elle était fraîche et flexible,nousnousmîmesàlatravailler.Mesfilspensaientqu’ilsuffisait

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d’attacher un morceau de planche à chaque extrémité, pour enfaire une chaloupe ; moi, je voulais quelque chose de plusélégant,deplusgracieuxetdeplusléger.Je fisd’abordavecmascieunefented’environcinqpieds à

chaque bout du rouleau, dans le sens de la longueur, et jerejoignislesdeuxpartiesainsiséparéesenlescroisantl’unesurl’autre. Elles prirent, de cette manière, l’une la forme d’uneproue, l’autre d’une poupe. Les clous, le goudron et la cordefurent employés à cet effet ; à l’aidede forts bâtons, placés entraversàégaledistance,jemaintinsunécartementsuffisantentreles bords de la pirogue ;mais ilmemanquait, pour l’achever,plusieurs choses indispensables : j’envoyai donc de nouveauFritz et Jack à Falkenhorst, chercher notre petite charrette, surlaquelle jevoulais transporterànotredomicilemapirogueafindelatermineràloisir.Ils partirent, comme la première fois, montés, l’un sur

l’onagre, l’autre sur le buffle, emmenant de plusmaître baudet,quidevaitêtreatteléàlacharrette.Enleurabsence,j’allaiavecErnestdanslesenvirons,couper

de grosses racines d’arbre, dont j’avais besoin pour doublerintérieurement ma pirogue et en maintenir les côtés droits etrelevés.Noustrouvâmes,enmêmetemps,lepindelaVirginieoupinàtroisfeuilles,dontlarésineépaisseestpréférablepourlecalfat.MafemmeetlepetitFrançoisnousaidèrentàenrécolterunegrandequantité.Quandnousarrivâmesàlamétairie,mesfilsétaientdéjàderetouravec lacharrette ;maisnousnepouvionssonger à nousmettre en route, car la nuit approchait. Après lesouper,chacunsecoucha.Lelendemain,dèsl’aube,nousposâmesavecprécautionnotre

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pirogue inachevée sur la charrette, ainsi que les courbes et lesprovisionsderésine;avantdepartir,j’arrachaiauxenvironsunedouzaine de jeunes arbres, que je voulais ajouter à nosplantations de Zeltheim. Depuis quelque temps déjà j’avaisl’intentiondeconstruireunesortedefortificationoudepalissadeentrelarivièreprincipaledel’îleetlaplainedesBuffles,etdelaisser,ducôtéopposéànosdomaines,uncoupledenosporcss’établir en paix dans un endroit où nous n’aurions rien àcraindred’euxpournosplantations.Ce dessein me décida à prendre la route du champ de

bambous.Jelestrouvaiénormémentgrossis.J’enabattisunpourservirdemâtànotrepirogue,etungrandnombred’autrespourfaire la palissade projetée. Nous creusâmes d’abord, à égaledistancedesrochersetdelarivière,unfosséoùl’eaufutamenéeparunerigole,etentrecefosséetlarivièrenousétablîmesnotrepalissade de bambous entrelacés dans de grosses branchesd’arbres fichées en terre ; de chaque côté, nous plantâmes desarbrisseauxépineuxetdespalmiersnainsformanthaievive;çaet là furent creusées quelques fosses à loups, que nousrecouvrîmesdeplanchesetd’herbe.Nousnenousménageâmesqu’unsentierfortétroit;pourfranchirlefossé,jeconstruisisunpontmobilenommélepontde laFamille,et j’élevaiunepetitecabaned’écorcespournousservirdecampement :ellereçut lenomd’Ermitage.Cestravauxnousdemandèrentcinqàsixjours.On ne s’arrêta à Falkenhorst que le temps nécessaire pour

renouvelerlesprovisionsdenotrevolailleetprendredesoutils;lejourmême,nousarrivâmesàZeltheim,oùjevoulaisfinirmapiroguedanslevoisinagedelamer.Onnesauraits’imaginercequecoûteletravaild’uneembarcation,mêmelaplussimpleetla

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plus ordinaire, quand on veut l’établir solidement. Il fallutd’abordladoubleràl’intérieurdecôtesdebois,lagarnird’unequille ; puis attacher des anneauxpour les rames et les câbles,fixer le mât, poser les bancs des rameurs, mettre enfin legouvernail. Je terminai [mabesogneengoudronnant lamachineen dedans et en dehors ; pour lest j’établis un pavé de pierresliéesensemblepardel’argileetquejerecouvrisd’unplanchersolide.Déjànousparlionsdemettrenotrepirogueàl’eau,quandl’idéeme vint de lui faire une ceinture d’outrés gonflées d’air,biengoudronnées,etretenuespardefortescordes ;cesvessiesmepermettraient, aubesoin,dedoubler lachargedemon légerbâtiment.Maintenant notre flotte était au grand complet : pinasse et

pirogue!quepouvions-nousdésirerdeplus?J’aioubliédedireque,quelquessemainesavantnotredépart

pour l’établissementdesdeuxcolonies,notrevachenousdonnaunveau,auqueljeperçailesnarinesconnueaubuffleafindeledompter ; ce jeune taureau, très-vigoureux, commençait déjà àporterunepetiteselle.«Quevoulez-vousdoncfairedutaureau?medemandaFritz;

il est si brave et si courageux, qu’il me semble que nouspourrions facilement le dresser au combat, comme font lesCafres.»Ma femme, qui entendit ces paroles et qui avait lu autrefois

quelques descriptions des combats de taureaux en Espagne,s’écria que nous ne devions pas, nous, donner de pareilsspectaclesdansnotreîle.«Ilyabeaucoupdedifférence,luidis-je,entrelescombatsde

taureaux des Espagnols et ceux dont parle Fritz. LesCafres ne

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dressentleurstaureauxquedansunbututile:pourdéfendreleurstroupeaux exposés sans cesse aux attaques des tigres, despanthères,deslionsetd’autresanimauxférocestrès-communsenAfrique. Dès que le taureau gardien et combattant devine, parinstinct, l’approched’unde ces terribles ennemis, il avertit lesvaches par un beuglement particulier, et les fait se ranger encercle,lesveauxaumilieu;toutesprésententleurstêtescornuesàl’assaillant,pendantqueletaureauseprécipitesurlui,letueouleforceàs’éloigner,àmoinsquecenesoitunlion,quinereculejamais ; alors le taureau n’a d’autre parti que de sacrifiergénéreusementsavieausalutgénéral.LesCafressontdivisésentribussouventenguerrelesunescontrelesautres;lestroupeauxsuiventtoujoursleursmaîtres;lestaureaux,quiformentl’avant-garde,décidentassezsouventdelavictoire.LeconseildeFritzn’est donc pas mauvais. Allons aux voix. » On approuva àl’unanimitél’idéeémisepar lefilsaîné.Restaitàsavoir lequeld’entrenousseraitparticulièrementchargédeformerletaureauàsadestinationmilitaire.J’avaispenséd’abordàl’instruiremoi-même,chacundemesenfantsayantdéjàunélève,à l’exceptiondupetitFrançois.Commejecraignaisque,restanttoujoursprèsde samère et unpeugâté par elle, il ne devînt tropdélicat, jesaisiscetteoccasiond’animersoncourage.« Mon ami, lui dis-je, serais-tu content si je te confiais le

taureauàélever?»Lesbeauxyeuxbleusdel’enfants’animèrent.«Ô papa !me répondit-il, que vousme feriez plaisir ! Jemerappelletrès-bienl’histoiredel’hommeappeléMilon,qui,ayantcommencéparporterunveausursesépaulesets’étantobligéàleporterainsitouslesjours,devintsifortparcetexercice,qu’ilput porter plus tard le veau devenu bœuf. Je ne saurais, jel’avoue,enfaireautant,carleveauestdéjàbeaucoupplusgros

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que moi ; mais je puis l’accoutumer à recevoir mes soins, àm’aimer, à m’obéir ; et, quand il sera tout à fait grand, il mereconnaîtratoujoursetjenelecraindraipas;alors,moiaussi,jeseraigrandetfort.

MOI.—Tunedoispast’attendre,monami,àcequetesforcescroissent dans les mêmes proportions que celles du taureau.L’homme, destiné à vivre plus longtemps que la plupart desanimaux, se développe aussi plus lentement ; dans un an tu neserasencorequ’ungarçonassez faible,et ton taureauseradéjàtrès-vigoureux ; mais tâche seulement, comme tu le dis, del’accoutumeràtoietdeluiapprendreàt’obéir.

FRANÇOIS.—Jeveuxaussimontersur lui,commeJackmontesursonbuffle;ceseraunsolidecheval.

FRITZ.—Quelnomluidonneras-tu?FRANÇOIS. — Je l’appellerai Vaillant : ce nom lui portera

bonheurdanslescombats.JACK.—Cecimefaitsouvenirquejedoisdonnerunnomàmonbuffle:dorénavantdontjerappelleraiSturm (Tempête).Ne sera-cepasbeaudedire :Voilà JackquiarrivesurlaTempête!»Dès ce jourFrançoisnevoulutpluspermettre àpersonnede

toucher à son veau. Il l’embrassait, le caressait, le conduisaitpartoutaveclui,luiapportaitdelanourritureetpartageaitmêmeavecluisonpain.L’animalnetardapasàs’attacheràsonjeunemaître.Comme il nous restait encore deuxmois avant la saison des

pluies, nous les employâmes à travailler à notre grotte de selpour en faire une demeure aussi agréable que possible ; lescloisons qui séparaient nos chambres entre elles étaient en

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planches,maiscellesquiséparaientnoschambresdel’écurieetdel’étableétaientenpierre,lapierreinterceptantmieuxl’odeur.Lesembellissementsintérieursfurentréservéspournotrepasse-temps d’hivernage. Pendant que nous nous occupions de lamaçonnerie et de la charpente, ma femme, aidée de François,nousfabriquaitdestapisdepoildechèvredestinésàcouvrirleplancherunpeufroiddenosappartements.Je crois que le lecteur me pardonnera de lui dire quelques

mots sur la fabricationdenos tapis.D’abordnous étendions lepoil de chèvre et un peu de laine de nos brebis sur ai grandsmorceauxdetoileàvoilecoususensembleparmafemme;nousversionsdessusdel’eauchaudetenantendissolutiondelacolledepoisson;puisnousroulionslatoile;nouslabattionsàcoupsredoublés avec des franches. À force de recommencer cesopérations,ilseformaunfeutreassezfermeetassezflexible.Les pluies arrivèrent ; mais cette fois elles ne nous

occasionnèrent aucun effroi ; au contraire, nous les désirionspresque pour commencer nos travaux sédentaires. Nous étionsd’autant plus sensibles à toutes nos jouissances, que nous nousrappelionsmieuxcequenousavionssouffertl’annéeprécédente.Quel bonheur de posséder maintenant une demeure saine,éclairée, commode, remplie de provisions pour nous et pournotrebétail!quej’étaisheureuxdevoirmafemmetravailleraumilieudesafamilleavecsonrouetouàsonmétierdetisserandfabriquésparmoi, tantbienquemal!Ellenoustissauneétoffemoitiélaine,moitiécoton,pournosvêtements,etdelatoilepourdeschemisesetdesdraps.Jeparvinsàmefaireàmoi-mêmeuntouravecunepetiteroue

de canon ; je pourvus le ménage de quelques ustensiles et de

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quelquesmeubles.Mes filsm’imitèrent,et lepenseurErnestnetardapasàsemontrerplushabiletourneurquemoi;ildonnaàsamèredetrès-jolisobjets.Lesoir,àlalueurdenoslampesetdenosbougies,nousjouissionsd’uneilluminationplusbellequecelle du palais des rois, grâce aux cristaux de la voûte, auxcolonnades et auxportiquesnaturels qui répétaient desmilliersde fois avec des éclats de toutes couleurs les flammes de noslumières. Nous avions même des concerts. Comme Jack etFrançoismontraientdesdispositionspourlamusique,jeleurfis,avec des roseaux, de petits flageolets sur lesquels ils purentaccompagner leur mère, dont la voix était très-douce et très-mélodieuse. Plus tard, je leur donnai des leçons de danse etd’escrime ; mais jamais je ne laissai passer un seul jour sansqu’ils consacrassent une ou deux heures aux exercicesgymnastiques, si nécessaires au développement des forcescorporelles.Vousvoyezquenousétionsdesgensassezcivilisés.Loindela

sociétédeshommesnossemblables,condamnéspeut-êtrepourlereste de notre vie à rester dans cette ile déserte, nous avionspourtant tout ce qui est nécessaire à l’existence. Actifs,laborieux,sainsdecorpsetd’esprit,nousn’éprouvionspointlesennuisnilestristessesdel’oisiveté.Lessentimentslesplusvifsde nos cœurs étaient une tendresse réciproque les uns pour lesautres, et une reconnaissance infinie envers Dieu, qui nousdonnaitdesmarquessivisiblesdesaprovidence.

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CHAPITREXXI

Nouscélébrons l’anniversairedenotredélivrance.Les jeux : le tir ; lesarmesà feu ;l’arc;lacourse;l’équitation;lafrondeàballes;lanatation.—Lescourges.—Découverteduginseng.—Notremétairieravagéeparlessinges.—Projetsdevengeance.

Un matin, peu de jours après le commencement des pluies,m’étant réveilléplus tôtqu’à l’ordinaireetnevoulantpointmeleverdepeurdetroublerlesommeildemafamille,jem’occupaià fairementalement le compte exact du temps que nous avionsdéjàpassédans l’île ; je trouvai, àmagrande surprise,qu’il yaurait juste un an le lendemain. Plein de gratitude envers leSeigneur,jeleremerciaidesgrâcesdontilluiavaitpludenouscombler pendant ce temps, et je résolus de célébrer d’unemanièresolennellel’anniversairedenotredélivrance.Quandmesenfantsfurentdebout,jelesfistravaillerplusque

de coutume pour établir un ordre parfait dans la maison, etterminer le jourmêmequelques travauxcommencésdepuisplusd’une semaine. Après le repas du soir, je parlai ainsi à mafamille:« Mes chers amis, c’est demain l’anniversaire de notre

délivrance;préparez-vousdoncàcélébrercejourd’unemanièresolennelle ; que votre mise soit aussi soignée que possible,commepourunbeaudimanche.

JACK.—Pourquoidonc,papa,parlez-vousdedélivrance?quiest-ce qui a été délivré ? FRITZ. — Monsieur l’étourdi ne se

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rappellepasquilyaunannousavonstousfailliêtreengloutisdanslamer,etqueDieunousadélivrésennousfaisantabordersurcerivage?

JACK.—Quantaunaufrage,jem’ensouviendraitoutemavie;mais, pour la délivrance, vaut-elle la peine d’unecommémoration si solennelle ? Nous nous sommes sauvés toutsimplement, comme d’autres personnes auraient fait à notreplace.

MOI. — Tu as raison de dire que l’action en elle-même nemériteguèrequ’onenperpétue lamémoirepardes solennités ;maisuneautrepenséedoit t’occuper : soisconvaincuque,sansunsecoursparticulierduciel,nousaurionspéri ;c’estdoncundevoir de remercierDieu. Les cœurs reconnaissants n’oublientjamaislesbienfaitsreçus.

JACK.—Papa,vousavezraison.LAMÈRE.—Comment, il y a un anquenous sommes ici ! le

tempspassebienvite.MOI.—C’estautravailquenousdevonsdetrouverletempssi

court ; la paresse et l’oisiveté font paraître unmois aussi longqu’uneannée.

LAMÈRE.— Tu ne t’es point trompé dans ton calcul ? as-turegardétoncalendrier?

MOI. — Mon calendrier ne peut plus me servir maintenant.Comme nous avons fait naufrage le 30 janvier, mon calendriern’a été valable que pour onze mois. Nous ne pourrons pas enacheterunnouveauici,ilfaudratrouverunmoyend’ysuppléer.

ERNEST. — Mon père, je me rappelle que Robinson Crusoéindiquaitchaquejourécouléparuneentaillefaitesurunmorceau

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debois.MOI.—Oui ;mais,pour s’y reconnaître, il estnécessairede

savoir combien il y a de jours dans chacun des mois et dansl’annéeentière.

ERNEST.—Jesaisquel’annéecontienttroiscentsoixante-cinqjours cinq heures quarante-huit minutes et quarante-cinqsecondes.MOI. — Très-bien, mon petit savant ; mais ces cinqheures, ces quarante-huitminutes et ces quarante-cinq secondesnevousembarrasseront-ellespasdansvotrecalcul?

ERNEST.—Pointdutout:onlesrassembletouslesquatreans,cequidonneàpeuprèsunjoursupplémentaire,quel’onajouteaumoisdefévrier,etl’onauneannéebissextile.

MOI. — Vous êtes digne d’être l’astronome d’une majestéeuropéenne, et vous méritez la présidence du bureau deslongitudes.

FRITZ. — Quant à moi, je ne puis jamais me rappelerexactementlenombredesjoursdechaquemoisdel’année.

MOI.—Tuassurlamainunmoyenfaciledelesavoir.FRITZ.—Surlamain!voilàquiestsingulier.Jenem’enserais

jamaisdouté.MOI. — Ferme la main. Le haut de ton poing montre (sans

compterlepouce)quatrepetitsossaillantsettroisenfoncements.Nomme les mois de l’année en commençant par le petites del’index, auquel tu reviendras après avoir atteint l’os du petitdoigt,et tuverrasque lesmoisde janvier,demars,demai,dejuillet,d’août,d’octobreetdedécembretombentsurlesos,etlesautres dans les enfoncements ; tout le secret est là : les osmarquentlesmoisdetrenteetunjours,lesenfoncementsceuxde

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trente;ilfautseulementserappelerquefévriern’enaquevingt-huitd’ordinaire,etvingt-neufdanslesannéesbissextiles.Mesenfantss’exercèrentàcompterlesmoisdecettemanière;

je leur recommandai, en outre, d’avoir chacun un morceau debois pour marquer les jours, leur annonçant que, de temps entemps,nouscomparerionslestaillesensemble,pourêtresûrsdenepointnoustromper.Ma femme me reprocha gracieusement de ne l’avoir pas

avertieàl’avancedufameuxanniversaire,pourqu’ellepûtnouspréparerunpetitfestin.«Ah!ah!luidis-je,jevoisquetuveuxresterfidèleauxusagesdenotrepatrie,oùiln’yapointdefêtecomplètesansrégal.Maisdansnotresolitudenousn’avonsguèreletempsdenouslivrerauxplaisirsdelatable.

MAFEMME.—Permets-moidecontribuerpourquelquechoseàl’agrémentdelafête;suivonslesusagesdetouslespeuples,quiaccompagnentdefestinsmêmeleurssolennitésreligieuses:unebonnenourritureprisemodérémentréjouitlecœurdel’homme.»Jedisàmafemmequejelalaissaislibredefairecequ’elle

jugeraitconvenable.Elleserenditdanssacuisine.Mes enfants etmoi nous nous couchâmes. Je les entendis se

demandertoutbasl’unàl’autrequelspréparatifsj’avaispufairepour la fête ; je ne jugeai point à propos de les instruire à cesujet ;maisleurschuchotementset leurssuppositionsaidèrentàfixermesidéesencoreindécises.Le jour commençait à peine à poindre lorsque nous fûmes

réveillésparuncoupdecanondontlesonvenaitdurivage.Pleind’inquiétude, je me levai précipitamment, et je n’étais qu’àmoitiéhabilléquandFritzet Jackentrèrent tout joyeuxdansma

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chambre. Je soupçonnai alors que mes fils pouvaient bien m’avoir ménagé cette surprise, qui, du reste, ne m’était pointagréable;Fritzlutsurmafigurel’expressiondumécontentementet s’excusa d’avoir, sansma permission, salué par un coup decanonl’auroredecetanniversaire.«Ilfautconvenirpourtant,ditJack,quececoup-làvautbienla

peinequ’onenparle ;a-t-il ronflé !nousn’avonspascraintdevidernoscornetsàpoudre.

MOI.—Jevouspardonnepourcettefois,maisjevousdéfends,à l’avenir,degaspillerainsinosprovisionsdeguerre :un jourviendra, peut-être, où nous donnerions lamoitié de tout ce quenouspossédonspouruneseulechargedepoudre.»Après le déjeuner, je lus à mes enfants quelques-uns des

principaux passages de mon journal pour leur rafraîchir tamémoire sur les circonstances où la divine providence s’étaitmontréesibienveillantepournous:àcetteoccasion,jeleurcitaiplusieurs versets des psaumes. La lecture fut terminée par lechantdepieuxcantiques;puisjelaissaimafemmeselivrerauxsoinsduménage,etmesenfantss’occuperdedifférents travauxdomestiques.Ledîner fut digned’unprince, et surtout d’unprince régnant

sur une île déserte : un potage au riz, deux oies dorées par laflamme, un plat d’écrevisses, un autre de tortue bouillie etassaisonnéeavecsoin,unecrèmeausuc,desfruitsdélicieux,enfirent les frais ; et, sans notre vaisselle de calebasse, un peurustique, nous aurions pu nous croire chez un des premiersrestaurateursd’unegrandevilled’Europe.Aprèslerepas,jedisàmesenfants:«Maintenantils’agitde

sedivertir.Depuisuneannée,vousvousexercezchaquejourau

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maniementdesarmes,àlacourse,auxexercicesgymnastiquesdetoutes sortes ; je désire voir lequel de vous a fait le plus deprogrès en ces choses.Votremère etmoi nous serons juges ducamp;levainqueurrecevraunerécompenseproportionnéeànosrichesses.»Puis,metournantducôtédelamareoùbarbotaientlesoiesetlescanards,«Trompettes,m’écriai-je,sonnezl’entréeenlicedecesvaleureuxchampions!»Je prononçai ces mots d’une voix si forte et je les

accompagnaid’unmouvementdebrassiextraordinaire,que lesmusiciens emplumés, obéissant à moi, leur chef d’orchestre,poussèrent des clameurs sauvages qui excitèrent le rire demesenfants.Je décidai qu’il fallait commencer par le tir au fusil, pour

laisseràladigestionletempsdesefaire.Uneplanche,àlaquellejedonnaiassezgrossièrementlaformed’unkanguroo,servitdebut,etfutplacéeàcentpasdel’entréedelagrotteaumilieud’unbuissonépais.Jack et Fritz me demandèrent pourquoi je n’avais pas

représenté de préférence un homme, auquel ils auraient pris,disaient-ils, tant de plaisir à casser la tête, ou les bras, ou lesjambes:celaauraitressemblédavantageàuncombatvéritable.«Mes amis, leur répondis-je, jeneveuxpointvoushabituer

auxidéesdecarnage.Laguerred’hommeàhommenedoitpointfaire naître des idées de jeux et de divertissements ; c’esttoujoursungrandmalettrès-souventungrandcrime.D’ailleurs,sivousréussissezàabattreunepiècedegibier,voussaurezbientuerunennemiencasdelégitimedéfense.»Fritzcommençal’exercicedutir:ilatteignitdeuxfoisdesuite

la têtedukanguroo ;Ernest leperçaaumilieuducorps ; Jack,

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parunhasardouuneadresseextraordinaires,abattitnetl’oreilledel’animal.Jediminuail’espaceetfisrépéterlamêmeépreuveau pistolet. L’avantage resta finalement à Fritz. Les enfantschargèrentensuiteleurfusilavecdelacendréeetvisèrentsurunoiseau en écorce que j’avais jeté en l’air aussi haut quepossible;Ernestlecribla,tandisquesesfrèresnel’atteignirentpas.Puisvintletourdesarcs;et,pourmontrerl’importancequej’attachaisàcettearme,jedéclaraiqueleprixdutirseraitdonnéaumeilleur coup de flèche.Mes trois aînés semontrèrent très-habiles, et le petit François lui-mêmene tira pas tropmal.Lessuccèsdemesarchersmefurenttrès-agréables:dèslors,jemepromisbiendenepasleurlaisserjeterlapoudreauvent,etdelesobligeràseservirplussouventdel’arc,qu’ilssemblaientunpeutropregardercommeunearmeindigned’eux.Après le tir, on passa à l’exercice de la course. J’avais

plusieurs fois calculé à peu près ce qu’il fallait de temps pourallerdeZeltheimàFalkenhorst;jepréféraidoncfaireparcourircetespaceàmesenfantspouressayerleuragilité.Jeleurdisquele premier qui arriverait à l’arbre devrait prendre sur la tableplacée entre les racines mon couteau de poche que j’y avaisoublié. Au premier coup que je frappai dans mes mains, ilss’élancèrentavecrapidité,surtoutFritzetJack;jeremarquaiquele prudent Ernest partit plus doucement, les coudes serrés aucorps,sanssebalancerd’aucuncôté.Quandilvitsesfrèresdéjàpresquehorsd’haleine,épuisés, ralentissant lepas, ilaugmentadevitesse.Trois quarts d’heure après, j’aperçus maître Jack de l’autre

côté du pont ; il était monté sur son buffle et derrière luigalopaientlibrementl’onagreetl’âne.«Oh!oh!luidis-jedès

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qu’ilfutàportéedelavoix,noustrichons,monpetitécuyer:jevoulaisjugerdelarapiditédevosjambes;pourvotrebuffle,jesaisqu’ilcourttrès-vite.

JACK. — Mon père, je m’avoue vaincu, deux fois vaincu ;quand j’ai vuque j’étais arrivé le dernier àFalkenhorst, jemesuis dit sagement : Jack,ménage-toi ; pourquoi tant fatiguer tespauvres jambes ? Tu seras le dernier en revenant comme enallant.Onaurabesoindesmonturespourd’autresexercices ; ilfautdonclesameneràZeltheim.»JackachevaitdeparlerquandFritzseprésentaàl’entréedela

grotte,couvertdesueurettouthaletant;àquinzepasderrièreluivenait Ernest, qui, de cette distance, me montra le couteau,preuvedesavictoire.Jeleslaissaisereposerquelquetemps,etquand ils furentenétatdeparler :«Commentce fait-il,dis-je,qu’Ernest, arrivé le premier à Falkenhorst, se soit laissédevancerauretourparsonfrère?

ERNEST.—J’aidevancémonfrère,parcequ’aulieudepartircomme luiavecuneaveugle impétuosité, j’ai sumeménageretaugmenterdevitessegraduellement;quandjel’aivuralentir,jemesuisélancéde toutesmes forces.Fritza fait commemoiauretour;ilamêmeeusoindetenirsaboucheferméepourretenirmieux son haleine. Ne vous étonnez donc pas qu’il ait reprisalorsl’avantagequeluidonnentsesjambespluslonguesquelesmiennes.

MOI.—Jevousloued’avoirtousdeuxfaitpreuved’agilitéetde raisonnement.Vous avezparcouru le trajet indiqué enmoinsdetempsquejenecroyais: ilmefaut,enmarchantuntrès-bonpas, trente-cinqminutes pourme rendre d’ici à Falkenhorst, etvousn’enavezemployéquecinquantepourl’alleretleretour.

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JACK. — Et maintenant, mon père, allons-nous grimper auxarbresetfairedel’équitation?Ilesttempsquejerétablissemaréputationunpeucompromise.»Mes quatre fils montèrent aux arbres avec une rapidité

vraimentincroyable:onauraitditdevraisécureuils;jedismesquatre fils, car le petit François voulut aussi être de la partie.Jack l’emporta sur ses frères.La course à cheval lui fournit unautre triomphe :non-seulement ilmonta sonbuffle sans selleetsans étrier,mais, lui abandonnantmême la bride sur le cou, lelançantaugalop,ilsetintdroitsursondos,commeleplushabileécuyerd’uncirque.Jeluidéfendiscestoursdeforcedangereuxqui,sansutilité,l’exposeraientàsecasserbrasetjambes.Françoisparutensuite,montéfièrementsursonjeunetaureau,

qu’ilconduisaitavecdeuxficellespasséesdansl’anneaudunezetservantdeguides:«Permettez-moi,messieursmesfrères,dit-il, d’entrer à mon tour en lice pour vous faire voir mes petitstalents et surtout ceux de mon taureau Vaillant ; peut-êtremériterons-nousvoséloges.»Après avoir prononcé cesmots d’un ton grave et sérieux, il

nousfitunsalut,etlançasontaureauaugrandgalop.Jack,voyantletaureaudécriredescerclescommeaumanège,

s’arrêteraumothalte ! plier lesgenouxcommeunchameauaumotàbas! caracolerenfincommeunchevaldeparade,neputs’empêcher de dire : « Cher François, si tu étais plus âgé, tul’emporterais même sur moi ; quemes éloges bien sincères tedédommagent d’une lutte pour laquelle tu ne saurais espérer leprix.»Erestdemandacommentsonfrèreétaitparvenuàapprendreau

taureauàs’agenouiller.

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« Maman et moi nous avons fait comme les Arabes, ditFrançois:d’abordnousluiavonsmissurledosunmorceaudetoile à voile, dont les deux pans, formant poche et remplis depierres, traînaient à terre ; ce qui forçait le taureau à se tenircourbé.Nous lui donnions àmanger pendant qu’il gardait cetteposition. Après l’anneau, c’est ce moyen qui nous a le mieuxréussipourlerendreobéissant.

JACK.—Veux-tuquenousfassionsunéchange,monbonpetitFrançois ? Je te donne mon buffle pour ton taureau ; tu n*yperdraspas,carmonbuffleestplusgrosquetonveau.

FRANÇOIS. — Tu crois donc que j’estime beaucoup quelqueslivresdeplusdechairetdos?Jegardemontaureau.»Après lemanègecommença l’exercicede la frondeàballes,

oùmes enfants ne se distinguèrent pas autant que dans les jeuxprécédents.JacketErnestfurentcependantmoinsmaladroitsqueleur aîné. Pour leur donner de l’émulation, je leur promis quenous ferions dans les savanes une chasse aux gazelles et auxantilopesaussitôtqu’ilsseraientplushabilesàmanierlafronde.La fête se termina par la natation, où Fritz l’emporta sur sesrivaux. Il nageait comme un poisson. Ernest montra un peu detimidité ; Jack alla trop vite ; quant à François, je prédis qu’ildeviendraitunjourunexcellentnageur.Nos jeux se terminèrent avec le jour, et nous revînmes à la

grotte, oùma femme nous avait précédés. Elle siégeait commeune reinemagnifique sur un trône improvisé par elle. Ce trôneétait un tonneau recouvert de tapis et de morceaux de toile àvoile ; ses quatre fils se rangèrent avec gravité autour d’elle.Jacksonnaunejoyeusefanfareenembouchantsonpoingenguisede trompette.Àchaqueprixqu’elledonnait,ma femmeajoutait

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un éloge, un encouragement, un doux sourire et une aimablecaresse.Fritzreçut,pourprixdutiretdelanage,unbeaufusilanglais

à deux coups, et un couteau de chasse convoité par lui depuislongtemps déjà. Ernest eut, comme vainqueur à la course, unemontred’orsemblableàcelledeFritz.OndonnaàJack,pourprixd’équitation,unecravacheanglaise

etunepaired’éperons.François reçut, comme encouragement, une paire d’étriers et

unlongfouetenpeauderhinocérosduCap.Cesrécompensesdistribuées,j’offris,àmontour,unprixàla

bonnemèredefamille.C’étaitunnécessaire,contenant tous lesobjetsutilesàunefemme:dé,aiguilles,épingles,étui,ciseaux,couteau,dévidoirenacier,etc.,etc.Mafemmemeremerciapourcecadeauauquelelleétait loin

de s’attendre : j’avais caché jusqu’alors ce nécessaire avecgrandsoinpourluiménagerunepetitesurprise.Des vivats retentirent dans l’air ; nos enfants aidèrent leur

mèreàdescendredesontrône,l’embrassèrentetlacouvrirentdecaresses ;nous rentrâmesdansnoschambresaprèsavoir récitépieusement, commeà l’ordinaire, notreprièredu soir.Undouxsommeilréparalesforcesdemesfils.Peu de temps après cette fête, je me rappelai que nous

approchionsdel’époqueoù,l’annéeprécédente,lesortolans,lesgrivesetlesgeaisnousavaientfourniunechassesiabondante;ilne fallait point négliger une ressource si utile. Nousinterrompîmes donc nos travaux de construction, repris avecactivitédepuis le retourde labelle saison, et nouspréparâmes

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toutpournotreexpédition;seulementjenevoulaispasdépenserautantdepoudrequeparlepassé,etjecherchaismêmelemoyende prendre beaucoup d’oiseaux sans brûler une amorce. JemesouvinsfortàproposqueleshabitantsdesîlesPelewcomposentavecducaoutchoucdurcidansl’huileunesortedeglutrès-tenaceaveclaquelleilsprennentdespaonsetdescoqsd’Inde.JacketFritz reçurent donc l’ordre de se rendre aux arbres à résineélastique. Nous avions eu soin, dans une de nos dernièresexcursions,defaireàunedouzainedecesarbresplusieursfentesprofondes pour faciliter la sortie du liquide visqueux. Desfeuilles épaisses, placées en petits toits, défendaient les fentescontre les ardeurs du soleil. Mes deux fils venaient de partir,montéschacunsurleurbête,emportantaveceuxdescalebasses,etsuivisdeleurschiens,quandmafemmemedit:«Que je suis étourdie ! j’ai donné àmes enfantsunegrande

calebasse qu’on ne peut tenir qu’à deuxmains ou porter sur latête;ilsperdrontlamoitiédeleurrésineavantd’avoirfaitcentpas.

MOI.—Net’inquiètepas tropàcesujet,machèreamie : ilschercheront quelque expédient pour se tirer d’embarras. Maisquelsvasespluscommodesaurais-tupuleurdonner?

MAFEMME.—J’auraisdûallervoirsiellesétaientmûres.Peut-êtrenesont-ellespasseulementencorelevées.

MOI.—Elles?elles?jenecomprendspascequetudis.MAFEMME.—Ehbien,viensavecmoi.Tuverrasqu’àlaplace

des pommes de terre arrachées par nous pour la provisiond’hiverj’aiplantéquelquesgrainesdecourgesd’Europe,surtoutdecellesdont lespèlerinset lessoldatssefontdesgourdesdevoyage.

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MOI.— Puissent-elles avoir réussi ! quel trésor pour nous !Allonsauchampdepommesdeterre;iln’estpasloin:lacoursenepeutpointtefatiguer.»Arrivés à la plantation, nous trouvâmes bon nombre de

courges, les unes déjà mûres, plusieurs déjà gâtées, enfin unetrentained’autresencorevertes.Nouschoisîmes lesmeilleures.Deretouràlamaison,jefisàl’endroitoùlaqueues’attacheaufruit un petit trou rond par lequel sortirent les semences et lachair réduitesenmorceaux.Nous rinçâmes lescourgesavecdupetit plomb et des cailloux pointus. Les plus petites firent destasses et des soucoupes ; je façonnai les plus grandes enentonnoirs et en autres ustensiles du même genre. Ce travail,interrompu par le dîner, nous occupa jusqu’au soir. Mes deuxmessagers arrivèrent ; je leur demandai s’ils avaient fait bonnerécolte.« Excellente récolte ! répondit Fritz, et, de plus, bien des

découvertes:voicid’abordunegrue,puisdesracinesdesinges,sanscomptercettepleinecalebassedecaoutchouc.

JACK. — Voici une seconde calebasse remplie de la mêmeracine ; je vous apporte de plus une marmotte, un lapin derocher ; voici de l’anis avec feuilles, graines et racines ; enfinj’airemplicettepetitecalebassedetérébenthine.

MOI. — Je vous félicite pour le riche butin que vous nousapportez : mais toi, Fritz, qu’entends-tu par tes racines desinges?sont-ellesbonnesàmanger?

FRITZ.—J*’aidonnécenomàmesracinesparreconnaissancepourmessieurslessinges,quimelesontfaitdécouvrir.J’envisquelques-uns,avantd’arriveràWaldegg,très-occupésàfouillerlaterredansuncoindubois,etàenarracherdesracines.Jacket

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moi,nousnousdemandionss’ilnefallaitpasleurtirerquelquescoups de fusil ;mais, nous rappelant votre recommandation deménager la poudre, nous leur envoyâmes Turc, qui les mit enfuite. Ils se sauvèrent sans songer à emporter leurs racines.D’abordnouscrûmesn’avoir trouvéquedes raves,desnavets,oudes carottes ; leur odeurdouce et aromatiquenousdécida àles goûter. Leur saveur nous parut très-agréable, quoiquelégèrementamère.Dureste,lesvoici,jugez-envous-même.

MOI. — Je n’ose pas me prononcer d’une manière positive,cependantilmesemblequecesracinessontcellesqu’onestimesifortenChine,etquel’onnommeginseng.

FRITZ.—Etpourquoicetteplanteest-ellesiprécieuse?MOI.— Le ginseng est regardé dans le Céleste Empire non-

seulement comme très-sain et très-fortifiant,maismême commeune sorte de panacée universelle contre tous lesmaux ; on luiaccorde même la propriété de prolonger la vie humaine.L’empereurseréservelemonopoleduginseng,etleschampsoùon le cultive sont gardés nuit et jour par des fonctionnairesparticuliers. Il paraîtrait que lesAméricains sontparvenusà seprocurer quelques pieds de ginseng, et qu’ils le cultiventmaintenantavecsuccèsenPensylvanie.

FRITZ.—Aprèsavoirramassénosracinesdesinges,nousnousdirigeâmes vers Waldegg. Mais quel spectacle de désolations’offrit à nos regards ! Tout était brisé, renversé ; les poulescouraient çà et là ; les moutons, les chèvres, erraient àl’aventure ; lecotondenosmatelaset lefourrageétaientmêlésaufumierdel’écurie.

MOI.— Et quels sont, suivant vous, les auteurs de tous cesméfaits?

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JACK.—Les singes ; peut-être lesmêmesque ceuxquenousavons trouvés fouillant la terre pour arracher les racines. Sij’avais sualorsdansquel état ilsontmisnotremétairie, je lesauraistroublésd’unebienautremanière.

MOI. — Il faudra empêcher le brigandage des singes ; cettefois-cinousleurdevonsquelquereconnaissancepourlesracinesqu’ilsnousontprocurées.

FRITZ.—Ellessontbienmeilleurescuitesquecrues;nousenavons mis quelques-unes sur des charbons ardents pour lesmangercommeassaisonnementavecdeuxpigeons tuésparnousune heure avant. Pendant que nous prenions notre repas, nousvîmes une troupe bruyante d’oiseaux de passage traverser lesairs ; au dire de Jack, c’étaient des oies ou des cigognes. Ilss’abattirentdansnotrerizière;maisilmefutimpossibledetuerunseuldecesoiseauxàcoupsdefusil:ilsavaientplacédetouscôtésdesavant-postesoudessentinellesquiavertirentlatroupedenotreapproche;jelançaialorsmonaigleàleurpoursuite,ilrevintavecundecesoiseauxtoutsanglant:c’étaitunegrue.»Au souper, le soir même, nous mangeâmes des racines deginseng, les unes bouillies, les autres cuites sur le gril ; ellesnoussemblèrenttrès-bonnesdesdeuxmanières;mais,commejecraignaisquecemetsnefûttropéchauffant,j’eninterdisl’usagejournalier;mafemmenousservitaussiunpeudel’anisrapportéparJack.

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Plusieurspigeonsseprirentàlagluettombèrentànospieds.

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CHAPITREXXII

Les pigeons pris aux gluaux.— Chasse aux flambeaux.—Nous nous rendons à lamétairieravagéeparlessinges.—Piègesquenousleurtendons:cordes,pieux,calebasses, etc., remplisdeglu.—Scènes comiques.—Massacredes singes.—Le pigeon-géant.—Le pigeon desMoluques.—La noixmuscade.—LepigeondesîlesNicobar.—Lanoixareca.

Le lendemain, après le déjeuner, nous préparâmes les gluaux.Pendant que les enfants étaient allés couper des baguettes dansles buissons, je fis dissoudre sur un feu doux, dans un vase deterre, de la térébenthine et du caoutchouc jusqu’à mélangecompletdesdeuxsubstances.À leur retour, mes enfants m’apprirent qu’ils avaient vu

plusieurs arbres tout salis d’excréments d’oiseaux ; ceci medonnalieudepenseràfaireunechasseauxflambeauxencasquela chasse de jour ne nous fournit pas une quantité suffisante degibier.Jene tardaipasàentendremesfilsseplaindreàproposdes

gluaux:«Papa!papa!nosdoigtssontcollés;nousnepouvonspluslesséparerlesunsdesautres.—Tantmieux, leur répondis-je ; ceciprouvequemagluest

bonne. Du reste, ne vous inquiétez point trop ; lavez-vous lesmainsavecdusable,etlaglusedétachera.»Ils suivirentmonconseil et s’en trouvèrentbien.Puis je leur

recommandai de tremper dans la glu les bâtons par paquets dedouze,aulieudelesmettreunàun.

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Jack monta sur le grand figuier de Falkenhorst, choisit lesbranches les plus fournies de fruits et inséra dans des entaillesassez profondes les baguettes gluantes, qui, de cette manière,semblaient faire partie de l’arbre. Avant même qu’il fûtredescendupourchercherd’autresbaguettespréparées,plusieurspigeonsseprirentàlagluettombèrentànospieds.JelaissaiàmafemmeetaupetitFrançoislesoinderamasseretdeplumerlespigeons,pendantquemoi,jem’occupaidemestorchespourlachassenocturneprojetée.Jack vintme rejoindre, apportant quelques pigeons que nous

reconnûmes pour être de notre race domestique ; ils furentépargnés, et nous résolûmes de leur construire plus tard uncolombierau-dessusdenotregrotte.Aprèslesouper,àlatombéedelanuit,nouspartîmespourla

chasse aux flambeaux, ayant, pour armes uniques, de longsbambous, des torches de poix et des sacs ; mes fils et surtoutFritz riaient un peu de mes préparatifs peu formidables. Nousnousrendîmesauboisdechênesàglandsdoux,etj’allumaimestorches ; lespigeons,quiétaientendormisengrandnombresurlesbranchesdesarbres, furent réveillésensursaut.Éblouisparl’éclatdecettelumièresubite,ilss’agitèrentetsemirentàvoleravec inquiétude dans le feuillage. Nous en fîmes tomber plusd’une centaine en secouant les branches ou en frappant surl’herbeavecnosbâtonsdebambou; touslespigeonsprisainsifurentenfermésdansquatregrandssacs.Quandilmesemblaquenousavionsdugibierenquantitésuffisante,jedonnailesignaldudépart.Lessacsfurentsuspendusauxextrémitésdedeuxperchesquenousportionssurnosépaules,commeonporteunbrancard;onserelayaitdetempsentemps.Nousétionsenveloppésdenos

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couvertures blanches, traînant jusqu’à terre, nous marchionslentement;àlalueurdenostorchesnousavionsunairétrangeetmystérieux:quelqu’unquinouseûtvusdanscetéquipageauraitpu nous prendre pour des croquemorts portant en terre uncriminelcondamnéparleredoutabletribunalvehmique.Arrivés à Falkenhorst, pour épargner à nos pigeons, déjà à

moitiéétouffés,depluslonguessouffrances,nousleurcoupâmeslecou;chacunallaensuitesecoucheretgoûterlesommeildontnousavionstoussigrandbesoin.J’avais pensé à employer la journée du lendemain à faire la

guerre à nos ennemis les singes ; mais nos pigeons nousdonnèrentbienassezd’occupation,tantpourlesplumerquepourlesnettoyeret lesmettreà labroche.Mafemmefutchargéedelesrangerparcouchessuperposéesdanslestonneaux.Le lendemain, dès l’aube, nous partîmes pour exécuter le

projetdelaveille.Monintentionnétaitpointd’usermapoudrecontre les singes ; je voulais les prendre aumoyen dema glu,rendueàceteffetplusépaisse;nousdevionsensuitefondresureux avec nos bâtons et notre fronde à balles. Ma femme nousavaitpourvusdenourriturepourdeuxjours.Lebuffleportaitnosbagages,etJacketErnestpardessuslemarché;moi,jemontaisl’âne;Fritzétaitsurledosdesononagre.Cheminfaisant, laconversationtombanaturellementsurnotre

fameuseexpédition.«C’estdoncaujourd’hui,dis-jeàmesenfants,quenousallons

faire un massacre en masse de ces singes nos ennemis. J’ailaissé, à dessein, votremère et François à lamaison : ils sonttrop sensibles pour pouvoir assister à des scènes affreuses demeurtreetdecarnage.

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FRITZ.— Je n’aime point les singes, et cependant je regretted’êtreobligéàlesexterminer.

MOI. — Ce sentiment, qui part d’un bon cœur, est juste etlouable, mon cher ami. Moi aussi, j’ai pitié de ces pauvresbêtes;maisilestdescirconstancesoùilfaut,malgrésoi,fermerl’oreille à la voix de la pitié.Les parents les plus tendres, lesmaîtres,lesjuges,sontforcéssouventdepunir.

FRITZ.—Commentétoufferlessentimentsdesoncœur?MOI.—Jemegarderaibien,monami,detedired’étoufferles

sentimentsdetoncœur;maislaraisonpasseavanttout;prendsgarde que ta sensibilité, dégénérant en sensiblerie, ne te rendemou,indécis;d’hommedoux,tudeviendraisvitehommefaible.JACK.—Lessingessont-ilsbonsàmanger?

MOI.—Certainsnaturalistesprétendentque lachairdu singeestunmetsdélicieux;moi, jenetienspointàm’enassurerparmapropreexpérience,jecroiscelasurparole.

ERNEST.—Etpuisquenousn’avonspasl’intentiondenousennourrir,pourquoilestuer?

MOI.— Parce qu’ils ravagent nos propriétés. Nous avons ledroitdetuerlessingesparlamêmeraisonquel’ontuelesrats,les souris, plusieurs oiseaux de proie, et beaucoup d’autresanimauxnuisibles.

FRIZ. — L’homme est-il le maître des animaux ? peut-il lesdétruirequandilluiplaît?

MOI.—Non,monenfant:sesdroitsontdeslimites.L’hommepeut tuer lesanimauxpour s’ennourrir,oupour sedéfendredeleursattaques,jamaispourlevainorgueildemontrersaforce,nipourlasatisfactiondesescruelscaprices.

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JACK.—Pourmoi,j’extermineraisvolontierstoutelamauditerace des singes. Je brûle de me venger d’eux d’une manièreéclatantequand jepenseaux ravagesqu’ilsont faitsdansnotremétairie.

MOI.—En punissant, laisse-toi guider par la justice, jamaisparl’aveuglevengeance.»Nousarrivâmesdansunboissituéàenvironunquartdelieue

deWaldegg ; nous mîmes pied à terre, et, après avoir lié lesjambesdenosmontures,nousleslaissâmespaîtreenliberté.Leschiensfurentattachésàunarbre:nouscraignionsqu’ilsnenoustrahissentencourantçàetlà.PendantqueJacketmoidressionsnotre tente, Fritz partit comme éclaireur à la recherche del’ennemi. Il nous rejoignit après une demi-heure d’absence. Iln’avait pas vu de singes auprès de notre cabane, mais, ayantgraviunepetitecolline,ilenavaitaperçuunebandenombreusedévastantlarizière.Nousvoulûmesprofiterdeleuréloignement,etnousnousrendîmesentoutehâteàlamétairiepourtendrenospièges.L’aspectdéplorabledenotrecabanemefitsentirencoreplus la nécessité d’exterminer sans merci les audacieuxdévastateurs.NousavionsemportédeFalkenhorstdespieuxhautsde trois

ouquatrepieds, attachésdeuxpardeuxavecdes cordes ; nousavionsprisaussidesmorceauxdenoixdecocoetdesécuellesdecourge.Jefichailespieuxenterreetformaiunesortedehaieoudelabyrintheautourdelamétairie;enavantdespieuxfurenttenduesdelonguesetsolidesficelles,ensortequ’ilétaitdifficiled’arriveràlaportedelamétairiesanstoucherauxpieuxetauxcordes.Dedistanceendistance,jeposaipourservird’appâtslesécalesdenoixdecocoetlescalebassesrempliesdemaïs,devin

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depalmier,deriz,touteschosesdontlessingessonttrès-friands.Fritz plaça sur le toit et le long des parois extérieures de lacabanedesbranchesd’acaciaépineux,auxquellesj’avaisattachédes pommes de pin pinier. Pieux, cordes, noix de coco,calebasses, courges, branches d’acacia, pommes de pin, furentenduits avec soin d’une épaisse couche de glu ; j’en étendismêmesurletoitetsurlesbancs.Mesfilsgarnirentdepiègeslesarbres voisins ; je recommandai à Jack, qui, dans ce dessein,étaitmontédansun jeunepalmier,d’enpresser le sommetpournousprocurerunvinrafraîchissant.Jacks’ypritavecbeaucoupd’adresse : après nous avoir envoyé la couronné de palmier,coupée à coups de hache, il nous lança une longue ficelle àlaquellenousattachâmeslesgluauxdontilluieûtétéimpossibledesecharger.Malgré toute notre promptitude à faire nos préparatifs, une

grande partie de la journée s’était déjà écoulée. Le soleilindiquaittroisheures;lessinges,aulieudeprendrelechemindela cabane, continuaient à ravager la rizière ; il y avait peud’apparencequ’ilsensortissentcejour-là.Nousnousretirâmessousnotretente;Ernestfutchargédenousprépareràsouperets’acquittaparfaitementdeceserin.Ilavaitunecertainevocationàêtremaîtred’hôteloucuisinierenchef:ilnousservitdebonsmorceauxdeviandesaléecuiteparlui,desnoixdecoco,duchoupalmiste et quelques fruits.Nous étant ensuite enveloppés dansnoscouvertures,nousdormîmessouslaprotectiondenoschiens,placésensentinelleàl’entréedelatente.Le lendemain,dès l’aurore,unbruit lointain,descrisconfus,

nousavertirentqu’ilsepassaitquelquechosedenouveauducôtédeWaldegg, où nous nous rendîmes avec précaution, armés de

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solides et longs gourdins et tenant nos chiens en laisse. Nousétionsdivisésendeuxcolonnesimposantesparlenombre:l’une,formée par Jack etmoi, suivait la rizière ; l’autre, formée parFritz et Ernest, obliquait à gauche et s’avançait plus lentementquenous, commeuncorpsde réserve et une arrière-garde.Lessingesne tardèrentpasàparaître. Ilsdescendirentdespalmiersvoisinsdelaferme;aprèss’êtrearrêtésavecméfiance,nouslesvîmes prendre résolument leur parti : ils s’élancèrent dans ladirection de nos appâts. Les uns se tenaient droits, les autresarpentaientleterrainàquatrepattes;ceux-làfaisaientculbutes,gambades, gesticulations bizarres, avec accompagnement deforcegrimaces;ceux-cicoupaientlecheminàleurscompagnons,les renversaient et prenaient les devants. Enfin… ô momentdésiré!…ilsseruèrenttouspêle-mêlecommedesgloutonsdansle labyrinthe inextricable de nos pieux, de nos cordes, de nosbranches, et jusque sur le toit.Alors commençaunedes scèneslespluscomiqueset lesplus tristesqu’onpuisse imaginer.Lespillards trébuchaient à chaque instant, et plus ils faisaientd’efforts pour se débarrasser des cordes et des pieux, plus ilss’empêtraientdanslaglu;l’unavaitunecalebassecolléesurledos ; l’autre un bâton qui, arraché à grand’peine de sa jambe,restait accroché à sa main avec une ténacité désespérante ;voulaient-ilsseprêterunmutuelsecours,ilss’arrachaientpoiletcuir. Ilsne tardèrentpoint à semordreentre euxavec fureur etdésespoir. Les plusmalheureux étaient ceux qui avaient touchéauxrameauxépineuxd’acaciaouquiavaientplongé leur tèteetleursmainsdanslescalebasses,lescourgesetlesécalesdenoixde coco garnies de glu sur les bords. Nous ne devions pasprolongerlessouffrancesdenosennemisdansl’intentiondenousdivertir:dèsquejelesvissuffisammentprisaupiège,jelâchai

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contre eux nos chiens, qui les mordirent, les blessèrent et enétranglèrent une vingtaine ; nous en tuâmes nous-mêmes unetrentained’autresàcoupsdebâton.Le sol, jonché de leurs cadavres sanglants, présenta l’aspect

d’unhorriblechampdebataille;auxaboiementsdeschiens,auxcris plaintifs des victimes expirantes, à leurs grincements dedents,succédaunsilencedemortquinousfit frissonnermalgrénous.Mes fils jetèrent avecdégoût leursbâtons et détournèrentlesyeuxdecetaffreuxspectacle.«Oh!monpère,s’écriaFritz,jeneveuxplusrecommencerun

pareilmassacre:c’esttropcruel;lecouragememanquerait.JACK.—Achaquesingequej’abattais,jemefiguraispresque

tuer un homme. Et il peut y avoir des gens qui assassinent desang-froidleurssemblables!

MOI. — Allons, mes amis, il faut maintenant nettoyer leschiens, enlever les singes morts, détruire nos pièges, réparernotrecabane,rassemblernosmoutonsetnospoulesdispersés.»Nouscommençâmespartraînerlessingesducôtéduruisseau;

aprèsavoirjetéleurscorpsdansunravinassezprofond,nouslescouvrîmes d’une couche de sable. La cabane fut ensuite lavéeavecsoin.Aumomentoùnousensortions,nousentendîmeslebruittrois

foisrépétéd’unobjettombant,d’uneassezgrandeélévation,surle sol ; après quelques minutes de recherche, nous trouvâmestrois beaux oiseaux qui s’étaient pris dans un arbre voisin auxpiègestenduspourlessinges.Leursailesavaientpulessoutenirassez pour les empêcher de se blesser dans la chute. Jem’empressai de leur ôter leurs entraves et je leur entourai les

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patteset lesailespour lesmettrehorsd’étatdes’envoler.Àlacourbure particulière de leur bec, à la forme générale de leurcorps,jepensaiqu’ilsappartenaientaugenrepigeon,cequimefit d’autant plus de plaisir que déjà jeme réjouissais dem’enservir pour peupler mon colombier projeté depuis plusieursmois. Fritz ne partageait pasmon opinion à leur égard ; il lestrouvaittropgrandsettropgrospourêtredespigeons:«Jamais,medit-il, jen’aivudespigeonsdecette taillenid’unplumageaussivarié;etpuiscettehuppe?

MOI. — Je suis presque sûr que cet oiseau à huppe est lepigeon géant des îlesMoluques. Certains naturalistes l’avaientrangéautrefoisparmilesfaisans.

ERNEST.—Etcetautreauxplumesdoréesetbrillantes!Oh!maisjecroisqu’ilamangédescailloux.Jesensdanssongosierdescorpsfortdurs.

JACK.—Descailloux!tuveuxtemoquerdenous.C’estplutôtdumaïsqu’ilauramangé.Tiens,tuluiasfaitsortirunenoixdubecenluiserrantlecou.

MOI.—Voyons;sijenemetrompe,c’estunenoixmuscade;d’oùvouspouvezconclurequecepigeonestlepigeonordinairedesMoluques,grandamateurdemuscadeetquienplantedansledésertautantqu’ilenmange.

FRITZ. — Voilà qui me semble très-extraordinaire. Commentpeut-ilplanterlesmuscadesqu’ilamangées?

MOI.—Ilnemangequelebroudelanoix,etrejetteavecsafiente, partout où il se trouve, la noix proprement dite, qui netarde pas à prendre racine là où elle tombe. L’écorce de lamuscade,sortedepeauoudetissufilamenteuxdecouleurjaune,

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estcequ’onappellemacisouvulgairementfleurdemuscade.ERNEST. — Comment ferons-nous donc pour nourrir ces

pigeons, si nous les gardons ? Faudra-t-il, à grand’peine, allerleurchercherdesnoixmuscades?Quelavantageretirerons-nousdecettedécouverte?

MOI.—C’estquelquechosedéjàquedesavoirquenotre îleproduitdesmuscadiers.

ERNEST.—Mafoi,j’aimemieuxlespommesdeterre.MOI. — Tu as raison : les pommes de terre sont pour nous

infinimentplusprécieusesquelesmuscades,danslesconditionsoù nous sommes ;mais, si nous retournons dans la société deshommes, tu verras que lesmuscadesont bien aussi leur valeur.Sachequesijamaisunnavireabordaitsurlescôtesdenotreîle,quelques centaines de ces noix suffiraient pour payer notretraversée.

ERNEST. — Et notre troisième prisonnier ! quelles bellescouleursnoireetblancheàlatêteetàlagorge!quelsrefletsdevert,derouge,depourpreetdejaunesurledos!

MOI.—À ses couleurs variées et brillantes, je le reconnaispourêtrelepigeondesîlesNicobar.

ERNEST.—Oùdoncsetrouvecepays?MOI.—Àl’ouestde lapresqu’îledeMalacca,etaunordde

Sumatra.FRITZ.—Je regrettebienquenousn’ayonspointprisuneou

deux des compagnes de ce pigeon, car, seuls, ils ne pourrontguères’accoutumeraucolombier.

MOI.—Soistranquille;s’ilssetrouventbienavecnous,ilsne

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tarderontpasàattirerleurscompagnes.JACK.—AÀmoinsqu’ilneleursemblepréférabled’allerles

rejoindredanslesbois.MOI.—Nous tâcherons de leur en ôter l’envie et le pouvoir

dès notre retour àZeltheim.Maintenant hâtons-nous de profiterdes trois ouquatre heures de jour qui nous restent encore pournousmettreenmesured’arriveraulogisavantlanuit.»L’un de mes enfants rassembla les poules ; Jack, chargé de

nouscueillirquelquesfruits,pritsuruneespècedepalmierunenoix que je crus reconnaître pour être l’areca noix que donnel’arecaoleaceaouchoupalmisteproprementdit;lesOrientauxfontentrercettenoixdanslacompositiondubétel,sortedepâtequ’ilsmâchentcontinuellement.Nousramassâmesunpeuderiz,et, à la tombée de la nuit, je donnai le signal de se mettre enroute.

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CHAPITREXXIII

Construction d’un colombier.— Singuliermoyen que j’emploie pour fixer les pigeonssauvages dans le colombier. — Iji boule merveilleuse et l’huile d’anis. — Latillandsieoubarbeespagnole.—TristeaventuredeJack.—Travauxetrécoltesavant le retour de lamauvaise saison.— Second hiver.—La baleine.—Lanouvelle île. — Le corail. — Fantaisie d’Ernest — de devenir un nouveauRobinson.

On nous fit à Falkenhorst un accueil très-affectueux, commetoujours ; maisma femme ne put s’empêcher de nous adresserquelques tendres reproches surnotre longueabsence ;puis ellenous pardonna en voyant nos trois beaux pigeons et notreprovisionderiz.Lejourmême,aprèsavoirmisdanslacharrettenosoutilsetdesvivrespourunesemaine,nousnousrendîmesàZeltheim.Fritz nous fit remarquer, en cheminque les arbres denotre avenue avaient besoin d’être émondés, la sève étantabsorbée toutentièrepar le troncetneseportantpresquepointauxbranches,restéesfaiblesetminces.Arrivés à la grotte vers trois heures de l’après-midi, nous

cherchâmes,sansdifférer, l’emplacementconvenablepournotrecolombier. Après mûr examen, je me déterminai à rétablir au-dessus de la cuisine, et voici ce qui fixa mon choix pour cetendroit.Mafemmes’étaitplainteplusieursfoisqu’ilsedétachaitsanscessedelavoûtedesacuisinedesparcellesd’unsablefin;ce sable tombait dans ses aliments, dans ses vases, dans sesassiettes, et sur tous ses ustensiles de ménage. Je crus doncremédier à cet inconvénient en faisant un plafond qui,

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garantissant la cuisine, formait en même temps le plancher ducolombier;jeplaçaiensuitelesjuchoirsetlesnidsséparés;jeperçai trois fenêtres, dont deux furent garnies de carreaux decolle de poisson, la troisième servait d’entrée et se fermait ets’ouvraitd’enbas,àl’extérieur,aumoyend’unecorde.Après quelques jours de travail, nous eûmes un colombier

assezbienfait;ils’agitalorsdedéciderlespigeonsàaccepterleurdemeure.«Moncherouvrier,dis-jeàFritz,cherchonsparquelcharmenousfixeronsicinoscolons,tantlesanciensquelesnouveaux.

FRITZ. — Est-ce sérieusement, papa, que vous parlezd’employeruncharme?

MOI.—Non,monami.Jemesouviensd’avoirentenduconteràunfermierdemonpaysuncertainmoyenqu’ildisait infailliblepour retenir les pigeons au colombier. Il me faut des grainesd’anis, de l’argile et du sel, pour faire une boulemerveilleusequi doit non-seulement retenir ici nos pigeons, mais même enattirerd’autres.»Fritzmeprocuraleschosesdontj’avaisbesoin;et,grâceàma

boulemerveilleuse,non-seulementnosprisonniers s’habituèrentaucolombier,maisilsamenèrentaveceuxd’autresindividusdeleurespèce.Ilscommencèrentàconstruireleursnidstroisouquatrejours

après leur arrivée ; parmi les matériaux qu’ils apportaient, jeremarquai une sorte de mousse grise et fort longue que jereconnuspourêtrelatillandsiemusciformeoubarbeespagnole,que les créoles des Antilles emploient comme du crin pourrembourrerlesmatelas.JemerappelaiquelesEspagnolsenfontunesortedeficelled’unesigrandefinesseetsilégèrequ’unbout

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devingtpiedsattachéàl’extrémitéd’unepercheflotteaugréduvent. Ma femme accueillit cette découverte avec un extrêmeplaisir. Je lui appris à séparer lapelliculedure et cassantequirecouvre la tillandsie comme une partie ligneuse recouvre lesfilamentsdulin.Nous trouvions de temps en temps dans le fumier de nos

pigeonsdesnoixdemuscadeque je lavaiset serrais avec soinpour en faire commerce à l’occasion. Ma femme en plantaquelques-unessansespérerbeaucoupdelesvoirréussir.UnmatinJacksortitseulpourseprocurer,disait-il,unechose

qui luiétaitnécessaire.Nous levîmes reveniruneheureaprès,mais dans quel état ! Imaginez-vous un malheureux couvert deboue et d’herbes aquatiques depuis les pieds jusqu’à la tête,pleurant, boitant. Il portait sur son épaule un paquet de joncsd’Espagne.Àsavue,nouspartîmestousd’unfourire;Fritzsetenaitles

côtes;Ernestseroulaitàterre;mafemmeseulerepritassezdesang-froid et de sérieux pour dire à Jack. « Où donc t’es-tuvautré? t’imagines-tuquenousayonsbeaucoupdevêtementsetdelingederechangeàtedonner?Vraimentilestimpossibledevoirunenfantplussalequetoi!

FRITZ.—Vousnevoyezpas,maman,qu’ilavoulunager touthabilléetplongermêmejusqu’aufonddel’eauetdelavase.

ERNEST.—OndiraitNeptunesortantduseindesondes.MOI.— Allons, mes amis, un peu plus de charité ; ne vous

moquez point de votre frère ; je vous pardonne votre rireinvolontaire,maispasdeméchantesparoles.Ettoi,monpauvreJack,dis-moitonaventure.

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JACK. — Je suis allé au marais situé derrière le magasin àpoudre:jevoulaisfaireuneprovisiondejoncspournostravauxdu colombier, pour les portes de l’étable, et encore pour autrechose.»Samèreluiapportadesvêtements,qu’ilpritaprèss’êtrelavé

danslarivièrevoisine.Ensuite il continua le récit de son excursion. « Comme je

voulais avoir des roseaux très-minces, je m’avançai dans lemarais;toutàcoupjesuisarrivésurunterrainmouvantoùj’aienfoncé jusqu’aux genoux ; les efforts que je fis pour en sortiragrandirent encore le trou, et jeme sentis peu à peudescendredans cette vase àmoitié liquide.La peur s’empara demoi ; jepoussaidescrisdedésespoir,puisjepriaiDieu,etsansdouteila daigné m’inspirer l’idée à laquelle je dois de m’être sauvé.J’avaisdéjàdelabourbejusqu’àlapoitrine,quandlapenséemevint deme former un point d’appui avec les joncs dont j’étaisentouré ; lesattirer àmoi, lescouper, les réunir enpaquets surlesquels je me redressais avec mes bras, tout ceci, je vousassure,nefutpaslong.Quandjefushorsdubourbier,aulieudereprendre une position perpendiculaire, je me roulaihorizontalementcommeonrouleuntonneau,etaprèsdespeinesinfiniesjegagnaienfinlaterreferme.

MOI.—QueDieusoitbénipourl’avoirinspirécettepensée!JACK.—Maintenant,papa,voudrez-vousmedirecommenton

tresselescorbeilles.MOI.—Lesroseauxsontbeaucouptropgrospourpouvoirêtre

tressés.JACK. — Aussi ai-je* l’intention, pendant qu’ils sont encore

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verts et flexibles, de les diviser en bandes bien fines et bienminces.Si,mesfrèresvoulaientseulementm’aider!

FRITZ,ERNEST,FRANÇOIS.—Oui,nouslevoulonsbien.»Mes fils se mirent à l’œuvre, et bientôt nous eûmes une

quantité de petits morceaux de roseaux suffisante pour tressertroisouquatrecorbeillesassezgrossières.Malgré nos autres occupations, nous donnâmes pendant

quelques semaines tous nos soins aux pigeons.Nous en avionstroispairesindigènesàpeuprèsapprivoiséesethabituéesàleurnouvelle existence ; mais nos pigeons européens s’étaienttellement multipliés, surtout par les désertions nombreuses deFalkenhorstauchâteaudeSel,quenousdevionscraindredeleurpartuneusurpationcomplèteducolombier,etilnouseûtcoûtédevoir les premiers habitants chasser les nouveaux venus. Je fisconstruirealorsquelquespiègesdestinésauxémigrantsaumoyende gluaux disposés aux environs. Grâce à cet expédient, notretable fut abondamment pourvue d’excellents rôtis et l’aigle deFritz put se reposer. Cinq paires restèrent seulement dans lecolombierettoutescinqfurentemployéesàconstruiredesnidsetàcouverlesœufs.Mafemmedésiraitdepuislongtempsunmétierdetisserandqui

l’eûtaidéebeaucoupdans la fabricationdenosvêtementsetdenotre linge. Je résolus d’employer à ce travail les débris deroseaux de Jack. J’en partageai deux par la moitié, ce qui medonna les quatre barreaux nécessaires pour les peignes ; uncertainnombredepetitsmorceauxdeboisquejefispolirparlesenfantsdevaientmeserviràconfectionnerlesdents.Quandtouscesmatériaux furent prêts, je les serrai dans un endroit sûr, nevoulant dire à personne l’usage auquel ils étaient destinés, afin

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quemachèrefemmeeûttoutelajoieettoutelasurprisedemonœuvre.Pendantcetemps,notreménageries’étaitencoreaccrued’une

nouvellebête : l’onagreavaitmisbasun jolipetitânondont lavivacitéetlagentillessepromettaientpourl’aveniruneagréablemonture.Tout lemondefutd’accordquemoiseulpouvaisfairesonéducationetque,parconséquent,moiseuldevaisenêtrelemaître. Je promis de m’occuper sérieusement de dresser legracieuxanimal; jecommençaiparluidonnerlenomdeLégernom qu’il mérita, du reste, plus tard par sa rapidité et sasouplesse.Ilyavaitencoreàterminerbiendesarrangementsquinousprirentplusieursjournées.Noushabituâmesaussinosbêtesdomestiques à reconnaître le sond’une espècede cor fait avecune écorce d’arbre roulée. Ce signal devait les ramener àl’habitation,et,pournousfairecomprendreplusvite,nouseûmessoin,lespremièresfois,defaireunedistributionsupplémentairede sel ou de riz à tous ceux qui avaient obéi à l’appel. Nousobtînmes ainsi de très-bons résultats, excepté avec nos porcs ;maiscesanimauxvoracessavaientbien trouvereux-mêmesunepâture plus à leur goût que nos graines, et, d’ailleurs, nousn’avionspasbeaucoupànousentourmenter,puisque,grâceànoschiens,nousavionslacertitudedetoujourslesretrouver.Pour avoir de l’eau douce, nous étions obligés d’aller la

chercher à la rivière du Chacal. Pendant toute la durée despluies, cette distance semblait bien longue. Je résolus deconstruire un bassin avec une fontaine d’eau coulante. Nousavionsdesbambousenquantitésuffisantepourfaireuncanal;untonneaufutdéfoncéetservitderéservoir.Nos travauxn’étaientqueprovisoires,nouscomptionsbienlesperfectionnerplustard;

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maismafemmetrouvaitlafontainesicommode,qu’ellenousendissuada.«Vousm’auriezdonné,nousdisait-elle,unbassintoutenmarbre, avec des jets d’eau et des cascades, qu’il nem’eûtpasfaitplusdeplaisirquevotrefontaine.»Toutescesoccupationsnenousfirentpscependantnégligerles

précautionsnécessairespourquelasaisondespluiesnenousprîtpasaudépourvu.Aussiconsacrâmes-nouslesdernièresjournéesdebeautempsquenouspouvionsencoreespéreràlarécoltedespommesdeterre,duriz,despommesdepin,desglandsdoux,del’anis et des ananas ; nous fîmes quelques semailles de grainsd’Europe, dans l’espoir de les voir bientôt féconder parl’humidité.Lefromentétaitserrédansdessacsdetoiletisséeparnotreménagère;lesfruitssecs,leslégumes,étaientdéposésdansdescuves.Nous avions ensemencé plusieurs sortes de blé à diverses

époques : cesdifférentesespècesnevenaientpasàmaturité enmêmetemps.L’éloignementdenoschampsnousempêchaitdelessurveiller autant que nous l’aurions voulu, et, le plus souvent,nousarrivionsoutroptôtoutroptardpourlarécolte.Jecomprisalorslanécessitédechangernotresystèmedeculture,enfaisantl’année suivante une seule semaille générale dans un champexclusivementréservéàcela.Grâceaufertrouvédanslenavire,nous avions des instruments aratoires, tels que herses, pioches,charrues,cequinouspermettait l’emploidesméthodesconnuesdans les pays civilisés : il suffisait donc de construire pendantl’hiverundoublejougpourle taureauet lebuffle,etd’habituerensuitecesanimauxaulabourdelaterre.Lamauvaisesaisonapprochaitrapidement;bientôt lecielse

couvrit de nuages épais ; de fréquentes ondées, auxquelles se

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mêlaientdeséclairsetdeviolentscoupsdetonnerre,nousfirenthâternos travaux.Lamerétait agitée, etdegrandesvaguesquibondissaientjusquepar-dessuslerivagesemblaientsurlepointd’engloutir nos domaines. Les pluies continues commencèrentmêmeplustôtquejen’auraiscru,et,pendantprèsdetroismois,nousrestâmesenfermésdanslagrotte.Les premiers jours nous parurent très-tristes et très-pénibles.

Nousavionsconservélavacheàcausedesonlait,lejeuneânonet l’onagre pour servir demonture ; nosmoutons, nos chèvres,toutlerestedenotrebétailenfinétaitdemeuréàFalkenhorst,oùilstrouvaientdufourrageetunabrisûr.D’ailleurs,touslesjoursonallait lessurveiller.Leschiens, le singe, l’aigleet lechacaldeJackétaientaussiavecnous.Notregrotteavaitquatreouverturesencomptant laporte ;ce

nombre était insuffisant, car la partie du fond, habitée par nosenfants, restait dans une obscurité complète. Les cloisonsintermédiaires,ferméesaumoyendetissuslégersoudechâssisàjour, laissaient pénétrer de si faibles rayons de lumière, qu’àpeinelemilieudelagrotteétaitéclairé.Pourobvieràcetinconvénient,j’employaiungrosbambouqui

setrouvaparhasardcirejustementdelahauteurdelagrotte:aumoyendunepoulieetd’unecorde,j’ysuspendislalanternequenousavionsretiréedesdébrisdunavire;mafemmeetFrançoisfurentchargésdusoindel’entretenir.Je construisis aussi près de la fenêtre une sorte d’armoire

destinée à placer tous nos instruments de travail. Ensuite nousemployâmesletempsàétablirunepetiteforge:j’étaisbienaised’occuper mes enfants et d’empêcher l’ennui de pénétrer aumilieu de nous avec l’oisiveté et le repos. Tout fut donc rangé

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avec le plus grand soin ; chaque outil eut sa place déterminée,afinqu’onpûtleretrouverdèsquelebesoins’enferaitsentir.Ernestétaitplusparticulièrementchargédenotrebibliothèque

etdesinstrumentssauvésdunaufrage.Nousavionspurecueillirunassezgrandnombred’ouvragesendifférentsidiomes,traitantde voyages, de questions d’histoire naturelle ou de géographie.Nous résolûmes d’en profiter pour nous livrer sérieusement àl’étude des langues. Ernest et Fritz savaient déjà un peud’anglais ;mafemmecomprenait lehollandais.Jack,séduitparl’harmonie de l’italien et de l’espagnol, s’en occupa plusspécialement, etmoi enfin, pensant, d’aprèsmes calculs, qu’unjour ou l’autre nous pouvions nous trouver en rapport avec lesMalais, je tâchai de me familiariser le plus possible avec leslocutions les plus usuelles de cette langue. Quant au petitFrançois, il était encore trop jeune pour que son caractère eûtprisassezdedéveloppement ;aussiétait-ilmoinssouventavecnousqu’avecsamère,qu’ilaidaitdanstouslessoinsduménage.Notrehabitations’étaitsingulièrementtransformée,grâceàde

nombreuses améliorations successives : nous pensâmes que lenom de Zeltheim (maison de la Tente) ne lui convenait plusguère,et,aprèsune longuediscussion,onrésolutde labaptiserde nouveau et de l’appeler désormais Felsheim (maison duRocher). Du reste, nous eûmes bientôt à nous louer d’avoirconstruitcettesolidedemeure,car,aumilieudumoisd’août,aumoment où j’espérais voir la fin de l’hiver, arrivèrent desouragansaffreux:leventsoufflaitavecunetellefureur,quenousn’eussionscertainementpasétéensûretéàFalkenhorst.Lamerétait continuellement agitée, des éclairs effrayants et des coupsdetonnerreque leséchosrépétaientau loinaccompagnaient les

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sifflements aigus du vent et lemugissement des vagues.C’étaitcomme le dernier effort de l’hiver avant de nous quitter, carbientôtaprès,etcommeparenchantement,nousvîmesunmatinlesoleil se leverbeauet radieuxdansunciel sansnuages, etunechaudetempératuresuccédaimmédiatementàl’humidité.Nous pûmes enfin sortir de notre grotte : les enfants se

répandirent avec joie dans la campagne, Fritz à leur tête. Lecourageux jeunehomme, dont les yeuxperçants étaient toujoursaux aguets, vint bientôt me dire que du sommet d’un rocher ilavaitdécouvertdans lemarais,aufondd’uneanseéloignée,unpointnoirquisemblaitêtreunebarqueéchouée.Jemerendisàson poste d’observation avec ma longue-vue, mais je ne pusapercevoir l’objet d’une manière assez distincte pour lereconnaître.« Demain, dis-je aux enfants, il faudra aller visiter cette

barquedontparleFritz:pourcela,préparonsaujourd’huimêmela chaloupe en vidant l’eau qui la remplit, etmunissons-la desagrèsnécessaires.»Mes ordres furent promptement exécutés, et, le lendemain

matin,j’emmenaiavecmoilestroisaînés,laissantFrançoisàsamère. À mesure que nous approchions, chacun auguraitdiversement de ce qu’il voyait : Fritz tenait à son idée dechaloupe, Ernest pensait trouver un lion marin dont sonimaginationluimontraitdéjàlesdéfenses.Quantàmoi,j’opinaipour une baleine ; je reconnus bientôt la justesse de mesconjectures.Nous ne pûmes pas cependant arriver jusqu’à Tanimal en

question : un banc de sable s’élevait alentour, et la mer étaitencore trop grosse pour nous hasarder sur cette plage. Nous

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tournâmes donc la difficulté en allant aborder dans une petitecriqueunpeuplusloin.Je fis remarqueràmescompagnonsdevoyageque l’îlotque

nouscôtoyionssemblaitd’unebonneterrevégétalequ’unpeudeculturedevaitfacilementaméliorer.Ilpouvaitavoirunpetitquartdelieuedanssalongueur;maislebancdesablequiyadhéraitlefaisait paraître le double plus étendu. Toute la plage étaitcouverte d’oiseaux de mer de toute sorte ; nous en prîmesplusieursavecleursnids,afindenepasrevenirlesmainsvidesàFelsheim.Une foisdébarqués, jedisàmesenfantsdesuivre le rivage,

cheminpluslong,maisplusfacile,tandisquej’iraisdirectementà la baleine par les rochers, ce qui abrégeait la route,mais larendait plus pénible ; je voulais juger par moi-même desressources que l’on pouvait tirer de l’île.Arrivé au sommet leplusélevé,jejetailesyeuxautourdemoi,etjevisunmagnifiquespectacle : à deux cents pas environ, j’avais la mer, dont lesvaguesbouillonnaientâmespieds;d’unautrecôté,j’apercevaisFalkenhorst,Felsheimettoutesnosrichesses.Jesentisleslarmesme venir aux yeux en pensant à ce que la Providence m’avaitpermisdefairesurcettecôte inhabitée,et jeremerciaiDieudenous avoir, jusqu’à ce jour, soutenus dans tous les dangers etsecourusdanstouteslespeines.Puis,aprèscetélanducœur,jem’approchai des enfants, qui, eux aussi, ne faisaient qued’arriver.Ils s’étaient arrêtés à moitié chemin pour ramasser des

coquillagesetdesbranchesdecorail;chacund’euxenavaitsacharge.« Ah ! papa, s’écrièrent-ils enme voyant, regardez donc ce

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quenousavonstrouvé.D’oùpeuventprovenirtoutesceschoses?— C’est la mer, répondis-je, qui, agitée jusque dans ses

profondeurs, les a rejetées sur le rivage. Et comment pourriez-vous en être étonnés, puisque vous avez devant les yeuxl’exemple de la puissance des flots, qui ont roulé jusqu’ici ceténormecadavre?—Eneffet, réponditFritz, il esténorme. Jen’auraispascru

qu’une baleine fût si grosse. Au lieu de rester, comme desenfants,àregarderdescoquillages,nousferionsmieuxd’essayerdetirerpartidecettecapturebienautrementimportante.—Bah ! dit Ernest, que prétends-tu faire d’unemasse aussi

informe?Pourmoncompte, j’aimebienmieuxcecorail et ceshuîtresbrillantes.»Fritz défendit sa cause, Ernest également, mais avec plus

d’avantage ; car on voyait déjà paraître en lui cet amour dusavant pour lesmerveilles de la nature.Voulantmettre fin à ladiscussion, j’intervins en disant que nous devions égalementadmirerl’œuvredeDieudanssesplusgrandescommedanssesplus petitesmanifestations. « Tout est beau, ajoutai-je, dans lanature,depuisl’insecteinvisibleàl’œildel’hommejusqu’àcescolossesmajestueuxdelaterreoudeseaux,commel’éléphantoulabaleine.Oui,toutestbeau,parcequetoutestdansl’ordrequeleCréateur a assignéà ses créatures : il faut sedéfierdecetteadmirationdeconventionquis’attacheleplussouventàlararetéetnégligecettequalitébienplusprécieuse,l’utilité.»Ayantmisainsitoutlemonded’accord,jem’assurai,avantle

départ, que la baleine était complètement morte et que nousn’aurionsaucundangeràcourirenvenantlelendemainaveclesoutils nécessaires pour tirer tout le parti possible de notre

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trouvaille;puis,chacunayantprissapartdescoquillages,nousretournâmesversnotreembarcation.Tout en marchant, je remarquai qu’Ernest nous suivait à

contre-cœur ; on eût dit qu’il regrettait l’îlot ; et, en effet, lepauvre enfant, séduit par la perspective d’une vie tranquilledonnéetoutentièreàl’étudedelanature,meconfiasondésir,quiétait de rester toujours, comme un autre Robinson, dans cettesolitude.Jeramenaisanspeinemonjeunerêveuràdesidéespluspratiques;jeluimontraiquel’hommen’avaitpasétécréépourl’isolement,etquelaviedeRobinsonn’étaitqu’uneutopie,fortbellepeut-êtredansunlivre,maisimpossibleàréaliser.«Vois,dis-je en terminant, les peines que nous sommes obligés deprendrepournousprocurercedontnousavonsunbesoinabsolu,etnoussommessixréunis!Quepourrais-tudoncfaireabandonnéàtoi-même?Tunetarderaispasàmourir,commelabaleinequenousavonstrouvée.Rendsgrâcesauciel,aucontraire,det’avoirconservé ta famille, car te l’enlever, c’eût été en même tempst’ôterlavie.»Ernestserenditàmesraisons,et,quelquesminutesaprès,nous

nousrembarquâmes.Lesflotsétaientencoreassezagités,cequiaugmentait la fatiguedenos rameurs ; aussi seplaignaient-ilsàmoid’avoirtantdepeine,enmedemandantd’yremédier.«Vousêtestropexigeants,répondis-je,etcependant,sij’avais

une roue de fer du diamètre d’un pied environ, j’essayerais devoussatisfaire.—Unerouedefer?repritFritz;mais,parminosferrailles,il

yenadeuxàpeuprèsdeladimensionquevousdemandez:ellesproviennent, jecrois,d’un tournebroche,et, simamèrenes’ensertpas,jevouslestrouveraiaisément.»

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Jenevoulusm’engageràrien,et,pourabrégerlaroute,jedisquelquesmots aux enfants sur le corail ; je leur appris d’où ilprovenait, et comment lespolypes ledéposaientenarbres très-forts, en agglomérant leur bave visqueuse, qui se sèche et sedurcitensuiteaveclesannées.Cette petite leçon d’histoire naturelle fit passer le temps, et

nous arrivâmes bientôt à Felsheim, où nous trouvâmes notreménagèrequiavaittoutpréparépournousrecevoir.Jeluiparlaide notre projet de retourner près de la baleine, afin d’utiliserl’huilequenous retirerionsdesagraisse.Lachèremèrevoulutabsolument faire partie de l’expédition. Il fut donc décidé quenous partirions tous ensemble, et que nous emporterions deslivresetdel’eaupourplusieursjours;carlamerpouvaitnousretenirlongtempsprisonniers.

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CHAPITREXXIV

Nous entrons dans le corps de la baleine pour prendre les boyaux.—Divers usagesauxquelsonemploiecesboyaux.—Cequenousenfaisons.—Unmotsurlesballonsouaérostats.—Fabricationdel’huile.—Lesécrevisses.

Nous dinâmes à la hâte et debout ; ensuite je fis charger lachaloupe de haches, de couteaux et de crampons en fer dont jeprévoyais l’utilité.Une chosem’embarrassait, c’était de savoirdans quoi nous pourrions garder l’huile que nous donnerait labaleine. Nous en avions un besoin trop grand pour ne paschercheràenconserverunebonneprovision,ilyavaitbienlestonneauxdeFalkenhorst;maisileûtfalluserésoudreànepluss’en servir par la suite : l’huile, en s’imprégnant dans le bois,aurait laissé une odeur fétide qui eût corrompu toute autreliqueur.Mafemmemefitalorssongerauxquatrecuvesdenotrebateau,etjelaremerciaidecettebonneidée.Dèsquenousfûmesarrivésàl’îlot,jefismettrenotrepirogue

etnoscuvesà l’abri,puisnousnousoccupâmes, sansdélai,denotretravail.Uninstantd’examensuffitpourmeconvaincrequenous avions devant nous une baleine franche du Groënland. Jecomptaisoixanteàsoixante-dixpiedsdelongueursurunelargeurdetrenteàquarante;cen’étaitdurestequelàtailleordinaireàlaquelleparviennentcescétacés.MonpetitFrançoisétaitétonnédelagrosseurprodigieusedelatête,quiformaitprèsd’untiersduvolume total, et de la petitesse dugosier, qui n’aurait guèrepermis l’introduction d’un corps plus gros quemon bras. Cela

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paraissait, en effet, d’autant plus singulier que la bouche étaitimmense.Ernestmedemandacommentunanimaldont legosierétaitsipeulargeavait,suivantlaBible,avaléleprophèteJonas.Jeluirépondisquel’ÉcrituresainteneditpointpositivementqueJonasfutavaléparunebaleine,etqueparmilescétacésilyenadont l’organisation intérieure est fort différente de celle de labaleine,telsquelerequin,etc.Lesmâchoiresétaientgarnies,dechaquecôté,decesnombreuxfanonsservantdedentsetquisontd’unusagesifréquentchezlesEuropéens.Jemepromisbiendenepasnégligercettesourceimportantederichesses,etjeconfiaiàFritzetàJacklesoindelesdépouiller.Lesdeuxenfantsmontèrentdonc sur ledosde labaleine, et,

armés d’une hache et d’une scie, ils se mirent à abattre lesfanons, que François et sa mère déposaient ensuite dans lapirogue.Nousenrecueillîmesainsiprèsdedeuxcents.Ernestetmoi,pendantcetemps-là,enlevionsdelargesbandesdegraissesur le côté, et certes ce travail était fatigant, car nous n’avionsrienmoinsquedesmassesdetroisàquatrepiedsd’épaisseuràdécouper.Un grand nombre d’oiseaux vinrent nous déranger avec une

audace incroyable ; après avoir plané quelques minutes au-dessus de nos têtes, ils se jetaient sur la baleine et arrachaientdesmorceauxdelardjusqu’entrenosmains.Parleconseildemafemme, qui pensa que leurs plumes pouvaient nous être très-utiles,nousenabattîmesuncertainnombreàcoupsdehache,etilsfurentjetésaufonddenotrebateau.J’essayai ensuite de détacher sur le dosmême de la baleine

unelargebandedepeauquejecomptaispréparerpourenfairedesharnaisdestinésàl’âneetauxbuffles.Celamedonnaplusde

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malquejenel’avaiscru,maisjeréussismalgrél’épaisseuretladuretéducuir.Silajournéen’eûtpasétéaussiavancée,j’auraisvolontiers tenté dem’emparer aussi des tendonsde la queue etd’unepartiedesintestins,maiscettebesognenouseûtmenéstroploin. Avant de donner le signal du départ je coupai un largemorceau de langue, pour juger par nous-mêmes si Ernest ne setrompaitpasenaffirmantqueseslecturesluiavaientapprisquecettepartiedel’animalétaitfortbonneàmanger.NousreprîmeslechemindeFelsheimavecunbutinplusutile

que brillant. Notre huile exhalait, en effet, une odeur peuagréable.Aussinousfîmesforcederames,et,dèsnotrearrivée,nous transportâmes, avec l’aide de l’âne et des buffles, notrechargementdansl’intérieurdel’habitation.Le lendemainmatin, au lever du soleil, nous nousmîmes de

nouveauenmer ;mais je laissaima femmeetFrançoisdans lagrotte,nevoulantpaslesfaireparticiperaudégoûtanttravailqueje comptais entreprendre : j’avais l’intention d’entrer dans leventremêmedelabaleinepourcouperleslongsetfortsboyauxdontnouspourrionstirerbeaucoupd’avantages.Unebriselégèrenousportarapidementàl’îlot;laplaceétait

déjàoccupéeparunenuéed’oiseauxvoracesqui,malgrélatoiledont nous avions recouvert les parties entamées du cadavre,enlevaient d’énormesmorceaux de chair. La hache ne suffisantpas pour les effrayer, nous tirâmes quelques coups de fusil quinousdébarrassèrentdecescompagnonsincommodes.Avantdecommencer,nouseûmessoindequitternosvesteset

noschemises;puisnouspénétrâmeshardimentdansleventredel’animal ; je fis un choix parmi les boyaux les plus forts, lesfaisant couper par morceaux de six à dix pieds de long. Jack

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trouvaitquenousenaurionspufairedegigantesquessaucissons.«J’aimemieux,répondis-je,enfairedesoutrespournotrehuile;chacun de ces boyaux contiendra au moins la provision d’unmois.«Oh!quelleexcellenteidée!s’écriaFritz.Quivousl’adonc

inspirée,monpère?— La nécessité, mes enfants, mère de l’industrie. Je crois

d’ailleursqueceprocédéestenusageparmilesEsquimauxetlesGroënlandais.»Avantdenousembarquer,nousprîmesunexcellentbaindans

lecanalquiséparaitl’îlotdelagrandeîle,et,purifiésparcetteablution d’eau fraîche, nous revînmes à Felsheim. Laconversationroulapendantletrajetsurl’utilitéquel’onpouvaittirerdesboyaux; jerappelaiàmesenfantsquec’estavecceuxdumoutonquel’onfabriquelescordesàviolon,qu’aveclapeaumêmequi tapisse intérieurement les intestinsdubœufon fait labaudruchequisertàlaconfectiondesballons.Ernest, dont les connaissances en physique étaient assez

étendues,expliquafortbienàsesfrèrescomment,engonflantunballon d’un gaz plus léger que l’air, on devait obtenirnaturellement un corps auquel les lois mêmes de la pesanteurdonnaientunedirectionascensionnelle.« C’est, ajouta-t-il, un phénomène analogue à celui de nos

vessiesgonfléesd’air,quisurnagentsurlamer.Pourlesballonsou aérostats, le gaz qu’on emploie est quelquefois l’airatmosphérique, mais dilaté par la chaleur, et qui devient alorsd’untiersplusléger;onpréfèrecependantl’hydrogène,dontladensité est environ quatorze fois moindre que celle de l’airordinaire.

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Jackauraitvouluquejeluifisseunpetitballond’unpied,etilsepromettaitalors,disait-il,detenterquelquevoyageaérien.Jedus lui dire qu’un ballon de cette dimension, pesant peut-êtredeuxonces,pourrait tout auplusenleverunpoidsdequatreoucinqonces,maisnonpasdesoixanteousoixante-dixlivresqu’ilpesait,malgrélalégèretédesacervelle.«Dureste,ajoutai-jeenterminant,lesaérostatsnoussontencored’unbienpetitsecours,et ilenserademêmetantquel’hommen’aurapasdécouvert lesecretdelesdiriger.»Mafemmenousattendaitsurlerivage;mais,àlavuedenos

costumes délabrés et de la vilaine cargaison que nous luiamenions,elle semitpresqueencolère.« Il fallait,disait-elle,jeteràlamertoutcetamasdechairpourriequiempestaitl’île.»Jeluirappelailesgrandsavantagesquenoustirerionsdel’huile,et,pouracheverdelacalmer,jeluipromisdéluifournirbientôtquelquespainsdebonsavonquiluifaciliteraientsestravauxdeblanchissage.Cesréflexionsl’apaisèrentpeuàpeu,etellenouslaissadéchargerlebateau.Avantdenouslivreraurepos,j’attachaisolidementlesboyaux

delabaleineauxdeuxextrémités,etjelesfissécherprèsdelacheminée,afinque le lendemainmatinnouseussionsnosoutrestoutesprêtes.Dès que le jour parut, chacun sauta à bas du lit, et nous

commençâmes immédiatement la fabrication de l’huile. Lesquatrecuvespleinesdegraissefixéessolidementsurlesol,nousenpressâmeslecontenuavecdefortespoutresetdespierres,etnous obtînmes bientôt un ruisseau d’huile que Jack et Ernestrecevaientdanslesoutres.Quandcesoutresfurentpleines,nousplaçâmes le reste de la graisse dans une de ces grandes

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chaudières que nous avions sauvées du naufrage, et au moyend’une large cuiller nous continuâmes à emplir les tonnes. Pourêtrepluscertaindelapuretédenosproduits,jefaisaistamiseràtraversunetoileserréetoutleliquidequidécoulaitdescuvesouquenousretirionsaveclacuiller.Nos vases étaient remplis, et notre provision semblait

suffisantepourplusd’uneannée:aussijefisjeterdanslarivièreles morceaux de lard qui restaient, et ils devinrent bientôt laproiedesoiesetdescanards.Pendant ce temps,ma femme avait préparé lesmouettes que

nousavionsabattuesàcoupsdehachelorsdeladissectiondelabaleine.Elletenaitsurtoutàenconserverleduvet,et,commelachairdecesoiseauxestpeuagréableaugoût,nousjetâmesaussileurs cadavres à la rivière. Bientôt ils furent recouverts d’unegrande quantité d’écrevisses. La voracité les retenait tellementacharnées sur leur proie, que nous pûmes nous en emparerfacilement, ce qui renouvela notre provision épuisée depuisquelque temps déjà, et le soirmême nous nous régalâmes d’unbuissonmagnifique de ces crustacés, ce qui nous rappela notrechèrecuisineeuropéenne.

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CHAPITREXXV

Lesramesmécaniques.—Excursionàl’îledelaBaleineenpassantparProspect-Hill.—Souvenirde fapatrie.—Lesmorses.—La tortuegéante.—Leprétendumammouth.— • Nouveau procédé de navigation.— Atelier de sellerie et devannerie.

Àmesurequenousnousétionshabituésànotreviesolitaire,ledésird’agrandirnosdomainess’était faitplusvivementsentir :c’est un besoin naturel à l’homme sauvage ou civilisé dechercher à accroître son bien-être par de nouvelles richesses :nous avions déjà deux habitations principales, Falkenhorst etFelsheim, et en outre plusieursmétairies qui étaient comme lescolonies de lamétropole.Ma femme eut la première l’idée defonder un petit établissement dans l’îlot de la Baleine. SaproximitédeFelsheimpermettaitunesurveillancefacile,etnouspouvionsyplacernosvolaillesàl’abrid’attaquesdévastatricesdes singes. En outre, notre sage ménagère pensait qu’il seraitprudentd’ydéposernotrehuile:nouséviterionsainsid’uncôtél’odeurdésagréablequi s’enexhalait, de l’autre ledangerd’unincendiequieûtpudétruirenotrehabitation.Ce projet obtint l’assentiment général, et, dans leur

empressement, mes enfants voulaient le mettre tout de suite àexécution;maislajournéeétaittropavancée:jerenvoyaicetteexcursionau lendemain, et j’annonçaique j’allais employer lesquelquesheuresdejourquinousrestaientencoreàconfectionnerdesramesmécaniquespourlapirogue.«Oh!quelbonheur!s’écriaJack,nousn’auronspluslapeine

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deramer.—Nechantepasvictoireencore,repris-je;jeseraidéjàtrop

heureux si j’obtiens un résultat qui me permette d’accélérer lavitessedelapiroguesansaugmentervotrefatigue.»Mesressourcesétaient,eneffet,peuconsidérables;jen’avais

àmadispositionqu’unerouedetournebrochesurunaxedefer.Voici comment jeparvins àproduire,nonpasunchef-d’œuvre,mais une machine grossière qui répondait cependant à nosbesoins. Je fis placer sur la pirogue l’axede fer, en ayant soind’arrondir et de garnir les points d’appui, et de mettre descoussinetsdecuirpourobteniràlafoisunemoindrerésistanceetprévenirun frottement trop fort.Marouede tournebroche,miseenmouvementpar lespoids, futplacéeprèsdugrandmât.Auxextrémitésdemonaxe, j’établisun systèmedequatre rames enfanonsdebaleine,pourplusde légèreté, etdisposéesencroix.Une manivelle faisait tourner ces rames, qui venaient frapperl’eau chacune à leur tour, et imprimaient ainsi à la pirogue unmouvementrégulier.Touteslesquinzeouvingtminutesilfallaitchangeretremonterlespoids.Siimparfaitqu’ilfût,montravailexcital’allégressegénérale.

J’en fis l’essai avec Fritz dans la baie du Salut. Nous avionsréussi au delà de nos espérances ; aussi, à peine étions-nousdébarqués,quetousmespetitsfousvoulaientseprécipiterdanslabarqueet commencer à l’instantmêmeune longueexcursion.Jemodérai leurardeuret leurannonçaique le lendemainmatinnous irions par eau à Prospect-Hill prendre les volaillesnécessairesàlacolonie,etquetousseraientdelapartie.Enconséquence,nouspréparâmes,lesoirmême,nosarmeset

nosprovisions,etchacunsecouchadebonneheurepourêtreprêt

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àseleverplustôt.Auxpremiersrayonsdusoleil,toutlemondeétaitsurpied.Ma

femmeavaitplacélesprovisionsdebouchedelajournéeaufondde lapirogue ;parmicesprovisionsétait la fameuse languedebaleinequ’Ernestdisaitêtreunmorceaudélicat.Une brise légère nous conduisit promptement jusqu’à la

hauteurdeProspect-Hill.Lamachinefonctionnaitbien,etj’avaissoindenousmainteniràenvirontroiscentspiedsdurivagepouravoir partout une profondeur suffisante.Nous vîmes en passantl’îleduRequin,lechâteaudeFalkenhorstavecsesgrandsarbres,puislesrochersdeFelsheim,levert îlotdelaBaleine,etenfinnotrecherétablissementdeProspect-Hill.NousabordâmesauprèsduboisdesSinges,afinderenouveler

notre provision de cocos et de choisir quelques espèces deplantesquejevoulaistransporterdansl’île.Enpénétrantdanslebois,nousfûmessaluésparlechantducoq.Cechantmerappelama patrie ; je l’avais si souvent entendu dans nos montagnesannoncerauvoyageurfatiguelevoisinaged’unemétairieoùl’ontrouve une bonne et franche hospitalité, que je ne pusm’empêcher de faire un retour mélancolique sur le passé. Cesouvenir,quoiquetriste,avaituncertaincharme.Cependantjenevoulus pas le faire partager à mes enfants, dans la crainted’affaiblirleurcouragepardesregretsinutiles;jemehâtaidoncdeleurparlerdenosprojetsdecolonisation.Àmesurequenousavancions vers la ferme, les cris de nos animaux domestiquesnousarrivaientplusfortsetplusdistincts;bientôtnousfûmesaumilieud’eux,etnous trouvâmes toutenbonétat ; seulement lesmoutons et les chèvres étaient devenus si sauvages, que mesenfants ne pouvaient les atteindre ; il fallut avoir recours à la

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fronde,quine tardapasànous ramenercaptivesquelques-unesde ces capricieuses bêtes. Ma femme se mit à les traire, etrecueillit ainsi plusieurs jattes d’un lait excellent, puis ellerassemblalesbêtesdelabasse-courautourd’elleetfitsonchoixparmilespoulets,lesoiesoulescanardsquidevaientpeuplerlanouvellecolonie.Lapromenadenousavaitmisenappétit ;aussidînâmes-nous

avecplaisir:laplupartdenosprovisionsconsistaientenviandesfroides;lemorceaudelanguedelabaleinefutservicommeplatd’honneur,maisnousle trouvâmestoussimauvais,quenousenfîmesimmédiatementabandonauchacaldeJack,quis’enrégala;pournousdébarrasserdel’arrière-goûtd’huilerancequinousenétaitresté,nousfûmesobligésd’avalerplusieurstassesdelaitetdemangerquelquesnoixdecoco.Après le dîner, je laissai ma femme préparer tout pour le

départ, et Fritz et moi nous allâmes couper quelques cannes àsucre,notrerafraîchissementhabituel,etunevingtainedejeunespoussesdestinéesàêtretransplantéesdansl’île.Lebateauétaitchargédetoutcedontnousavionsbesoin; je

lâchailacordequinousattachaitaurivage,etjecinglaidansladirectionducapdel’Espérance-Trompée.Mais,cetendroitnousétantfatal,nouséprouvâmesencoreunpetitaccident:lefonddelabarquevintàtouchercontreunbancdesableàfleurd’eau.Mafemme,àquilamercausaittoujoursuneffroiinvolontaire,semitàtremblerpournoustous.J’essayaidelarassurer,enluidisantque notre situation n’avait rien de dangereux,et que le fluxsuffirait pour nous remettre à flot. Ce que je prévoyais arriva.Mais cela ne suffit pas pour tranquilliser la chère mère ; elleavait conservé de notre premier naufrage une impression trop

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vivepournepasredouterlongtempsencorelespérilsduperfideOcéan.Aussi, toutes lesfoisquenouspréparionsuneexcursionmaritime,trouvait-ellequelqueprétextepournousendissuader;etilnefallaitrienmoinsquemonautoritédepère,appuyéesurdesolidesraisonnements,pourobtenirsesconsentement.Unspectaclesinguliervinttoutàcoupfrappernosregardsdu

côté de la pleine mer : il nous sembla apercevoir une doublerangéederochersà fleurd’eau,dont laprésenceence lieu,oùnous ne les avions jamais vus jusqu’à ce jour, était tropsingulière pour ne pas nous mettre en défiance contre letémoignage de nos yeux ; en effet, un examen plus attentif meconvainquitquecequenousprenionspourdesrécifsn’étaitautrechose que deux troupes de lionsmarins ou demorses, qui, deloin,nousparaissaient sebattre entre euxavecacharnement. Jefisforcederamespournouséloignerdecedangereuxvoisinage,etquelquesinstantsaprèsnousabordionsàl’îlot.Àpeinefûmes-nousdébarquésquelesenfants,sanss’inquiéter

delapirogue,semirentàcourirlelongdurivageenmelaissantàmoiseullesoindelatirersurlesable.Cetteétourderiedeleurpartmecausaquelquemécontentement,etjemepréparaisàleuradresser des reproches à ce sujet, quand je vis maître Jackaccourirprécipitammentversmoiencriant:«Oh!papa,venezvite!Unmammouthdontlecadavreestàlaplacedelabaleine!—Unmammouthdansleslatitudesoùnoussommes!Celame

paraîtbienextraordinaire.Tuaurasprislacarcassedelabaleinepourlecadavredecetanimalquetuneconnaispas.—Non,non, répliqua l’enfant avecvivacité, cen’estpasdu

toutlabaleine.»Étonnédelevoirsiconvaincu,j’allaislesuivrepourjugerparmoi-mêmedecequ’ilenétait,quandFritzmefit

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signe de loin, avec des gestes pressants, de venir à lui. Jemerendsd’abordàcetappel,etquandjefusàlaportéedelavoix,jeluidemandaicequ’ilyavait:«Une énorme tortue, papa, venez donc vite ! Ernest etmoi,

nousnepouvonspaslaretenir.»Jedonnaiundesavironsquej’avaisàlamainàmonfilsaîné,

et j’aperçus,eneffet,Ernest tirantde toutes ses forces,parunedespattesdederrière,unetortuegigantesque,dontlaforceétaittelle,que lepauvregarçonnepouvait l’arrêter.Nouscourûmesentoutehâteàsonsecours;ilétaittemps,carquelquesminutesplus tard la tortue arrivait à lamer, où elle trouvait son salut ;nous passâmes chacun notre aviron sous le ventre de cetteénormebête, et, la soulevant aumoyende ce levier improvisé,nouslarenversâmesenfinsurledos.Sonpoids,jointàunlégerbalancement imprimé par nos avirons, creusa une petite fossedanslesable,d’oùelleneputsortirpournouséchapper.C’étaitunetortuemagnifiqueettellequejen’enavaisjamais

vu;ellepouvaitpeserseptàhuitcents livres,etmesuraitsixàseptpiedsdelong.Jenesavaistropquelpartij’entirerais,mais,dans la position où nous l’avions laissée, nous avions tout letempsd’ypenser.JemerendisensuiteauxinstancesdeJack,quivoulaittoujours

que j’allasse voir son mammouth, et je n’eus pas de peine àreconnaître que mes conjectures étaient fondées : c’était lacarcassedelabaleine,quelesoiseauxdeproieavaienttellementdisséquée,qu’iln’enrestaitplusquelesos.Jeplaisantaiunpeule pauvre garçon sur sa trop grande crédulité, et je m’occupaiactivementdenosplantations.Malgré lezèledechacun, ilétait impossiblede tout terminer

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avantlanuit;aussijeremisàunautrejourlafindecetimportanttravail,et je tinsconseilpourchercherunmoyend’emmener latortue. Les enfants, découragés, considérant cette entreprisecommeimpossible,parlaientdéjàdel’abandonner;maisjeleurreprochai leur peu de persévérance, et, après quelquesminutesderéflexion,jem’écriaitoutàcoup:«Lemoyen, je l’ai trouvé !Au lieud’emporter nous-mêmes

notreproie,c’estellequivanousconduire.SiFritzserappellecertaineaventurequiluiestarrivée,ildoitsesouveniraussiquecesanimauxnagentfortbien.»Mettant aussitôtmon idée à exécution, j’amenai la barque en

face de l’endroit où nous avions laissé notre butin, que nousremîmessûrsespattesenréunissant tous,nosefforts. J’attachaisur son dos la tonne d’eau douce que nous avions apportée etvidée, et le bout de la corde fut fixé solidement à l’avant dubateau. Jem’armai d’un aviron pour diriger lamarche, et nouspoussâmeslatortueàlamer.D’abordellevoulutplonger;maisla tonne vide la retenait à la surface, en sorte qu’elle semit ànager. Un coup de rame suffisait pour la maintenir dans ladirectiondeFelsheim.Notretraverséesefitavecpromptitude,etles enfants, enchantés de se laisser conduire sans fatigue,comparaient pompeusement notre pauvre bateau au chartriomphaldeNeptune.J’eussoin,endébarquant,d’attachersolidementnotrepriseà

unpiquetfichéenterre;mais,lelendemainmatin,jevisqueleseffortsqu’elleavaitfaitspendantlanuitpours’échapperavaientpresquedéracinélepieu.Jejugeaialorsqu’ilétaitimpossibledelaconserverpluslongtemps;ellefutdoncimmédiatementjugée,condamnéeetexécutée.Sacarapacenousfournitunbeaubassin

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pourlafontaine,etsachair,quemafemmenemangeaitd’abordqu’avecrépugnance,futalorsdéclaréeexcellenteàl’unanimité.Ernest et moi pensions que cette tortue devait appartenir à

l’espèce connue sous le nom de tortue géante ou de 'tortueverte,laplusgrosseetlaplusestimée,audiredesvoyageurs.J’aiparlédéjàdemondesseind’ensemenceràlafoistousnos

champs afin d’obtenir que mes fruits fussent mûrs en mêmetemps, ce qui permettrait d’en faire la récolte en une ou deuxsemaines. J’ajournai l’exécutiondeceprojetauxderniers joursqui précéderaient la saison des pluies, pour que l’eau fertilisâttout de suite la semence ; et, en attendant, je me livrai, àl’intérieur, à des travaux de buffleterie assez longs et assezdifficiles.Jeconfectionnaidesharnaiscompletspourlesbufflesetl’onagre.Lespeauxdekanguroosetdechiensdemer,lecrinvégétaldontnousdevionsladécouverteauxpigeons,furentmesprincipauxmatériaux.Je fis ainsi des selles, des santés, des courroies, des étriers,

enfin tout le harnachement nécessaire de nos montures. Maiscelles-ci semblaient peu jalouses de l’honneur d’avoir un aussibeaufourniment,aussinouseûmestoujoursbesoindenousservirde l’anneaupassépar lenezpour lesconduire.Pouratteler lesbuffles,jepréférailaméthodeitalienne,quiconsisteaattacherlejougauxépaulesetnonauxcornes.Laforcedecesanimaux,eneffet, réside dans les épaules, et ils poussent plutôt qu’ils netirent. D’ailleurs, ce procédé ne leur permet pas de faire malaveclescornes,aucasoùilsentreraientenfureur.Lemétieràtisserquej’avaispréparépourmafemmeluiétait

d’unegrandeutilité : je leperfectionnaiencoreenemployant lacolle de poisson au lieu de colle ordinaire, que notre petite

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provisiondefarinenenouspermettaitpasdefabriquerenassezgrande quantité. Cette colle de poisson me rendit d’autresservices : je la séchai à la chaleur, et j’obtins des carreauxdevitre qui, sans être aussi transparents que le cristal, laissaientcependantpénétrer le jouretmettaientnos fenêtresà l’abridespluiesetduvent.Nousfûmesdistraitsdecestravauxparl’arrivéed’unbancde

harengsdont lapêchenousoccupaquelques jours.Nousavionsdéjà éprouvé trop souvent combien cette nourriture nous étaitprécieuse pour ne pas saisir avec empressement l’occasion derenouvelernoireprovision;dureste,riendeparticuliernevintsignalercettenouvellepêche.Auxharengs succédèrent les chiensdemer, àquinous fîmes

une chasse acharnée. Nous en tuâmes de vingt à trente ; leurspeauxetleursvessiesfurentmisessoigneusementdecôté;quantà la chair, qui n’était pas mangeable, nous l’abandonnâmes auchacalounouslajetâmesàl’eau.Mesenfantsétaientsifiersdeleurcapture,qu’ilsvoulaientquejeleurfisseàchacununattirailcomplet de chasse en peau de chien. — Ils demandaient desfontespourlespistolets,desgainespourlescouteaux,desétuispourlesfusils;jepromisdelessatisfaireavecletemps,etunefois que les objets de plus grande utilité seraient achevés.« D’ailleurs, ajoutai-je, nous avons d’autres choses pluspressées,etjepenseàutiliservosloisirsenvousfaisantessayersousmadirectiondevannier des corbeilles et des paniers, quinousfontgranddéfaut.»Lesenfants se récrièrent ; ils auraientvouluauparavant faire

une excursion dans la savane ; mais je les calmai en leurpromettant que, si nous réussissions dans la vannerie, je ne

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mettraisaucunobstacleàleurpartiedechasse.Nous avions une belle provision de roseaux, mais je ne

voulaislesemployerquequandnousaurionsacquisunecertainehabileté:bienm’enprit,dureste,nospremierspaniersayantétésiimparfaits,qu’aulieudenousenapplaudir,nousnepûmesquerire de leur forme grossière ; ils étaient à peine bons pourrecueillirlespommesdeterre;nousarrivâmesbientôtàdonnerà notre travail une légèreté, et une élégance suffisantes. Aussi,quand je jugeai mes petits ouvriers assez exercés, je leur fistresser des corbeilles en jonc qui n’avaient vraiment pas tropmauvaisegrâce.D’après les conseils de Fritz, nous résolûmes alors de

fabriquerdessortesdedoublespaniersquidevaientserviràmafemme et à François quand ils monteraient sur nos bêtes desomme.

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CHAPITREXXVI

Le boa.—Sa présence nous tient prisonniers dans la grotte.—Première sortie.—Équipée de notre grison.— Il est tué par le serpent.—Victoire complète etchantdetriomphe.—Dissertationsurlesserpents.

Un soir, nous étions occupés à nos travaux ; Jack et Ernests’étaientéloignésdequelquespas,quandFritz, se levant toutàcoup,semitàregarderdansladirectiondelarivière,maisplusloin,avecunefixitéquim’étonna.« Je ne sais ce que je vois,me dit-il,mais il y a là-bas un

nuage de poussière qui ne peut être formé que par un animald’unegrandetailleetd’unegrandeforce.—Mafoi,repris-jesansmetourmenter,jenecomprendsrien

àcequetuveuxdire,cartousnosgrosanimauxsontàl’écurie.—Jenedistinguepasencoretrès-bien;tantôtjevoiscomme

un mât d’une quinzaine de pieds se dresser sur le sol, puisdisparaîtrepourreparaîtreplusprès.»Cette description commençait à m’inquiéter. « Rappelle les

frères,luidis-je,jevaischercherlalongue-vue.»Un instant après, toute la famille était rassemblée, et, au

momentoùjerevenais,Fritzmecria:«Papa, je levoisbeaucoupmieuxmaintenant ;soncorpsest

d’une couleur vert foncé, il semble ramper sur la terre, car jen’aperçoispasdepattes.»Jebraquaimalongue-vueducôtéquem’indiquaFritz;maisà

peine j’eus considéré cet objet étrange, que je m’écriai :

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«Fuyons,mesenfants,fuyonsauplusvit,réfugions-nousaufonddelagrotteetayonssoind’enfermertouteslesentrées!— Pourquoi ? qu’est-ce ? dirent-ils tous. MOI. — J’ai la

certitude que ce qui s’avance vers nous est un serpentgigantesque.—Ehbien,répliquaFritz,encecas,ilfautlecombattre!MOI.—Oui;maispasenrasecampagne.L’écailleduserpent

le défend trop bien pour que nous l’atteignions facilement ;mettons-nousensûreté.»Cet avis n’était pas celui demon courageux enfant ;mais le

danger que nous courionsmeparaissait trop grand pour ne pasemployermonautoritéàprescriretouteslesmesuresdedéfensequi seraient nécessaires. Je fis, eu conséquence, rentrer tout lemonde, barricader solidement la porte et les fenêtres ; tous lesfusils furentchargésàballe,et j’enconfiaiunàmafemmeetàFrançois ; car contre un ennemi pareil je sentais que nousn’étionspastrop,mêmeenréunissanttoutesnosforces.Nouspouvionsmaintenant ledistinguer facilement.C’étaitun

boa;jelecraignaisdumoins,etcequej’avaisluouentendudiredelavigueurprodigieusedecesanimauxnecontribuaitpaspeuàaugmenter mes craintes. Je suivais avec anxiété tous sesmouvements. Il s’avançait justement dans notre direction, tantôtdressantsa tête,d’oùsortaitune languefourchue, tantôtglissantsur le sableavecune telle rapidité,qu’il eût étébeaucoup troptarddechercheràluicouperlaretraiteenenlevantlesplanchesdu pont. J’espérais, d’ailleurs, que la rivière lui serait unobstacle et qu’il n’oserait pas s’avancer au delà. Mais monespoir fut déçu, car bientôt nous le vîmes se diriger vers nous,comme si son instinct l’eût averti qu’il y avait là pour lui une

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richeproie.Mesenfantsétaienttousàleurposte,lefusilàlamainetprêts

àfairefeu;maisilsn’avaientpastropbonnecontenance;et,envérité, j’excusais bien leur frayeur, puisque moi-même, enconsidérant le danger que couraient tous les êtres chéris quicomposaientmafamille,jenepouvaism’empêcherde trembler.Fritz était leplus calmedenous tous ; cependant il comprenaitcombien j’avais eu raison de nous retrancher derrière nosfortifications et d’accumuler tous les moyens de défensepossibles.Pour bien saisir notre situation, il faut se rappeler que notre

grotteétaitsurmontéed’uncolombier,entouréed’untreillagedebranchesassezserréespourempêcherdevoirdudehorscequiyétait renfermé,maispasassezpourque l’onnepûtobserverdudedans : en agrandissant une des ouvertures, nous avions faitpasser nos canons de fusil et nous nous tenions là comme àl’affût.Àmesure que le serpent s’approchait davantage, il semblait

plusindécissurlamarcheàsuivre.Avait-ilsentilevoisinagedel’homme,etsoninstinctl’avertissait-ilqu’ilyavaitlàundangerinconnu,oubiencherchait-ilàdistinguerplusnettementl’endroitoù il pourrait trouverunpassage ? Jene le sais.Quoi qu’il ensoit,aprèsquelquesminutesd’hésitation,ilvints’étendreàtrentepasenvironenfacedenotredemeure.À ce moment, Ernest, plus par peur que pour commencer

l’attaque,laissapartirladétentedesonfusil,et,enentendantcefaux signal, Jack, François etma femme elle-même firent aussifeubravement.Mais lesquatrecoups semblèrentperdus, car lereptileserelevaavecunevivacitéquitémoignaittropbienqu’il

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n’étaitpasblessé.Fritzetmoiluilâchâmesalorsnosdeuxcoupsdefusil,sansêtreplusheureux,soitquenouseussionsmalajusté,soitquel’écailledontilétaitrevêtulemîtàl’abridenosballes.En entendant cette seconde décharge, le serpent poussa un

sifflementaigu,et,prenantsacourseavecunerapiditéextrême,ilse glissa dans le marais des Canards, où il ne tarda pas àdisparaitreaumilieudesroseaux.À cette fuite précipitée de notre ennemi, chacun poussa une

exclamation joyeuse,etnousnousmîmesàenparler, commesitoutpérileûtétépassé.Mesenfantssoutenaientavoirbienvisé,et assuraient que l’écaille seule du serpent l’avait préservé deleursballes.Malgréleursassurances,l’ennemiétaitsainetsauf,etledangerétaittoujourslàprèsdenous.Nousnousaccordionstoussurlesproportionsmonstrueusesdeceboa,quienfaisaientl’adversaire le plus redoutable que nous eussions eu encore àcombattre.Ildevaitavoirdetrenteàquarantepiedsdelongueursurundiamètrededeuxpiedsetdemi.Contrelui,cen’étaitpastropdetoutesnosforcesréunies,etencoreavions-nousbesoindeprendre les précautions les plus minutieuses pour ne pascompromettre la sûreté de l’un de nous. Aussi donnai-je desordressévèresetprécispourquepersonnenedépassât leseuilde la grotte sansmon autorisation expresse,me réservantmoi-mêmedemesoumettreàcetteconsigne,hormislescasd’absoluenécessité.Puisjebarricadaiavecplusdesoinqued’habitudelaporte de l’hésitation, et, pensant que la nuit peut-être nousporterait conseil, j’engageai chacun à se retirer et à chercherdanslesommeillereposdesfatiguesdelajournée.Levoisinageduboanoustintpendanttroisjoursdanslaplus

complète réclusion ; il fallait un besoin urgent pour que moi-

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mêmejesortisseuninstant,etencoreavais-jesoindenejamaism’approcher du marais, ne faisant que juste le nombre de pasnécessaires.Dureste,aucunenouvelleapparitionn’étaitsurvenue,etnous

aurionspusupposerque l’ennemiavaitquittésa retraite,sinosoiesetnoscanardsnenouseussentpasavertisdesaprésence.Jeremarquai effectivement une perturbation complète dans leurshabitudes : le soir, au lieude se réfugier commeautrefoisdansles roseaux ou sur le bord de la baie, nous lesVoyions planerpendant quelques instants au-dessus du marais, en donnant desmarquesdeleureffroi,puisprendreleurvoletnes’arrêterqu’àl’îledesRequins.Chaque jour augmentait nos embarras.Quelparti prendre, en

effet ? Nos provisions n’avaient point été faites comme pourl’hiver,ensortequenousn’avionsdesvivresqu’enassezpetitequantité ; encore quelque temps, et il nous faudrait absolumentsortir.Maisalorscommentnousmettreà l’abrid’uneattaquesidangereuseenrasecampagne?Marcherdroitàl’ennemieûtétéune tentativebienhasardeuse,quieûtpucoûter lavieà l’undenous. Nos chiens étaient impuissants contre un tel adversaire.Exposer nos montures était un sacrifice en pure perte. Tout seréunissait donc pour rendre notre situation plus triste, lorsquenousenfûmestirésparuncoupdetêtedenotrevieuxgrison,qui,en cette circonstance, nous rendit, quoique bien à son insu, unservice analogue à celui que Rome dut jadis aux oies duCapitole.Notre fourrage était épuisé ; il fallait cependant nourrir nos

bêtes:lavache,parexemple,dontlelaitnousétaitalorsd’autantplusprécieux,n’avaitplusrienàmanger.Danscettealternative,

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je crus que le mieux à faire était de les laisser paître dans lacampagne, en ayant soin de les conduire de l’autre côté de larivière.Mais,commelepassageordinairepar lepontauraitpuéveillerl’attentionduboa,jedécidaiquenousprendrionsparlegué,àl’endroitoùnousavionstraversépourlapremièrefois.Voiciquelétaitnotreordredemarche:Fritz, très-courageux,

etleplusalertedenoustous,devaitformerl’avant-garde,montésurl’onagre;nosbêtesvenaientensuite;et,placésurleflancdela colonne, je veillais à ce qu’aucune d’elles ne s’écartât desrangs.MonfilsaînédevaitfuirprécipitammentversFalkenhorstàlamoindreapparencededanger.Lesautresenfantsetleurmèrerestaient dans le colombier pour servir de vigie et signaler laprésencedel’ennemiparunedéchargegénérale,quiauraitpoureffet, je l’espérais dumoins, de le forcer à regagner son lit deroseaux.Quantàmoi,jecomptaismeplacersurunrocherassezélevé, d’où l’on découvrait toute la baie, pour reconnaîtreexactement laposition respective de chacun ; de là je pouvais,d’ailleurs,gagnerfacilementlagrotteencasd’attaque.Tout étant bien convenu d’avance, je fis charger les armes à

balle, et nous commençâmes àorganiser la nouvelle caravane ;mais(fut-ceunhasardmalheureuxouuneffetprovidentieldelabontédivine,Dieuseul,quisaittout,peutlesavoir),mais,dis-je,ilyeutunpeudeconfusionaumomentdudépart,etmafemmeouvrit trop tôt la porte qui retenait nos animaux captifs. Notrevieux grison, qui depuis trois jours était resté enseveli dansl’obscuritédesonétable,n’eutpasplutôtaperçulaverdureetlesoleil, qu’une ardeur extraordinaire s’empara de lui. Certes, jen’aurais pas cru qu’il fût capable d’une pareille agilité. Il seprécipitadanslacampagneendressantfièrementlatêteetfaisant

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retentir son hennissement en signe de triomphe. Fritz voulaits’élanceraprèslui;jeleluidéfendisexpressément:l’âneavaitdéjàatteintlemilieudel’espacequinousséparaitdupont,etilétait à craindre que les manifestations joyeuses du baudetn’éveillassentl’attentiondenotreterribleennemi.Toutefoisjenenégligeai rien pour ramener le fugitif,mais nos appels réitérésfurent en pure perte. L’air et la liberté l’avaient enivré, et ilcaracolait avec une sorte de satisfaction qui nous semblait demauvaisaugurepoursadocilité.Toutàcoupjevoislemaraiss’agiter,latèteduboaapparaît

au-dessus des roseaux, et bientôt l’énorme reptile, tendant salanguefourchue,s’élancecommeuneflècheverssaproie.Enuninstantileutatteintnotrepauvreâne,quesafuitetroptardivenepouvaitsoustraireàsonsort;enuninstantill’eutenlacédesesanneauxetjetéàterre.Mafemme,àcettevue,poussauncrideterreur;mesenfants

voulaientfaireunedéchargegénéralepouréloignerlemonstreetsauver notre vieux serviteur : « À quoi bon ! repris-je, vousvoyez que le serpent est trop acharné sur sa victime pour quenouspuissionsparveniràlaluifaireabandonner,et,àladistanceoùnoussommes,n’est-ilpasàl’abridenosballes?Mieuxvautrester ici tranquilles, nous sommes en sûreté pour lemoment :peut-êtreunediversiondenotrepartn’aboutirait-ellequ’àattirerle danger sur une tête plus précieuse, sans aucun résultatavantageux.Sileboachercheàavalersaproie,noustrouveronssansdouteunmomentplusfavorablepournousdélivreràjamaisdelui.—Mais,repritJack,commentpourra-t-ilavalerl’âne?Ilest

trop gros pour une seule bouchée, et les serpents n’ont pas de

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dentspourmâcherlanourriture,jecrois.— En effet, repris-je ; aussi sont-ils obligés de l’engloutir

toute à la fois, après l’avoir préparée comme une sorte debouillie.D’ailleurs,est-cedoncplusaffreuxquedeladéchireretde lamettre en lambeaux, comme font les lions ou les tigres ?Non, seulement cela nous semble plus monstrueux et pluseffrayant,carcequinousfrappesurtout,c’estlavuedelaforceprodigieusequ’il fautàunpareil animalpourpréparerainsi sapâture.Quandilasaisisaproie,illabroieavecsesanneaux,et,lorsquelepoil,lapeau,lachairetlesossontréunisenuneseulepâte, il l’enduit d’une sorte de bave gluante qui facilitel’ingurgitation;enfinill’avale.».Malgrémesexplications,mesenfantsnepouvaientcroireàce

que je leurdisaisde lamanièredont senourrit leboa : il leurparaissait impossible que la croupe et le dos de l’âne, parexemple, pussent passer à travers son gosier. Je leur dis deremarquer cependant avec quelle force le monstre enlaçait savictime,jetâchaideleurfairecomprendrequ’ilpouvaitainsilafaçonner à la mesure de son gosier. D’ailleurs, ma leçonthéorique devenait inutile, car nous avions sous les yeux unedémonstration pratique. Ma femme ne put supporter pluslongtemps cet affreux spectacle, et se retira dans le fond de lagrotteavecFrançois.Jefusbienaisedelesvoirrentrertousdeux,car,danslefait,

cequenousvoyionsétaithideux.Ainsiquejel’avaisexpliquéàmes enfants, d’aprèsmes souvenirs d’histoire naturelle, le boaroulasaqueueautourdunrochervoisin,poursedonnerplusdeforce sans doute et finir dans une dernière étreinte lesconvulsions de sa victime à l’agonie. En vain celle-ci tenta un

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suprême effort, elle succomba bientôt sous son redoutableadversaire, qui la tenait de tous les côtés, serrant sa tête etbouchant ses naseaux avec sa gueule entr’ouverte ; un spasmemoinsviolentquelesautresagital’âne,puislespiedsdedevantsedétendirent,etilretombaallongésurlesable,sansmouvementetsansvie.Leboacommençaimmédiatementàbroyerleschairset les os, en sorte que bientôt l’âne n’eut plus conservé de saforme que la tête ; le reste n’était plus qu’une masse sanscouleurs distinctes, toute tachée de sang. Après ce premiertravail,leserpentquittasaproie,et,sepromenanttoutautour,ilse mit à lécher les plaies, soit pour s’abreuver du sang de savictime, soit plutôt pour enduire tout son corps de la bave quicoulaitdesagueule;puisilarrangealespieds,ramenantceuxdedevantprèsdelatête,etallongeantceuxdederrièredemanièrequ’ils fussent dans le prolongement du corps de l’animal ; lui-même, enfin, s’étendant horizontalement sur le sol, ouvrit sesmâchoiresd’unemanièreeffrayanteetsemitàengloutirsaproieenlaprenantparlaqueue.Chaque fois que la gueule s’ouvrait, nous voyions unepartie

de l’animal disparaître dans le gosier du reptile ; un instant derepossuivaitpourdonnerletempsàladéglutitiondes’achever;quelquefois le repos était plus considérable et accompagné demouvements du gosier, comme si quelque os mal broyé se fûtarrêté dans la gueule ; mais alors la bave devenait plusabondante,etbientôtleboacontinuaitsonhorriblefestin.Enfin,de notre pauvre grison, à peine restait-il la tète, qui sortaitpendanteendehorsdelagueuledumonstre,commes’iln’avaitpu la broyer assez pour l’avaler. À ce moment la digestions’opéraitsansdoute.carleboasemblaplongédansunetorpeurcomplète,sansaucunmouvementquirévélâtsonexistence.

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L’opérationavaitdurécinqheures,depuisseptheuresdumatinjusqu’àmidi;j’enavaissuivitouteslesphasesavecanxiété;lemoment favorable pour l’attaque me sembla arrivé enfin. Jem’élançailepremierencriantauxarmes.Fritzétaitàmescôtés,Jack nous suivait, mais à quelques pas derrière, et, certes, safrayeurmeparaissaitbiennaturelle.QuantàErnest,ilmontraplusdeprudenceencore,ilnequitta

pasl’abridurocher.Françoisetmafemmeétaienttoujoursdansl’intérieurdelagrotte.À mesure que j’approchais, je reconnus la vérité de mes

conjectures:c’étaitbienlàlevéritableboa,leroidesserpents,le plus terrible et le plus dangereux, au dire de tous lesnaturalistes. Il restait immobile devant moi, et sans ses deuxyeux, qui brillaient ardents et enflammés, on eût pu le croiremort.Quandjefusàunevingtaine,depas,jeluilâchaimoncoupde

fusil dans la tête ; Fritz imitamon exemple, et les deux ballesportèrent en plein sur le crâne de l’animal. Le corps restaimmobile, mais la queue s’agita avec une sorte de rapiditéconvulsive;jem’avançaiplusprèsencore,toujoursaccompagnédemon fils aîné, et nous déchargeâmes presque à bout portantnospistolets sur la têtedumonstre,quinedonnaplus signedevie. Jack nous avait rejoints ; il voulut prendre part à notretriomphe, et vint à son tour, faire feu sur leventrede l’animal.Mais,àcettedernièredécharge, le reptile semblaéprouverunenouvelle sensation, sa queue s’agita et vint heurter le petitimprudent,quifutrenverséàterre.Jackserelevaavecrapiditéetje me mis en défense immédiatement, mais le boa resta sansmouvement.

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Tous, alors, nous poussâmes des cris de victoire quiramenèrentimmédiatementauprèsdenousErnest,Françoisetmafemme.Celle-cinousreprochanotre joieféroce,disantquedescannibalesneussentpaspoussédescrisplusviolents ;mais jelui répondis que le danger dont nous étions délivrés était tropgrand pour qu’on pût nous faire un crime de manifester notreallégressedunemanièreunpeubruyante.« C’est vrai, ajouta Fritz, car depuis quelques jours je ne

respiraisphis;ilmeseraitimpossible,jecrois,dem’habitueràuneviedecaptivité;maisjenedoispasoublierquec’estnotrepauvregrisonquiasouffertpournoustous,etquiaété immolécommeunevictimeexpiatoire.— Voilà comment va le monde, ajouta Ernest : souvent les

objetslesplussimples,lesanimauxlesplushumbles,sontceuxquirendentleplusdeservices.»Chacundonnason tributderegretaubaudetmort.Mafemme

surtout déplorait le sort cruel de son fidèle serviteur. Mais,commetouteslesplaintesàcesujetnepouvaientremédieràrien,etque,d’ailleurs,notrepauvregrison,déjàbienvieux,était,detous nos animaux domestiques, celui qui nous eût été le moinsutile par la suite, je coupai court à ces lamentations en faisantremarquer que nous devions, au contraire, remercier Dieu, quiavaitainsipourvuausalutcommunparunsacrificepénible,ilestvrai,maisbienmoinsdouloureuxqueceuxquenousaurionspuredouter.«Maintenant,ajoutai-je,queferons-nousduboa?— C’est dommage qu’on ne puisse pas le manger, répondit

François : nous aurions là au moins de la viande pour quinzejours!»

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Tous mes enfants se récrièrent : manger du serpent leursemblaitlecombledel’atrocité,etunvifsentimentdedégoûtsemanifestaitchezeuxtous.«Voilàencoreunpréjugé,leurdis-je.Pourquoinemangerait-

on pas la chair du serpent ? Beaucoup de peuples sauvages lefont, et moi, je vous l’avoue, j’aimerais beaucoup mieux cettenourriture que la perspective de mourir de faim. — Mais,demandamafemme,vousparlezdemangerceserpent ;n’est-ilpasvenimeux?— D’abord, repris-je, le boa n’est nullement venimeux, et,

quandilleserait,jenetrouveraispaslàuneraisonpourquesachairfûtmalsaine;carvonmangesansdangercelleduserpentàsonnettes,dontlamorsureestlaplusterribledetoutes,etsouventaussi les sauvages se nourrissent de gibier abattu avec desflèchesempoisonnées.»La conversation tomba alors sur les serpents en général, et

Fritz me demanda le moyen de reconnaître ceux qui sontvenimeuxdeceuxquinelesontpas.« La différence, répondis-je, est dans les mâchoires : les

serpentsvenimeuxontdeuxdentstrès-aiguësdisposéesenformede crochets, qui percent facilement tout ce qu’elles atteignent.Ces dents sont creuses, et un canal intérieur correspond à unepetitevessiesituéeau-dessousdel’œil.Lamoindrepressionfaitcreverlavessie,etlevenins’écouleparlecanaldanslaplaie.—Quelssontdonclesserpentsquihabitentlespayschauds?

demandamafemme.—D’abordleboa,surnomméconstrictorparlesnaturalistes,

parcequ’ilbroiesesalimentsavantde lesavaler.C’estundes

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plusdangereuxanimauxquiexistent,àcausedesaforceetdesavoracitéextraordinaires.Outre le boa, nous avons encore à craindre le serpent à

sonnettes,àcausedudangerdesamorsure,quiestexcessivementvenimeuse. Mais heureusement cet animal n’attaque presquejamaislui-même,etcen’estquepoursedéfendrequ’ilfaitusagedesarmesterriblesdont lanature l’apourvu.Sonnomluivientd’unsystèmed’anneauxquiterminentsaqueue:touslesans,lesserpents changent de peau ; cette mue ne s’opère pascomplètement chez le serpent à sonnettes ; il resteune sortedemembrane sèche qui, roulée en cône, produit un petit bruitanalogueàunesonnerie.— Ne sont-ce pas le serpent à sonnettes et le serpent à

lunettes, reprit Ernest, que les jongleurs américains dressent àdanserenmesureausond’uninstrumentdemusique?—Danser!repritJack,commentveux-tuquel’ondansesans

pieds?Voilàuneabsurdité!—C’esttoi,monpetitétourdi,répliquai-je,quimaintenantdis

une véritable sottise : de ce qu’une chose nous sembleextraordinaire, il n’en résultepasqu’elle soit absurde.Oui, lesjongleurs indiens habituent les serpents à se soulever avec unmouvement cadencé qui suit parfaitement la mesure de lamusique.—Mais,repritErnest,j’ailuaussiqueleserpentàsonnettes

avait la faculté d’attirer sa proie par une sorte de fascination.Quedoit-onpenserdecela?— Le fait me semble possible. Cette fascination n’est autre

chose que la terreur qui paralyse tous les mouvements chez la

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victime. Ne savez -vous pas que, chez certaines naturesimpressionnables, la vue seule d’un abîme produit un telétourdissement,que l’on se sent commeprécipitéparune forceirrésistible ? Le phénomène de la fascination est, sans doute,quelquechosed’analogue.

FRITZ.—Mais,avectoutcela,nousn’avonspasencoredécidéce que nous ferions du boa. Mon avis est d’essayer del’empailler.— Oh ! oui, dit Jack, et nous le placerons en épouvantail

devant la porte de l’habitation pour qu’il fasse fuir toutes lesbêtesféroces.

MOI.—Et, enmême temps, il fera peur à toute notre basse-cour et à nos animaux domestiques.Non, non, il vautmieux legarderdansnotremusée.»Cetavisobtintl’assentimentdetous,etjeremisàplustardle

soindecetteopération.

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CHAPITREXXVII

Épitaphedel’âne.—Leboaestempaillé.—Excursiondanslemarais.—Lagrotteetlecristalderuche—FrayeuretsensibilitédeJack.—L’anguilled’Ernest.

Notrelongentretien,aprèsunepérioded’angoisses,avaitrenduàchacunlagaieté.Lafaim,dureste,commençaitàsefairesentir;jepriaimafemmedenousdonnerquelqueà-comptesurledîneret d’apporter une bouteille de vin de Canaries pour nousréconforter. Jack et Fritz se levèrent en même temps etdétachèrentlesbuffles,tandisqu’Ernest,Françoisetmoirestionsprèsduboapourenécarterlesoiseauxdeproie.Pendant l’absencedeses frèresaînés, jegrondaiErnestpour

lepeudecouragequ’ilavaitmontrélorsdel’attaqueduboa,etjem’efforçaideluifairecomprendrecombienlalâchetéétaitunsentiment dégradant chez l’homme. Le pauvre garçon, du reste,sentait fortbien ses torts ; il étaithonteuxde saconduiteet leslarmesluienvenaientauxyeux.Commepunition,jeluiordonnaide composer l’épitaphe de notre âne. Ernest était, non pas lepoëte,maisleversificateurdelafamille:dèsl’enfance,ils’étaitexercé à écrire des vers ; mais, je dois le dire, ses essais,corrects quelquefois, étaient presque toujours dépourvus depoésie. Après quelques minutes de réflexion, l’épitaphe étaitcomposée;lavoici:

CIGÎT,SOUSLEVERTGAZON,VICTIMED’UNEARDEURTROPVIVE,UNNOBLEETCOURAGEUXGRISON

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DONTLAMORTCRUELLEETHÂTIVESAUVASIXNAUFRAGÉSOUBLIÉSSURCETTERIVE.

«Tesversnesontpasmauvais,luidis-je;et,bienqueledernieraitunpieddetrop,commecesont,sansdoute,lesmeilleursquiaient été composés dans cette île, nous les graverons sur unepierre,afinqu’ilspassentàlapostérité.»Surcesentrefaites,mesautresenfantsvinrentnousrejoindre,

et aussitôt l’échantillon de la poésie d’Ernest fut analysé,disséqué, épilogué par chacun ; mais le poète fut de bonnecomposition,etne se fâchapasde lamanièrepeu respectueusedontontraitaitsamuseencorenovice.Nouseûmesquelquepeineàretirerlecorpsinformedel’âne

delagueuleduboa;nousyparvînmescependantenyattelantlesbuffles ; nous creusâmes une tombe dans l’herbe à cet endroitmême, et nous la recouvrîmes d’un amas de pierres pour ladéfendrecontreleschacalsouautreanimauxvoraces.Puis,aprèsunlégerrepas,nousdonnâmestoutenotreattentionauboa.Les enfants étaient très-embarrassés de savoir comment ils

parviendraientàl’écorchersansendommagerlapeau.Jevoulaisleslaisserchercherunpeu,pourmettreàl’épreuveleurpatienceet leur imagination ;mais ils semblaient incapables de se tirereux-mêmesd’affaire.« Faites, leur dis-je alors, comme le nègre du capitaine

Stedmann.Voicisonprocédé.Ayant,avecunecorde,hisséunboaqu’il avait tué, demanière que la tête atteignit la branche d’unarbreassezélevéetquelaqueuependîtjusqu’àterre,ilmontaàl’arbre,et,seplaçantsurledosduserpent,d’unemainilenfonçaun couteaudans le ventre de l’animal, et de l’autre il se laissaglisserjusqu’àterre,ensortequesonpoidsseulsuffitàfendrela

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peaudanstoutesonétendue.Aucundevous,sansdoute,neseraitenétatdefairecetourdeforce;aussivaudrait-ilmieuxquecesoitleboaquiglissâtsouslecouteau,etquel’hommerestâtfixesur la branche.Nous pourrions arriver à ce résultat en élevantd’uncôtéleserpentparlatête,etlefaisantdescendreensuitedel’autrecôté.—Cenouveaumoyenmeparaîtmoinsamusantquelepremier,ditJack.—On pourrait peut-être, reprit Ernest, employer un procédé

dontjemesuistoujoursbientrouvépourlespetitsreptiles:onsépareavecsoinlatêteducou,onenlèvelapeautoutautour,eton la relève ensuite sur le corps comme un gant en tirantdoucement.Letravailainsisefaitpresquetoutseul.»Cedernierplanparutlepluspraticable:jefisavecprécaution

une découpure circulaire au cou, et les buffles furent attachés,chacund’uncôté,à lapeaude l’animal.L’opérationréussit.Onputainsiretournertoutecettepeau,quel’onlaissasécheraprèsl’avoircouvertedecendre.Pour rempailler, Jack,negardantquesonpantalon,etentrant

danslecorpsdel’animal,empilait lamoussequesesfrères luipassaient avec des fourches. Ce travail nous prit deux jours ;pour le parfaire, jemis à la place des yeux deuxmorceaux deplâtre verni avec de la colle de poisson, et, à la place de lalangue, un fil de fer bifurqué, coloré en rouge avec de lacochenille.Ainsidisposé,leboafutappliquélelongd’unarbreen formedecroix, tournant en spirale autourdupied ;nous luilaissâmeslagueuleentr’ouvertecommequandilsaisitsaproie.Nous avions si bien réussi, que les chiens aboyaient contre cesimulacreetvoulaientseprécipitersurlui.Le tout fut placé à l’entrée de la bibliothèque, et, au-dessus,

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les enfants écrivirent, en grosses lettres, sur une large planche,cesmots:Gareauxânes!C’étaitàlafoisuneallusionautrépasdenotrepauvrebaudetetunavertissementquidevaitéloignerdenotre sanctuaire de la science tous ceux qui n’y auraient pasapportéunvéritabledésirdes’instruire.Bien que nous eussions échappé à un affreux danger, mon

inquiétude n’était pas complètement dissipée. Le boa que nousavions tué était une femelle, et je craignais qu’elle n’eût laisséquelquepartdansl’îlesonmâleoudespetits.Pourm’enassurer,je résolusde tenterunedoubleexpédition, l’unedans lemaraisdescanards,l’autreàlagrandebaie,prèsdenotrepalissadedebambous;c’étaitleseulendroit,àmaconnaissanceparoùunsigrosreptileavaitpus’introduiredansnospossessions.Aumomentdudépart,JacketErnestmanifestèrentvivementle

désirderesteràlagrotte;Jackconvenaitmêmequ’ilnepouvaitsonger sans trembler à une rencontre avec un ennemi commecelui que nous venions d’abattre. Cette poltronnerie à proposd’undangeréloignéetincertainnemeparutpasmériterqu’onyfit attention. Je refusai donc formellement la demande de mesdeux enfants, et les engageai à montrer désormais plus decourage:«Cetteexpédition,ajoutai-je,estnécessairepournotresécuritéàtous;ilfautymettrelezèleetlafermeténécessairespour que notre travail, si bien commencé, reçoive sonachèvementcomplet.»Nous avions chacunnotre arsenalhabituel d’armes à feu ; je

fis prendre, en outre, à mes enfants de longues perches debambou,uneplanchedecinqousixpiedsetdeuxoutresdepeaudechiendemerpournoussoutenirsurl’eausic’étaitnécessaire.Enentrantdanslesroseaux,jen’avançaisqu’avecprécaution,

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et,dèsquejesentaissousmespiedsunterrainmoinssolide,jefaisaisjeterlaplanchedevantnous,ensorteque,parcemoyen,nous traversâmes à peu près tout le marais à pied sec. Noustrouvions des traces du boa, soit dans les roseaux abattus, soitdanslesspiralescreuséesdanslavase:àl’extrémitédumarais,un nid grossièrement fait avec de l’herbe, des roseaux et de laterre, attira plus particulièrement mon attention, mais je n’ydécouvrisniœufsnipetits;riend’ailleursn’indiquaitquecefûtlàl’ouvrageduserpent.Nous n’avions jamais exploré ce côté de l’île, aussi

examinions-nous chaque objet nouveau avec attention dansl’espoir de faire quelque heureuse découverte. Tout à coup, enlongeantunpeu le rocher, nousvîmes s’ouvrir devantnousunegrotteprofonde,d’environvingtpieds,quidonnaitnaissanceàunpetitruisseaud’uneeauclaireetlimpide.Lavoûteetlesparoisintérieures étaient recouvertes d’incrustations pierreuses et destalactitesaffectantdesformesbrillantesetvariées.Lesolétaitforméd’unecouchedeterreblanchetrès-finequimeparutavoirdes propriétés saponifiantes. En l’examinant de plus près, jereconnus de la terre à foulon. Nous en fîmes tout de suitequelques boules que nous enveloppâmes dans nos mouchoirs.« Voilà, dis-je à mes enfants, une excellente trouvaille ; notrechèreménagère sera bien contente d’avoir à sa dispositionuneprovisiondesavon;etmoi,d’unautrecôté,jen’auraiplusaussisouventl’ennuidebrûlerdelachaux.— Mais, dit Fritz, est-ce que la chaux entre pour quelque

chosedans lamanipulationdu savon ? Je croyais que le savonétaitunproduitpurementindustriel.—Ilmesemblaitàmoi,ditErnest,qu’onlefabriquaitavecdu

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suif.—Le savon se fait, répondis-]e, enmélangeant à des corps

gras de la potasse ou de la soude, qui perdent ainsi un peu deleurspropriétéscaustiques.Onsesertencoredecendreslavéesquiexigentalorsl’emploidel’eaudechaux,àlaquelleonajoutedel’huileoudusaindoux:cespréparationssontassezcoûteuses,c’estpourquoionaimaginédeseservird’uneterresaponifiantequiprendlenomdeterreàfoulon,àcausedel’usagequel’onenfaitdanslefoulagedeslaines.»Pendantcetteexplication,Fritzs’étaitavancédans l’intérieur

de la grotte : je me mis à sonder le ruisseau, qui était peuprofond, et je remarquai qu’il sortait d’une sorte d’excavationdisposée au fond. Fritz avait déjà commencé à élargir cetteouverture,quiputbientôtluidonnerpassage.Jelesuivis ;maisErnest et Jack restèrent prudemment à l’entrée. D’abord nousfûmesobligésde ramper, enquelque sorte, sur leventre ;maisbientôt l’espèce de galerie ou nous nous trouvions alla ens’élargissant, etnouspûmesnous tenirdebout.Nousallumâmesdeux torches pour nous éclairer et pour juger de la qualité del’air renfermélà. Ilétait très-pur,carnos lumièresbrillaientduplusgrandéclat.Nousavançâmesalorsavecprécaution,et je tiraid’abordun

coupdepistoletquel’échorépétaavecunfracasépouvantable.Tout à coup Fritz, qui marchait devant, s’écria : « Papa !

papa!c’estunenouvellegrottedesel!Voyezdoncquelsrefletsbrillantsdonnenttouscescristaux!—Cen’estpasdusel,repris-je,carl’eauquiendécoulen’a

aucun goût salé. Je croirais plutôt que nous sommes dans unesimplegrottedecristalderoche.

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—Commentunesimplegrottedecristalderoche!Alorsnousavonsuntrésorimmense!—Sansdoute;maisquelavantagepouvons-nousenretirer?

Dansnotreposition,nousdevonsconsidéreravanttoutl’utilitéetnon la richesse. J’estimerais plus unebonnebarre de fer qu’unlingotd’or.—Jevais toujoursdétacherunmorceaudececristalcomme

échantillon.Mais d’oùvient, ajouta-t-il, quemaintenant il n’estplustransparent?— Parce que tu t’y es mal pris. Toutes ces pyramides de

cristalquis’élèventenaffectantdesformeshexaédriquesouàsixfaces tiennent à une pierre cristalline adhérente au sol. Cettepierre cristalline porte le nom de cristal mère. Si on détachebrusquementlecristaldesabase,lescassuresquiseproduisentlui font perdre son éclat : il faut avoir soin de prendre le blocentierencreusant le solpar-dessous ; ensuiteonpeut retirer lecristalmère,maissanstoucheràlapyramide.—Jeregrettequenotremuséenepuissepass’enrichirdetouscescristaux.—Personneneviendranouslesvoler.Et,siquelquejourun

navirenousapparaît,nouspourronsalorschercheràprofiterdeces richesses, soit par nous-mêmes, soit en cédant leurexploitation.»Pendant cet entretien nous avions parcouru la grotte en tous

sens;Fritz,enymettantbeaucoupdeprécautions,étaitparvenuàenleverunmorceaudecristaldesplusbrillantsqu’ildestinaitànotre musée. Les torches tiraient vers leur fin. Je pensai qu’ilétait bon de songer à la retraite. Auparavant Fritz déchargeaencoreundesespistolets,dontlebruitfutrépétéavecfracasparl’écho;jejugeaialorsquecetteexcavationdevaitseprolonger,

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traverser sans doute tout le rocher, et avoir une secondeouverturedanslasavane.En revenantdans lapartie antérieurede la. grotte, où étaient

restésErnestet Jack, je trouvaicelui-ci toutenpleurs.Àpeinenous eut-il aperçus qu’il me sauta au cou en sanglotant. Je necomprenaisrienàcetteexplosiondedouleuretdetendresse,etjemehâtaideluiendemanderlacause.«Ah!papa,medit-il,jecroyaisbienneplusvousrevoir,ni

vous niFritz. J’ai entendu, à deux reprises, commeun coupdetonnerreépouvantable, et j’ai crualorsque lamontagneentières’écroulaitsurnostêtes.

MOI.—Ce que tu as pris pour un éboulement n’était que lebruit denospistolets ; grâce àDieu,nousn’avonscouruaucundangeretnousrevenonsparfaitementsainsetsaufs.MaisoùestdoncErnest?—Vousletrouverezunpeuplusloin,assisprèsdesroseaux.

Ilestalléàladécouverteaprèsvotredépartetn’aurasansdouterienentendu.»Je laissai mes deux fils ensemble et je m’avançai dans la

directionquem’indiquaitJack.JenetardaipasàtrouvermaîtreErnestassisouplutôtétendusurunlitderoseaux,ets’occupantàtresser une nasse d’une grandeur extraordinaire qu’il destinait,disait-il,à lapêchedessaumons.«Dureste,ajouta-t-il, jen’aipasperdumontemps,carj’aituélepetitduboa.»Cesmotsexcitèrentaussitôtmonattention,etjesuivisErnest,

quiavaitcachésacapturesouslesjoncs.Enladécouvrant,jenepusm’empêcher de rire, car ce quemon cher philosophe avaitpris pour un reptile dangereux n’était autre chose qu’une

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magnifique anguille de quatre pieds. «Allons, lui dis-je, tu aschanté victoire un peu trop tôt ; mais, si nous n’avons pas unpendantpournotremusée,aumoinstachassenousdonnera-t-ellecesoiruntrès-bonsouper.»JacketFritznousavaient rejoints et considéraient la capture

de leur frère.«Oh !papa,medit lepremier,nousnepourronspaslamanger.Voyezdonc, lesverss’ymettentdéjà.»Etilmemontraitquatreoucinqpetits reptiles longsdequelquespoucesquisortaientdel’anguille.«Maiscenesontpasdesvers,mehâtai-jed’ajouter;cesont

depetitesanguillesqu’ilfautjeterbienviteàl’eau,oùnouslesretrouveronsplustard.Vousnesavezdoncpasquel’anguilleestvivipare, c’est-à-dire que ses petits sortent d’elle tout vivants,tandisquelesautrespoissonspondentleursœufs.»Nous prîmes tous alors le chemin de Felsheim, chargés de

notreattirailetdenotrebutin,etnoustraversâmeslemaraisavecautant de bonheur que dans la matinée. François, monté surl’onagre,vintau-devantdenous;jetrouvaimafemmeaumilieude ses travaux de lessive. Parmi nos découvertes, celle de laterre à foulon lui causa un plaisir particulier, et elle se mitimmédiatementàenfaireusage.

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CHAPITREXXVIII

Grande excursion.—Combat d’Ernest contre les ratsmusqués.—La poule d’Inde,soncoqetsesœufs.—Nousallonsdanslechampdescannesàsucre.—Uneexécution de cochons siamois.—Travaux de fumage.—Le rôti de Fritz.—Ravensaraaromatica.

Cette première excursion n’était que le préliminaire d’uneautre plus importante. Je voulais savoir par où le boa avait pupénétrer dans nos domaines, afin de prévenir désormais uneinvasion semblable. J’annonçai donc pour le lendemain uneexpéditionà lagrandebaie.Notrepalissadedebambousnemesemblaitpassuffisantepournousdéfendred’attaquescontre lesbêtes féroces, et je comptais élever en cet endroit une barrièreplussolide.Les préparatifs furent plus considérables que jamais. Nous

avions dans la charrette des vivres pour vingt jours, desmunitionsdetoutessortes,destorchesderésine,desbêches,despioches, des scies et des haches, sans compter notre tente decampagne,surlaquellelachèremèreétaitassisecommodément.Nousattelâmeslesdeuxbuffles,montésl’unparJack,l’autreparFrançois.Fritzservaitd’avant-gardeavecsononagre;Ernestetmoiescortionsleconvoi,tandisqueleschienscouraientdesunsauxautres,prêtsàdonnerlesignaldel’attaqueoudeladéfense.Notrepremièrevisite fut pourProspect-Hill.Chemin faisant,

nousreconnûmesdestracesdupassageduboa,maisbientôtellesdisparurententièrement.Tout,dureste,étaitenordredansnotremétairie ; lesbêtessemblaientenparfaitesanté,et leurnombre

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s’étaitconsidérablementaugmenté.Jecomptaisypasserlerestede la journée : aussi, après un dîner improvisé, nous nousdispersâmesdanslesenvirons.Pourlapremièrefois,j’emmenaiFrançois à la chasse avecmoi. Je lui confiai donc un fusil, et,accompagnésdeBill,nousallâmesexplorerlarivegauchedulacdes Cygnes, tandis que Fritz et Jack se chargeaient de la rivedroite.Ilsétaientsuivisduchacal.Nous marchions tranquillement le long des bords de l’eau,

admirantlesbandesdecygnesnoirsquisemblaientsepoursuivreet se jouer à la surface ;François brûlait dudésir de faire soncoupd’essai,quandsortitdesroseauxunesortedemugissementqui avait quelque chose d’analogue au cri de l’âne.Mon petitcompagnoncrutd’abordquec’était notre jeuneânonLéger quinous avait devancés, mais il eût été impossible que nous nel’eussions pas vu. « Je croirais plutôt, lui dis-je, que c’est unbutorouunhéronétoilé,appeléquelquefoisbœufmarin.

FRANÇOIS.—Maisilestdoncbiengros,puisquesavoixestsiforte?

MOI.—D’abord,mon enfant, il ne faut pas juger du volumedes animaux d’après la puissance de leur voix. Le serin et lerossignolsont,l’unetl’autre,fortpetits,etpourtantleurchantsefait entendre de très-loin. Cela tient à la conformationparticulièredeleurcouetdeleurgosier.Lehéronétoileenfonceune portion de son bec dans la vase ; le cri qu’il pousse estrépercuté immédiatement, et c’est ce qui donne à son cri uneforceanalogueaumugissementdubœuf.»François désirait beaucoup qu’une si belle proie fût abattue

par lui ; aussi lui dis-je d’armer sa carabine pendant quej’examinerais lesroseaux.Jerappelai lechien, lui faisantsigne

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des’avancerdansladirectiond’oùlebruitétaitparti.Ilcherchapendant quelques instants sans rien découvrir, et j’allais lerejoindre, quandFrançois fit feu tout à coup, et immédiatementaprèsuncridetriomphedelapartdupetitbonhommememontraqu’iln’avaitpasététropmaladroit.«Jel’aitué!jel’aitué!s’écriait-il.—Qu’est-ce ? repris-je. Qu’as-tu tué ?— Un petit cochon

sauvage,plusgrosqueceluideFritz.—Pourvu,pensai-je,quecenesoitpasundespetitsdenoire

laie!»J’aurais été contrarié d’une pareille méprise ; mais, en

considérantlegibierdeplusprès,jereconnusnonpasunagouti,mais un cabiai. Il était facile de le distinguer à la forme desincisives, à l’absence de la queue, à la fente de la lèvresupérieure et aux membranes qui unissaient les doigts de sespattes.Jeledisàmonjeunechasseur,quiparaissaitenchantédesa prise : « Le cabiai, ajoutai-je, se trouve surtout dansl’Amérique méridionale ; il appartient à la même famille quel’agouti;ilestfortbonàmangeretfacileàattrapersurterre,carilmarche lentement ;mais, en revanche, il nage fort bien : dureste,onditqu’ilnecherchesanourriturequelanuit.»François, envrai chasseur,mit immédiatement songibier sur

sesépaules;jenetardaipasàm’apercevoirquelefardeauétaittrop lourdpour lui : il avançait plusque lentement, et semblaitpresque regretter son heureux coup de fusil. Je voyais sonembarras,mais jevoulais le laisser trouver seul lemoyend’ensortir.Enfin lepauvreenfant s’arrêtaendisant :« Jen’enpuisplus;jenecroyaispasqu’uncabiaifûtsilourd.

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—Àtaplace,repris-je,jelelaisseraislà,etjememettraisàmarchercommeauparavant,gaietalerte.»Ce conseil ne semblait pas de son goût. Il était trop fier de

faireparadede sa chasse auxyeuxde samère et de ses frèrespourabandonnerainsisonbutin.Aprèsuninstantderéflexion,ilrépondit:« J’ai une idée ; je vais le vider et donner les entrailles au

chien,celaallégeramacharged’autant.—C’estvrai,maiselleseraencoretroplourdepourtoi,ettu

verrasqu’iln’estpastoujoursagréabled’êtreriche.Allons,ilyamieuxquecelaàfaire.—Ah!j’ysuis!ditensautantmonpetitFrançois:j’ailàun

chienvifetfort.Jesuisbienbondemefatiguerquandluinefaitrien.—Àlabonneheure!c’estunbonexpédient.Comment!c’est

toi-mêmequi luiasapprisàporterdesfardeaux,et,aumomentoùtupeuxsibienmettreàprofitsonindustrie,tunepensespasàyfaireappel!»Françoisexécutasonprojet,et,débarrassédeson fardeau, il

se remit à marcher avec la même vivacité et le mêmecontentement qu’auparavant. Nous arrivâmes ainsi au bois despins, où nous fîmes une petite halte pour ramasser quelquespommesetnousreposerunpeu.Nullepartjenevisdetracesdupassageduboa,maisenrevanchej’aperçusquelquessinges,cequimemontraquenousn’étionspasencorecomplètementquittesdeleurvisite.À notre retour, nous trouvâmes Ernest travaillant à faire de

petits balais aumoyen de la paille de riz. Il était entouré d’un

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nombreconsidérabledegrosratsqu’ilvenaitdetuer.«Sinousn’avonspasbesoindefourrures,nousavonsbesoin

dechapeaux,etlapeaudecesratsnousserviracommel’eûtfaitcelledescastors.»Nousrevînmesensuiteauprèsdemafemme,et,cheminfaisant,

nous rencontrâmes Fritz et Jack, qui me parurent assezmécontentsdeleurexpédition.Ilsn’avaientrienvud’inquiétant,etJackrapportaitunedouzained’œufs,tandisqueFritztiraitdesoncarnierdechasseunmagnifiquecoqdebruyèreetunebellepoule. C’était une jolie chasse ; mais, remarquant leur air peujoyeux, je leur demandai si, par hasard, ils avaient commis lafautedetirersurunepoulecouveuse.«Non,monpère, réponditFritz ; je ne l’aurais certainement

pasvoulu ; leseulcoupableest lechacaldeJack,qui,pendantquej’abattaislecoq,aétranglélapoulesursesœufsavantquenousayonspul’enempêcher.Nousavonsprisimmédiatementlenidetl’avonsenveloppédansunesortededuvetnaturelquej’aienlevéàdesarbresquejeneconnaispas.»Jedistribuailesœufsàdeuxdenospoulesquicouvaientence

moment même, puis j’examinai le duvet apporté par Fritz ; jereconnus lebuplevrisgigantea. «Voilà un duvet qui peut nousêtreutile,dis-jealors :ons’ensertpour fabriquerdesgantsetdesbas,onlefeutreratrès-bienaveclepoildesratsmusqués.—Desratsmusqués,ditJack,maisoùentrouverons-nous?MOI. — Ernest en a tué plus de trente pendant notre

excursion.»Les nouveaux venus coururent alors en avant pour aller

contempler le butin de leur frère, et, quand je les rejoignis, je

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trouvaimesenfants se faisantamicalement leshonneursde leurchasse.Maisjerappelaiàchacunquenousavionsencoredelabesogne à faire avant le dîner. Nous nous mîmes donc tous àécorcher les rats. Ils étaient presque aussi gros que des lapins.D’aprèsmesinstructions,leurpeaufutlavée,puiscouverted’unecouche de sel et ensuite étendue au soleil. Quant au cabiai deFrançois,après l’avoirépiléen lesuspendantau-dessusdufeu,jelepartageaienquatreparties;mafemmeenpritungigotpourlesouper;latêtefuidonnéeauxchiens.Maisnoustrouvâmesàcetteviandeungoûtsiprononcédevase,quenousnepûmes lamanger,etnousl’abandonnâmesànosdogues.Toutenmangeant,mesenfantsmequestionnèrentsurl’ondatra

etengénéralsurlesanimauxmusqués,medemandantquelpartion pouvait tirer de leur parfum et d’où provenait ce mêmeparfum.« Il est facile, répondis-je, de voir d’où il provient. Les

animauxmusquésontuneglandeoupetitevessie remplied’unegraisseodoranteetplacéediversement.L’hyène,parexemple,etleblaireau,l’ontdanslespartiesinférieuresducorps;lecastorégalement;lecochonmusqué,surledos;lecerfprèsdel’œil;lacivetteetlemusclaportentenbienplusgrandequantitédansune sorte de sac. Quant à l’usage qu’on peut en faire, je nesauraistropvousrépondreàcesujet.Leparfumdumusc,quandil est frais, affecte tellement l’organe de l’odorat de l’homme,qu’iloccasionnedessaignementsdenez.Devenuvieuxetsec,ilparaît fort bon à beaucoup de personnes, tandis qu’il agit surd’autresd’unemanièredésagréable.Chezplusieursanimaux,ceparfum a peut-être pour but d’écarter les ennemis dangereux,tandisquechezd’autres,commelecrocodile,ilparaîtdestinéà

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attirerlaproie.—Comment,direntlesenfants,est-cequelecrocodileestun

animalmusqué?MOI.—Oui;bienquesonodeursoitfaibleetpeuagréable,il

doitêtreclassécependantparmilesanimauxàodeur.FRITZ. — Mais l’animal le plus connu de tous est le musc,

puisqu’il a donné son nom au parfum qu’il répand. Commentpeut-ons’yprendrepourlerecueillir?

MOI. — Le plus souvent on est obligé de tuer l’animal.Quelquefoiscependant,commepour lacivette,onyparvientenl’apprivoisantetlaconservantdansdescages.»Quandnouseûmesfinidedîner,Ernest,quiétaitbienunpeu

gourmand,semitàdire:«J’aitoujoursdanslabouchecemauditgoût de cabiai, il nous faudrait quelque bon dessert pour lechasser.—Dudessert?crièrentenmêmetempsJacketFrançois,mais

nousenavons!»Et ils allèrent fouiller dans leur gibecière. François en

rapportaquelquespommesdepinetdesnoixdecoco.Jackvintàson tour mettre en face de son frère une sorte de pommes àécailles, d’un vert clair et dont l’odeur rappelait celle de lacannelle.« Voyons ce nouveau fruit, dis-je en m’emparant de

l’échantillon;serait-ceunananas?Jack,enas-tudéjàmangé?—Non,papa,répondit-il.Fritznepasvoulu.Ilacraintquecenefûtlefruitdumancenillieroudequelqueautreespècevénéneuse.—Friteatrèsbienfait,etjenesauraistroplouersaprudence.

Toutefois,mes enfants, il est facile de reconnaître que ce n’est

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point là une pomme de mancenillier. Le fruit de cet arbredangereuxa,eneffet,lapeauunieetunnoyauaumilieu.Ici,aucontraire, la peau est rugueuse, et, ajoutai-je, en partageant lapomme que je tenais à lamain par lamoitié, vous voyez qu’àl’intérieursetrouventdespépins.»Pendantmadémonstration,maîtreKnipss’étaitapprochédela

tablesansque j’y fisseattention,et l’adroitebêtemesaisitunedes moitiés du fruit que je tenais à la main, et se mitimmédiatement à le mordre à pleines dents, en paraissant ytrouver un plaisir très-vif. Ce fut le signal général. Tous mesenfantsseprécipitèrentsurlespommesdeJack;c’estàpeinesijepusensauverdeuxpourmafemmeetmoi.Chacun déclara que c’était un fruit d’un excellent goût, et,

comme onme demandaitmon avis sur ce que ce pourrait bienêtre, je répondis que je croyais que nous avions là la pommecannelle,productiondesAntilles.«Surquelarbre,dis-jeenmeretournant vers Jack, l’as-tu donc trouvée ? » Mais le pauvreenfantétait fortpeuàcequejedisais ; ilbâillaitàsedétendrelesmâchoires. Jeme rappelai alors que nous avions tous bienemployé la journée et que nousméritions de prendre du repos.Couchés sur lesballesde cotonquema femmeavait disposéescommodément, nousgoûtâmes tous, jusqu’au leverdu soleil, unsommeilpaisible.Le lendemain matin, après avoir eu quelque peine à nous

arracher à la mollesse de notre couche, nous reprîmes notremarcheverslaplantationdecannesàsucre.Nousavionslaissédans le voisinage une hutte construite avec des branchages ;c’étaituncommencementd’établissementquenousavionsfaitla,notre projet étant d’agrandir nos constructions et de bâtir une

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nouvelleferme.Necomptantnousyarrêterquequelquesheurespourdiner,jefistendreunetoileau-dessusdenotrecabane,pournous préserver, pendant le repas, de la chaleur du soleil ; et,tandisquemafemmeetErnestrestaientàs’occuperdelacuisine,j’allaiavecmesautresenfantsdanslechampdecannesàsucreychercher les traces du boa.Nous ne découvrîmes heureusementaucunetracedecethorribleennemi,etnouspassâmesletempsàsucerquelquescannesfraîchementcueillies.C’étaitunrégaldontnous avions été privés depuis plusieurs semaines et qui nousparut,pourcetteraison,d’autantplusagréable.Pendantcetemps,les chiens, qui couraient dans la plantation, firent lever unetrouped’animauxdontnousentendîmesdistinctementlamarche;noussortîmesprécipitammentduchamppourjugeràquelgibiernousavionsaffaire,moid’uncôté,mesenfantsd’unautre.Àpeinearrivé sur la lisière, jevisdéboucherune troupede

cochons de moyenne grandeur, qui fuyaient rapidement devantnoschiens.Àleurcouleurgrise,etsurtoutàl’ensembleétonnantqui présidait dans leurs mouvements, je reconnus une espècesauvage,etaussitôtjefisfeudemesdeuxcoupsdefusil.Chaquecoup porta, et deux victimes tombèrent. Mais le bruit del’explosion et cettedoublemort n’occasionnèrent aucun troubledansl’ordredemarchedutroupeau.Lescochonscontinuèrentàs’avancer à la file les uns des autres, sans jamais se dépassermutuellement, avec une régularité de mouvements qui eût puservirdemodèleàunbataillondesoldats.Encemoment,unedéchargegénéraledelapartdemesenfants

vint jeter à bas quelques nouveaux fuyards, mais la troupecontinuasamarchedanslemêmeordre,chacunsepoussantpourremplir laplacedes tués,demanièreque lacolonnefut formée

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comme auparavant. Ces diverses circonstances me firentprésumer que j’avais là une bande de cochons musqués oucochonsdeSiam.Jesavaisqueleurchairétaitbonneàmanger,pourvu que le chasseur eût la précaution d’enleverimmédiatement après la mort de l’animal la petite glandeodorantequ’il porte à la partie inférieuredu corps, afinque leliquidequ’elle contient ne se répande, pasdans la chair. Je fisimmédiatement cette opération. Fritz et Jack coururent cherchernotrebutin,quis’étaitaccrudetroisouquatretraînardssurprisetabattusparleschinas.J’en étais là demon travail quand j’entendis deux nouveaux

coupsde fusilquin’avaientdûêtre tirésqueparErnestouparmafemme.JedépêchaiJackverslahuttepourlesprévenirdecequ’il fallait faireetpour ramener lacharrette,dontnousavionsbesoin pour transporter le butin ; et, en attendant, nous leréunîmestoutenunbloc,nouslecouvrîmesdecannesàsucre,etnousnousassîmestriomphalementdessus.Nousavionsabattuentouthuitcochons.Bientôt notre chariot revint, portant Ernest noblement étendu

comme un pacha. Les deux coups de fusil que nous avionsentendusvenaientbiende lui. Ilavaitvupasser lacolonne toutentière, avait tuédeux cochons, tandis queTurc en avait tuéuntroisième ; ilavait remarquédeplusque le troupeau toutentiers’étaitréfugiéderrièrelapalissadedebambous.«Ilspouvaientêtreunequarantaine,nousdit-il,maislesrangsétaienttellementpressés, que je n’ai pu les compter que très-approximativement.»Jevoulaisfairechargertoutdesuitelegibiersurlacharrette;

Fritznousconseillad’aborddeledépouilleretdelevider;cela

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devaitallégerd’autantlepoids.Cetteopérationétantnécessaire,eneffet, ilvalaitmieuxqu’elle fût faite surplace,etchacundenous se mit à la besogne. L’heure du dîner nous pressait,d’ailleurs, et, comme l’appétit commençait à se faire sentir, jeconseillaiàmesjeunesouvriersdetromperunpeuleurfaimensuçant des bouts de cannes à sucre. Tout en travaillant nouscausionsdenotretrouvaille.Fritzpensaitquenousavionslàuneespècesemblableàcelle

des cochons de Taïti, hauts tout au plus de trois pieds, et iltrouvaitalorsfortnaturelquel’équipageducapitaineCookn’eûtpasmis plus de temps à préparer tous ceux qui lui avaient étédonnés. Moi, je penchais plutôt pour des cochons chinois ousiamois,etcesconjecturesétaientbaséessurlagrosseurdeleurventre,quitraînaitpresqueàterre.D’ailleurs,cetteespècen’estpasbeaucoupplusgrossequelespeccarisdeTaïti,etsetrouveaussidansquelquescontréesdel’Amérique,notammentdanslesAntillesetàlaGuyane.Malgrél’activitégénérale,l’opérationpritencoredutemps,en

sortequenouslaissâmespasserl’heuredudîner;mesenfants,aulieu de se plaindre, ne firent que redoubler d’ardeur, et neperdirentriendeleurgaieté.Quandtoutfutterminé,nousjetâmesles entrailles aux chiens, qui se gardèrent bien d’en faire fi, etnous chargeâmes notre viande sur la charrette ; mes enfantss’ornèrent de feuillages et de branches vertes, en prirentmêmequelques-unes en guise de panaches, puis Jack et Françoismontèrentsurlesbœufs,ErnestetFritzdanslacharrette,etmoi,accompagnédeschiens,jeservisd’escorte.Enarrivantnousfûmessaluésparmafemme,quinousattendait

depuislongtemps.«Commevousêtesenretard!nousdit-elle;

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le jourest tropavancépour,quenouspuissionscontinuernotrerouteaujourd’hui.Aussiai-jetoutpréparépourquevouspuissiezdormiràvotreaise.Maisallonsaupluspressé.Ledînerattenddepuislongtemps.»Pour toute réponse jemontrainotregibier àma femmeet lui

remisunepoignéedecannesàsucrequenousavionscueilliesàson intention.«Allons,nousdit-elle,c’estbienaimableàvousde ne pas m’avoir oubliée. Mais quelle idée avez-vous eued’abattreàlafoistantdegibier?OrdinairementvousêtesmoinsprodiguesdevotrepoudreetvousménagezmieuxlesdonsquelaProvidencenousenvoie.»Je me hâtai de lui expliquer commuent le hasard était pour

beaucoup dans cet abatis général ; chacun de nous avait tirépresque enmême temps sans s’inquiéter des autres, et presquetouslescoupsavaientporté.Deplus,leschienss’étaientmisdelapartie,ensortequenousnousétionstrouvéssansgrand’peinemaîtresd’unebonneprovisiondeporcs.«Maiscen’estpasunmal, ajoutai-je ; qui sait quand nous pourrons rencontrer uneoccasion semblable ? Le cochon se conserve fort bien, et, dureste, je ne serais pas fâché qu’un exemple aussi rigoureuxécartât de nos plantations ces hôtes incommodes qui peuvent yfairebeaucoupdedégâts.»Fritz,surcesentrefaites,nousproposadenousfairegoûterun

rôti de sa façon, ou plutôt, dit-il, de la façon des indigènes deTaïti. J’acceptai sa proposition, mais pour le lendemainseulement,carnousavionstropdebesognecejour-làpournousoccuperdecuisine.En conséquence, après ce bon dîner que nous mangeâmes

promptement,nousnousmimestousàl’ouvrage.Jevoulaisfaire

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construireunesortedecabanecommeàFelsheimpourfumernosjambons ; auparavant, il fallait préparer et saler laviande sanscompter les trois cochons tués par Ernest et Turc, que nousdevionsvideretécorcher.Notrehaltepouvaitdoncseprolongerpendantdeuxoutroisjoursencore.Voicicommentjedistribuailatâche:Fritz,aidédeJacketde

François,s’occupaitdufumoir;lesdeuxplusjeunes,servantenquelque sorte de gâcheurs à mon aîné, lui préparaient lesmatériaux.Ernestetmoi,aprèsavoirvidélesdeuxcochonsquirestaient,nousnousmimesàretirerlesjambonsetlagraissequise trouve dans ces animaux entremêlée avec la chair, ce qui larendplusagréableetplusfacileàpréparer.Puis,aprèsunlavagepréliminaire,nouslessuspendîmesdansdesoutresouvertesparle haut et de temps en temps nous les arrosâmes avec de l’eausalée.Lelendemainsoirlahuttefutfinie.Lamatinée avait été employée à préparer le rôti otaïtien de

Fritz.Chargédeladirectiondelacuisine, il fitcreuserparsesfrèresuntroucylindriqueassezprofond,danslequelonentretintunfeudebranchagesetdemenubois,demanièreàfairerougirdespierrescalcaires.Toutensurveillantcefourimprovisé,notrenouveauchefs’occupadusoindegarnirsoncochondepommesdeterre, lecouvritd’unecouchedesel (perfectionnementde laméthode des sauvages, qui ne pensent point à assaisonner leurviande), enfin l’enveloppa, à défaut de feuilles de bananiers,dansdesfeuillesordinaires,desherbesetdesécorcesd’arbre.Ma femme semblait avoir peu de goût pour ces procédés

singuliers,maisellen’eneutpasmoinsbeaucoupd’obligeanceàaiderFritzdansladispositionducorpsdel’animal,demanièrequ’il tînt le moins de place possible. Mais, quand elle vit

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enterrerlerôtisousunecouchedepierresbrûlantes,decharbonset de cendres, elle ne put s’empêcher de s’écrier d’un airréellementcomique:«Etvouscroyezquejemangeraid’unepareillecuisine!Elle

convientpeut-êtreàdesestomacsdesauvages;maisdesSuissesqui, Dieu merci, connaissent les fours et les tournebroches,peuvent-ilsserésoudreàpréparerleurviandepardesprocédésaussigrossiers?»Ernest faisait chorus avec sa mère, et je ne pouvais

m’empêcher de rire en voyant l’appréhension de notre petitgourmand.Fritzdemandaitqu’onnelejugeâtpasavantquelerôtifûtcuit.

Plusieursnavigateurseuropéens,disait-il, habitués, euxaussi, àlacuisinedesnationscivilisées,aidentfaitl’élogedecemets.Ildevaitdoncnepasêtreaussimauvaisquonvoulaitbienledire.«Nouslesauronsbientôt,repris-je;enattendant,j’aibesoin

d’un aide pour suspendre ces quarante jambons devant le feu.Ah!s’ilsétaientaussigrosquelesjambonsdeWestphalie,nousaurionslàuneprovisiondebonneviandepourprèsdedeuxans.Toutefois contentons-nous de ce que la Providence nousenvoie.»Nouspréparâmesimmédiatementlahutteferméeavecsoin,et

nous allumâmes un grand feu avec des branches et des herbesencore fraîches. La fumée était abondante. Tout alla bien danscetteopération;nousretournâmesaurôtideFritz.Aprèstroisouquatre heures de cuisson, on le retira du four, et aussitôt ilrépandit une odeur aromatique délicieuse qui ne pouvaitévidemmentvenirnidelaviandeelle-même,nidespommesdeterrequilagarnissaient.J’attribuaiceparfumauxfeuillesetaux

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écorces dont Fritz s’était servi pour entourer son rôti, et je fisjeter tout,desuitequelquesbranchesdesmêmesarbresdans lefeu devant lequel pendaient nos jambons, pour tâcher de leurdonneruneodeuranalogue.L’essai de cuisine otaïtienne réunit tous les suffrages, même

ceux d’Ernest et de ma femme, qui avouèrent qu’ils nes’attendaientcertainementpasàunmetsaussidélicat.Fritzétaitfier de son triomphe ; mais Ernest, pour plaisanter, lui fitobserverquelehasardyavaitlaplusgrandepart;car,selonlui,la bonté du mets dépendait beaucoup plus du parfum dontl’avaient imprégné les feuilles que de la préparation en elle-même.Cependant,commeaprèstout,effetduprocédédeFritzoudu hasard, il n’en était pas moins excellent, il me proposa del’arroser d’une bouteille de vin de palmier. J’acceptai, et nousmîmes de côté pour le souper le chou palmiste provenant del’arbredontnousavionstirélejus.Pendant tout ledîner, jepensaiàcetteodeurdesfeuillesque

Fritz avait employées, et, aussitôt que nous eûmes fini, je melivrai à un examenattentif de l’arbre.Faisant appel à tousmessouvenirs, jeme rappelai qu àMadagascar il existait un arbrenommé par les naturalistes ravensara aromatica. Le tronc estgros,lefeuillageépais,etonretiredesonécorceunehuiledontlesnaturelsseserventpourreleveretassaisonnerleursviandes.Sonodeuraquelquechoseducloudegirofleetdelacannelle.Pendant deux jours encore nous fûmes retenus près de notre

fumoirparlapréparationdesjambons.Ilfallutsurtoutentretenircontinuellementunfeumodéré,et,pendantquemafemme,souslagarde d’un de mes fils, se chargeait de ce soin, nous faisionsquelques excursions dans les environs, revenant toujours à

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l’heuredes repas.Laprincipaledenosoccupationspendant cetemps fut le tracéd’une routeaumilieumêmedenosbambous.C’étaitunpeupénible,mais les avantagesquenousendevionsretirernousfirentpasserpar-dessusdepetitesconsidérationsdepeines et de fatigues. Elle devait être assez large pour que lacharrettepûts’yengager.Nous trouvâmes, en exécutant ce travail, des bambous d’une

hauteur de cinquante à soixante pieds. Cette découverte étaitprécieuse.«Voilà,dis-jeàmesenfants,dequoinousfairedestonneaux,

descuvesetdescanaux.—Comment cela ? comment cela ? s’ écrièrent-ils tous à la

fois.MOI.—Remarquezquelelongdelatigevousavezdesnœuds

entourésd’uneceintured’épines;cesépinespeuventnousservirdeclous,etilfautlesmettredecôté.Maintenant,sivoussciezleroseau au nœudmême, le conduit intérieur est fermé : en sortequ’en sciant des deux côtés au delà du nœud, vous avez untonneau ; si vous le sciez d’un côté au-dessous du nœud, vousavezunecuve;sienfinvousopérezunesectionendeçàdesdeuxcôtés, vous avez un canal ou tuyau. » Nous continuâmes notretravail,etjefisremarquerauxenfantsqu’àchacundesnœudssetrouvaitunesubstancecristalliséequipouvaitservirdesucre.Ilsla recueillirent pour la porter à leurmère. Àmesure que nousavancions, je trouvai sur le sol une grande quantité de jeunespoussesquipassaient inaperçuesd’abord.C’étaientdesgermessemblables aux cornichons, et ayant à l’intérieur une touffe defeuilles tendres comme celle du chou palmiste. Ils étaient d’unjaunevert, et avaientunpouced’épaisseur ; quelques-uns,plus

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élevés,ressemblaientàdepetitesasperges.Nousenemportâmesbeaucoup, dans l’espoir que ce serait mi assaisonnementagréable.Ànotreretour,mafemmenousreçutd’autantmieuxquenous

arrivions chargés de richesses dont l’utilité était évidente pourelle.Ellefit immédiatementconfiredansduvinaigrenosjeunespoussesdebambous,enlesentourantdepalmieretdefeuillesduravensara ; plus tard elle substitua au vinaigre ordinaire duvinaigredecoco.JesavaiscemodedepréparationemployéenChine.Le lendemain nous fîmes une excursion en revenant vers

Prospect-Hill, et je vis avec désappointement tous les ravagesqu’enquelquesjoursavaientcommislessinges.Toutnotrebétailétait dispersé. Les chèvres et lesmoutons s’enfuyaient au loin.Les poules, devenues sauvages, ne répondaient plus à notreappel.Jecomprisquenousneserionstranquillespossesseursdenos demeures qu’après avoir détruit ou éloigné à jamais cetteengeance maudite. Toutefois je ne pouvais m’occuperimmédiatement de ma vengeance, il fallait l’ajourner aprèsl’accomplissementdetravauxpluspressés.Lefumagedenosjambonsétaitterminé.Nousavionsaussifini

la route à travers les bambous. Cela nous avait pris quelquesjours.Maisriennenousretenaitplusaumêmeendroit.Jerésolusdoncde continuernotre expédition. Je fisprendrequelques-unsde nos jambons pour augmenter nos provisions. Le reste futconservédanslacabaneoùnouslesavionsfumés.Mais,pourlesdéfendre contre les tentatives des chacals, des renards ou desoiseaux de proie, nous passâmes encore un jour à élever desbarricadesdesable,deterreetd’épinesquidéfendaientl’entrée

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de la hutte. Enfin, le lendemain matin, au moment du lever dusoleil,voyantquenousn’avionsplusrienquipûtnousretenir,jedonnailesignaldudépart,etlapetitecaravanerepritsamarcheverslebutduvoyageparlanouvelleroutequenousvenionsdeconstruire.

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CHAPITREXXIX

Projetsde fortifications.—Uneexcursiondans lasavane.—Aspectdésolédupays.— Les prétendus cavaliers arabes. — Les autruches. — L’aigle de Fritz sedistingue.—Lenidd’autruches.—Combatcontredeuxours.—Peurd’Ernest.— Le vautour et le condor. — Nous découvrons du talc et du mica. —Dépouillementdesours.—Nousenfumonslaviande.—Lepoivre.

Nous arrivâmes après deux heures de marche environ, et sansaucun incident digne d’être remarqué, au but de notre voyage.C’étaitàl’extrémitédenotrepalissadedebambous;jefisfairehalte sur la lisière d’un petit bois, au pied d’un rocher. Cettepositionétait fortagréable : adosséeà laparoidu rocher,nouspouvionsdressernotretentesuruneplate-formeprotégéedetouslescôtés.C’étaitcommeunefortificationnaturelle.Derrièrenousun rempart de granit, des deux côtés lé bois ; enfin, sous nosyeux, à une portée de fusil environ, nous dominions le passageétroitquidonnaitentréedansnosdomaines.Fritzfutfrappédesavantages de cette situation, et me dit que nous pourrionsl’utiliser en y faisant un poste d’observation. « Nous devrionsaussi, ajouta-t-il, y construire une tour, où notre artilleriedéfendrait avec avantage toute agression hostile faite par ledéfilé.—Oui,ditErnest;enattendant,ilfaudraitsavoirdansquelle

contrée nous sommes, pour connaître les ennemis que nouspourrionsavoiràcombattreetdisposernosfortificationsd’aprèsleurmodestratégiqued’attaque.

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—Monopinion,repris-je,estquenousnoustrouvonsdanslesenvirons de laNouvelle-Guinée. L’étude des cartesmarines ducapitaine,lesouvenirdesdernièresmanœuvresetdesdernièresobservations faites à bord du navireme donnent lieu de croireque cette opinion est fondée. Ainsi, si nous avons quelquesrelationsavecleshommes,ceseraitsansdouteavecleshabitantsdePort-JacksonetdeSydney-Cook.— Ne pourrions-nous pas toujours, sauf meilleur informé,

demanda Fritz, établir ici une cabane d’été, comme enconstruisentleshabitantsduKamtchatka?Onl’élèvesurquatrepiquets;untroncd’arbresertd’échelle,et,decetteposition,onpeutdéfendrelebétailquisetrouveenbas,sanscourirsoi-mêmedegrandsdangers.— C’est une bonne idée ; seulement, avant de la mettre à

exécution, battons un instant le pays autour de nous pour nousassurerquenotretravailneserapasinterrompu.»Le résultat de notre battue n’aboutit qu’à faire fuir quelques

chats-tigresquisedispersèrentànotreapproche.Lachaleurétaitdu reste excessive, en sorte que la marche nous fatiguaitbeaucoup.Nousrevînmesànotreplate-forme,et,aprèslerepaset quelques heures données au repos, aumoment où la chaleurdevenait moins forte nous travaillâmes tous avec ardeur àarrangernotrecabaned’aprèslesidéesdeFritz.Cetravailsefitpresque tout entier à la fraîcheur, et nous ne le terminâmesqu’aprèsleleverdelalune,toutenparlantdenotreexcursiondulendemain dans la savane. Au lever du soleil, nous nouspréparâmes tous à cette expédition. Je laissai ma femme etFrançois sous la protection de notre fidèle Bill, et j’emmenaiavecmoilestroisaînésaveclechacalettouslesautreschiens.

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Comme nous allions nous avancer dans un pays inexploréjusqu’alors je tenais à réunir toutes nos forces, qu’on mepardonnecetteexpression,pourlutter,encasdenécessité,contredesdangersinconnus.Nousdéjeunâmescopieusementavantdepartir ;etnousnous

mîmesensuiteenroute.Enpassantparledéfilé,nousvîmesnotrebarricade de bambous brisée et renversée. Les épines et lesbranches d’arbres que nous avions accumulées en cet endroitétaient dispersées de tous les côtés. Ces dégâts avaient étéoccasionnéspar lesouraganset les inondations,à l’époquedespluies.Eneffet,larivièreavaitdébordé,etnospalissades,tropfaibles pour résister à la puissance du torrent, avaient étéentraînéesaveclui.Nousreconnûmesencorequec’étaitparcetteouverture que le boa avait fait son invasion après lerenversementdesbarrières;lescochonsmusqués,avaientaussilaissé les traces de leur passage. Il fallait donc, non-seulementrétablir, mais encore consolider davantage nos constructions.Toutefoisnousremîmescetravailaumomentdenotreretour,etnouscontinuâmesàavancer.Untroncd’arbrenousservitdepontpourpasserlarivière,et,

quandnousfûmesdel’autrecôté,nousnousarrêtâmesquelquesinstants pour embrasser de nos regards le panorama qui sedéveloppait devant nous. D’un côté, nous avions des collinesboisées couvertes de palmiers et de cocotiers, de l’autre unelonguelignederochersquiallaitens’écartant;enface,unpetitmonticulequisemblaitassezéloignéetquejefixaicommebutdenotrevoyage.Àquelquespasdenous,surlagauche,Jackmefitremarquer le marais dans les roseaux duquel nous avions prisnotre premier buffle. Après ce coup d’œil jeté sur ce vaste

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horizon, nous nous mimes en marche en nous éloignant de larivière. À mesure que nous avancions le terrain semblait plusaride;laverdureétaitremplacéeparunsolpoudreuxetsec,oùapparaissaient seulement quelques touffes isolées de géraniumset quelques cactus. Le sol, gercé par la chaleur, présentait denombreusesfissures,etlesrayonsdusoleil,reflétésparlaterre,rendaientnotremarchepluspénible.Heureusementnous avionseusoinderemplirnosgourdesàlarivière,etellesnousétaientd’un grand service. Je fus surpris qu’une demi-heure eût suffipour que le paysage se transformât si complétement. Jack medemanda alors si nous n’étions pas venus jusque-là déjà etcommentilpouvaitsefairequelanaturefûtaussichangée.« D’abord, lui répondis-je, nous nous sommes avancés

aujourd’huiàplusdedeuxmillesaudelàde l’espacequenousavonsparcouruautrefois.Quandnousavonsfaitensemblenotreexcursion, nous, n’avons pas quitté les bords de la rivière.Dureste, cette terre n’est pasmoins fertile que celles qui sont surl’autre rive, mais le manque d’eau empêche la fécondation. Àl’époquedespluies, elle secouvremomentanémentd’une richevégétationquidurequelquesjourspeut-êtreencore,maisquelasécheressenetordepasàfairedisparaître.»Il nous fallut deux heures pour atteindre le pied de la petite

colline. Quand nous y arrivâmes, accablés par la chaleur et lamarche, nous nous étendîmes à l’ombre du rocher et nousrestâmesprèsd’uneheureoccupésàconsidérerlepaysage,touten suçant, pour nous rafraîchir, quelquesmorceauxde cannes àsucre dont nous nous étions chargés. Nous avions un vastehorizondevantnous.Unechaînedepetitesmontagneslebordaitàunedistancequejesupposaiêtredequaranteàcinquantemilles.

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Leurssommetsétaientcouronnésdevapeursbleueset,bienquel’éloignement ne nous permît pas de distinguer leur nature, onpouvait conjecturer qu’elles étaient couvertes d’arbres et devégétation.Larivière,eneffet,àenjugerparlalignederoseauxqui nousmasquait son cours, devait y prendre sa source et lesfertiliser.Lechacaletleschiensnousavaientquittés,allantsansdoute en quête de quelque butin, mais nous étions encore tropfatigués pour les suivre dans leurs recherches. D’ailleurs,maintenantquelasoifétaitapaisée,lafaimcommençaitàsefairesentir, et les enfants ne furent pas fâchés d’avoir les restes denotrerôtidecochon.Quand nous fûmes rassasiés, Fritz se leva, et, s’avançant un

peusurlasailliedurocher,semitàobserverlesenvironsavecmalunette.«Quevois-je ? s’écria-t-il toutd’uncoup.Voilàun cavalier

quigalopedanslaplaine.Ilssontdeuxmaintenant,puistrois.CedoitêtredesArabes.—DesArabes!réponditErnest;disaumoinsdesBédouins.—Oh!oh!voilà,repris-je,unemauvaisequerelledemots.Si

c’étaientdesBédouins,ceseraientaussidesArabes,car,tudoisle savoir, on donne le nom de Bédouins aux tribus arabesnomades.»Pendant ce temps,Fritz avait continué sonexamen.« Jevois

aussi,nousdit-il,destroupeauxnombreux,et,àcôté,degrandesmasses qui semblent des meules de foin mobiles, puis deschariotsquivontàlarivièretoutchargésetquienreviennent.— En vérité, dit Jack, tu vois bien des merveilles. Fritz,

passe-moi la lunette àmon tour. C’est vrai, continua-t-il après

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avoir regardé. Ce sont des Arabes, je vois leurs lances et lespetitsdrapeauxquiysontattachés.Je pris alors la lunette, et, après quelques instants

d’observation : « Je comprends ce qui cause votre erreur ; lestroupeaux que tu as vus paître, Fritz, sont des zèbres, ou desbuffles, on des antilopes. Quant à tes meules de foin, celapourrait bien être des éléphants ou des rhinocéros. Et pour lescavaliers,mafoi,cesont…devinez.—Desgirafes!ditJack.—Pastoutàfait,repris-je,maisdesautruches,jecrois.Nous

allonsleurfairelachasseetessayerd’enprendreunevivante,ouaumoins de nous emparer de quelques-unes de ses plus bellesplumes.»Fritz et Jackcoururent alors rappeler le chacal et les chiens,

pendant que je cherchais, de mon côté, quelque taillis qui pûtdissimuler notre présence et nous permettre d’observer notregibier. Ernest me suivait, mais son attention était tout entièredirigéeverslesautruches,qu’ilnequittaitpasdesyeux.Toutenexplorant ainsi le pays, je trouvai, croissant près des rochers,quelquesarbustesmincesetassezélevés,quiavaient,aulieudefeuilles, une quantité nombreuse de pousses épineuses. Jereconnus l’euphorbe à gomme vénéneuse, employée souventcommemédicament.Jeneparlaiàpersonnedecettedécouverte,comptant l’exploiter seul, en raison de ses dangereusespropriétés, et je vis avec plaisir qu’Ernest, tout occupé desautruches,n’avaitpasremarquélesincisionfaitesparmoiàcesarbrespourenextraireplustardlagomme.Bientôt mes deux autres enfants me ramenèrent nos animaux

échappés,quiétaientalléssansdouteprendreunbainjenesais

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où;maisc’étaitvisibleàleurpoiltouthumide.Étanttousréunis,nous discutâmes notre plan de campagne. Les autruchess’avançaientversnousencourantlesunesaprèslesautres,etnemanifestantaucunedéfiance.Ilyavaitquatrefemellesetunseulmâlefacileàreconnaîtreauxbellesplumesblanchesdesesailes.C’est contre ce mâle que je comptais diriger nos attaquessimultanées,etjelerecommandaispécialementàmeschasseurs.Nousavançâmesdoucement jusqu’àdeuxcentspiedsenviron

des autruches, et, là, je recommandai àmes enfants de ne plusfaireaucunmouvement,deneprononceraucuneparole,afinquecesoiseauxpussentnousprendrepourdespierrescommecellesqui nous entouraient. Mais ces recommandations, fort bonnespour mes fils, devinrent inutiles, car les chiens, malgré noseffortspourlesfairetenirsilencieuxet tranquilles,n’eurentpasplutôtvulemâleautruches’avancerdequelquespasencoreversnous, qu’ils se mirent à aboyer avec force, et, rompant leursliens,seprécipitèrentsurlui.À cette attaque intempestive, toutes les autruches prirent la

fuite avec une rapidité incroyable. C’est à peine si elestouchaient la terre. Leurs ailes déployées, on eût dit un navireemporté par le vent, et les plumesde leur queue semblaient unpanache ondoyant qui ajoutait encore à la grâce de leurdémarche.Cependant elles s’éloignaient avec une telle vitesse,quenousallionscesserdelesvoir,quandFritzôtarapidementlecapuchonàsonaigle,quipritaussitôtsonvoldanslesairs.Après avoir été un instant ébloui par l’éclat subit de la

lumière,ilnetardapasàvoleràtire-d’ailedansladirectiondesfugitifs, et, planant aussitôt au-dessus dumâle, il fondit sur luiaveclarapiditédel’éclair.Nouscourûmesprécipitammentvers

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lechampdebataille,maisnousarrivâmestroptard:l’aigleavaitenfoncésiprofondémentsonbecdanslecoudelavictime,qu’ill’avaitpresqueentièrementséparéde la tête.Lapauvrebêteseroulait dans la poussière, et les chiens s’étaient jetés sur elle.Désespérant de pouvoir lui conserver la vie, je me hâtai del’acheverpournepasprolongersessouffrances.Nousprîmesensuitelesplusbellesplumesdelaqueueetdes

ailes, que nous attachâmes pompeusement à nos chapeaux ; etc’étaitréellementunechoserisiblequecesmagnifiquespanachesau-dessusdesimisérablescoiffures.Noussemblionsaussifiersqu’unroiindiendecescolifichetsproprestoutauplusàdonnerde la vanité, et je ne pus m’empêcher de songer combienl’hommeétaitpetitetfutiledesefaireunornementdecequelanatureaplacéàlaqueued’unoiseau.Nousnousremîmesenroute.JacketErnestcouraientdevant,

guidés par le chacal. Tout d’un coup ils s’arrêtèrent et nousappelèrent en agitant leurs chapeaux. Quand nous fûmes a laportée de la voix : «Unnid d’autruches ! un nid d’autruches !s’écriaient-ils.Venezvite!»C’était,eneffet,unnidd’autruchescreusédanslesable,etqui

pouvait bien contenir une trentaine d’œufs gros comme la têted’un enfant. Il était défendu à l’extérieur par un rebord assezprononcé,etlesœufsétaientsoigneusementdéposésdemanièreà conserver leur chaleur. Le chacal en avait déjà brisé un ; lepoussin était formé, et, en sortant de la coquille, il essaya defairequelquespas,maisiltombabientôtetmourut.« C’est une excellente découverte, dit Jack : cela nous

dispensera de prendre une autruche vivante. Nous allonsemporter tous ces œufs, et nous aurons bientôt un poulailler

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completd’autruches.— C’est fort bien, repris-je, mais chacun de ces œufs peut

pesertroislivres.Commentpourrons-nouslesemportersanslescasser ?Deplus, il faut qu’ils soient couvés la nuit.Allons, ilvautmieuxleslaisseroùilssont,etnousreviendronsdemainleschercher.—Oh!laissez-nousaumoinsenemporterunoudeuxcomme

échantillon.—Jeleveuxbien;maisfaitesensortedenepasdérangerles

autres :car,si l’autruches’aperçoitquevousaveztouchéàsonnid,ellebriseraelle-mêmetoussesœufs.»Dès que je l’eus permis, chacun se chargea de deux œufs ;

mais je vis bientôt leur embarras : ils ne savaient comment lesporter.Jeleurconseillaialorsdelesnouerdansleursmouchoirsetdelesteniràlamain;mais,ceprocédéparaissanttropfatigantà maître Ernest, il se rappela que les laitières en Hollandeportent leurs cruches de lait en les équilibrant aux deuxextrémitésd’unepercheplacéesurl’épaule;et,seservantdesonfusil comme de levier, il parvint ainsi à marcher sans aucunefatigue.Ses frèress’empressèrentde l’imiter,et je lesengageaialorsàremplacerlefusilpardefortesbranchesdebruyères,cedontilssetrouvèrentbien.Nousnouséloignâmesalorsdelacollinepournousdirigerdu

côté de la rivière ; en route nous trouvâmes une source d’eaufraîche et limpide qui donnait naissance à un petit ruisseau.C’étaitlà,sansdoute,qu’avaientétésedésaltérerlechacaletleschiens.Onvoyaitaussisur lesbordsdes tracesdupassagedesantilopes, des buffles, que nous avions aperçus enmême tempsque les autruches. Il y avait bien également la marque un peu

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effacéed’unautrepied,maisnousnepûmesdécidersicevestigeappartenait à un singe ou à un homme. D’ailleurs, nous nedécouvrîmesdanstoutcequenousavionsdéjàexplorérienquirappelât le passage du boa. Nous trouvâmes en cet endroitquelquespetitestortuesdeterre.Aprèsunedemi-heurederepos,jedonnailesignaldudépart.

Unepenteassezcourtenouscachaitlavuedelarivière,nouslagravîmesassezlestement,et,arrivésausommet,nousvîmesavecétonnementlavégétationlaplusluxuriantesuccéderpresquesanstransition à la sécheresse et à l’aridité des plaines que nousabandonnions.Nousavionssous lesyeuxunevalléerempliedebosquets de verdure qui s’étendait le long de la chaîne derochers, frontière de nos propriétés. Le ruisseau dont nousvenions de trouver la source serpentait aumilieu de la vallée,répandantunefraîcheurquinoussemblaitd’autantplusagréablequelesparagesquenousavionsparcourus lematinétaientplusarides.Devantnousdestroupeauxdebufflesetd’antilopespaissaient

tranquillement;mais,aulieudenousattendreoudenousattaquercomme nous le craignions d’après les souvenirs de notrepremièrechasse,ilsétaientpaisibles;laseuleapprochedenoschiens suffit pour les faire fuir. D’une voix unanime nousbaptisâmescedélicieuxvallondunomdel’Oasisdelasavane.Nousmarchions dans la direction de la grotte où Jack avait

pris le chacal et qui en avait conservé le nom.Elle était assezvastepournousdonnerunabriàtous,etjecomptaisyfaireunedernièrehalteavantderegagnernotrepointdedépart.Fritz et Jack me demandèrent de les aider à couper deux

perchesetunbâton.Leurstigesdebruyèreétaientunpeufaibles

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pour le poids des œufs d’autruche, et ils craignaient à chaqueinstantdelesvoirsecasser.Ernestmarchaitdevant,sansdoute,pensais-je en moi-même, pour se reposer plus tôt et pluslongtemps. Mais tout à coup nous l’entendîmes pousser un criperçantauquelsemêlèrentlesaboiementsrépétésdenoschiens,etnousvîmeslepauvregarçonreveniràtoutesjambesversnous.Il était très-pâle et avait perdu son chapeau : «Unours ! nouscria-t-il,unours!Ilmesuit!ilmesuit!»En même temps un grognement prolongé m’annonça que la

peur d’Ernest n’était pas sans cause. J’armai tout de suitemonfusil, Fritz en fit autant, et nous nous avançâmes tous deux au-devantdeceterribleadversaire.Jackrestaavecprudenceunpeuenarrière.Maisàpeineavions-nousfaitquelquespas,quenousvîmes sortir de la grotte un second ours, qui semblait venir ausecoursdupremier.Jelâchaimoncoupdefusilsurl’und’eux,etFritztirapresqueenmêmetempssurl’autre.Soitquelaprésencedeschiensnouseûtempêchésdebienajuster,soitquel’imprévudel’attaquenouseûtunpeutroublés,maballenefitqu’effleurerlapeaudemonennemi.QuantàFritz,ilavaitbrisélamâchoiredel’autre.Leschiensseruèrentcourageusementsurlesblessés,et un coup de fusil demaître Jack cassa la patte de celui quej’avaisàpeine touché.Cesdiversescirconstancesdonnaientunpeu d’avantage à nos vaillants défenseurs, qui se hâtèrent d’enprofiter.Mais,quoiqueblessés,lesourssedéfendaientavecunevigueureffrayante.Ladouleuretlacolèreleurfaisaientpousserà chaque instant des hurlements horribles. Le combat, en seprolongeant, pouvait devenir très-dangereux pour nos chiens etpournous.«Ilfautenfinir,»criai-jeàFritz,etjem’avançaientenant mon pistolet à la main. Fritz marchait avec moi. Quandnousnefûmesqu’àquelquespas,jetiraipresqueàboutportant,

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etmaballecassalatèteaupremierours,tandisqueFritz,passantrapidement derrière le second, lui enfonçait dans le cœur soncouteaudechasse.En les voyant tomber l’un et l’autre, je poussai une

exclamationde joie :«Grâceauciel,nousvoilàdélivrésd’ungrand danger ! Remercions Dieu, mes enfants, de la visibleprotectionqu’ilnousaaccordée.»Avantdem’approcher, jem’assuraique lesdeuxoursétaient

bien morts, et, pendant ce temps-là, Jack, tout en chantantvictoire, semit àcourir aprèsErnestpour le ramener ;mais lepauvregarçonétaitencoresieffrayé,qu’ileut toutes lespeinesdumondeàsedécideràvenirnousrejoindre.Quandilfutprèsdenous,jeluidemandaidansquelbutilnous

avaitainsidevancésetcequ’ilvoulaitallerfairedanslagrotte.Il me répondit que son intention était de se cacher au fond, etd’imiter alors le grognement de l’ours afin d’effrayer Jack.«Dieu,pourmepunir,ajouta-t-il,m’afaittrouverréellementlesoursquejepensaisàimiter.»Lesenfantsn’étaientpasd’accordsurl’usagequel’onpourrait

retirerdeladépouilledesours.«Ilfautlesécorcher,disaitFritz,pouravoirleursfourrures.—Bah!queveux-tufairedecesfourrures?ditJack:sinous

étionsauSpitzberg,àlabonneheure,maisici!—Mais, reprit Ernest, si elles ne nous servent pas comme

vêtements,j’avouequejelesprendraisvolontierspourmefaireun lit. On doit dormir fort bien sur ce matelas d un nouveaugenre.»Jecoupaicourtàladiscussionenfaisantremarquerqu’ilétait

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troptardpourriententercejour-là.«Nousreviendronsdemainmatin de bonne heure avec la charrette ; il faut nous hâter derentrer.Noussommestousfatiguésdelamarcheetdecederniercombat ;nousavonsdoncbesoinde repos ;deplus, leschiensont reçu quelques blessures pour lesquelles les soins de notrechèreménagèreneserontpasinutiles.»Ceprojetdedépartfutapprouvéàl’unanimité:mesenfantsse

souciaientpeudepasserlanuitdansunendroitoùilsavaientàcraindre le voisinage de nouveaux habitants semblables à ceuxqu’ils venaient d’y trouver. Je leur conseillai aussi de laisserleursœufs, qui embarrassaient beaucoup leurmarche, et de lesensevelir sous le sable chaud, où nous les retrouverions lelendemain.Celafait,noustraînâmesjusquedansl’intérieurdelagrotte les corps des deux ours, et nous les recouvrîmes debranches d’arbre et de fagots épineux, afin de défendre notrebutincontrelesattaquesdeschacalsouautresanimauxdeproie.Débarrassés de ces fardeaux, les enfants marchèrent plusgaiementetplusviteversl’endroitoùilsétaientsûrsdetrouver,aveclescaressesdeleurmère,unbonrepasetunbonlit.Le jour allait finir quand nous arrivâmes au but de notre

marche.François et samèrenous attendaientpour le souper, etnous fûmes reçus avec la plus vive allégresse.Nous étions, dureste, tellement fatigués, que toute espèce de travail nous eûtsemblé très-pénible ; c’est avec joie que nous vîmes que toutétaitpréparéetquenousn’avionsplusqu’àmangeretàdormir.Pendantlerepas,nousracontâmeslesdétailsdenotreexpéditionetlevaillantcombatquenousavionslivré.«Ilfaudradonc,dis-je en finissant, qu’aupoint du jour nous nousmettions en routepour la grotte, afin de voir comment tirer parti de cette riche

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proie.Sansdoute,nousseronsobligésdelapréparersurplace,etilyaassezdetravailpourquetoutlemondesoitoccupé.»Mafemmeavait,elleaussi,employéutilementtoutelajournée.

Aumoyende tigesdebambouselleavait faitunpetitcanalquiconduisait l’eau des rochers à un réservoir où pouvaient venirs’abreuvernosbêtesdesommeetnotremenubétail.Enarrivantaupieddecesrochers,elleavaittrouvéunesortedeterreglaiseblancheetfriabledontellenousmontraquelqueséchantillons.Jecrus reconnaître la terre de pipe, et je ne désespérai pas deparvenirànousenservirpourfairedebelleporcelaine.Ensuiteelleavaitconstruitunpetitfouràl’aidedecetteterre,etlerestedutempsavaitétéemployéàfairetransporterparlesbuffleslespierres, les pieux et les plus gros bambous trouvés par elle :ainsi elle amassait des matériaux qui devaient nous être très-utilesquandnousferionsnotremurdedéfense.Je la remerciai vivement de toutes les peines qu’elle avait

prises, et je lui promis de chercher à utiliser toutes sesdécouvertespoursestravauxdeménage.D’abord,avantd’allermecoucher,jeprisuneoudeuxboulettesdecetteterreglaise,etjelesmisdansunfeuardentquenousavionsallumé.Mafemmepansa nos chiens blessés, et ces vaillantes bêtes vinrent secoucherprèsdufoyer,tandisque,nousconfiantdanslavigilancede ces gardiens, nous allions goûter sous notre tente un reposdontnousavionstousbesoin.Au point du jour, je me réveillai ; mais j’avoue que je fus

obligéde lutterunpeucontre laparessequim’aurait retenuaulit.Pendantquetoutlemondefinissaitsespréparatifsdedépart,j’allaiexaminermesdeuxéchantillonsdeterreglaise.Lefeulesavaitdurcisetpresquevitrifiésmaisilmesemblaqu’ilsétaient

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unpeudiminuésdevolume.Jepensaicependantquel’onpouvaitremédieràcetinconvénientàl’aided’unbonfourneau.Ensuite,après la prière habituelle, nous déjeunâmes promptement etpartîmes pour la caverne où nous avions laissé nos deux ours.Nous commencions à en approcher, quand Fritz, qui marchaittoujoursenavant,nouscriatoutàcoup:«Dépêchez-vous,voilàtouteunearméedecoqsetdepoulesd’indequis’estsansdouteréuniepourfairehonneurauconvoidenosennemis;maisilyadevant la caverne un vigilant gardien qui ne laisse personneapprocher.»Ces paroles piquèrent notre curiosité et nous doublâmes

immédiatement le pas.Nous vîmes tout autour de la grotte unefouled’oiseauxqueleurplumagenoiretleurcounu,d’unrougeclair, faisaient ressembler effectivement à nos coqs d’Inde. Àl’entrée,ungrandoiseau se tenait debout, défendant l’approcheaux autres plus petits et paraissantmonter une sorte de faction,commes’ileûtobéiàuneconsigne.Sonbecétaitfortetrecourbécomme celui des oiseaux de proie, ses serres aiguës, sonplumage noir et blanc, sa tête était surmontée d’un lambeau dechairanaloguepourlacouleuràlacrêted’uncoq,soncouétaitnuetridé,exceptéaumilieu,ouunlégerduvetblancsemblaitluiservirdecravate.Ilsepromenaitàpaslentsàl’ouverturedelacaverne,oùilentraitparfois,maissansyresterplusd’uninstant.Nous considérions ce spectacle avec étonnement, quand

j’entendisau-dessusdenos têtesunfortbruitd’ailesagitées,etunegrandeombrevintseprojetersurlesable.Nouslevâmeslesyeux,etj’avouequel’aspectd’unénormeoiseau,dontlesserreset lebecmenaçants semblaientprêts àdéchireruneproie, étaitloindenous rassurer.Uncoupde fusilpartit, etnousvîmesce

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nouvelennemitomberavecrapiditéetsefracasserlatêtesurlerocher.C’étaitFritz,qui,plusactifquenous,l’avaittiréenl’air.Àcecoupadroitdenotrechasseur,chacunsemitàpousserdesexclamationsdejoie,etleschiensexcitésseprécipitèrentsurlecadavre,dontilssemirentàlécherlesang.Cetteattaquesubite,jointe au bruit de la détonation, fit envoler toute la bandeemplumée,etilnerestaitplusquelasentinelledelacaverne,quisemblait considérer ce spectacle avec de gros yeux indécis.Enfin, quand nous ne fûmes plus qu’à quelques pas, elle parutprendreunparti,et,s’élevantlourdement,elles’envolaauloin,en sorte que nous l’eûmes bientôt perdue de vue. À ses piedsnousvîmesundespluspetitsoiseaux,qui,sansdoute,avaitétépunidemortpoursatéméritétropcurieuse.« Ma foi, dis-je à Fritz, ces oiseaux sont réellement de

terriblesensevelisseurs;envérité, leursestomacssemblentdestombeauxtoujoursvidesprêtsàrecevoirdenouveauxcadavres.Unjourplustard,etnousaurionsbienpuêtredispensésdetouttravailsurlesours.»Enpénétrantdanslagrotteavecprécaution,jereconnusalors

quenosbranchagesetnosfagotsd’épineavaientpréservénotrebutin, qui, sans cela, eût certainement profité à ces voracesanimaux. Ils avaient seulement dévoré l’œil d’un des ours.Trouvant que, d’ailleurs, tout était resté comme nous l’avionslaissé,jerevinsexaminerl’oiseauquenousavionstrouvémort.Ma femme eût vivement désiré y voir une nouvelle espèce depoule d’Inde qui eût enrichi sa basse-cour, mais un examen,mêmesuperficiel,suffisaitpournousprouverquenousavionslàunoiseaudeproie.«Oh!ditmafemme,cetteressemblancedelapouled’Indeaveccettevilainebêtefiniraparm’endégoûter.

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— Ne t’y trompe pas, repris-je, la poule d’Inde se nourritfréquemment aussi de corpsmorts.Cependant ceci évidemmentn’estpasunepouled’Inde;c’est,jecrois,l’araha,ouvautourduBrésil, qui est plus petit que le vautour d’Afrique. Quant àl’oiseautuéparFritz,jesuisassezdel’avisdemaîtreJack,quiprétendquec’estuncondor,leplusfortetleplusgranddetouslesoiseauxdeproie.Ilditl’avoirmesuréavecsonfusiletavoirtrouvéseizepiedsd’envergure.»Nous dressâmes ensuite la tente près de la caverne, et, en

enfonçantdans la terreundespiquetsdestinésà l’assujettir, jefis sauter un petit éclat de pierre qui laissa à découvert unecouchedetalc,traverséepardesfilsd’amiante;cettedécouvertemefitgrandplaisir.Nous nous occupâmes ensuite sérieusement de dépouiller les

ours. Ce travail était pénible, car je n’avais pas eu encoreoccasiond’essayer nosmoyens sur d’aussi gros animaux.Nouslesattachâmesparlespattesdedevantàunepoutretransversaleen bambou élevée à sept pieds environ au-dessus du sol.Mesenfantstenaientbeaucoupàcequelatêtefûtentière.Aussi,aidédeFritz,eus-jebiendelapeineàenleverlapeau,enlaissantlesgriffesetlesmâchoiresadhérentes.Lavoixdemafemmenousappelapourledîner,qu’elleavait

préparé avec l’aide de François, son petit marmiton habituel.Nousabandonnâmespourquelquesinstantsnotrebesogneetnousrangeâmes avec plaisir autour d’un bon rôti. Après le repas,voyantqu’ilétaitrestédel’eautièdedansunemarmite,jedisauxenfantsdem’allerchercherleursœufsd’autruche.«Sil’intérieurestdéjàgâté,ilestinutiledenousembarrasserpluslongtempsdecefardeauincommode.

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—Commentpourrez-vouslesavoirsanslescasser?ditFritz.Etalorsàquelusagepeutservirl’eaudelamarmite?…—Mais,ditmafemme,tuneconnaisdoncpascemoyen?Si,

enplongeantunœufdans l’eau tiède, tu levois s’agiterde lui-même,tupeuxêtresûrquelepetitquil’habiteestenvie.—Sansdoute,ditJack;maispourquoidel’eautiède?—Parcequel’eaufroidepourraitlegeler,etl’eauchaudele

brûler.»L’épreuve ne réussit pour aucun de nos œufs. Les enfants

voulaientalorslesbriser.Illeurtardaitdevoirparleursyeuxlaconformation du poussin. Mais je les arrêtai en leur faisantremarquer que la coque de ces œufs pourrait nous servir dumoins à faire des coupes et des verres. « Il faut, dis-je, lespréparercommelescalebasses,etlescouperré-gulièrementendeuxavecunfil.—Mais,papa,ditFritz, lescalebassessont tendres,et le fil

pénètre facilement dans leur écorce. Ici, au contraire, la coqueesttropdurepourqu’onpuissel’entamerainsi.—Ehbien, leurdis-je,nepouvez-vousdoncpas remédier à

cetinconvénient?Voyons,toi,Ernest,tusauraspeut-êtredonnerunbonconseilàtesfrères?—Ilmesemble,repritmonpetitsavant,quelemeilleurmoyen

serait d’employer le vinaigre ou quelque autre dissolvantanalogue.—Levinaigre!s’écriaJack,queveux-tudireparlà?—Tiens, repartit son frère, remarque donc que la coque de

l’œuf est composée d’une couche calcaire dont l’épaisseur estvariable. Si maintenant tu imbibes ton fil de coton avec du

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vinaigre,celiquidedécomposeralapartiecalcaire,etl’amollirademanièreàpermettreaufild’ypratiquerunesection.Enayantdoncsoinderenouvelerlevinaigreàmesurequ’ilsesèche,lefilpénétrera peu à peu jusqu’à ce qu’il arrive à la pellicule del’œuf,quetupartagerasfacilementavecuncouteau.La journée ne nous suffit pas pour terminer le dépouillement

des ours, et le lendemain fut encore employé à ce travail, quiréussitparfaitement,audelàmêmedemesespérances.Unefoislespeauxenlevées,jecoupaiquelquesquartiersdeviandedansla chair pour les fumer. Les pattes de l’ours sont, au dire decertainsgastronomes,unmetstrès-friand;nouslesconservâmesdans l’intention de juger par nous-mêmes de la vérité de cetteassertion.Quant au surplus, nous le découpions en tranches lespluslonguespossible,ounousletaillionsenbandescirculairesautour des muscles ; le tout était salé et fumé d’après lesprocédés des boucaniers américains. Les peuplades du Nordutilisent,dit-on,lagraissed’oursdanslacuisine,ens’enservantcommenousnousservonsdebeurrefondu;quelquefoismêmeilsla mangent étendue sur le pain. Nous pouvions les imiter, aumoinspourlepremierdecesusages.Aussijefisrecueillirtoutelagraissedansunegrandemarmite.Aprèsl’avoirfaitbouilliretépurer,nouseneûmesuneprovisiondeprèsdecentlivres.Cettegraisseainsifonduefutensuitemisedansdespetitstonneauxdebambou, fermés et calfeutrés avec soin, où elle devait prendreuneformepâteuse,etdevenirainsid’untransportplusfacile.Le surplus de la chair que nous ne pûmes utiliser et les

entrailles furent abandonnés aux oiseaux de proie, qui seprécipitèrent dessus avec une voracité sans pareille. Leurbesogne fut plus vite faite que la nôtre, car, quelques heures

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après, les ossements, dénudés et séchés par la chaleur, étaientparfaitementpropresàenrichirnotregaleried’histoirenaturelle.Quantauxpeaux,aprèslesavoirnettoyéesavecsoinaumoyendel’eauetdelacendre,aprèslesavoirgrattéesavecuncouteau,etfaitsécherausoleil,nouslestrouvâmesassezsouplespournousservirdecoucheoudevêtementsaubesoin.J’avais,enoutre,faitunedécouvertedontilestbondeparler.

Tout en fumant la viande, je remarquai unpetit arbuste odorantqui rappelait assez, quant à la conformation extérieure, notrelierre d’Europe. Le bois ressemblait au bois de la vigne. Denombreuses grappes pendaient au bout des branches ; j’en fisrapporterquelques-unespar lesenfants,et je remarquaique lesgrainescontenuesdanslesgrappesétaienttrès-petitesetavaientune odeur pénétrante et aromatique. Ces graines étaient tantôtrouges, tantôt vertes, mais toujours très-dures. La peau qui lesenveloppaitsedétachaittrès-facilement,surtoutdesrouges,aussiattribuai-je la différence des couleurs à une différence dematurité.L’odeur pénétrante et le goût épicé de ces graines roc firent

penserquenousvenionsdetrouverlevéritablearbreàpoivre,etje remerciai laProvidence, qui nous envoyait ainsi un nouveauprésentdontl’utilitésefaisaitsentiràchaqueinstant.Jefisdoncapporter par mes enfants le plus de grappes qu’il leur futpossible,etnousenpilâmeslesgraines.Enpassantcettepoudrepar un tamis, nous séparâmes la graine de la peau et nousobtînmesvingt-cinqàtrentelivresdepoivrenoiretblanc.Pouravoir toujours une denrée aussi précieuse à notre disposition,j’eus soin de faire mettre à part quelques rejetons que jecomptaisplanterautourdeFelsheim.

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nrestaitencorenotrevautourd’Amériqueetnotrecondor:ladécouvertequenousavionsfaitedupoivrenousrenditserviceencetteoccasion,puisqu’ellenouspermitdene fairequ’ébaucherle travail du dépouillement. Nous saupoudrâmes intérieurementlapeaudecesdeuxoiseauxavecunmélangedeseletdepoivrepour la conserver, après avoir vidé les chairs, que nousremplaçâmespar du coton ;mais cet arrangement fait à la hâten’était que provisoire ; dès notre retour nous devions lecompléter par une préparation plus complète des membres, dubec,desserresetdesyeux.

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CHAPITREXXX

ExcursiondeFritz,deJacketdeFrançois,danslasavane.—Découvertedumica.—Lesgazelles.—Lelapinangora.—Lecoucouindicateuretlaruched’abeilles.— Seconde visite au nid d’autruche. — Récolte de l’euphorbe. — Grandechasse,à l’autruche.—Uneautruche tombevivanteentrenosmains.—Nousessayonsdeladresser.

Quand tous ces travaux furent terminés, voyant mes enfantsmanifester par des gestes et des cris un peu trop bruyants leurbesoin d’activité, et n’ayant, d’ailleurs, aucun travail urgent àleur donner, je résolus, non sans quelque hésitation et quelquepeine,de les laisserunefoisfaireseuls l’essaide leursforces.Je sentais qu’il était bon, pour développer leur courage et leurintelligence,qu’ilsfussentunpeulivrésàeux-mêmes.D’ailleurs,j’avaisunegrandeconfianceenmonfilsaîné,etjesavaisqueluiremettrelagardedesesfrèresseraitàsesyeuxuneobligationdemontrerdanstoutesaconduiteunesagesseetuneprudencequ’iln’aurait peut-être pas eues s’il se fût agi de lui seul. Cesréflexions m’amenèrent à leur proposer de faire sans moi uneexcursiondanslasavane.Cettepropositionfutaccueillieparlescrisdejoiedetous,exceptéd’Ernest,quid’abordnedisaitrien,etmedemandaensuitedeledispenserdecetteexpédition.Jen’avaisparlédelachassedanslasavanequecommed’une

partiedeplaisir,jenepouvaisdoncrefuseràErnestcequ’ilmedemandait ; mais, en revanche, je fus obligé de consentir audépart du petit François, que je comptais d’abord faire resterauprès de nous, et qui mit tant d’insistance à obtenir la

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permissiond’accompagner ses frères,que jen’euspas la forcedelaluirefuser.Les trois jeunes chasseurs allèrent aussitôt seller leurs

montures,et,quelquesinstantsaprès,ilsrevenaientprendremesinstructions avant de se mettre en marche. Ernest et moi leursouhaitâmesdebonnesetutilesdécouvertes; jerecommandaiàFritzdeveillersursesfrères,etàceux-cid’obéiràleuraîné,àquijetransmettaismomentanémentmonautorité.«Queleciellesprotège, dis-je en les voyant s’éloigner, et qu’ils ramènent lesenfants à leur père ! Il faut, d’ailleurs, que ces jeunes genss’habituent à se tirer d’affaire eux-mêmes. Qui sait ce quel’avenir leur réserve ? Peut-être arrivera-t-il quelquecirconstance où ils seront forcés de trouver en eux seuls laprudence qui prévoit le danger, le sang-froid qui permet dechoisirlesmoyensdelecombattre,etl’énergie,enfin,quienfaittriompher.»Toutenmedisantceschosesàpartmoi,jerevenaisprès de ma femme pour l’aider dans ses différents travaux ;Ernest, pendant ce temps, s’occupait d’achever avec un filimbibé de vinaigre la section commencée d’un des œufsd’autruche.Bientôtils’écria:«Papa,lacoquilleesttraversée,mais il resteencore lapetitepellicule,veuillezmeprêtervotrecouteau,carellemesembleplusfortequejen’auraiscru.»Iltermina,eneffet,l’opérationàl’aideducouteau;et,quand

lesdeuxmoitiésdel’œuffurentséparées,nousvîmes,aumilieudu jaune, lepetitpoussinsansvie,maisdéjààpeuprès formé.Toutefois, à sesyeux fermés je jugeaiqu’il aurait eubesoindequelquesjoursencorepouréclore.L’œufétait,dureste,entrès-bonétat,etn’exhalaitaucunemauvaiseodeur.Nouslemîmesdecôtépourlemontrerauxchasseurs,àleurretour.

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Ernestvintensuitemeseconderdansuntravailquejejugeaisfort important, et je dois avouer qu’il y mit beaucoupd’intelligenceetdezèle.J’aiditqu’enenfonçantundespiquetsdenotre tentedans la terre, j’avais trouvéquelques feuilletsdetalcquejecomptaisexploiter.Nousnousmîmestouslesdeux,eneffet, à les extraire, et je découvris au-dessous un micatransparent qui se détachait assez facilement par feuilles del’épaisseur de notre verre ordinaire. Cette découverte était unvraitrésor,carnouspouvionsdésormaisornertoutesnosfenêtresdecarreauxtransparentsquinouspermettraientderecevoirdelalumière, sans être exposés pour cela à la pluie ni au vent.Mafemmesurtoutappréciaitsibiencetteheureusetrouvaille,qu’elleaccueillitnoséchantillonsdemicaavecune joiequicontrastaitavecsoncalmeordinaire.Lachèreménagèreavaitpréparépourlesouperunedespattes

d’ours,et,assisauprèsdufeu,nouscausionstranquillementtouslestrois,enattendantleretourdeschasseurs.«N’êtes-vouspasd’avis,meditErnest,quenousdevrionsfairedecettegrotteunnouvelétablissement?Lelocalesttouttrouvé,etonpourraitladéfendrefacilementparunepalissadeàlaRobinsonCrusoé.— C’est bien mon intention, répondis-je. D’abord, à deux

reprisesdifférentes,nousl’avonstrouvéeoccupéepardeshôtestropincommodespournepasnousl’approprier;ensecondlieu,je tiens beaucoup à pouvoir exploiterma carrière demica ; etenfin,sinosplantationsdepoivreneréussissentpas, ilfaudraitpouvoir venir sans danger renouveler ici nos provisions.Maintenantils’agitdemettreceprojetàexécution.Qu’entends-tuparunepalissadeàlaRobinson?—Unebarrière forméed’arbustes,croissant rapidement,que

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nousplanterionsàl’entrée.Nevousrappelez-vouspasquec’estainsique,dans le livredeDanieldeFoë,Robinsondéfenditsademeure ? Et au bout de quelques années, dit l’écrivain, lapalissadeétaitdevenuesiserrée,qu’onétaitobligédel’escaladeavecuneéchellequ’onretiraitensuiteàl’intérieur.—Tonidéen’estpasmauvaise;maispourrons-nouslamettre

enpratique?Car remarqueque tuviensde tracer icidesplansdont l’exécution doit nous coûter plusieurs mois de travail.Toujours est-il que ton projet me paraît raisonnable. Je seraisdoncd’avisquel’ondonnâttonnomàcettefortification.— Je vous prie de me dispenser de cet honneur ; j’aime

beaucoup mieux que cette grotte conserve le nom d’Antre auxoursquedeluivoirrappeler,nonpasmesplansd’architecture,maisbienplutôtlafrayeurquej’yaiéprouvée.—Allons,soit!nouschangeronsseulementcemotd’antrequi

aquelquechosedetropsauvage,etnousluidonneronslenomdeFortdesours.»Nousparlionsencorequandungalop lointainnousavertitdu

retourdenoschasseurs.Ilsarrivaientrapidementenpoussantdescrisdetriomphe,etnemirentpiedàterrequ’àcôtédenous.Enun instant, les harnais furent enlevés, et lesmontures, libres deleurscavaliers,purentallerchercherelles-mêmesleurpâture.Jack et François portaient chacun un petit chevreau attaché

autour du cou, de manière que les pattes se rejoignissent pardevant;etlagibecièredeFritzsemblaitabondammentgarnie.« Oh ! papa, s’écria Jack, quelle belle chasse ! et que nos

bufflessontdevaillantscoureurs ! Ilsontsibienfait,quenousavons pu prendre à la course ces deux chevreaux, c’est-à-dire,

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ces animaux, que j’appelle des chevreaux, sans trop savoir sic’est lenomqui leurconvient ;mais lesavantErnestnousdiracela.—Etpuis,repritFrançois,Fritzaunepairedelapinsàlongs

poils,vivants,danssagibecière.— Vous oubliez le plus important, ajouta mon aîné. El le

troupeaudegazellesoud’antilopesquenousavons forcéde seréfugierdansnotreparcpar l’ouverturede l’écluse!Ellessontmaintenant à notre disposition, et nous pourrons les chasser oulesapprivoiserànotreconvenance.—Toutcelaesttrès-bien,mesenfants;maistoiaussi,Fritz,tu

oublies le plus important, qui est de remercier Dieu de vousavoirconservésetramenéssainsetsaufsaumilieudenous.Ilmesemble pourtant que mon pauvre Jack a la figure bien enflée.D’où cela vient-il ? Aurait-il rencontré quelque armée de moustiques?— Ce sont des blessures honorables que j’ai reçues en me

dévouantpourtous,etentâchantdevousapporterlemield’uneruched’abeillesquenousavonsdécouverte.—Allons,vatefairebassinerlafigurepartamèrepourque

l’enflure disparaisse, et tu nous rejoindras ensuite. Pendant lerepas,tonfrèrenousraconteraendétailvotreexpédition.»Le petit garçon ne se le fit pas répéter, et il ne tarda pas à

revenir emmailloté dans des compresses de vin et d’eau salée,qui, malgré la douleur un peu cuisante, qu’elles devaientnécessairementluicauser,n’altéraientenriensabonnehumeur.Àsonretour,nousnousmîmestousàtable,carleschasseurset

nous-mêmes avions assez bien travaillé pour nous sentir en

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appétit.Quandlapremièrefaimfutunpeuapaisée,jedemandaiàFritz de vouloir bien nous raconter les divers incidents del’expédition,dontj’étaiscurieuxdeconnaîtrelesdétails.«Envousquittant,medit-ilalors,nousdescendîmesaugalop

la prairie, et nous arrivâmes bientôt sur une petite hauteur quidominaitdanslasavanetouslesenvirons.Delà,nouspouvionsnousorienteretdonnerànoireexcursionunbutplusprécis.Enregardant devantmoi, je vis plusieurs troupeaux d’animaux quime parurent devoir être des antilopes, des chèvres ou desgazelles.Del’endroitoùnousétions,onapercevaitnotreparc;je conçus alors l’idée de chasser de ce côté les quadrupèdesinoffensifsquenousavionssouslesyeux.Nousprîmespourcelanosdoguesenlaisse;carjesais,parexpérience,queleschienscausentàcesanimauxsauvagesplusd’effroiqueleshommes,etnousavançâmesavecprécautionpournepasleseffaroucher.« À une distance encore assez considérable, nous nous

séparâmes. François inclina à gauche, Jack resta au milieu, etmoi,monté surmon onagre, jeme dirigeai vers la droite pourramenerdanslabonnedirectionceuxdesfuyardsquitenteraientde nous échapper. Nous marchions avec lenteur etcirconspection;aussiattribuâmes-nousauhasardlafuitedetroisouquatre,plusprudentsouplusaviséspeut-êtreque lesautres.Bientôt cependant l’éveil sembla donné parmi nos paisiblesadversaires,etaussitôtnous lesvîmess’agiter, lesunsdressantlesoreilles,lesautreslevantlatête;ceuxquiétaientcouchéssurl’herbebondissaient toutàcoup ; lespetitsse rapprochaientdeleursmères.Nousétionstroploinpourtenterencoreuneattaquesimultanée:jecontinuaidoncàmerapprocher.Maisl’inquiétudesemanifestait tellementparmieux,quejedonnaialorslesignal

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convenu. Les chiens furent lâchés, et nous nous lançâmes toustroisaugrandgalopdenosmontures.Àcetteattaqueimprévue,le troupeau tout entier chercha un refuge dans la fuite, et lespauvres bêtes, harcelées par les chiens, trouvant partout desennemis, se précipitèrent par le défilé de l’Écluse, où ellestombaientainsiennotrepouvoir.Nousrappelâmesleschiens,etnoustînmesconseilsurcequ’ilfallaitfaire.— Jusqu’à présent, interrompis-je, je n’ai que des éloges à

donner à votre prudence et à votre adresse, et il me tarde, jel’avoue,desavoirdequellesespècesd’animauxvousnousavezenrichis.—J’aicru,ditFritz,reconnaîtreleboucbleu,quiestsirareet

si estimé au Cap. J’ai remarqué aussi que quelques-uns desfuyards ressemblent à de petites vaches, et j’en ai vu d’autresmoinsforts,quejecroisêtredesgazelles.— Tous seront les bienvenus, d’autant plus que je vois,

d’aprèstadescription,quecesontdesanimauxtrès-utiles.Maisj’aigrand’peurqu’ilsnesesoientdéjàéchappés.—C’étaitnotrecrainte,eneffet,repritFritz,etc’estàcesujet

que je vous ai dit que nous tenions conseil. Jack conseillait demettreundenoschiensenfactionenl’attachantàunecordeassezlonguepour luipermettredefairequelquespas.Mais jepensaique le chien, ennuyé de la solitude, aurait bien pu rompre sachaîne ou, s’il n’y parvenait pas, rester pendant toute la nuitexposé à devenir la proie des chacals. François proposa alorsd’établirun fusildont ladétentepartirait seuleaumoyend’unecorde élevée à un pied de terre. Cette idéeme fit songer à unautre procédé plus simple. Nous avions conservé les plumesd’autruche à nos chapeaux. Je me rappelai avoir lu, dans une

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relationdevoyageducapitaine leVaillantparmi lesHottentots,que ces peuples retiennent les gazelles captives au moyend’épouvantails composés de lambeaux d’étoffes et de plumes.Nous leur empruntâmes ce procédé, et nous suspendîmes lespanaches de nos chapeaux à une corde placée en travers derentrée; jepensequecesépouvantails,sanscesseagitéspar levent, suffisent pour retenir des animaux aussi timides que desgazelles.—C’esttrès-bienraisonné,monenfant;et,lanuitvenue,les

hurlements des chacals empêcheront notre butin de prendre laclefdeschamps.Toutefoisilfaudraaviseràconstruireplustardune barrière plus solide.Mais ce n’est pas tout : tu as apportéencore deux lapins angoras vivants. Que veux-tu que nous enfassions?Cesanimauxrongeurscausenttropdedégâtspourquenouspuissionslesgarder.—— J’avais pensé, reprit-il, que nous pourrions en peupler

unedenosîles,celledelaBaleine,parexemple:aumoyendequelquesplantationsdechouxetdenavets,nous lesnourririonssanspeine,etcettegarennenousfourniraitabondammentdurôtipour la table et des fourrures pour nos chapeaux. Car nousn’aurons pas toujours des rats à notre disposition, et Ernest,d’ailleurs, ne se soucierait peut-être pas de recommencer uncombatcommeceluidontilestsortisiglorieusementvainqueur.—Eneffet, ton idéen’estpasmauvaise, et, commec’est toi

qui l’as conçue, je te laisserai le soin et l’honneur del’exécuter.»Jacknous interrompitencemoment ; ilbrûlaitdeprendre la

paroleàsontouretdenousraconterlesexploitsqueFrançoisetlui avaient accomplis. «Ce récit, disait-il, ne laissera pas que

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d’êtreintéressant.— Je le crois sans peine, répondis-je, car les écervelés

comme toi ont souvent en courant le monde quelque aventureextraordinaire ; mais le succès ne couronne pas toujours leurstentatives.Allons,pour te faireplaisir,dis-nousdonc toi-mêmecomment vous avez pu vous emparer de ces deux gracieusesbêtes.»Etjeluidésignailesdeuxjeuneschevreaux.«Àlacourse,reprit-il,àlacourse.Fritzs’étaitécartéunpeu

àlapoursuitedeseslapins;nouscontinuionsnotrerouteaupaspourluipermettredenousrejoindre.Leschiensfuretaientautourde nous dans toutes les touffes d’herbes. Tout à coup ils fontleverdeuxpetitsanimauxdelatailled’unlièvreàpeuprèsquisemettentàfuiraveclaplusgranderapidité;nousnouslançonsà leur poursuite au grand galop, et nos montures vont si vite,qu’un quart d’heure après les deux pauvres fugitifs tombentexténuésdelassitude.Nousnousélançonsàterre,nousécartonsles chiens, et attachons notre butin par les pieds, le tout en uninstant ; c’est alors seulement que nous remarquons que ce quenous croyions d’abord être une espèce de lièvre n’était autrechosequedeuxjeuneschevreaux.— Ou plutôt, repris-je, de petites antilopes ;— mais elles

n’enserontquemieuxaccueillies.— Voilà un joli butin, j’espère ; la gloire de l’avoir pris

revientengrandepartieànosmontures:monbufflesurtoutestuncoursier infatigable. Avec quelques gouttes de vin de palmier,nousavonslavélespattesdenospauvrescaptives,cequiaparules ranimer un peu, puis, les chargeant sur nos épaules, noussommesrevenusversFritz,quiouvritdegrandsyeuxàlavuedenotrechasse.

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—Elleétait,eneffet,brillante;maisjesuisfâchéqu’ellesesoitmalterminée,puisquetunousreviensavecunefigureenfléecomme un ballon. Raconte-moi comment tu as attiré sur toi lecourrouxd’unessaimd’abeilles.—Voici, papa, dit le petit espiègle, le récit véridiquede ce

mémorable événement. Oyez, oyez tous, et instruisez-vous parmon exemple. Nous revenions vers vous quand nousremarquâmesunoiseauqui semblaitnousprécéderdequelquespas.Àmesure que nous approchions, il allait se percher à unepetite distance, comme pour nous inviter, par son chant, à lesuivre, ou, pensais-je, dans l’intention de se moquer de nous.Françoiscroyaitdéjàquec’étaitquelqueprinceenchantéqu’uneméchanteféeretenaitcaptifsousl’envelopped’unoiseau,etquinousdemandaitde ledélivrerpar lesparolesou lesopérationscabalistiquesinscritesaugrandlivredudestin.Moi, jeriaisdecette crédulité trop superstitieuse, et j’allais détruirel’enchantementparuncoupdefusil,quandFritzm’arrêtaenmefaisantremarquerquemonfusilàballemanqueraitprobablementson but, et que, d’ailleurs, il y avait de la cruauté à abattre cepetitoiseau,quiressemblaitànoscoucouseuropéens.—C’est,sansdoute,ajouta-t-il,lecoucouindicateur;suivons-lependantquelquetemps,etvoyonsoùilnousconduira.« Son avis, plus sage que le mien, je l’avoue, prévalut à

l’unanimité.Nousnouslaissâmesdoncconduireparnotreguideailé,et,aprèsunedizainedeminutes,nouslevîmess’arrêter,etil cessa son chant. En cet endroitmême était un nid d’abeillescreusé dans la terre. Toutes les abeilles voltigeaient etbourdonnaient alentour, absolument comme dans nos ruchesd’Europe. Grand conseil de guerre alors pour savoir comment

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nous pourrions nous emparer de leur miel. François alléguaqu’ayant déjà servi de bouc émissaire lors d’une découvertesemblable à Falkenhorst, il devait être dispensé de prendrel’initiative. Fritz se retrancha derrière son titre de général enchef,disantqu’ildevaitseborneradiriger l’opération.Il fallaitdoncbienquejemedévouassepourl’intérêtcommun,et,d’aprèslesconseilsdemonfrère, jem’apprêtaiàallumerà l’entréedunidunbrasierdesoufre,danslebutd’étoufferlesabeilles.Maisà peine eus-je mis le feu à la mèche, que l’essaim tout entiersortit en bourdonnant, se précipita sur moi, me poursuivit, mepiquadetouscôtés.Lesabeillesquirevenaientsejoignirentauxautres ; elles pénétrèrent partout, m’enfonçant leur mauditaiguillon sur le nez, sur le front, sur les joues. Je n’eus que letemps de courir àmon buffle et de cherchermon salut dans lafuite.Mais, hélas ! j’emportai avecmoi les traits aigusdemesennemis,etbientôtmatêtefutdansl’étatoùvouslavoyez.— Tu as agi avec trop d’imprudence, repris-je ; mais, au

moins, tu as montré du courage. Allons, quelques bains d’eausaléeferontdisparaîtrelestracesdetesblessures.»Pendantcerécitdemesfils,nousavionsachevélesouper,et

l’intérêtquenousprenionsà leurnarrationnenousabsorbapasaupointdenepasremarquerquelapatted’oursétaitréellementunmetsfortdélicatetdigneentoutpointdesaréputation.Avantd’allernouscoucher,jesongeaiàdonnerunpeuplusdelibertéànos antilopes.C’étaient vraiment deux charmantes bêtes, hautesd’un pied tout au plus ; le mâle a de petites cornes noires etluisantes comme l’ébène, et des pattes d’une finesse extrême.Nousconstruisîmesàlahâteunesortedecageenjonccouverteentoile,garniededuvet,et,pourquelesgazellesyfussentplus

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commodément,jepassaiunepercheauxdeuxansesdelacage,ensortequ’elles restaientainsisuspenduescommedansunhamac.Jecomptaislesdélivrer,nonpasàFelsheim,d’oùellesauraientpus’échapperpeut-être,maisàl’îleduRequin,oùellesdevaientêtre plus en liberté et où j’espérais qu’elles se propageraientbientôt.Lesoirétaitvenu;ilétaittempsdechercherdanslesommeil

un repos aux fatigues et aux inquiétudes. Je fis alimenter notrefeu,quiservaitàlafoisàfumerlaviandedenosoursetàécarterlesbêtesféroces;onpréparalestorchesaucasoùilviendraitàs’éteindre,puis,aprèslaprière,nousnousendormîmestous.Le lendemain, dès que le jour parut, je réveillai toute ma

famille. Il s’agissait de déployer de l’activité, car nous avionsbien des choses à terminer avant de retourner à notre quartiergénéral de Felsheim, et je ne voulais pas être surpris par lamauvaise saisondansnotrepetite cabaneou sous la tente, dontl’abrinousauraitbienmaldéfenduscontrelespluiesdel’hiver.Notreviandeétaitfumée,maisilmerestaitàfaireunedernièrevisiteaunidd’autruche;j’espéraisunmeilleurrésultatquepourlapremièrevisite.Enoutre, les incisionsque j’avais faitesauxarbresd’euphorbe avaient dû en laisser couler la gomme,qu’ilfallait recueillir. Le tout pouvait se faire à cheval en une seulejournée,malgrélalongueurdesdistancesàparcourir.Chacun sehâtadans sespréparatifs, etma femmeemplitnos

sacsdeprovisionspourlajournée.Jedevaismonterl’onagredeFritz,etmonfilsaîné,moinslourdquemoi,prenaitenéchangelejeune ânon, Léger, qui, comme le lecteur se le rappelle sansdoute, m’avait été cédé en toute propriété pour le soin de sonéducation.Ilétaitdevenuungentilanimal, justifiantdéjàparsa

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rapidité lenomque je luiavaisdonné ;mais,comme iln’avaitpas eu le temps de parvenir à toute sa croissance, je craignaisque le poids de mon corps, pendant toute une journée, ne lefatiguâtbeaucoup.Ernest montrait de moins en moins de goût pour nos

expéditions.Aussiavait-il remplacéFrançoisprèsdesamère ;et celui-ci ne demandait pas mieux que de prendre part auxexcursionsavecsesfrères.Jenevoulaispascontrarierlesgoûtsde l’unnide l’autre ;etpuisErnest,avecsoncaractèreunpeunonchalant, nous rendait plus de service en restant avec mafemme pour garder nos bagages et préparer notre cuisine qu’iln’eût pu le faire dans une chasse où l’activité était une despremièresqualitésrequises.QuantàJack,ilétaitsibienconvenuqu’il devait être de toutes les excursions, qu’avant même quej’eusse désigné les chasseurs il était allé préparer son cherbuffle.Nousemmenâmesnosdeuxchiens.Nous reprîmes la routede lavallée,maisdansunedirection

opposéeàlacavernedesOurs;enpassantprèsdel’oasis,nousremplîmesnosgourdesd’eaufraîche.NousarrivâmesainsiàlatourdesArabes:telestlenomquejedonnaienplaisantantàlapetiteéminenceoùJackavaitdécouvertlesautruchesetlesavaitprisespourdescavaliersarabes.Unefoislà,jelaissaimesdeuxplus jeunesfilsallerenavant.Laplaineétaitsiunie,que jenepouvais pas les perdre de vue, et, d’ailleurs, je leur avaisrecommandé de ne pas trop s’éloigner de nous, de façon àreveniraupremiersignal.Pendantquemesdeuxespièglesgalopaientdans laplaine, je

recueillais,avecl’aidedeFritz,l’euphorbeauxarbresoùj’avaispratiquédes incisions.Lesoleilavaitdéjàdurci lagomme,qui

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avait pris la formed’une petite boule jaune.Nousmîmes notrerécolte dans un vase de bambou que j’avais apporté à cetteintention, et je remarquaiqu’elle était bienplus forteque jenel’espérais.Notre avant-garde s’était singulièrement éloignée. Elle avait

debeaucoupdépassélenidd’autruches,etjecrusm’apercevoirque ce n’était pas sans intention, car je vis les deux cavaliersfaire. volte-face et revenir vers nous, sans doute pour chasserdansnotredirectionlesautruchesqu’ilsrencontreraient.Ceplann’était pas mauvais, et si, comme je le supposais, le nid étaitoccupéparlemâleoulafemelle,nousavionsbiendeschancesfavorables.Fritz, qui voulait à toute force prendre une autruche vivante,

eutsoind’envelopperdecotonlebecetlesserresdesonaigle,afinderendremoinsmeurtrièrescesarmesterriblesdel’oiseauroyal. Ayant, de mon côté, plus de confiance dans l’agilité demon fils aîné que dans lamienne, je lui rendismomentanémentl’onagre et je montai sur l’ânon. Pour ne pas effaroucherd’avancenotregibier,nousattachâmes leschienset leurmîmesunbâillonquicomprimaitleursaboiements.Touscespréparatifsétant achevés, nous avançâmes avec précaution vers le nidd’autruches.Bientôtnousvîmesseleverquatredecessuperbesoiseauxquivenaientànotrerencontre.Jefisfairehalte,etnousrestâmesdanslapluscomplèteimmobilitépourleurpermettredes’approcherdenousjusqu’àlaportéedelafronde.Àmesurequela distance était moins grande, nous admirions davantage labeauté du plumage et la taille de ces animaux. Il y avait troisfemelles et un mâle. Celui-ci marchait en avant, comme pourdiriger la caravane ou la défendre contre tout danger inconnu.

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C’étaitréellementunsuperbeanimal:lesplumesdelaqueueetdesailesformaientunpanacheondoyantquisecourbaitaveclevent.Ellesarrivèrentainsijusqu’àuneportéedepistoletdenous.Jecruslemomentfavorable.Derrièreaccouraientnoschasseurs,barrantlaretraite;d’unautrecôté,jenepouvaisespérerdemetrouverplusprès;jefisdoncappelàmonadresseetlançaitoutàcoup la fronde. Comme je n’avais pas dans cet exercice toutel’habiletédesIndiens,aulieudes’enroulerautourdesjambesdel’autruche mâle, la corde vint faire le tour de son corps. Lemouvement des ailes se trouvait ainsi paralysé, et c’étaitbeaucoup ;mais l’autruchesemità fuiravecune telle rapidité,qu’aucun de nous n’eût pu l’atteindre, si Jack et François,arrivantencemomentàl’opposé,nel’eussentforcéedechangerdedirection.D’unautrecôté,Fritzavaitdéchaperonnésonaigle,et l’autruche, sentant au-dessus de sa tête planer cet adversaireimplacable,se troubla tellement,qu’ellesemitàcourirde touscôtéssanschoisirunedirectionfixe.Pendantce temps les troisfemelles avaient disparu au loin ; nous étions tous tellementoccupés du mâle, que nous n’avions pas fait un seul instantattentionàcettefuite.Lecombatétaitengagé:l’aigledeFritz,sentantsonbecetses

serres captifs, n’attaquait pas résolument, il se contentait deplanerau-dessusdulieuducombatendonnantdetempsentempsde violents coups d’ailes, comme si ce mouvement eût pu ledébarrasserdesesentraves.Undesescoupsfrappal’autrucheàla tête. Elle s’arrêta subitement en chancelant comme étourdie.Jack, profitant du moment, lança avec adresse sa fronde ; lacordes’enroulaautourdesjambesdel’oiseauetlerenversaparterre.Nousattachâmesalorsl’autruche,quiessayadesedébattreetdesedébarrasserdes liensqui l’entouraient ; ilsétaient trop

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solidementfixéspourqueseseffortspussentréussir.Ellenefutpas plus heureuse en cherchant à s’échapper par derrière, et,lasse de ses essais inutiles, retomba par terre. Deux coups defouet la firent se relever, et Jack et François, partant au galop,l’entraînèrent avec eux. Nous poussâmes tous des cris detriomphequifirentredoubler lavitessedelacourse.L’autrucheessayait encore bien de prendre une allure plus rapide quen’eussentpusuivrelesmonturesdemesenfants;maisceux-ci,enlui faisant décrire à chaque instant des courbes et des détoursinutiles,parvinrentàlafatiguerbientôt,ensortequ’elleseremitd’elle-mêmeàmarcherd’unpasplustranquille.Le principal était fait, nous pouvionsmaintenant prendre une

directiondéterminée.Enconséquence,jedisàJacketàFrançoisdegagner la tourdesArabesetdenousyattendrependantqueFritzetmoiirionsfaireunevisiteaunidd’autruches.Aumomentoùnousenapprochions,uneautruchefemellese levadedessuslesœufsd’unemanièresiinattendus,quenousn’eûmespasmêmelapenséed’essayerdelapoursuivre.Jecomprisalorsquelenidn’étaitpasabandonné,etjemecontentaideprendreunedizained’œufs, laissant les autres soigneusement enfouis sous le sable,dansl’espoirquelamèrenes’apercevraitpasdenotrelarcinetcontinueraitàcouvercommeauparavant.Ceprécieuxfardeaufutdéposéavecprécautionsurledosde

l’onagre,quej’échangeaidenouveaucontreFanonavecmonfilsaîné. Puis, ayant rejoint nos deux avant-coureurs à la tour desArabes,nousreprîmestouslechemindelacavernedesOurs,enpassantparlavalléedontj’aidéjàparlé,quenousnommionslavalléeVerte.Nous fumes accueillis par des marques d’étonnement et de

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surprise,àlavuedelasuperbecapturequenousavionsfaite.Mafemme,danssaprévoyance,craignaitbienunpeuquecetanimalvoracenenuisîtàsesprovisions.« Que pourrez-vous en faire ? nous dit-elle. Il vous sera

inutile, et il mangera en un jour, à lui tout seul, la nourrituresuffisanteàtoutemabasse-cour.—Mais, dit Jack, nous en ferons un cheval de course, et ce

seracertainementlemeilleuretleplusrapidedetous.Ernest,tun’as pas demonture à toimaintenant ; je te céderaimonbufflequandnousauronsdressél’autruche.»À l’unanimité, ondécidaque l’autruche serait donnée à Jack

commemonture.Il était trop tard pour aller le soirmême à Felsheim ; aussi

nousremîmesleretouraulendemainmatin,etnouspassâmeslerestedelajournéeàrassemblernosrichesses.Nousnousmîmesen route le lendemain matin ; arrivés au défilé dont j’ai déjàparlé, nous fîmes une halte. Les enfants voulaient emporter lesplumesd’autruchequ’ilsavaientlaisséesencetendroit.Moi,demoncôté,j’étaisbienaised’yfaireunepetiteprovisiondeterrede porcelaine et de prendre aussi quelques-unes des fèvesaromatiquesquenous avions trouvéesdans le voisinage. Je lesreconnuscettefoispourêtredelavanille.Lesespècesdecossesdecetteplanteavaientundemi-pieddelong;àl’intérieurétaientde petites graines noirâtres disposées symétriquement dans unematière blanchâtre et pâteuse analogue à la moelle. Une odeurtrès-pénétrante s’en répandait ainsi que des fleurs jaunes à sixpétalesquidécoraientlesgrandestiges.Avantdepartir,jefisdenouvellesadditionsànotrebarricade,danslebutdelafortifier.Une rangéedebamboushorizontale futplacéepoursoutenir les

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autres, et étayer, en quelque sorte, l’édifice. Je voulais, autantque possible, augmenter les obstacles à une invasion dans nosdomaines,etj’eussoind’effacerlestracesdenotrepassage,afinquenouspussionsreconnaîtreplus tardsiquelqueautreattaquen’avaitpasététentéecontrenospossessions.Nousnousremîmesensuite en marche pour tâcher d’arriver avant la nuit à notremétairiedeWaldegg,carnousnepouvionspasallerplusloincejour-là.Enpassant,nousprimes le jambondenotrepécari,quenous avions laissé dans le fumoir ; il s’était parfaitementconservé. Nous cueillîmes aussi dans cette plantation quelquescannesàsucre.Toutesceshaltesmultipliéesnousprirentplusdetempsquejen’auraisvoulu,ensortequenousfûmesobligésdevoyagerunpeupendantlanuit.Autantquepossible,j’évitaisdecourir ainsi un danger inutile ; car, outre la crainte des bêtesférocesquenousétionsexposésàrencontrer,jesavaisque,danslesclimatschaudscommelenôtre,lesnuitsétaientparfoistrès-fraîches, et que la transition brusque de la chaleur au froidpouvait causer à mes enfants des maladies ou des douleurscapablesd’altérerleursanté.Nousnecourûmescependantaucundanger.Dèsnotrearrivéeà

lamétairie,nousfîmesàlahâtelespréparatifsducoucher.Nousétionstrès-fatigués,aussilesouperfut-ilviteexpédié,etchacunallademanderausommeilunpeudedélassement.Le lendemain, nous vîmes avec plaisir que notre basse-cour

s’était considérablement augmentée, seulement nos hôtesempluméssemblaientpeudisposésànousbienaccueillir;ilssemontraientaussisauvagesques’ilseussentétéencoreàl’étatdenature. Mais ce petit inconvénient ne nous empêcha pas deconstaterquepresquetouteslescouvéesavaientbienréussi.Les

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œufs apportés par Jack avaient donné de petits poussins quipromettaient de belles poules de bruyère ; ma femme en fut sicontente, qu’elle voulut les emporter à Felsheim. Pour luiprocurerceplaisir,jemisleslapinsdanslesacdestortues;jeprisdeuxdecelles-ciquejejetaidansnotreétangdansl’espoirqu’elles suffiraient à le peupler, et ainsi une des cages, setrouvant libre, put contenir les volatiles que nous comptionsacclimater près de nous. Nous fîmes un déjeuner aussi rapide,mais plus substantiel que le souper de la veille. Après une silongue absence, nous avions grand désir de nous retrouver àFelsheim, dans notre chère habitation. Aussi personne ne seplaignit de la chaleur, pourtant très-forte, quand je donnai lesignal du départ ; après deux heures demarche nous rentrâmestriomphants dans notre château, que nous ne voulions pasabandonnerdelongtemps.

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CHAPITREXXXI

Travaux intérieurs de toutes sortes.—Répartition de nos richesses.—Éducation del’autruche.—Fabricationdel’hydromeletduvinaigre.—Préparationdespeauxd’ours.—Mesessaisdechapellerie.—LebonnetdeFrançois.

À peine étions-nous arrivés, que ma femme, en bonneménagère, commença par balayer, épousseter, remettre chaquechoseenordre,donnaenfinpartoutcecoupd’œildelamaîtressedemaisonquiseulpeutmaintenirl’ordreetlapropreté.Lesdeuxplusjeunesl’aidèrentdanscessoins,quil’occupèrent,dureste,tellement, que nous fûmes obligés ce jour-là, de nous contenterd’undînerfroid.Pendantcetemps,Fritz,Ernestetmoidéballionsnotrebutinet

voyions à donner à chaque objet sa place déterminée et sadestination précise.Avant tout, l’autruche fut attachée aux deuxcolonnesdebambousquisoutenaientnotrepéristyle,etpeuàpeunous laissâmes à la corde plus de longueur avant de soumettrenotre captif au traitement nécessaire pour l’apprivoisercomplètement.Ensuitenousfîmessubirauxœufsl’expériencedel’eautiède:

quelques-uns allèrent au fond, ce qui indiquait que le poussinétait déjàmort ; d’autres surnagèrent et imprimèrent à l’eau unlégermouvementquimedonnal’espéranced’arriverà lesfaireéclore ; je les enveloppai immédiatement dans du coton et lesplaçaidanslefour,enmaintenantledegrédetempératuremarquésur le thermomètre par cesmots :Chaleurdepoule. C’est, dureste,unprocédéqu’employaientsouventlesÉgyptiens.

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Aprèslesœufsd’autruchevinrentleslapinsangoras,quenousportâmes dans l’îlot de laBaleine.Nous aurions pu les laisserabandonnés à eux-mêmes, sans aucundanger ;mais, pour avoirplus facilement le moyen de les retrouver, nous leurconstruisîmesdes terrierscommeceuxque l’oncreusedans lesgarennes d’Europe. Avant de leur donner la liberté, nousdisposâmes près de l’entrée de leur demeure des planchesgarniesdepointesquidevaientserviràleurenleverleurtoison,quejecomptaisemployerpourlafabricationdenoschapeaux.Nous aurions beaucoup désiré garder avec nous les deux

petitesantilopes;cen’étaitpaspossible:ellesauraienteutropàsouffrir du voisinage des chiens, ou bien il eût fallu les tenirconstamment enfermées, ce qui les aurait fait périr d’ennui. Jeleurassignaidonc,àregret,pourdomicile, l’îleduRequin ;et,afin que ces deux charmantes petites bêtes s’habituassent pluspromptementà leurnouveauséjour,nous leurconstruisîmesunehutte de branchages et nous mîmes auprès quelques-unes desfriandisesqu’ellespréféraient.Parmi les tortues d’eau douce que nous avions rapportées,

deuxseulementavaient survécu.Desautres jeneconservaiquela carapace, qui pouvait toujoursm’être utile.D’abord, j’avaispensé à laisser dans notre jardin ces deux bêtes, qui l’auraientpurgé des limaçons ou d’autres insectes ennemis des légumes.Mais ma femme me fit remarquer que, tout en détruisant leslimaçons,ellesdétruiraientaussibeaucoupdefeuillesdesalade,ensortequejedisàJackdelesporteraumaraisdesCanards[1],etdelesdéposerparmilesroseaux.Jackcourut aumarais ; àpeineyétait-il arrivé,qu’il appela

sonfrèreFritzàgrandscris,enluidisantd’apporterunbâton.Je

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pensaisquec’étaientquelquesgrenouillesqu’ilvoulaitattraper;mais quelle ne fut pas ma surprise de voir mes deux enfantsrevenir avec une magnifique anguille ! Elle était dans un desfiletsqu’Ernest,avantnotredépart,avaittendussansenparleràpersonne.Dureste,c’étaitleseulpoissonquifûtrestécaptif.Lesautres filets ayant été rongés par le bas, le poisson avait pufacilements’échapper.N’importe,cequinousrestaitsuffitànousconsoler.Mafemmeenpréparatoutdesuiteunepartiepournotredîner,etlerestefutmisdanslebeurrefondu,afindesemarineretdeseconserver,commeonlefaitpourlethon.Lesrejetonsdevanilleetdepoivrefurentplantésaupieddes

colonnes de bambous qui soutenaient notre galerie. Comme cesontdesplantesgrimpantes,ilsnedevaientpastarderàcouvrirla surface entière de leurs soutiens, et nous promettaientl’agréablespectacledecolonnesdeverdureoude fleurs. Jenesavaispasencoreàquelusagej’emploieraislavanille,puisquejen’avaispasdecacao;mais,danstouslescas,siellenenousétaitd’aucuneutilitéprésentement,ellepouvaitnousservirdansl’avenircommeobjetdecommerce.Notregarde-mangers’enrichitdenosprovisionsd’oursfumé,

ainsiquedespetites tonnesdegraissequenousavions retiréesde ces animaux.Quant aux peaux, nous les plongeâmes dans lamer,aprèslesavoirpréalablementcouvertesdegrossespierrespourlesempêcherd’êtreemportéesparlescourantsetlesreflux.Lespoulesdebruyèreet toute la jeunecouvée restèrentprès

del’habitation;ilfallaitlespréserverdesattaquesduchacaletdu singe, qui ne se gênaient pas quelquefois pour faire mainbassesurnosprovisions.Le condor et le vautour furent exposés à notre muséum tels

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quels : nous devions achever de les empailler pendant ceslonguesjournéesd’hiveroùnousserionsretenusprisonniersdansnotredemeure.Quantauxmorceauxdemicaetd’amiante,jelesdéposaidans

monatelier,remettantaussiàplustardlesoindenousenservir.La gomme d’euphorbe avait également sa place déterminée, et,de peur qu’une confusion malheureuse n’occasionnât quelqueaccident, j’écrivis en grosses lettres, sur la fiole qui larenfermait,lemot:POISON.Enfin lespeauxderats furentempaquetéesetsuspenduesaux

branches des arbres qui environnaient notre demeure, afin queleur odeur fétide ne vint pas se répandre jusque dans noschambres.Nosarrangementsprirentplusdedeuxjours;etcertainement

ces deux journées furent des mieux remplies. Cela me montracombiennousavionsfaitd’utilesdécouvertes,etmepénétradecettepensée,qu’avec l’aidedeDieu l’homme,secondépar sonintelligence, pouvait accomplir bien des actes et inventer biendes industries,queceluiquin’apasété,commenous,soumisàl’empire de la nécessité, serait tenté de regarder commeimpossibles.Jackmettaitbeaucoupdezèleetd’activitéàmeseconder:son

caractère vif et léger lui faisait trouver un certain charme à cechangementcontinuel,àcettevariétéd’occupations.MaisErnest,beaucoup plus tranquille et beaucoup plus froid, semblait peucroireàl’utilitédenostravaux.Ilyavaitchezluiquelquechosede cette nonchalance desOrientaux, qui ne trouvent aucun biendignedelafatiguequecoûtesonacquisition.Àl’entendre,nouseussions été beaucoup plus heureux en nous contentant de nos

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richesses actuelles et en nous livrant désormais à l’étude, qui,disait-il, nous donnerait d’autres jouissances que le bien-êtrematérieldûànosdécouvertes.Chacund’euxmeparaissait tropabsoludanssamanièredevoir.Aussileurfis-jeobserverque,sinous ne devions pas, d’un côté, considérer la vie comme unesuccessionde tableauxmouvants, semblables, enquelque sorte,aux images que les enfants cherchât dans les kaléidoscopes, del’autre,rienn’étaitplusfâcheuxqu’uneexistencetouterenferméeet tout inactive : la santé s’étiolait, et lephysique imprimait aumoral une réaction inévitable qui amenait peu à peu àl’engourdissementdesfacultésdel’âme.Dureste,j’avaisdanslapenséeuntravailquidevaitoccuper

tous les bras et nous causer de la fatigue ;mais ilme semblaitnécessaire:c’étaitdelabourerunchampetdel’ensemencer,demanière à obtenir une récolte régulière. Ce travail nous parutpénible, aussi ne défrichâmes-nous qu’un seul arpent. Il futpartagéentroispartieségales:l’unedestinéeaublé,l’autreaumaïs, la troisième à l’orge.C’étaient les trois genres de grainsqui,d’aprèsmesremarques,venaient lemieuxdanscesclimatschauds.Le restenos semences fut, commepar le passé, unpeujeté au hasard, avec l’espoir que la Providence le féconderait.Deplus,unepetitelanguedeterrefutconsacréeàlaculturedelapommede terreetdumanioc, cesdeuxprécieux tuberculesquipouvaientsuppléeraumanquedefarine.Lelabourageétaitpournousunechosetoutenouvelle;c’était

peudechosedebêcherlaterreoudelasarcler,encomparaisondelafatiguequenouséprouvionsàtracerunprofondsillondanssonsein.NouscomprîmesalorstoutelavéritédecetteparoleduSeigneur:«Tumangerastonpainàlasueurdetonfront.»Nos

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bêtes de somme nous étaient d’un grand secours, il est vrai ;mais,avecunechaleuraussifortequecellequenousavions,auboutdequelquesinstantselless’arrêtaienthaletantesettellementharassées, que nous n’avions pas le courage de les presserdavantage.Aussijebornainotrejournéedelabouràquatreheures:deux

heureslematinetdeuxheureslesoir.Pendantl’intervalle,nousnous occupions de l’éducation de l’autruche. Je me servis duprocédédéjàemployépourl’aigledeFritz.Jel’étourdissaisparla fumée de tabac jusqu’au point de la faire tomber. Tous lesjours, nous allongions un peu la corde, afin qu’elle pût sepromener plus librement, se coucher, se relever, tourner autourdes colonnes qui la retenaient ; nous avions placé, de plus,quelques provisions à sa portée, des courges, des herbages, ceque nous supposions flatter davantage sa gourmandise. J’avaismême mis près d’elle un petit tas de gravier, ayant lu quel’autrucheenavalaittoujoursunpeu,sansdoutepourfaciliterladigestion.Pendantprèsdetroisjoursnossoinsfurentinutiles.L’autruche

refusa toute nourriture et ne toucha pas aux provisions placéesprès d’elle. Ses forces diminuaient sensiblement, et nouscraignionsde lavoirmourir, lorsquema femmeproposade luifaire avaler de force des boulettes de pain et de beurre. Aucommencement,nousfûmesobligésd’employerlaviolenceetdeprofiter des moments où la fumée de tabac l’avait engourdie,pourluifaireprendreainsiquelquesboulettes;maisbientôtellefitmoinsdedifficultés,puisellesemblas’habitueràcemodedenourriture.Les forces lui revinrent, et avec les forces l’appétit,ensorteque,bienloind’êtreobligésdelapresserpourmanger,

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nouseûmesdésormaisànous inquiéterpourpourvoiràsa faimcontinuelle.La voyant assez forte, nous lui fîmes faire quelques

promenades;et,peuàpeu,nousl’accoutumâmesàl’obéissance:elleappritàselever,àsecoucher,àsetournerd’uncôtéoud’unautre, à marcher au pas, au trot ou au galop, suivant lecommandementdesonconducteur.D’abord,nousfûmesplusieursfoisobligés,pour triompherdesa résistance,de luienvelopperlatêted’unvoileoudel’engourdirparletabac;elledevintplusdocileetnenousdonnaplusqu’àdelongsintervallesl’occasionderecouriràcesmoyensextrêmes.Unefriandiseouuncoupdefouetsuffisaitd’ordinaireàcalmertoutevelléitéderébellion.Jecommençai à lui faire porter des fardeaux légers, puis de pluslourds.Jel’attelaienfinàlacharrette,etjelafismonterparmesenfants.Au bout d’unmois, elle était parfaitement apprivoisée, et je

songeai à en tirer parti comme d’une monture ; mais icij’avoueraimonembarras.Comment ladiriger?Aumoyend’unmors ?Mais qui avait jamais entendu parler de mors pour unbec ?Mes souvenirs étaient complètement endéfaut. IImevintheureusement l’idée d’appliquer le procédé suivant. Je fis unesortedecapuchondans legenredeceluide l’aigle,maisayantdeuxouverturespour les yeux ; une écaille de tortue, jouant aumoyen d’un ressort de baleine, recouvrait ou découvrait àvolonté cesouvertures.Cet appareil étantposé,quand lesdeuxécailles étaient relevées, l’oiseau, voyant des deux yeux, allaitdroitdevantlui.Sionbaissaitunedosécailles,ilsedirigeaitducôté d’où lui venait la lumière ; enfin, si on les baissait toutesdeux, ils’arrêtaitsubitement.Leressortétantfixéauxrênes,on

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pouvait donc conduire l’animal à volonté ; seulement, il nousfallait, à nous aussi, un peu d’apprentissage pour ne pas faired’erreur ; car l’action produite par la main était précisémentl’opposé de ce qui arrive pour les chevaux : avec ceux-ci, eneffet, il faut agir du côté où l’on veut les diriger ; avec moncapuchon,c’étaitlecontraire.Lesenfantsvoulurent,pourdonnermeilleurairàcettecoiffure,

l’orner d’un panache provenant de la dépouille de la premièreautruche, et, en effet, ces plumes flottantes n’avaient pasmauvaisegrâce.Pourcompléterleharnachement,jefabriquaiunesellequi,je

le déclare, eût mérité sans aucun doute, pour l’invention et lacommodité, une médaille d’encouragement de la part d’unsyndicatdeselliersappelésàjugerleproblème.Dèsquel’équipementdel’autruchefutterminé,laquestionde

savoir à qui elle appartiendrait définitivement fut de nouveauremise sur le tapis. On me prit pour arbitre, et j’adjugeai endernier ressort la possession de l’autruche à maître Jack, quiétait, d’un côte, plus agile que ses deux frères aînés, et, del’autre, plus fort que François. Toutefois j’y mis la restrictionqu’avant tout l’autruche était un bien commun, en sorte quechacun avait le droit d’en disposer dans les circonstancesimportantes.Cetarrêtcausades transportsde joieàJack,etses frèresse

vengèrent un peu de son succès en lui faisant quelquesplaisanteries.Mais celui-ci était trop fier de sa propriété pourécouter leurs moqueries ; il passait son temps à faire galoperl’autruche de Felsheim à Falkenhorst, et nous remarquâmesqu’ellemettaitàparcourircetrajetletiersdutempsqu’ilfallait

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ànosautrescoursiers.Je ne dois pas oublier de dire que notre couvée artificielle

n’avaitpasréussi:troisœufsarrivèrentbienàl’éclosion;maissurlestroispoussinsl’unmourutàpeineausortirdelacoquille,lesdeuxautresnesurvécurentquequelquesjours.Cenefutpascependant fautedesoinsdenotrepart ;nous leurabandonnionsvolontiers toutes nos friandises : glands doux, mais, lait, riz,cassave,manioc,toutleurétaitprodigué;rienneputtenirlieudelasollicitudematernelle.Cespetitspoussinsétaient,dureste,lesplus singulières bêtes qu’on puisse voir avec leurs longuesjambesetleurpetitcorpsnonemplumé.Nous n’avions pas oublié les peaux d’ours. Voici la

préparation à laquelle je les soumis. Au moyen d’un vieuxcouteau, jeparvinsà lespolirassezconvenablement,ensuite jeleslaissaitremperpendantplusieursjoursdansduvinaigrepourles rendre plus fermes et conserver le poil : ce vinaigreremplaçait le tan ;puis je lesfrottaid’unmélangedegraisseetdecendrequi lesassouplit,etnouseûmesbientôtd’excellentescouvertures.Lamanièredontjem’étaisprocuréduvinaigremedonnaaussi

l’idéedefairedel’hydromel.Nousavionsunetellequantitédemiel, que je ne savais à quoi remployer. J’en fis bouillir unepartieavecdel’eau,jeretirail’écumeetrecueillislerestedansdeux tonneaux ; quelques pains de seigle firent fermenterrapidement la liqueur. Dans l’un des tonneaux j’ajoutai desépices destinées à en relever le goût, et, pour contenter tout lemonde, je laissai l’autre tel que je l’ai dit plus haut. Mais,lorsque la fermentation fut terminée, le tonneau aux épices futtrouvésibonparchacun,quejeréservailesecondpourfairedu

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vinaigre, à l’exception de quelques bouteilles. Pour cela jelaissai de nouveau fermenter la liqueur qu’il contenait, etquelques jours après j’eusunexcellentvinaigrequinous servitpournosbesoinsjournaliers.Lesenfantsaccueillirentcettecompositionavecd’autantplus

de plaisir que, depuis longtemps, leur boisson ordinaire secomposaitd’eaupure.Ilyeutgrandediscussionpoursavoirquelnom on donnerait à la nouvelle liqueur. Les uns voulaientl’appelervinduCap,lesautresmadère.JeproposaialorslenomdemuscatdeFelsheim:«Celavousrappellera,ajoutai-je,àlafois lamuscadequientrepourbeaucoupdanssonparfum,et lemuscatdeFrontignanquevous aimiez tant.Quant à l’autrevin,commelebambouquilecontientluiadonnéunpeud’amertume,onpourraitl’appelermalaga.»Lesdifférentssuccèsquejevenaisderemporterdansl’étatde

tanneuretdansceluidevigneronm’engagèrentà tenterunessaide chapellerie. Ce travail présentait plus de difficultés, en cesensqu’ils’écartaitdavantagedetouteslesindustriesauxquellesnous nous étions appliqués jusqu’à ce jour. Cependant je nedésespérai pas d’arriver, non à la perfection de nos chapelierseuropéens, mais au moins à la réalisation de ce que nousdésirions tous. Comme la cochenille était la teinture que nousavions le plus en abondance, il fut décidé que nos chapeauxseraientrouges.Ensuitejedistribuaiàchacundemesouvrierssapart de travail. Les uns furent chargés d*enlever les poils del’ondatraavecdevieuxrasoirs,unautreréunissaitlespoilsdeslapins,etmafemmefaisaitlemélange.Pourmoi,avecunfanondelabaleine,jemefabriquaiunarçondechapelier,et,avecunmorceau de bois que je polis, je confectionnai une forme, puis

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des battoirs en bois et des courroies pour fouler. Nous nousétions mis tous avec ardeur à ce travail, en sorte qu’il allapromptement.Quandj’eusassezdepoils,jelesplongeaidansunmélangedecochenillebouillanteetdevinaigre,puisdansdelarésinefondue,pourlesrendreimperméables;enfinjelesplaçaisurletouretlaissailetoutsécherdanslefour.Lelendemain,enles retirant, je trouvaiquemonbonnetoubéret rougeavaitunecertainetournure;laformen’enétaitpasélégante;mais,quandonyeutajoutéunpanachedeplumesd’autruche,quandmachèrefemme eut passé autour une petite ganse, chacun porta envie àFrançois, qui, d’un avis unanime, devait le premier essayer lebonnet,quiluiallatrès-bien.Je promis à mes autres enfants de leur en faire de pareils,

quandilsm’auraientfournidupoilenabondance;et,surcepoil,jedevaisretenirlecinquièmeàmonprofit.

1. ↑Maraisoùs’étaientétablislescanards.

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CHAPITREXXXII

Je fais de la porcelaine. — Nous empaillons le vautour et le condor. — Les yeuxartificiels. — Construction d’un caïak ou canot groenlandais. — Fritz en faitheureusementl’essai.—Quelquespetitesexcursions.

Pendanttoutescesoccupations,lasaisondespluiesétaitvenue,etsijenel’aipasfaitremarquer,c’estquevraimentsonarrivéepassapresqueinaperçuepournous,tantnousétionsoccupésavecardeur à nos travaux divers.Du reste, nous étions loin d’avoirterminétoutcequejevoulaisfaire.Mesessaismeréussissaientsibien,quej’étaisencouragéàententerd’autres.Jen’avaisquunepetiteprovisiondeterredeporcelaine,etje

nepouvais l’augmenter avant l’été suivant ; toutefois je résolusde l’utiliser.Je transformaidoncnotregrotteàselenatelierdepotier;quelquestablesetquelquesplanchesenformaientleseulameublement.Dureste,j’avaisbesoindepeudechosesenplus:ma roue de potier était toute trouvée, c’était celle d’un descanons du navire ; au-dessus, je plaçai une sorte de roue detravailsurlaquelleonpouvaitconfectionnersanspeinedesvasesde forme simple et régulière ; car on pense bien que nousn’avionspaslaprétentiond’élevernosproductionsàlahauteurd’œuvresd’art.Pour commencer, je fabriquai quelques jattes destinées par

notre ménagère à recueillir le lait : les calebasses ne leconservaient,trouvait-elle,niassezfrais,niassezpur.Jemêlaiàla terre un peu de talc que j’avais trouvé près de la grotte des

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Ours, et ce mélange donna à la porcelaine un brillant et unesoliditéquifirentquenostasses,quoiquebiensimplesdeforme,avaientuneblancheurquiplaisaitàl’œil.Parmi les richesses que nous avions retirées du navire se

trouvaitunepetitecaissecontenantdesverroteriesdestinéesauxéchangesaveclessauvages.Jeprisquelques-unesdecesperles,mi-parties noires mi-parties jaunes. Je les broyai avec unmarteau,et,unefoisenpoudre,j’enfisuneespècedevernis.Cespaillettes, s’incrustant dans la porcelaine, donnèrent à nosproduitsunbrillantquileurmanquait.Jecontinuaimesessaisetles perfectionnai encore en prenant des perles plus fines et enmélangeant les couleurs. Mais le feu brisa plusieurs de meséchantillons ; cependant je parvins à confectionner cinq ou sixtassesàthéavecleurssoucoupes,unedouzained’assiettesetunsucrier. La terre de porcelaine me manqua pour continuer. Dureste, bien que je n’aie décrit qu’en quelques mots cespréparations,ellesnelaissèrentpasdemeprendrebeaucoupdetemps : d’abord il m’avait fallu confectionner des moules enbois, et j’avais mis à cela tout mon talent de tourneur àcontribution,afindedonnerauvaseunefonneplusélégante ; ilfallut m’y reprendre à plusieurs fois pour arriver à un résultatréellement satisfaisant. Comme les enfants voulaient quelquesenjolivements, j’avaisdessinésur lesassietteset les tassesuneguirlandede feuilles et de fruits queFrançois s’était chargédecolorier.Lacouleursemblaitbienunpeupâleàcôtédubrillantdel’assiette,maiscesimpledessincontribuaitpourtantàreleverle fond ; d’ailleurs, nous n’avions pas la pensée d’essayer derivaliser avec les merveilles qui sortent des manufactures deSèvresoudeSaxe.Quandbienmêmenous eussions eu à notredisposition les ressources qu’offrent les pays civilisés, nous

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étionsdesouvrierstropnovicespourproduireriendeparfait.De tous ces travaux je tirai cependant une instructionmorale

pourmesenfants;jeleurrappelai,d’abord,qu’avecdutravailetde la persévérance l’homme intelligent peut arriver à mener àbonne fin toutes ses entreprises ; puis je leurmontrai combienune occupation continuelle fait paraître le tempsmoins long, etcomment les journéess’écoulentainsipresquesansque l’onaitconsciencede leurdurée.«Aimezle travail, leurdisais-je,carsans lui l’ennui viendrait bientôt vous assaillir, et vous nepourriez lui résister dans cette île, qui ne vous offre d’autresdistractionsquecellesquevouscréeravotreindustrie.»J’avaismisdecôtéquelquesboulesdeterredeporcelaine,et

mesenfantsmedemandaientàquoijelesdestinais.«C’estpourfaire les yeux de notre condor et de notre vautour. Avez-vousdoncoubliéqu’ilsnesontencorequ’àmoitiéempaillés?Ilfautachevercetravail.»Enconséquence,jefisamollirlespeauxenlesplongeantdansdel’eautiède,etjesaupoudrail’intérieurdegommed’euphorbeafindedétruirelesinsectesouleursœufs.Jeprisensuitedel’écorcesemblableàcellequinousavaitserviàlafabricationdelachaloupe,etjelacollai,enayantsoindeluidonnerlaformeducorpsdesdeuxoiseaux:celam’étaitfacile,car,en lesvidantpeuàpeu, j’avaispris leursdimensions.Despetites baguettes formèrent les pattes, et un fil d’archal passanttout le long des ailes suffit à lesmaintenir dans leur direction.Nous donnâmes à nos oiseaux la pose qui nous sembla la plusnaturelle, puis nous nous occupâmes de leurs yeux. C’était, eneffet, la partie la plusdélicatedu travail, et nous la réservionspourlafin.Jefisdespetitesboulesdeporcelainedelagrosseurvoulue, je lesvernisaumoyende lacolledepoissonetdema

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poudredeverre,et,unefoisleglobeobtenu,jepeignisavecsoinla prunelle en essayant deme rapprocher le plus possible desteintes naturelles.Quand les yeux furent placés, ils donnèrent àl’oiseau un air vivant qui prouvait suffisamment que notretentative avait heureusement réussi. C’était, du reste, sanscontredit,lemeilleuréchantillondenotretalentquifûtdanstoutnotremusée.J’utilisai également les œufs d’autruche qui n’étaient pas

éclos. Je leur adaptai des pieds du plus beau bois que je pustrouver,etquej’avaistournésavecleplusdesoinpossible.Lesunsdevaientnousservirdeverres, lesautresdevasesàfleurs.C’étaitnotreluxe,etmêmejecomptais,sij’enavaisleloisir,lesenrichirdesculpturesetdemoulures.Ces travaux m’avaient pris beaucoup de temps ; mais les

enfantsavaientbienmoinsdebesognequemoi.Cependantnousn’étions encore qu’aumilieu de la saison des pluies, et il étaiturgent de leur créer une occupation si je ne voulais pas quel’ennui s’emparât d’eux et qu’avec l’inaction germassent dansleurespritlesmauvaisespenséesquel’oisivetéentraînetoujoursaprès elle. Ernest se tirait d’affaire avec ses livres, mais mesautresenfantsavaientbesoind’untravailmanuelquioccupâtleurcorpspendantunepartiedela journée; leuractiviténepouvaits’accommoderdune journéeentièrepasséeà l’étude.Fritzvintheuresement me proposer, de lui-même, de les employer à lafabricationd’uncanotgroënlandais.« Nous avons sur terre, me dit-il, outre nos courriers

ordinaires, un courrier extraordinaire, l’autruche, qui peut nousfaire parcourir, avec la plus grande rapidité, toute l’étenduedenosdomaines.Ilnousfaudraitquelquechosed’analoguesurmer.

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Lachaloupeet lapiroguesontnosembarcationshabituelles,nepourrions-nous pas avoir un petit canot léger et rapide quiglisseraitsurl’eauaussivitequel’autruchesurlaterre,qui,àunmomentdonné,pourraitnoustransportersurunpointquelconquede la côte avec presque autant de promptitude que la pensée ?LesGroënlandaisn’ont-ilspasquelquechosedanscegenre-là?Et nous, hommes civilisés, devons-nous être embarrassés pourfairecequefontcespeuplessauvages?»J’approuvai fortement Fritz, et je fis, sans tarder, sa

proposition àmes enfants.Elle fut accueilliepar tous avecdescris d’enthousiasme, et Ernest ayant dit qu’une embarcation decettesortes’appelaituncaïak,chacunsemitàcrier:«Oui,oui,un caïak, papa, faisons un caïak. » Leur mère, effrayée de ladescriptionqu’Ernest lui faisaitdecegenredecanot,nevoulutpas consentir à ce que ses enfants s’exposassent jamais sur lamerdansun si frêlebâtiment ;maisnos instances réunies et lapromessed’agir toujoursavec laplusgrandeprudenceetdenemonter dans cet esquif quemunis d’un appareil de natation luiarrachèrent,nonpasunconsentementformel,maisunassentimenttacitequechacundenousinterprétaenfaveurdesesdésirs.Nousnous mîmes donc à l’œuvre avec ardeur, afin d’avoir achevéavant le retour du beau temps au moins la carcasse de notrecanot ; du reste, je pensai bien plus à suivre mes propresinspirationsqu’àconsultermessouvenirs;jenedoutaispasquenous ne pussions arriver à mieux faire que les habitants duGroënland.Pourlesquilles,jeprislesfanonsdebaleinelesplusgrandset

les plus forts que je trouvai, je les attachai deux à deux et lesjoignis ensuite au groupe des deux autres par les deux

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extrémités ; la courbure naturellement arquée de ces fanonsmedonnaitainsideuxquillesquis’emboîtaientl’unedansl’autre.Letout fut enduit de résine, comme nous avions déjà fait pourcalfeutrer notre chaloupe. La longueur totale était d’environdouze pieds. Au-dessous, je fis deux entailles auxquellesj’adaptai de petites roulettes destinées à rendre le transport ducaïaksurterrebeaucoupplusfacile.Jeréunislesdeuxarcspardesbambousquiformaientcommelesbarreauxdecetteéchelle,dont les bras étaient recourbés. J’attachai fortement les deuxboutsdesarcsquiserejoignaient,enformantauxdeuxextrémitéscomme deux petites cornes ; entre ces deux cornes j’élevai untroisième fanon perpendiculaire, destiné à rattacher les côtésélevés du caïak ; je réunis aussi les quilles par une bande decuivre, à laquelle j’attachai un anneau de fer pour permettred’amarrer facilement par l’avant ou l’arrière à volonté. Lesbambous fendus me servirent de côtes dans le sens de lalongueur,exceptéàlapartielaplusélevée,oùjemisunroseautel quenous en trouvionsdansnotremarais desCanards.Avecces roseaux je confectionnai encore les côtes courbées dans lesens de la hauteur, la flexibilité du joncme permettant de leurdonnerl’inclinaisonvoulue.Unpontoutillacrecouvraittoutelasurface supérieure, à l’exception d’une ouverture circulairedestinée au rameur. J’entourai cette ouverture du bois le plusflexibleetleplusléger,etjenedonnaiaudiamètrequejusteladimension nécessaire pour que le corsage de natation pûts’adapterhermétiquement,ensortequel’hommesemblâtnefairequ’un avec son canot. Le rameur devait être ou accroupi, ou àgenoux, ou les jambes étendues ; comme ces positions étaienttropfatigantesetgênaienttroplesmouvements,j’ajoutaiunpetitescabeau sur lequel il pouvait s’asseoir et se reposer. C’était,

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sans contredit, un perfectionnement important apporté à laméthodegroënlandaise.J’avais ainsi la carcasse de mon canot. Je voulus d’abord

essayersasoliditéetsalégèreté:jetrouvail’uneetl’autreau-dessus de toute attente. Ainsi, l’ayant lancé sur un terrainpierreux, il rebondit avec l’élasticité d’un ballon, et ensuitel’ayantplongédanslamer,ilsurnageaittellement,qu’unechargemêmeassez lourde le fit àpeine tirerunpouced’eau.Nousnel’achevâmes pas immédiatement ; mais, comme j’ai commencécettedescription,jeveuxlapoursuivrejusqu’aubout.Nouscalfeutrâmesd’abordtouteslesfentes,principalementle

fond, avec du liège et du goudron. Puis nous étendîmes àl’intérieuretàl’extérieurdespeauxdechiensdemerpréparéespar lesprocédésordinaires, c’est-à-dired’abordenlevéesd’unseulmorceau, en les tirant par-dessus la tête de l’animal, puisnettoyées avec de la cendre, raclées avec un couteau, trempéesdans du vinaigre et séchées au soleil, enfin enduites de résinefondue,quilesrenditàlafoissouplesetimperméables.Aveccespeaux nous tapissâmes d’abord l’intérieur, puis nous étendîmesavecsoinlesplusgrandesetlesplusfortesàl’extérieur,cousantsolidementlesendroitsoùellesserejoignaientavecunealênedecordonnieretdesfanonsprisàlaqueuedelabaleine.Auxdeuxextrémitésnouscoupâmescequidépassait,etunecouturesolidevint réunir les deux fragments. Pour que l’eau ne pénétrât pas,nousversâmessurlacouturedelarésinefondue.Le tillac fut à son tour revêtu, comme le reste, de peaux de

chiensdemer,égalementcousuesetcalfeutréesavecdelapoixrésineuse ; elles se rattachaient, du reste, facilement au roseau,qui,jel’aidit,formaitlecontoursupérieur,etquej’avaislaissé

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entierpourobtenirunpetitrebord.Laplacedurameurétaitnonpasaumilieu,maisàl’arrière,carj’espéraisutiliserl’avant,enmettant plus tard un mât et une voile. Pour le moment, nousdevions diriger l’esquif avec deux rames plus longues que dordinaire,faitesavecdubambou.Àleurextrémité,jeplaçaiunevessiepleined’airqui serviraitdecontre-poidsdans le casoùl’eau,soulevantlecaïak,menaceraitdelerenverser.Notre canot était terminé. Fritz en réclama la possession,

commeenayantlepremierdonnél’idée.Dureste,illaméritaitàtouségards,autitreduplushardietmeilleurnageurdenoustous.ErnestetJackn’élevèrentdoncaucuneprétentionàunbienqui,jusqu’à présent, leur semblait devoir procurer plus de dangersquedeplaisirs.Maismoi,d’unautrecôté,jenevoulaispasqueFritz fît l’essai de son nouvel esquif, sans être muni d’unvéritablecorsetdenatation.Lesceinturesdeliègenesuffisaientpas,carl’eau,pouvantpénétrerparl’ouvertureducaïak,l’auraitfait enfoncer et avec lui le rameur prisonnier dans son trou. Jemisalorslabonnevolontédenotreménagèreàcontribution,et,d’aprèsmesindications,elleexécutaunappareilcomplet.Voicidequoiilsecomposait:d’abordd’uncorsetfaitaveclesboyauxde chiens demer, ouvert seulement au haut et au bas, en sortequ’on le passait par-dessus la tête, les bras levés en l’air ; ils’adaptaità lapoitrineetsefixaità laceinturedupantalon.Cecorsetfutrecouvertd’unesecondepeau,beaucouppluslarge,quis’attachaitauxépaules,auxhanchesetaucou.Ilyavaitunreborddans le bas, qui venait s’emboîter par-dessus le rebord del’ouverture du caïak, demanière que le rameur et le bateau nefissentplusqu’un,commeje l’aiditplushaut.L’eaunepouvaitdoncpaspénétrerparl’ouverture,et,commetouteslescouturesavaient été faites avec soin, etdeplus enduitesde résine, il se

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formait entre les deux peaux un gonflement provenant de l’airinsufflé par un petit tuyau de bambou muni d’un bouchon. Lerameurpouvaitdoncalorssegonflercommeunballon;et,quandbienmêmel’esquifeûtcouléàfond,ilseraitresté*àlasurfaceenvertudelapesanteurspécifique.Touscestravauxnousoccupèrentpendantlamauvaisesaison,

etpeut-êtrecethiver,plusrempliquelesautres,noussembla-t-ilplus court.Dès que le beau temps revint, on essaya le premiercorsetdenatation,destinéàFritz.Onnepeutsefaireuneidéedela singulièrephysionomiequedonnait à cecher enfant la triplebosse formée par l’air insufflé. Cela ne l’empêcha pas demarchergravementvers lamer;et,choisissantunendroitoùlaprofondeurallaitenaugmentantpeuàpeu,ils’avançadansl’eaucomme s’il eût continué demarcher sur le sable.Bientôt il eutperdu pied, mais il n’enfonça pas pour cela plus haut que leshanches,etilcontinuasamarcheabsolumentcommeauparavant;uninstantaprès,nouslevîmesaborderàl’îleduRequin,ouilsesecoua commeun canard qui sort de l’eau, et nous fit signe devenirlerejoindre.Bientôt,nousfûmestousdanslachaloupe,etnous lui apportâmes nos félicitations pour la manière dont ils’étaittirédecepremieressai.Avantdequitterl’île,nousallâmesvoircequ’étaitdevenule

squelettedelabaleine,et,toutenmarchant,jemâchaiquelques-unes des algues que les lapins semblaient trouver si fort à leurgré. La plupart avaient une odeur de vase assez prononcée,quelques-unes cependant étaient légèrement sucrées etrappelaientunpeulegoûtparfumédelaviolette.Àlaplaceoùétaitautrefoislabaleine,nousnetrouvâmesplus

qu’un amas d’os ; mais le soleil les avait si bien séchés et

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blanchis,qu’ilsétaientpropresàtouteespèced’usagesansqu’oneûtàcraindre leurmauvaiseodeur. Jem’attachaidepréférenceauxvertèbres,dontl’ouverturenaturellepouvaitm’êtretrès-utile.J’enfismettresurlerivageunedouzaine,et,pourlesemporter,je les enfilai dans une forte corde attachée à l’arrière de lachaloupe,ensorteque,lamaréemontantelesmettantàflot,nousn’eûmesplusqu’àlesremorquerjusqu’àFelsheim.Cesvertèbresdevaientmeservir àconfectionnercinqousix

foulonsque je tenais à achever avant l’époquedenos récoltes.Rien n’était plus pénible pour nous que d’être obligés de pilerdans des mortiers le grain que nous retirions des épis : cetteopérationprenaitbeaucoupdetemps,etnotrefatiguen’étaitpassuffisamment récompensée parles résultats obtenus.Mais, pourfabriquer ces foulons, j’avais besoin de plusieurs autresmatériaux qui me manquaient, d’abord des blocs de boisnombreux et épais pour la confection desquels il me fallaitchercherunarbresuffisammentgros.Unmatin,jevislesenfants,armésdesouricières,s’échapper,

sansriendire,del’habitation.Jepensaiqu’ilsallaienttenterunechasseauxratsdanslesenvirons,etjerésolusdeprofiterdeleurabsencepourfaire,demoncôté,uneexcursionsolitairejusqu’àl’Écluse,oùjedevaisprendreenmêmetempsdelaterreglaisequi me manquait. Ma femme me laissa partir sans objection,d’autant mieux qu’elle me dit avoir vu Ernest, que je croyaisavec ses frères, s’enfermer dans la bibliothèque, afin d’ytravailler tranquillement. J’attelai donc au traîneau le buffle deJack, que celui-ci dédaignait pour son autruche, et je me fisaccompagnerdemesdeuxchiens.Après avoirpassépar lepontde laFamille, jemedirigeais

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vers la partie de la forêt la plus voisine, lorsque je crusremarquerquenosplantationsdemaniocetdepommesdeterreoffraientl’aspectd’undéfrichementsingulier.D’abord,jepensaique peut-être mes enfants les avaient bêchées et sarclées, parordre de leur mère ; mais, à mesure que je m’approchai, jereconnusqu’aulieud’undéfrichementj’avaisunbouleversementcomplet. Le désordre était au comble : les tiges, à moitiéarrachéesoubrisées,gisaientdetouslescôtés.Jenesavaisquiaccuser de ces ravages, mais un examen plus attentif meconvainquit qu’une bande de cochons avait passé par là.Maintenant étaient-ce des cochons sauvages, ou les petits denotretruie?Jerésolusdem’enassurersansdélai,etpourcelajesuivislestracesencorerécentesdupassagedecesanimaux.J’arrivai ainsi jusqu’à l’ancien champ placé près de

Falkenhorst : mêmes ravages ; mais je ne voyais pas un seulcochon, ce qui me fit supposer que leur troupe était peunombreuse. Tout à coup les chiens se mettent à aboyer ets’élancentversuntaillisassezfourré.Jelessuis,etjevoisnotrevieilletruie,revenueàpeuprèsàl’étatsauvage,entouréed’unebandedepetitsmarcassinsquidevaientprovenird’unesecondeportée;àsescôtésétaitlepourceauquenousavionslaissévivrepourmultiplier l’espèce. Il étaitdevenuunporcd’unegrosseurraisonnable. La truie et lui tenaient les chiens en respect engrognantetmontrantlesdents.Lavuedetoutlemalquenouscausaientcesanimaux,etcela

sans nécessité, puisqu’ils pouvaient trouver une abondantenourrituresansenvahirnoschamps,m’avaitréellementirrité,ensortequejenesuspasréprimerunpremiermomentdecolèreetquejefisfeudemesdeuxcoupsdefusilsurlatroupequej’avais

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devant moi. Trois marcassins tombèrent, et le reste s’enfuit engrognant derrière les broussailles. Je coupai tout de suite lestètesdesvictimes,pourfaciliterl’écoulementdusang;rappelantalorsleschiens,jeleslaissais’enabreuver,etjeplaçaidansletraîneau les trois cochons décapités. Je n’étais pas content demoi-même;carjesentaisbienquej’avaiscédéàunmouvementdecolère.Nousn’avionsnulbesoindeviandeencemomentàlamaison, et les deux coups de fusil que j’avais tirés étaientréellementdeuxcoupsperdus.Jecontinuaicependantmamarche,etjenetardaipasàtrouver

l’arbre qu’il me fallait. Il avait deux pieds de diamètre à sabase ; je lui fis une marque comme les bûcherons, et j’allaiquelquespasplusloinprendredelaterreglaise.Quandtoutfutterminé, je repris la route de l’habitation, où j’arrivai encoreavantlesenfants,bienqu’ayantdépassél’heuredudîner.

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CHAPITREXXXIII

Inquiétudes de ma femme. — Retour des enfants. — Leurs exploits. — Nouvelleinventionpourledépouillementdespeauxd’animaux.—Fabricationdefoulons.—Nouveausystèmederécolted’aprèslesméthodesitaliennes.

Àmonretour,jetrouvaimafemmefortinquiète:ellecraignaitqu’il ne fût arrivé quelque accident aux absents. Cette bonnemère avait pour toute la famille une sollicitude telle, qu’ellevoulait savoir sans cesse où était chacun de nous. Le moindreretard lui causait de véritables tourments. Je cherchai à larassureren lui faisantobserverquesesenfantscommençaientàgrandiretàsefortifier;queFritz,particulièrement,étaitpresqueunjeunehomme,etqu’ilfallaitluipardonnersiquelquefois,parce besoin de liberté si naturel à son âge, il oubliait de nousdemanderl’autorisationdes’éloignerunpeu.«J’aimeàcroire,lui dis-je en finissant, qu’aucun d’eux ne court de dangers. JemetsmaconfianceenlaProvidencecéleste,sachantbienqu’ellepourralesprotégerplusefficacementqu’unearméeentière.S’ilsveulent quelque chose, ajoutai-je, ce sera un bon repas à leurretour;carilsn’ontpasemportédeprovisions,etjecroisqu’ilsapprécieront d’autant mieux notre cuisine, qu’ils auront étéobligés, pendant la journée, de se contenter de cequ’ils auronttrouvé. » Ces paroles rendirent un peu de calme à noire chèreménagère,quisemitaussitôtàpréparer,pourenfairelerôti,undes cochons que j’avais apportés. Ernest et moi, pendant cetemps, vidions les deux autres, qui furent dépecés et salés. Jerecommandaiàmafemmedelaisserpluslongtempssonrôtidans

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la saumure et d’avoir soin de l’arroser de graisse d’oie et debeurrefondu,commenousfaisionspournospigeons.Aprèscespréparatifspréliminaires,ilfutplacédanslefour,oùilnetardapasàexhaleruneodeurdesplusappétissantes.Verslesoirseulement,nousvîmesarriverJack,montésurson

autruche.Sesdeuxfrèreslesuivaientd’unpeuloin;ilsportaienttoutlebutindelajournée,carlecoursierdemaîtreJackn’avaitpasuneselledisposéedefaçonàpouvoirsoutenirdesfardeaux.Cebutin,d’ailleurs,étaitconsidérable;ilremplissaitdeuxsacschargés sur ledosde l’onagre et du taureau.Nous examinâmesviteleurcontenu;ilsecomposaitdequatreanimauxdugenredeceux que nous avions nommés bêtes à bec d’un singe, d’unkanguroo, d’une vingtaine d’ondatras, de plusieurs rats d’uneautreespècequejecrusreconnaîtrepourapparteniràlafamilledu castor moschatus, à cause de sa trompe cartilagineuse, etenfin de deux lièvres à longue queue, que je regardai commeétant des tolaï. De plus, Fritz avait ramassé un fort paquet degrands chardons qu’il supposait pouvoir m’être utiles ; maisnotre attention, fixée tout entière sur les animaux, nous les fitd’abord négliger. La voix perçante de Jack domina bientôt lescrisdejoieetlesfélicitationsdechacun;ilpariaitplushautquetoutlemonderéuni.« Oh ! papa, disait-il, quel admirable coureur que mon

autruche!Onsesentemportéaveclarapiditéduvent!c’estaupointquel’airmecoupaitlafigureetquej’étaissouventobligédefermerlesyeux.Papa,ilfautquevousmefassiezunmasquede verre qui me permette de diriger ma monture sans crainted’êtreaveugléoudeperdre la respiration.—Non,monenfant,répondis-je,jenet’enferaipas.

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—Pourquoinon?Jevousassurequej’enauraisgrandbesoin.—Jenedispaslecontraire;maisjedoislefaireremarquer

que tu prends un ton bien singulier pour demander ce que tudésires:Ilfautquevousmefassiez.Nedirait-onpasquenoussommesàtesordres?—Oh!papa,cen’étaitpasmapensée;jevoulaisvousprier

d’êtreassezbonpourmeconfectionnerunmasque.— À la bonne heure ! Ainsi présentée, ta demande est

respectueuseetconvenable;maisjen’enpersistepasmoinsdansmon refus. Jusqu’à présent, vous vous êtes trop facilementhabituésàmeregardercommelefournisseurgénéraldetoutelacolonie ; il est bon que vous vous chargiez vous-mêmesdésormaisdusoindevousprocureroudevousconfectionnerlesinstruments et les objets qui vous manquent. Ainsi donc, si tuveuxunmasquedeverre,tuleferastoi-même.»Cette remontrance rabattit un peu le caquet deM. Jack, qui

laissa,unmoment,laparoleàsesfrères.«Oui,disaitFritz,nousrapportonsunbonnombredepeauxde

bêtesqui,danslecommerce,seraienttrès-appréciées.Maisnousabandonnonsàpapatousnosdroitsàleurpropriété,enéchanged’un verre demuscat deFelsheim,Nos prétentions ne sont pasexorbitantes.—Eneffet,repris-je,j’achètelàunecargaisondefourruresà

bon marché. Aussi je m’empresse de consentir à votreproposition.— Moi, reprit François, je ne demande pas mieux que

d’abandonner aussi ce quime revient ; mais, pour l’instant, jepréférerais l’échangercontreunbonrôtiquecontreunverrede

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vin.Lanourrituredesauvagesdontnousnoussommescontentésaujourd’huipeutavoirsoncharmepourunamateurdel’imprévu;moi, j’aime mieux, je l’avoue, notre cuisine européenne. —Allons, afindecontenter tout lemonde,dis-jealors, l’annonce,pourcesoir,desviandesapprêtéesàl’européenneetduvindescolonies. Il y en aura pour tous les goûts. Mais, avant d’allernousmettreàtable,quechacundevouss’occupedesamonture:unboncavaliernedoitpenseràmangerlui-mêmequequandsonchevalasonrâtelierrempli.»Quand ces opérations préliminaires furent terminées, je pris

Fritzàpartetlegrondaiunpeud’avoiremmenésesfrèresaveclui et d’être parti lui-même sans nous prévenir de la durée decetteabsence.Jeluiparlaidesinquiétudesqu’avaitéprouvéessamère,et lepauvreenfantreconnutsiviteses torts,qu’ilallasejeter au cou de ma femme en lui demandant pardon et en luipromettantquecelan’arriveraitplus.Cet élan affectueux de mon aîné réjouit tellement le cœur

maternel,quenotrebonneménagèreanimatoutlesouperparsessailliespleinesdegaietéetdebonnehumeur.Ellenousannonçaitchaquemetsavecunegravitétoutàfaitcomique.«Ceci,messieurs,estuncochondelaiteuropéen,déguiséen

marcassin d’Amérique ; il a perdu sa tête à la bataille ;mais,commecertains individusdemaconnaissance, il enavaitpeut-être si peu, que nous ne devons pas la regretter. À côté, vousvoyezencoreunesaladed’Europe,bienqu’elleaitétéplantéeetcueillieauxantipodes.Voiciégalementdesbeignetsdecassavequi valent bien des beignets de pommes. En face estma geléehottentote, dont la vieille mère Thétis a fourni les principauxéléments. Enfin, pour arroser tout cela, nous avons notre

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hydromel, ou plutôt notre muscat, dont le parfum suffit pourembaumerlatable.»Lesplaisanteriesdemafemmeetlavued’unbonrepasmirent

toutlemondeenjoie.LepetitFrançois,sesouvenantsansdoutede ses habitudes de marmiton, ne tarissait pas d’éloges sur lecochon, et, pour l’obliger à se taire, je fus obligé de lui faireremarquer qu*en parlant toujours il oubliait demanger, et que,grâce à l’appétit de ses frères, il serait forcé peut-être de secontenterd’apprécierlabontéduplatparlesyeuxetlenez,sansyporterlesdents.Àcesmots,lepetitbonhommesemitàjouerdesmâchoires avec une telle rapidité, qu’on voyait qu’il avaithâtederattraperletempsperdu.Quandlafaimdemesenfantsfutunpeuapaisée jedemandai

àFritzdenousfairelerécitdeleurexpédition.Jeluilaisseicilaparole.«Noussommesrestéstoutelajournéeauprèsdelamétairiede

Waldegg;c’estlàquenousavonsfaitnosdécouvertesetabattunotre gibier.Nous avons placé des pièges à rats dans lesquelsl’appât se composait de carottes ou de petits poissons. Lesondatras semblaient préférer le légume, mais les autres rats àtrompepréféraientl’autreappât,sibienque,pourneplusperdredetemps,nousnoussommescontentésdedîneravecdesracinesd’anisetquelquespetitspoisson»àpeinefrits.—Pendantcetemps-là,interrompitJack,notresingechassait

dans les environs ; il a fait lever, presque sous nos pieds, lesdeux lièvres, et François lui doit aussi son kanguroo, à qui uncoup de fusil bien ajusté a appris vite ce que c’était que lapoudre,dontiln’avaitprobablementpasd’idée.—Moi,repritFritz,jelaissaimesfrèress’escrimercontrece

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gibier inoffensif,et je ramassai lepaquetdechardonsquevousavezvus ; j’yai jointquelquesplantesnouvellessur lesquellesvous voudrez bien me dire votre avis. Mais ne voilà-t-il pasqu’aubeaumilieudemonpaisibletravailunsingemalavisévientm’assailliràcoupsdenoixdecoco ; je luiaienvoyéquelquesgrains de plombquiTout fait descendre de son arbre plus viteencorequ’iln’enavaitl’habitude.»Aprèslesouperj’allaiexaminerlesplantesdeFritz.D’abord

je trouvaidans leschardomnsunecardenaturelle telleque j’endésiraispourfabriquerleschapeaux;parmilesautresvégétauxje trouvai deux petits pommiers à cannelle et même quelquesvraiscanneliers.Cesprécieuxproduitsfurentremisàmafemmequilesreçutavecgrandplaisir,et,lelendemainmatin,lesplantadansnotrejardin.Il restaitàdépouiller legibier ;mais jedisàmesenfantsde

melaissercesoin,carj’espéraisarriveràfairelabesogneaussipromptementàmoitoutseulqu’ennousymettanttousàlafois.Jackcommençaparassurerquec’étaitimpossible;jelelaissaiparleràtortetàtravers:j’avaismonidée.Parmilesinstrumentsquecontenaitlacaisseduchirurgiendu

navire,setrouvaitunegrosseseringue.Jepratiquaiuneouverturedans le bouchon du piston, et, au moyen de deux soupapes, jetransformaiainsimoninstrumentdemédecinenunemachinedecompression.Sansdouteellen’étaitpasparfaite,maiscependantelle pouvait suffire pourmes projets.Quand je tirais le piston,l’air extérieur cuirait par une des soupapes, et, quand je lepoussais, au contraire, il sortait par l’autre avec une certaineviolence.Quandjerevinsmunidemoninstrument,lesenfantssemirent

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tous à éclater de rire, et Jack me demanda, un peuirrévérencieusement,sic’étaitaveccettearmed’apothicairequeje comptais accomplir mes promesses. « Précisément, »répondis-je. Et, sans rien ajouter, je pris le kanguroo, je lesuspendisparlespattesdederrièredefaçonquesatêtefûtàlahauteurdemapoitrine,puis,pratiquantuneouvertureau-dessousdu cou, j’y introduisis la canule de la seringue et me mis àsouffler de toutes mes forces. Au bout de quelques instants lekanguroo s’enfla d’une manière prodigieuse, si bien qu’il neconservaplusriendesaformenaturelle.Jecontinuaiàsouffler,etjem’aperçusqu’àl’exceptiondedeuxoutroispetitsendroits,lapeauétaitpartoutséparéedelachair.Jedisàmesenfantsdedépouillerl’animal,etilsfurentétonnésdevoirquel’opérationsefaisaittouteseule.«Oh!c’estcharmant!ditJack,jedemandepardonpourmes

doutesdetoutàl’heure.Maiscommentcelapeut-ilsefaire?— Mon Dieu ! c’est bien simple, repris-je, et tous les

Groënlandaisconnaissentceprocédé.Quandilsontprisunchiendemer,ilsl’enflentcommevousm’avezvufaire;l’animal,ainsigonflé, surnage sur l’eau : ils peuvent donc l’emmener à laremorquedeleurcanotetensuiteledépouiller.— Mais cela, dit Fritz, ne nous explique pas comment

l’insufflationpeutséparerlachairdelapeau.—Cela tient à la conformation du tissu cellulaire : entre la

chair et la peau se trouvent une foule de petites cases quicontiennentdescorpsgras;siellesviennentàseremplird’air,ellessedilatentd’abord,puissedéchirent,etlapeausedétachenaturellement.Dans certainesmaladies, l’air pénètre ainsi dansle tissu cellulaire et amène un gonflement considérable qui, le

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plus souvent, se terminepar lamort, bienque l’homme sembledoué, d’abord, d’une santé d’autant meilleure, que l’air faitrebondir les chairs et leur donne une teinte plus rosée. Lesbouchersaussi,dit-on,insufflentsouventdel’airdanslaviandepourlafaireparaîtreplusfraîcheetplusgrasse.»Après cette explication, je me remis à faire fonctionner ma

seringuepneumatique,et,àmesurequejedevenaisplusexercé,l’opérationsefaisaitpluspromptement.C’étaituneéconomiedetemps considérable : cependant, comme nous avions un assezgrandnombred’animaux,lajournéesepassapresquetoutentièreàlesdépouiller.Lelendemaindevaitêtreemployéàabattrel’arbrequej’avais

choisi. Je partis donc de bonmatin avec toutema bande, bienmunie de haches, de couteaux, de cordes et de scies. Cheminfaisant, je leurmontrai les dégâts causés par les cochons et lelieuoùilsavaientreçuleurchâtiment.Quandnousfûmesarrivésà l’arbre marqué, je fis monter Fritz et Jack au sommet pourabattre les branches les plus longues, afin qu’elles nes’accrochassent pas dans la chute aux arbres voisins.Enmêmetempsilsattachèrentausommetdeuxcordesdont lesextrémitésrestées libres furent fixées à une assez grande distance pourn’avoirrienàcraindreencasquenousnefussionspasmaîtresdediriger la chute du tronc. Puis, avec une scie horizontale,maisdont les deuxmanches étaient perpendiculaires à son axe, nousopérâmes des deux côtés une section un peu inclinée. Ensuitechacun se mit à tirer fortement sur la corde. Bientôt l’arbrecraqua,puis,aprèsavoirchanceléuninstant,tombalourdementàterresansaucunaccident.Nouslesciâmesaussitôtdequatrepiedsenquatrepieds.Les

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branches furent également sciées, et nous obtînmes ainsi desbûches de plus petite dimension dont quelques-unes étaientrecourbées;lerestefutlaisséausoleilafind’êtreséchéavantdeservirpouralimenternotrefeu.Cetravailnes’achevapasenunjour:nousfûmesobligésd’y

revenir le lendemain. J’avais six blocs et une assez grandequantitédebûchesdroitesou tortues.Jeplaçaiunedecelles-ciaumilieudelasurfacesupérieuredechacundesgrandsblocs.Àl’extrémité je fixaiparuneentailleune traversehorizontalequisemouvaitcommelefléaud’unebalance,etdontunemoitiéétaitau-dessusdel’axe.Àcettemoitiéj’adaptaiunmarteaudeformeconique dont la tête revenait aboutir au centre de la grossepoutre,quejecreusaiunpeudanscetendroit.Àl’autrebranchedufléau,jeplaçaiunepelleàpuiser,etjediminuailepoidsdecebrasde levierdefaçoncependantqu’enremplissant lapelled’eauilsetrouvâtpluslourdquel’autre.Voicialorslamanièredontlamachinefonctionnait:quandla

pelleétaitvide,lemarteau,pluspesant,lasoulevait;mais,sionvenait à la remplir d’eau, alors, au contraire, la pelle, faisantbascule,entraînait lefléaudecetteespècedebalance;maiscemouvement, en vertu de la forme même de la pelle, la faisaitrenverser,etlemarteauretombaitdetoutsonpoidsdanslapartiecreuséeaucentre.Lapelle,revenantàlapositionhorizontale,seremplissait d’eau, soulevait de nouveau lemarteau, et lemêmephénomèneavaitlieu.Ainsitoutcequisetrouvaitdanslapartiecreuse était broyé par la chute continuelle du marteau ; mais,commelegrainquenouscomptionsymettreeûtpusauterenl’airet les éclats se disperser, je remédiai à cet inconvénient enagrandissantlapartiecreusedemonblocdebois,etjyfisentrer

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enforçantunpeuunedesvertèbresdebaleinequej’avaismisesdecôtéànotredernièreexcursionàl’îlot.Puis,aveclesfanons,jefisàcemortierunesortedecouverclepercéaumilieu, justede ladimensiondumarteau,ensorteque legrain frappévenaitrebondir contre cet obstacle, et ne pouvait s’échapper duréservoir.Il restait maintenant le soin de faire fonctionner la machine

sansêtreàchaqueinstantobligéderemplirnous-mêmeslapellede liquide. J’y arrivai au moyen d’un conduit de bambou quiamenait l’eau du puits précisément à la hauteur de la pellerelevée. D’autres tuyaux plus petits, partant du grand canal,distribuaientdel’eauauxautrespelles;carilnefautpasoublierquej’avaisfaitpourchacundessixblocsdeboisl’opérationquej’ai décrite pour un. Nous avions donc ainsi six foulons quitravaillaientensemblesansquenouseussionsàlessurveiller;et,comme les conduitsd’eaun’étaientpas tousd’égaldiamètre, ils’établissaitunecertainedifférenceentreletravaildechacun,cequifaisaittombercommeencadencelesmarteauxlesunsaprèslesautres.Jeremarquaiqu’enmoyenneilsfrappaienttroiscoupstouteslesdeuxminutes:sansdoutec’étaitpeucomparativementauxmachines employées dans les pays civilisés ;mais on doitremarquer que l’organisation de la mienne était très-simple,puisqu’ellenenécessitaitl’emploid’aucunrouage,et,d’unautrecôté, comme les machines travaillaient seules, au bout de lajournéenoustrouvionstoujoursunebonnepartiedebesognefaitesansaucunefatiguepournous.Lepremieressaidecenouveausystèmedepilagefuttentésur

le riz, et, le soir, nous reconnûmes avec plaisir que la portionplacée dans chacun des six mortiers était complétement

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débarrasséedelapaille,etpropre,sansautrepréparation,àêtreemployée à la cuisine. Rien, d’ailleurs, ne nous pressait outremesure, puisque nous ne faisions fonctionner nos foulons quepour notre consommation particulière, et non pour en faire uncommerce. Quoique l’opération fût lente, les produits obtenusdansunseuljourétaienttoujoursplusconsidérablesdebeaucoupquecedontnousavionsbesoinpournotreentretienquotidien.Nousavionsétablinosmoulinsprèsduchampensemencéde

blé,demaïsetd*orge.Jeremarquai,toutentravaillant,quenospouletsetnosdindonsfaisaientdefréquentesexcursionsdanscechamp,etenrevenaientlapansebienremplie.C’estqu’eneffetlegrainétaitdéjàmûr,bienqu’ilnefûtseméquedepuisquatreou cinq mois. Nous pouvions donc désormais espérer deuxrécoltes par an. Je dis aussitôt qu’il fallait s’occuper de lemoissonner ; car d’un moment à l’autre nous devions nousattendre à recevoir la visite des harengs et des chiens demer.C’étaitl’époquedeleurapparition.Je décidai que nous expédierions la récolte, quitte à perdre

quelques boisseaux de grains, afin d’être en mesure pour toutfaire.Mafemme,àcesmots,jetaleshautscris;elleprétendaitque notre blé et notre orge étaient bien autrement précieux quedes harengs, dont il nous restait encore une provision assezimportante ; que, d’un autre côté, les pommes de terre et lemanioc réclamaient les soins de tous, en sorte qu’avec notremaniepour la pêchenous arriverions àmanquer des choses depremière utilité. Je ne pouvais m’empêcher de reconnaître queles observations dema femme étaient justes ; toutefois ilm’encoûtaitdelaisserpasser,sansenprofiter,l’occasiondefaireunepêcheabondante.J’espérais,deplus,quenousneperdrionspas

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grand’choseànotrerécolteenemployantleprocédéitalien,quiest beaucoup plus rapide. « Quant aux pommes de terre et aumanioc, il n’y avait pas d’inconvénient à ce qu’ils restassentquelquesjoursdeplusenterre:ilsn’enseraientqueplusfacilesàrécolter.D’ailleurs,nousn’avionspasaffaireausolrocailleuxde la Suisse : il suffisait de laisser un petit nombre de germespour avoir plus tard, grâce à la fécondité du terrain, uneabondanterécolte.»Jecommuniquaitoutescesobservationsàmafemme,et,pour

pouvoir commencer la récolte dès le lendemain matin, je fisimmédiatementnettoyerdevant lamaisonuneaireenpleinventquejepréparaidelamanièresuivante.Jel’arrosaid’abordavecde l’eau provenant de fumier du bétail. Les enfants necomprenaient pas trop quels étaient mes projets, mais leurconfiance enmoi leur faisait exécutermes instructions avec laplusgrandedocilité.Jefissortir touteslesbêtesdesommeetlesfiscourirsurce

terrainhumide,pendantquenous lebattionsdenotrecôtéavecdesavironsetdesperches.Quandlachaleureutséchélesol,jel’arrosaietlebattisdenouveau,ensortequej’eusuneesplanadeparfaitement dure et unie, dans le genre de celles des grangesd’Europe.Lelendemainmatintouslesenfantsaccoururent,arméschacun

d’instruments de labourage, tels que faucilles, fourches etrâteaux. Je leur dis d’emporter seulement les faucilles et delaisserlereste;carnousallionsmoissonneràl’italienne,etlesItaliens sont trop paresseux pour ne pas faire les choses avecmoinsdepeinequelesautrespeuples.«Maiscomment,ditFritz,pourrons-nousréunir lesgerbeset

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lesrapporteràlamaison?—Très-facilement,carnousneferonspasdegerbesetnousbattronslegrainsurplace.»Pour joindre la pratique à la théorie, je montrai alors aux

enfants qu’ils pouvaient aisément saisir de la main gauche uncertain nombre d’épis et les couper avec la main droite, lesattacher avec le premier morceau de paille venu, et les jeterensuitedansunecorbeille.Ceprocédéa,deplus,l’avantagedene pas forcer le moissonneur à rester presque constammentbaissé,cequiestlaprincipalefatiguedumétier.Mes enfants se mirent aussitôt à la besogne. Deux buffles,

portant le fameux panier où Ernest avait été tant secoué, furentplacésaumilieudenous;chacunsemitàrécolterdesoncôté,ensorteque,lesoir,lepanieravaitétédeuxfoisremplietvidé,etquelechampnecontenaitpresqueplusquelespaillesdesépis.Mafemmeseulen’approuvaitpascesystème.Illuiétaitpénibledepenserquetoutecettepailleétaitperdue,etqu’enoutre touslesépisplusbasquelahauteurdelamainnouséchappaient.Ellene cessait demurmurer, disant que c’eût été une pitié pour desmoissonneurshabituésauxbonnesméthodesdelaSuissedevoirun tel gaspillage ; je la consolai en lui promettant que nosbestiauxmangeraientunepartiedecettepaillesurpied,etqueleresteseraitrentréavecsoin.Les épis furent apportés sur une aire préparée par moi à

l’avance ; alors toutes nos montures, même l’autruche, furentmises en réquisition. Elles foulèrent sous leurs pieds nos épisdontellesséparèrentlegrain.Pourlemaïs,nousfumesobligésdelebattredifféremment,en

employantdesfléauxquidétachèrentlegraindesépis.Leproduitobtenufutaussitrès-considérable.

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Aprèsavoirfauché,puislabourélechamp,jel’ensemençaidenouveau,maisenayantsoindefairecommeenEurope,où,pourlaisserreposerlaterre,leslaboureurschangent,chaqueannée,lanature des semences. Ainsi je ne semai que de l’avoine et duseigleavecl’espoirdelesrécolteravantlamauvaisesaison.Cefutàcetteépoquequenousdécouvrîmeslegiroflieretque

Fritz tuaunevachemarinedont la têteet lesdéfenses servirentd’ornementsaucaïakdontilavaitéténommécapitaine.

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CHAPITREXXXIV

Attaquedescochons.—Lesplacesd’appâtdelanouvelleGéorgie.—Lepemmican.—Lesenfantspartentseulspouruneexcursion.—Rencontred’unehyène.—Françoislatue.—Lacorrespondanceofficielleetprivéedelacolonie.

Une nuit, plusieurs de nos cochons, devenus sauvages,s’avancèrentjusqu’àFelsheim;leschienslesrepoussèrent.C’était àmesyeuxunenouvellepreuveque lepont, telqu’il

étaitconstruit,offraituntropfacileaccèsdansnosdomaines,etje pensai plus sérieusement que jamais à lui substituer un vraipont-levisouponttournant.Cen’étaitpasunpetittravailqu’unepareilleconstructionpour

nous,quin’avionsànotredispositionnivisnimanivelle.Aussimedécidai-jepourleplussimpledesponts-levis.Jeplantaienterre deux poteaux assez élevés, au travers de chacun desquelspassaitunecordesemouvantlelongd’unepoulie,etaboutissantpar l’un de ses bouts à un anneau de fer solidement fixé àl’extrémité du pont. Un système de bascule, disposé de notrecôté,nouspermettaitdesouleverleplancheretdelemaintenirenl’air. Nous étions donc à l’abri désormais d’une invasion desbêtes féroces. Quant aux hommes, je savais que le ruisseaun’étaitpasunebarrièreassezlargeniassezprofondepourarrêterunennemidéterminé.Pendant les premiers jours, les enfants se faisaient un jeude

baisseretrelevernotrepont,oudegrimperlelongdespoteauxpour découvrir ce qui se passait au delà du ruisseau. De cette

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position ils apercevaient nos gazelles et nos antilopes galopantdam la plaine, et c’était de leur part à chaque instant desexclamations sur la grâce et la légèreté de ces gentilles petitesbêtes.« Il faudrait, dit un jour Fritz, pouvoir apprivoiser ces

animaux.Quelagrémentpournousdelesvoirvenirànoscôtésetsedésaltérerdansleruisseaupendantquenoustravaillerions!—Onpourraityparvenirenimitantlesplacesd’appâtquise

trouventdanslaNouvelle-Géorgie,réponditErnest.—Oh!voilàbienlesavant,ditJack,quivatoujourschercher

sesexemplesauboutdumonde!—Qu’importe, interrompis-je, à quel pays on emprunte des

idées,sicesidéessontfécondes,etleurapplicationpossible?—Mais,repritJack,qu’est-cequ’Ernestentendpardesplaces

d’appât?—Voici,repartitaussitôtnotrephilosophe.DanslaNouvelle-

Géorgie,ilexisteàl’étatnaturelunvasteterraindemarnesaléeetsucréequiattiresursesbordsdestroupeauxentiersdebuffles.Icinousn’avonspaslesmêmesressources,maisnouspouvonsyremédier par notre industrie, en créant, comme dans certainesforêtsdel’Europe,deslèche-selartificiels.Placésàl’affûttoutauprès, les chasseurs attendent que le gibier vienne s’offrir delui-mêmeàleurfusil.Jecroisqu’avecdelaterredeporcelaineetduselonauraitunexcellentappât.—Encecas, reprirentmesenfants, il faut faire toutdesuite

une nouvelle excursion pour aller chercher de la terre deporcelaine. Papa, du reste, en a besoin lui-même, et il nedemandera pas mieux que de donner son consentement à ce

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projet.»J’avais, en effet, l’intention de me rendre à l’Écluse pour

renouvelermaprovisionde terredeporcelaine,et,voyantavecquelle ardeur les enfants accueillaient cette idée, je donnaivolontiers mon adhésion à leur projet. Fritz n’eut pas plutôtentenduleouipaternel,qu’ilsemitàdire:«Jevais,encecas,fairepréparertoutdesuitedupemmican.»Mais ma femme, à cette demande, se récria. Elle ignorait,

disait-elle,cequec’étaitquecenouveaumetsdesauvages,etnese souciait pas de surcharger sa mémoire, déjà fort riche enrecettes culinaires européennes, de procédés barbares qui, leplussouvent,nedonnaientquedemédiocresrésultats.«Maman,luiditFritz,lepemmicanesttoutsimplementdela

chair d’ours ou de chevreuil, ou de tout autre animal sauvage,piléeethachée,que l’onpresse fortementetquidonneainsiunaliment très-substantielet facileà transporter.LesvoyageursduCanada s’en servent toujours pour approvisionner leurscaravanes.—Vousavezdoncdécidéunenouvelleexpédition,etcelasans

meconsulter?Jevoiscequec’est:commeonsaitquejenevoispas toujours avec plaisir mes enfants s’éloigner de la maisonpour courir à la recherche de dangers inconnus, ceux-ci sedispensent deme consulter. Enfin, puisque cela est une affaireconvenue, jeneveuxpasm’yopposer ;mais jecroisquepourune petite promenade de deux jours dans un pays fertile il estinutiledepréparerdesvivrescommepourunlongvoyage.—C’estpeut-êtrevrai,réponditFritz;maisunchasseuraime

à vivre un peu comme les hardis voyageurs dont il connaîtl’histoire :cela luidonneà la foisplusdehardiesseetplusde

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confiance. Et ne trouvez-vous pas aussi qu’il vaut bien mieuxs’habituer à une sobriété d’anachorète que de charger sagibecière de lièvres ou de canards rôtis, pour aller abattre deslièvresetdescanardsvivants?—Jenesuispastoutàfaitdetonavislà-dessus;cependant,

si cettepréparationdepemmicanvous faitplaisir, jeveuxbienm’yprêter.»Fritz,danssonardeur,enpressa tellement la fabrication,que

l’oneûtditqu’il s’agissaitde fairede lanourritureà touteunearmée. Pendant ce temps-là, ses frères apprêtaient de leur côtéleurs attirails de chasse ; je m’apercevais bien à leur activitéqu’ilsavaiententêtequelqueprojetdontilsnevoulaientpasmefairepart.Ilsavaientétéchercherlevieuxtraîneautransforméenvoiture, grâce aux deux roues de canon, et l’avaient chargé decorbeilles, de sacs, de paniers de toute espèce ; par-dessusétaientlatenteetlecaïak.Jackmêmeyjoignitquelques-unsdenospigeonseuropéens,et

pourcelailcherchasiévidemmentàn’êtrepasvudemoi,quejepensai, pour lemoment, qu’il avait songé à corriger le peu dedélicatessede lanourriture sauvagedeFritzparun supplémentdans le goût des gens civilisés. Je voulus cependant paraîtren’avoir rienvu, et j’attendis,dans l’espoirque l’événementmemettraitaucourantdetouscespetitsmystères.Le matin du jour solennel du départ, Ernest et Jack eurent

ensembleunegrandeconférencedontjenepusconnaîtrelebut,maisàlasuitedelaquellelepremierdécidaqu’ilpréféraitresterà lamaisonavecsamère.Celle-ci, eneffet,venaitdedéclarerqu’ellesesouciaitpeudequitterl’habitationpourlemoment,etqu’ellesesentaitd’ailleursunpeutropfatiguéepours’exposerà

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trotter plusieurs jours dans une voiture aussi dure que notrecharrette.Jerésolusalorsdelaisserpartirlesenfantsseulsetdem’occuperpendantcetemps,avecErnest,delaconfectiond’unmoulinàsucre.Les trois petits chasseurs nous firent donc leurs adieux ; je

recommandai les deux plus jeunes à Fritz, et je remarquai aumoment du départ, entre Ernest et ses frères, des signesd’intelligence quime convainquirent de plus eu plus qu’onmepréparaitunesurprisequelconque.Cependantlapetitecaravaneétaitenselle,ellenousfitunderniersalutetpartitautrotavecunair de satisfaction et deplaisir qui témoignait assezdugoût demesenfantspourlaliberté.Jeneveuxpasm’appesantir sur lesdétailsde fabricationde

monmoulinàpressoir,quidifféraitpeu,d’ailleurs,desmodèlesordinaires. Il suffirade faire savoirqu’il secomposaitde troiscylindres verticaux tournant aumoyen d’unemanivellemise enmouvement par les chiens ou l’un des jeunes buffles. Malgrél’aide d’Ernest et même dema femme, ce travail nous occupaplusieursjours.Pendantcetemps,quefaisaientnosjeuneschasseurs?Jevais

placer ici le récitde leurexcursion,bienque jen’enaieconnutous les détails que plus tard.Après avoir passé le pont de laFamille, ilssedirigèrentversWaldegg,ouilscomptaientresterlajournéeentière,mêmelelendemain.Mais,enapprochantdelamétairie, ils entendirent un rire aigu et strident qui semblaitpoussé par une voix humaine. Au même moment, toutes lesmonturesmontrèrentlesindiceslesmoinséquivoquesd’unevivefrayeur. Les chiens, au lieu de donner franchement de la voix,grognaient sourdement en se rapprochant de leurs maîtres.

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L’autruchedeJackemportasoncavaliersansquecelui-cipûtlaretenir,etFritzetFrançois,deleurcôté,avaienttouteslespeinesdumondeàcontenirlesbuffles,quivoulaientretournerversleurhabitation.«Toutceci,ditalorsmonaînéàsonfrère,mesemblelouche;

il faut savoir à quoi s’en tenir. À en juger par l’agitation deschiens et des buffles, je crains qu’il n’y ait dans les environsquelque bête féroce de la nature d’un lion ou d’un tigre.Descendonspournousenassurer.»Les deux cavaliersmirent pied à terre, et Fritz ajouta : « Je

regrettequeJackn’aitpaspudirigersonautrucheetsesoitlaisséemporterparelle.Mais,pendantque jevaisessayerdecalmernotreattelage,avance-toiavecprécautionversletaillis,ettâchede découvrir ce qui s’y passe ; sois prudent, et, s’il y a lemoindredanger,revienstoutdesuiteversmoi;nousreprendronsimmédiatementlechemindelamaison,dontnosbêtessemblentregretterd’êtresorties.»François suivit à la lettre les instructions de son frère. Il se

munit d une paire de pistolets, prépara son fusil, et, suivi deschiens,s’avançaensuite toutdoucement,secourbantpresqueendeuxpourn’êtrepasaperçu,dansladirectiond’oùétaitparticerire singulier qui les avait tous frappés. Arrivé au milieu dutaillis, il aperçut avec effroi, par une ouverture, une hyènegigantesque qui venait de terrasser un bélier et s’apprêtait à ledévorer.Lavuedece faroucheanimal fit sur le jeunechasseurunecertaineimpressiondefrayeur,d’autantplusqu’ildardaitsurlui des yeuxpleins de feu, en accompagnant ce regard d’un crifunèbre analogue au rire d’un homme. Cependant il ne bougeapas, et, sans s’inquiéter davantage de François, il continua son

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repasinterrompu.François s’adossa alors le long d’un arbre, arma bravement

sonfusiletvisal’animalavecunsang-froiddigned’unchasseurplus expérimenté. En ce moment, les chiens passèrent de lacrainteàuneespècederageetseprécipitèrentenaboyantcontrel’ennemi.Aumême instant,François lâcha son coupde fusil siadroitement,quelaballevintfracasserunedespattesdedevantde l’hyène et pénétra dans sa poitrine en faisant une profondeblessure. L’animal poussa un cri aigu suivi d’un rugissementeffrayant,ettentadesejetersurl’agresseur;maisleschiensnelui en donnèrent pas le temps, et, le harcelant de tous côtés, leforcèrentàsedéfendre.Pendant ce temps, Fritz, après avoir attaché à deux troncs

d’arbreslesbuffleseffrayés,accouraitrapidementpoursoutenirsonfrère.Cesecoursdevenaitinutile;carleschiens,sentantl’avantage

queleurdonnaitlablessuredel’hyène,s’étaientjetéssurelleetlacouvraientdeleursmorsures;celle-ci,bienquenepouvantniselancerenavantnifuirenarrière,sedéfendaitavecvigueuretvendaitchèrementsavie.Lesdeuxchasseursauraientbienvouluvenirenaideàleursdéfenseurs;maislecombatétaitsiacharné,quemesfilsnepouvaientpasajusterlabêteférocesansrisquerenmême tempsd’atteindreunde ses assaillants.Force leur futdoncd’assisterensimplesspectateursàcettelutte,qui,dureste,netardapasàsetermineràl’avantagedeschiens;carl’hyène,affaiblieparsesblessureset lapertedesonsang,roulabientôtdanslapoussière,où,aprèsquelquesconvulsions,ellecessadedonnersignedevie.Mes enfants s’assurèrent d’abord de la mort de leur

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adversaire,puis ils firent lâcherpriseauxchiens,cequin’étaitpasfacile:carceux-ci,excitésparl’ardeurdelalutteetl’odeurdusang,tenaientsifortementleursmâchoiresattachéesaucouetauxflancsdel’animal,qu’onfutobligéd’employerunbâtonpourles leur faire ouvrir, et encore voulaient-ils se précipiter denouveausurleurennemiterrassé.Après avoir caressé leurs défenseurs, lavé et pansé leurs

blessures,lesdeuxenfantspoussèrentdescrisdetriomphedansl’espoirdehâterleretourdeJack,et,eneffet,celui-ciaccourutavec son autruche, qui l’avait emporté jusqu’au milieu desroseauxdulac;ilavaiteugrand’peineàlamaîtriser.Lavuedel’hyène abattue lui arracha une exclamation d’étonnement et dejoie.C’étaitvraimentun superbe triomphe.Presquede la tailled’un sanglier, elle avait, tout le long du dos, une raie de soiesnoires, longuesethérisséescommeparunmouvementdefureurperpétuelle. Sa gueule était semblable, pour la grandeur et laformedesdents,àcelled’unloup;maissesoreillesétaientfortpetites et toutes pointues ; la queue était touffue, les membresvigoureux, et les griffes très-aiguës. Évidemment, les chiensauraient couru grand danger si le coup de fusil de Françoisn’avait pas affaibli à l’avance leur ennemi. Aussi le petitchasseursemontrait-iltoutfierdesonexploit.Ilréclamal’hyènecommesonbien,etaucundesesfrèresnesongeaàluicontesterl’honneurdesavictoirenilebutin,qu’ilstraînèrenttoutdesuitejusqu’au chariot, où ils le chargèrent, comptant le dépouillerpendantleurséjouràWaldegg.lis ne tardèrent pas, en effet, à atteindre lamétairie, dont ils

étaient peu éloignés, et s’occupèrent de leur dépouillement.Aussitôtvolèrentau-dessusdeleurstêtesdesoiseauxennombre

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assezconsidérable.Unoudeuxcoupsdefusillesdispersèrent,etlesenfantspurentacheverleurtâcheavantlanuit.Puis,aprèsunrepasaupemmican,ilssecouchèrentsurlespeauxd’ours,qu’ilsavaientemportéessansm’enprévenir.Pendantcetemps-là,aprèslestravauxdelajournée,réunisà

table, nous causions, Ernest, ma femme et moi, de nos jeunescoureurs d’aventures. La bonne mère témoignait bien quelqueinquiétude à leur sujet ;mais je cherchais à la rassurer en luirappelantquenousdevionsavoirconfiancedans laprudenceetle courage de Fritz. Ernest lançait quelques allusions un peuobscures pour nous. Bientôt, comme nous pariions de ce quefaisaient ses frères : « J’espère, dit-il, vous donner demainquelquesrenseignementsausujetdemesfrères.—Commentcela?repris-je,tonintentionserait-elled’allerle

retrouver ? Je te préviens,mon ami, que tum’es trop utile icipourquejetelepermette.— Non, non, je ne compte pas m’absenter, et cependant je

sauraisansdoutequelquechose.Quisait?Jecroisauxrêves:jeverrai peut-être pendantmon sommeil ce qu’ils font là-bas.—Oh ! les rêves, réponditma femme, ne signifient rien.Moi quisuis leurmère, je seraisavertie, àcecompte,plus tôtque toi ;mais, quand même je rêverais à mes enfants toute la nuit, jen’auraispasassezdeconfianceencetavertissementmystérieuxpourquecelasuffitàmerassurer.»Encemoment,jevisunpigeonrentreraucolombier,etjefis

remarquer que c’était sans doute un pigeon étranger, car lesautresavaientl’habitudederegagnerleurniddemeilleureheure.«Fermonsla trappetoutdesuite,ditErnest ;quisait?c’est

peut-être un courrier qui nous arrive de Sydney ou de Port-

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Jackson, et nous pourrons nous en servir pour liercorrespondanceaveccettecolonie.—Ahça!repris-je,àquienas-tu,cesoir,avectesidéesde

poste,dedépêchesetdecourriers?—La chose n’est-elle donc pas possible ?N’existe-t-il pas

despigeonsvoyageursquifontlemétierdecourriers?— Sans doute ; mais il n’est pas probable que celui que tu

viensdevoirnousarrived’aussiloinetsoitporteurdequelqueslettres à notre adresse. Enfin, si cela peut te faire plaisir, tuvérifierascefaitdemainmatin,etjenedemandepasmieuxqued’entrer en correspondance avec le gouverneur général deSydney.Enattendant,allonsnouscoucher,ettâcheaussi,pendanttonsommeil,d’avoirdesnouvellesdetesfrères.»Le lendemainmatin,Ernest se leva avec le jour, et je le vis

bientôt sortir du colombier et s’enfermer dans sa chambre.Évidemment, il y avait quelque chose de combiné dans sa tête.Au moment du déjeuner, en effet, nous le vîmes entrer avecgravité;iltenaitàlamainunpapiercachetéetpliédanslegenredes ordonnances administratives, et, s’inclinant devant nouscommeunfonctionnairesubalternedevantsessupérieurs,ilnousdit avec un sérieux comique : « Le directeur du service despostes de Felsheim supplie Vos Seigneuries de vouloir bienl’excusersilesdépêchesdeSydney-CoveetdeWaldeggsontenretard;mais,laposten’étantarrivéequefortavantdanslanuit,lecourriern*apuêtredistribuéquecematin.»Cediscourssolennelnousfit rire,mafemmeetmoi,et,pour

meprêteràlaplaisanterie,jerépondisavectoutlesérieuxd’unchefhautplacé:

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« Eh bien,monsieur le secrétaire, faites-nous lecture de cesdépêches ; nous apprendrons avec un vif intérêt ce qui a pusurvenirdenouveaudanslacapitaleetlesautresprovinces.»Ernest nous fit une profonde inclination, et, dépliant son

papier,nouslutladépêchesuivante:« Le gouverneur général de la Nouvelle Vallée du Sud au

gouverneur de Felsheim, Falkenhorst, Waldegg, Prospect-Hill,etautrescontréesavoisinantes,salutetprospérité.

MONSIEURETCHERGOUVERNEUR,

«Nousapprenonsavecdéplaisirquetrenteaventuriersfaisantpartie de votre colonie se sont éloignés du centre del’établissement pour vivre du produit de leur chasse au granddétrimentdugibiergrosetpetit,entretenupourleschassesdelaprovince.Ilparaît,deplus,sinoussommesbieninformé,qu’unetrouped’hyènes aussinombreuseque redoutable a fait invasiondans lespropriétésdescolons, etycausedegravesdésordres.Veuillez, en conséquence, aviser à faire rentrer les chasseursdanslacolonie,etenmêmetempsprendrelesmesuresquevousjugerez convenables pour mettre un terme aux ravages desanimaux féroces et assurer la tranquillité des colons. Je prieDieu,monsieuretchergouverneur,devousavoir,vousetvotrefamille,ensasainteetdignegarde.«DonnéànotrequartiergénéraldeSydney-Cove,ledouzième

ducourantmois,annéedelacolonietrente-quatre.«Legouverneurgénéral,

«Signé:PHILIPPPHILIPPSON.»En terminant cette lettre, Ernest partit d’un éclat de rire

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immodéré qu’il accompagna d*une gambade joyeuse ; mais cemouvement fit tomber de sa poche un second papier plus petitque l’autre, et, comme j’allais le ramasser, il me prévînt avecempressement et se hâta de dire : « Ceci est le courrierparticulierdeWaldegg;toutefois,siVosSeigneuriesledésirent,jemeferaiunplaisirdeleurendonnerconnaissance.Peut-êtreytrouverons-nous des renseignements plus exacts que dans ladépêcheofficielledeSydney-Cove.Legouverneurgénéralparaitavoirétéabusépardesrapportsexagérés.— Voyons, Ernest, repris-je alors, que signifie cette

plaisanterie?Fritzt’aurait-illaisséquelquelettrepourmoi,enterecommandant de ne me la remettre qu aujourd’hui ; ou bienaurais-turéellementdécouvert la tracedequelquebêteféroce?Ilmesemblequ’iln’yauraitpaslàmatièreàplaisanterie.—Voicilavérité.Cettelettreaétéapportéehierparundenos

pigeonsqueleschasseursontprisaveceux,et,sansl’obscurité,j’auraisétélachercherlesoirmêmeetvousauraisdonnétoutdesuitelesdétailsqu’ellecontientetleurexplication.—Àlabonneheure!c’estuneheureuse idéequevousavez

eue là ; on pourra l’utiliser souvent. Mais je ne suis pastranquilleausujetdeceshyènes.Quefaut-ilenpenser?Est-cedetoninventionoubienya-t-ilquelquechosedevrai?—Voici,repritErnest,lalettretellequ’elleestarrivée.Jela

lissansychangerunmot.« Chers parents et cher Ernest, une hyène énorme a attaqué

notretroupeau;elleadévorédeuxagneauxetunbélier.Françoisl’ablesséeetnoschiensontachevéde la tuer.Sapeauest fortbelle, notre journée s’est passée à la dépouiller. Le pemmicann’est pas fameux. Portez-vous aussi bien que nous, qui vous

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embrassonstousaffectueusement.

«AWaldegg,le15.

«FRITZ.»— Voilà bien, repris-je, une lettre de chasseur ! Mais

n’importe,lesnouvellessontbonnes.GrâceàDieu,mesenfantssont sortis vainqueurs contre l’hyène ; mais cette rencontrem’effraye. Pour que l’hyène ait pu s’introduire dans nosdomaines, il faut que le passage de l’Écluse soit forcé denouveau.»Mafemmeauraitvoulurappelerimmédiatementleschasseurs,

jepensaiqu’ilvalaitmieuxattendreunesecondelettrequinouspermîtdemieuxjugercequenousaurionsàfaire;caravectropde précipitation nous pouvions arriver mal à propos et lesdérangersansraison.Le soirmême, eneffet, etunpeuplus tôtque laveille,nous

vîmes revenir un second pigeon messager. Ernest se hâta defermer la trappe et d’aller chercher la dépêche, qu’il nousrapportaaussitôt.Elleétaitencorepluscourteetpluslaconiquequecelledelaveille;lavoici:« La nuit a été bonne ; le temps est magnifique. Course en

caïak sur le lac. Prise de cygnes noirs et d’un héron royal.Unanimalinconnumisenfuitedanslemarais.DemainnousseronsàProspect-Hill.Portez-vousbien.

«Vosenfantsaffectionnés,«FRITZ,JACK,FRANÇOIS.»

Si cette lettre était peu explicite, en revanche elle suffisaitpournousrassurer,puisqu’ellenousmontraitnosenfantsgaiset

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contents,sansqu’aucunenouvelleapparitiondebêtesférocesfûtvenuelesdéranger.Quantauxdétails,jelesapprisplus tarddeleurproprebouche,etjevaisenplacericilerécit.

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CHAPITREXXXV

Continuationdurécitdel’excursiondesenfants.—Gravechâtimentdessinges.—Nuitagitée.—Lettreinquiétante.—LettrepompeusedeJack.—Unesecondelettre.—Ravagegénéraldenosplantationsà l’Écluse.—Toute la familles’y réunit.—Grandstravauxdefortifications.

Nosjeunesgensavaientleprojetdexplorerlelacvoisindelamétairie, et demarquer les endroits où l’on pouvait facilementdébarquersanscraindredevoirlecanots’enfoncerdanslavase,ainsiqueceuxoùlesroseauxplantésdansunterrainmouvantnepermettaient pas de s’approcher de la surface navigable. Pourcela,Fritzs’étaitmisdanssoncaïaketvoguaitlelongdurivagependant que ses frères, derrière les roseaux, en côtoyaient lesbords à pied. À un signe du canot, ils s’approchaient jusqu’àl’endroit indiqué par le navigateur et y plantaient quelquesperchesdebambous,commemarquedereconnaissance.Tout en faisant cette exploration, Fritz essaya d’attraper

vivantsquelquescygnesnoirs.Àceteffet,ils’armad’unbamboumuniàl’extrémitéd’unlacetenfild’archaletsemitàpoursuivreles jeunes cygnes, qui, d’ailleurs, étaient bienmoins farouchesqu’onauraitpu lecroire. Il réussitàenprendre trois,sans leurfaireaucunmal,enayantsoindelancersonlacetautourdeleurspattes ; ensuite il donnait le bambou à ses frères, et ceux-citiraient les captifs sur le rivage, où ils s’en rendaientcomplètementmaîtresenleurbandantlesyeuxetenleurattachantles ailes. Fritz, avec raison, avait préféré s’attaquer aux plusjeunes:lesvieuxcygnesmiraientétéplusdifficilesàatteindreet

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leurcapturen’eûtpeut-être paspusefairesansquelquedangeràcausedesvioletscoupsd’ailequecesanimauxdonnentpoursedéfendre. Ces jeunes cygnes furent plus tard transportés àFelsheim;nousleurbrisâmesleboutdel’ailepourlesempêcherdes’envoler,etnouslesplaçâmesdansnotrebaie,dontilsfirentl’ornementFritz s’apprêtait, après cette expédition, à revenir sur le

rivage,etdéjàilserraitsonlacet,quandilaperçutaumilieudesroseauxunbeloiseau,quesoncouunpeu longet l’aigrettequicouronnait sa tête lui firentprendre,avec raison,pourunhéronroyal.Notrechasseursehâtadeluijetersonlacet;maisl’oiseause débattit vigoureusement, et, pour ne pas être culbuté par lessecousses,Fritzfutobligédechercherunpointd’appuiaumilieudes roseaux.Alors, en serrant le lacet, il comprima bientôt lessecousses de son captif, et celui-ci, se sentant suffoqué, cessatouterésistanceetselaissabanderlesyeuxetattacherlesailes.Lechasseurleplaçaderrièresonesquifetvintdébarquerdansundes endroits qu’il avait précédemment marqués commepermettantunedescentefacile.Les trois frères étaient occupés à examiner le butin deFritz,

quandungrandquadrupèdesortitdumaraisetpassaàcôtéd’eux.Il était, me dirent-ils, de la taille d’un poulain, d’une couleurbrune,etsemblaitunjeunerhinocéros,moinslacornedunez;salèvre supérieure descendait au-dessous de la lèvre inférieure,qu’elle enveloppait entièrement. C’était le tapir américain,commeje le leurdisensuite,animal toutàfait inoffensifetquel’on rencontre souventprèsdesgrandes rivièresde l’AmériqueduSud.Mesenfants,surpriseteffrayésparcetteapparitionimprévue,

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nefirentd’abordaucunetentativedepoursuite;puis,revenusdeleurpeur,ilssehâtèrentd’appelerleschiens,quirôdaientunpeuplus loin, et d’apprêter leurs armes. Mais le tapir avait déjàdisparud’uncôtéoùlelacmêlaitseseauxauxbroussailles.Fritzse lança à sa poursuite dans son canot, sans toutefois retrouversestraces,et,pendantcetemps-là,FrançoisetJack,nepouvantlesuivreparterre,revenaientàlamétairie.Entraversantundeschampsderiz,ilsvirentpasserau-dessus

deleurstêtesunetroupedegruesquiallèrentseposerquelquespas plus loin.Au lieu d’employer le fusil, ils eurent recours àl’arc et aux flèches, et, s’approchant avec précaution, ilsabattirent sixde cesoiseaux, parmi lesquels se trouvaient deuxviergesdeNumidie.Ellesn’étaientpasseulessansdoutedanslatroupe,maispournousellesétaientlesbienvenues.Fritz,enrejoignantsesfrères,neputs’empêcherdemanifester

un peu de dépit, d’autant plus que sa poursuite avait étéinfructueuse. Aussi, pour ne pas être en reste avec eux, il sedirigea avec son aigle et les chiens vers le bois de goyaviersdansl’espoird’yrencontrerquelquegibierdontlaprisevalûtlebutin de ses frères. En effet, à peine y était-il, que les chiensfirent lever une troupe d’oiseaux de la forme des faisans. Fritzlançasonaigle,quibientôts’abattitsurl’und’euxetledéchira.Les autres, effrayés, se laissèrent tomber dans les broussailles,où ils cherchaient un refuge contre leur redoutable adversaire ;l’und’euxmêmevintsejeterenquelquesortedanslesmainsduchasseur,etFritzenpritunautreaumilieudesbroussailles.Cederniersurtoutétaitmagnifique :sa longuequeueondoyante,deprèsdedeuxpieds,oùl’onremarquaitdeuxplumesplusfinesetplus longuesque les autres ; sa tête couronnéed’une splendide

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aigrette,lefirentreconnaîtrepourl’oiseaudeParadis,merveilledes tropiques, sur l’existence duquel on a fait courir tant defablessingulières,etqueleschasseursestimenttant.C’étaitunefemelle,etlafemelleestmoinsparéeetmoinsfortequelemâle;mais,malgrécela,lapriseétaitassezbellepourquelechasseureûtledroitd’enêtrefier.Aprèscesexploits,l’appétitdenosenfantss’étaittrouvé

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Fritzlançasonaigle,quibientôts’abattitsurl’undesoiseaux.

fortementexcité;aussifirent-ilsavecplaisirunrepasdeviandesfroidesetdepeccarifumé,auquelilsajoutèrentdespommesdeterre cuites sous la cendre et des goyaves. Pour le pemmican,

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comme ils le trouvaient indigne de sa réputation, ilsl’abandonnèrentauxchiens,qui,moinsdifficiles,s’enrégalèrentavecplaisir.Lasoiréefutemployéeàfairedesprovisionsderizetdecoton

qu’ils comptaient transporter à Prospect-Hill. C’était làeffectivementlebutdeleurexcursion.Ilsvoulaienttoutremettreenordreetyprendrelaterredeporcelainedontj’avaisbesoin.Ils avaient de plus un autre projet, pour l’exécution duquel ilsfirentbonneprovisiondenoixdecocosetdevindepalmier,enabattantdeuxpalmiersàlamanièredesCaraïbes.Jelesgrondaisévèrement plus tard de ce gaspillage. Ilme semblait, en effet,fort inutile de compromettre nos ressources futures pour unejouissancemomentanée ; mais à cela ils me répondirent qu’ilsavaient eu soin de planter au moins une douzaine de noix decocospourréparerledégât.Lemalétaitfait;iln’yavaitplusàyrevenir;jemecontentaidoncpourcettefoisdeleurexcuse,maisen leur défendant expressément désormais tout pillage de cetteespècesansmonordreabsolu.Quandcettepetitediscussionfutterminée,jevoulussavoirle

motif qui les avait fait agir, et Fritz alors me parla ainsi :«D’abord,jevouspriedemepardonner,moncherpère,sijenevous ai pas demandé la permissiond’accomplirmonprojet. Jereconnais ma faute. Mais les ravages dont les singes se sontrendus coupables à plusieurs reprises dans nos plantationsm’avaientfaitjugerqu’illeurfallaitunsévèrechâtiment,et,merappelantcequevousm’aviezditsur l’euphorbe, j’enemportaiavecmoidansledesseindel’employer,sijetrouvaisencorelestracesde leursdéprédations aProspect-Hill.Ceprojetn’auraitpeut-êtrepaseuvotreassentiment,carilétaitcruel.Maisjeme

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disaisque,puisqu’onfaisaitsansscrupuleusagedupoisoncontreles souris et les rats, il pouvait bien nous être permis deremployer contre la race malfaisante qui semblait s’attacher àdétruiretoutcequenousédifiions.MaintenantvoicilerécitdelajournéepasséeàProspect-Hill.«Nous nousmîmes en route de bonmatin, et, des que nous

fûmesarrivésà laforêt,nomnousvîmesassaillisparunegrêledepommesdepinquemessieurs lessinges faisaient tomberduhautdesarbressurnostêtes.Cetteattaque,plusdésagréablequedangereuse,cessaseulementquandnosfusilseurentfaitdeuxoutroisexemples.Lessingesseréfugièrentalorsdanslespalmiers,oùilssecachaientplusfacilementànosregards.«Entraversantensuitelechampderizsauvagequicroîtsurla

lisièrede la forêt, je reconnusunedévastationnouvelle.Oneûtditquelagrêleavaitpasséparlà.Netrouvantplusdetracedelaroute tracée par nous, il fallut s’orienter pour ne pas perdre ladirectiondeProspect-Hill.« À notre arrivée, après avoir déchargé le chariot, nous

employâmes lemilieu du jour à tout nettoyer et à tout préparerpour lanuit ; lesplantationsavaientété,du reste, saccagéesdenouveaupar lessinges,et,bienque ledésastre fûtmoinsgrandquelapremièrefois,nousauronsdelapeinepourleréparer.« Nous déposâmes dans la cabane les balles de coton, les

provisionsetnospeauxd’ours,quenousn’avionsemportées,dureste,quepourvousfaireunesurprise:nouspensionsquevousnous accompagneriez, et qu’alors vous seriez bien aise deretrouver le soir cette couchemoelleuse. « Toute la soirée futconsacréeàpréparernotrevengeancecontrelessinges.«Àceteffet, jecoupaiunassezgrandnombredecalebasses

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que nous remplîmes de vin de palmier, de lait de chèvre et degrains de miel ; je me chargeai seul du soin de mettre danschacune la quantité d’euphorbe quime sembla nécessaire. Cesvases empoisonnés furent suspendus aux branches des arbresdans des endroits apparents. Puis nous fîmes rentrer tous lesbestiaux,etnousattachâmesleschiens,depeurquel’und’euxneseprîtaupiègepréparépourlessinges.«Quandlanuitfutvenue,nousentendîmesautourdenousles

rugissements des bêtes féroces. La frayeur commença à nousgagner;nousrentrâmesàlamétairie.« À notre réveil, le soleil était déjà au tiers de sa course

environ ; je me hâtai d’aller dans là forêt, et là, j’avoue quel’horreur du spectacle que j’avais sous les yeuxme fit presquerepentir de la violence du procédé que j’avais employé pournousdébarrasserdenosennemislessinges.Ungrandnombredecadavres,eneffet,gisaientàterre,tousdéfigurésparlepoisonetlesconvulsionsde l’agonie.Lavued’unpareilcarnageetcettequasi-ressemblance qui existe entre le singe et l’homme mecausèrent une horreur réelle : aussi eus-je hâte d’en fairedisparaître toutes les traces ; j’appelai Jack et François àmonaide, et, avant de lâcher les chiens et les bestiaux, j’anéantistouteslestracesdepoison.Lescadavresdessingesfurentjetésàlameret lesvasesbrûlés,pourqu’aucunaccidentn’arrivâtparnégligence, soit à nos animaux, soit à nous-mêmes. C’est alorsque Jack rédigea la troisième dépêche dont le style un peuampouléadûvousparaîtrepassablementénigmatique.»Je reprends ici la parole pour décrire l’effet produit par la

lettredeJack.Lepetitbonhommeyavaitentassélesimageslesplus pompeuses, si bien que nous ne comprîmes rien à son

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épître ;mais, comme le tongénéral prouvait à la fois cheznosenfants de la gaieté et du succès, elle contribua à noustranquilliser.Voici,dureste,cettetroisièmemissive:

«Prospect-Hill,dixièmeheuredudix-huitièmejourduprésentmois

«La colonie de Prospect-Hill est restaurée comme dans sesplusbeauxjours.Celaacoûtébiendessueursànosfronts,maisle sang des ennemis a coulé.Némésis a rempli la coupe de lavengeance, et l’Océan a roulé les cadavres dans ses flots. Lesoleil s’est voilé à la vue de ce massacre. Maintenant que lechampdumassacreestpurifié,l’astredujouréclairedetoussesrayons la marche des triomphateurs, et verra, avant de sesplongerdansleseindeThétis,notreentréeàl’Écluse.Valete.»Commeon levoit,nousquin’étionsaucourantderien,nous

ne pouvions deviner ce que signifiait ici l’intervention deNémésisetdescadavresensevelisparlesflots.Toutefois,jelerépète, cette lettre suffit à nous rassurer, malgré son caractèremystérieux.Maisà la findudîner,environ troisheuresaprès ladernière

lettre, nous vîmes rentrer au colombier un autre pigeon dontl’arrivéesipromptenousfittoutdesuitecraindrequelquedangernouveau.Ernest courut immédiatement chercher lepapier cachésoussonaileetmel’apporta;cettelecturefutloindecalmernosinquiétudes.Lebillet,eneffet,étaitconçuainsi:« Le passage de l’Écluse est foré. Tout est détruit, jusqu’au

champdecanneà sucre ; la cabaneest renversée, le champdemildévasté, les cannes à sucre arrachéesoubroyées ; la terre,toute foulée, porte des traces de pas gigantesques et des trouscomme ceux que produit un boulet de canon. Nous n’osons niavancernireculer,etnousnenoussentonspasdeforceàréparer

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ledommage.Hâtez-vous,cherpère,devenirànotresecours.Dureste,noussommestousenbonnesanté.»On croira sans peine que cette lettre me fit partir

immédiatement. La dernière ligne cependant calmait les plusvivesdenosinquiétudes,etjenepusm’empêcherderemercierDieu de n’avoir frappé que nos propriétés et d’avoir préservénos enfants de tout danger. Avant tout, il fallait s’assurer del’étendue du dégât ; je courus donc seller l’onagre, et, aprèsavoir recommandé àErnest deme suivre le lendemain avec samère,montéedanslacharrette,jepartisaugaloppourl’Écluse.Bienqu’obligédeménagermamonturepournepas lamettre

surlesdents,jelamenaipourtantsibontrain,quejefisentroisheuresetdemieuntrajetquid’ordinairenousendemandaitsix.Aussimes enfants furent-ils à la fois surpris et charmés demevoirarriversivite,et,aprèslespremiersembrasements, j’allaiavec eux inspecter les dégâts. Hélas ! leur récit n’avait rienexagéré.Jetrouvaimêmeledésastreplusgrandencorequejemel’étais figuré. Les gros bambous que nous avions plantés etassujettisavectantdepeinepourfaireunebarrièresolideétaienttous dispersés et broyés ; les quatre arbres que nous avionsdésignés pour y construire notre hutte étaient littéralementdénudés,n’ayantplusniécorcenifeuilles.Lesjeunesplantationsde bambous étaient arrachées et brisées. Dans le champ descannesàsucre,enfin,leravageétaitplusconsidérableencore:ilne restait peut-être pas une seule tige debout, et de nombreuxrejetons étaient jetés çà et là sur le sol. La hutte à charbonn’existaitplus.Après ce premier coup d’œil donné à nos désastres,

j’examinai plus attentivement les traces de pas. La largeur de

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l’empreinte et la profondeur des vestiges me montrèrentsuffisamment que ces traces n’avaient pu être laissées que pardesanimauxà la fois très-grandset très-lourds. Jepensaidoncquecedevaitêtrel’éléphant,d’autantplusquebiendestigesdescannesetdesbranchesd’arbresavaientétédépouilléesdeleursfeuilles, ce que je ne pouvais m’expliquer que par une mainhumaine ou une tromped’éléphant. Il n’y avait aucune trace dupassage de l’homme ; quelques marques plus petites que lesautres, et différant un peu comme forme, me parurent devoirappartenir ou à des rhinocéros ou à des hippopotames. Jecherchai attentivement si, outre ces puissants animaux, il nes’étaitpasintroduitquelquesbêtesféroces,tellesquedeslions,des tigresoudespanthères ;mais jenetrouvairien,sicen’estdes tracesquisemblaientapparteniràun loupouàunchien,etqui se dirigeaient de l’Écluse vers le rivage, sans qu’aucunesemblablesemontrâtdans l’autresens.Ellesdevaient,sansnuldoute,appartenirà l’hyènequemes filsavaient tuée lepremierjour de leur départ. Cette certitude me rassura un peu. Nousavions beaucoup à faire, il est vrai ; mais, au moins, nouspouvionsespérerden’êtrepasobligésderestersanscessesurladéfensive. Les éléphants et les rhinocéros sont des animauxpaisibles, redoutables seulement pour l’imprudent qui lesdérangeoulesattaque.Nousdressâmeslatenteimmédiatementetnousentretînmesun

grand feuà l’entréepourécarter toutvoisinagesuspect.Malgrécela, Fritz etmoi nous restâmes une partie de la nuit à causerauprèsdufoyer,nenoussentantnullementenviededormir,quandnous pouvions d’un moment à l’autre être attaqués. Aucuneapparitiondangereusenesemontra,et,aprèsavoirpristroisouquatreheuresderepos,nousvîmesseleverlesoleil.

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Le lendemain, au milieu de la journée, Ernest et ma femmevinrentnousrejoindre.Ilsavaientapporté,danslacharrette,desprovisions nombreuses pour un séjour qui devait se prolonger.Dèssonarrivée,j’allaiavecErnestrenouvelermonexamendestracesdesanimaux,et lasagacitédenotrejeunenaturalistevintconfirmer mes conjectures, en ajoutant à mes remarques desobservations judicieuses. Iln’yavaitdoncpas, jusqu’àprésent,lieudecraindrelevoisinagedesindigènes,ettoutsemblaitnousfairecroirequenousétionslesseulsêtreshumainshabitantcetteîle. Cependant je pensai qu’il serait plus prudent d’élever nosfortifications, non-seulement en vue d’une barrière contre lesanimaux féroces, mais aussi pour servir de défense contre lesattaques des sauvages ou des pirates malais, si jamais il s’enprésentaitdececôté.Je n’entrerai pas ici dans le détail de ces travaux, qui nous

occupèrentpendantplusd’unmois.Ilsuffiradesavoirquenousavions élevé alors non plus une simple barricade avec desbambous, mais une véritable muraille trop haute pour êtreescaladée, et trop forte pour être renversée sans employer lesmoyens violents de destruction que la poudre a mis entre lesmains de l’homme.Aumilieu s’élevait une sorte de belvédèrequipouvaitservird’observatoire,etd’oùnousdominionstoutledéfilé.Aupointdevuestratégique,cettepositionétaitexcellente.Sijamaisdesennemisvenaientnousattaquerparl’Écluse,nouspouvions, en effet, contre-balancer l’avantage du nombre,décimerlesrangsdesassiégeants,etresternous-mêmesàl’abride leurs coups. Avec les ressources de notre artillerie nousaurions pu soutenir une attaque en règle, et obtenir, par unevigoureuse défense, des garanties et des sûretés que l’on n’eûtpasaccordéesàunassiégéfaibleetdésarmé.

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Bien que, pendant tout le mois, nous fussions presqueconstamment occupés de notremuraille, nous trouvâmes encorele moyen de faire quelques petits travaux supplémentaires.Chacun, au reste, avait ses attributions spéciales.Ma femme sechargeait de la cuisine ; Fritz, avec son caïak, était notrepourvoyeur général ; Ernest et Jack s’absentaient peu, exceptépour quelque exploration dans les environs ; François, enfin,préparait la peau de l’hyène, à laquelle je lui avais promis dedonnerladernièremain,afinquelecherenfantpûtjouirdesonglorieuxtrophée.

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CHAPITREXXXVI

Une hutte à la kamtchatka. — Le cacao. Les bananes. — Excursion de Fritz. —Nombreuses richesses et découvertes. — L’hippopotame. — Retour àl’habitation.—Lethéetlecaféier.—PlaisanteriedemaîtreJack.—Ilestdupedesapropre ruse.—Lagrenouillegéante.—RestaurationdeFalkenhorst.—Établissementd’unebatteriesurl’îleduRequin.

Aprèsavoirfortifié,lemieuxqu’ilnousfutpossible,l’entréedudéfilé,ilnousrestaitencoreàyétablirunehabitation.Déjàleplan de Fritz, qui voulait une sorte de hutte dans le genre decelles des habitants du Kamtchatka, avait été précédemmentdiscuté ; il fut adopté ; nous nous occupâmes de le mettre àexécution.Nousavions,dureste,despiliersnaturelsdansquatrebeaux et grands platanes plantés en forme de carré presquerégulier, à une distance de douze à quinze pieds les uns desautres. Nous les avions entourés autrefois de vanille, dont laplante,naturellementgrimpante,avaitserpentétoutautour;maisleséléphantsavaientdétruitnotretravailetdépouillélesarbresdeleurécorce.Àunevingtainedepiedsau-dessusdusol,nousréunîmesles

arbres par un plancher horizontal fait de bambous, et sur ceplancher nous élevâmes quatre cloisons verticales en roseauxdans lesquelles furent pratiquées deux fenêtres étroites commedesmeurtrières,etregardantledéfilé.Letoit,pointuetenpente,pourl’écoulementdeseaux,étaitd’écorcesd’arbre.Pourmonterdanslachambred’habitation,nousavionspratiquéuneéchelleen

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formedemâtdeperroquet.Unetrappepermettaitdelaleveraumoyend’unemanivelleetd’uneroueenfer,etdes’enservir,soitpour descendre à terre, soit pour monter sur une terrassesupérieurequicirculaitautourdenotretoit,etd’oùl’onjouissaitd’unetrès-bellevue.À cinq ou six pieds de terre nous adaptâmes un second

plancher également en poutres de bambous horizontales, etdestinéaubétail.Àceteffet,l’entréefutpourvued’unrâtelieretd’unemangeoire.Aulieudeparoisfaitesderoseaux,nousnouscontentâmes,pourlescloisonsdecettesortederez-de-chaussée,de poutres transversales placées en croix, comme on en voitsouvent dans les pavillons des jardins européens. Nous avionslaissé aux arbres tout le branchage extérieur, et respectémêmeles rameauxassezélevésquidominaientnotre toit.Quandnouseûmes terminé cette nouvelle demeure, et que nous l’eûmesdécoréed’arabesquesetd’ornementschinois,elleeutréellementl’aird’unjolikiosquechampêtreoud’unnidgigantesque,destinéàabriterunetrouped’oiseaux.Nousyplaçâmesimmédiatementlesnouveauxvolatilesquemesenfantsavaientprisdansunedeleursdernièreschasses,et,commel’espaceétaitassezresserré,ils n’en furent que plus faciles à apprivoiser. Les cygnes noirss’habituaientaisémentànotresociété,etétaientaussidocilesques’ils fassentnéseteussentétéélevésdans ladomesticitéd’unebasse-cour. Jen’endiraipasautantdenotreoiseaudeparadis,quinepouvaitd’abordse faireà sacaptivité.Àchaque instantc’étaient,desapart,denouvellestentativesdefuite,etdansseseffortssaqueueavaitétébriséeetendommagée.Jefusobligédelaluicouper,et,privéedecetornement,lapauvrebêtesemblaitune poule commune écourtée ; mais nous nous disions qu’à laprochainemueellereprendraitsesbellesplumes.

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Je ne dois pas oublier de faire remarquer ici que lesexcursionsdemesenfantsétaientpresquetoujoursfructueusesenheureux résultats : tantôt ils revenaient avec de nouvellesprovisions de richesses déjà connues, quelquefois aussi ilsfaisaientd’utilesdécouvertesenanimauxetenvégétaux.Dansundeleursderniersvoyages,parexemple,Fritzavaitrapportédeséchantillons de deux fruits différents, qu’il déclarait, à leurforme,êtreuneespècedeconcombreoudecornichon.Leurgoûtlui avait paru assez désagréable ; mais il n’avait pas hésitépourtant à s’en changer ; et, après avoir fabriqué, à l’aide dequelques roseaux, un radeau improvisé, il les avait remorquésderrière son caïak. Le plus grand de ces fruits, je le reconnus,étaitlecacao,cetteplanteprécieusedestropiques;lepluspetitétait la banane, fort estimée égalementdans les climats chauds.Malgrécela,noustrouvâmestousqu’aumangercesfruitsétaientloindemériterleurréputation.Lafèveducacaoétaitrenfermée,dansunepâteblancheassezsemblableàdelacrèmedurcie,dontlegoûtfadeetdoucereuxn’avaitriend’agréable,etlafèveelle-mêmeétaitsiamère,quenousnepûmeslamanger.Lesbananesvalaientmieux,maisellesaussiétaientfadescommedespoirestropmûres.«Voilàune chose singulière, dis-je alors ; est-ce la fautede

notrepalaisquiest tropdélicat,oucela tient-ilàquelqueautremotif inconnu ?mais ces deux fruits sont très-estimés dans lescolonies, et nous, nous ne savons pas les apprécier. Il est vraique la crème du cacao se prépare avec du sucre et de la fleurd’oranger.Lanoixoufève,piléeavecdusucre,estleprincipalingrédientduchocolat,quenousaimonstous.Quantauxbananes,on les cueille ordinairement avant leur maturité, et on les faitbouillir dans l’eau. Elles ont alors quelque analogie avec

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l’artichaut.—S’ilenestainsi,ditmafemme,jemechargedecesfruits,

je les planterai dansmon potager, et, avec un accommodementbien fait, nous arriverons peut-être, nous aussi, à les trouveragréablesaugoût.—Tutedonneraislà,répondis-je,unepeineinutile.Labanane

se reproduit par boutures ; et, quant à la noix de cacao, il fautavoir soin de la planter alors qu’elle est encore fraîche ethumide ; autrement elle ne germe pas. Mais, si tu veux, avantnotredépart,Fritzretournerachercherquelquesfruitsetquelquesrejetons dont tu pourras te servir pour faire plus tard tesexpériencesculinaires.»Laveilledudépart,eneffet,Fritzsepréparaàuneexcursion

importante:ildevaitrapporterlesdeuxfruitsqueluidemandaitsa mère, et, en outre, se charger de nombreux échantillons detoutes les richesses animales ou végétales qui lui sembleraientinconnuesoudignesd’attention.Commelecaïaknepouvaitpascontenir tout cet appareil, il attacha à l’arrière un radeaucalifornienenroseaux,quesalégèretépermettaitdefaireflotteraisémentsurl’eauetderemorquersanstropdefatigue.Lelendemain,aprèsavoirreçunossouhaitsdebonneréussite,

ils’embarquaetsedirigeaversl’autrerivedufleuve.Lemêmesoir,nouslevîmesrevenirlentement:leradeauétait

tellementchargé,qu’ils’enfonçaitdansl’eauetqu’unepartiedelacargaisonelle-mêmeflottaitàlasurfaceetnousarrivaittoutemouillée.Àlavuedesrichessesquerapportaitleurfrère,Ernest,Jacket

François poussèrent des cris de joie et se mirent à opérer le

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débarquementavecautantdezèleque lesmatelotsdeCadixenmettaient à recevoir autrefois les galions chargés d’or del’Amérique. Chacun se partagea le butin et s’empressa de leporter dans la cabane ; mais, pendant qu’Ernest et Françoisprenaient les devants, je vis maître Jack qui recevaitmystérieusement des mains de Fritz un grand sac humide dontl’agitation continuelle prouvait suffisamment qu’il servait deprison à quelque animal encore vivant. Jack s’empressa del’ouvrir, et la vue du contenu lui arracha une exclamation desurpriseetunegambadedesatisfaction;ilremerciasonfrèredececadeau.Puis, après avoir cachémomentanément ce sacdansun endroit écarté où il pouvait plonger dans l’eau, il revint lereprendreànotreinsu;nousneconnûmesqueplustardcequ’ilcontenait.Fritz, enfin, sauta à terre. Il tenait à la main un bel oiseau

vivant dont il avait attaché les pattes et les ailes ; il nous leprésenta avec un airmodeste sous lequel perçait cependant unlégersouriredecontentementpersonnel.Dureste,ilfallaitbienun peu l’excuser, car sa capture était réellement une bêtemagnifique.Leplumagedespattesétaitd’unbeaurouge, ledosvert,leventred’unvioletéclatant,lecou,enfin,étaitbrunclair.Je reconnus la poule sultane, que Buffon classe parmi les

poules d’eau, et qui est très-douce et très-facile à apprivoiser.Quoique ma femme se plaignit quelquefois de ce qu’on luiapportaitplusdevolaillesqu’ellen’enpourraitnourrir,labeautéde cette nouvelle poule la lui fit accueillir avec une vivesatisfactionpoursabasse-cour.Fritznousfitensuitelerécitdesonexcursion;ilnousdécrivit

la rive opposée de la rivière, rive que nous n’avions jamais

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explorée,etdontlaféconditélefrappad’étonnement.Ilavaitvudebelles forêtsquis’étendaientdepuis le rivage jusqu’auflancde la montagne. Au-dessus de sa tête voltigeaient une fouled’oiseaux dont le ramage l’avait presque assourdi ; c’est alorsqu’il s’était emparéde la poule sultane avec son lacet. Il avaitcontinué de remonter la rivière plus loin que le marais desBuffles, et avait trouvé à sa droite une épaisse forêt demimosas[1],oùilavaitaperçuquelqueséléphants.Ilsétaientparbandesdevingtoutrente,etsemblaientjouerentreeux:tantôtilsdépouillaient les arbres de leurs feuilles, tantôt ils plongeaientdans le lac et se lançaient mutuellement de l’eau avec leurtrompe ; du reste, ils avaient paru ne s’inquiéter nullement dujeunenavigateurnidesoncanot;peut-êtremêmenel’avaient-ilspasaperçu.Unpeuplusloinquelquespanthèresavaientquittélaforêtpourvenirétancherleursoifsurlerivage,etlavuedecespuissantsanimaux,dontlarichefourrureresplendissaitausoleil,faisait un effetmagnifique aumilieude cesbelles scènesde lanature sauvage. « J’avais envie, continua Fritz, d’essayer monadresse sur l’une de ces panthères, et je pensais que leur peauferaitunbeautapispourunedenostables;maisjejugeaiqu’ilseraitpartropimprudentàmoiseuld’allerattaquercesterriblesadversaires.En cemoment, du reste,mon attention fut distraitepar un bruit subit partant du fleuve. À deux portées de fusildevant moi, dans un endroit un peu marécageux, je vis le lacs’agiter tout à coup et bouillonner, comme si une source d’eauthermale eût voulu se faire jour, et, un instant après, je vis unénormeanimald’unbrunfoncéquisortait lentementsa têteà lasurface. Ilmeregardauneminute,et,enmêmetemps, ilpoussacommeunhennissement : sagueule entr’ouverteme laissavoirunedoublerangéededentseffrayantesquisortaientdesgencives

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commedeschevauxdefrise.Cettevue,jel’avoue,meglaçadeterreur,etjememisàprendrelafuitedetoutelavitessedemesrames en descendant le courant du fleuve. Je n’osai mêmemeretournerqu’aprèsavoirfaitassezdecheminpourêtrehorsdelaportée dumonstre. Je repris, en passant, le radeau, que j’avaislaissédansunepetiteanse,prèsdurivage,avantdem’aventurerplus loindans le fleuve, et je revins, toujours tremblant, par lechemin le plus direct. Pour l’instant, j’en avais assez desdécouvertes.Jem’étaissenti toutàcoupenprésenced’ennemistropredoutablespourlesattaquerétantseuletsansmêmeavoirundeschiensavecmoi.»TelfutenabrégélerécitdeFritz,quinelaissapasquedeme

suggérer de nombreuses réflexions. Nous avions évidemmentdanslevoisinagedeshôtestroppuissantsettropnombreuxpourespérer de les détruire ; nous ne pouvions que tâcher de leurinterdirel’entréedenosdomaines,et,àcesujet,jem’applaudisdenouveaud’avoirpassétantdetempsàfairedesfortificationsqui, au moins, nous mettraient désormais, selon mon espoir, àl’abrid’une invasiond’éléphantsoudebêtes féroces.Quantaumonstre qui avait fait prendre la fuite àmon courageux enfant,c’étaitévidemmentunhippopotame,animalplusdangereuxdansl’eauquesurterre,àcausedelapesanteurdesesmouvements.Àpart ces craintes bien naturelles, l’expédition deFritz avait étéheureusedetouspoints,etlacargaisonqu’ilrapportaitétaitbienprécieuse,surtoutparleséchantillonsnombreuxdesvégétauxquicroissaientsurlesterresfertilesdurivageopposé.Tous les préparatifs de départ avaient été faits pendant

l’absence de Fritz ; nous avions tout emballé sur le chariot,hormis les objets d’absolue nécessité pour le souper et le

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coucher.Le lendemainmatin donc, nous reprîmes le chemin deFelsheim.Fritzme demanda de faire la route par eau dans soncaïak : il voulait doubler le cap de l’Espérance-Trompée etcôtoyer ensuite le rivage jusqu’à l’habitation. J’avais pleineconfiancedansson talentdepilote,et j’étaisbienaiseaussidesavoir si le passage était possible par le cap ; je lui accordaidoncvolontiersl’autorisationqu’ilmedemandait.Ennousséparant, jeluisouhaitaiencored’heureuseschances

et de belles découvertes. Je lui recommandai spécialementd’examiner avec attention la nature des rivages inconnus qu’ilallaitparcourir,etdem’enrendreuncomptefidèle.Ils’acquittaparfaitement de ce soin. Le versant oriental de la montagne,auprès du cap, lui parut assez aride ; de nombreux rochersdescendantdanslamerbarraientunpeulepassage,maisavecdel’attentiononpouvait, sanspeine,se frayeruncheminentrecesécueils.Aumilieudesrocherscroissaientdenombreuxarbustes,parmilesquelsilremarquadeuxespècesdifférentes:lapremièreavait des fleurs roses, des tiges épineuses et des feuilles assezlongues;lasecondeavaitdesfleursblanchesetdesfeuillespluspetites en formede trèfle.L’une et l’autre exhalaient uneodeuragréable ;maiscellede lapremièreétaitpluspénétrante, celledelaseconde,aucontraire,plusdouce.Fritzavaitrapportéunebranchedecesdeuxespècesdifférentes.L’examen de ces échantillons me fit reconnaître, dans le

premier, le câprier, dont les boutons, avant d’éclore, donnentcettegrainequel’onemploiedanslessaucesetlesragoûts,enlafaisantconfiredansduvinaigre;lesecondétaitunesorted’arbreàthé.Cettenouvelleacquisitionfutreçueavecgrandplaisirparmafemme,quilamitsoussaprotectiontoutespécialeetpromit

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d’enavoirleplusgrandsoin.Cependant notre voyage s’était effectué sans aucun incident ;

quandnousfûmesaupontdelaFamille,Jackpritlesdevantsetcontinuasaroutejusqu’aumaraisdesCanards,oùilcachalesacmystérieuxdontiln’avaitpasvoulusedessaisir,etileutsoindelelaisserplongerdansl’eau,commeleluiavaitrecommandésonfrèreaîné.Ànotrearrivéeet enattendantFritz,que sonexcursionavait

retardé, François, Ernest et moi, nous nous chargeâmes dudéballagedenos richesses ; alors je fus, àmon tour, frappédunombre de nos volatiles ; on pouvait craindre, en effet, qu’ens’augmentant encore elles ne devinssent un danger pour nosplantations et notre jardin ; je résolus de les séparer et d’entransporter une partie dans nos îlots ; notre basse-cour n’avaitpasbesoindenossoinspourprospérer,ellesavaittrouverelle-mêmesanourriture ;nousneconservâmesdoncauprèsdenousque nos vieilles poules d’Europe et les plus belles des poulesindigènes. Les coqs et les poules de bruyère, les grues,peuplèrent l’îleduRequinetcelledelaBaleine, tandisquelescygnesnoirs,lesviergesdeNumidie,lapoulesultaneetl’oiseaude paradis restaient auprès de nous ; nous tâchions de lesfamiliariser en les séduisant par l’appât de friandises. Pendantprèsdedeuxheures,jefusoccupédecestransportsd’unrivageàl’autre,cequidonnaletempsàFritzd’arriveretàmafemmedepréparer un bon dîner. Le soir, nous étions assis et causionstranquillementàl’entréedenotredemeure,quand,toutàcoup,unhurlementsourdetprolongépartitdumaraisdesCanards.Oneûtdit le beuglement de deux buffles répété par les échos.À cettevoix effrayante, nos chiens aboyèrent avec force, et les buffles

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leurrépondirent.Pourmoi,j’avaisbondidemaplaceetdittoutdesuiteàJackd’allermechercherlesaccontenantlesballes.Ma femme, Ernest et François étaient fort effrayés et

semblaient ne savoir où donner de la tête ; seul, Fritz, quitoujours était le premier à courir aux armes, resta assis sansmanifester la moindre inquiétude, et même un imperceptiblesouriremontraitqu’ilsavaitàquois’entenirsurnotresituation.Ce calme me rassura, et, m’asseyant aussi, je repristranquillement:«Nenoushâtonspasdenousalarmer:peut-êtrece bruit provient-il tout bonnement d’un butor ou d’un héron ;nous aurons cru à tort entendre le rugissement de quelque bêteféroce.—Àmoins,repritFritz,quenousnedevionsceconcertà la

grenouille géante de maître Jack. On l’appelle l’opplaser, jecrois, et, au Cap, elle jouit de la réputation d’avoir une voixaussi forte que celle d’un bœuf, bien qu’elle n’en ait pas lesdimensions.—Ah!ah!dis-jeenriant,c’estuntourquel’espiègleavoulu

nousjouer.Ehbien,ilfautlefaireprendrelui-mêmeàsonpiège,et nous moquer de lui à notre tour. Feignons tous d’être très-effrayés.»Chacun joua fort bien son rôle dans cette petite comédie

improvisée: lesenfantsallaientdecôtéetd’autre,commepourchercher leurs armes. Fritz, en avant, semblait observer levoisinage pour y découvrir l’ennemi, en sorte qu’à son retournotreespièglenoustrouvaàlafoisprêtsàunedéfenseouàuneattaque suivant les circonstances. La vue de Fritz, qui, commenous, paraissait fortement alarmé, commença à le déconcerter.«Qu’est-cedonc?nousdit-il,etquiafaitcebruit?

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— C’est un jaguar, reprit Fritz. Je l’ai aperçu ; il estmagnifique.—Oùras-tudoncvu?—Là-bas,prèsdumaraisdesCanards.—Alorsjemesauve.Nous plaisantâmes alors sans pitié le pauvre garçon, qui,

pendanttoutelasoirée,futtrès-honteuxdelafrayeurqu’ilavaiteue.Quandnous fûmesunpeu reposésdenos fatigues,ma femme

remit sur le tapis la question de restaurer notre château deFalkenhorst. « Sans doute, nous dit-elle, Felsheim est unehabitation plus commode, plus vaste, plus sûre ; mais notrechâteau aérien est, de son côté, le meilleur logement que nouspuissions espérer pour l’été. Nous ne devons pas le négliger ;autrementiltomberaitenruines,et,puisquepartoutnousfaisonsdes travaux, pourquoi cette chère habitation, où nous avonstrouvéunabrienarrivantsurcetteterre,neparticiperait-ellepasàsontourànosembellissements?»Je trouvai ces paroles pleines de sens, et je promis à ma

femmequenousallions tousnousmettreà l’œuvre ; lesenfantsdemandèrent auparavant de faire une place d’appât artificiel,pour attirer nos antilopes et nos gazelles. Ce travail futpromptement achevé ; et, en effet, nous pûmes, à travers letreillage, contempler de plus près les gracieuxmouvements decesanimauxetchoisirparminotregibierceluiquenousvoulionschasser.Nos travauxdeFalkenhorsts’exécutèrentaussiavecrapidité,

si l’ona égardànotrepeude ressourceset à lagrossièretéde

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bonnombredenosoutils.Lesracinesdelabasefurentrabotéesetpolies;puistoutautournousconstruisîmesunepetiteterrasseenterreglaise,quenousconsolidâmesavecdugoudronetdelarésine. L’intérieur de l’habitation fut également réparé ; nousgarnîmes les ouvertures de treillages le long desquelsserpentaient des plantes grimpantes ; la toile à navire quijusqu’alors nous avait abrités se changea en un toit d’écorcesd’arbres,souslequelnousétionsplusensûreté.Nousadaptâmesdesbalconsaux fenêtres, et, ainsi transformée,notrehabitation,quiressemblaitunpeuàunnidd’aigleoudefaucon,devintunecharmantemaisonnettepleinedeverdureetdefleurs.Quand notre vieux château fut remis à neuf, nous nous

occupâmesd’untravailbienautrementconsidérable.Fritzl’avaitproposé depuis longtemps déjà, et, comme il en sentaitl’importance, il revenait souvent sur ce sujet : c’était d’établirsurlaplate-formeélevéedel’îleduRequinunesortedebatteriemilitaire.Sijen’avaispasdonnéplustôtsuiteàceprojet,c’estque l’entreprise en était difficile. Comment, en effet, hisser uncanonàunetelleélévation?Nousyparvînmescependant,maisaprès bien du temps et du travail. Nous commençâmes par letransporter dans l’île, au moyen de la chaloupe. Cela n’offraitaucune difficulté. Ensuite je construisis sur la plate-forme durocher un cabestan aussi grand et aussi fort que je pus, et j’yadaptai une moufle. Une longue corde à nœuds glissant sur lamoufle nous servait d’échelle pour monter et descendre, etbientôtnousfîmescetexerciceavecpresqueautantd’agilitéquedessinges.Grâceàlaconstructionparticulièredenotrecabestan,nouspouvionssoutenirlespoidsenl’air;toutesnosmanivellesfurentmisesàcontribution,et,lorsqueainsitouteutétépréparé,nouscommençâmesàsouleverlecanon.Ilfallait l’éleveràune

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hauteur de plus de cinquante pieds ; et, comme il ne pouvaitmonterquetrès-lentement,nousmîmesplusd’unjouràlehisserjusqu’auniveaude laplate-forme.Une fois là, le travaildevintplus facile, nous pûmes le placer sur son soutien et le braquerdansladirectiondelamer.À côté nous élevâmes une petite guérite, ou poste

d’observationenbambou;elleétaitsurmontéed’unpavillon,quel’on pouvait aisément changer au moyen d’une corde et d’unepoulie. Lorsque la mer n’offrait rien de suspect, c’était lepavillonblancquiflottaitausommetdurocher;si,aucontraire,quelque chose de nouveau était signalé, aussitôt on arborait lepavillonrouge.De tous les travauxquenous avions faits jusqu’alors, c’était

peut-être celuiquinousavaitoccupés leplus longtemps, etquinousavaitdemandéleplusdepeines.Aussinousencélébrâmeslafinavecunecertainesolennité.Lepavillonblancfuthisséausommet de la guérite, et nous saluâmes son apparition par sixcoupsdecanon,queleséchosdesrochersrépétèrentauloin.

1. ↑Enbotanique,lenomdelasensitiveestmimosapudica.(Notedutraducteur.)

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CHAPITREXXXVII

Aperçu général sur la situation de la colonie après dix ans d’établissement. — Lesruchesd’abeilles.—Lesoiseauxmangeursd’abeilles.—Notremusée.—Leportiquedeverdure.—Nosdéfenses extérieures.—Lesbatteries de canons.—Oiseaux-mouchesetcolibris.

Quel’onmepermetted’aborddejeteruncoupd’œilenarrièreetdemettreenquelquesortesouslesyeuxletableaurésumédenotre petite colonie, après dix années d’établissement. Pendantcesdixannées,jedoisledire,nousavonsdûàlaprotectiondeDieu plus de bonheur et de succès que nous ne le méritions.J’espèrequesabonténenous réservepaspour l’avenirdecesdouloureuses catastrophes dont le cœur saigne toujours, et jemets en lui ma confiance, tout en répétant cette parole derésignation:«Quesavolontésoitfaite,etnonlamienne!»On a déjà pu se convaincre aisément que nous avions été

favorisésducielenvenantéchouersuruneterreaussifertilequel’était notre île.Nos deux habitations, Felsheim et Falkenhorst,réunissaientdésormaistouslesavantagesdelacommoditéetduluxe qu’il nous était permis d’espérer. La première était notrerésidence d’hiver, notre principale demeure, notre quartiergénéral. Là se trouvaient toutes nos richesses et presque toutesnos provisions. Falkenhorst était comme notre maison decampagne,séjourcharmantl’été,àcausedelafraîcheurdueàsaconstructionparticulièreaumilieud’unarbre.Toutalentournousavions construit des étables pour notre gros bétail, des cages

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pour notre basse-cour, des ruches pour nos abeilles, des nidspournospigeons.C’étaitaumoyendecalebassespercéesparuncôtéquenous

logionscesderniers;nousenavionssuspenduungrandnombreauxbranchesd’arbresquientouraientnotredemeure,etchacunede ces calebasses était surmontée d’un petit toit en écorced’arbre quimettait le nid à l’abri de la pluie.Nos pigeons s’yétaient habitués aussi bien qu’à Felsheim, où se trouvait lecolombiercentral.Maisde toutesnos richesses, cellequiavaitpeut-êtreprospérédansuneproportionplusétonnante, c’étaientnos abeilles. Les ruches nous fournissaient tous les ans unerécoltedemielsiabondante,quenousn’avionsnullementànouspréoccuper de l’économiser ; aussi le miel entrait-il dans lafabricationdebeaucoupdenosproduits;pourobtenirunnouvelessaim,ilnoussuffisait,peudejoursaprèslafindelasaisondespluies,deconstruireunesimpleruchedanslevoisinage,nouslatrouvionstoujourshabitéeauboutdepeudetemps.Cettemultiplicationd’abeillesnousattiralavisited’ungrand

nombredecesoiseauxnommésméropsoumangeursd’abeilles,et nous fûmes obligés de leur tendre des gluaux : plus d’uneabeille y fut prise aussi, cela est vrai ; mais, d’un autre côté,notrecabinetd’histoirenaturelles’enrichitd’unebellecollectiond’oiseaux au plumage varié et à la forme élégante.Aussi notremuséedevenaitdeplusenpluscurieux,etc’étaitpournousuneoccupationintéressanteet instructiveà lafois,quederelire lesquelquesouvragesdezoologieoudebotaniquequenousavionssauvés du naufrage, en ayant sous les yeux les échantillonsdécritsparlesnaturalistes.Ledimancheétaitconsacréenpartieàcetteétude,et,bienqu’Ernestfûtdetousleplusassidu,chacun

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cependant comprenait la nécessité de cette science, qui nousmettait à même de profiter de beaucoup de richesses qui sanscelafussentrestéesinaperçues.CemuséeétaitàFelsheim, lieuordinairedenotre résidence.

Aussiavions-nousemployétoutenotreactivitéetnotreindustrieà embellir et à perfectionner notre demeure. Devant la façaderégnaitunegalerieforméeparuntoitenpentequivenaitreposersurquatorzepiliersdebambous.Cespiliersavaientétéentourésde vanille ou de poivriers, qui sont des plantes grimpantes, etcettevégétationenavaitfaitbientôtquatorzecolonnesdeverduredont l’aspect était à la fois réjouissant pour l’œil et pourl’odorat. Nous avions d’abord essayé d’y faire pousser de lavigne ; mais l’ardeur du soleil, en cet endroit, était trop fortepourqu’uneautreplantequelesplantesindigènesdestropiquespûtycroître.Enrevanche,celles-ciprospéraientsipromptement,quenouslestrouvionstoujourschargéesd’épicesquandnousenavionsbesoin.»À chacune des extrémités de la galerie était une sorte de

pavillon aumilieu duquel jaillissait une fontaine. L’une d’ellesversaitl’eaudanslebassinformédel’écaillédelagrandetortued’Ernest,tandisquel’autren’avaitpourréservoirqu’uneaugeenbambou ; nous attendions une nouvelle tortue pour établir unesymétrie parfaite entre les deux fontaines. C’était auprès de lapremièrequenousnousréunissionsleplussouvent.Chacundesdeuxpavillonsétaitsurmontéd’unpetittoittravaillédanslegoûtchinois. Enfin des conduits mobiles de bambous nouspermettaient de diriger les eaux de nos fontaines sur un pointquelconque de nos plantations, sans que nous eussions d’autrepeinequeledéplacementdesconduits.

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Nous avions tiré tout le parti possible des environs de notredemeure,soitpourFutilitédeladéfense,soitpourl’agrémentduséjour.Toutesnosplantationseuropéennesou indigènesavaientparfaitement réussi, et leur végétation luxuriante faisait unagréablecontrasteaveclesrochersaridesauxquelsétaitadosséFelsheim,etquidominaientlepassage.Toutcepaysageétaitanimé,soitsurlaterre,soitdanslabaie,

parlatroupenombreusedenosanimauxdomestiques.Lescygnesnoirs contrastaient par leur plumage avec la blancheur de celuidesoies ; là aussi se trouvaientnos canards,nospoulesd’eau,auxcouleursdifférentes.Parmitousbrillaientlapoulesultane,lehéron royalet le flamant ; à terre,aumilieudes sentiers frayésdanslaforêtousurlespelousesdeverdure,couraientlespoules,les grues, les dindons, les outardes, auxquels semêlaient notrebeloiseaudeparadisoulagrandeautruche,quidominaitdebienhaut tout ce petit monde gloussant. Les coqs de bruyères’abritaientdansleshautesfutaies,etlespigeons,sanscesseenvoyage de Falkenhorst à Felsheim, venaient presque sous lagaleriechercherunmomentderepospourleursailesouunemiede pain oubliée pour leur bec. En unmot, il y avait autour denous tant de mouvement, tant de variété, tant de vie, que nouscomparions souvent notre demeure au paradis terrestre, àl’époque où notre premier père se promenait au milieu desanimauxdetouteespèce,aveclamajestéquiconvenaitauroidelacréation.Ce séjour n’était pas seulement agréable à habiter, il était

encore parfaitement protégé de toutes parts. À droite, il avaitpour limite le ruisseau du Chacal, sur les bords duquelcroissaientunefouledeplantesépineuses, tellesquedesaloès,

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descactus,despalmiersetdesfiguiersindiens,semêlantàdescitronniersoudesorangersenfleurs.Touscesarbres, poussantdans tous les sens, avaient forme une barrière si épaisse et siserrée,qu’unesourisn*auraitpupasserautravers.Àgauche,desrochersabruptsdans lesquelsse trouvaitnotregrottedecristal,et plus loin le marais des Canards, formaient une barrièrenaturellequi interceptait toutecommunicationavec laplagequis’étendait au delà ; nous avions fait devant le marais uneplantationdebambousplusutilespournosusagesjournaliersquecommedéfense.Derrièrelamaisonenfinsedressaitlalignedesrochers inaccessibles que nous n’avions même pas explorés,mais qui de ce côté mettaient nos domaines à l’abri de toutdanger ;enfacedenousenfin, lerivage,quidescendaitvers lamer.Onnepouvaitdoncpénétrerdansnosdomaines,envenantde l’intérieur de l’île, que par le pont de la Famille sur leruisseauduChacal.Maiscepont,dontnousavionsfaitunpont-levis,étaitenoutreflanquédedeuxcanonsdesix.Ducôtédelamer, nous avions une contre-batterie de deux canons du mêmecalibre,etlapinassearméededeuxcoulevrinesetdedeuxautrescanons;telsétaientnosmoyensdedéfense.Tout le terrain situé entre notre galerie et le ruisseau du

Chacal, en remontant vers sa source était occupé par nosplantations.Ellesétaientferméesparunepalissadedebambousqui partait en droite ligne de l’habitation et aboutissait auruisseau. Dans l’espace triangulaire qu’elle séparait étaient unpetitchampdeblé,unautrepluspetitdecoton,quelquesplansdecochenille, et enfin le verger de ma femme, où croissaient lesarbresfruitiersdupaysoud’Europe.Noschampsprincipauxdemaïs, d’orge, d’avoine, de seigle et enfin de blé étaient surl’autreriveduruisseau,maistoujoursenvue.Nousn’avionsde

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ce côté que ce qu’il nous fallait pour avoir sous la main lesproduits nécessaires à notre usage journalier. Parmi les arbresfruitiers,ceuxquenousavionsexportésvenaientbeaucoupmoinsbien que les autres : la chaleur du climat, sans doute, ne leurconvenait pas, car nos pommes et nos poires étaient aigres etdures;lesprunes,lescerises,lesabricots,neprésentaientguèrequ’unnoyauàpeinecouvertd’unechairfadeetinsipide.Sinouscontinuions à les cultiver, c’était uniquement parce qu’ils nousrappelaientlapatrie,carilsnenousservaientdésormaisàrien;nousétions,dureste,amplementdédommagésparlesananas,lesoranges,lesfigues,lescitrons,lespistaches,dontchaqueannéenousfaisionsuneabondanterécolte.Cettegrandequantitédefruitsnousattira,ilestvrai,lavisite

debeaucoupdemaraudeursailésouàquatrepattes.Àl’époquedes noisettes, l’écureuil du Canada s’établissait dans nosdomaines ; lesperroquetsvenaientcroquernosamandes,etunefouled’oiseauxdetoutessortess’abattaientsurnoscerisesetnosabricots. Dans le commencement, quand nous n’avions encorequepeud’arbresfruitiers,nousfûmesobligésdedéfendrenotrerécoltepartouslesmoyensdedestructionetparlesépouvantailsquenouspouvionsinventer:c’étaientdespièges,desgluaux,deslacs,despetitsmoulinsàvent;quesais-je?Nousfûmesmêmeforcesd’envenirà tirerquelquescoupsdefusilquienrichirentnotremusée aux dépens desmaraudeurs ;mais, plus tard, nousavionstantdefruits,quenousabandonnionsauxoiseauxducielunpeudenotresuperflusansenressentiraucunegêne,etdèslorsnouslaissâmeslespillardssenourriràleurfantaisie.Dieun’a-t-ilpascréésesbienspourtous?Cen’étaitpasseulementàl’époquedesfruits,maisbienaussi

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danslasaisondesfleursquenousvoyionsarriverautourdenousune grande quantité d’oiseaux étrangers qui venaient chercherleur nourriture parmi nos possessions. C’étaient surtout lesoiseaux-mouchesetlescolibris,sigracieuxdansleurplumage,sivifs dans leursmouvements.Aussi c’était toujours avec plaisirque nous saluions leur arrivée, et, bien loin de penser à leschasser,nouscherchionsplutôtàlesattirerprèsdenous.Rien, effectivement, n’était plus joli à voir que ces petits

oiseaux,àpeineplusgrosquedespapillonsetdontlesailessontaussibrillantes,venantsejoueraumilieudenosfleurs;toujoursenactivité, tantôt ils sepoursuivaiententreeux, sedisputantunbouton ou une feuille ; tantôt ils se réunissaient contre quelqueoiseau plus gros et l’attaquaient avec courage, jusqu’à ce quel’intrus eût quitté leur voisinage et les eût laissés grappiller àleur aise sur les arbres qu’ils s’étaient choisis.Nous étudiionsleursmœurs, leur caractère, leurs habitudes.Cespetits oiseauxsontd’unevivacitédontonnesauraitsefaireuneidée:ondiraitqu’ilsneseposentjamais,tantilss’arrêtentpeusurchaquefleur,toujours voltigeant de côté et d’autre, et ils semblent animéssouvent de mouvements de colère qui ont quelque chose decomique;ilssebattentlesunscontrelesautres,quandilsveulentpuiser ensemble à la même source ; quelquefois même ilstournent leur courroux contre la fleur où ils n’ont pas trouvé lesucqu’ilscherchaient:ilsluiarrachentsespistils,sesétamines,brisentmêmesatige,etsemblentvouloirlapunirdecequ’ellealaissé prendre son parfum, ou à un insecte parasite, ou à unoiseau de passage, oumême au soleil qui l’a desséchée, ou auventquienaemportélesarômesodorants.Nousneleurfîmespaslachasse,carjesavaisquecespetits

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oiseaux ne peuvent vivre en captivité, il leur faut la liberté etl’espace ; mais nous fîmes tout ce que nous pûmes pour lesengager à se fixer près de nous : des gâteaux de miel furentdisposés aux environs, des caisses de fleurs choisies lesinvitaientàvenirvoltigerautourdenotrehabitation.Bientôt,eneffet, quelques jolis couples bâtirent leur nid mignon dans lesarbres à épices qui croissaient le long de notre galerie. Sansdoute ilsétaientretenuspar l’odeurpénétrantede lavanille,ouparl’odeurdesorangers:nouseûmesainsileplaisird’assistersans cesse aux ébats de cette troupe joyeuse et animée, et devivreaumilieud’ellesanslatroublernilafairefuir.Nos arbres à épices avaient prospéré, eux aussi, et nous

recueillions aujourd’hui les fruits de ce que nous avions semédans les premiers temps de notre séjour. Les muscades, entreautres, dont quelques plants mêlés aux bananiers croissaientdevant l’entrée de notre demeure, nous envoyaient d’agréablesparfums, quand le soir nous nous reposions, dans une doucecauserie, des fatiguesde la journée.Mais ces fruits étaient fortappréciéspardesmaraudeursdugenredesoiseauxdeparadis.Ils venaient les dévorer sous nos yeux ; et d’abord l’aspectvraimentroyaldeleurplumagenousavaitséduits;maisbientôtleur voracité et leur ramage peu harmonieux nous les rendirentfort incommodes. Après en avoir pris quelques-uns dans desgluauxpourgarnirlesgaleriesdenotremusée,nouséloignâmesles autres en plaçant comme épouvantai ! quelques oiseaux deproieempaillésdontlavuesuffisaitàlesécarter.Nos olives étaient plus respectées. Nous en avions de deux

espèces:l’une,quenousrecueillionsavantsamaturitécomplète,était réservée à la cuisine ; elle était plus grosse que l’autre ;

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nous la faisions mariner et confire dans du vinaigre, et elleapparaissait ensuite, sur notre table, dans des sauces dont ellerelevait le goût. L’autre espèce était amère au goût ; nous lalaissions mûrir sur l’arbre jusqu’à ce qu’elle devîntcomplètementnoire;ellenousservaitàfairedel’huile.

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CHAPITREXXXVIII

Le pressoir. — Perfectionnement dans la fabrication du sucre. — Le four. — Unnouveauchampderiz.—Lepiègesingulier.—Accroissementdanslenombredenosanimauxdomestiques.—Caractèredemesfils.

Mais, pour utiliser tous ces produits, il fallut augmenter etperfectionnernotrematériel.Ilseraittroplongdedétaillericilesmachinesquenousconstruisîmesàceteffet;souvent,d’ailleurs,leurformeétaittrès-grossièreetleurmécanismeassezimparfait.Je dirai seulement que, notre récolte d’amandes, de noix etd’olivesaugmentanttouslesans,nousdûmesremplacerl’ancienmortier et le petit pressoir de pharmacie que nous avionsemployésautrefoispournosnoixdecoco,parunpressoirplusconsidérable. La meule se mouvait sans trop de fatigue, etpermettaitdefabriquercedontnousavionsbesoin.Ilnousfallutaussiunfourneaupourchauffer lapâtesortantdelameule,afinquel’huilecoulâtpluspromptement;unchaudronpourrecueillircettehuile,desbarils,destonnespourlaconserver.Nous passâmes bien du temps à confectionner tous ces

ustensilesdegenressidifférents,maiscependantnousarrivâmespeuàpeuànousmonterdetoutcedontnousavionsbesoin,pourfaire sans trop de peine ni de perte de temps notre récolteannuelle.Lafabricationdusucre futaussi l’objetdeperfectionnements

notables;jusqu’àprésent,ennousservantdenotrevieuxmortier,nousavionsobtenuunsiropsucréqui,pendantquelquesjours,se

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conservaitassezbien,maiss’aigrissaitparlasuite.Ilfallaitdonccompléter notre préparation, et nous arrivâmes, non pas à lecristalliser comme dans les raffineries, cela était au-dessus denos forces, mais à lui donner une consistance plus ferme, serapprochantdelacassonade.Je me rappelai que les principaux ustensiles nécessaires au

raffinement du sucre se- trouvaient sur le navire naufragé etavaient été sauvés au moins en partie ; il s’agissait de lesretrouver, quoiqu’ils eussent été consacrés déjà sans doute àd’autresusages.Leschaudronsnousavaientserviàserrernotrepoudre ; mais, comme nos chasses fréquentes avaient diminuénotre provision, il s’en trouvait trois ou quatre vides que jerendis à leur ancienne destination. Je retrouvai également lesgrandscylindresdecuivrenécessairespourunpressoiràsucre,les pelles en métal et les écumoires, le tout bien conservé etnullementendommagéparl’oxydation.J’avaisdonclesélémentsimportants,etjeconstruisisalorsunfourdestinéàchaufferlejusdecanne.Ungrandpressoir,misenmouvementparunevis, futdisposéau-dessusdescylindres,qu’il faisait tourner ;un leviercoudé,àl’extrémitéduquels’attelaitunedenosbêtesdesomme,mettait tout l’appareil en mouvement. En quelques jours, nouspouvions avoir la quantité de sucre nécessaire à notreconsommationdel’année.Nous fîmes un autre pressoir dans le même genre destiné à

trois usages différents : d’abord à écraser le chanvre sous uncylindre de pierre, au lieu de le frapper avec un pilon, commenousl’avionsfaitdansleprincipe;ensuiteàbroyerlesolivesoules raisins, si nous en avions plus tard, comme nous n’endésespérions pas encore ; enfin à piler le cacao ou d autres

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substancesdecegenre.Pourfairelefonddecepressoir,j’avaiscreuséunegrandepierretiréedelacarrièrevoisinedelagrottede cristal, et dont j’ai parlé déjà, comme étant très-molled’abord,etacquérantensuite,sousl’influencedufeuoumêmedel’air, une grande solidité. Je l’avais travaillée de manière àformerunreborddeprèsd’unpiedqui lamaintenaitsuspendueau-dessusd’unfourpratiquédanslaterre,etquenouschauffionsquand il s’agissait de préparer des noix, des amandes ou desolives,outoutautrefruitoléagineux,oùlachaleurestnécessairepourhâterl’opération.Nous avions d’abord établi ces deux pressoirs en plein air,

dans la langue de terre comprise entre notre pont et la baie oùnouschassionslesharengs;maisplustardnousconstruisîmesuntoit pour les mettre à l’abri, puis, bientôt après, le toit nousamenaàcompléternotre travailparunebâtisseassezgrossièrequinouspermettaitcependantdetravaillerdanscelieuentoutessaisons. L’île de la Baleine avait eu son tour dans nosembellissements ; pourtant elle était toujours restée moinssoignée,précisémentparcequenousl’avionsréservéepourêtrele théâtre de toutes nos opérations un peu malpropres etinfectantes,tellesquelapréparationdelacolledepoisson,delachandelle, lafontedelagraisse,latannerie.Nousavionsétablinotre atelier sous un rocher qui surplombait au-dessus de nostêtes,ensortequenouspouvionsaussiytravaillersansredouterlesintempériesdel’air.Chacundecesétablissementsétaitpournousl’objetdesoinsspéciaux,sansnousfairenégligerpourtantlesconstructionspluséloignéesquenousappelionsnoscolonies.À Waldegg, par exemple, nous convertîmes les marécagesenvironnants enunvéritable champde riz, dont la récolte nouspayaamplementdenospeines.ÀProspect-Hill,chaqueannée,à

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l’époquedelafloraisondescâpriers,nousfaisionsrégulièrementuneapparitionpour recueillir lesgrainesdecetarbreprécieux,qui étaient ensuite confites dans notre vinaigre aromatique etconservéesdansdesbocaux.Verslemêmetempsnousrécoltionslesfeuillesdethé,etcetteopérationsefaisaitavecleplusgrandsoin,afinqu’ellesgardassentlepluspossiblel’arômepénétrantqu’elles possédaient. Après les avoir laissées sécher, nous lesconservionsdansdesvasesdeporcelainesolidementfermés,oùellesrestaientfraîchesetodorantes.Àl’époquedescannesàsucre,nousarrivionsàlaplantation,

etnousprofitionsdenotrepassagepourrécolterenmêmetempsnotremillet sauvage, quimûrissait vers lemême temps, et quinous servait à nourrir nos volailles. Toutes ces excursions sefaisaient avec la chaloupe, que l’on pouvait charger aisémentd’un lourd fardeau ; en outre, nous avions le plaisir d’aller enmer,etd’opérerenpassantquelquedescenteàl’îledelaBaleineouàcelleduRequin.De Prospect-Hill, nous poussions ordinairement jusqu’au

défilédel’Écluse,pourreconnaîtresinosfortificationsrestaienttoujoursenbonétatet siquelqu’undeséléphantsoudesautreshabitants de la savane s’était pris dans nos pièges. Fritzs’embarquaitalorsdanssoncaïaketilallaitsurlariveopposéefairedesprovisionsdecacao,debananesetdeginseng,qu’ilyavaitdécouvertsautrefois;etnousrevenionschargésdetoutcetattirail, sans oublier la terre de porcelaine, qui nous servait àcompléternotreservicedetable.Dans une des courses aventureuses demon fils, il remarqua

une si grande variété de coqs et de poules d’Inde, que nousrésolûmes d’en faire une chasse à la manière des habitants du

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Cap.Notrepiègefutassezlongàconstruire:ilsecomposaitdequatre parois quadrangulaires faites avec des poutres et desbambous grossièrement ajustés ; elles enfermaient ainsi unespacedesixpiedsdehautsurdouzedelargeetdelongenviron.Cettecagerestaitenplacetoute l’année,mais,à l’époquedelachasse,nouslarecouvrionsd’unlargegrillageassezsolidepourne pouvoir être brisé facilement. Un petit conduit souterrainaboutissaitàl’intérieurdelacage;l’entréeenavaitétéaplanieet nettoyée. Au moment de la chasse, le grillage posé, nousmettions à l’entrée de notre petit conduit des graines et desfriandisesde toutessortes,etnousen jetionsquelquespoignéesdans l’intérieur de la galerie ; bientôt les coqs et les poulesarrivaientpourbecquetercegrain,ets’engageaientalorsdanslepassage assez étroit par lequel ils apercevaient la lumièrepassant par le treillage du sommet ;mais, lorsqu’en continuantleurrouteàlarecherchedenouvellesgrainesilsétaientarrivésdansl’intérieurdelacage,ilscherchaientenvaindes’échapperpar la grille, et ne pouvaient retrouver le conduit qui les avaitamenés, car sa construction sous terre le laissait complètementdans l’obscurité. Ils restaient donc à se débattre le long desparoisjusqu’àcequenousvinssionslesprendre.Nosanimauxdomestiquess’étaientbeaucoupmultipliés:tous

lesanslachienneBillnousdonnaitcinqousixpetits,maisnousétions obligés de les jeter à l’eau, car sans cette mesure nousaurions fini par être dévorés par nos défenseurs. Nous neconservâmes qu’un seul chien que Jack voulut appeler Coco,parce que, disait-il, l’o était la voyelle la plus sonore del’alphabet, et que, par conséquent, ce nom s’entendrait de bienplusloinquandonleferaitretentirdanslaforêt.Lebuffleetlavache nous donnèrent aussi annuellement un petit, mais nous

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n’élevâmes qu’un taureau et une génisse, que nous appelâmesTonnerre etBlonde. Outre l’ânon nommé Léger dont j’ai déjàparléplushaut,nouseneûmesunsecondquel’onappelaFlèche,danslapenséequ’il justifieraitparsarapiditéà lacoursecettebelledénomination.Noscochonss’étaientaccruségalement,maischaque jour ils

devenaientplussauvages.Aussinous leschassionssanscraintede voir s’éteindre leur race, qui tous les ans s’augmentait denouvelles portées de petits marcassins. Les lapins musqués del’île de laBaleine avaient tellementpeuplé leur résidence, quenousétionsobligésd’entuerungrandnombrepourquel’îlepûtsuffire à les nourrir. Leur peau nous servait à nous faire deschapeaux,et leurchair,quiavaitconservé legoûtet l’odeurdumusc,devenaitlerégaldenoschiens.Quant aux antilopes, nous eûmes bien de la peine à les

apprivoiserunpeu.Leclimatde l’îleduRequin,àcausede lapositiondecelle-ciaumilieudelamer,étaittroprudepourcesgracieux animaux ; aussi ne prospéraient-ils pas dans lamêmeproportion que nos autres bêtes ; nous en transportâmes un oudeux couples naissants à Felsheim, où ils furent l’objet de nossoins les plus assidus. Ils se familiarisèrent avec nous, sanscependantarriverjamaisàunedocilitésemblableàcelledenosanimaux domestiques, mais nous ne les conservions auprès denousquepouravoirleplaisirdelesregarder,sanschercheràlesutiliser autrement. Quant à ma famille, elle s’était développéeaussi au milieu des occupations de la vie active que nousmenions. Au bout de ces dix années, nous étions tous, grâce àDieu, d’une bonne santé, à peine altérée, au début de notrecolonisation, par quelques accès de fièvre dus à la chaleur et

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nécessaires à l’acclimatation.Machère femmen’avait pas tropvieilli;quantàmoi,bienquelesoleileûtdégarnimonfront,jeme sentais encore fort et vigoureux ;maismon caractère avaitperduunpeudel’énergiequiluiavaitéténécessairepourfondercettenouvellecolonie.Fritz atteignait sa vingt-quatrième année ; il était plutôt petit

quegrand,maispleindevigueuretdesève;dureste,aussisageet réservé que hardi et prudent ; nous le regardions réellementcommelebrasdroitdenotresociété,commeceluiquipouvaitlemieuxmeremplaceretsuffireàladéfenseetàlaconservationdelafamille.Ernest,bienqu’ilfûtparvenuàvaincresanatureindolenteet

paresseuse,était loind’avoirl’activitédesautres;àvingt-deuxansilétaitplusgrandquesonfrèreaîné,maismoinsvigoureux;en revanche, son intelligence, sasagaciténaturelle,avaientprisbeaucoup de développement, grâce à l’étude ; nous avionsrecours à lui le plus souvent, lorsqu’il nous fallait appliquer ànotre situation présente quelqu’une des découvertes que laProvidence nous permettait de faire. Jack avait peu changé decaractère.Àvingtansilétaitlégeretétourdicommeàdix;petitet bien proportionné, comme Fritz, il avait peut-être plusd’agilité dans les mouvements et plus de souplesse dans lesmembres.François,enfin,ledernier-nédecettechèrefamille,avaitpris

en quelque sorte un peu du caractère de chacun de ses frères,maisavecunenuanceplusdouce:ilétaitplussensiblequ’aucund’eux,maisaussiplusréservé; ilaimait l’étudecommeErnest,bien qu’il s’y livrât avec moins d’ardeur ; d’un autre côté, ilpartageaitdansunecertainemesurelesgoûtsaventureuxdeFritz

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etdeJack.Commeleplusjeune,ils’étaitvusouventenbutteauxrailleries de ses frères, et cela avait déterminé chez lui uneprudence plus grande qu’on n’a droit raisonnablement d’enattendred’unenfantdedix-septans.Mesquatrefilsavaient,d’ailleurs,conservéuncaractèrenaïf

et enfantin qu’ils eussent perdu beaucoup plus tôt s’ils fussentrestésdanslasociétéencontactavecdesjeunesgensdeleurâge.Mafemmeetmoimaintenionssureuxtoutenotreautorité,et,s’illeur arrivait quelquefois de se passer de notre permission, aumoins n’avions-nous jamais à leur reprocher une véritabledésobéissance. Mes ordres formels étaient toujours exécutésponctuellement,carilssavaientquejen’avaisenvuequelebiengénéral,etleurconfianceenmonexpérienceleursuffisaitpoursesoumettreàcequej’avaisdécidé.Jevoyaisavecplaisirl’unionetlaconcordes’affermirdeplusenplusentreeuxtous;c’étaituneconséquencedel’espritprofondémentreligieuxdontchacund’euxétaitanimé.Avecl’amourdeDieusedéveloppaitchezeuxl’amourdelafamille.Tel était l’état de notre petite colonie dix années après sa

fondation ; pendant ce temps, nous n’avions eu aucun rapportavec la société ; mais nous gardions l’espoir de voir un jourabordersurcetteterreécartéequelquesmarinseuropéens,etcetespoirsoutenaitnotrecourageetentretenaitnotreactivité.Ainsinousavionsamassétoutcequinousparaissait leplusprécieux,afin qu’un jour, si la Providence le voulait, ces richessescolonialespussentêtreconvertiesenunesommeassezfortedontnous aurions besoin dans nos relations avec lemonde civilisé.Touslesans,notreprovisiondeplumesd’autruches’augmentaitdanscebut,et,enoutre,nousconservionsdespetitescargaisons

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de thé, de cochenille, de vanille, de cacao, de muscades,d’essences d’orange ou de cannelle, en prenant soin que cesproduitsneperdissentriendeleurvertunideleurarôme.Toutceladevaitnousservirplustard,nousl’espérions,ànous

procurer une situation plus avantageuse. Une chose m’effrayaitcependant : la diminution de notre poudre. Je ne pouvaisenvisagersanscraintelaperspectivedujouroùnousenserionsprivés. C’était là notre défense principale. Par elle seulementnouspouvionsespérerdelutteravecavantagecontrelesgrandsdangersquinousmenaceraient,soitdelapartdesbêtesféroces,soitdecelledespiratesmalaisoudessauvageshabitantsdecescontrées.Ilfallaitdonclaménageretneremployerquedanslescirconstances où elle était réellement nécessaire. Pour noschasses habituelles, nous avions des arcs, des flèches et desfrondes, armes avec lesquelles nous étions maintenant assezfamiliariséspourn’avoirbesoinderecouriraufusilquedanslescasexceptionnels.Mais, je l’aidit,nousavionsmisnotreconfianceenDieu,et

nous étions convaincus que la Providence, après nous avoir sivisiblementcouvertsdesaprotection,nenousabandonneraitpaspar la suite. Sans cette espérance, en effet, je n’aurais puconsidérer l’avenirqu’aveceffroi etdécouragement.Que seraitdevenue,plus tard, cettepetite famille, si jamais ellenedevaitrevoir les hommes ? Quand la vieillesse et la mort auraientenlevélepèreetlamèreauxenfants,pouvais-jeprévoiràquelsdestins ils seraient réservés ? Quel serait le sort de celui quiresterait comme dernier débris de notre colonie, assistant auxfunérailles de toute sa famille, et se trouvant, solitaire et sansdéfense, livré à ses seules forces individuelles, peut-être déjà

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vieuxlui-même?Danslesheuresoùcespenséesseprésentaientàmonesprit,j’éprouvaisuneineffableconsolationàélevermonâmeversDieu,àremettrenotresortentresesmains,sachantbienqueceluiquiprendsoindel’herbedeschampsetdel’oiseauduciel ne laissera pas sans soutien ceux qui le servent et quil’aiment.

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CHAPITREXXXIX

ExcursiondeFritz.—Nosinquiétudesàsonsujet.—Sonretour.—Ilnousracontecequ’il a vu de remarquable.—Les nids comestibles d’hirondelles.—Quelquesmotssurcesnids.—Lesperles.—Laloutredemer.—L’albatroset lebilletmystérieux.

Un matin, Fritz, sans nous en demander la permission, quittaFelsheim,etnousnenousaperçûmesdesonabsencequelesoir,n’ayant plus retrouvé son caïak attaché au rivage. Pleinsd’inquiétude, nous nous rendîmes sur-le-champ au rocherd’observation.Lepavillondesignalfuthissé,etnoustirâmesuncoup de canon. Déjà le soleil, dorant de ses derniers feux lasurfacedeseaux,allaitdisparaîtreàl’horizon,quand,àforcederegarder avec notre lunette, nous découvrîmes au loin notrecoureur d’aventures dans sa légère embarcation. Il ramait avecvigueur, et cependant ilmesemblaitqu’iln’approchaitpasvitedurivagedeFelsheim.Unsecondcoupdecanonfuttiré;puisnousremontâmesdans

notre pinasse, afin d’arriver à temps pour recevoir Fritz à sondébarquement.Dèsqu’ilentradanslabaieduSalut,jepusvoirce qui ralentissait samarche : un gros animal nageait attaché àtribordducaïak, tandisqu’à l’arrière était suspenduunénormesac.«D’où viens-tu ? criai-je à Fritz quand il fut à portée de la

voix.J’espèrequetueschargé!Tun’ascouruaucundanger?— Dieu merci ! me répondit-il, il ne m’est arrivé rien de

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malheureux ; au contraire, ce voyage m’a fait faire de bonnesdécouvertes.»La caïak fut déchargé et tiré sur la grève. Nous entourâmes

Fritz, aussi avides d’entendre le récit de son expédition qu’ilétait lui-même désireux de nous le faire. « D’abord, mon cherpère,jevouspriedem’excusersijesuissorticematinsansvousavertir:maintenantquej’aimoncaïak,jemedécideplusviteàaller en mer que quand il fallait passer une ou deux heures àpréparer notre grande pinasse ; il suffit d’un beau temps, d’unsimpledésirdevoyager,pourque jememetteenroute.Depuisquelquetemps,jepensaisavecregretquenousnesavionsencorerien du pays situé au couchant de celui que nous habitons. Jerésolusdoncdel’explorer.Jefisdesprovisionsdevoyage,quejemisen secretdansmoncaïak ;outreunmorceaude jambon,unevessiepleined’eau,uneautrepleined’hydromel,j’emportaiunegaffe,unharpon,desfilets,uneboussoleetunbonfusil,sanscompter les pistolets suspendus à ma ceinture et ma hache.L’aigle fut admis à m’accompagner, et, ce matin, pendant quevousétieztousoccupésdanslagrotte, jesortisdoucementpourgagnerlerivage,etbientôtjefusembarqué.«Enpassantentrelesrochersoùnotrebâtiments’estperdu,je

visaufonddel’eau,encetendroitpeuprofondeettrès-limpide,quelques pièces de canon, des boulets, des barres de fer, etd’autresobjetsassezlourdsquenousretireronspeut-êtreunjoursi nous parvenons à nous faire un levier assez fort. Puis jem’avançai vers la côte occidentale de l’île en doublant unpromontoire formé de rochers énormes jetés pêle-mêle les unssurlesautresouisolés.Lesoiseauxdemerdetoutessortesontpris les plus inaccessibles pour leurs repaires ; sur les moins

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élevés j’ai vu des lamantins dormant et ronflant au soleil. Jecroisquece lieuest leur retraitehabituelle :de toutesparts setrouvent les squeletteset les longuesdentsdecesanimaux. Ilyauralà,sinousvoulons,amplerécolteàfaire.«J’avoueque,nemesentantpas tropàmonaiseenpareille

compagnie, jem’échappai à travers les écueils, sans penser lemoins du monde à me frayer un chemin par la force et par laviolence.Cenefutqu’auboutd’uneheureetdemiequejemevishors de leur atteinte ; je passai sous une immense arche assezsemblablepar sa formeàunarceaudenosvieilles cathédralesgothiques, mais plusmajestueuse, plus haute, et taillée dans lerocparlamainpuissantedelanature.Endedansdecetteporte,je vis un nombre incalculable de nids d’hirondelles, placés demanièreàêtrecomplètementàl’abridelapluie.Dèsquejefussous la voûte, ces hirondelles volèrent par centaines autour demoisansm’inspirerbeaucoupd’effroi.Ellesétaienttoutauplusgrosses commedes roitelets, avecdes ailes d’ungris clair, lesplumes du dos et de la queue plus foncées, le ventre d’uneblancheur éblouissante. Je ne pourrais vous mieux comparerleursnidsqu’àdescuillerssansmancheetcolléesparderrièrecontre une pierre. Ils me parurent d’abord faits de cire etexcitèrent ma curiosité ; j’en pris quelques-uns, et, en lesexaminant de plus près, je crus qu’ils étaient composés deplusieurs couches de colle de poisson desséchée. J’en ai doncgardéplusieurspourvous lesmontrer.Peut-êtrenous seront-ilsdequelqueutilité.

MOI.—Jetelouedetaconduiteencetteoccasion,monami,etjeteloued’autantplusquetuasépargnécesoiseauxindustrieux.Tes nids sont précieux, et nous pourrions en tirer un très-bon

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partisinousétionsenrelationcommercialeaveclesChinois,quilesachètentfortcher,et lesregardentcommeunmetsexcellent,surtoutaccommodésavecdesépices.

MA FEMME. — Comme la gourmandise des hommes estingénieuse ! Je nem’étonnerais pas si, un jour, quelque habilecuisinier trouvait le moyen de faire un plat de choix avec descopeaux de bois, pourvu qu’il y ajoutât une centaine de diversingrédients.

MOI. — Autrefois on vantait beaucoup, comme un metssavoureux, les nageoires de requin.Mais tu devrais bien nousaccommoderunniddeceshirondelles,pourquenousjugionsparnous-mêmessilesChinoisonttortouraisondelesestimer.

MAFEMME.—Je leveuxbien,vousm’excuserezseulementsije ne réussis pas ; car j’ignore plusieurs secrets de la scienceculinaire.

TOUS.—Oh!chèremère,régalez-nousd’unnidd’hirondellesapprêtéàvotrefaçon.

FRITZ. — Pourriez-vous nous dire, mon père, comment leshirondelles se procurent cette matière gluante qui, desséchée,constitueleurnid?

MOI. — On ne le sait pas d’une manière positive. Les unsdisentquec’est l’écumede lamerdesséchée :vouscomprenezque ceci est absurde ; d’autres croient, avec plus devraisemblance,quecettematièreprovientdecertainsmollusquesdont les hirondelles de mer se nourrissent ; d’autres enfin laregardentcommeétantdufraidepoissonouunegommevégétale.Ainsiriendebiencertainàcetégard.—Aprèsavoirsoigneusementemballémesnidsd’hirondelles,

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repritFritzencontinuantsonrécit, jepoursuivismaroute,et,àl’issue des rochers, j’entrai dans une baie magnifique dont lerivageétaitbordéparunesavanes’étendantau loin,àpertedevue ; çà et làdes touffesd’arbres ; àgauche,des rochers très-élevés;àdroite,l’embouchured’unepetiterivière;audelàdelarivière, unmarais et une vaste forêt de cèdres qui cachaient lereste du paysage. Pendant que je longeais la côte, doucementportésurunemeruniecommeunmiroir,jepusvoir,jusquedansles profondeurs de l’onde transparente, des couches decoquillagesbivalvesattachésentreeuxetsurlesécueilspardesfilaments minces comme des cheveux. Je pensai que cescoquillagesdevaientavoirungoûtplusagréablequenospetiteshuîtres de la baie du Salut ; ils étaient si gros, qu’un seulcontenait bien la nourriture suffisante pour deux hommes ; j’enpéchai donc plusieurs avec mon petit filet, et les jetai sur lerivagepourlesmangerplustardetenramasserpourvous.Quandjemedisposai à les reprendre, jem’aperçusque la chaleur dusoleilavaitfaitécarterlesdeuxvalves,etqueleshuîtresétaientmortes.Alorsjen’eusplusenviedem’ennourrir;cependantjevouluslesexaminerdeplusprès,etjecoupaiquelquesboutsdecesfilamentsdontjevousaiparlé,pensantqu’ilspourraientnousservirdans lafabricationdenoschapeaux,et je lesserraidansma gibecière. Ayant percé à coups de couteau plusieurs deshuîtresmortes,jetrouvaileurchairsidureetsicoriace,quej’endus conclure qu’elles ne devaient pas être comestibles ; jetrouvaicontrel’écailleplusieursperles,une,entreautres,grossecommeunenoisette;lesvoici,examinez-les.»À ces mots, mes trois autres enfants s’approchèrent de leur

frère, et examinèrent avec curiosité ces perles d’une blancheuréblouissante.

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«Tuastrouvélàunvraitrésor,monenfant,dis-jeàFritz:desnations entières nous porteraient envie si elles connaissaientnotre merveilleuse découverte. Tu nous apportes là de vraisperlesorientalesd’untrès-grandprix;malheureusement,commenousn’avonsde relation avecpersonne, cesbagatellesnenousseront même pas aussi utiles que les nids d’hirondelles ;cependant nous irons un jour voir la baie où tu as trouvé ceshuîtres,qui,avecletemps,deviendrontpeut-êtreinappréciablespournous.Continuetonrécit[1]»Fritzcontinuaainsi:«Aprèsavoirprisunpeudenourriture,

jecontinuaimanavigationauhasardlelongdelaplageunie,quisemontraitdeplusenplusvariéeetdécoupéeenpetitesbaies.Mais jen’avançaispasvite, àcausedupaquetd’huîtresque jetraînais après moi. J’arrivai à la rivière dont j’ai parlé. Ellecoulait lentement, et était couverte des plus belles plantesaquatiques, ce qui la faisait ressembler aune prairie. Plusieursoiseauxcouraientdessus,et,entreautres,uneespècequiavaitlespattesfortlongues.J’arrivaibientôtaupromontoirequifermelabaiedel’autrecôté,etquis’avancejusqu’enfacedel’arche.Làs’étendent des récifs qui séparent complètement la baie de lamer, avec laquelle celle-là ne communique que par une passetrès-étroite. Il est impossibledevoirunesituationplusbelleetplus avantageusepourunport demer. Jevoulais profiter de lapassepoursortirdelabaie;maislamaréequimontaitnemelepermitpoint.Jelongeaidonclepromontoire,espérantytrouveruneportedesortiecommecellequ’ilyadel’autrecôté;maisjefustrompédansmonattente.Enrevanche,jevisungrandnombredequadrupèdesquimeparurentêtredelagrosseurduchiendemer. Tantôt ils grimpaient contre les rochers et tantôt jouaientensemble dans l’eau. Désirant beaucoup faire avec eux une

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connaissanceplus intime, jecherchaiàm’emparerd’undecesanimaux.J’étaistroploinpourpouvoirlesatteindred’uncoupdefusil.Enconséquence,j’amenaimoncanotderrièreunesailliedurocher,et,prenantmonaigle,jelelançaicontrelatroupedecesamphibies. Il fondit sur eux comme la foudre, et enfonça sesserressurl’und’eux;jecourusaussitôtensautantpar-dessusdesquartiers de roche, et je tirai l’animal avec ma gaffe. À mongrandétonnement,jenevispluslamoindretracedesautres;ilsavaient complètement disparu, comme toucha » par la baguetted’unefée.»Icitouslesjeunesgenss’écrièrentàlafois:«Ehbien,Fritz,

quel animal était-cedonc ?Unchiendemer ?Ne l’as-tupointamenéavectoi?

FRITZ.—Oui, je l’ai amené.Ne voyez-vous pas cettemasseinforme couchée là-bas sur le sable ? Il a fallu qu’elle nageâtderrièremoncanot,etelles’enestacquittéeadmirablementbien.

ERNEST.— Cela ne m’étonne pas, je m’aperçois que tu l’asrempliedeventcommelesGroënlandaisfontdeleurschiensdemerquandilslestirentàlaremorque.

JACK—Maisquelestdonccetanimal?Àlevoir,ondiraitunegrossevalisepleineavecdeuxpattesdecanard.ERNEST.—C’estcequimefaitcroirequec’estuneloutredemer.

MOI.—Sitasuppositionestjuste,ceseraitencorelàunebienbelle trouvaillequenousaurionsfaite,surtoutpour le tempsoùnouspouvionsexpédierdesvaisseauxenChine : lesmandarinspayentaupoidsdel’orcettefourrure.

MAFEMME.—N’est-ilpassurprenantqueleshommesdonnenttoujoursplusd’argentpourleschosessuperfluesquepourcelles

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quisontvraimentutilesetnécessaires?MOI. — Mais dis-moi donc, Fritz, comment tu as fait pour

amenerjusqu’icitonbutin;cetanimalétaitbeaucouptroplourdpourtonfrêlecanot!

FRITZ. — Cela m’a coûté, en effet, bien de la peine ; maisj’étaisdécideànepasrevenirsanslui.Jemesuisrappeléfortàpropos lemoyendont se servent lesGroënlandais, et dontmonfrère Ernest vient de parler. Mais comment faire ? Je n’avaisnulleenviedeleremplird’airensoufflantaveclabouche,etjen’avaissouslamainrienquiressemblâtàunsouffletoumêmeàuntuyau.Commejeregardaisenl’airtoutenréfléchissant,jefusfrappé de la grande quantité d’oiseaux qui volaient autour demoi. Ils s’approchaient de si près, que je pouvais les toucheravecmagaffe.Jedonnaiungrandcoupàungrosalbatros,etàl’instantmême l’idéeme vint qu’une de ses plus fortes plumespourraitmeservirde tuyauàsouffler ; je l’arrachaidonc,et jeréussis parfaitement. Il était temps de songer au retour, je nem’arrêtai pas davantage ; je passai sain et sauf par-dessus lesbrisants, et je ne tardai pas àme retrouver dans des parages àmoiconnus.»CefutencestermesqueFritzterminasonrécit;pendantque

toute la famille s’amusait à examiner son butin, Fritzme prit àpartd’unairmystérieux,et,m’ayantconduitauprèsd’unbanc,ilajouta la circonstance qu’on va lire, et dont, par prudence, iln’avait pas voulu parler devant tout le monde. « Écoutezmaintenant, mon père, ce qui m’est arrivé d’étrange avec unalbatros. Comme je le tenais sur mes genoux et que jel’examinaisdetouslescôtés,jeremarquai,àmagrandesurprise,qu’une de ses pattes était entourée d’un morceau de linge. Je

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m’empressai de le dénouer, et, l’ayant déplié, j’y visdistinctement ces mots écrits en anglais et à l’encre rouge :Sauvezl’infortunéeAnglaisedelaRochefumante!Jereluscesmots plus de dix fois. Mon Dieu ! pensai-je, n’est-ce pas uneillusion ? Existe-t-il encore une créature humaine dans cescontrées inhabitées?Commentpeut-elleyêtrevenue?Commenous,sansdoute,aprèsonnaufrage!Oh!si jepouvais trouvercette infortunée et la sauver ! ou, du moins, si je pouvais luiporterenattendantquelqueespéranceetquelqueconsolation!Jem’efforçai de ranimer l’oiseau, qui n’était qu’étourdi du coup ;puis, déchirant un coin de mon mouchoir, j’écrivis, avec uneplumequejetrempaidanslesangdelaloutre,cequisuit:Ayezconfiance en Dieu ! peut-être veut-il bientôt vous venir enaide!Jenouaiensuitelesdeuxchiffonsautourdesdeuxpattesdel’albatros, afin que, si l’Anglaise revoyait cet oiseau, elle pûtcomprendre sur-le-champ qu’il était tombé dans des mainsétrangères.Jemedisquesansdoutelanaufragéeavait,dumoinsen partie, apprivoisé cet oiseau, et que, par conséquent, ilretournerait probablement auprès d’elle sur la Roche fumante,quinedevaitpasêtrefortloindenotreîle.Jen’euspasdepeineà ranimer l’albatros en lui mettant dans le bec un peud’hydromel;et,dèsqu’ileutreprissessens,ilpartitàtire-d’aileducôtéducouchant,etdisparutsipromptementàmesyeux,quela faible espérance que j’avais eue de parvenir peut-être à lesuivre avecmon canot se dissipa tout à coup.Maintenant,monpère, qu’en pensez -vous ? Mon billet arrivera-t-il à sonadresse ? Que faut-il que nous fassions pour découvrir cetteinfortunéeetlasauver?— Mon cher fils, répondis-je ; cette aventure est, sans

contredit, la plus remarquable qui nous soit arrivée depuis que

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noussommesdansl’île,etjemeréjouisdelaprudencequetuasmontréedans taconduite. Je te louesurtoutden’avoirparlédecela qu’à moi ; car, pour le moment, ton aventure ne pourraitmanquerdecauseràtamèreetàtesfrèresuneinquiétudeinutile,s’ilsenavaientconnaissance.Jet’engagesurtoutànepastropteflatter de retrouver cette malheureuse femme. Qui sait depuiscombiendetempscebilletaétéécrit?quisaitsiellen’estpasmorte ? qui sait à quelle distance elle se trouve de nous ? carl’albatrosvoletrès-loinetavecunegranderapidité.Maisilesttemps de retourner auprès de la famille, à qui jeme dispose àparlerdetoid’unemanièretrès-honorable.»Eneffet,jem’avançaiversmafamille,tenantFritzparlamain.

Un silence solennel y régnait ; et moi, prenant la parole, jem’exprimaiainsi:«Mère,voicivotrefils;jeunesgens,voicivotrefrèreaîné.Je

vousleprésenteenvousdéclarantquedepuislongtempsdéjà,etsurtoutdepuisl’expéditiondontilvientdenousfairelerécit,iladonnétantdepreuvesd’activité,decourageetdeprudence,qu’àcompterd’aujourd’huijeleregarde,etjeveuxquevousaussileregardiezcommemaîtredesesactions;iln’auraplusdésormaisàrecevoirdemoiquedesconseils.Jeluidonnetoutelalibertéettoutel’indépendancequ’unpèrepeutaccorderàsonfils.»Fritz fut vivement ému de cette scène imposante. Samère le

pritdanssesbrasenversantdeslarmesdejoie,etluidonnasabénédiction. Elle s’éloigna ensuite pour préparer disait-elle,notre repas, mais en réalité pour pouvoir se livrer dans lasolitude à tout son attendrissement. Mes fils, de leur côté,quoiqu’ils ne ressentissent pas la moindre jalousie de ladistinctiondontleurfrèreavaitétél’objet,enfurenttoutefoisun

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peu étonnés, et se permirent quelques railleries innocentes.Ensuitelaconversationrouladenouveausurlesperles.Ilfallutque je décrivisse la manière dont les perles se forment dansl’huître,lapêche,lestravauxdesplongeurs,détailstropconnuspourqu’ilsoitnécessairede lesrépéter ici.Mais lerésultatdecetentretienfutque,puisquenousétionsassezheureuxpourqueleshuîtresquifournissentlesperlessetrouvassentsurlescôtesde notre île, à une profondeur si peu considérable, il fallaitabsolument établir une pêcherie en règle. Je ne rejetai pas laproposition,toutenjugeantqu’ilnousmanquaitbiendeschosesnécessaires a une pêcherie. Aussitôt chacun se chargea d’unepartiede l’ouvragepourysuppléer : je fisdeuxgrandsetdeuxpetits crochets de fer, auxquels j’adaptai de forts manches enbois, et aux deux plus longs j’attachai des anneaux de mêmemétal pour, pouvoir les lier à notre chaloupe, laquelle enavançantferaitraclerlaterreauxcrochets,quienlèveraientainsileshuîtres.Ernest confectionna, d’après mes conseils, une espèce de

ratissoire pour enlever des bords du rocher des nids d’oiseau,dontjevoulaisfaireuneampleprovision;Jacks’occupadefaireuneéchelleàunseulmontant;Françoistravaillaavecsamèreàfabriquerdessacsdefilets,quejevoulaisattacheràmesgrandscrochets pour recevoir immédiatement les huîtres pêchées parnous ; Fritz se livrait avec ardeur à un travail mystérieux : ils’agissaitdecreuserdanssoncaïakunesecondeouverturepouryplacer encoreunepersonne avec lui. Jedevinai sanspeine sonbutetsesespérances.Quantàsesfrères, ilsn’y trouvèrentrienquidûtlesétonner,carilleurparaissaitassezsimplequ’ilvoulûtdetempsentempssefaireaccompagnerparl’und’euxdanssesexpéditions. Je n’ai pas besoin de dire que notre chaloupe fut

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chargéedetouteslesprovisionsdontnouspouvionsavoirbesoinenvoyage.

1. ↑À partir de cet endroit, jusqu’à la fin du livre, nous donnons la traduction demadame de Montolieu, en la modifiant partout où c’est nécessaire. (Note dutraducteur.)

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CHAPITREXL

Les nids d’alcyons. — Détails sur les perles fausses. — Pêche des perles. —Préparatifspourfairedelasoude.—Lesanglierd’Afrique.—DangerdeJack.—Les truffes.—Coton-nankin.—Grand combat avec les lions.—Mort deBill.—Retouràlamaison.

Un jour que le vent nous était très-favorable, nousappareillâmespleinsd’espérance,etnouspartîmesaccompagnésdes vœux dema femme et de François. Nous emmenions avecnous le jeuneKnips, singequenousavionsapprivoiséaprès lamortduvieux ; lechacalde Jack,quicommençait àvieillir, lechienBill,qui se trouvaitdans lemêmecas,et lesdeux jeuneschiens Braun et Falb, devenus alors si vigoureux, qu’ilspouvaient se comparer à ceux que le roi indien Porus offrit àAlexandre leGrand,etqui,dit-on,étaientassezfortspour tenirtêteàdeslionsetàdeséléphants.JackinsistapourpartiravecsonfrèreFritz;ilseplaçadansle

nouveau trou que celui-ci avait pratiqué dans son caïak ; ilsdevaient nous servir de pilotes, et reconnaître pour nous lespassageslesplussûrsentrelesécueils.Sousleurdirection,nousne craignîmes pas de nous aventurer dans les rochers desLamantins, où les brisants présentaient en plus d’un endroitl’aspect leplusmenaçant. Ilsnousservirentdeguidesavecuneprudenceconsommée,aupointquejemedécidaimêmeàhisserunevoile.Dansnotretraversée,nousvîmessurplusieursrocherstantôtdesdents, tantôtdes squelettes tout entiersde lamantins ;mais nous n’avions pas alors de temps à perdre, et il fallut

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remettreàuneautre fois le soind’en faireune récolte.Arrivésdans leseauxtranquillesde lagrandebaie,nous trouvâmesunemer qui brillait comme un miroir, et sur sa surface d’élégantsnautiles papyracés voguaient sans que rien tes troublât. Nouscontemplâmeslongtempsavecintérêtlesmanœuvresintelligentesde ces jolis petits habitants des flots. Nos pilotes du caïak eneurent bientôt pris quelques-uns des plus beaux, et nousdécidâmes sur-le-champ que cette baie s’appellerait désormaislabaiedesNautiles.Nouspassâmes ensuitedevantun capquenous appelâmes le cap Camus, parce qu’il ressemblaiteffectivement au nez d’une personne camarde. Quand nousl’eûmesdoublé, nousvîmesde loin le promontoirede l’Arche,derrièrelequel,d’aprèscequenousditFritz,setrouvaitlabaiedesPerles.À la vue de l’arche, nous fumes saisis d’étonnement et

d’admiration. C’étaient à la fois la hardiesse et la légèreté del’architecturegothique jointes à lagrandeur et à la soliditédesconstructions cyclopéennes. En la traversant, nous fîmes uneample récoltedenidsd’oiseau.Ernest fut le seulqui remarquaqu’il y avait de notre part quelque chose de ridicule à prendretantdepeinepourrassemblercesnids,puisquenousnesavionspas si jamais bâtiment étranger approcherait de notre île etconsentiraitànouslesacheter.Jerépondisquel’espéranceestundes trésors les plus précieux pour l’homme : elle est fille ducourage et sœur de l’activité, car l’homme courageux nedésespèrejamais,etceluiquiespèrenecessedetravaillerpourparveniraubutdesesdésirs;ilnes’épuisepasdansd’inutileslabeurs et ne perd pas ses forces dans l’oisiveté. Après cetteobservation,jedonnail’ordredecesserlarécoltedesnids,etjem’y décidai d’autant plus volontiers que la marée, qui

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commençait à monter, devait nous aider à sortir plus vite del’arche.Noussortîmesdedessousl’arche,etnousnoustrouvâmesdans

unedesplusbellesbaiesqu’ilfûtpossibledevoir.Ellepouvaitavoir sept à huit lieues de circonférence, et répondaitparfaitementàladescriptiondeFritz.Leseulreprochequel’onpûtfaireàcettebaie,c’étaitqu’ils’ytrouvaitunoudeuxbancsde sable et quelques hauts-fonds ; mais ces derniers secomposaient principalement de bancs d’huîtres placés à fleurd’eau, faciles, par conséquent, à apercevoir et n’offrant aucundanger.Jen’aipasbesoindedirequenousvoguâmesavecunplaisir

extrême sur cette nappe d’eau, longeant l’agréable rivage quinous offrait à la fois de riantes prairies, des bois touffus, descollines verdoyantes et de limpides ruisseaux. Nous nousdirigeâmes vers une crique assez vaste, tout près du bancd’huîtres sur lequelFritz avait péché sesperles : nousy étionsattirésparlavued’unruisseaudontleseauxnouspromettaientundoux rafraîchissement. Nos compagnons de voyage, à qui nousn’avions pu distribuer pendant la journée qu’une assez faiblerationd’eaudouce,sautèrentpar-dessuslebordpourarriverpluspromptementauruisseau.MaîtreKnipsseuln’eutpaslecouraged’imitersescamarades,etnousnepûmesnousempêcherderireen voyant ses gestes étranges ; il hésitait entre le désir de lessuivreetlafrayeurqueluicausaitlaseulepenséedeserendreàterrealanage.J’euspitiéàlafmdupauvreanimal:jeluijetaiune grosse corde par laquelle il descendit en tremblant sur lerivage.Nous suivîmes sur-le-champnotrepetit danseurde corde, et,

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le soleil baissant déjà à l’horizon, nous songeâmes à nouspréparer un souper en règle. Il se composa d’une soupe depemmican, de pommes de terre et de biscuit de maïs. Pourcombustible,nousnousservîmesdemorceauxdeboisjetéssurlerivageparlesflots; ilsétaientduresteassezsecs;mesfilsenrassemblèrentunequantité considérablepourpouvoir entretenirpendanttoutelanuitungrandfeudebivac.Celafait,nousnousdisposâmesàdormir.Leschiensrestèrentauprèsdufeu,oùilssetrouvèrentfortbien;quantànous,ayantregagnénotrechaloupe,nousallâmesmouilleràquelquedistancedurivage,prêtsàsaisirnosarmesaupremiersignaldedangerquenousdonneraientnosgardiens restés à terre. Pour surcroît de précaution, j’attachaiKnips au pied du mât, plein de confiance dans son activesurveillance. Tout étant ainsi arrangé, nous nous retirâmes à lapoupe de notre petit bâtiment, où nous dressâmes une tente detoileàvoiles,etoùnousnousétendîmessurnospeauxd’oursetd’hyène. Nous passâmes une nuit tranquille, pendant laquellenousn’entendîmesd’autrebruitque leshurlementsdeschacals,auxquelslenôtrejoignaitsavoix.Le lendemain matin nous fûmes debout de bonne heure, et,

après un bon déjeuner à la fourchette, nous nous rendîmes aubanc d’huîtres, où nous fîmes une pèche si abondante, que jerésolus de rester trois jours entiers en cet endroit. Nos huîtresétaientrassembléesenungrandtassurlagrève,pourysécherausoleil : j’y ajoutai une certaine quantité de deux plantes quej’avaisremarquéesdanslesenvirons,etquimeparurentêtredukali et de la soude. Je désirais beaucoup pouvoir parvenir àfabriquer cette dernière matière, qui devait m’être fort utile,surtoutpourfairedusavonetpourraffinerlesucre.Verslesoir,une heure environ avant le souper, nous allions chaque jour en

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excursion dans l’intérieur du pays, et nous ne revenions jamaissansrapporteravecnousquelquesoiseauxconnusouinconnus.Ladernièresoiréedenotrepêche,nouséprouvâmesungrand

désirdepénétrerunpeuplusavantquedecoutumedanslepetitbois.Nous croyions avoir reconnu le cri de coqs d’Inde ou depaons, et nous n’aurions pas demandé mieux que d’abattre, enmême temps, un quadrupède, s’il s’en fût présenté.Ernest et lebrave Falb nous précédaient. Derrière eux marchait Jack avecsonchacal.Fritzetmoiétionsrestéssurlagrève,oùnousavionsencorequelquesdispositionsàfaire.Soudainnousentendîmesuncoupdefusilsuividecrisaffreux,etpuisd’unsecondcoup.Àl’instantmêmeBill et Braun s’élancèrent du côté d’où le bruitétaitparti,etFritzycourutaussi,tenantsonaiglesurlepoing.Ille décapuchonna, le lança, et puis tira un coup de pistolet.Lescrisdedétresse furent alors remplacéspar ceuxde :Victoire !victoire!Il va sans dire que moi aussi je me dirigeai le plus

promptementpossibleverslascèneducombat.Auboutdedeuxminutes, j’aperçus entre les arbres Jack, qui s’avançait enboitant,soutenuparErnestetFritz.Quandilsfurentprèsdemoi,Jack, s’étant arrêté, commença à se tâter tous les membres engémissant et en pleurnichant. De temps en temps il s’écriait :« J’aimal ici, et ici, et ici ; je suismoulu comme un grain depoivre.»Jemehâtaidelédéshabillerpourl’examiner;maisj’eusbeau

le regarder et presser tous les endroits, je ne trouvai rien decassé ni de démis. Il respirait librement, et je ne vis riend’extraordinairesursoncorps,sicen’esttroisouquatretachesbleues, suitedecoupsoude foulures.Aussi,quand je reconnus

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ce qu’il en était, je ne pus m’empêcher de lui dire : « Est-ilpermisàunhérosenherbedeselivreràdesplaintessivives,desoupireretdepleurerpoursipeudechose!

JACK.—Vousappelezcelapeudechose!J’aiétémoulu,fouléauxpieds,presqueécrasé.Cetanimalm’a,pourainsidire, tirél’âmeducorps.Ils’enestfalludepeuqu’ilnem’aitéventré,etalorsadieulehérosenherbe.HeureusementlesbraveschiensetlepistoletdeFritzonttraitélemonstrecommeilleméritait.

MOI.—Dis-moidoncquelestlemonstrequit’asicruellementmoulu;jen’enaiencoreaucuneidée.

JACK.—Quantàtoi,Fritz,n’oubliepasdemegarderlatêtedecettehorriblebête!…Oh!mongenou!…Oh!ciel!majambe!il faut la couper tout de suite !… Ah ! mon dos !… Nous ensouperonscesoiretnousendéjeuneronsdemain;ilyauraassezpourdeuxrepas.

MOI.—Encore!Est-celedéliredelafièvrequilefaitparlerainsi?Tuveuxqu’ontecoupelajambeetquenousmangionstondospournotresouper!JACK.—Non!non!Maisjeveuxquelatète et les défenses soient conservées dans notre musée. Ellesm’ontfaitunebellefrayeur,cesdents-là!

MOI.—Saurai-jeenfin,étourdisquevousêtes,dequelanimalils’agit?

ERNEST. — C’est d’un horrible sanglier d’Afrique que nousparlons.Ilétaiteffrayantàvoiraveclespeauxquiluipendaientsouslesyeuxetsurlestempes,avecsesdéfenseslonguesdeprèsd’un pied, avec son large groin, qui remuait la terre comme lesocd’unecharrueetycreusaitdevéritablessillons.

MOI.—RendonsgrâceàDieudecequenousavonséchappéà

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un si grand danger, et occupons-nous maintenant du pauvrepatient. Quoiqu’il ne soit pas blessé, la frayeur pourrait avoirpourluidessuitesfâcheusesquenousdevonsprévenir.»Enachevantcesmots,jedonnaiaupetitchasseurunverrede

vin deCanarie de notre propre fabrique, je lavai sesmembresmeurtris avec ce même vin ; après quoi je le portai dans lachaloupe, où il s’endormit si promptement, que je n’eus plusaucuneinquiétudesursoncompte.Celafait,jedisàErnestdemeracontercequis’étaitpassé,etvoiciunabrégédurécitqu’ilmefit:«J’étaisentrélepremieravecFalbdanslebois,quandcelui-

cimequittatoutàcoup,enaboyantavecforce,pourpoursuivreun grand animal qui s’approchait par le taillis, et qui s’arrêtaprès d’un gros arbre pour y aiguiser ses défenses. Sur cesentrefaites, Jack était arrivé aussi, et son chacal s’était joint àFalbpourattaquerlesanglier.Demoncôté,jem’approchaiavecprécautionderrière lesarbres,épiant lemoment favorablepourlui tirer mon coup de fusil. Le chacal, trop prompt dans sonattaque, reçut de l’animal un coup de pied qui lui fit jeter leshauts cris, et quimit Jack dans une si grande fureur, que, sansbienmesurer la distance, il tira sur le sanglier, qui ne fut quelégèrement effleuré par la balle, et qui, comme il fallait s’yattendre,tournatoutesacolèrecontresonnouvelassaillant.Jack,suivant sa louable habitude, se sauva à toutes jambes. Je crusdevoiralorstirersurlemonstre,maislablessurequejeluifisnefut pas mortelle et augmenta seulement sa rage. Cependant,commenotreJacksaitcouriraussivitequ’unHottentot,ilauraitsans doute échappé s’il n’avait pas heurté du pied contre uneracined’arbre.Iltomba,etjelecrusperdu;maislechienetle

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chacalattaquèrentsivigoureusementlesanglierparderrière,quecelui-ci eut besoin de toutes ses forces et de toute son adressepoursedéfendrecontreeux,ettoutcequ’ilputfaireàJackfutdele fouler et de lemeurtrir avec ses pattes et ses genoux.Dansl’intervalle, j’avais rechargémon fusil ;Bill arrivaavecBraunenmême temps que l’aigle de Fritz fondit du haut des airs surnotre ennemi.Assailli de tous côtés, il se laissa approcher parFritz,qui luidéchargeasonpistoletàboutportantdansla tête ;c’est là, mon père, le troisième coup de feu que vous avezentendu.Quand j’arrivai sur laplace, toutétait fini. Jackse relevaen

pleurant ; Fritz etmoi le prîmes sous le bras, et, ayant jeté unregardenarrière,jevisavecétonnementlesingeetlechacalquisemblaientsedisposeràpartagerentreeuxlesrestesdusanglier.Cependant,m’étantrapproché,jereconnusquec’étaituneespècede navets qu’ils se disputaient, et j’eus de la peine à leur enarracher une demi-douzaine que je vous rapporte dans magibecière.Àenjugerparl’odeur,ilsnevalentpasgrand’chose,carjelatrouveforteetdésagréable.»Pendantquenousnousentretenionsdelasorte,lesoleilavait

disparu, et la nuit nous avertit qu’il était temps de songer ausouper et au repos.Nous aurions bien désiré avoir nos chiens,maisilsétaientrestésauprèsdusanglier,etilétaittroptardpourlesallerchercher.Nousallumâmes,selonnotreusage,lefeudebivac,et,aprèsavoirprisquelquesalimentsfroids,nousallâmesnous coucher dans notre loupe, où nous passâmes une nuitpresqueaussitranquillequesinouseussionsétéàFelsheim.Lelendemain,degrandmatin,nousnousmîmesenroutepour

lechampdebataille,afind’examinerlesangliertuéetdetenirun

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conseilsurl’utilitéquenouspourrionsenretirer.Nouslaissâmespourtant reposer lepauvreJack,qui,aprèssonaventure,n’étaitnullementdisposéàsejoindreànotreexpédition.Dèsquenousfûmesprèsdubois, lechacalet leschiensvinrentau-devantdenousensautantdejoie,etnousreconnûmesavecplaisirqu’ilneleur était arrivé aucun accident pendant la nuit. À la vue dusanglier, jefussurprisdesagrosseurmonstrueuse,ainsiquedeson excessive laideur. Pendant que je le regardais en silence,Fritz remarqua que nous avions là une excellente occasion deremplacer nos jambons de Westphalie, dont la provision étaitdepuislongtempsépuisée.Jerépondisqu’ilétaitàcraindrequela chair d’un vieux sanglier, comme celui-ci, ne fût pas forttendrenibienfacileàdigérer,etque,selonmoi,ilvalaitmieuxcommencer par examiner le terrain pour voir si nous netrouverionspasencoredestruffes.Iln’yenavaitplusàl’endroitoùmonfilsavaitprislespremières;mais,l’œilperçantdeFritzn’ayantpastardéàdistinguerdesessaimsdepetitesmouchesquivoltigeaient de distance en distance, nous fouillâmes le sol, etnousnefûmespaslongtempsàfaireunerécolteabondantedecesprécieuxcryptogames.Nous nous décidâmes ensuite à n’emporter que la tête et les

quatremembresdusanglier.Commeilsétaientfort lourds,nousfîmes cinq claies avec des branches d’arbre ; nous attelâmes àchacune des trois premières un de nos chiens, je traînai laquatrième, et Fritz et Ernest la dernière. Cependant, peuaccoutumésà labride, nos attelagesne suivirentpas, dans leurmarche,unordrebienréglé,d’autantplusque lechacal,auquelnous n’avions point assigné de tâche, allait et venait de l’un àl’autre,dérangeaitleschiens,etcherchait,enoutre,às’emparerd’unepartieduproduitdelachasse.Enconséquence,Fritzsevit

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obligéd’abandonneràErnesttoutseullesoindetraînerlaclaieoùse trouvait lamonstrueuse têtedusanglier,etdeprendresurluilerôledeguidedelacaravane.Arrivéssurlagrève,àpeineeûmes-nous rendu la liberté à nos chiens, que ceux-ciretournèrent,aveclarapiditédelaflèche,auxrestesdusanglier,etnerevinrentauprèsdenousquequandilssefurentamplementrepusdesachair.Commenous nous disposions, après cela, àmettre en pièces

nos claies, nous remarquâmesque la plupart des branches dontellessecomposaientétaientchargéesd’uneespècedenoix fortdouces,maisqui,aulieudenoyau,renfermaientducolonlongetfin et d’une couleur fauve, ressemblant beaucoup à celle dunankin, qui en effet est fabriqué d’un coton dont la couleurnaturelleestcelledel’étoffe;ilestoriginairedelaprovincedeNankingenChine.Jepensaidoncquecepouvaitbienêtrelàlavéritableplantedunankin,etjemissoigneusementdecôtétouteslesnoixquejepusrecueillir,afindelesfairevoiràmafemme,meréservantdesaisirlapremièreoccasionpourenramasserleplus possible, et en même temps pour choisir deux jeunesarbustesbonsàêtretransplantés.Surcesentrefaites,FritzetErnestsongeaientàrôtirlahuredu

sanglier à lamode otahitienne pour notre souper, après l’avoirpréalablement farciede truffes, cequinouspromettaitun repasfortdélicat.Jack,quis’étaitréveillé,sortitdelachaloupeetvintaidersesfrères,pendantque,demoncôté,jefaisaislespremierspréparatifsnécessairespourfumerlescuissesetlesépaules.Lecoucherdusoleilnoussurpritdanscesdiversesoccupations,etjen’avaisencoreeuque le tempsd’allumerunpetit feu,quandtout à coup le silence des premières ombres de la nuit fut

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interrompu par un rugissement terrible qui retentit du fond dubois voisin, et que les échos rendirent bien plus affreux en lerépétant.Àcebruit,lesangseglaçadansnosveines.Pendantunmoment, nous osâmes nous flatter que ce bruit ne serenouvelleraitpas,etqu’iln’avaitétécauséqueparlachuted’unrocher. Mais notre espérance ne fut pas de longue durée, lerugissement ne tarda pas à se faire entendre de nouveau ; etbientôt d’autres rugissements, les uns plus éloignés, les autresplusrapprochés,s’yjoignirentcommepouryrépondre.«Quelinfernalconcert!s’écriaàlafinFritzensautantsurses

jambes et en saisissant son fusil de chasse. Des dangers nousmenacent. Attisez le feu, retournez à la chaloupe, et tenez vosarmesenétat.Jevaisalleràladécouvertedansmoncaïak;carje crois avoir entendu des rugissements fort rapprochés, sur lacôtemême.»Enunclind’œillebravejeunehommefutdanssoncanot,se

dirigeant vers l’embouchure du ruisseau ; il disparut dansl’obscurité de la nuit. Pour le reste, nous suivîmes, quoique àregret, ses instructions ; nous ajoutâmes du bois au feu etrentrâmes dans la chaloupe, prêts à tirer ou à forcer de ramespournouséloigner,selonquelecasl’exigerait.« Je suis pourtant surpris, dit Jack, que Fritz nous ait ainsi

laissésdansl’embarrasaumomentoùilsavaitquenousavionssigrandbesoindesonsecours.Jecroyaisquec’étaitungarçondecœur.—Etjesuissûrqu’ill’est,répondis-je;sijecrainsquelque

chose,c’estplutôtsonintrépidité,quipourraitbienlepousseràs’exposeràdetropgrandsdangers.Queleciellepréserve!— Ce que je ne conçois pas, dit Ernest, c’est qu’il ait osé

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partirainsidanssoncaïaksansquevousluienayezaccordélapermission.— Cela s’explique, mon enfant, par son courage, par son

ardeur,etsurtoutparsaprésenced’esprit,quiluifaitcomprendreen un instant quel est le meilleur parti à suivre. C’est unesupérioritéqueprennenttoujourssurlesautreshommesceuxdequilabravoureestprouvée.»Nousparlionsencore,quandnousvîmesnotresingeKnips,le

chacal et les chiens accourir en toute hâte auprès de notre feu.Knips fitune terriblegrimacequand il s’aperçutquenousnousétionsembarquéssanslui.Ils’assitsurlatablequenousavionsdressée pour le souper, et tint des regards inquiets fixés surl’intérieur des terres. Il tremblait de tous ses membres et necessait de se gratter. Le chacal et les chiens s’assirent, aucontraire,parterrederrièrelefeu,regardantdumêmecôtéquelesinge, et faisant entendre alternativement des aboiements decolèreetdeshurlementsd’effroi.Cependantlesrugissementsdevenaienttoujoursplusfréquents

etsemblaientserapprocher.Jecruslesentendreducôtédenotrechampdebataille.Jem’imaginaialorsquec’étaientdesléopardsoudespanthères,qui,attirésdececôtépar l’odeurdusangliermort, avaient forcé nos quatre compagnons à une retraite siprécipitée.Mais bientôt nous aperçûmes, à la faible lueur quejetait au loin notre feu, un animal monstrueux, s’avançant parbonds rapides, et qu’à ses rugissements plus distincts et à saformenousreconnûmespourêtreunlion,maisd’unetailletelle,que jamais on n’en a vu de semblable en Europe dans aucuneménagerie.Notrefeusemblaitexcitersacolère.Ils’assitcommeunchat sur sespattesdederrière, et jeta, tantôt surnos chiens,

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tantôtsurlahure,desregardsoùlarageetlafaimsepeignaientàla fois. Il frappaitavec force la terreàcoupsdequeue,et toussesmouvementsindiquaientlesdésirsavidesdontilétaitanimé.Leroidesforêtsdaigna,auboutdequelquetemps,serelever

avecmajesté,etsemitàmarcherlentement.Ilrugitencore,maisson rugissement était moins plein, plus criard, et exprimait dudépit plutôt que de la fureur. Il se rendait souvent au bord duruisseaupourrafraîchirsagueulealtérée ;puis il revenaitavecunepromptitudequimefaisaitcraindre,àchaquefois,qu’ilnesedécidât à une attaque. Je crus remarquer aussi que les cerclesqu’il décrivait devenaient deplus en plus resserrés, jusqu’à cequ’il finit par prendre une position des plus menaçantes. Ils’étendit de toute sa longueur par terre, les yeux étincelantstournésdenotrecôté, et redoublant la rapiditédesmouvementsdesaqueue.Mais,avantquej’eusseeuletempsdedéciders’ilfallait tirer ougagner le large, j’entendis, du seindes ténèbres,retentir un coup si terrible, que j’en tressaillis de frayeur etpresquedecolère.« Oh ! voilà Fritz ! » s’écria Ernest avec un soupir qui

trahissait toute son inquiétude. Le lion sauta en l’air avec unrugissement effroyable, demeura immobile pendant quelquessecondes, puis chancela et resta sans mouvement sur la placed’oùnaguèreilnousépiait.«Ah!ah!dis-jeàmonjeunecompagnon,lelionestfrappéau

cœur, et Fritz a fait un chef-d’œuvre.Mais je veux aller à sonsecours,danslecasoùilauraitencorequelquedangeràcourir.Restezici,prêtsàtirer,sic’estnécessaire.»Je donnai donc quelques coups de rames, et je sautai de la

chaloupeà terre,enunendroitoù l’eauétaitpeuprofonde.Les

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chiensm’entourèrentavectouteslesmarquesdelajoie;maisilsme quittèrent bientôt après, et continuèrent à jeter des regardsinquietsverslebois.Cetteconduitem’indiquaitqu’ilfallaituserdeprécaution.Eneffet, auboutdequelques instants,unsecondlion, un peu plus petit que le premier, arriva du même côté,s’approchantàgrandspasdulieudenotredébarquement.Aprèss’être arrêté un instant à la vue de notre feu, il continua soncheminsansavoirl’airdes’inquiéternidenotrefeu,nidenotreprésence et de celle de nos chiens. Il allait et venait d’un airpréoccupé, cherchant évidemment son compagnon que nousavionstué,etl’appelantd’unevoixquin’avaitriend’aimable.Jecompris que c’était la lionne, et je me félicitai de ce qu’ilsn’étaientpasarrivéstousdeuxàlafois,puisquenousn’aurionspaspurésisteràleurattaqueréunie.Aprèsquelquesminutes,elletrouvalelion;elleletâtaavec

ses pattes de devant, le flaira, lécha sa plaie sanglante, puispoussaunaffreuxrugissementdedétresseetfitgrincersesdents.Uncouppartit,etl’animalsoulevasapattedroiteblessée.Les

chiens, voyant que, de mon côté, je me disposais à tirer,s’élancèrentà lafoissur la lionne; ilss’étaientdéjàattachésàdifférentespartiesdesoncorps,avantquej’eusseeuletempsdelâchermon coup. Il s’ensuivit un combat terrible ; je puis biendireque,demavie,jen’airienvudesiaffreux.L’obscurité de la nuit, les rugissements de la lionne, les cris

plaintifsdeschiens,qui indiquaientà la fois leurcolèreet leurfrayeur, se réunissaient pour faire surmoi l’impression la plusvive. Je fus un moment embarrassé sur le parti que je devaisprendre, et la lionne profita demon incertitude pour donner aupauvreBill,quiavaiteu l’imprudencedes’attacheràsagorge,

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uncoupdepattequi l’éventra.Notre fidèlechien tombamortàcôté de son ennemie expirante, que j’achevai alors avec moncouteaudechasse.Encemoment,j’aperçusFritzàlafaiblelueurde notre foyer. Il se disposait à tirer. Je fis quelques pas au-devant de lui, et, le prenant par lamain, je le conduisis sur lechampdebataille,en l’engageantàseréuniràmoipourrendregrâceaucieldenousavoirdélivrésd’unpérilsiimminent.NouscriâmesaprèscelaàErnestetàJackdevenirnous joindre. Ilsarrivèrentet se jetèrentdansnosbrasenversantdes larmesdejoie et d’attendrissement. Restés seuls dans la chaloupe, ilsavaient eu peur en même temps pour eux et pour moi, etcherchaient alors tous les moyens de se convaincre que nousétionsréellementsainsetsaufs.Aprèsavoirajoutédenouveauxalimentsànotrefeudegarde

etallumédestorches,nousretournâmessurlechampdebataille.LepremierobjetquenousyaperçûmesfutnotrepauvreBill,

toujours suspendu à la gueule de la lionne, mais sans vie.«Ernest,s’écriaFritz,voiscebraveanimal!tudevraisbienluicomposeruneépitaphe ; il leméritebeaucoupmieuxque l’âne,quin’apériqueparsaproprefauteetparsabêtise.—J’ysongerai, réponditErnest ;mais jedoisavouerque la

frayeurquej’aiéprouvéeaglacélesangdanslesveinesdemamuse.Quelslions! ilssontgrandscommedestaureaux!etqued’adresseetde sûretédans leursmouvements ! Il faut convenirqueleciels’estmontrépleindemiséricordepournous.—La raison, queDieu a daigné accorder à l’homme, reprit

Fritz, le met en état de combattre avec avantage des ennemisincomparablementplusfortsquelui.»Il fut convenu que, quand le jour paraîtrait, nous nous

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emparerionsdesdépouillesopimesquenotrevictoirenousavaitprocurées;maisnousnevoulûmespastarderdavantageàrendreau pauvre Bill lès honneurs funèbres. Son convoi eut lieu auxflambeaux,etErnestcomposapourluiuneépitaphedanslaquelleilcélébrasoncouragedanslescombats,sadouceuraulogis,etrappela qu’il étaitmort glorieusement en défendant sesmaîtrescontreunelionne.Ledangerpassé,nouscommençâmestousàlafoisàsentirque

nous n’avions pas soupe. Nous courûmes au trou dans lequelnotrehurecuisaitàlamoded’Otahiti;maisilauraitfalluvoirlamine allongée de mes trois fils quand ils la trouvèrent noirecommeuncharbon.Moiseuljenemelivraipointaudésespoiràcet aspect. Je cherchai la vérité sous ces apparences peufavorables, et je trouvai, en effet, l’intérieur cuit à point, etrépandant, grâce aux truffes dont il était farci, le fumet le plusagréable. Le souper fini, nous nous couchâmes dans notrechaloupe,oùnousfûmesobligésdenouscouvriravecsoin,tantle froid nous parut vif. Cette fraîcheur des nuits expliquepourquoi beaucoup d’animaux de la zone torride ont la peaugarniedelongspoils.Aupointdu jour,nousnousoccupâmesàdépouiller les liens

deleurspeaux,cequinenouspritguèrequedeuxheures:jemeservis dema pompe foulante.Nous abandonnâmes, ainsi qu’onpeut le penser, les restesde ces animauxauxoiseauxdeproie,quinetardèrentpasàvenirfondresureuxdetouslespointsdel’horizon;oneûtdit,àlesvoirarriverensigrandnombre,tandisqu’auparavant rienn’annonçait leurprésence, qu’ils avaient étécrééstoutexprèspourcetteoccasion.JemontaidanslachaloupeavecErnestetJack,etFritzoccupadenouveausoncaïak,dans

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lequel il nous servit encoredepilotepour trouver lapassequiconduisait horsde la baie.Dèsquenous fûmes arrivésdans lahautemer,ilserapprochadenousetmeremitunelettre,arrivée,à ce qu’il me dit, par la poste avant que je fusse éveillé.Accoutuméàdesplaisanteriesdecegenre,jeprisl’écritdel’airleplussérieux,etmeretiraià l’écartpour le lire. J’yvisavecregret que, toujours préoccupé du sort de la malheureuseAnglaisenaufragée, ilavait résolude tenteruneentreprisedontjeregardaislesuccèscommeimpossible.Jeréfléchisuninstantaux arguments que je devais employer pour le décider à yrenoncer ;mais, quand je revins sur le tillac, je vis qu’il étaitdéjàpartietqu’ilforçaitderamesdansunedirectionopposéeàcelle que nous suivions. Je dus donc me borner à lui crier àl’aideduporte-voix:«Adieu,Fritz,soisprudent,quelecielteprotègeettefasserevenirpromptement!»Nous nous dirigeâmes du côté du levant. il ne fallait pas

laisser ma femme dans l’inquiétude, en attendant le retour deFritz;verslesoir,nousarrivâmessainsetsaufsdanslabaieduSalut ; mais la joie de ma femme en nous revoyant fut biendiminuéepar l’absencedesonaîné,etcelledeFrançoispar lamortdeBill.Enrevanche,lesdiversobjetsquenousapportionsnousvalurentlemeilleuraccueil,etsurtoutnotrecoton-nankinetlesgrainesdecetteplante,dontlasoigneuseménagères’empara,dansl’intentiondesaisirlapremièreoccasiondelesplanter.Jemechargeaidepréparerlespeauxdeslions,etjelestransportai,àceteffet,àl’îleduRequin.

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CHAPITREXLI

Notre inquiétude au sujet de Fritz.—Nous partons à sa recherche.— Le prétendusauvageouFritzretrouvé.—LordMontrosedelaRochefumanteouplutôtmissJenny.

Cinqjourss’étaientécoulés,etnousn’avionspasdenouvellesdeFritz;notreinquiétudedevenaitdeplusenplusgrande:aussila proposition que je fis d’aller au-devant de lui, au moinsjusqu’à la baie des Perles, fut-elle accueillie avec unesatisfaction unanime. Ma femme voulut absolument nousaccompagner, et je résolus, d’après cela, d’employer à cetteexpédition notre grand bâtiment, la pinasse, dont nous ne nousservionsquedansdesoccasionsfortrares.Ilnousfallutquelquesjours pour remettre ce bâtiment à flot, le radouber, etraccommoderlesvoilesetlescordages.Ma femme trouva à s’occuper, pendant ce temps, à faire des

sacs, tant pour le coton que pour la potasse que je voulaisfabriquer ; elle prépara aussi les provisions que nous devionsemporter dans notre voyage, et surtout du biscuit. Enfin, quandtoutfutprêt,nousnousembarquâmesunmatinparunbeautempset un vent favorable qui nous poussa promptement jusqu’àl’entréedelabaie.Là,unembarrasauqueljen’avaispassongése présenta. Je ne savais pas comment notre pinasse, qui tiraitbeaucoup plus d’eau que la chaloupe, parviendrait à franchirl’étroite passe qui y conduisait, surtout n’ayant plus de pilote.Heureusement,lamaréemontantenousaidaàentrerdanslabaie,mais nous heurtâmes avec tant de force contre un écueil, ou du

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moinscontrecequejeprispourunécueil,quejecrusunmomentquenousallionsêtresubmergés.Àpeineavions-nouséchappéàcedanger,quenousentendîmesunbruitfortétrange.Oneûtdituncoupdeventsoudain,etaumêmeinstantnousvîmess’éleverdela mer une colonne d’eau qui ne tarda pas à retomber sous laformed’unepluieabondante.« Ô mon père ! s’écria François, n’est-ce pas là ce qu’on

appelleunetrombe?—Non,mon fils, répondis-je.Une trombe, que l’on regarde

généralement comme un phénomène électrique, est occasionnéepar un nuage qui s’abaisse vers la surface de la mer, sous laforme d’un siphon, et attire l’eau, qui, de son côté, apparaîtcomme une vaste colonne tournoyante, et, dans sa marche,entraîne tout ce qu’elle rencontre, causant les plus grandsmalheursauxvaisseauxquisetrouventsursaroute.Maisilsuffitd’un ou deux coups de canon pour dissiper sur-le-champ cedangereuxphénomène.»Pendantcetteexplication,l’objetquej’avaiscruêtreunrocher

disparut;maisjenedoutaipointqu’ilnerevîntbientôtsurl’eau.Jedisdoncàmesenfantsdesetenir,mècheallumée,devantnosdeux petits canons, pendant que, le gouvernail en main, jem’occuperaisdedirigernotrebâtiment.Eneffet,l’objetnetardapas à reparaître, et nous pûmes nous assurer que c’était unénormepoisson.Nosdeuxcoupsdecanonpartirentàlafois,etle monstre blessé s’enfonça sous l’eau. Bientôt cependant ilremontaencore,lançadenouveaudel’eauparsonlargeévent;mais, cette fois, l’eau était mêlée de beaucoup de sang. Dansl’intervalle,mes enfants avaient eu le temps de recharger leurspièces,etuntroisièmecoupdecanonachevalecétacé,quialla

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échouersurunpetitbancdesablesituédanslabaie.Nous étant approchés du banc, nous calculâmes que notre

ennemi devait avoir au moins quarante pieds de long ; en levoyantdeplusprès,jepusrépondreauxquestionsempresséesdemes fils :cétaitbiencertainementuncachalotquenousavionstué.Commenouscommencionsànouslivreràlajoiedutriomphe,

notreattentionfutsoudainattiréeversunobjetquinousmenaçaitd’un danger bien plus grand que celui auquel nous venionsd’échapper. Jecrusvoirassezdistinctement,quoiqueàune fortgrande distance, un sauvage dans un canot, qui tantôt s’arrêtaitpour nous examiner, tantôt se cachait derrière les avances desrochersde lacôte,manœuvrequ’il réitéraàplusieurs reprises.Cetteapparitionm’inquiétaplusquejenejugeaiconvenabledeledire.Jecommandaiderechargernoscanons,demettretoutesnosarmesenétat,etdeformer,aveclestigesdemaïsquej’avaisapportéespourfairedelapotasse,uneespècedeparapetquipûtnousmettreàl’abridesflèches,desjavelotsetdesfrondes.Tenant toujours l’œil attaché sur la place où le canot avait

disparupourladernièrefois,j’envisunautresortird’uneanseetquinemesemblapasêtrelemême.Ilsecachaàsontour,etuntroisièmese fitvoir. Jepris alors leporte-voixet adressai auxinconnusquelquesquestionsenlanguemalaise;maisjenereçusaucune réponse, et Jackmeditque je feraispeut-êtremieuxdeproférer quelques mots anglais. Il exécuta lui-même ce qu’ilm’avaitproposé.Le premier sauvage reparut alors dans son canot, tenant à la

mainunrameauvertetsedirigeasurnousendroiteligne.Jenedoutaipasquecettenouvellemanœuvrenefûtlasuitedel’idée

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qui était venue à Jack, et j’attendais avec une vive curiositél’arrivée de l’étranger.Àmesure qu’il s’approchait de nous, ilfaisaitlesmineslesplusétranges:ilnousmontraitlesdentsenriant, nous envoyait des baisers et faisait dés gestes des pluscomiquesavecsesmainsetsesbras.Toutàcoupuncrigénérals’élevaparminous:«Mais c’est làFritz ! c’est vraiment lui ! Pourquoi donc se

moque-t-il ainsi de nous ? » C’était lui en effet. Il arriva,s’élançasurnotrepont,oùnousl’entourâmestous,l’embrassant,le félicitant, lui serrant lesmains. J’aidit tous…maisnon : samèreseuledemeuraitimmobile;deslarmesdejoiecoulaientdeses yeux, et ce ne fut qu’après quelques minutes de silencequ’ellerecouvraassezdesang-froidpourpresseràsontoursonfilssursoncœur.Aussitôt que nous pûmes laisser à Fritz un peu de liberté, il

promitdenousexpliquerendétaill’espècedemystèrequiavaitaccompagnésonretour;maisonl’accabladetantdequestions,qu’illuifutimpossibledemettreaucunordredanssesréponses.Aussi ne fut-ce qu’au bout de quelque temps que Je parvins,aprèsl’avoirtiréàpart,àluidemanderd’abords’ilavaitréussidanslebutdesonvoyage,etensuitepourquoiils’étaitpendantsilongtempsmoquédenous.«Quantaupremierpoint,meréponditFritz,jepuisvousdire

quej’ai,grâceauciel,parfaitementréussi;et,quantausecond,je vous avouerai franchement que je vous prenais pour despirates malais, et que je voulais vous effrayer en vous faisantcroirequejen’étaispasseul.»J’aurais bien désiré continuer sur-le-champ d’adresser mes

questionsaubrave jeunehomme;maismafemme,étouffantma

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curiosité, voulait queFritz commençât par laver sa figure toutenoircie qui nous l’avait fait prendre pour un nègre. Lorsque sacouleurnaturelle fut revenue, jemedisposaisàpoursuivremoninterrogatoire, quand il me prévint en me demandant pourquoinousavionstirétantdecoupsdecanon.Jeluiracontailesdétailsde notre aventure avec le cachalot.Mais nous n’avions pas detempsàperdre:lamaréemontaitavectantdeforce,qu’ilnousfallait chercher un mouillage sûr pour ne pas être jetés avecviolence contre la côte. Fritz nous indiquaunepetite île enmedisant tout bas que c’était là qu’il avait déposé l’Anglaisenaufragée.Il s’était remis dans son canot et nous précédait pour nous

montrer lechemin. Ilnousconduisitainsiderrièreunefiede labaiedesPerles,oùuneétroitelanguedeterreformaitunportsisûr,quenouspûmesapprocherdurivaged’assezprèspournousyamarrerparuncâbleattachéàuaarbre.Fritzsautaà l’instantmêmedesoncaïak,et, sans riendireà

personne,courutversunboisoùnousvîmesunehutteconstruitecommecelledesHottentots,etombragéedepalmiersetd’autresgrands arbres. Il va sans dire que nous suivîmes le plus vitepossible notre guide, et, en arrivant près de la cabane, nousremarquâmes devant la porte un foyer composé de grossespierres sur lesquelles, au lieu d’une marmite, était placé unénormecoquillage.Ennousapercevant,Fritzfitentendreunsignalconvenu,et,au

même instant, nous vîmes descendre avec agilité du haut del’arbreunjeunematelotàlataillegracieuseetélancée.Il serait impossible de décrire les sensations diverses et

étrangesquenouséprouvâmestousàcetaspectinattendu.Depuis

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dixansentiers,legenrehumainavaitétécommemortpournous,et voilà que soudain il ressuscitait tout entier dans un seulindividu, au point que tous les sentiments de bienveillance, dejoie et de fraternité, s’élancèrent en quelque sorte du fond denotre cœurvers cet êtrequinous apparaissait, tandisque,d’unautre côté, notre surprise était si grande, que nous demeurâmespendantquelquetempsàlafoismuetsetimmobiles.Desoncôté,l’étrangerétaitaussirestéaupieddel’arbre;il

paraissait indécis sur la conduite qu’il devait tenir avec nous.MaisFritzeutbientôtmisuntermeànotreembarrasréciproque;ilôtasonchapeauempluméetlejetaenl’airencriant:«VivelejeunelordMontrosedelaRochefumante!Qu’ilsoitlebienvenu,commeamietcommefrère,danslecercledenotrefamille!—Qu’ilsoitlebienvenu!»répétâmes-noustous;etaussitôt

l’aimable étranger s’approcha de nous d’un air si franc et siprévenant, qu’il gagna, dès le premier abord, notre bonneopinion.Jem’avançai,et,enqualitédechefdelafamille,jeluiprislesdeuxmainsetlesaluaienanglaisavecautantd’amitiéetd’affection que s’il eût été un de mes propres enfants. Il neréponditqueparquelquesmots timides,proférésàvoixbasse ;puis, s’adressant à ma femme, il se recommanda toutparticulièrementàsabienveillanceetàsaprotection.J’avaiscompris,àl’exclamationdeFritz,qu’ilnevoulaitpas

que,danslespremiersmoments,sesfrèressussentquelenouvelhôtefutunejeunepersonne.Quantàmoi,j’étaisdanslesecret,etmafemmen’eutpasdepeineàledeviner.Nousrecommandâmesà nos enfants de traiter le jeune étranger avec tous les égardspossibles. Ilsn’hésitèrentpasà lepromettre, et les chienseux-mêmes se réunirent à eux pour accabler le nouveau venu de

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caresses.Mesenfantsnecessaientdecouriràlapinassepourychercher

une table, des pliants, de la vaisselle, des provisions ; car ilsprétendaientcélébrerl’arrivéedeleurnouvelamiparunsouperabondant et délicat. Ma femme, de son côté, ne voulait rienépargner pour donner une haute idée de ses talents culinaires,tandisquelesoi-disantlordfaillit trahirsonsexeparlezèleetl’adresse avec lesquels il aidait ma femme dans les soins quecelle-cidonnaitàlacuisine.Notrerepasfutarroséparplusieurscruchesdenotremeilleurhydromeletparquelquesbouteillesdevieux vin de Canarie, ce qui inspira à mes enfants une gaietéfolle.Mais il en résulta ce qui arrive souvent aux jeunes gensquandilssetrouventpourlapremièrefoisavecdespersonnesàqui ils désirent de plaire ; c’est-à-dire que leurs discours,presque tous adressés aumodeste étranger, prirent une si forteteinte de raillerie, que je crus devoir donner le signal de laretraite, d’autant plus que Fritz, qui mêlait à sa gaieté unecertainejalousie,devenaitbeaucouptropsusceptiblepourquejevoulusse le soumettre plus longtemps à une semblable épreuve.Jecriaidonc:«Aulit!»Etsur-le-champonsedisposaàobéirau commandement. Lord Édouard voulut remonter sur l’arbred’où il était descendu à notre arrivée, mais nous le forçâmesd’accepterunlitpluscommodedanslapinasse.«Hélas!ditFritzàcetteoccasion,notrenouvelamin’estpas

difficileàsatisfaire.Depuisquenoussommesdanscetteîle,ilacouchésur l’arbreetmoidanslacabane;mais,pendant tout lecoursdenotrevoyage,nousavonsétéobligésdepasser lanuitsur des rochers isolés, afin d’être en sûreté contre les attaquesdesbêtesféroces.Noustirionsalorsnotrecaïaksurlagrève,et

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nous nous endormions chacun dans notre trou, enveloppés dansnosmanteaux,etnosarmeschargéesàcôtédenous.Ilyadeuxjours que nous habitons cette île, parce que mon caïak avaitbesoindegrandesréparations.»Ma femme avait écouté avec beaucoup d’intérêt le

commencementdecerécit;mais,commeelletenaittoujourslesyeux attachés sur l’étranger, elle saisit les premiers signes defatiguequ’ildonnapour lemenercoucher.Lesenfants restèrentencore assez longtemps auprès du feu, causant entre eux etcroquantdespignons;j’admirail’adresseaveclaquellelesplusjeunesinterrogeaientFritzetcherchaientà luifaireavouerd’oùlui était venue la première idée de son voyage. Fritz réponditgaiement à leurs questions railleuses, se laissa entrainer àracontersonaventureavecl’albatros,etmontratantdefranchiseetd’abandondanssesparoles,qu’ilfinitpars’oubliertoutàfait,et par mettre à la place de lord Édouard une miss Jenny quepersonneneconnaissaitencore.Le lendemainmatin, les trois espiègles n’eurent rien de plus

presséquedesouhaiterrespectueusementlebonjouràmissJennyetde luidemander comment elle avait passé lanuit.Lapauvrefilleenfutsiconfuse,qu’elledemeurapendantquelquesinstantslesyeuxbaissésetlefrontcouvertderougeur;maisellefinitparprendresonparti,tenditlamainàchacundestroisenfantsetserecommanda à leur amitié fraternelle. On déjeuna avec duchocolat de la fabrique de Fritz, qui parut faire beaucoup deplaisiràlajeunemisset luirappeler lebonheurdontelleavaitjouiautrefoisdanslamaisonpaternelle.

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CHAPITREXLII

Dépouillementducachalot.—Fuiteduchacal.—Sonretour.—Lecormoran.—Lesperles.—HistoiredeexpéditionentrepriseparFritzpourtrouverl’Anglaise.—Dangersqu’ilcourt.—Heureuxrésultatdesonvoyage.

Le déjeuner fini, je fis remarquer qu’il fallait s’occuper denotre cachalot, parce qu’il était à craindre, sans cela, que lachaleur du soleil n’en corrompît en peu de temps les chairs.François demanda si le cachalot étaitmeilleur àmanger que labaleine ; je lui répondis négativement, mais j’ajoutai que sacapture nous offrait une excellente occasion de nousapprovisionner de cette substance huileuse que l’on appelleblancdebaleine, etqui sert àune fouled’usages : il se trouvedans plusieurs cavités de l’énorme tête, et en si grandeabondance, qu’un seul poisson en a souvent fourni vingt barils.« Mon unique embarras, ajoutai-je, est de savoir où nous lemettrons:nousnemanquonspas,àlavérité,desacs;maispourdesbarils,nousn’enavonspointapportéavecnous.»Jennyprit ici timidementlaparole,etdemandalapermission

dedonnersonavis.Ellenousengageaàessayerdenousservirde sacs de chanvre. « En Angleterre, dit-elle, les tuyaux despompes à incendie sont faits de cette matière, et il n’est pasprobableque leblancdebaleinesoitplus liquidequedeCetteidéemeparutfortbonne,etjerésolusdelamettresur-le-champàexécution.Jefisdoncrassemblernossacsvides,jeleslaissaid’abord tremper dans la mer, puis je les battis sur une pierreplatepourenserrerdavantage lesmailles.Je lesgarnisensuite

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intérieurement de rameaux flexibles jusqu’à l’ouverture, qui,ainsi,restabéanteetpermitfacilementl’introductionduliquide.Cetteopérationnousprit deuxheures : quandelle fut terminée,nousnousembarquâmespourlebancdesable;maisJennyetmafemmerestèrentdansl’îlesouslaprotectiondeTurc.Nousarrivâmesbientôtà laplaceoù lecachalotétaitencore

couchéàsecsurlesable,etnoschienss’empressèrentd’ycouriraugrandgalop;maisàpeinenousétions-nousmisendevoirdeles suivre, que nous entendîmes, derrière la vastemasse, un sigrandbruitdegrognements,d’aboiementsetdehurlements,quenouscommençâmesàcraindrequenosbravesgardiensn’eussentengagéuncombatavecquelquesennemisencoreinvisiblespournous.Nousne tardâmespas,eneffet,àdécouvrirqu’unebandetoutentièredeloupss’étaitlogéedanslecorpsducachalot,d’oùleschienss’efforçaientdelafairedéguerpir.Deuxloupsavaientdéjà mordu la poussière, deux autres se défendaient àgrand’peine contre Braun et Falb ; le reste se sauvait à toutesjambesparunendroitoùlamerétaitguéable.Nousreconnûmesalorsparmilesloupstroisouquatrechacalsquiserepaissaientunpeu àpart du restede labande.En cemoment le chacal deJack,quijusqu’alorss’étaittenuasseztimidementàcôtédesonmaître, prit soudain son élan, et se mit à courir après sesconfrères;Jackrestalàtoutétourdidudépartsubitdesonélève.Fritz et ses deux autres frères se disposaient à lui envoyer

quelques balles,mais je les en empêchai dans la crainte qu’ilsn’effrayassentl’Anglaiseetmafemme.Surcesentrefaites,lesdeuxautresloupsétaienttombésaussi,

maisnonsansavoirassezgrièvementblessénoschiens,queJacksechangeadepanser,etnousvîmesdeloinlesfugitifsselécher

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leursplaiesmutuellement.Je ne décrirai point en détail la manière dont nous nous y

primes pour remplir les sacs de blanc de baleine, voulant meborner à dire que l’expérience réussit parfaitement. Ce travailnous occupa toute la journée, et, quand il fut achevé, nouslaissâmeslessacsenplace,aprèsavoirrecouvertchacund’euxd’uneespècedepetittoitderoseaux,pourlesdéfendrecontrelesbrigands ailés, et nous regagnâmes l’île où nous avions établinotrequartiergénéral.Ce lieu,si remarquablepournouspar larencontredela jeuneAnglaise,reçut lenomdeChampde joie.Nossacsdebout,chacunavecsontoit,faisaientdeloinl’effetleplussingulier:oneûtditunetroupedeChinoisgrandsetpetits.En arrivant dans l’île, nous y trouvâmes un excellent souper

tout préparé, et pour lequelma femme et la jeunemiss avaientrivalisédetalent.Ilyavaitentreautresunplatcaraïbequenousne connaissions pas encore. Il était principalement composéd’œufsetdecrabesterrestres,quelesenvironsfournissaientengrandeabondance,soitsouslespierres,soitdansdestrousfaitsenterre.Quandlecouvertfutôté,jetémoignaiunpeud’inquiétudesur

les nombreux travaux qui nous restaient à faire pour lelendemain : d’un côté, il fallait dépouiller les loups, et, del’autre,iln’étaitpasmoinsurgentd’apporterdansl’îlenossacsdeblancdebaleine.MaismissJennys’empressademedireduton lepluscaressant :«Soyez tranquille,moncherpère, jemechargedetransporterlessacsdemainmatinàmoitouteseule,etj’espèrepouvoirenoutre rattrapervotrechacaldéserteur.Maisj’aurai besoin d’employer un peu de magie, et, pour que lecharmeagisse,ilfautquejesoisabsolumentsanscompagnie.Je

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vous demanderai unmorceau de peau de loup ; l’opération enserabeaucoupplusefficace.»Jennypassaunepartiedelanuitàfaire,aveclapeaudeloup

qu’elleavaitcoupéepar lanières,unemuselièrepour lechacal,qu’elleseflattaittoujoursderattraper.Lelendemain,nousfûmestousunpeuparesseux.LespremiersdeboutfurentJennyetmoi.Dèsqu’ellefutlevée,elles’élançadanslecaïakdeFritz,aprèss’être munie d’une vessie d’eau fraîche, d’un petit sac depemmican et de quelques autres provisions, et se dirigeacourageusementverslebancdesable.Jevouluslaretenir,maisjenesaiscommentellefitpours’éloignerinaperçue,etelleétaitdéjà en route quand je croyais l’avoir enfin persuadée derenonceràsonexpédition.Cequi regardait les sacsdeblancdebaleine fut lapartie la

moinsdifficilede sonentreprise.Elle avait sibiencalculé sonmoment,qu’ellearrivaaubancdesableà lamaréehaute,et lefond des sacs trempait dans l’eau. Le blanc de baleine étaitparfaitement durci depuis la veille, et cette matière étant fortlégère,ellen’eutqu’àattacher tous lessacsensembleaucaïak,derrière lequel ils surnagèrent sans embarrasser le moins dumondesamarche.Elleeutplusdepeineaveclechacal.Commeelle était allée le chercher sur la côte voisine. Je la perdispendant quelque temps de vue, ce qui me causa une viveinquiétude ;maiselleavait encore,cette fois, très-bien fait soncalcul : elle avait deviné que le chacal, depuis longtempsapprivoisé,auraitperdul’habitudedecherchersapâturedanslesboisetquesansdouteilerraitaffamédanslesenvirons.Elle commençadoncpar l’appeler, posa ensuite par terredu

biscuit et du pemmican, et ne tarda pas à le voir arriver et

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s’approcherd’assezprèspourqu’ellepûtluijeterunecordeaucou et le museler. Quand elle s’en fut rendue maîtresse, ellel’entraîna dans le caïak, le plaça debout dans un des trous, ets’assitelle-mêmedansl’autre.Dans son humeur folâtre, elle lui mit sur la tête un des

chapeaux de jonc qu’elle s’était amusée à tresser pendant sonséjour sur la Roche fumante, et, lui ayant noué unmorceau detoile autour du cou, elle lui donna absolument l’air d’un petitpassager.Fritzetmoiétionssurlepointdenousembarquerpourallerà

larecherchedeJenny,dontl’absencenousinquiétait,quandnouslavîmesreparaîtreavecuncompagnondevoyagequenousneluiconnaissionspas.MaisFritz,setournantverssonfrèreJack,sl’écria:«Levoici!Levoicivraiment!c’esttonchacalquirevientà

noussouslaformed’unjeunefashionable,commeunhommequis’estenrichiauxgrandesIndes!»NousfîmesàJennyl’accueillepluscordial,etchacundenous

exprima son admiration pour l’adresse avec laquelle elle étaitvenueàboutdesonentreprise.Pendantledîner,noustînmesconseilsurcequinousrestaità

faire. Les plus jeunes membres de ma famille furent d’avisd’aller visiter la Roche fumante, où miss Jenny avait passéplusieurs années ; mais elle, ainsi que nous et Fritz, étionsimpatients de retourner à Felsheim, où nous désirions installernotre nouvelle compagne. Ce dernier avis prévalut, et nouspassâmeslasoiréeànousprépareraudépart.NousdécouvrîmesalorsqueFritzetJennyavaientànousfairevoirunequantitéde

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belleschosesdontilsnenousavaientpasencoreparlé:c’étaientlesrichessesdel’Anglaise.Ellesconsistaientenpartiedanslesobjetssauvésparelleduvaisseaunaufragé,etenpartiedansdesustensilesetobjetsdetoilettequ’elleavaitfabriquéselle-mêmependant son séjour sur le rocher, avec les dépouilles dediversanimauxdontelles’étaitemparée,moitiéparruseetmoitiéparforce. Je serais tenté de donner ici une liste de ces objets,véritables chefs-d’œuvre d’industrie et de travail ; mais ilsétaient si nombreux et si ingénieusement imaginés, que jecraindraisd’inspirerdelaméfianceàmeslecteurs.Letoutétaitenfermé dans une espèce de grand coffre que Fritz avait faitexprèspourelle,etquenouspûmesfacilementplacerdansnotrepinasse. Nous terminâmes la journée par un souper copieux,pendant lequel la conversation ne roula que sur l’étonnanteimagination et l’adresse consommée que la pauvre miss Jennyavaitdéployéesenfabriquantaveclesoutils lesplusimparfaitsunesigrandequantitédechosesutilesoucurieuses.Nous fîmes le lendemaindebonneheure cedontnous étions

convenuslesoir,jeveuxdirelevoyagedanslabaieauxPerles,avantderetournercheznous.Miss Jenny futdenouveau lapremière levée,et, commeelle

prenait plaisir à nous faire des surprises, elle nous en avaitpréparéunebieninattendue.Dansunpetitbois,nonloindulieudenotredébarquement,elleavaitcachéuncormoranapprivoisé,qu’ellenousmontratoutàcoup,ennousdisantqu’ellenel’avaittenuàl’écartjusqu’alorsqu’àcausedesamalpropreté,maisque,dureste,ellel’avaitdresséàlapêche,selonl’usagedesChinois.Nousmontâmes tous dans la pinasse, à l’exception de Fritz,

quinousservitencoredepilotedanssoncaïak.Nousarrivâmes

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ainsisanspeinedanslabaieauxPerles,oùnousjetâmesl’ancreetdescendîmesàterreàl’aidedenotrepetitechaloupe.Nousytrouvâmes touteschosesdans l’étatonnous lesavions laissées,sicen’estque l’air s’était épuré : les squelettes, tantdes lionsque du sanglier d’Afrique, se montraient presque entièrementdépouillésdechair.La première chose dont nous nous occupâmes fut de dresser

notre tente, qui devait nous abriter alternativement contrel’ardeurdu jour et contre le froidde lanuit.Ensuitenousnousmimes à examiner les nacres de nos huîtres pour en tirer desperles.Qued’activitéchacundéployadanscetravail,maisaussiqued’avidité!Quelscrisdejoieéclataientquandnoustrouvionsuneperleremarquableparsaforme,sagrosseuretsonorient!Àquoicependantdevaientnousservirtouscestrésors?MissJennyne se montra-t-elle pas plus sage que nous en dédaignant cesbagatelles, jolies mais inutiles, pour rassembler les fibres oufilaments dont les coquilles étaient garnies ?Bientôt cependantelle nousquitta pour aller aiderma femmeàpréparer le dîner,pourlequelellenouspromitunplatdepoissonfrais,ainsiqu’unbeaurôtidegibierailépourlesouper.Mafemmesouritd’unaird’incrédulitéaupremierpoint;illuiparaissaitimpossiblequ’onpûtseprocurerensipeudetempsassezdepoissonpournourrirsept personnes.Mais Jenny, en souriant aussi, s’élança dans lecaïakavecsoncormoran,ets’éloignad’unecinquantainedepasdu rivage.Là, ellemituncollier aucoude sonadroitpêcheur,afin d’empêcher qu’il n’avalât lui-même le poisson qu’ilprendrait;puiselleleplaçasurlecaïak,oùellelelaissalibre.Rienn’étaitplusintéressantquedevoirl’oiseausejeteràlameret venir rapporter à sa maîtresse tantôt un hareng, tantôt unsaumoneau,etc.

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Ledînern’étaitpasencoreachevéqu’ellesongeaitdéjàànousprocurerlegibierqu’ellenousavaitpromispourlesouper;elledemandait seulement la permission d’emmener avec elle lechacal,cequiluifutaccordésanspeine;jemebornaiàluidireque je craignais qu’elle ne m’enlevât aussi les ouvriers dontj’avaiscependantgrandbesoinpourm’aideràfairelachauxetlasoude,travailauquelcetaprès-midiétaitconsacré.Jennyreprit,enriant,quejeparlais,àlavérité,defairedelachauxetdelasoude,maisquejen’avaispasdevasespourcontenirleproduitquej’auraisobtenu.Jenepusm’empêcherd’avouerqu’elleavaitraison;et,commejerougissaisensongeantqu’elleavaitmontréplus de prévoyance que moi, elle reprit en riant : « Ne vousinquiétez pas, mon cher père, faites de la chaux tant que vousvoudrez ;d’iciàdemain jevousprocurerai tous lesvasesdontvouspourrezavoirbesoin,pourvu,toutefois,quevousconsentiezàvouspasserpendantquelquetempsdeFritzetdeJack.»Je ne pus lui refuser sa demande ; mais, quand je la vis

prendre mon fusil à deux coups, je témoignai quelque craintequ’elle ne sût pas se servir de cette arme. «Comment pouvez-vouscroire,s’écriaJenny,quelafilled’uncolonelauservicedelaCompagniedesIndesetduphishardichasseurdel’Asiesoitembarrassée quand il s’agit de tirer un coup de fusil à unoiseau?»Elle partit donc avec mes deux fils, et, longtemps avant le

souper,ellerevintavecplusieursbécassesqu’elleavaittuéesetquelechacalavaitramassées.Quantauxvases,ellelesfabriquad’écorce d’arbre coupée en spirale par elle et parmes fils, etqu’elle rattacha et garnit de deux fonds de bois. Quoique cesobjetsnefussentpastrès-élégantsàlavue,ilspouvaientfortbien

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servir à l’usage auquel nous les destinions. En revenant versnous, elle conseilla à ses compagnonsde semunir encored’uncertainnombrederameauxflexiblesdeplantesgrimpantes,pourenfairedescerceauxdetonneaux,etilsarrivèrentainsitoustroischargés de gibier, et des vases qu’elle m’avait promis, sanscompteruneprovisiondetruffes.Lerepasfini,jedéclaraiqu’ilserait nécessaire de passer une partie de la nuit pour faire lachaux.Fritzoffritsur-le-champdeveilleravecmoi,disantqu’ils’occuperait, pendant ce temps, des cerceaux pour nos barils.Aussitôt tous ses frères s’écrièrentqu’ilsétaientprêtsà l’aiderdanssontravail,pourvuqu’ilconsentîtàleurraconterendétailsesaventurespendantqu’ilétaitàlarecherchedeleurnouvellesœur;Fritznecrutpasdevoirleurrefusercettesatisfaction,et,Jenny,s’étantlevéepourallerjoindremafemme,jem’approchaidufeuafindesurveillerlacuissondemachaux;mesenfantssemirent à découper les cerceaux, et Fritz commença son récit àpeuprèsencestermes:«Vousvousrappelezcommentjevousquittaipouraller,dans

monfrêlecaïak,affronterlevasteOcéan.Lamerétaittranquille;mais que d’émotions mon cœur ressentait ! D’une part, je mepeignais mon bonheur si je réussissais à trouver l’AnglaisenaufragéesurlaRochefumante,et,del’autre,mondésespoirsi,aprèsdevainesrecherches,jeneparvenaispasàrevenirauprèsdevous.Jenechancelaipourtantpasdansmarésolution;jemerecommandaiauciel,etjem’encourageaiparlapenséequemonexpédition serait peut-être le premier pas pour notre rentréeparmileshommes.«Jen’osaispasgagnerlapleinemer,decraintequ’uncoupde

ventnemechassâtloindurivage,dontjedevaissuivretoutesles

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sinuosités;j’avançaidonctrès-peu,etlanuitmesurpritsansquej’eusse fait de grands progrès dans ma route. Je n’avais nulleenviedepasserlanuitsurlagrève,nemesentantpaslaforcedetenirtêteauxlions;jecherchaidoncunrocherisolé,etj’envisun à un quart de lieue environ de la côte. J’avoue que je leregardaibienattentivementpourvoirs’ilnes’enélèveraitpasdelafumée.«Aprèsavoirdépassélachaînederochers,j’entraidansune

espècedegolfe,quejereconnusbientôtpourêtrel’embouchured’un fleuve. Sans croire qu’en remontant son cours je dussearriver au but de mon voyage, je ne pus résister au désir denaviguer, pendantquelque temps, sur ses eaux tranquilles, entresesrivescharmantes.Aprèsavoirfaitunelieue,jemedécidaiàdescendreàterrepourmereposerunquartd’heure.Lacampagneétaitassezouvertepourquejen’eussepointdedangeràcraindreàl’improviste,etj’espéraisquemonaiglem’apporteraitquelqueoiseaudontlachairserviraitàvarierl’uniformitédemesrepas.Je tirai,eneffet,untoucan,et,aubruitdemoncoupdefusil, ils’éleva un vacarme si effroyable parmi les habitants des bois,quej’enfuspresqueassourdi;maislesgrandscrieurssontgensdepeudebesogne.Ilsnesongèrentpasàm’attaquer.Ilsnefurentpaslesseulsquemachasseeûttroublésdansleurrepos.Un frémissement se fit sentir dans les roseaux, non loin de

moi ; on eût dit un tremblement de terre ; une masse informes’éleva à mes yeux, et me causa une si grande frayeur, que jeforçai de ramespourm’ éloigner le pluspromptementpossiblede ce lieu. C’était un hippopotame qui traversait le fleuve,emportant son petit avec lui. Les délicieux paysages perdirentalorstousleurscharmespourmoi,jemehâtaideredescendrele

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courant;et,quandj’arrivaiàlamer,j’allaichercherunasilesurleseulrocherquiseprésentâtàmesregards.«Jemecouchaicesoir-làbienplustôtqu’àl’ordinaire;aussi

fus-je levé de meilleure heure le lendemain matin. Je merapprochai,commedecoutume,de lacôte,dans ladirectiondel’ouest ; je ne tardai pas à me trouver dans des parages quisurpassaient en beauté et en fertilité tout ce que j’avais vujusqu’alors.«Lacôtequejelongeailejoursuivantfutlaplusarideetla

plusmonotonequej’eusseencorerencontrée;aussim’étonnai-jed’y voir des éléphants. J’entendais de loin lemugissement deshippopotames ; je crus distinguer, en outre, des troupeauxd’antilopesetdezèbres,etj’admirailagrandeurduCréateur,quia placé tant d’êtres vivants jusque dans les déserts les plusarides.Malgrél’impatiencequej’éprouvaisdedécouvrirauplustôt la Roche fumante, je ne résistai pas à la curiosité qui mepressaitdepénétrerdanscesingulierpays.Jeremontaidoncunepetiterivièrefortétroite,etjepusd’abordexamineràmonaiselesmœursdeséléphants;plusloin,jerencontraidesrhinocérosquiavalaientdestigesdecactus,sansselaissereffrayerparlesénormespiquantsdontellesétaientarmées.Jefussingulièrementtentéd’envoyerquelquesballesàcesmonstres ;mais,grâceauciel, jenecédaipointàmonenvie,car ilauraitpum’encoûtercher. Dans la suite de ma navigation, j’eus le bonheurd’apercevoir l’animal leplusmerveilleuxquieût jamais frappémesyeux;c’étaitunegirafe,etsaformemerappelaàlafoislechameauet l’antilope. J’admiraisencore la tailleélancéeet lesformes gracieuses de ce bel animal, quand il m ’arriva unesurprise fort peu agréable : j’entendis un frôlement dans les

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roseauxtoutàcôtédemoi,et jevisaveceffroiapparaîtreprèsdemoncanotun énormecrocodile, qui, levant la tête, semblaitvouloirme demander ce que je venais faire dans ses États. Lapeurmerendittéméraire;jelevaimarame,etj’endéchargeaidetoutemaforceuncoupsur la têtedumonstre,qui,étonnéàsontour demon procédé, courut se cacher dans les roseaux, où jen’eus pas lamoindre envie de le suivre. Je diraimême plus :reconnaissant ses droits légitimes sur la possession de cetterivière, je lui tirai fort respectueusement ma révérence, et jeretournaiàlamer.Là,jeharponnaideuxpetitspoissonsdugenredu saumon, dont je fis un excellent souper sur le rocher où jereposai cette nuit. Je ne sais pourtant si je me sers du termeconvenableendisantquejereposai.Lefaitestquej’eus,pendanttoutelanuit,lesrêveslesplushorribles,danslesquelsjevoyaissanscessedescrocodilesprêtsàm’avaler.« Le lendemain fut pour moi un jour de malheur. Je passai

devant un petit bois habité par des perroquets au brillantplumage,etj’envoyaicontreeuxmonaigle.Toutàcoup,jugezdemon effroi, quand je vis paraître à quelques pas de moi unénormetigre!Jamaisencorejen’avaiscouruunpareildanger:iln’étaitqu’àquinzepasdemoi,et,unesecondeplustard,ileutpus’élancersurmoietmedéchirer.Ils’arrêtapourtant,et,quandmafrayeurmepermitdeleverlesyeuxsurlui,jevismonaigleluisauterà la têteetchercher,avecsonbecaiguetrecourbé,àlui crever les yeux. Hélas ! il fut victime de son courage : letigre, au comble de la fureur, le saisit avec ses deux pattes dedevant,l’écrasacommeunemouche,etlejetamortsurlesable.Dans le premier moment de mon trouble, j’avais oublié dechargermonfusil.Unpistoletmerestaitàlaceinture;jetiraisurla bête féroce sans la tuer,mais je la blessai assez grièvement

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pour qu’elle prît la fuite dans les bois.Demon côté, je jugeaiqu’ilétaitprudentdenepasdemeurerpluslongtempsencelieu;jemeretiraileplusvitequejepus,maisnonsansavoirramassélecorpsinanimédemonfidèleetmalheureuxoiseau,bienrésolusoità l’empailler, soit à lui fairedesobsèqueshonorables à lapremièreoccasionquiseprésenterait.Jenepouvaisoublierqueles derniers moments de sa vie avaient été employés à madéfense.«Maisunobjetd’unplushautintérêtnetardapasàfixertoute

mon attention. Comme je faisais le tour des deux écueils,j’aperçustoutàcoupàuneassezgrandedistanceunepetitepiledelaquelles’élevaitunecolonnedefumée;jemedisaussitôt:« Voici la Roche fumante, séjour de l’Anglaise naufragée ;ramonsvigoureusementverscetendroit.»«J’enfusbientôtsiprès,qu’ilm’eûtétéfacilededistinguerun

êtrehumainquis’yseraittrouvé;maislafumées’élevaitducôtéopposédu rocher ;etdéjà jecalculaisque jeseraissansdouteobligéd’enfaire le tourpourdébarquer,quand je remarquaiunpetit plateau en pierre où je pouvais amarrer ma barque ; jesautai à terre avec autant de promptitude que jadis GuillaumeTell. Quelques pierres placées par échelons me facilitèrent lamontée vers une partie élevée du rocher, d’où, avec une joieinexprimable,jevisenfinlapremièreétrangèrequisefûtofferteà moi depuis tant d’années. C’était une jeune personne assiseauprèsd’unfeudontlafumées’élevaitàunegrandehauteur.Aubruitquejefis,l’étrangèreseleva,m’aperçut,joignitlesmains,etattenditensilencequejem’approchassed’elle.Jenemehâtaipoint,pournepasl’effrayeretpourqu’ellenemepritpaspourun brigand.Quand je ne fus plus qu’à dix pas, je lui dis d’une

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voix émue : « Je vous salue, Anglaise naufragée de la Rochefumante ! Voici le libérateur que votre appel, grâce à laprovidencedivine,aamenédeloinauprèsdevous!»«Quoiquejenesoispastrès-versédanslalangueanglaise,la

jeune personne comprit parfaitement sur-le-champ ce que jevoulais lui dire. Il semblait que nos âmes eussent pu secommuniquer l’une à. l’autre sans faire usage de la parole.Unlongsilencesuivitnospremièresexclamations.Detempsàautreje saisissais lamainde l’étrangère, commepourm’assurerquece n’était point une illusion qui égarait mes sens. Nous nesongions ni à boire, ni à manger, ni à quitter le lieu où nousétions.Nousavionstantdechosesànousdemandermutuellementet tant de réponses à nous faire ! La jeune étrangère fut lapremièrequirepritsonsang-froid,etelleendonnaunepreuveens’occupantdusouper,tandisquejecontinuaiàbavarder,croyantpeut-être par là me rendre plus aimable. Miss Jenny se retirapourlanuitdanslefonddelagrotte,quiétaitséparédelapartiede devant par une espèce de rideau de roseaux et de plantesmarines entrelacées. Je couchaidans lapartie extérieure ;maisJ’étais tropagitépourm’endormir facilement ; jene fermai lesyeuxqu’aupointdujour;et jenetardaipasàêtreréveilléparJenny, qui vint m’annoncer que le déjeuner était servi. Nouspassâmescette journéeàmettreenordreetàchargerdansmoncaïak tous les effets de la jeune fille, et à chaqueobjet quimepassait sous les yeux je me récriais sur l’esprit inventif etl’adresseaveclesquelselleétaitparvenue,enmoinsdedeuxanset demi, à faire tant de choses utiles et curieuses. Pendant cetemps elleme raconta son histoire, qui est fort intéressante, etj’engage mon père à en écrire la relation quand la saisonpluvieuseaurainterrompunostravauxaudehors.Notretraversée

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n’offrit rienderemarquable ;etnousaurionsétéderetourbienplustôt,sidesavariessurvenuesàmoncaïaknenousavaientpasforcésderelâcherdansunepetiteîled’oùjesortaisquandvousm’avezvu.»

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CHAPITREXLIII

Histoiredemiss Jenny.—Je fabriquedusavon.—RetouràFelsheim.—Réceptionsolennelle;salutd’honneur.—Accidentquiarriveàmafemme.—Lebrancard.—VoyageàFalkenhorst.—Lasaisondespluies.

LerécitdéFritzs’étaitprolongéjusquefortavantdanslanuit,etpourtant aucunde ses auditeursn’était lasde l’entendre, tantles détails qu’il contenait nous avaient paru remplis d’intérêt.Quandilfutterminé,j’ordonnaiànosenfantsdesecoucher,etjeles suivis dès que j’eus achevé le travail auquel jeme livrais.Personne ne dormit bien cette nuit ; pour moi, je ne fermaipresquepaslesyeux,tantilsepassaitdechosesdansmonesprit,lorsque je songeais au nouvel avenir que préparait pour nousl’augmentation de notre ménage et l’heureuse découverte queFritzavaitfaite.JedevaisresterencoredeuxjoursdanslabaiedesPerles;maislestravauxquej’yvoulaisentreprendreétaienttous si importants et si pleins d’attraits, que je ne savais parlequelcommencer.Quantàmesfils, lafindurécitdeFritzleuravait inspiré un si grand désir de connaître les aventures deJenny, qu’il la supplièrent de les leur raconter pendant ledéjeuner.Elleyconsentit,etvoici lerésumédecequ’ellenousdit.MissJennyavaitàpeineseptansquandsamèremourut.Son

père,quiétaitauservice,aveclegradedemajor,futobligé,peude temps après, de quitter la jolie terre qu’il habitait enAngleterre pour se rendre aux Indes, où sa fille l’avait suivisuccessivement dans plusieurs garnisons. Lui, brave officier et

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zéléchasseur,fitcommefontsouventlespèresquirestentveufsavecunefilleunique,c’est-à-direqu’ilélevalasiennecommeilaurait fait d’un garçon, et elle serait peut-être devenue uneamazone,siunefemmedechambredeconfiance,néed’honnêtesparents,n’eûtprissoindeluienseignertoutcequ’unefemmedoitsavoir, et n’eût maintenu en elle les manières et la modestieféminines.Desoncôté,missJenny,étantdouéedebeaucoupdebonsensetd’unjugementexquis,finitparréuniràlafoisdanssapersonne les mérites d’un aimable jeune homme et ceux d’unedemoisellebienélevée.Sur ces entrefaites, lemajorMontrose,s’étantdistinguéetayantobtenulegradedecolonel,avaitétémisàlaretraite,maisavecl’ordrederamenerauparavantenEuropeun certain nombre d’invalides. Forcé, en conséquence, des’embarquersurunvaisseaudeguerre,oùsafillen’avaitpuêtreadmise, il s’était vu obligé de chercher pour elle un autrepassage,etillaconfia,ainsiquesafemmedechambre,àsonamilecapitaineGreenfield.Jenny,quiavaitalorsdix-septans,partitdeuxjoursavantsonpèreparlacorvettelaDorcas.Aprèsdeuxsemaines d’heureuse traversée, le bâtiment fut surpris pard’affreuses tempêtes,après lesquellesune frégate françaisevintlui donner la chasse et le força de se réfugier dans le port deBatavia,possédéàcetteépoqueparl’Angleterre.Àpeineavait-il repris la mer, que de nouvelles tempêtes l’assaillirent et seprolongèrent pendant près de quinze jours. Arrivée devant unecôte inconnue, la corvette se brisa contre des écueils, etl’équipage n’eut que le temps de se jeter dans les deuxchaloupes.Jennydescenditdanslapluspetite,quichavira,et,detousceuxqui lamontaient,Jennyseulesesauva.Ausortird’unlongévanouissement,ellesetrouvaaupiedd’unrocherescarpé,et dans un danger imminent d’être entraînée à la mer par la

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première vague quimonterait jusqu’à elle. Il lui fut impossibled’avoir le moindre renseignement sur ce qu’étaient devenus lecapitaineGreenfield et lagrandechaloupe.Pendantdeux jours,la pauvre enfant resta là dans un si grand état d’épuisement,qu’elle ne se rendait pas même compte de l’étendue de sonmalheur.Quand la connaissance lui fut un peu revenue, elle setraînapéniblementversunegrotte,oùelle futdumoinsà l’abridesflotsdelamer,etelles’yendormitd’unlourdsommeil,neseréveillant qu’à de courts intervalles. Elle n’eut d’abord pournourriture que quelquesœufs d’oiseaux qu’elle trouva dans lescreuxdesrochers.Le troisième jour, enfin, le calme se rétablit enmer et Jenny

devint elle-même plus tranquille. Elle se flatta que quelqueshommes de l’équipage se seraient sauvés comme elle ; et afinqu’ils la découvrissent plus facilement, elle crut ne pouvoirmieux faire que d’allumer sur-le-champ un grand feu. Ens’embarquant,elleavaitprislecostumed’unaspirantdemarine,desortequ’elleavaitsurelleunbriquetettoutcequipouvaitluiêtrenécessaireàceteffet.Elleentretintpendantlongtempscefeuavec le bois de la corvette naufragée, et plus tard avec desplantesmarinesdesséchées.Ellenefutpasassezheureusepourpouvoir se procurer la moindre chose d’utile des débris dunavire, dumoins en outils ou en vêtements. Plusieurs barils deprovisionsfurentlesseulsobjetsquelamerjetasurlerocher;mais elle suppléa à ce qui lui manquait par une merveilleuseindustrie.Quelquescloustirésdesplanchesqu’elleavaitbrûléesfurentlesseulsoutilsàl’aidedesquelselleconfectionnatouslesobjets dont j’ai parlé plus haut. Ce fut alors qu’elle sentit toutl’avantagedel’éducation,enapparenceétrange,quesonpèreluiavaitdonnée,etdetouteslesaventuresquiluiétaientarrivéesà

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laguerreetà lachasse.Elleleurdevaitsaforceàsupporter lafatigueetsaprésenced’espritdanslesembarrasetlesdangers.Dans lespremiers temps,Jennyavaitnégligéde tenircompte

des jours qu’elle passait sur le rocher, car elle était persuadéequ’ellenetarderaitpasàêtredélivréeparl’arrivéedequelques-unsdesescompagnonsdevoyage;ellenepouvaitpasnonplusindiqueravecprécisionladatedunaufragedelacorvette;elleétaitcertaine,pourtant,queladuréedesonséjourencelieuavaitété au moins de deux ans et demi. Elle regrettait beaucoupd’avoirmanquédepapieretdeplumes;mais,commecelaarrived’ordinaireauxfemmes,elleavaitconservédanssamémoirelesouvenir des événements beaucoup mieux que ne le font leshommes,tropoccupés,engénéral,deschosesextérieures.Jamaiscettepieusejeunefillen’avaituninstantdoutéqueDieunevintàlafinàsonsecourspourlatirerdedessussonrochersolitaire.Un de ses principaux amusements avait été d’élever et

d’apprivoiserquelquesoiseauxqu’elleavaitprisdansleursnidsplacéscontrelebordduroc,maissanspouvoirjamaisengarderaucun auprès d’elle. Ils avaient toujours fini par s’envoler, etc’est ce qui était arrivé à l’albatros que Fritz avait blessé, etqu’illuiavaitrenvoyéaveclaréponseàsonbillet,réponsequineluiparvintpas.Telle fut, à peu près, la narration de notre jeune amie ; elle

nousintéressatousvivement.Nousnousfîmespartmutuellementdesobservationsqu’ellenoussuggéra ;et,aprèsquel’entretiense fut prolongé pendant quelque temps, nous retournâmes à nostravaux.Ma provision de chaux fut achevée avant la nuit, et lenombre de tonneaux d’écorce se trouva suffisant pour toutcontenir. Nous restâmes pourtant encore huit jours en ce lieu,

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parce que je désirais rassembler et sécher autant de plantes àsoude qu’il nous serait possible ; je comptais, plus tard, enfabriquer du savon. Je fis même, avec une petite quantité desoude,uneépreuvequimeréussitparfaitement ;car lesplantesréduites en cendres fournirent au moins deux livres de cettematièred’oùl’ontirel’alcalipurifié.Pendantcetemps, j’eusoccasionderemarquercombienFritz

était attentifpour Jennyetavecquelplaisir il lui rendait toutessortes de services ;mais je vis aussi plusieurs fois combien ilétaitjalouxdesmarquesd’amitiéqueluidonnaientsesfrèresetdesmoindresparoles,debienveillancequ’elle leuradressait.Jecrus, d’après cela, devoir sur-le-champ prendre mes mesurespour prévenir toute dissension entre eux. Je désirais vivementunir un jour Jenny et Fritz ; mais je voulais gagner du temps,d’autantplusquejenemecroyaispasledroitdedisposerseuldel’avenirdecettejeunepersonne.Enconséquence,lamatinéedenotredépartpourFelsheim,avantdenousmettreenroute,jeprononçai avec une grande solennité le discours suivant, aumilieudemafamilleassemblée:«Voici,meschersamis,quenousnousapprêtonsàretourner

dansnosfoyers.Là,jedésirequelafillequeDieunousadonnéepasseenpleinelibertéuneannéed’épreuve,auboutdelaquelleelledéciderasielleveutcontinueràdemeureravecnous,oubiensiellepréfèreseretirerdansunesolitudeplusagréableetplusfertile que celle qu’elle a quittée. Si mes quatre fils ne semontrentpaspourelleobligeants,douxetvraimentbonscommedesfrères,jeserailepremieràl’engagerànousquitter,oubienjereléguerailescoupablesdanslapartielapluséloignéedenosdomaines;carjesupporterailaséparationlapluspénibleplutôt

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quedevoir ladiscorde, l’envieet lesquerelless’établirparminous. Miss Jenny est remise aux mains de ma femme, qui lasoignera,laconduira,ladirigera;etpersonnenedevrachercherà lui donner des ordres arbitraires. Les femmes sont plusdélicates, plus faibles que nous ; elles n’ont que des armesinsuffisantespoursedéfendrecontrenous.C’estpourcelaque,chez les nations sauvages, nous voyons si souvent les femmesrabaisséesaurangd’esclavesetpresqued’animauxdomestiques.Pour nous, qui sommes nés dans une nation civilisée et quisommeschrétiens, nousdevonspratiquer la charité, ladouceur,surtout quand il s’agit d’une jeune fille isolée, sans appui, quenousrecevonsdansnotrefamille.»Aprèscesparoles,quiproduisirentlaplusgrandeimpression,

principalement sur mes fils aînés, je chargeai chacun de sontravail respectif, sansentrerend’autresdétailssurcesujet.Auboutd’uneheure,toutfutprêtpourledépart.MissJennybrûlaitd’impatiencedevoirnotremaisondans lerocher,notrechâteausur l’arbre, ainsi que lesbelles fermesquenouspossédions endifférentespartiesdupays,etdontmesenfantsluiavaientfaitlesdescriptionslespluspompeuses.Notre traversée fut des plus heureuses, et nous arrivâmes de

bonneheureàProspect-Hill,oùj’avaisrésoludepasserlanuit,parce que j’avais plusieurs arrangements à y faire. CependantFritzetFrançoisdurentrepartirlesoirmême,danslecaïak,pourFelsheim,où il fallait tout préparer pournotre réception ; et jevis avec satisfaction que Fritz ne fit aucune difficulté d’obéir,quoiqu’il eût préféré de beaucoup rester auprès demiss Jenny,dontilavaitétéjusqu’alorsinséparable.Onnesauraitsefigurercombiencelle-cifutheureuseenrevoyant,pourlapremièrefois,

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depuis si longtemps, de la verdure, une campagne agréable etpeuplée d’animaux domestiques. Le lendemainmatin nous nousrembarquâmes, car je ne voulais point faire la route par terre,désirant laisser à Fritz le plaisir d’être le premier à conduiremiss Jenny à Waldegg et à Falkenhorst. Nous touchâmes, enpassant,àl’îledelaBaleine,oùlavuedeslapinsmitlecombleàlanaïvejoiedeJenny.Jelapriai,enconséquence,deregarderdésormais ces animaux comme sa propriété, espérant qu’elleaurait bientôt le temps de travailler leurs poils soyeux et d’enfabriquerdesétoffespoursonusagepersonnel.Jen’aipasbesoindedireque lesdeuxjeunesgensquenous

avionsenvoyésenavant firent toutcequidépendaitd’euxpourdonner de la solennité à notre arrivée dans la baie du Salut.Douzecoupsdecanonnoussaluèrentànotreentrée.Ernestparutmécontentque l’onn’eneûtpas tiré treize,car ilavait lu, jenesais où, que les saluts d’honneur se font toujours en nombreimpair.Ilsollicitaetobtint lapermissionderendrecesalut,et,pour se conformer à l’usage, lui et Jack répondirent par onzecoupsauxhonneursqu’onnousavaitrendus.Comme nous doublions la pointe de l’île du Requin, nous

vîmes Fritz descendre par une corde du haut du rocher où ils’étaitpostépournoussaluer,etàcetaspectmissJennypoussauncri involontaire, tant elle eutpeur ;maisFritz fut enunclind’œil aupieddu rocheretdans soncaïak.S’étant approchédenous, il se fit connaître pour l’amiral du port et nous invita àdébarqueràFelsheim.Ayantétéprévenudenotrearrivée,nousdit-il, il avait ordonné de préparer tous les rafraîchissementsdontnouspouvionsavoirbesoin.Nousnepûmesassezadmirerla manière noble, dégagée et martiale dont Fritz joua son rôle

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dans cette occasion, et il l’acheva par la promptitude aveclaquelle,aprèsavoirprononcécediscours,ilretournaàl’îleduRequin, prit François dans son caïak, et se retrouva à côté denous avant que nous eussions complété notre débarquement.Mais, lorsque enfin nous fûmes tous à terre et que nous nousavançâmes vers notre maison si agréablement située et sirichement ombragée, comme dans le plus beau jardin anglais,tandis que les fleurs les plus brillantes, les odeurs les plussuaves charmaient nos sens et que les oiseaux de notre basse-cournousentouraientengloussantetencaquetant,alorsJennyfutsaisie d’une si vive émotion, qu’elle ne put exprimer par desparolestoutcequ’ellesentait.Quantànous,ilnoussemblaitquenos richesses étaient doublées, et, pour la première fois, noussentîmes jusqu’à quel point il est vrai que de donner rendplusheureuxquederecevoir.Dans lafraîchegaleriequirégnait le longde lamaisoneten

facedelaprincipaleentrée,nousfûmesagréablementsurprisdevoirunetablesurlaquelleonavaitétalétouslesobjetsquenouspossédions, vieux et neufs, de fabrique européenneou faits parnous.De la porcelainedeFelsheim, des vases debambou, desassiettes de noix de coco, des coupes d’œufs d’autruche, semontraientàcôtédeverres,debouteillesetdevaisselletrouvésdans le bâtiment naufragé. L’effet de cet étalage était rendubeaucouppluspiquantpardesoiseauxempaillés, tirésdenotremusée,etqui,suspendusàuneficelle,semblaientvoltigersurlatable. Enfin, un grand tableau couronné de fleurs s’élevait au-dessus, et l’ony lisait cesmotsen lettres rouges :«VivemissJenny Montrose ! Bénie soit son arrivée dans la demeure duRobinsonsuisse!»

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Dureste, lesvasesétaléssurcette tablen’étaientpasvides:ils contenaient, au contraire, les mets les plus délicats qu’onavait pu rassembler en si peu de temps.De l’hydromel, du vindes Canaries et de la crème invitaient à étancher sa soif ; desfruitsdetouteespècesemontraientenbrillantespyramides,etilnemanquaitpasdeplatsplusnourrissants.Ilyavaitdupoissonfraisetunmagnifiquerôti.Laseulechosequimefîtdelapeineen tout cela, c’était de voir, à l’air fatigué de François, qui,malgré lui,bâillait et se frottait lesyeux,quenosdeuxpauvresenfants avaient passé la nuit pour donner plus d’éclat à notreréception.Miss Jenny eut la place d’honneur, entre ma femme et moi.

ErnestetJacks’assirentaussi;maisFritzetFrançoisvoulurentabsolument nous servir demaîtres d’hôtel. La serviette sous lebras, ilsdécoupaient lesplats,changeaient lesassiettes,etnousversaient à boire d’une manière si gracieuse, que, plus d’unefois,nousoubliâmesdemangerpourlesregarder.La soirée ne fut qu’une suite de réjouissances toujours

nouvelles,aumilieudesquelleslapauvremissJennyfutsouventàplaindre:c’étaientàtousmomentsdenouvellesacclamations:«Ôma chèremiss ! venez par ici !montez là-haut ! regardezceci!examinezd’abordcela!»Ilfallutàl’Anglaisebeaucoupd’amabilité pour contenter tout le monde ; pas un coin de lamaisonnefutoublié,sicen’est,jenesaispourquoi,lacuisine,et il fallut, en définitive, que Jenny exprimât elle-même à mafemme le désir de la voir, sans quoi on ne la lui auraitapparemmentpasmontrée.Toutes nos bêtes d’attelage se trouvant à Falkenhorst, nous

fûmes obligés de nous y rendre à pied ; que l’on juge, d’après

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cela,denotreembarrasquand,aumomentdesortirdelamaison,mafemmesedonnauneentorse.Lemaln’étaitpasgrand,maisilluiétaitimpossibledemarcher.Commentfaire?Notrecharretteétait trop lourde pour que mes fils pussent la traîner. Il futquestionunmomentdedisposerunbrancard,lorsquetoutàcoupErnestnousditdeprendrepatience,etqu’enmoinsd’unedemi-heure il nous tirerait d’embarras. Nous nous assîmes enl’attendant.IlnevoulutemmenerpersonnequeJackavecluipourl’aider,et,eneffet,aprèsunpeuplusd’unedemi-heure,nouslesvîmesarriver : ilsavaientpris lamoitiéd’ungrandpanierdontnousnenousservionsplus,et l’avaientattachéeàdeux fortsetlongsbambous.Pour rendre la voitureplusdouce, ils l’avaientgarnie intérieurement d’oreillers. Ma femme s’assit dans lepanier.Ernestseplaçaaubrancardpardevant,etJackmarchaitàcôté de lui ; Fritz soutenait le brancard par derrière avecFrançois : je fermais lamarcheavecmiss Jenny,etce futainsiquenouspartîmespourFalkenhorst.Arrivés là, je n’y trouvai pas les choses précisément dans

l’état que j’aurais voulu, et nous consacrâmes une semaineentièreànettoyer,àrépareretàaméliorercellesquiexigeaientleplusdetravaux;maiscetempsnenoussuffitpasàbeaucoupprèspourtoutremettreenordre.Enattendant,malgrénosgrandeset nombreuses occupations, notre séjour à Falkenhorst fut desplusagréables.Gaisetcontents,nous travaillionsavecardeur :ma femme, complètement rétablie, prenait plaisir tantôt à nousfairevoirunnouvelouvragequ’elleavaitachevé, tantôtànousservir un nouveau plat inventé par Jenny. En un mot, chacund’entre nous semblait n’avoir d’autre désir quede se rendre leplusagréablepossibleauxpersonnesquil’entouraient.

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Notre séjour à Falkenhorst se termina par une excursiongénéraleàWaldeggpourlarécolteduriz.Celieunousfitfairebiendes réflexionspar le souvenirdenosaventurespasséesetpar la prévision de celles qui pourraient nous arriver dans lasuite. À vrai dire, le temps présent, qui s’écoule avec tant derapidité, n’offre quelque agrément à l’homme que par sessouvenirs et ses espérances. Celui qui n’a rien fait ni rien vu,celui qui n’entreprend rien et ne tend à rien, enlève à la fois àl’arbre de sa vie et les racines et les branches ; il ne présenteplusqu’untroncnu,dontondétournemalgrésoilavue.La saison des pluies approchait, et nous nous occupâmes,

avantsonarrivée,d’ensemencernoschamps.Nousrassemblâmesaussi divers objets qui devaient servir à varier nos travauxpendant cette espèce d’hiver. L’adresse de Jenny à tresser lapailleetlesroseauxnousdonnal’idéedeconsacrerunepartiedenotre temps à fabriquer soit des chapeaux fort légers, soit degrandesnattespourremplacerlatoileàvoile,quicommençaitàs’user. À tout prendre, ma famille voyait arriver la saisonpluvieuse avec beaucoupmoins d’effroi qu’à l’ordinaire.Nouscomptionssurlacomplaisancedenotrenouvelleamiepournousperfectionner dans la langue anglaise, dans laquelle notreprononciationavaittoujoursététrès-fautive.L’hivernagesepassaetlabellesaisonrevint.Lecœuragitéde

millesentimentsdivers,jeprendslaplumepourachevercelivre.Dieuestgrand!Dieuestbon!telssontlespremiersmotsquiseprésentent àmapensée aumoment d’exprimer pour la dernièrefois mes sentiments. Il dirige toutes choses avec une sagesseinfinie; ilaaccordéàmafamilleuneprotectionquiasurpassétoutesmesespérances,etj’ensuissiému,quejenepuistrouver

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assez de calme pour terminer cette histoire d’une manièresatisfaisante.

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CHAPITREXLIV

Événement inattendu. — Le yacht la Lionne à la recherche de la Dorcas. — LecapitaineLittlestone.—Lemécanicien et sa famille.—Préparatifs dudépart.—DeuxdemesfilsmequittentpourretournerenEurope.—Conclusion.

C’était vers la fin de la saison pluvieuse ; le ciel, cette année,s’était éclairci plus tôt qu’à l’ordinaire, et la nature renaissaitdans toute sa beauté. Nous sortions de notre maison comme,après un orage, les pigeons sortent de leur colombier ; nousparcourions notre jardin, nos diverses plantations, ne cherchantqu’àprofiterdenotre liberténouvelle,etprojetantunefouledetravaux divers pour la saison dans laquelle nous allions entrer.Fritzproposadeserendretoutd’abordà l’îleduRequin,etdemonteraurocherd’observationpourjeter lesregardsauloinetvoir si les tempêtes n’avaient rien amené de nouveau sur cescôtes.J’yconsentis,etJackl’accompagna.Ilsnetardèrentpasàarriver dans l’île, et ils grimpèrent lestement sur le rocher. Jeleuravaisditde tirerdeuxcoupsdecanonquand ilsyseraientarrivés,tantpournousapprendrequetoutsetrouvaitenbonétatquepourdonnerunsignalauxnaviresquipourraientêtredanslevoisinage.Jeprenaiscetteprécautiondetempsentempspourmerendre utile à desmalheureux et pour faciliter peut-être par lànotre propre délivrance.Mes jeunes gens n’eurent rien de pluspresséqued’obéiràmesordres;car,touteslesfoisqu’ilfallaittirer un coup de canon, c’était pour eux une vraie partie deplaisir ;mais ilsavaientsisouventremplicettecérémoniesans

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recevoird’autreréponsequecellequeleurdonnaientleséchos,qu’un saisissement extrême s’empara d’eux lorsqu’au bout dequelques instants ils entendirent trois coups sourds, maisdistincts, retentir au loin. Dans leur première émotion, mesenfantss’embrassèrentsansriendire;ilséprouvaientunmélangedejoie,decrainte,dedouteetd’espérancequilesrenditmuets.Fritz fut le premier qui retrouva la force de parler, et s’écria :«Deshommes!deshommes!Veuillelecielqu’ilssoientbons!—Maisque faut-ilquenous fassions?»demanda Jack,qui

étaitprisd’untremblementinvolontaire.Lesjeunesgensn’eurentriendepluspresséquedesediriger

vers l’endroit où j’étais occupé à travailler, et je vis sur-le-champqu’ilvenaitd’arriverquelquechosed’extraordinaire. Jelesquestionnai.« Ô mon père, mon père ! s’écrièrent-ils à la fois en me

prenantchacunparunbras,n’avez-vousrienentendu?»Aucunbruitextraordinairen’étantparvenujusqu’àmoietlerécitdemesfilsmeparaissantfortinvraisemblable,jesecouailatête;jeleurfisplusieursobjections,auxquellesilsrépondirent.Jenesavaisréellement qu’en penser, et jeme trouvais dans un assez grandembarras.Jenem’étaisjamaisbienrenducomptedelaconduitequejetiendraissidesétrangersabordaientdansmonîle.Fallait-ilmedécouvrirsur-le-champàeuxoumetenircaché?commentsavoir si c’étaient des Européens ou des pirates malais ? desmalheureux comme nous ou des ennemis ? Je m’empressai derassemblertoutemamaisonetdetenirunconseildeguerre,carje trouvais la chose beaucoup trop sérieuse pour oser prendreunedécisionàmoiseul,aidémêmedesavisdeFritzetdeJack.Surcesentrefaites,lanuitarriva,etjerésolusderemettreau

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lendemain à nous fixer sur le parti auquel nous devrions nousdéterminer ; mais j’ordonnai à mes trois aînés de se relayerpendant la nuit pour faire sentinelle dans la galerie de notredemeure.Lanuitnefutpasaussipaisiblequejel’avaisespéré;unetempêteaffreuseparutavoirramenélamauvaisesaison,etilnous fut impossible d’entendre aucun autre bruit que celui duvent,delapluieetdesflotsdelamersebrisantcontrelerivage.Ceconflitdesélémentsseprolongeapendantprèsdequarante-

huit heures, et nous eûmes tant à faire pour défendre notrehabitationcontrelapluie,quenousnepûmespassongeràalleràladécouverte.Cenefutqueletroisièmejourque,levents’étantcalmé, nous en entrevîmes de nouveau la possibilité ; je n’eusrienalorsdepluspresséquedemetransportermoi-mêmeànotreposte d’observation. J’emmenai avec moi Jack, et nousemportâmesunpavillonquidevaitindiqueràceuxquirestaientàterresilesnouvellesétaientbonnesousinousétionsmenacésdequelquedanger.Sijesecouaislepavillontroisfoisetlerejetaisaprèsdans lamer,ma femme,mes enfants et Jennydevaient seretirer, lepluspromptementpossible,àFalkenhorst,yemmenertousnosbestiaux,etattendrequejevinsselesyrejoindre.Si,aucontraire, jenesecouaislepavillonquedeuxfoiset leplantaistout de suite à côté du corps de garde, les apparences étaientfavorables, ou, du moins, ne présentaient aucun motif sérieuxd’inquiétude.Je laisse à juger avec quel battement de cœur nous

débarquâmesdans l’île duRequin et nousgravîmes le rocher !Arrivés au sommet, nous regardâmes de tous côtés autour denous, sans rienvoird’extraordinaire.Sur les instancesdeJack,jerésolusalorsdetirertroiscoupsdecanon,carjecommençais

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àcroiredenouveauquemesenfantss’étaienttrompésetavaientprisl’échopouruneréponse.Nouschargeâmeslestroispiècesettirâmes nos trois coups, en laissant deux minutes d’intervalleentrechaque.Noustendîmeslesoreilles,etbientôtuncoupsourdsefitentendre;aprèsunintervalle,unsecond;puisuntroisième.Septcoupssesuccédèrentainsi:majoieétaitaucomble;Jackdevenaitcommeunhommeprisdevin.Jem’empressaidefairelesignalfavorable;maisl’instantd’après,mefrappantlefront,jedis:«Quejesuisinsensé!Jemelivreàlajoiesanssavoirsicesontdesamisoudesennemisquenousavonsprèsdenous.»Nousrechargeâmes,aprèscela,nospièces,etjedisàJackde

rester auprès des canons,mèche allumée, pendant une heure, etdetireruncoupdèsqu’ilapercevraitsoitunepersonne,soitunbâtiment étranger.Quant àmoi, jemehâtai daller rejoindremafamilleàFelsheim.Malheureusement,jenepussatisfairelavivecuriosité dont tous les cœurs étaient remplis ; mais chacunm’approuvaquandj’annonçail’intentiond’alleràladécouverteavec Fritz. Jenny, d’ordinaire si raisonnable, semblait avoirentièrementperdu la tête ;elleassuraitquec’était sonpèrequiavaittraversélesmerspourveniràsarecherche.Jejugeaiprudent,danscetteoccasion,d’imiterlaconduitede

Fritzlorsqu’ilétaitrevenuavecJenny.Nousnousdéguisâmesdenotremieux,etnousconvînmesque,parnosalléesetnosvenues,noustâcherionsdefairecroireàceuxquenousverrionsquenouspossédionsuneflottilledeplusieurscanots.IlétaitenvironmidiquandjemontaiavecFritzdanssoncaïaketquandnousprimesle large. Ma femme adressait pour nous au ciel une ferventeprière.ErnestetJacks’étaientdéjàmisenmarcheavecnosbêtesetquelques-unsdenoseffetslesplusprécieux.Nousavionspris

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des costumes de sauvages ; nous étions bien armés, et nousdevions nous entretenir dans le patois suisse-allemand le plusgrossier,bienconvaincusqu’aucunenationmaritimenepourraitnouscomprendre.La route qu’il nous fallait suivre menait dans une région, à

nous inconnue, parce que, de ce côté, la mer y était remplied’écueils, et que le rivage se présentait si escarpé, que nousn’avionséprouvéaucundésirdenousyrisquer.Jeregrettaialorsde n’avoir jamais visité ces parages :mon ignorance des lieuxpouvait nous empêcher de trouver une place de débarquementsûre,danslecasoùl’onnouspoursuivrait.Pour abréger, je dirai que nous mîmes une heure et quart à

faireuncheminqu’endroite lignenousaurionspuparcourirenvingt-cinqminutes,sinousn’avionspasétéobligésdelongerlacôte.Làseprésenteunpromontoirequenousnousdisposâmesàdoubler, convaincus que nous trouverions alors le navire quenouscherchions;car,s’ilavaitétépluséloigné,nousn’aurionspaspuentendrelescoupsdecanontirésparlui.Jugez de l’agréable surprise que nous eûmes lorsque, après

avoirdépassélapointedupromontoire,nousvîmestoutàcoup,àl’ancre, dans une petite baie, un navire européen, à la vérité àmoitié dégréé, mais portant pavillon anglais. Il n’était pointabandonné, car, en cemoment, une chaloupe le quittait pour sedirigerverslerivage.J’eusdelapeineàretenirFritz,quiauraitvoulusejeteràl’eaupoursuivrelachaloupeàlanage;maisjeréprimai son impatience, et, j’ajouterai encore, la mienne : enréfléchissant bien, nous ne pouvions pas être encore tout à faitrassurés.Toutcequenoussavions,c’étaitquenousvoyionsunnavire européen ;mais il était encore possible que des pirates

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malaiss’enfussentemparés,oubienquel’équipageanglaislui-même se fût révolté et eût massacré ses officiers. Enconséquence, nous débarquâmes derrière un rocher, sur lequelnousmontâmes, et de là, à l’aide de lunettes d’approche, nouspûmes examiner l’objet de notre vive curiosité. Je crusreconnaîtrequelebâtimentquenousvoyionsétaitunyachtléger,armédehuitoudixpetitscanons.Lesvoiles,lescordagesetleshuniers étaient entiers. Le navire, à l’ancre, semblait être enréparation. Sur le rivage étaient dressées trois tentes, d’oùs’élevait une fumée qui annonçait les préparatifs d’un repas.L’équipage ne paraissait pas être nombreux ; par conséquent,nouslejugeâmespeuàcraindre.Nouscrûmespouvoirdistinguerà bord deux sentinelles, et, à travers les sabords ouverts, onvoyaitsortirlesbouchesdescanons.Après mûre réflexion, je jugeai qu’il n y aurait pas

d’imprudenceànousmontrer ; nous résolûmescependantdenepasquitternotrecaïak,et,provisoirement,denepasnous faireconnaître.Nousmousdirigeâmesverslabaie,enprenantl’airdepersonnestimidesetétonnées.Unofficiersemontraalorssurlepontduyacht,etFritzmefit

remarquerqu’ilavaitlapeaublancheetlestraitseuropéens;ilpensa que c’était le capitaine, d’autant plus qu’il lui trouva lemaintiend’unepersonneaccoutuméeaucommandement.«Ilfautd’abord, lui dis-je, que nous chantions une chanson suisse, enfaisantdegrandsgestes,aprèsquoinousprononceronsquelquesmotsenmauvaisanglais,etnousverronscequienrésultera.»Nous nous approchâmes donc encore un peu du bâtiment et

nous entonnâmes à tue-tête une chanson dans les paroles delaquelle, certes, aucun Européen n’aurait reconnu un langage

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civilisé. Le capitaine et quelques personnes qui se montrèrentauprès de lui commencèrent alors à faire attention à nous ; ilssecouèrentdesmouchoirsblancsetouvrirent lesmains, commepour nous faire voir qu’ils n’étaient pas armés. Comme noushésitionsencoreànousrendreàsoninvitation, lecapitainepritleporte-voixetnousdemandaquinousétions,d’oùnousvenionset comment s’appelait cette côte. Je répondis à plusieursreprises, aussi haut qu’il me fut possible :English men, goodmen! sans entrer dans plus de détails et en tenant toujours lesyeuxattachéssurlenavire.Les hommes qui entouraient le capitaine le traitaient avec

beaucoup de respect, et nous ne voyions rien qui indiquât dudésordre ou de l’ivresse. On nous montra du drap rouge, deshaches,desclousetautresobjetsservantaucommerced’échangeavec lessauvages.Enréponse, je leurfaisaisvoirnosharpons,commepourdirequenousn’avionsrienàleuroffrir.Àlafinilsnous demandèrent des pommes de terre, des noix de coco, desfigues et autres fruits, à quoi je répondis : « Yes, yes, much,much!»et,commejevoyaisqueFritzcommençaitàavoirdelapeineàgardersonsérieux,jel’engageaiàreprendreauplustôtle large,cequenousfîmessur-le-champ;et,quandnousfûmesassez éloignés pour que l’on ne pût plus nous voir, nous nouslivrâmesàtoutenotregaietéetàlajoiequenouséprouvionsdenousretrouverdenouveauparmileshommes.Enarrivantdanslabaie du Salut, nous déchargeâmes nos fusils et nos pistolets,signalconvenupourannoncernotresuccèsànosamis,quinousrépondirent,deleurcôté,parquelquesdéchargesd’armesàfeu,après quoi nous courûmes nous jeter dans les bras les uns desautres.

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Quandnouseûmesréponduauxpremièresquestionsetsatisfaità la première curiosité, nous tînmes conseil sur ce qu’il fallaitfaire, et nous nous décidâmes à nous embarquer tous ensemblesurnotregrandepinasseetànousrendreencérémonieauprèsduyacht, à l’équipage duquel nous ne dirions point que nousl’avions déjà vu. En attendant, je ne saurais peindre toutel’agitationquecausaparminouscetévénement,surtoutquandonvint à considérer sous toutes leurs faces les résultatsprobablesqu’ilpourraitavoir.Déjànosenfantscroyaientquenousallionsnousembarquer touspour retournerenEurope.Quantàmoi,enmaqualitédepatriarche, j’avaisbiendelapeineàprendreunerésolutionsurlepartiqu’ilfallaitsuivre,etjenesavaisjusqu’àquel point il serait prudent, de ma part, de ramener ma petitecolonie soit en Europe, soit dans quelque grande possessioneuropéenne.Jefiniscependantparmedirequ’ilétaitabsurdedemetourmenterainsiavantd’avoirvisitélebâtimentinconnu.La journée suivante sepassa tout entièredans les travauxde

gréementdenotrepinasse,dansl’arrangementdenoshabitsetdenos armes, et dans le choix des fruits et des légumes que nousvoulionsemporteravecnouspour lesoffriraucapitaine.Cenefut même que le surlendemain que nous pûmes nous mettre enroute,toujoursprécédésdeFritzdanssoncaïak,quinousservaitde pilote, mais qui, pour cette occasion extraordinaire, avaitendossélecostumed’unofficierdemarine.Ce fut ainsi que nous entreprîmes une expédition bien

importantepournotreavenir,etdelaquelleallaitdépendre,selontouteapparence,notreréuniondéfinitiveavecnossemblables,ouladouleurd’uneespéranceperduepeut-êtrepourjamais.Aussi éprouvai-je un grand serrement de cœur quand, après

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avoirdoublé ledernierpromontoire, jevisdenouveauleyachtanglais.Fritzétaitmontésurnotrebord,ettoutemafamilletenaitles yeux fixement attachés sur le navire étranger. Je fis sur-le-champhisserlepavillonanglais,etjeplaçaimapinassedefaçonà pouvoir facilement, selon l’occurrence, entrer encommunication amicale avec le yacht ou bien nous défendrecontresonattaque.L’étonnement de l’équipage du yacht en nous voyant entrer

ainsifièrementdanslabaienesauraitsedécrire;j’avouemêmeque,sinousavionsétédespiratesdéguisés,nousn’aurionspaseubeaucoupdepeineànousemparerdubâtiment.Maislajoie,lebonheur,lacordialité,netardèrentpasàremplacer,departetd’autre, l’étonnement. Je montai avec Fritz dans la petitechaloupe que nous traînions à la remorque, et sur laquellej’arboraiundrapeaublancensigned’amitié.Lecapitainenousreçutavec lafranchised’unmarin,nousfit

entrer dans sa chambre, où il nous présenta du vieux vin deConstance, et nous demanda ensuite à quelle heureusecirconstance il devait la satisfaction de voir flotter le pavillonanglaissuruneplage inconnueoù ilnes’étaitattenduà trouverquedessauvages.Jeracontaidenosaventures toutcequeje jugeaiconvenable

d’en dire, et j’appuyai principalement sur la présence demissJenny parmi nous, jugeant que la fille d’un officier anglaisinspireraitaucommandantduyachtplusd’intérêtqu’unefamillesuissetoutentière.IlnousditenréponsequelenomdeMontrosene lui était pas inconnu, et qu’il savait qu’avant son départd’Angleterre le colonel était heureusement arrivé àPortsmouth.Quant à lui, il s’appelait Littlestone ; il était lieutenant de la

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marineroyale,etcommandaitleyachtlaLicorne,aveclequelilse rendait de Sydney au cap de Bonne-Espérance. Ses ordresportaientenoutredechercher,partouslesmoyens,àobtenirdesrenseignements sur le sort du brick laDorcas, dont le maîtred’équipage et trois matelots s’étaient presque miraculeusementsauvés à Sydney. Il ajouta que quand il avait, à sa joieinexprimable,entendunosdeuxcoupsdecanon,lescroyanttirésparquelqueshommesdel’équipagedelaDorcas, il s’étaitmissur-le-champ en devoir d’aller à leur recherche ; mais que latempêtequinousavaitretenusdeuxjourscheznousluiavaitfaitcourirlesplusgrandsdangersetl’avaitforcéàentreprendredegrandesréparationsàsonnavire,avantdepouvoirpousserplusloin ses investigations. D’ailleurs, plusieurs hommes de sonéquipage étaient malades, et, entre autres, un mécanicien forthabilequis’étaitembarquésursonyacht,commepassager,avecsa femme et ses deux filles, et qui avait absolument besoin del’airdelaterrepourserétablir.Quandlecapitaineeutachevésonrécit, je l’invitaiàvenirà

son touràborddemapinasse,cequ’ilaccepta très-volontiers.JenedécriraipointsavisitenisaprésentationàmafemmeetàmissJenny;ilsuffiraderemarquerquelaplusdoucefamiliariténetardapasàrégnerentrenous,etquenousprîmeslarésolutionde passer la soirée dans la baie, où le capitaine Littlestone fitdresser trois nouvelles tentes pour notre usage. Là nous fîmesconnaissance avec le mécanicien, M. Wolston, et son aimablefamille,quisecomposaitdesafemmeetdedeuxfillesdontl’uneétait âgée de quatorze ans et l’autre de douze ans.Miss Jennysurtoutfutenchantéedevoircesdeuxjeunespersonnes,pourqui,dèslapremièrevue,ellesentituneamitiédesœur.

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Jepassailanuitàmeconsulteravecmafemmesurlesprojetsquenousdevionsformerpour l’avenir.Àlavérité, lecapitainenenousavaitfaitencoreaucuneproposition,etnousnesavionspass’ilseraitlemoinsdumondedisposéànousemmeneraveclui, quand même nous le désirerions ; toutefois nous croyionsdevoir préparer d’avance la réponse que nous lui ferions si lecas se présentait. De part et d’autre, nous éprouvions dessentiments secrets que nous ne savions comment exprimer.Quel’on juge, d’après cela, quelle futma joie lorsque je découvrisquema fidèlecompagne formaitensecret lesmêmesvœuxquemoi ! À quoi bon retourner dans notre patrie, que nous avionsvolontairement quittée tant d’années auparavant ? Pourquoi nepasfinirnosjoursdanscetteîleoùnousavionsétésiheureux?Je ledésirais, etma femmenedemandaitpasmieux, seulementellevoulaitgarderauprèsd’elledeuxdesesfils;elleconsentaità envoyer les deux autres en Europe, pourvu qu’ilss’engageassent à chercher quelques femmes honnêtes quivoulussentvenirhabiteravecnousnotrecolonie,àlaquellenousdevionsdonnerlenomdeNouvelle-Suisse.D’accordlà-dessus,nousconvînmesquenousenparlerionsau

capitaine Littlestone, et en même temps que nous ferionshommage à l’Angleterre de notre île. Mais ce qui nousembarrassait encore, c’était de savoir lesquels de nos filspartiraient et lesquels resteraient avec nous. Les motifs sebalançaient pour chacun d’eux. Nous ne savions pas non plusquel parti prendre au sujet de miss Jenny. Après y avoir bienréfléchi, nous crûmes plus sage d’attendre deux ou trois jours,sansfairepartàpersonnedenosprojets,et,dansl’intervalle,dediriger les choses de telle façon, que deux de mes filsexprimassent d’eux-mêmes le désir de rester avec nous, après

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quoi les deux autres pourraient accompagner le capitaineLittlestoneenEurope,pourvuqu’ilvoulûtlesprendre.Or,dèslelendemain, les circonstances amenèrent d’elles-mêmes lamanifestationquenousvoulionsprovoquer.Nousavionsdécidépendantledéjeunerquelecapitaine,sonpiloteetunaspirantdemarineviendraientnousvisiteràFelsheim,etqu’enmêmetempsle mécanicien malade y serait transporté, dans l’espoir que lebon air et nos soins contribueraient à lui rendre la santé. Cevoyage fut réellement une partie de plaisir ; le bonheur etl’espéranceremplissaient tous lescœurs.FritzetJackobtinrentlapermissiond’allerenavantpournousrecevoir.Je n’essayerai pas de peindre la surprise des Européens

lorsque, en entrant dans la baie du Salut, notre maison, notrejardin, nos divers établissements, frappèrent à la fois leursregards. Cette surprise fut au comble lorsqu’ils s’entendirentsaluerdeonzecoupsdecanonetqu’ilsvirentlegrandpavillonanglaissurlésommetdurocherdel’îleduRequin.Ledébarquementoffritunenouvellescènederavissement;de

touscôtésonnevoyaitqu’hommesetanimaux.Chacuncherchaitàsatisfairesacuriosité,àadresserdesquestionsouàyrépondre.Pendantcetemps,lepiloteetmoinousportionsM.Wolstondansunecharrette ;ma femmesechargeade le soigner.Ledîner futcourt;carnousvoulionsalleravantlafindujouràFalkenhorst,et d’ailleurs aucun d’entre nous n’avait l’esprit assez en repospourselivrerauxplaisirsdelatable.Cenefutquelesoir,etauretour de Falkenhorst, qu’un peu de tranquillité commença àrégner parmi nous. Miss Wolston saisit cette occasion pourexprimerledésirderesterdansl’îlejusqu’àcequelasantédesonmari fûtentièrement rétablie,etdegarderavecellesa fille

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aînée, qui n’était pas non plus très-forte, tandis que la cadetteiraitaucapdeBonne-Espéranceretrouversonfrère,quiyétaitétabli,etqu’elleramèneraitauprèsdenous,sinousvoulions lepermettre. Je répondisquecetarrangementcomblerait tousmesvœux, et je crus l’occasion favorable pour faire connaîtrel’intention quema femme et moi nous avions prise de ne plusquitter la Nouvelle-Suisse. À ces mots, un cri général s’élevade : «Vive laNouvelle-Suisse ! » auquel Ernest ajouta : «Etviventtousceuxquiyveulentresteràjamais!»L’occasionétait favorable, et, le capitaineayantannoncéque

lemécanicienWolston,enquittantsonnavireavecsafemmeetsafille,y laissait troisplaces libres, tout s’arrangeabientôt. Il futdécidéqueFritz,FrançoisetJennypartiraientpourl’Europe,etqu’ErnestetJack,quinedemandaientpasmieux,resteraientavecnous.Combiend’émotionsdiversesagitaienttouslescœurs!Aussi

chacun s’empressa-t-il de se retirer dans la chambre que mafemme lui avait assignée, pour s’y livrer en repos à sesréflexions;noussentionstousquenousnoustrouvionsàlaveilled’événementsquiallaientchangernotreexistence.Quantàmoi,jem’étaisdélivréd’unpoidsénorme,et je remerciai lecieldem’avoirtirédetoutescesdifficultés.Dès le lendemain commencèrent les préparatifs de départ, et

vous pouvez penser que tout prit chez nous un air de presse etd’occupation. Ma femme apprêtait le trousseau des jeunesvoyageurs,tandisqu’uncombatdegénérosités’éleva,entreceuxquis’enallaientetceuxquirestaient,pourlepartagedesdiversobjets qui jusqu’alors avaient été possédés en commun. MissJenny emporta, comme de raison, tout ce qu’elle avait eu à la

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Roche fumante, et je remis à Fritz et à François leur part desperles, du corail, des noix muscades, de vanille, de curiositésnaturelles;enunmot,detoutcequipouvaitavoirquelqueprixdans les pays où ils se rendaient. Je leur donnai, en outre, unecertaine quantité de ce qui nous restait, afin qu’ils eudisposassent pour notre compte et qu’ils nous envoyassent enretour les productions de l’Europe dont nous pourrions avoirbesoin. Je fis aussi quelques échanges avec le capitaineLittlestone, à qui je confiai tous les objets précieux que nousavions recueillis sur le bâtiment naufragé, en le priant des’informer s’il existait encore des parents de ceux à qui cesobjetsavaientappartenu,et,danscecas,delesleurfairetenir.Laveilledelapénibleséparation,personnenevoulutmontrer

defaiblesse;nousinvitâmeslecapitaineettouslesofficiersduyachtàunsouperd’adieux.Audessert,jefisplacersurlatable,dansunecorbeilledefleurs,leJournaldenosaventuressurlescôtesdelaNouvelle-Suisse,etjelerecommandaiàmonhonnêteFritz,àmonprudentFrançois,àtouslesassistants,etlespriaidelefaireimprimeràleurarrivéeenEurope,ensupprimanttoutcequileurparaîtraitinutileoutroplong.«J’espère,dis-je,que le récitdenosaventurespourraavoir

quelque intérêt pour les lecteurs. Ce Journal n’a été écrit quedans le but d’être utile àmes enfants ;mais il offrira un sujetd’instructionàceuxdesautres : lesenfantsse ressemblentplusou moins partout, et mes quatre fils offrent certainement lesportraits d’une foule d’autres jeunes gens qui se rencontrent entouslieux.Jemecroiraiheureuxsimonrécitpeutdémontrerauxjeunes gens les résultats avantageux de la réflexion, desconnaissances acquises, d’un travail assidu, de l’union

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domestique,del’obéissancefiliale,del’amourpaternel.Jesaisquenotresituationaétésiétrange,qu’ellenepeutguèreservird’exemple à suivre pour les autres hommes ; il me sembletoutefois qu’ils peuvent en conclure que trois choses nous ontsurtoutétéutilesdansnospluspéniblesembarras:d’aborduneconfiance sans bornes en Dieu, puis une activité qui ne s’estjamaisralentie,etenfinquelquesconnaissances,quoiquepourlaplupartacquisesparhasard ;cequiprouvequ’ilnefaut jamaisdire:Àquoicelapeut-ilêtreutile?»Maislanuitavance.Demainmatin,jeremettraiencoreàmon

filsaînécechapitrequej’achève;puisseDieul’accompagneretnousprotégertous!Salut,Europe!salut,vieilleSuisse!quelanouvelle soit un jour florissante comme je t’ai vue dans majeunesse!

FIN

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HerissonLaurentJerryLecielestpardessusletoitPheReptilien.19831209BE1AcélanYannFothergillVolkensniffIV~commonswiki

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