Le Roman de Delphine - Daudet, Ernest

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  • 7/26/2019 Le Roman de Delphine - Daudet, Ernest

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    Ernest Daudet

    LLeerroommaannddeeDDeellpphhiinnee

    BeQ

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    Ernest DaudetLe roman de Delphine

    suivi de

    La cousine Marie

    La Bibliothque lectronique du QubecCollection tous les ventsVolume 646 : version 1.1

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    Le roman de Delphine

    dition de rfrence :

    Paris, E. Dentu, diteur, 1885.Nouvelle dition.

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    I

    Parmi les htels quon trouve sur le ctgauche de la rue Laffitte, en allant du boulevard Notre-Dame de Lorette, il en est un remarquable

    entre tous par ses belles proportionsarchitecturales et par les sculptures fouilles danssa faade. Il appartenait, il y a vingt ans, aubanquier Jacques Savaron.

    Cet htel se compose de deux grands corps delogis spars par une vaste cour. Dans le premier,

    qui stend sur la rue, tait install le bureau duclbre financier. Le second, situ entre la cour etun jardin ras depuis, lui servait dhabitation. Onne saurait souhaiter une demeure plussomptueuse. Tout ce que les hommes ont inventpour rendre lexistence confortable, luxueuse,

    pour aider aux aises du corps et flatter les yeux,se trouvait dans cette maison. Merveilles delindustrie de lameublement, chefs-duvre delart, tableaux, statues, bronzes, tapis, plantes

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    rares, tout stalait comme profusion ; ilsuffisait de mettre le pied sous ce toit favoris par

    la fortune pour deviner que celui qui lhabitaitnavait plus rien dsirer des flicits matrielleset quil avait puis tous les plaisirs.

    Cest dans une vaste pice de lhtel Savaronque nous introduisons nos lecteurs. Il est cinqheures de laprs-midi. Le jour baisse

    rapidement, si rapidement quau moment ocommence ce rcit, un valet de pied vientdapporter plusieurs lampes quil a dposes,lune sur un vaste bureau couvert de papiers,lautre sur un guridon, la troisime sur un ft decolonne. Ces lampes, par la manire dont elles

    sont places, distribuent habilement leur clart.Tout est dans lombre, et cependant tout se voit.Cest que cette ombre est un demi-jour. Ellepermet dadmirer une merveilleuse et artistiquegarniture de chemine ; de compter les fleursgrises du tapis blanc qui stend sur le parquet ;

    dembrasser dun regard les meubles anciens quigarnissent cette pice ; de comprendre enfin quelon est chez un des heureux de la terre, dans unede ces demeures au seuil desquelles la misre

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    sarrte et o les peines de la vie semblent avoirmoins dpret quailleurs.

    Un homme marchait seul dans cette salle.Ctait Jacques Savaron.

    La banque Savaron et fils faisait partie de cepetit groupe dtablissements financiers dont larenomme, au double point de vue de lapuissance et de la probit, stend dans le mondeentier. Sa fondation remontait aux premiresannes de ce sicle. Jacques Savaron lavait reuedes mains de son pre, stait appliqu et taitparvenu en dvelopper la prosprit. Il espraitla lguer son fils unique Karl, lev surtout envue de la lucrative et brillante carrire laquelleon le destinait.

    Jacques Savaron touchait sa soixante-huitime anne. Mais lge navait pas affaiblises facults. Il ignorait les infirmits de lavieillesse, possdait la force du corps et la

    lucidit de lesprit. Il tait dune taille leve,bien prise. Il portait le front haut, avec un regardclair, ferme et bon, des cheveux blancs comme samoustache, coups trs ras, ainsi que ceux dun

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    soldat. Empreintes daffabilit, ses manires,comme son accent, sduisaient, exeraient un

    charme vritable. Il souriait volontiers, comptaitde nombreux amis, ce qui est la preuve dunenature heureusement doue et dun curgnreux.

    Mais sous ses formes douces, en quelque sortemoelleuses, se cachait une volont indomptable,

    une nergie de fer. Aussi ceux qui vivaient aveclui se plaignaient-ils parfois de son despotisme.Sa femme, morte en donnant le jour Karl,navait pas chapp, bien quelle ft perdumentaime, la tyrannie de ce caractre indomptable.Jacques Savaron navait pas une seule mauvaise

    action se reprocher. Il pouvait, au contraire, sevanter davoir accompli quelque bien. Mais nulntait en tat de dire jusquo stendait sacharit, car nul, pas mme son fils, ne participaitau secret de ses bienfaits. Ce fils uniquesouvenir dune union heureuse se nommait

    Karl, nous lavons dit. Il ladorait. Et cependantKarl, lev svrement, ressentait encore devantson pre, bien quil et vingt-quatre ans, lesmmes craintes que lorsquil tait petit. Mais il

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    sera temps den parler tout lheure. Cestactuellement le pre qui nous occupe et non le

    fils.Donc Jacques Savaron marchait pas lents

    dans son cabinet, la tte courbe, le front pensif,les yeux demi clos, pli sous le poids de sesrflexions. Quelle proccupation labsorbait ?Sagissait-il de lun des intrts immenses qui

    attendaient de lui une solution ? Sagissait-il dunemprunt dtat, dune opration de bourse, dunpayement effectuer le lendemain ?

    tout instant se succdaient les employs desdivers services. Le chef de la correspondancevoulait une signature ; le caissier dsirait savoirsil devait faire honneur aux lettres de crdit duncorrespondant tranger, qui venaient dtreprsentes limproviste. Sur toutes ces choses,Jacques Savaron prononait dun ton calme,comme un gnral qui connat tous les secrets duchamp de bataille sur lequel il manuvre.

    Nanmoins, il ntait pas difficile de deviner que,mme au milieu de ce mouvement traverslequel il passait sans en tre troubl, une pense

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    matresse dominait toutes ses proccupations.Cela devint visible surtout quand, fatigu du va-

    et-vient perptuel qui drangeait ses mditations,il scria, en sadressant lhuissier de soncabinet :

    Je ny suis pour personne, Bernard, pourpersonne, entendez-le bien !

    Lhuissier sinclina et allait se retirer. JacquesSavaron le retint et ajouta :

    Vous allez trouver sur-le-champ le valet dechambre de mon fils. Vous lui ferez savoir queM. Karl part ce soir pour un voyage de trois moiset quil laccompagnera. Vous lui ordonnerez en

    mme temps, de ma part, de prparer les mallesde son matre. Il ny a pas une minute perdre. Ilfaut que ses prparatifs soient termins dans deuxheures. Allez vite !

    Ces instructions donnes, Jacques Savarondemeura seul. Alors, se plaant devant son

    bureau, il murmura : Le sacrifier est cruel pour moi. Lpreuve

    sera terrible pour lui ; mais il le faut.

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    Le langage quil se tenait lui-mme fut en cemoment interrompu par le bruit dune porte, par

    une voix frache et sonore qui scria : Bonsoir, mon pre. Dnez-vous ici ce soir ?

    Sans doute, et toi aussi, je lespre.

    Cest cela ; et nous irons ensuite lOpra.

    lOpra ! objecta brusquement Jacques

    Savaron. Je nirai pas. Tu niras pas non plus,mon enfant.

    Vous avez dispos de ma soire ? demandaKarl en riant.

    Oui, jen ai dispos. Tu pars ce soir pour lesIndes.

    Je pars !

    Oui, ce soir, rpta Jacques Savaron sans selaisser troubler par la surprise de son fils.

    Karl regardait son pre sans comprendre.

    Ta place est retenue bord du Ninus, quiprendra la mer dans trente-six heures. Tu nasdonc que le temps darriver Marseille. En tonabsence, jai donn des ordres ton valet de

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    chambre, qui taccompagnera durant ce voyage.Tes malles doivent tre prtes...

    Mais cest impossible ! scria Karl, que lesang-froid de son pre exasprait. Comment ! jesuis l, tranquille, sans mattendre rien desemblable, menant ma vie ma guise, formantdes projets pour demain, et brusquement vousmannoncez quil faut partir, sans me donner le

    temps de me retourner ! Mexpliquerez-vous dumoins pour quelle cause ?

    La cause ? Elle est bien simple. Jai reu denos correspondants de Bombay des nouvelles trsgraves relativement aux affaires dopium quenous avons commandites. La prsence de lunde nous est indispensable l-bas. Je ny peuxaller, cest donc toi de me suppler. Il seraittrop long de texpliquer maintenant ce que tuauras faire ; mais voici un dossier contenant leslettres que jai reues. Tu les liras en route ainsique les instructions que jy ai jointes et tu seras

    au courant de la situation.En coutant son pre, Karl tait devenu trs

    ple. Ses mains tremblaient nerveusement et de

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    inadmissible. Cest lil du matre quil faut l-bas. Je reconnais que nous aurons quelque peine

    demeurer loin lun de lautre ; mais ton absencene sera pas de longue dure, et pour moi, je myrsignerai, en songeant quaprs tout tu fais unadmirable voyage, dans des conditionscharmantes, que tu y trouveras de trsnombreuses distractions, et quil est enfin

    beaucoup de jeunes gens qui voudraient tre taplace.

    Ah ! ils ne sont pas amoureux ! scria Karl,dont la force tait puise et qui se laissa tombersur une chaise, le front dans ses mains.

    Amoureux ? demanda Jacques Savaron enregardant son fils dun air singulier et comme silet ignor ce que ce cri venait de lui rvler.Amoureux ! et cest pour une femme que tuhsites te charger des graves intrts !...

    Ah ! mon pre, interrompit Karl, ce ne sont

    que des intrts dargent, tandis que les autressont les intrts les plus chers de mon cur. Il nesagit pas, comme vous pourriez le supposer,dune liaison sotte et vulgaire. Je ne vous en

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    aurais mme pas parl. Il sagit dun grand etnoble amour, dune jeune fille que jai juge

    digne de devenir ma femme, qui sera ma femme,car lorsque vous la connatrez, vous penserezcomme moi.

    Un sourire bienveillant apparut sur laphysionomie ride de Jacques Savaron. Ilsapprocha de son fils, lui mit la main sur

    lpaule, et avec laccent dune vive tendresse, illui dit :

    Mais, mon cher enfant, je ne vois pas enquoi le voyage auquel je te condamne peut tedsesprer.

    Puisquil me spare de Delphine... Il ten spare... il ten spare, maisseulement pour trois mois, et je pense bien que tunavais pas lintention de te marier demain, alorssurtout que tu ne mas pas encore consult.

    Karl fut touch par les paroles de son pre. Il

    se reprocha de navoir pas os, jusqu ce jour,lui avouer la vrit, et, le voyant si bien dispos,voulant aussi, avant de partir, placer sous sa

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    protection celle quil aimait, il rsolut de ne luiplus rien cacher.

    Aussi, le prenant familirement par la taille, illattira vers soi, lembrassa et lui dit :

    Vous souhaitez que je parte ; votre dsir estun ordre pour moi ; je partirai. Permettez-moiseulement de vous faire connatre avec brivetce quest celle que jaime, afin que vous puissiezvous intresser elle, et que si, en mon absence,elle avait besoin dun protecteur, vous la jugiezdigne dtre protge par vous.

    Je sais dj quelle se nomme Delphine, fitJacques Savaron en sasseyant pour couter le

    rcit de son fils. Oui, mon pre, Delphine Vaubert.

    Comment et o las-tu connue ?

    Ceci est toute une histoire. Je lai connuechez vous.

    Chez moi ? Mon Dieu oui, parmi les solliciteurs dont

    tous les matins vos antichambres sontencombres.

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    Et cette intressante jeune personne venaitsolliciter quoi ?

    Ce nest pas elle qui demandait ; mais sonpre, un inventeur. Il avait trouv le moyen,disait-il, de diriger les ballons. Il cherchait, pourmettre son invention en pratique, cinquante millefrancs.

    Jespre bien que tu ne les lui as pas prts,objecta Jacques Savaron.

    Non, mon pre, rpondit Karl en rougissant ;mais cest en tudiant avec lui laffaire quilintressait, que jai connu sa fille, celle quejaime aujourdhui, et que je lai connue dans les

    circonstances que je vous demande maintenant lapermission de vous raconter.

    Tandis que Karl Savaron raconte son prelhistoire de Delphine Vaubert, en lenjolivantainsi que doit le faire un amoureux qui parle decelle quil aime, nous la raconterons, en ne

    demandant qu la vrit seule les lments de cercit.

    Dans le courant du mois de juillet 18.., un.

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    ballon parti de Montargis opra sa descente Blois, sur la rive droite de la Loire, quelques

    pas du domicile de Martial Vaubert, professeurde mathmatiques au lyce de cette ville.Laronaute ayant eu lutter contre le vent, taitextnu. Martial Vaubert lui offrit lhospitalit, lefit asseoir sa table et, pendant le repas, qui duralongtemps, prit un singulier plaisir sentretenir

    avec lui.Le professeur tait g de soixante-deux ans.

    Sa physionomie tait fine et bienveillante, sonregard doux, profond, veill. Grand, fort, avecdes paules lgrement votes, toujours ras defrais et cravat de blanc, il portait le plus souvent

    une longue redingote noire boutonne et unchapeau larges bords qui le faisait reconnatre distance par ses lves et par les gens de sonquartier, auxquels la dignit de sa vie avaitinspir un profond respect pour sa personne.Mari tard, il tait rest veuf aprs quelques

    annes dune union fortune dont il ne pouvaitparler sans larmes et de laquelle tait ne unefille.

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    leve avec un soin jaloux, Delphine Vauberttait, vingt ans, dune merveilleuse beaut, faite

    pour exercer autour de soi une sductionirrsistible. Nous ne la peindrons pas autrement.La suite de ce rcit le fera mieux connatre quenous ne saurions le faire actuellement.Uniquement proccup de lavenir, MartialVaubert se flattait de lespoir de la marier un jour

    un honnte homme qui laimerait et nelloignerait pas des lieux o elle avait grandi.Tous les matins, le professeur quittait sa fillepour aller faire son cours. Lorsquil revenait pourdjeuner avec elle, il la trouvait frache, pare,empresse le recevoir, et il bnissait Dieu qui

    avait rserv sa vieillesse laborieuse de si pures,de si grandes joies.

    Le professeur et sa fille vivaient beaucoupchez eux. Ils se suffisaient. Le cercle de leursrelations tait fort restreint. Ils navaient jamaissong se plaindre de la solitude de leur vie. Les

    soins de la maison, ltude, la musiqueabsorbaient les jours de Delphine, et il nesemblait pas que, dans la mdiocrit de sonexistence, elle et rien regretter. Cest dans ces

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    circonstances quarriva lvnement qui vientdtre signal.

    Laronaute parti, Martial Vaubert devintrveur ; sa nuit fut sans sommeil ; le matin venu,il tait rsolu se vouer la recherche desmoyens propres diriger les ballons dans les airs. dater de ce jour, sa vie fut toute dsorganise.Il commena par consacrer ses loisirs fabriquer

    une foule de petits ballons. Il y en avait de toutesles couleurs, les uns en soie, les autres en papier.Ce qui fut employ de fil pour coudre les uns,damidon pour coller les autres, on ne le saurajamais. Mais on ne sera pas tonn dapprendrequau bout de huit jours, tous les arbres du jardin

    de Martial Vaubert taient couronns de dbris depapier et de lambeaux dtoffes.

    Dabord on pouvait croire que ce ntaient lque des pouvantails destins loigner lesoiseaux qui faisaient des fruits leur pturehabituelle. Les voisins le crurent ainsi. Ils

    louaient ladresse du vieux professeur, qui taitparvenu prserver ses pches et ses cerisescontre les maraudeurs du ciel.

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    Mais bientt les feuillages disparurent sousune norme quantit de petits drapeaux qui

    transformaient tous les arbres du verger envritables arbres de Nol, tels quon en voit enAngleterre et en Allemagne, et auxquels il nemanquait que des joujoux. Cest que les ballonsque le professeur envoyait dans les airs pourexprimenter les effets du vent ne slevaient pas

    au-del de quelques mtres. Ils rencontraient lesbranches, sy accrochaient tranquillement, enrefusant de monter plus haut.

    Bah ! il faudra bien quils se dcident partir, se disait Martial Vaubert sans sedcourager.

    Quand il eut employ cet usage environquarante mtres dtoffe de soie et plusieursrames de papier du plus grand format, Delphinese permit quelques critiques.

    Tant de beau taffetas dchiquet ainsi,

    scriait-elle, nest-ce pas faire piti ? On enferait de si belles robes !

    Des robes ! Mais tu en auras, fillette ; cestpour ten donner que je travaille. Si je russis

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    dans luvre que jai entreprise, ta fortune serafaite.

    Ma fortune ! Sans doute ! suppose que mes efforts soient

    couronns de succs : de tous cts sorganisentdes messageries ariennes. Les chemins de fersont enfoncs. Nous lanons dans lespace destrains de voyageurs. Nous nous enlevons cent,deux cents la fois. Nous traversons les mers enbravant les temptes. En quelques heures, nousallons de Paris Constantinople, de New-York Pkin. Jexploite mes inventions, je gagne delargent, je te dote, et jai par-dessus le march lasatisfaction de voir mes contemporains mleverdes statues.

    Oui, mais en attendant nous risquons demourir de faim, ajouta Delphine avec un soupir.

    Martial Vaubert navait jamais t riche. Sontraitement de professeur constituait le plus clair

    de son revenu. Or, voir avec quelle ngligence,depuis quil stait lanc dans le domaine desdcouvertes, il remplissait ses fonctions, il taitpermis de craindre quil ne provoqut quelque

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    grave mesure son gard. Il ne se rendait que trsirrgulirement au lyce. Le proviseur se

    plaignait, non sans cause, et, plusieurs reprises,il crivit des lettres svres qui nchapprent pas lil vigilant de Delphine.

    Un soir, Martial Vaubert rentra plus gai que decoutume, il dit Delphine dun ton dgag :

    Fillette, jai donn ma dmission.

    Elle devint trs ple. La nuit, dans un rve,elle avait vu le spectre de la misre prendre enmatre possession de la maisonnette o elle taitne, o elle avait grandi, heureuse jusqu cejour.

    Votre dmission ! fit-elle. Dans six moisvous auriez eu droit votre retraite.

    Sans doute ! sans doute ! mais, six mois,cest bien long. Jai besoin de tout mon tempspour me livrer mes expriences. Entre elles etma place, je devais choisir. Je nai pas hsit.

    Quallons-nous devenir ? murmuraDelphine.

    Nous allons partir pour Paris, rpondit

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    Vaubert firement.

    Pour Paris !

    L seulement je trouverai des capitalistespour seconder mes recherches, pour maider exploiter mes dcouvertes. Vois-tu, mignonne,largent, cest le nerf de lintrigue ; Figaro la dit.Cest la clef de tout. Paris, je me rencontreraiavec des camarades devenus riches. Ils serontheureux dappuyer une affaire au bout de laquelleil y a srement la fortune et la gloire.

    Il parlait avec une conviction si profonde queDelphine neut pas le courage de le combattre.Dailleurs, le mal tait sans remde, la dmission

    donne. Il ne fallait plus songer revenir sur cetacte si lgrement accompli.

    Quand partons-nous ? demanda-t-elle.

    Dans huit jours.

    Huit jours aprs, en effet, ils arrivaient Pariset sinstallaient dans un modeste logement auxBatignolles.

    cette poque dcisive de sa vie, Delphine,on le sait, avait vingt ans, tous les charmes de son

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    ge, la beaut, la grce et lclat. Au premierabord, sa physionomie rvlait la douceur, la

    bont. Mais, en lexaminant mieux, on pouvaitlire dans son fier regard des ardeurs peucommunes et lexpression dune volontindomptable. Elle tait grande, bien prise, avecquelque chose de viril, de rsolu qui clataitparmi les grces fminines de sa personne et leur

    donnait une saveur particulire. On et dit dunlac calme sa surface, mais troubl dans sesprofondeurs.

    Delphine ntait point une nature vulgaire.Esprit ferme, cur gnreux, elle et t faitepour apporter partout avec elle le bonheur et le

    charme, sil navait germ en elle une chaudeambition que le spectacle de Paris dchana tout coup. Sous la monotonie de sa vie elle dissimulaitun pre dsir de devenir riche, davoir sa placemarque au premier rang dans le monde. Elle sesentait digne dune situation plus haute que celle

    qui lui tait dvolue. Elle aimait le luxe, toutesles lgances. Elle connaissait sa beaut et nenignorait pas le pouvoir.

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    Une fois Paris, elle voulut sortir tous lesjours. Elle admira dans les rues les magasins aux

    talages brillants ; sur les boulevards, les jeuneslgants qui semblent destins plaire toutesles femmes ; dans les alles du bois de Boulogne,de belles personnes appartenant toutes lessocits, tous les mondes, enfouies dans leursvoitures doubles de satin et de velours.

    Ce spectacle la frappa vivement. Elle en futcomme blouie, et alors, ces paroles de son prese prsentrent son esprit :

    Si les expriences auxquelles je me livrerairussissent, nous serons riches.

    Riches ! cest--dire quelle pourrait se jeterdans le mouvement fivreux de la vie parisienne,avoir sa place parmi les reines de la mode et de labeaut dont elle enviait le sort. Et son pre sefaisait fort de lui donner la fortune quellesouhaitait ! Elle se prit ladmirer. Elle le jugea

    autrement quelle ne lavait jug quand ilshabitaient la province.

    Aprs tout, se disait-elle, cest peut-tre unhomme de gnie.

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    Un soir, elle linterrogea afin de savoir o il entait :

    Javance, ma petite, javance. Quattendez-vous donc pour lancer votre

    invention ?

    Ce que jattends ! la possibilit de construiremon appareil. Puis, je le ferai manuvrer moi-

    mme devant les Parisiens blouis. Je partirai duhaut des tours de Notre-Dame pour maventurerdans lespace, et lon me verra naviguertranquillement dans les airs.

    En parlant ainsi, Martial Vaubert sexaltaitcomme sil tait dj dans la ralisation de ses

    rves.Sa fille lembrassa. Il reprit :

    Ces expriences seront fort coteuses.Lappareil seul vaut dix mille francs. Cest ladifficult de trouver cette somme qui retarde lersultat dfinitif.

    Hlas ! vous ne la trouverez jamais,murmura Delphine.

    Jamais ! allons donc ! Mais jai dj vu des

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    banquiers. Jai de lespoir. Lun deux ma coutavec attention. Il ma engag mettre tous mes

    plans en ordre, les lui prsenter avec des deviset des pices justificatives !...

    Trois jours aprs, Martial Vaubert, en rentrantaprs une absence de plusieurs heures, dit safille dun accent plein dmotion :

    Je crois que je touche au but. Demain matin,lun des banquiers qui je me suis adress doitvenir me voir.

    Comment se nomme-t-il ?

    Karl Savaron, de la maison Jacques Savaronet fils, rpliqua Martial Vaubert qui se frottait les

    mains.On devine ce qui stait pass. Martial

    Vaubert stant prsent chez Jacques Savaron,avait t reu par Karl. Karl, intress par lanavet et lardeur du vieil inventeur, avaitpromis de laller voir, de lui venir en aide, sil

    jugeait lopration pratique. Le lendemain, il seprsentait chez lancien professeur.

    Lorsquil entra dans le petit salon o elle se

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    tenait avec son pre, Delphine fut commeblouie. Son cur se mit battre un tic tac

    prcipit. Le nouveau venu prenait dun seulcoup dans sa vie une place si grande quelle entait stupfaite. En lentendant annoncer, elleavait rv un homme entre deux ges, ayant pourpidestal un sac dcus, pour aurole unecouronne de pices dor, dans chaque main des

    liasses de billets de banque. Mme sous cetaspect, sa prsence devait tre douce un curambitieux.

    Mais elle le vit apparatre, et ses sentiments setransformrent. Cest que Karl avait vingt-sixans, une chevelure brune, des yeux noirs, une

    taille de hros et lune de ces physionomies quicharment dune manire soudaine et captiventsouverainement. Quant lui, son impression futanalogue. Ce fut le choc de deux tres destins tre un jour tout lun pour lautre, et qui peut-tre, au moment o pour la premire fois ils se

    rencontrent, en ont le pressentiment.Tandis que Martial Vaubert, empress

    recevoir Karl, se mettait lentretenir de son

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    invention, celui-ci jetait du ct de Delphine desregards furtifs. Cette beaut radieuse lattirait.

    Jusqu ce jour il navait pas connu lamourvritable. cause de son nom, de sa fortune, plusencore qu raison de sa jeunesse et de sa firebeaut, il avait rencontr sur son chemin lesliaisons faciles. Limpression que lui causaitDelphine tait tout autre que celles quil avait

    ressenties jusque-l. Elle se prsentait ses yeuxdans une aurole de puret qui donnait toute sapersonne un charme indicible.

    Que dire encore et quoi bon insister ? Lersultat de cette premire entrevue, on le saitdj. Quand, aprs un long entretien, Karl quitta

    la maison de Martial Vaubert, il tait engag vis--vis de ce dernier lui venir en aide et il aimaitDelphine. Il laimait follement et voulaitlpouser, uniquement proccup du moyen parlequel il arriverait faire accepter son pre,dont il connaissait les projets ambitieux en ce qui

    touchait son tablissement, la pense de voirentrer dans sa famille, au lieu dune hritireopulente, une jeune personne pauvre, inconnue.

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    Le lendemain, Martial Vaubert tait autoris toucher la caisse de la banque Savaron une

    somme de cinq mille francs, qui devait aider laprparation de ses premires expriences. Il allalui-mme retirer les fonds, accompagn de safille. Comme il sortait de lhtel du banquier,fier, heureux, les poches pleines, Karl se trouvasur leur passage.

    Oh ! mon jeune ami, scria linventeur, jevous entrane dans une admirable affaire dont lesbnfices sont incalculables.

    Je ny ai pas song, rpliqua Karl. Jai cddabord au dsir de vous obliger.

    En parlant ainsi, il osa regarder Delphine.Leurs yeux se rencontrrent. Elle comprit tout. ce trait, elle avait devin lamour.

    Ses sensations furent dlicieuses. Quelquessemaines plus tt, elle avait entrevu la misreentrant dans sa maison, sinstallant son foyer,

    sattachant elle, pesant sur toute sa vie.Maintenant, elle se voyait chappant ces prils,et celui dont la gnrosit accomplissait cemiracle possdait les privilges qui rendent un

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    homme digne de tendresse.

    Ce jour-l, Delphine rentra dans sa maison,

    heureuse, transfigure, pleine de limage de KarlSavaron, auquel elle songeait avec unattendrissement que lespoir de le revoir revtaitdun charme infini. Oh ! les saintes et doucesmotions du premier amour ! Que ceux qui lesont gotes osent dire quil en est de meilleures,

    de plus nobles, de mieux faites pour jeter dansune vie idale les hommes qui sy livrent aveclardeur dun cur jeune et dune me loyale.

    Les deux jours qui suivirent, Karl les passalivr une motion indescriptible. Il eutcependant la force de la cacher son pre. Ilnosait lui avouer la vrit. Il redoutait uncourroux ou lexplosion dune colre qui ettroubl son bonheur et compromis lavenir. Ilcomprenait bien que ctait lentement, peu peu,quil fallait provoquer le consentement sanslequel il ne pouvait rien. Il se rservait, ds que

    les premiers essais de Martial Vaubert auraientrussi, de le prsenter au banquier. Il nedsesprait pas dintresser ce dernier au sort de

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    ce vieux savant, de lui faire connatre Delphine,et de prparer de la sorte et peu peu les choses

    pour les amener au rsultat quil souhaitait.Le caissier lui ayant demand quel compte il

    fallait inscrire la somme remise MartialVaubert :

    mon compte, rpondit Karl, sans serappeler que son pre avait la coutume deprocder lui-mme une fois par mois lexamendes livres de sa maison.

    En quarante-huit heures, il tait devenu unautre homme. Plus rien de ce qui lintressaitnagure ne lintressait plus. On cessa de le voir

    au bois, son cercle, et le vieux Jacques Savaronconstata qu lheure des repas, son fils demeuraittriste et silencieux. Il crut lexistence dequelque amourette contrarie, et comme ilfermait volontiers les yeux sur ce quil appelaitles galantes distractions de Karl, il ne sen

    inquita pas autrement.Pouss par lamour auquel il rsistait autantquil le pouvait, cest--dire fort peu, KarlSavaron se trouva un jour devant la porte de la

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    maison de Martial Vaubert. Naturellement, sespas lavaient port de ce ct. Il monta. On le

    reut. Delphine tait seule. Ctait une occasioninespre. Il rsolut den profiter.

    quel heureux hasard dois-je lhonneur devous voir, monsieur ? demanda Delphine quintait pas moins trouble que lui.

    Jesprais rencontrer votre pre. Je voulaissavoir sil sest dj mis luvre pour hter sesexpriences.

    Oh ! il na pas perdu de temps. Il travailleavec acharnement.

    Ayant dit ces mots, Delphine baissa les yeux,

    demeura silencieuse. Elle ne laissait pas dtretrs mue. Elle pressentait quelque chose degrave. Elle ne se trompait pas.

    Tenez, mademoiselle, scria Karl tout coup, il mest impossible, puisque je vousrencontre seule, de vous taire ce qui est au fond

    de mon cur ! Vous avez me parler ? demanda-t-elle avec

    bienveillance et douceur, comme pour encourager

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    les confidences de son ami.

    Il hsita pendant quelques instants. Puis il dit :

    Cest que ce que jai vous faire connatrene sexprime pas facilement, rpondit Karl, et, sivous ne maidez pas...

    Comment pourrais-je vous aider alors quejignore de quoi il sagit ?

    Navez-vous pas devin ? Quoi donc ?

    Navez-vous pas devin que je vous aime ?Si vous navez pas compris, cest que votrecur...

    Elle larrta dun geste. Oh ! taisez-vous, fit-elle ; nallez pas douter

    de mon cur, qui prouve, comme le vtre, lemeilleur des sentiments qui puisse y pousser.

    Dieu bon ? mais alors...

    Une vive rougeur monta au visage deDelphine, colora ses joues. Ses yeux sefermrent, et, vaincue par lmotion, elle futoblige de sasseoir.

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    Karl tomba devant elle agenouill. Dune voixloquente qui la pntrait tout entire, il lui tint ce

    langage damour qui, dans tous les temps, danstoutes les langues, est toujours le mme. Il lui ditcomment, en la voyant, il stait senti foudroypar sa beaut. Il ajouta que son amour ntait pasgoste, que ses intentions taient pures. Il nevoulait la tenir que delle-mme, au moment o

    elle se croirait assez aime pour pouvoir sunir lui par les liens du mariage.

    Sur ce mot, Delphine, qui, jusqu cet instant,avait cout Karl sans linterrompre, larrta :

    Ne suis-je pas folle de prter loreille vosdiscours ? demanda-t-elle. Vous parlez demariage ! mais avez-vous le droit den parler ?

    Je dispose de ma destine, mademoiselle.

    tes-vous certain que votre pre nen a pasdispos dj ? Vous tes son unique hritier.Toutes ses esprances reposent sur vous. Peut-

    tre a-t-il rv pour son fils une union digne de safortune ?

    Il ne men a parl jamais.

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    Il peut vous en parler !

    Je lui dirai que je vous aime ! Il ne veut que

    mon bonheur. Sait-il que vous tes ici ?

    Oh ! non ! scria Karl avec un mouvementde crainte.

    Vous voyez bien que vous lui cachez vos

    dsirs ! Pourquoi, si ce nest que vous avezcompris combien il vous sera difficile de ledcider laisser entrer dans sa famille unepersonne pauvre...

    Quand il saura combien vous tesintelligente, bonne, belle ; quand il se sera

    convaincu que je vous aime avec toutes les forcesde ma jeunesse et de mon cur, il donnera sonconsentement.

    Delphine secoua la tte et rpondit :

    Obtenez-le alors avant de mouvrir ces

    horizons nouveaux qui naissent sous mes yeux,illumins par les feux de votre amour. Vousvoulez memporter dans des rgions idales etclestes, o le bonheur est ltat permanent,

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    parce quil est bas sur la tendresse infinie qui nepasse pas. Mais que deviendrais-je, si vous

    mabandonnez ? Oh ! jamais ! jamais ! scria Karl. Sans

    vous, je ne saurais vivre. Vous avez prispossession de moi.

    Ces paroles taient empreintes dun accent deconviction et de sincrit qui frappa Delphine.Aussi, aprs avoir laiss son ami parlerlongtemps, elle laissa tomber sa main dans lasienne et dit :

    Je vous engage ma foi. Soyez sr de votrefiance. Quand vous me voudrez, vous me

    trouverez.Cest ainsi quils sengagrent lun lautre, etlorsque Karl se retira, ce fut aprs avoir promisde revenir le lendemain et tous les jours.

    Delphine fut dabord effraye par lexcsmme de son bonheur, dont elle ne fit pas part

    son pre, nayant pas encore la certitude que de sibelles promesses se raliseraient. Elle nosaitcroire que, comme sous lempire dune baguette

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    magique, sa vie pourrait se transformer, ainsiquon le lui laissait esprer, et que, condamne

    hier encore la mdiocrit, elle tait en droit dese voir, dans un avenir peut-tre prochain la ttedune des plus opulentes maisons de Paris,pouse lgitime et aime dun homme auquelbien peu de femmes auraient pu rsister.

    Cependant, lorsquelle revit Karl que chaque

    jour ramenait auprs delle et qui, sous le prtextede suivre les prparatifs des expriences promisespar Martial Vaubert, venait sans cesse renouvelerses serments, elle fut gagne peu peu par laconfiance quexprimait son ami. Elle ouvrit sespropos une oreille complaisante, et elle ne douta

    plus de ses paroles lorsquil disait quavant peutous les obstacles qui sopposaient leur unionseraient vaincus. Il parlait de bonne foi. Mais ilcomptait sans limprvu, qui tient tant de placedans les affaires humaines.

    Cette idylle charmante durait depuis un mois

    environ lorsque Jacques Savaron la dcouvrit. Ilavait remarqu dans le caractre de son fils unchangement qui le frappa. Jusqu ce jour, Karl

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    stait montr plein dardeur pour les plaisirs deson ge, dune gaiet entranante, aimant le

    monde, le thtre, se mlant volontiers auxparties fines, sur lesquelles son pre fermait lesyeux sans cesser cependant de le surveiller.

    Tout coup, il devint paisible, mlancolique,proccup. Jacques Savaron devina quil y avaitquelque passion sous roche, et comme il ne lui

    convenait pas que son fils sengaget dans desliens srieux sans son consentement, il se mit veiller sur lui avec plus de soin encore que par lepass. Sa surveillance le mit en quelques jours aucourant de la vrit. Il fit suivre Karl et sut quilse rendait tous les jours dans une modeste maison

    des Batignolles, habite par un vieillard et par safille. Puis il sut que ce vieillard, qui se nommaitMartial Vaubert, avait touch la caisse, diverses reprises, une somme totale de quinzemille francs, porte au compte de Karl par lesordres de ce dernier. Ds lors il ne lui fut pas

    difficile de reconstruire ce joli roman. Layantdcouvert, il rsolut sur-le-champ de le dtruire.

    Karl amoureux dune fille pauvre, ctait

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    lanantissement dun projet longtemps caresspar Jacques Savaron, qui consistait donner pour

    femme son fils lunique hritire dun richebanquier, laquelle tait la veille datteindre sadix-huitime anne, et qui devait apporter lamaison Savaron une fortune gale celle qui sytrouvait dj. Jacques Savaron nhsita pas.Ctait, nous lavons dit, un homme ferme,

    nergique, tout dune pice, dont la volont ne semodifiait jamais. Au risque de briser le cur deson fils, dexposer sa sant, sa vie des prilsincessants, sans chercher savoir si la jeune fillechoisie par Karl tait belle, intelligente,honorable, il avait pris le parti denvoyer aux

    Indes le pauvre garon, afin de rester libre dednouer ces liens dont il ne voulait aucun prix.

    Au dbut de ce rcit, on a vu commentJacques Savaron avait signifi sa rsolution sonfils, et comment ce dernier fut entran luirvler le secret quil cachait depuis un mois. Il

    raconta lhistoire de ses amours en termes mus.Il fit son pre le portrait de Delphine, luidpeignit ltat de son cur et termina sanarration, qui napprenait Jacques Savaron rien

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    quil ne connt dj, par ces mots :

    Je laime, je laime en mourir si vous me

    sparez delle ! Tout ce que tu viens de me dire est fort

    touchant, rpondit le banquier qui prenait le partide feindre afin davoir raison de la rsistance deson fils. Mais, encore une fois, je ne comprendsrien ton dsespoir.

    Eh quoi, mon pre, abandonner Delphine !

    Il ne sagit pas de labandonner. Il sagit defaire un voyage de trois mois qui, loin datteindrevotre amour, le fortifiera, si vraiment il est autrechose quun entranement de vos jeunes

    imaginations. Il est de ceux quon ne dtruit pas ! scria

    Karl.

    Quavez-vous donc redouter dunesparation momentane ? Tai-je dit que jemopposais ce mariage ?

    Vous consentiriez ?

    Assurment, si cette jeune fille esthonorable, si son pre est digne de nous.

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    Oh ! que vous tes bon ! Mais, alors, je peuxaller lui dire...

    Jacques Savaron interrompit son fils. Tu nas plus le temps dy aller, et je te

    demande encore ce sacrifice. cris. Annonce monconsentement conditionnel et la clbration dumariage ton retour, si, comme je lespre, jaireconnu dans mademoiselle Vaubert les vertusque jai le droit dexiger dans la femme de monfils.

    Karl croyant la sincrit de son pre, nepouvait hsiter. Il venait dobtenir, au prix dunloignement dont il se promettait dabrger le

    terme, un consentement quune heure auparavantil nesprait pas. Aussi, tout en regrettant de nepouvoir faire ses adieux Delphine, il ne seproccupa plus que de se montrer docile, afin dene pas aliner la bonne volont que son pretmoignait.

    Jobis, dit-il. Je pars sans regret, aveclassurance qu mon retour vous aurez acquis laconviction que lunion que je dsire donnera notre famille une femme bonne et belle, destine

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    nous faire honneur. Je vais lui crire et lui direquafin de savoir si nous nous aimons, vous avez

    voulu nous soumettre une preuve, laquelle estune sparation de quelque mois.

    Son pre layant approuv, il commena crire une longue, bien longue lettre. Il faisaitconnatre Delphine le langage de M. Savaron ;puis il annonait avec mnagement son dpart

    prcipit. Il ajoutait, ce qui devait attnuersingulirement le chagrin de Delphine, que, enson absence, elle pourrait, avec son pre, seprsenter lhtel Savaron, assure dy tre bienreue. Avant de vous appeler sa fille, disait-il,mon pre veut apprendre vous connatre. Venez

    donc le voir souvent. Accoutumez-vous laimer.Que votre tendresse, pendant que je serai loin,remplace la mienne auprs de lui. Puis,lorsquil eut termin, et croyant ntre pas vu, ilembrassa frntiquement ce papier mouill delarmes, qui devait porter Delphine une preuve

    nouvelle de son amour. Voici ma lettre, mon pre, dit-il.

    Confie-la-moi, rpondit Jacques Savaron. Je

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    lenverrai. Il faut pargner notre fillette unemauvaise nuit quelle passerait pleurer sur toi.

    Et puis, qui sait, peut-tre demain, ds le matin,irai-je moi-mme lui apporter tes adieux.

    Oh ! mon pre, combien je vous aime !scria le passionn jeune homme, dupe de labonhomie apparente de Jacques Savaron.

    Il lui sauta au cou, lembrassa tendrement etajouta ;

    Maintenant me voil prt partir, dsireuxde macquitter avec succs de la mission quevous me confiez et de revenir au plus tt, car lebonheur, mon pre, il est ici, vous le savez bien.

    Aprs ces paroles, heureux davoir obtenu ceconsentement paternel auquel il nosait croireencore, tant il en avait dout, il alla soccuper lui-mme des prparatifs de son dpart. Laperspective de ce lointain voyage nelpouvantait plus, parce quil voyait dans un

    avenir prochain ses vux couronns.Deux heures plus tard, il quittait Paris.

    Prcaution ou tendresse, son pre avait voulu

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    laccompagner au chemin de fer, et ne quitta lagare quaprs avoir vu partir le train qui

    emportait son fils vers Marseille. Il revint alorsvers sa demeure et senferma chez lui aprs avoirdonn lordre ses domestiques de ne recevoirpersonne.

    La nuit tait venue. La chambre dans laquelleil se trouvait tait vaste, claire en ce moment

    par deux lampes globe, poses sur une table, etchauffe par un grand feu qui dansaitcapricieusement dans la chemine. Il tait triste,le vieux Jacques Savaron. Sa tte reposaitlourdement dans ses mains, et cest en vain quilsefforait darrter quelques larmes qui passaient

    travers les cils de ses yeux ferms. Il tait tristeparce que son fils venait de partir et peut-treaussi parce quil se trouvait cruel et stupidedavoir sacrifi une ambition folle de richessesnouvelles, le bonheur de son enfant et son proprebonheur.

    Mais cet accs de faiblesse dura peu. Il secouason front, comme sil et voulu loigner de sonesprit ces ides qui le troublaient, et bientt le

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    vieil homme, le despote tout dune pice reparut.Il avait promis, en labsence de son fils, de veiller

    sur le repos de Delphine, de la recevoir. Il staitengag lui transmettre la lettre loquente,passionne par laquelle Karl expliquait les causesde son dpart et annonait les bonnes dispositionsde son pre. Mais il tait rsolu ne tenir aucunede ses promesses. Il les avait faites uniquement

    dans le but de calmer les dfiances de son fils etde le voir sloigner heureux. Une fois seul, ilrelut lptre amoureuse dans laquelle Karlenvoyait de tendres adieux Delphine. Il ne futtouch ni par la puret de ces sentiments quitaient tout la gloire de celle qui les avait

    inspirs, ni par cet enthousiasme dun amour quisemblait prt tous les hrosmes. Il souritamrement, roula pendant quelques instants entreses doigts maigres ce papier auquel son fils avaitconfi ses impressions dernires, puis dunmouvement fivreux il le lana dans les flammes

    qui le dvorrent en un instant.Alors Jacques Savaron se leva. Les mains

    derrire le dos, il se mit marcher dans lachambre, faisant crier sous ses pieds le parquet

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    recouvert dun pais tapis.

    Labsence de Karl, pensait-il, gurira cette

    jeune fille, supposer quil ny ait pas de sa partplus dambition que damour. Elle en voudramortellement celui qui, aprs lui avoir adressdes dclarations passionnes, sloigne dellesans mme lui dire adieu, et dans sa colre sonamour sombrera. Sa destine suivra un autre

    cours, et je veillerai dailleurs ce quaucunerelation ne puisse se nouer entre eux.

    Il entendait par l quil prendrait sesprcautions afin quaucune lettre de Karl, silcrivait directement Delphine, ne pt arriver la jeune fille.

    Quant mon fils, se disait-il encore, il y alieu de penser que le long voyage quilentreprend et que je ferai durer autant que celasera ncessaire, lui apportera loubli. Si dailleursil noubliait pas, lorsqu son retour je lui

    apprendrai que cette jeune fille ne songe plus lui, il ne fera pour la revoir aucune tentative.

    Mais si ton fils nallait pas revenir !murmura dans sa conscience une voix

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    mystrieuse qui le fit tressaillir.

    Bah ! jy suis bien all, moi, et jen suis

    revenu, scria-t-il.Il sassit devant son bureau et crivit Martial

    Vaubert la lettre suivante :

    Monsieur, jai d blmer svrement monfils pour la prcipitation et la lgret avec

    lesquelles, dans le but de vous tre agrable, etsans avoir sollicit mon autorisation, il vous a faitouvrir un crdit dans ma maison de banque. Je nely avais nullement autoris, et si javais tconsult, jaurais refus, nayant ni la volont nilhabitude de commanditer des entreprises aussi

    alatoires que celle dont vous poursuivez larussite. Je me vois donc oblig, mon grandregret, de cesser ds prsent les versements quivous taient faits au nom de mon fils. Jai vu parles livres de ma caisse que vous avez reu quinzemille francs. Permettez-moi de vous offrir cette

    somme comme un encouragement tout personneldonn vos savantes expriences, et comme unddommagement qui vous consolera, je lespre,de la dcision que je suis oblig de prendre.

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    Cette lettre crite, Jacques Savaron alla semettre au lit. Le lendemain ds sept heures du

    matin, le banquier gravissait les hauteurs quiconduisent de la rue Laffitte aux Batignolles. Ilnavait voulu confier personne le soin dedposer sa lettre au domicile de Martial Vaubert.Et puis, il stait mis en tte dintercepter cellesque son fils crirait Delphine. Il voulait que la

    jeune fille nentendt jamais plus parler de Karl.Cela tait ncessaire ses projets, et il se rendaitlui-mme sur les lieux o elle tait, afindorganiser le silence autour delle.

    Martial Vaubert et sa fille habitaient une ruecalme et modeste. Ils avaient trouv, dans une

    maison assez vaste, un petit logement simple etagrable la fois. Au moment o JacquesSavaron arrivait devant leur demeure, une vieillefemme dans laquelle il neut aucune peine deviner la concierge, se tenait debout sur le seuil,mlancoliquement accoude sur le manche dun

    balai oisif entre ses mains. Cest bien ici que demeure M. Martial

    Vaubert ? demanda le banquier.

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    Au troisime tage, la porte gauche,rpondit la vieille femme, sans se dranger et

    avec un accent qui prouvait quelle tenait sonlocataire en mdiocre considration.

    Je ne veux pas monter chez lui, madame,mais seulement vous prier de lui remettre cettelettre. Il ny a pas de rponse.

    En parlant ainsi, Jacques Savaron tendait laportire sa lettre, au-dessus de laquelle elle vitbriller une belle pice de cinq francs en argent.

    Jy cours, monsieur, jy cours, scria-t-elle,ramene subitement la ralit par le gainmatinal qui lui arrivait.

    Elle avait pris la lettre et largent. Elle allaitsloigner.

    Un instant ! fit Jacques Savaron en laretenant. Rien ne presse.

    Tout aux ordres de monsieur, reprit-elleobsquieusement.

    Comment vous nomme-t-on ?

    cette question dont elle ne sexpliquait ni lebut ni la cause, elle le regarda et saperut alors

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    quil avait la mise dun homme riche.

    On me nomme la veuve Picard, dit-elle sans

    hsiter. Eh bien, madame Picard, je voudrais, avant

    que vous ne montiez ma lettre chez M. MartialVaubert, causer quelques instants avec vous.

    Alors, si monsieur veut entrer dans la

    loge !...Il la suivit, et bientt ils se trouvrent dans une

    petite chambre o personne ne pouvait surprendreleur entretien. Jacques Savaron sexprima commesuit :

    Vous ne me connaissez pas, et il est inutile

    que vous me connaissiez, si nous ne devons pasnous entendre pour ce que jai vous proposer.

    Mais nous nous entendrons, rpliqua laveuve Picard sans savoir de quoi il sagissait,mais pressentant instinctivement que ce nepouvait tre que dune bonne affaire.

    Je lespre. Jai un service vous demander,et jentends le bien payer.

    Parlez, monsieur, parlez.

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    M. Martial Vaubert a une fille ?

    Oui, mademoiselle Delphine, un beau brin,

    ma foi ! mais un peu fire. Ces gens-l a na pasle sou, le pre est un vieux fou.

    Depuis un mois environ, un jeune hommevient voir mademoiselle Delphine, interrompitJacques Savaron.

    Ah ! oui, M. Karl, il parat quil est trsriche. Il vient en effet tous les jours, mais, direvrai, je crois que cest en tout bien, touthonneur...

    Moi, jen suis sr ; mais il ne sagit pas decela. Ce jeune homme ne viendra plus.

    Ah ! mon Dieu ! lui serait-il arriv malheur ? Non, il est parti. Je suis son pre. Il ne

    pouvait me convenir quil poust mademoiselleVaubert. Il ne la reverra plus.

    Ces pauvres jeunes gens, ils vont tre bien

    malheureux ! Mais, enfin, puisque monsieur estle pre, il est le matre, nest-ce pas ? Et quel estle service ?...

    Cest trs simple. Je ne veux pas que mon

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    fils crive mon insu cette demoiselle. Ilfaudrait donc me remettre toutes les lettres qui

    arriveront ici pour les Vaubert. Je les lirai ; jegarderai celles de mon fils ; je vous rendrai lesautres, sans quon puisse sapercevoir, dailleurs,quelles ont t dcachetes.

    Mais cest un vol que vous me proposez !scria la veuve Picard.

    Dun geste Jacques Savaron lui imposasilence.

    Ne criez donc pas, dit-il. Ce nest pas un vol,puisquil ne sagit que de maider surveillermon fils, sur lequel jai bien quelques droits, et

    de lempcher de me dsobir. Voici mesconditions. Toutes les fois quune lettre arriveraici, vous me lapporterez. Ds prsent, je vousassure pour chacune de celles que vous meremettrez, cent francs, et lorsque je naurai plusbesoin de vos services, vous continuerez

    recevoir de moi une rente annuelle de six centsfrancs.

    La veuve Picard ouvrait ses yeuxdmesurment et la surprise la rendait stupide.

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    Jacques Savaron continua :

    Comprenez bien ceci : cest une bonne

    action que vous vous associez ; seulement je vousavertis que si vous communiquez qui que cesoit notre convention, si vous parlez du serviceque vous me rendez, si enfin, par suite de votrengligence, une seule lettre de mon fils arrivedans les mains de mademoiselle Delphine, adieu

    la rente viagre de six cents francs. Je ferai mes efforts pour justifier la

    confiance de monsieur, rpondit la veuve Picard,laquelle, en sa qualit dancienne femme dechambre, comprenait demi-mot.

    Je me nomme Jacques Savaron. Je suisbanquier rue Laffitte. Quand vous aurez meparler, vous viendrez le matin, vous demanderezM. Henri ; cest mon valet de chambre. Il aurades ordres pour vous introduire auprs de moi.

    La veuve Picard sinclina, tandis que le

    banquier glissait dans sa main cinq louis, endisant :

    Voici des arrhes. Et maintenant, vous

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    pouvez monter cette lettre. Vous direz quellevient dtre apporte par un commissionnaire.

    Jacques Savaron ayant ainsi donn ses ordres,sloigna grands pas.

    Sa lettre tomba comme la foudre dans lamaison de Martial Vaubert. Delphine attendait lavisite de son ami, qui la veille, en la quittant,avait dit quil reviendrait le lendemain. Toutdabord elle ne sexpliqua pas dune manire tropinquitante le rapport quil pouvait y avoir entrelamour du fils et la lettre du pre. Elle savait quelargent prt son pre par Karl ltait linsude M. Jacques Savaron. Elle crut que ce dernier,aprs avoir blm son fils, crivait pour faireconnatre sa volont ; mais quil ny avait rien lqui menat leur amour. Elle pensait, aucontraire, que Karl ferait savoir son pre quiltait amoureux delle, et que le banquier seraitdsol davoir us dun procd aussi brutalquinjuste.

    Le sentiment de Martial Vaubert se rapprochadavantage de la vrit. Tout entier ses tudes, ilne connaissait rien de lidylle dont sa maison tait

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    le thtre. Il ne savait pas quel mobile KarlSavaron avait obi en lui venant en aide ; mais il

    comprit, par le dsaveu que le banquier infligeait son fils, quil devait renoncer continuerlentreprise commence.

    Ainsi, disait-il, tenant dans ses mainstremblantes cette fatale lettre, jaurai touch dudoigt le succs, et cest lorsque je vais latteindre

    quon brise linstrument qui devait me le donner !Et des larmes roulaient de ses yeux sur ses

    joues rides. Sa fille le rassura, le consola, relevason courage. Elle tait forte de son amour ; elle sedisait que quels que fussent les desseins deJacques Savaron, elle disposait de Karl. Ellesattendait le voir venir le mme jour. Elle luiraconterait ce qui venait de se passer, et ensembleils arrteraient un plan afin que Martial Vaubertpt continuer soccuper en repos de sesinventions, qui ne devaient pas tre biencoteuses aprs tout, vu la lenteur avec laquelle

    ses travaux taient condamns marcher. Vous avez tort de vous alarmer, mon pre,

    dit-elle au pauvre vieux qui se lamentait. M.

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    Jacques Savaron refuse de vous aider de sonargent. Eh bien, M. Karl vous aidera, lui. Je

    rponds de sa bonne volont. Allez le voir...Elle envoyait son pre auprs de Karl, nosant

    avouer quelle lattendait.

    Tu as raison, ma fille, rpondit MartialVaubert, qui ces paroles ouvraient uneesprance nouvelle. Jy cours. Je saurai dansquelques instants quoi men tenir.

    Delphine attendit impatiemment son retour,non quelle pt douter de Karl, mais parce quelleavait hte de connatre la cause des obstaclesimprvus dont la lettre du banquier Savaron

    rvlait lexistence. Son attente dura une heureenviron. Enfin, de la croise, elle vit au bout de larue apparatre son pre.

    la faon dont il marchait, la tristesseprofonde de sa physionomie, elle devina quilapportait de tristes nouvelles. Effraye, elle se

    demanda quel allait tre son sort. Elle savanajusque sur le palier de lescalier, au-devant deMartial Vaubert, qui montait lentement, commecras sous le poids de son chagrin.

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    Eh bien, mon pre, demanda-t-elle, avez-vous vu M. Karl Savaron ?

    Je ne lai pas vu. Et son pre ?

    Son pre non plus.

    Mais ne vous a-t-on pas dit de retourner ?

    Le caissier na pu me fournir aucunrenseignement, et, tout aimable il y a huit jours peine, il ma trait presque durement.

    Delphine devenait trs ple.

    Mais comment navez-vous pas insist pourparler M. Karl ?

    M. Karl ! scria le professeur, mais puisqueje te dis quil est parti...

    Parti !

    Voil... jai su par le suisse de lhtel que lepre tait en course depuis le matin. Quant au

    fils, il a quitt Paris hier soir, afin daller Marseille o il doit sembarquer pour les Indes.On ne sait pas combien de temps durera sonabsence.

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    cette nouvelle qui tomba sur son cur avecla violence dun coup terrible, Delphine ne put

    retenir un cri de dtresse. Martial Vaubertpouvant la regarda. Elle tait ple comme unemorte. Ses jambes flchissaient. Elle neut que letemps datteindre un fauteuil o elle tomba privede connaissance.

    Ma fille ! ma fille ! scria Martial Vaubert

    en courant vers elle.Et tout coup, se frappant le front, il ajouta :

    Misricorde ! elle aimait ce Karl de malheur.Le misrable, il me la tue !

    Lorsquelle revint elle, son pre, pench sur

    son front, la regardait avec une tendresseinquite, alarme. Elle lembrassa en disant :

    Ah ! mon pre, je suis bien malheureuse ;mais ne laccusez pas, lui. Il est innocent de monmalheur. Il maime. Il a jur de mpouser. CestM. Jacques Savaron qui laura brusquement

    loign de moi.Huit jours scoulrent pendant lesquels

    Delphine refusa de croire que Karl avait pu

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    quitter Paris sans lui adresser ses adieux. Dans cedpart prcipit, au lendemain dune entrevue qui

    marquait en quelque sorte les dbuts de leuramour, elle pressentait un fait extraordinaire. QueKarl se ft loign brusquement elle pouvait, larigueur, le comprendre ; mais quil et gard lesilence envers elle, alors que la veille il staitengag par des serments passionns et solennels,

    laimer toujours, ctait l un procd tellementodieux, quelle se persuada aisment que son amitait victime dun mystrieux incident dontquelque jour elle aurait le mot.

    Elle se rappelait que Karl parlait de son preavec terreur, et peu peu son esprit arrivait se

    rapprocher de la vrit. Plus elle y pensait et pluselle tait convaincue que lauteur de sa peine taitle pre de Karl. Cest lui, sans doute, qui avaitprcipit le dpart de son fils et peut-tresupprim les lettres par lesquelles il expliquait son amie les causes de ce dpart.

    Lorsquelle eut acquis, force dy rflchir, laconviction que les choses avaient d se passerainsi, son chagrin devint moins intense ; non

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    quelle cesst de souffrir cruellement delabsence de Karl, mais parce quelle tait

    dispose croire quil navait voulu nilabandonner, ni loublier. Un jour il reviendrait.Le mystre serait dvoil. Quelque consolanteque ft cette pense, elle ne suffisait pas toutefois soulager la pauvre enfant. Malgr tout, et bienquelle essayt frquemment de se fortifier par

    lesprance, ses doutes reprenaient souvent touteleur violence.

    Peut-tre sest-il repenti de mavoir promissa main, et sest-il loign afin de ne plus merevoir.

    Elle ne pouvait chasser loin de soi cette ide laquelle cependant elle refusait de croire.

    Non ! non ! scriait-elle, cest impossible. Ilmaime encore. Son pre laura oblig partirsans me dire adieu, et aura supprim les lettresquil mcrivait. Mais il ne moubliera pas et je le

    reverrai.Cet espoir mettait un rayon dans ses yeux ;mais soudain le doute apparaissait de nouveau.

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    Le reverrai-je ? demandait-elle.

    Ces incertitudes altrrent sa sant. Aux

    couleurs de son visage la pleur succda. Sabeaut se revtit dun caractre mlancolique quiaccrut le charme de sa physionomie, mais dontson pre salarma. En quelques jours, lebonhomme avait chang du tout au tout. Centait plus linventeur enthousiaste et puril, qui

    avait gaspill sa fortune dans des expriencesmalheureuses. Ctait un pre tendre etprvenant, uniquement proccup de la sant desa fille. Il la comblait de soins. Il linterrogeaitavec sollicitude. Comme il devinait quellesefforait de lui taire la vrit, il lui disait :

    Parle-moi avec franchise. Je comprends bienque tu laies aim. Il tait charmant. Il taimeencore, jen ai lassurance. Il nest parti quecontre son gr, jen suis sr. Mais il reviendra, ettu verras alors quil est toujours digne de toi.

    Elle souriait pour le rassurer, mais elle avaitlme dchire par le doute.

    Les jours scoulaient lentement. La maisonVaubert devenait mortellement triste. On et dit

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    la maison des larmes. Les murs eux-mmessemblaient avoir pris le deuil. Delphine, absorbe

    par son unique proccupation, ne parlait plus.Son pre passait ses journes ses cts,

    silencieux comme elle, suivant anxieusement surson visage nagure joyeux les traces dun maldont il souffrait encore plus quelle. Nayantdautre dsir que de la voir se rattacher

    lesprance et se soustraire lempire de sonchagrin, il ne sapercevait pas que lui-mme netenait plus la vie que par un souffle. La blessurequil avait reue tait plus profonde encore quecelle de sa fille.

    Une nuit que Delphine couche cherchaitvainement le sommeil et tentait dapaiser lesardeurs de son cerveau, tout rempli du souvenirde Karl, elle entendit son pre pousser desgmissements. Elle se leva, passa dans lachambre voisine, courut auprs du lit sur lequeldormait Martial Vaubert.

    Le professeur se dbattait contre la mort. Ilavait t soudainement frapp. Ses mainsamaigries pressaient convulsivement sa poitrine

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    brlante. Penche sur lui, la tte perdue, Delphineappelait du secours. Elle entendait ces mots qui

    tombaient des lvres du malade : De lair ! mon cur sest gonfl. Il va

    clater.

    Il se tordait avec des mouvements affreux.Elle le vit se roidir, pousser un grand cri, puis unsoupir qui semblait venir des profondeurs deltre, et demeurer immobile. La vie venaitdabandonner brutalement cette enveloppe use.Delphine tait orpheline.

    Quand sa premire douleur fut apaise, elleeut un accs de colre et de rage. Pourquoi donc

    tait-elle prouve ainsi ? Quelles fautes avait-elle commises qui mritassent un si rigoureuxchtiment ?

    Elle avait nourri des ambitions trs hautes,souhait la fortune, dsir lexistence opulentequi devait tre le cadre de sa beaut. tait-ce

    donc un si grand crime ? Mritait-elle dtredoublement frappe dans son amour damante,dans son amour de fille ? Quallait-elle devenir ?En fouillant les tiroirs de son pre, elle avait

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    trouv quelques billets de banque, quelquespices dor, de quoi vivre six mois. Et aprs, o

    irait-elle ? quelle porte irait-elle frapper ? quel travail demanderait-elle son pain ?

    La pense du suicide se prsenta, nettementformule son esprit. La mort, ctait le repos, lenant, la solution des difficults violentes aumilieu desquelles elle se dbattait.

    Non, ce nest pas le nant, murmura dansson me une voix mystrieuse.

    Tous les souvenirs chrtiens de sa jeunessemontrent son cerveau comme un parfum. Dansune vision rapide, elle vit son enfance pieuse, ses

    ferveurs mystiques de jeune fille, lheureenchanteresse de sa premire communion. Unrayon lumineux traversa son me.

    Le clotre ! scria-t-elle.

    La prire ternelle, le sacrifice constant, unemarche rude, mais prompte sur la route difficile

    qui conduit au ciel, au ciel o son pre lattendaitdans la contemplation de Dieu.

    Il y avait quinze jours que son pre tait mort.

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    Vtue de ses habits de deuil, lorpheline traversaParis pour se rendre dans un couvent de

    carmlites situ rue des Postes, non loin duPanthon. Nagure elle y tait venue afindassister aux vux dune de ses amies denfancequune vocation irrsistible avait pousse vers leclotre.

    Lhospitalire maison souvrit devant

    Delphine. Elle demanda parler sur-le-champ labbesse. Une femme dont elle ne put voir lestraits se prsenta devant elle. Lorphelinesagenouilla. Dun accent que brisaient lessanglots, elle dit :

    Ma mre, ma mre, jai souffert. Je suisseule, abandonne. Ouvrez-moi votre couvent, jeveux chercher loubli dans la prire.

    Venez, chre petite, rpondit une voixdouce, tandis quelle se sentait souleve etsoutenue entre des bras maternels.

    Le mme soir, elle put sendormir dans unecellule, au sein dun calme profond, troublseulement par les monotones psalmodies desreligieuses dans la chapelle du couvent. Elle se

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    croyait destine la vie que menaient ces saintesfemmes. Elle ntait venue parmi elles quaprs

    avoir rgl toutes ses affaires matrielles et ditadieu au monde, duquel elle navait reu que desdouleurs. Elle nprouvait quun dsir : rester l,pleurer et prier.

    Mais, le lendemain, elle fut, ds le matin,mande chez labbesse, invite par elle raconter

    son histoire, et les pripties qui lavaientconduite, vingt ans, en pleine jeunesse, prendre cet extrme parti. Elle parla sans dtourset fit connatre les vnements parmi lesquels ellevenait de passer. Labbesse lcouta sanslinterrompre ; mais lorsque ce rcit fut termin,

    elle dit : Votre place nest point ici, mon enfant. Une

    douleur violente vous y a conduite. Mais vous nesauriez y rester. Vous navez pas la vocation.Vous ntes pas faite pour nos austrits. Ce quevous avez pris pour une inspiration divine, nest

    que lexcs mme de votre chagrin, quisamoindrira, se dissipera comme tous leschagrins de ce monde.

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    Le monde mest odieux ! scria Delphine.

    Est-ce dire que le clotre puisse jamais

    vous devenir cher ? demanda labbesse. Je vous en supplie, ma mre, ne me

    repoussez pas. Il ne me reste rien que votreprotection.

    Demeurez, mon enfant. Vous vivrez parmi

    nos pensionnaires, des personnes qui cherchent lavrit de leur vocation. Jai lassurance que dansquelques jours vous viendrez me manifester ledsir de quitter cette maison.

    Cest ainsi que Delphine fut admise voir deprs la vie intrieure des religieuses carmlites.

    La rgle des carmlites est austre. Le silence estde rigueur. Les vtements sont grossiers, lesaliments rpugnants. On ne dort que quelquesheures. Le temps est partag entre la mditationet la prire. Delphine vit des jeunes femmesbrises par les mortifications, le cilice et le jene,

    marcher lentement comme puises, inclinesvers la terre. Ces corps moiti anantis ntaientplus soutenus que par lme, que des esprancesdivines emportaient vers les rgions idales qui

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    contiennent lternelle vie, Delphine toucha desplaies profondes ; elle constata des regrets

    cuisants : elle vit plus dune de ces cratures,quemprisonnaient des vux imprudents, aspirer la libert. Elle eut peur. Un jour, elle dit labbesse :

    Vous avez raison, ma mre, je ne resteraipas. Jaime mieux gagner durement mon pain,

    dvorer mes larmes, que me livrer au calmequon gote ici. Le prix en est trop haut pour moi.

    Labbesse sattendait cette dclaration ; maiselle portait dj un vif intrt lorpheline. Ellene voulait pas la livrer aux mauvais conseils de lamisre. Elle stait occupe lui trouver du painhonorablement gagn. Il sagissait de seconsacrer lducation dune fillette de huit ans,Claire de Morangis, qui vivait dans un chteausur la cte normande, avec son frre, de deuxannes plus g quelle, et son pre, un hommejeune encore qui pleurait la mre de ses enfants.

    Il y avait aussi dans cette maison un vieux prtre,lan du marquis de Morangis. Cest lui quistait adress labbesse des carmlites, afin

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    quon laidt trouver une institutrice pour sanice.

    Tous ces dtails furent donns par labbesse Delphine, qui les couta avec recueillement, etrpondit :

    Je suis prte partir.

    La situation quon lui offrait tait honorable,

    lucrative, ne lexposait pas aux prilleusestentations du monde, du moins elle le croyait, elle esprait que, tout entire aux devoirs de sonnouvel tat, elle pourrait attendre avec patience leretour de Karl Savaron, de la parole duquel ellene pouvait se rsoudre douter et quelle esprait

    revoir.Suivant litinraire qui lui avait t trac parlabbesse des carmlites, Delphine, qui taitpartie par le chemin de fer de Cherbourg,descendit de wagon Bayeux. Il tait environcinq heures du soir. En hiver, cest le moment o

    la nuit arrive avec rapidit. Le voyage tait pleinde tristesse. Delphine, tout en bnissant Dieu quipermettait quau milieu des misres qui tout coup avaient surgi autour delle, elle et assur sa

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    vie, nallait pas sans terreur vers linconnu quitait au terme de sa route. Elle tait livre aux

    apprhensions les plus diverses que la vue du cielgris, des arbres sans feuilles, de la neige sur lesroutes, en un mot, de laspect dsol des champs,ne pouvait aider dissiper.

    Au moment o lorpheline, vtue de noir,parut dans la cour de la gare, un vieux

    domestique portant une livre de deuil,sapprocha delle, et se dcouvrant, il dit :

    Nest-ce pas mademoiselle qui se rend auchteau de Morangis ?

    Cest en effet l o je vais, rpondit

    Delphine. On nous a envoys la rencontre demademoiselle, M. le marquis tant absent depuistrois jours, et M. labb ayant t souffrant.

    Parlant ainsi, le domestique fit un signe dansla direction dune voiture, attele de deux

    vigoureux chevaux gris, qui stationnait lextrmit de la cour de la gare. Le cocher runitles rnes dans ses mains, et touchant ses chevaux,

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    il sapprocha jusque auprs de Delphine. Laportire de la voiture souvrit devant elle ; elle se

    trouva confortablement assise dans un coup bienclos et bien chaud. Le vieux valet de pied allaretirer les bagages ; aid du cocher, il les chargeaderrire la voiture qui partit ensuite assezrapidement et gagna les champs sans traverser laville.

    Les ombres de la nuit sabaissaient vers laterre, quelles enveloppaient peu peu. Malgrles nuages qui le voilaient, le ciel restait claircependant. Ces clarts se blanchissaient du refletargent de la neige. Depuis vingt-quatre heures,elle tait tombe abondamment. Il fallait la

    vigueur de deux chevaux normands ferrs glacepour que la voiture pt avancer sur le sol couvertdune couche durcie. droite, gauche,stendaient dans une plaine vaste, accidente,des clos de pommiers, lesquels jetaientcapricieusement dans le vide leurs branches o le

    givre stait accroch. Dans la campagnetransforme ainsi, personne ne passait.

    Aprs avoir contempl pendant quelques

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    instants ce spectacle trange, Delphine, fatiguepar le voyage, ferma les yeux. Berce par le

    mouvement doux et rgulier de la voiture, ellesassoupit. Lorsquelle se rveilla, la voiturevenait de sarrter et la portire de souvrir.

    Nous sommes arrivs, mademoiselle, dit ledomestique qui lui avait dj parl.

    Elle mit pied terre devant un perron auquelon accdait par trois degrs, et qui stendait enterrasse devant une faade dont elle ne put queconstater ltendue, le chteau tant plong danslombre. Le domestique la guida par une portemonumentale et par un corridor immense jusquedans un salon vaste dont une partie seulementtait claire par deux lampes poses sur lachemine. la lueur de ces lampes, Delphine vitdevant le feu un prtre qui sinclina lorsquelleparut, et lui cria, du plus loin quil la vit :

    Veuillez approcher, mademoiselle. Il mest

    impossible daller votre rencontre. La goutte mecloue sur ce fauteuil. Vous tes mademoiselleVaubert, nest-ce pas ?

    Delphine tressaillit, tant cette voix lui parut

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    dure et violente. Elle obit cependant et serapprocha du prtre, ne sarrtant que lorsquelle

    fut en face de lui.Ctait un homme de cinquante ans environ,

    quelle jugea devoir tre trs grand, quoiquil ftassis. la largeur de ses paules, la longueur deses bras, la grandeur de ses mains, on aurait ditun athlte. Son visage aux traits nergiques,

    clair par des petits yeux gris malicieux etbrillants, tait creus profondment, siprofondment que les rides semblaient autant debalafres qui le traversaient en tous les sens. Lapeau tait basane, la bouche grande, les lvrespaisses, trs rouges. Enfin les cheveux, coups

    ras, avaient la blancheur de la vieillesse.Labb de Morangis car ctait lui portait

    une soutane de drap grossier, laquelle montrait lacorde en mains endroits. Il avait suffi Delphinede quelques minutes pour se rendre compte ducaractre particulier de cette physionomie. Elle se

    sentit glace par leffroi. Rien, dans ce prtre,autour duquel elle tait appele vivre, ne luiparaissait sympathique, et si elle et cout sa

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    premire impression, elle aurait sur-le-champquitt le chteau.

    Pendant quelle tait ainsi livre sesrflexions, labb la considrait attentivement.Lorsquil se fut convaincu que la personne qui setenait en face de lui tait merveilleusement belle,lorsquil eut vu ces grands yeux dont la douleur,ltonnement et la terreur changeaient chaque

    instant lexpression, sans quelle cesst dtreadorable ; lorsquil eut vu les cheveux blondscomme un soleil florentin, qui formaient, pars etvoltigeant en boucles folles, un cadre lumineux ce visage anglique, il scria :

    Cest vous, mademoiselle, que madamelabbesse nous envoie pour faire lducation dema nice ?

    Cest moi, monsieur labb.

    cette rponse, il bondit sur son fauteuil.Oubliant que la goutte ly retenait, il fit un effort

    pour se lever. Mais une douleur aigu vint luirappeler quil devait rester immobile. Il eut unmouvement de colre et dimpatience et murmuraentre ses dents :

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    Elle est folle, cette abbesse ! Je lui demandeun laideron et elle menvoie... Elle a donc oubli

    que mon frre na que trente-trois ans ?Delphine attendait toujours. Labb reprit tout

    coup :

    Mademoiselle, je pense que ce soir il voussera agrable de vous retirer de bonne heure.Mon frre est absent jusqu demain. Cest doncseulement demain que vous le verrez, que vousvous entendrez avec lui et quil vous prsenteravotre lve. On va vous conduire chez vous etlon vous y servira votre dner. Cela vousconviendra mieux que de dner seule dans la salle manger ; car, pour moi, je ne saurais vous tenircompagnie.

    Delphine sinclina sans rpondre. Labb tirale cordon dune sonnette. Le domestique aveclequel Delphine tait arriv, accourut.

    Franois, dit labb, envoyez-moi Jeannie.

    La voici justement, elle attendait quemonsieur labb la fit demander.

    Approchez, Jeannie.

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    Ctait une grande personne de vingt ans, bienplante, au teint rose, vtue comme les paysannes

    normandes. Conduisez mademoiselle dans son

    appartement, et mettez-vous ses ordres.

    Delphine suivit la jeune fille.

    Lappartement quelle devait occuper tait

    situ au deuxime tage. Il se composait dunpetit salon, dune chambre assez vaste et duncabinet de toilette. Ces trois pices taientmeubles dans le got le plus pur du dix-huitimesicle. Fauteuils, chaises, lit, pendule, tout dataitde cette poque. Les murs taient couverts de

    tentures de soie broches, couvertes de dessin ramages. Au milieu de quelques gravuresmodernes, reprsentant des sujets religieux, il yavait danciens portraits remontant deux sicles.

    En entrant, Delphine eut une bonneimpression. Le feu flambait joyeusement et, la

    lampe aidant, rpandait dans la pice un air degaiet. Lorsque la jeune fille, servie par Jeanne,eut chang contre des vtements plusconvenables ses vtements de voyage, Jeannie

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    dit :

    Je pense que mademoiselle veut dner.

    Je mangerai volontiers, mon enfant.

    Jeannie sortit, et quelques instants aprs,Delphine sasseyait devant un couvert dressdans le petit salon. Jeannie allait prendre laporte les plats quun domestique montait des

    cuisines et les plaait sur la table.Le visage de Jeannie inspirait confiance

    Delphine. Aussi, tout en mangeant, ellelinterrogea sur les habitants de la maison danslaquelle elle venait darriver. Elle apprit ainsi quele marquis de Morangis tait jeune encore, veuf

    depuis six ans, et quautant pour honorer lammoire de sa femme et lever virilement sesenfants que pour plaire son frre labb, jamaisil navait voulu quitter ce chteau, bien que ltatde sa fortune lui permt, sil lavait voulu, demener grand train Paris.

    Labb tait un ancien soldat qui tait entr ausminaire en quittant larme. Il avait eu le mmepre que le marquis, mais non la mme mre. La

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    sienne tait pauvre, celle du marquis tait riche,ce qui expliquait comment, aprs une existence

    bruyante et tourmente, possdant peine de quoivivre, il tait venu demander lhospitalit sonfrre, dans le chteau o ils avaient grandi. Ilpayait cette hospitalit dabord en servantdaumnier aux habitants du chteau, et, en outre,en faisant lducation de son neveu, le fils du

    marquis, un enfant de dix ans environ.Labb tait bon, mais sa bont se cachait sous

    une extrme duret dallures et de paroles. Il taittrs svre lui-mme, mais il ne ltait pasmoins pour les autres. Son neveu et sa nice, cause de leur ge, taient les seuls envers lesquels

    il se montrt tendre et doux.Quant au marquis, tous ceux qui

    lapprochaient laimaient. Il tait compatissantaux malheureux, rempli de mansutude, duncaractre facile. La douleur qui lavait frapp lemaintenait, depuis la mort de sa femme, dans une

    sorte de mlancolie qui paraissait lui tre chre,mais qui naltrait en rien le charme de sesrelations.

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    Jeannie rvla de la sorte Delphine bien desdtails propres lui faire connatre les personnes

    au milieu desquelles elle allait vivre. Lorsque lafille du professeur Vaubert sendormit pour lapremire fois dans le chteau de Morangis, elletait rassure et caressait lesprance dy passerdes jours calmes, en attendant que le destin luirament Karl Savaron.

    Il nous faut maintenant dcrire la maison danslaquelle elle venait darriver. Le chteau deMorangis tait situ au-del de Bayeux, et nonloin la mer, sur le plateau qui domineArromanches. Ctait une construction plus vastequartistique, sans caractre architectural bien

    marqu, qui navait dimposant que sa faade,laquelle stendait devant un parc dont lesextrmits allaient se perdre dans des bois quidescendent jusqu la mer. On arrivait au chteaupar une route large et droite, qui sallongeaitentre des champs de bl et des clos plants de

    pommiers. Une grille sparait la cour dhonneurde la route. chaque bout de cette grille slevaitun mur qui, droite et gauche, enfermait le parcjusquaux falaises qui bordent la mer.

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    Aussi, lorsque au lendemain de son arrive,Delphine, rveille par le jour, sapprocha de la

    croise pour jeter les yeux sur les champs, elle futblouie par le spectacle qui se droulait sous sesregards. Les fentres de son appartementsouvraient sur des pelouses dune grandetendue, au-del desquelles on voyait des arbreslevs dont les feuillages devaient former, en t,

    une vote impntrable, tandis que les allescirculaient travers leurs troncs normes etvermoulus. Ce jour-l, arbres, pelouses et sentiersdisparaissaient sous la neige.

    Lil embrassait des profondeursmystrieuses, des perspectives tonnantes. Ctait

    un paysage mlancolique, adorable, qui semblaitmort, mais auquel un rayon de chaud et lumineuxsoleil devait rendre la vie. Au loin, au-dessus desbranches poudres blanc, dans les brumes grisesdu matin, on apercevait une plaine immense, sanslimites, dont les extrmits se confondaient

    lhorizon avec les nuages gars dans le ciel. Oncroyait voir dabord des champs incultes etdserts, des steppes sablonneux, dsols. Maisbientt, mesure que le jour permettait den

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    mieux constater ltendue, on sapercevait quecette plaine tait mouvante. Des collines sy

    levaient subitement pour sabmer ensuite danslimmensit monotone de laquelle elles taientsorties. la place o elles disparaissaient couraitlongtemps une cume blanche et lumineuse.Cette plaine, ctait lOcan, mais lOcanentrevu travers les clarts grises dune matine

    dhiver.Un cri dadmiration schappa des lvres de

    Delphine ; dans son enfance elle avait vu laMditerrane, une mer o le soleil se joue, quitantt gaie, tantt subissant des colres nerveusesplus prilleuses quimposantes, ne saurait se

    comparer lOcan majestueux, dont lestristesses et les orages sont empreints dunecrasante grandeur. Un murmure sourd, rgulier,affaibli par lespace, arrivait jusqu ses oreilles,et le vent, en passant au-dessus des arbres, luiapportait des parfums salubres.

    Elle fut ce moment violemmentimpressionne, attire par ce gouffre bant dontnul na sond le fond, et qui exerce sur les

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    natures exaltes un attrait inquitant et nanmoinsrempli de charme. Elle comprit qu cause du

    voisinage de la mer, elle se plairait dans ce pays,si, parmi les personnes au milieu desquelles elleallait vivre, elle trouvait un peu de tendresse et detolrance.

    Elle fut arrache sa contemplation par lebruit dune porte souvrant derrire elle, qui livra

    passage Jeannie. La jeune paysanne apportaitsur un plateau une tasse pleine jusquaux bordsdun chocolat fumant.

    Dj leve ! dit Jeannie. Je croyais trouvermademoiselle au lit.

    Je suis matinale, rpondit Delphine ensouriant.

    Jeannie offrit son chocolat, qui fut accept ettrouv excellent. Elle jeta dans la chemine de lachambre quelques brasses de bois, y mit le feu,et bientt une flamme capricieuse monta dans le

    foyer, rchauffant tout autour delle.Alors Jeannie dit Delphine :

    Voici plus dune heure que mademoiselle

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    Claire attend en bas pour savoir quand elle pourravenir se prsenter vous.

    Mademoiselle Claire ? demanda Delphine. Votre lve.

    Quelle entre donc, la chre petite.

    lappel de Jeannie, une fillette accourut,entra en courant, et se jeta dans les bras quon lui

    tendait. Elle avait sept ans, des cheveux blonds,des yeux noirs, la taille fine, le visage le plusdoux du monde, joli comme un rve heureux,bien quon y remarqut une expressionmlancolique peu ordinaire cet ge.

    Cest vous, mon enfant, que je suis charge

    dinstruire ? dit Delphine aprs avoir caresslongtemps la fillette.

    Cest moi, mademoiselle, et jen suis bienheureuse. Madame la suprieure des carmlitesde Paris a crit mon oncle labb que vous tiezbonne. Maimerez-vous bien ? Je dsire que vousmaimiez, car vous me plaisez beaucoup. Je feraitous mes efforts pour que vous nayez jamaisqu vous louer de moi.

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    Ce petit discours fut prononc dune faoncharmante. Sil ntait pas appris par cur, il

    rvlait une nature exquise, intelligente etdvoue.

    Cest bien parl, mon enfant. Je prvois quenous allons vivre trs heureuses, trs amies.

    Je men rjouis.

    Quavez-vous appris jusqu ce moment ? Oh ! pas grand-chose. Je nai reu jusquici

    que les leons de mon oncle labb. Et il nest pastoujours patient, mon oncle ; il aime bien mieuxinstruire mon frre Philippe, auquel il parle latin,que moi. Quand jai su lire et crire, il a dit mon

    pre : Il faut donner une institutrice cette enfant.Cest alors quon a crit Paris. Depuis un moisjattendais ; javais trs peur ; car on mavait ditque les institutrices sont vieilles, laides,mchantes. Aussi, hier soir, pendant que voustiez au salon avec mon oncle, jai doucement

    entrouvert la porte pour vous regarder, et jaisaut de plaisir en voyant combien vousressembliez peu la personne quon mavaitannonce. Quand mon petit pre est arriv tout

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    lheure, je me suis jete son cou et je laicouvert de baisers pour le remercier de mavoir

    donn une institutrice telle que vous.Quand elle eut ainsi dit tout ce quelle avait

    sur le cur, la fillette sarrta ; puis, ayantremarqu que Delphine portait des vtements dedeuil, elle lui demanda pourquoi elle tait ainsivtue. La question navait rien dindiscret. Ctait

    plutt la sympathie dun jeune cur qui servlait.

    Je suis en deuil, mon enfant, parce que monpre est mort.

    Claire de Morangis ouvrit grandement les

    yeux, se pressa contre sa nouvelle amie et lui dit . Mais votre mre vous reste. Moi je nai pasconnu la mienne, et je sais que mon pre labeaucoup pleure.

    Ma mre est morte aussi, rpondit Delphineavec motion.

    Oh ! combien je vais vous aimer ! scriaspontanment Claire.

    Quelques instants aprs, elles descendaient

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    toutes les deux. Mademoiselle de Morangis, bienquelle ne ft quune enfant, avait un tact rare.

    Pour faire oublier Delphine le chagrin soulevpar ses questions, elle stait offerte lui faire leshonneurs du parc.

    Mais ne craignez-vous pas la neige, lebrouillard ?...

    La neige ! mais je nai pas de plus grandplaisir que den faire des boules avec Philippe.Vous ne le connaissez pas, mon frre. Cest ungrand monsieur, trs savant. Mais il aime bientout de mme samuser avec moi.

    Elles sengagrent dans les alles du parc. Au

    bout de cinq minutes, on rencontra Philippe. Cegrand monsieur, trs savant, tait tout simplementun bambin de dix ans, au visage intelligent, bienplant.

    Pour le moment, il soccupait lever quatremurs de neige autour dune statue dApollon

    place sur un pidestal de marbre, au milieu duparc, et qui grelottait sous les couches dhumiditcoulant sur ses membres.

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    Philippe ! Philippe ! scria Claire du plusloin quelle le vit, voici mon institutrice,

    mademoiselle... Elle sarrta embarrasse.Elle ignorait le nom de la nouvelle venue.

    Delphine, ajouta celle-ci.

    Un joli nom, reprit Claire. Va, Philippe, tulaimeras bien et nous allons tre trs heureux.

    Le grand monsieur sapprocha, essouffl,suant et se soulevant sur la pointe des pieds, ilprsenta son front aux lvres de Delphine.

    Mais vous allez prendre mal, mon mignon,dit-elle.

    Elle chercha dans sa poche un mouchoir define batiste, laide duquel elle essuya le visagehumide de lenfant. Ils continurent tous les troisla promenade. Delphine parlait peu, mais ellecoutait. Le langage des deux enfants luiapprenait mille dtails sur les personnes quidevenaient dsormais ses compagnonsdexistence. Elle sut ainsi que le marquis deMorangis tait jeune encore, beau, toujours souslempire de la tristesse quavait laisse en lui la

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    mort de sa femme ; quil adorait ses enfantsjusqu la faiblesse ; que labb ne les aimait pas

    moins, mais quil le laissait moins paratre etsavait, en vritable ancien soldat, devenu plustard aumnier de la flotte et accoutum vivreavec des matelots, se montrer svre.

    On ne revint d