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Le Silence en héritage

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LE SILENCE EN HÉRITAGE

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D U M Ê M E A U T E U R

LA BATAILLE DU LIVRE, en collaboration avec Jean- Pierre Viala, Éditions sociales, 1976.

PROFESSION PERMANENT, Éditions du Seuil, 1980.

D'ÉLUARD À PIF LE CHIEN, où en est la culture commu- niste : la culture des camarades, Éditions Autrement, 1986.

Contribution à la revue Autrement : LA DÉLATION, Éditions

Autrement, 1987.

QUAND L'ÉTHIQUE DEVIENT L'AFFAIRE DE TOUS, in Éthi- que médicale et droits de l'homme, Éditions Actes Sud, 1988.

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ANTOINE SPIRE

LE SILENCE EN H É R I T A G E

roman

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS

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© Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 1988

ISBN 2-221-05757-0

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Aux cinq premières lettres de l'alphabet.

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« Les pa ren t s ont m a n g é des raisins verts

et les dents des enfants en on t été agacées »

EZÉCHIEL

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1 .

F A M I L L E I

Pourquoi est-ce si difficile de me remémorer cette chemise de nuit rose, ce satin qui paraissait si doux et donnait à ma mère ce charme indéfinissable et trou-

blant ? Chaque fois que je l'apercevais dans l'entre- bâillement d 'une porte, je m'enfuyais comme si la

honte m'empêchait de me confronter à un tel specta- cle. J 'avais l'impression de surprendre une scène qui m'était interdite, et le rouge me montait au front. Encore aujourd'hui, quand j 'évoque cette image, un certain malaise m'envahit ; ce n'est pas la vraie silhouette de ma mère qui passe alors devant mes yeux mais une femme à l 'image floue, une silhouette inaccessible dont les traits ne sont pas ceux de ma génitrice.

C'était dans le cabinet de toilette attenant à la cham-

bre de mes parents. Elle avait laissé la porte ouverte et j 'étais entré dans la chambre pour poser je ne sais quelle question qui presse en général les jeunes ado- lescents. Ou bien elle avait quitté le lit conjugal

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pour apporter à la cuisine le plateau du petit déjeuner et n'avait pas cru bon de s'habiller, traversant le cou- loir en laissant un halo de féminité qui m'avait noyé dans une atmosphère confuse, désagréable, sans que je puisse en analyser le contenu.

Cette image me hante et occupe presque toute la place lorsque je songe aux raisons de mes fantasmes sexuels, au plaisir que je prends à humilier, à réduire à l'état d'objet esthétique le corps de la femme qui se donne à moi. Comme si j 'avais une revanche à pren- dre sur cette image fugitive, sur cette silhouette qui passe comme matérialisant à la fois le désir et son interdit. Curieusement, alors que ma mère est toujours en vie et que je peux lui rendre visite, que je pourrais tenter de fixer les traits de son visage, de décrire son corps et son allure, j 'éprouve une grande difficulté à parler dans le détail de son apparence. L'évoquer, c'est toujours faire remonter à la surface de ma mémoire un nuage dans lequel ses formes se distinguent mal, une brume d 'où émergerait un sourire qui se figerait sur un visage indéfinissable. Est-elle belle, séduisante ? J e pourrais parler de ce qu 'en disent ses amis, ceux qu'elle fréquente régulièrement, dire le chic qu'on lui reconnaît, la prestance qu 'on lui attribue, je serais immanquablement à côté de l'atmosphère confuse qui nimbe pour moi toute évocation de celle qui me donna le jour. Pourquoi ce flou, cette impression de perdre le contact avec la réalité chaque fois que j ' imagine ma mère ? J ' a i longtemps cru que la distance qu'elle avait

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mise entre elle et moi était due à ces nurses aux-

quelles on nous avait confiés dès le plus jeune âge. Encore le mot de « nurse » ne convient-il certaine-

ment pas pour décrire le rôle de Thérèse. Elle cou- chait dans la même chambre que nous, et mon frère

et moi nous étions habitués à cette présence un peu lourde. C'était un peu comme si les règles disciplinai- res auxquelles s'affronte tout jeune enfant avaient élu domicile dans notre propre chambre. Thérèse incar- nait la loi, l 'éducation qu'il fallait suivre, les normes auxquelles nous devions nous soumettre. Elle avait un

formidable accent du Midi, point trop appuyé mais si reconnaissable à sa façon de chanter la fin des mots,

de moduler les phrases avec une certaine élégance populaire. C'était elle qui assistait à nos repas, qui vérifiait l 'exécution des premiers devoirs, qui nous emmenait jouer au Luxembourg non loin de la mai-

son. Quand, aujourd'hui, je repense à Thérèse, je vois quelqu 'un de rigoureux, de froid et pourtant de sûr, un peu comme une référence obligée, comme la per- sonnalisation de tous nos apprentissages. J 'éprouve un certain plaisir à parler de Thérèse, à nous situer ainsi comme participants d 'une bourgeoisie aisée. Serais-je fier de ce que la plupart de nos contemporains consi- déreraient certainement comme un privilège ? Tou- jours est-il que j'associe le souvenir de Thérèse à l 'image de ma mère en robe du soir avec de longs gants remontant jusqu 'à mi-coudes, se penchant sur nous pour nous murmurer un imperceptible bonsoir

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en effleurant nos visages tendus vers elle. Or, cette

image est absolument fantasmatique. Combien de fois n'ai-je pas interrogé les témoins

possibles de cette scène, Thérèse revue il y a quelques mois, mon frère, ma mère elle-même, pour m'enten-

dre affirmer que je construisais une réalité fictive qui n'avait rien à voir avec ce qui se passait dans cet

appartement cossu de la rue Vavin. Ma mère n'aurait qu'exceptionnellement porté une robe longue et per- sonne n ' a le souvenir de ces longs gants de satin qui

encombrent mon imagination. Si cette image m'obsède pourtant, c'est qu'elle résume à merveille l'impression de distance que m 'a longtemps laissée l'être maternel. Frustration pour l 'enfant que j 'étais d 'une présence indispensable ? Besoin de crier le manque d'affection que je ressens encore malgré la chaleur et le confort d ' un foyer familial que beaucoup pourraient m'envier ? Toujours est-il que cette image est ma manière à moi de dire nettement que, malgré les appa- rences, tout ne fut pas que bonheur au cours de mes premières années.

Pourtant la gentillesse de mon père était proverbiale. Professeur de lettres, il avait le génie pour transmettre ses connaissances et faire partager ses enthousiasmes. Que n'ai-je pas rêvé lorsqu'il évoquait l 'atmosphère de Salammbô ou Waterloo tel qu'il apparaît à Fabrice dans la Chartreuse de Parme ! Le soir dès cinq heures,

il recevait à la maison quelques élèves auxquels il apprenait l 'art de la dissertation. Deux ou trois

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jeunes adolescents de première passaient ainsi des moments enchanteurs à le voir esquisser avec brio le

plan d 'un devoir sur le romantisme ou le baroque au XIX siècle. Un rideau de satin blanc séparait le salon de la salle à manger. Ses cours se déroulaient autour

de la table Louis XVI sur laquelle nous prenions nos repas, et dissimulé derrière ces pans de tissu, je buvais ses paroles avec passion. Ma mère nous interdisait ces

longues flâneries culturelles et se fâchait chaque fois qu'elle nous surprenait ainsi à espionner notre père. Le plaisir d'assister à une séance de littérature qui ne nous était pas destinée, le bonheur d'épier la réflexion paternelle nous faisaient, mon frère et moi, imman- quablement retourner au rideau pour y dérober un miel qui nous enchantait. Que de textes classiques n'avons-nous pas ainsi sucés au biberon ! Bien souvent le repas familial n'était que la suite logique des séan- ces clandestines de l'après-midi. Il suffisait de lancer mon père en usant d 'un biais quelconque et il démar- rait avec un enthousiasme communicatif. Tout y pas- sait, la poésie du XVI siècle, puis les philosophes du XVIII les symbolistes, le théâtre d'Euripide, tout était prétexte à apprendre auprès de lui une culture vivante qui nous tenait chaud au cœur. M a mère interrompait souvent ces cours improvisés pour nous ramener aux exigences du quotidien. Elle accusait mon père de vivre dans les nuages et de se soucier comme d 'une guigne des aléas matériels. Lui, entretenait volontai- rement cette image d 'un être sourd aux basses contin-

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gences de ce temps parce qu'il profitait du soin jaloux mis par ma mère à nous garantir une existence plus que confortable.

Lorsque nous partions en vacances, j 'a i le souvenir d 'une 203 Peugeot bleue à l 'arrière de laquelle nous nous serrions tous les trois, ma sœur plus jeune de quelques années et mon frère cadet qui n 'avait qu 'un an de moins que moi. J e leur laissais la proximité des fenêtres pour m'installer au milieu de la banquette, accoudé sur les sièges avant pour participer à la moin- dre conversation de mes parents. J 'a imais plus que

tout ces longs trajets en voiture qui nous conduisaient en Espagne, d 'abord parce que c'était le commence- ment des grandes vacances mais aussi parce que jamais l'intimité familiale n'était aussi chaude ; je goûtais la proximité de mes parents comme une friandise rare et

recherchée. C'est là, dans l 'atmosphère un peu étroite d 'une petite auto, que j ' a i pour la première fois com- pris ce que notre identité juive pouvait signifier. Je ne me lassais jamais d'interroger à ce propos. Mon père se prêtait d'assez bonne grâce à mes questions, ma mère se contentant de l 'approuver régulièrement, pro- nonçant quelques mots pour illustrer ses réponses ou opinant de la tête pour signifier son total accord avec lui. Nous étions juifs. Jamais cette identité ne fut niée, et dès mon plus jeune âge j 'avais compris que c'était là quelque chose d'essentiel qui nous différenciait des autres et faisait de nous des gens fragiles sur qui le malheur pouvait fondre rapidement. O n les avait

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souvent persécutés, ces juifs, tout au long de l'Histoire avant que la Deuxième Guerre mondiale n 'en fasse ses

victimes privilégiées. Le nazisme avec ses plans d'extermination systématique avait été comme le terme

ultime de cette négation du juif. J'étais passionné par cette histoire récente et désireux de tout savoir des con- ditions d'enclenchement du processus qui donna nais- sance à la solution finale. Pour moi, toute l'Histoire débouchait sur ces cinq ans de guerre, et l'admiration que beaucoup d'enfants vouent à leurs parents était entièrement mobilisée autour du fait qu'ils avaient vécu cette période en juifs porteurs de la fameuse étoile jaune. Je n'avais pas sept ans quand mon grand-père maternel avait sorti de la boîte argentée où il serrait ses trésors ce fameux bout de tissu qu'en bon israélite il avait cousu sur ses vêtements dès le lendemain du décret de Vichy obligeant les juifs à porter ce signe dis- tinctif. Je ne sais plus rien de ce qu'il m'expliqua ce jour-là, mais j'ai l'impression d'avoir conservé intacte une sensation pourtant ordinaire mais qui m'avait bouleversé, quand j'avais serré dans ma main cette étoile jaune sur laquelle les lettres noires du mot « juif » semblaient brûler comme le vestige encore incandescent d'une Histoire dévastatrice. Dans la 203 qui roulait vers les Pyrénées je n'arrêtais pas d'inter- roger le passé. Comment tout cela avait-il commencé ? Pourquoi Hitler avait-il entrepris la conquête de l'Europe avec ce projet d'en supprimer à jamais toute présence juive ? Mais au-delà de l'Histoire elle-

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même, c'étaient les choix de mes parents que je ne parvenais pas à comprendre complètement. Mon père avait connu Simone Weil à l'École normale de la rue d'Ulm. Il était devenu son ami et elle l'avait entraîné à la découverte du catholicisme. Il avait dévoré L'attente

de Dieu puis L'enracinement, admiré son engagement chrétien aux côtés des plus pauvres et décidé de lui emboîter le pas et de se convertir. Je crois que je n'aurai jamais assez de toute ma vie pour annuler cet acte-là, pour dépasser ce qui m'apparaît à moi aujourd'hui, cinquante ans après, comme une trahi- son incompréhensible. Mais n'anticipons pas. Non seulement les explications de mon père m'ont long- temps satisfait mais même au moment où j'écris je ne doute pas de leur sincérité. Il avait un peu plus de vingt ans à l'Ecole quand il rencontra cette femme dont le mysticisme et la passion désincarnée le séduisirent.

Toujours est-il qu'il nous a toujours présenté son catholicisme comme le renversement d'un judaïsme dans lequel il s'était senti à l'étroit. Un achèvement de la Loi par l'Amour. Je ne parviens pas à écrire ces mots sans un immense sentiment de culpabilité. Comment n'ai-je pas su l'interroger plus profondément sur les raisons de ce qui m'apparaît comme un renie- ment ? Je me suis moi aussi laissé prendre à cette pré- sentation de la loi mosaïque comme un carcan de contraintes et de prescriptions formalistes, la charité chrétienne étant au contraire assimilée au commande-

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ment d ' amour librement accepté par des croyants reconnaissants. Pourtant toute notre famille était res-

tée juive et j ' a i mis des années avant de percevoir le poids de silence qui s'installait quand la conversion de mes parents devenait un sujet de conversation entre mes oncles et tantes et mes grands-parents.

J 'avais surtout une cousine germaine que j 'adorais et qui fut élevée dans la stricte observance de la reli-

gion de nos ancêtres. Jamais elle ne me reprochait cette culture chrétienne que mon père tint à nous trans- mettre. Pourtant je percevais son incompréhension

presque triste, chaque fois qu 'un de mes gestes ou qu 'une de mes pensées exprimait mon adhésion au catholicisme. J e l 'ai beaucoup aimée, cette cousine à la peau laiteuse que je retrouvais régulièrement dans

l'île aux Cygnes, à mi-chemin entre nos deux domi- ciles. Le week-end et parfois le soir aussi en semaine, nous marchions côte à côte, seuls au milieu de la

Seine, en échangeant les confidences les plus intimes que des adolescents puissent partager. Tout pleins de l'émoi naissant de nos amours, nous ne pouvions nous

empêcher de nous découvrir l 'un l'autre avec émerveil- lement. C'est sans doute au contact de Sarah que le

judaïsme m'est apparu comme quelque chose de plus que l'héritage de la persécution ou la fidélité à cette loi dépassée que mon père avait voulu remplacer. Pourtant, avec Sarah j'étais tout entier du côté de mon père, et jamais il n'aurait été question d'avouer à mon premier amour qu'elle avait ancré profond le doute

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quant à la validité du greffon catholique. Paradis des amours enfantines ! Pendant près de trois années, nous nous sommes aimés tendrement et je n 'ai pas le sou- venir d 'un seul conflit violent entre nous. La question principale était de faire face à l ' inquiétude angoissée de nos parents qui ne voyaient pas d ' un bon œil cette passion familiale. Pour nous, tout était clair : nous leur imposerions la nécessité de notre mariage. Combien de fois, après avoir traversé la Seine, n'ai-je pas monté l'avenue de Lamballe, le cœur battant, pour rejoindre Sarah et passer avec elle des heures délicieuses ! Mal- gré sa discrétion quant à notre catholicisme, elle m'entretenait régulièrement, sans ostentation mais avec une douce fermeté, de ce qu'elle découvrait au talmud torah. Je ne suis pas près d'oublier le jour de sa bath mitzva. Elle fréquentait la synagogue libérale de la rue Copernic où des jeunes filles sont, elles aussi, appelées à monter au temple pour y lire la torah. Pen- dant des mois, elle s'était préparée à cet événement, que je n'arrivais absolument pas à faire entrer dans le cadre étroit du judaïsme légaliste et formaliste que l 'amour chrétien aurait aboli, selon la parole pater- nelle. Sans doute par discrétion, Sarah n'avait pas for- mulé son désir de me voir être présent à sa majorité religieuse. Toujours est-il que je n'ai pas assisté à sa bath mitzva et que j 'en ai été très malheureux. Ce jour- là, j 'a i réaccompli seul le parcours que nous aimions emprunter elle et moi et, les larmes aux yeux, je tour- nais et retournais dans ma tête la question lancinante de nos divergences religieuses.

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Je ne pouvais qu'être solidaire de mes parents et jamais mon orgueil d'adolescent mâle n 'aurait pu admettre que c'était Sarah qui était totalement dans

le vrai, dans la continuité familiale, dans l'acceptation libre et totale d'elle-même. Je rêvais d 'une fusion

impossible entre ce judaïsme historique auquel je tenais aussi, et la pratique catholique que mon père nous avait inculquée. Chaque fois que l'existence m 'a pré- cipité dans des situations contradictoires, il y a toujours eu un moment où j 'a i imaginé pouvoir tout concilier, faire accepter l'église par le rabbin, faire connaître la synagogue par le prêtre, ou parler affectueusement entre hommes avec celui qui s'était affiché comme mon ennemi irréconciliable. Foi immodérée dans la discus-

sion, la confrontation des points de vue ? Croyance adolescente à la concrétisation d 'une « agora » où rationnellement les arguments contraires tomberaient d'eux-mêmes, renversés par les bonnes intentions que j 'aurais affichées ? Je n 'en aurai jamais terminé avec cette naïveté-là ! Elle se liait ce jour-là à ma tristesse sans que je puisse démêler le plaisir que je prenais à une introspection pourtant un peu douloureuse. J'enrageais de n'être pas de plain-pied avec Sarah dans l'univers qui était le sien. Confusion des sentiments sans doute, d 'autant que je ne savais pas très claire- ment ce que je voulais. J 'aura is pu assister à cette manifestation mais n'aurais-je pas eu l'impression de trahir mon père, de choisir les parents de Sarah contre les miens ? Quoi que j'eusse fait, je ne pouvais qu'être

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exclu de ce moment important de la vie de Sarah. Lorsque l'événement fut passé, je n'ai même pas osé l'interroger sur son déroulement. J'aurais tout voulu savoir de ce qui était arrivé, mais j 'ai affiché un déta- chement nonchalant comme si cette cérémonie n'avait

en fait pas grande importance à mes yeux. Je crois n'avoir obtenu aucune autre information que ce que Sarah m'a dit avec sa discrétion coutumière : « J'étais fière de monter au temple devant toute la commu- nauté. » Pourtant j'avais perçu une nuance de repro- che discret dans le ton de ma cousine et j'eus bien du mal à cacher ma blessure. D'autant qu'elle fut régu- lièrement ravivée, chaque année à dater de cet événe- ment par l'approche des fêtes de Rosh Hashana et de Yom Kippour. Je m'appliquais à prononcer ces mots comme s'ils coulaient de source pour moi aussi, mais je ne savais rien de ce qu'ils recouvraient exactement. Tous les mois de septembre ramenaient ces circonstan- ces particulières où Sarah semblait mobilisée plus que de coutume par la préparation de ces fêtes dont je m'interdisais de prendre la moindre part. J'aurais pré- féré mourir plutôt que de l'interroger sur le sens des préparatifs qui l'occupaient. Je ne savais rien de ce qui me semblait se tramer contre moi, tout simplement parce que l'interdit paternel totalement symbolique du reste et absolument informulé pesant sur le judaïsme m'en fermait résolument l'accès. Mon père était la porte de tous les savoirs, l'antichambre des littératu- res, celui par qui passait le plaisir de la connaissance,

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Mes crimes relèvent d 'un monde qui tourne fou, sans références et sans lois. En m'arr imant au

judaïsme, je retrouve une colonne vertébrale qui m'aide à tenir debout. Ce n'est pas une sécurité mais

plutôt un générateur d'objectifs, un impératif catégo- rique qui éclaire le chemin. On rira peut-être de ce sentiment de culpabilité qui me taraude et on me

jugera sans doute plus chrétien que juif. Le néophyte en judaïsme que je suis a appris que conversion se disait « techouva » en hébreu. Le mot peut fonction-

ner aussi bien de droite à gauche que de gauche à droite, et si mon père s'est « converti » au christia- nisme je peux moi me convertir à la Loi...

Il est souvent de bon ton de se moquer du retour au judaïsme d 'une génération qui s'est précipitée dans la foi religieuse après avoir épuisé les joies amères des idéologies. Comme d'autres je me cabre sous l 'injure de « juif imaginaire » et je veux moi aussi passer de l'ostentation à la fidélité. Je ne veux pas dynamiter les croyances d'hier. Seulement les relativiser. Il est loin maintenant le temps de l ' U J C M L et du marxisme pur et dur de Louis Althusser. Loin aussi le moment de la

découverte de Freud à travers les « oukases » de Jac- ques Lacan. De toutes ces appartenances d'hier, je veux garder comme Edgar Morin les approches par- ticulières, mélanger les grilles d'explications de la réa- lité, les faire jouer les unes sur les autres pour en combiner les logiques. Fin du dogmatisme, fin des systèmes, mais sans esprit de vengeance.

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A ceux qui rient de ce qu'ils affirment être un engouement récent pour un judaïsme d 'autant plus reluisant qu'il est neuf, je tiens à préciser que jamais mon père n ' a totalement supprimé la référence juive, que mes parents m'ont tous deux inculqué dès l'âge le plus tendre que juifs nous étions et que juifs nous restions malgré la foi catholique publiquement profes- sée. A travers les aléas de ma biographie, cette appar- tenance a toujours subsisté et aussi confus et ignorant que j 'aie été, j 'ai toujours revendiqué cette identité. Au fur et à mesure de mon enracinement dans le peuple du livre, j 'ai appris à lui donner des couleurs mais sans enthousiasme excessif. J e sais les dérives provoquées par tous les intégrismes et je sais l'usage abusif qu 'on peut faire de toutes les appartenances. Seulement der- rière l'agressivité de certains de mes contradicteurs qui récusent le monothéisme comme n'importe quelle idéo- logie, je ne peux m'empêcher de discerner le vieil anti- sémitisme qui reprend du service sous le vocable d'antisionisme. Car, en effet, « combien voient, écrit

Maurice Blanchot, que le despotisme hitlérien n'est pas une tyrannie comme il y en a d'autres, mais que s'il s 'acharne contre le judaïsme et contre les juifs, c'est que ceux-ci incarnent au plus haut degré non seule- ment le refus de toute forme d'asservissement — eux

les esclaves sortis d'Égypte — mais le rejet des mythes, le renoncement aux idoles, la reconnaissance d 'un

ordre éthique qui se manifeste par le respect de la Loi ».

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Il y a quelques jours Sabine m'a proposé de revoir d'anciens amis que nous avions un peu perdus de vue depuis l'époque de l 'UJCML. Lui, Gérard, est un physicien de bon niveau et sa femme Sophie exerce à l'hôpital des Enfants Malades. Le dîner fut arrosé et assez sympathique. Quelle ne fut pas ma surprise quand Gérard, que j'avais toujours trouvé jusque-là froid et un peu distant, nous dit qu'il avait vu le film « Shoah ». « Malgré tout ce qu'on m'avait raconté, je n'avais aucune idée de l'ampleur du phénomène », reconnut-il. «Je répétais bien mais avec un certain automatisme que six millions de juifs y étaient restés, mais cette référence demeurait abstraite. Je n'avais pas compris que six millions de morts, ce sont six millions de visages, six millions de sourires, six millions d'espé- rances, six millions de corps privés de vie. Pour la pre- mière fois, j 'ai ressenti ce qu'une telle conflagration avait pu provoquer autant chez les survivants que chez leurs enfants. » Et, en me regardant droit dans les yeux, il ajouta : « Du même coup, Serge, je t'ai mieux compris. Je me souvenais de ta jeunesse catholique, nous avons usé nos fonds de culotte sur les mêmes

bancs politiques. Je savais qu'aujourd'hui tu avais investi le judaïsme avec autant d'énergie que tu en déployais autrefois pour le catholicisme ou l'UJCML, et il m'arrivait fréquemment de rire de tes engoue- ments successifs. Mais ce film m'a donné l'impression de comprendre enfin les raisons de ton acharnement à explorer ces différentes voies. Comme si ta vie

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ressemblait à la permission d'un détenu. Vous avez survécu à l'horreur et vous vous sentez seulement

autorisés à jouir d'un peu de liberté. Mais chaque jour peut retentir le cri "Allez, retournez dans vos cellu-

l e s !" C'est sans doute pour cette raison que tu mènes une existence si intense, à la limite de l'exagération. Comme le bijoutier juif qui veut à tout prix se trou- ver à la tête d'un grand commerce en quelques années, tu veux exercer ton métier pour gravir plus vite que les autres l'échelle des responsabilités. Avant les autres, tu veux explorer toutes les potentialités de la recher- che médicale. Pressé par le temps, tu te tournes vers le judaïsme, après avoir arpenté en vain des chemins idéologiques que tu as épuisés à une vitesse record. »

« C'est que pour nous le temps n'est pas le même que pour les autres », ai-je répondu. « Nous sommes des sursitaires, notre travail acharné peut nous conduire au succès mais le plus souvent les autres ne nous comprennent pas. Tu fais exception, Gérard. Car notre précipitation de juifs attise de nouvelles haines. La table à laquelle nous sommes assis ne nous appar- tient pas vraiment et nous nous empressons d'engloutir le pain que nous mangeons de crainte qu'on ne nous le reprenne. Nous sentons plus ou moins confusément que cette extermination n'est pas seulement passée. L'idée peut renaître de nous précipiter à nouveau dans les charniers et nous courons pour vivre le plus vite possible avant que la mort ne nous saisisse. Nous vou- lons épargner notre temps et rattraper celui que les

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nôtres n 'ont pu vivre. Nous sommes les dépositaires des espérances brisées, les héritiers du désir inter-

rompu, et notre appétit d'exister prend sa source dans la mort de millions d'êtres. »

Étrange, cette discussion avec Gérard et Sophie qui, parce que non juifs, m 'ont sans doute permis de remonter aux sources de mon énergie vitale. Ce que j ' a i découvert, ce jour-là, m ' a servi pour la première fois à renverser le rapport des forces avec David. Ins- tant de bonheur presque sûrement sans suite, mais riche au point de me donner à nouveau du plaisir avec celui qui fut et restera quoi qu'il arrive la dernière figure symbolique du père. Une fois de plus, il m'avait entraîné au parc de Saint-Cloud par une belle journée ensoleillée. Nous avons beaucoup marché, croisant familles endimanchées, promeneurs réjouis de profi- ter des premières chaleurs. Et David de parler, de par- ler comme rarement il l 'avait fait avec moi. Son père venait de mourir. Il n'arrivait pas à se pardonner de n'avoir pas su l'interroger suffisamment sur les années de l'occupation. Ju i f Allemand, ce père avait émigré dans les premières semaines du Reich hitlérien. Arrivé en France sans avoir rien pu emporter, il avait été interné à Gurs d'où il s'était échappé pour devenir pas- seur de juifs à travers les Pyrénées. Il avait raconté à David qu'il avait même accompagné Walter Benjamin et son dernier manuscrit vers l 'Espagne au mois de

septembre 1940. Le portrait qu'il avait tracé de l 'auteur de Rastelli raconte était parfaitement ressem-

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blant, allure un peu pataude, tête d'intellectuel, regard scrutateur derrière les lunettes aux verres épais. L'un des plus grands critiques littéraires du siècle, timide et maladroit aurait ainsi vers 4 heures du matin entre-

pris de passer en Espagne avec un couple, les Gurland, sous la conduite du père de David. Benjamin portait, paraît-il, une lourde serviette qui devait contenir son dernier manuscrit. « Vous savez, cette serviette est mon bien le plus précieux. Pas question de la perdre, le manuscrit doit être sauvé, il est plus important que ma propre personne », aurait-il confié... Seulement, il y a quelques mois, une autre Allemande, Lisa Fittko, obligée elle aussi de quitter l'Allemagne en 1933, a publié un livre de souvenirs intitulé le Chemin des Pyré- nées ; elle y raconte cette même histoire sans faire aucu- nement mention du père de David. Mon ami n'avait pas pu démêler le vrai du faux, le réel de l'imaginaire. Lisa Fittko avait-elle dit vrai ? Le père de David avait- il rêvé sa présence au côté de Benjamin quelques heu- res avant son suicide à Port-Bou ? Mon ami reconsti-

tuait les moindres détails de ces fameuses journées de septembre 1940, comme si l'accumulation de petits faits allait pouvoir lui donner la clef de l'énigme. Tout y passait. Suspectés, le ton et le style de Lisa Fittko, jaugés à l'aune des inflexions et de la chaleur du dis- cours paternel. Interrogée, l'anecdote sur l'eau crou- pie, verdâtre, épaisse de vase que Benjamin aurait voulu boire pour avoir la force d'achever le périple. A Liza Fittko qui le sommait de s'abstenir, il aurait

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répondu : « Au pire je mourrai du typhus après avoir passé la frontière. La Gestapo ne pourra plus m'arrê- ter et mon manuscrit sera en sécurité. » David n'arri-

vait pas à imaginer Benjamin, le philosophe de l'his- toire, tenir de tels propos. Doucement j'essayais de l 'amener à l'idée que son père avait peut-être menti. Peut-être pour valoriser son rôle de passeur. Peut-être pour perpétuer une aventure que ceux qui faisaient ce travail clandestin au début de la guerre auraient tous voulu vivre. Et de poursuivre en expliquant à David que son père n'était sûrement pas une exception, mais

qu'il appartenait à la génération du mensonge, à celle qui n'avait pas pu regarder la Shoah en face. Respon- sabilité plus grande encore pour nous qui devons faire advenir le règne de la vérité, ai-je ajouté.

Pour la première fois peut-être depuis que je connais David, j ' a i eu l'impression de lui apprendre quelque chose, de lui ouvrir les yeux sur un pan du passé qu'il n'avait pas aperçu jusque-là. Etrange retournement certainement provisoire, mais signe d'une maturité qui approchait. A plus de quarante-deux ans il n'est que temps !

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8.

F A M I L L E I I

Les années ont passé mais sans jamais éteindre mon sentiment de culpabilité facilement ravivé par une crise d'angoisse ou une impression de gêne en face de quelqu'un que j 'imagine connaître le détail de ma bio- graphie. C'était un soir d'été, à l'occasion du départ à la retraite de mon patron, le docteur Luzarch. Une belle réception fêtait l 'achèvement d 'une carrière de gynécologue menée pendant plus de cinquante ans dans les hôpitaux parisiens. Dans un magnifique appartement du X V I arrondissement se retrouvaient tous mes collègues de Baudelocque et tout le gratin médicalo-médiatique parisien. Fastueuse soirée où le milieu professionnel s'élargit aux dimensions d 'une classe sociale. J e n'ai pas tout de suite reconnu le pro- fesseur Cohen à quelques pas du buffet. C'est d'abord une immense gêne qui s'est emparée de moi sans que je puisse l 'expliquer et me remémorer le nom de cet homme qui incarnait ce qu'il y avait de plus trouble dans mon passé. Celui qui m'avait exclu de l'hôpital

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du Nord où j'exerçais parce que j'avais tué Djamila était un homme râblé et nerveux. Pourtant il avait un

peu vieilli. Sa belle crinière blanche qu'il caressait autrefois avec délectation avait en partie disparu, et en un éclair l'image d'un vieux lion aux dents élimées a traversé mon esprit. Mais pour laisser la place à une peur panique, à une angoisse impossible à contenir. J 'ai tout de suite tourné les talons, cherchant Sabine comme un naufragé en quête d'une poutre où se rac- crocher en pleine tempête. Mon cœur battait à tout rompre. Le rouge m'était monté au front et je trans- pirais à grosses gouttes. J 'ai vite trouvé ma femme en conversation avec l'une de ses amies dans un coin du

salon. Je l'ai entraînée à l'écart pour lui confier les raisons de mon trouble et Sabine de me rassurer, d'esquisser quelques phrases calmantes que je ne lui ai pas laissé achever. J'étais comme dans un rêve et je voyais une infernale sarabande s'organiser autour de moi : Mes chers confrères coude à coude avec mon

vieux juge tournaient, tournaient à une vitesse toujours plus rapide, chacun brandissant son index vers moi pour me désigner comme coupable. J'apercevais le visage du professeur Cohen, parcouru par un rictus sardonique et criant quelques phrases inaudibles qui toutes répétaient ma condamnation, après avoir fait la liste de mes manquements à la déontologie médicale. Curieusement, la faune qui esquissait cette folle danse autour de moi se mélangeait d'animaux plus terrifiants les uns que les autres et je ne discernais plus très bien

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ce que ces êtres hybrides qui leur donnaient la main

avaient d 'humains. J 'étais comme pétrifié, paralysé par la peur, immobile à deux pas de Sabine, incapa- ble de maîtriser ma terreur. Il fallait que je m'asseye, que j ' impose silence à mon imagination et que je reprenne mes esprits. Mais c'était bien difficile : mes oreilles bourdonnaient et je croyais discerner les laz- zis moqueurs de ceux de mes collègues que je connais- sais le moins. Je sais qu'alors quelqu 'un s'est appro- ché de moi pour me demander si on pouvait m'aider, si je me sentais mal à cause de la chaleur, et si je dési- rais qu 'on m'apportât un verre d'eau. J e crois n'avoir rien répondu. J 'é tais comme entraîné par une force irrépressible dans un état de stupeur et de dépression. De nouveau, l'idée du suicide. J e ne sais si la musi- que d 'ambiance qui devait permettre à certains des convives de danser a alors par hasard changé d'inten- sité, mais j ' a i eu l'impression d 'un bruit infernal et assourdissant qui me coupait complètement du monde extérieur. J 'avais déjà tremblé dans certaines récep- tions en m'imaginant qu 'Untel ou Untel était au cou- rant de mon passé, et que son sourire ironique était la manifestation de son mépris à l'égard d 'un être aussi

indélicat et abject que moi. Paranoïa lancinante ou conscience aiguë des mille et une nuances de la réprobation sociale, c'était comme le venin d 'un ser- pent toujours présent à l 'endroit où se rassemblaient des gens qui, pour une raison ou pour une autre, auraient pu savoir et gloser sur mon statut d'ancien

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prisonnier, accusé au procès de Lille. Dans la manière affectée dont tel ou tel usait pour s'adresser à moi, dans la plaisanterie plus ou moins corrosive de cet autre, je discernais toujours la malice de celui qui savait que l'épée de Damoclès était au-dessus de ma tête et qu 'à l'instant voulu elle pourrait s'abattre, pour mettre fin à l 'entracte de ma vie ordinaire.

Je n'osais pas bouger, terrorisé par la simple idée de devoir passer à nouveau devant ce buffet où j 'avais aperçu le professeur Cohen. Sabine m ' a proposé de partir. De rentrer chez nous. J ' a i aussitôt acquiescé. J e me suis levé et précipité vers la sortie. Restait le ris- que de côtoyer à nouveau mon ancien professeur et de croiser son regard. Je l'ai affronté à la manière du tau- reau qui entre dans l 'arène, presque sans rien voir,

fonçant à l'aveuglette vers une sortie hypothétique. J e sentais mon cou raide, incapable de faire tourner ma tête, entièrement tendu vers la clenche de la porte qu'il fallait atteindre. Je n'avais que cet objectif et je n 'ai donc vu personne. Nous n'avons pas fait nos adieux à nos hôtes, les Luzarch, mais dans la confusion d 'une

soirée aussi animée cela n'avait guère d'importance. Une fois dans la rue l 'air frais m ' a fait du bien et j ' a i demandé à Sabine de rentrer en voiture et de me lais-

ser seul. Jamais je ne lui avais demandé une chose pareille et Sabine s'est d 'abord battue comme une lionne pour me ramener chez nous. Mais devant ma détermination, rassurée par mon calme apparent, elle a finalement cédé.

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J ' a i marché un bon moment pour rejoindre les quais. J ' a i retrouvé comme par miracle le chemin qu'adolescent je faisais avec mon ami Patrick le long de la Seine, discutant à perte de vue pour reconstruire le monde. Malgré la chaleur, j'étais régulièrement par- couru de frissons. J'essayais de fixer mon attention sur ces promenades qui, il y a vingt-cinq ans, m'avaient amené face à cette passerelle du pont des Arts que tous les Parisiens connaissent bien. J e revoyais Patrick à qui

j'expliquais ma soif de conquêtes et d'entreprises et nos échanges animés à propos du génie que nous étions si sûrs d'avoir. Aucune ambition n'était trop grande

pour les deux jeunes lycéens que nous étions, fous de Nerval et de Choderlos de Laclos. Patrick voulait deve-

nir architecte, et moi je rêvais bien sûr d'épouser la

profession paternelle, mais pour écrire une littérature révolutionnaire qui changerait la face du monde. Nous lisions à haute voix des pages des Liaisons dangereuses,

apprenions par cœur les Chants de Maldoror, entrecou- pant nos discussions passionnées d ' un morceau de musique que nous écoutions l'oreille collée à notre transistor portatif. C'était l 'époque de « Salut les copains », et Filipacchi était le grand manitou de nos choix orchestraux. Les chansonnettes des années

soixante, la poésie du début du siècle et les rêves de nos triomphes à venir en l 'an 2000 scandaient nos interminables promenades.

Le passé remontait par bouffées, écartant les pinces qui serraient mon cou. Progressivement, la pensée

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rationnelle type="BWD" prenait le dessus. J e me détendais. Mon allure s'est accélérée et inconsciemment j 'a i porté mes pas vers la rue Vavin. Il était 22 h 30. Je voulais voir ma mère. Ou plutôt je voulais monter dans cet appar- tement qui autrefois m'avait servi de cocon. Au fur et à mesure que j 'approchais du foyer parental, une uni- que pensée m'avait envahi. J 'étais responsable d 'un énorme gâchis, j 'avais torpillé mon existence et tous les efforts pour le reconstruire étaient à jamais vains, inutiles. Ce coup-ci, le suicide ce serait pour de bon. J e ne reculerai pas. J ' i ra i jusqu 'au bout. Mais avant il fallait que je vérifie les faits, que je pose pour la pre- mière fois sérieusement la question de cette conversion et de ses circonstances à la seule personne qui pouvait en témoigner. Cette fois-ci, je ne me contenterais plus des vagues assertions habituelles et des explications simples.

J ' a i sonné plusieurs fois à la porte de l 'appartement avant que ma mère ne se décide à demander qui cognait à cette heure : « C'est Serge, ai-je répondu, il faut que je te voie. Désolé de te déranger à un tel moment, mais je veux te parler. » « Qu'est-ce qui te prend, Serge ? a-t-elle tout de suite lancé en ouvrant la porte, quelqu 'un a-t-il eu un accident ? Judi th est en bonne santé au moins ? »

Maman était dans sa chemise de nuit rose et elle

n'avait pas eu le temps de fermer sa robe de chambre bleu ciel élégamment matelassée.

Bien qu'âgée de soixante-huit ans, elle avait encore

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une certaine prestance et un flou vaporeux et trouble

émanait de son corps comme d 'une figue légèrement blette. Je l 'ai suivie dans sa chambre et c'est là que nous avons parlé. J 'avais beaucoup de mal à dépas- ser les quelques phrases coupantes qui avaient accom- pagné sa surprise de me découvrir à une telle heure sur son palier. Mais j 'étais décidé à tout accepter, à tout lui passer pour obtenir une réponse à mes questions. Elle se mit alors à ridiculiser mon obsédante préten-

tion, à retourner au judaïsme : « Ton père n'aurait pas aimé cet enthousiasme de néophyte dont tu fais preuve. Sur les traces de Simone Weil, il aimait à répé- ter que Dieu ne peut être présent dans la création que sous la forme de l'absence. T a référence constante à

une identité juive ressemble à de l'exhibitionnisme. Ton père est devenu catholique car il ne supportait pas

ce qu'il y avait de répétitif dans le rite sans cesse psal- modié à la synagogue. Pour lui il y avait quelque chose de mort dans cette vieille pratique fermée à toute inno- vation. Tu n'imagines pas comme il pouvait être réfractaire à ce judaïsme de bandoulière dont s'enor- gueillissent ceux qui s'imaginent appartenir à une race dite supérieure, seule porteuse des valeurs dignes de ce nom. »

J ' a i tout de suite concédé qu'il m'arrivait trop sou- vent d 'en remettre et que notre identité de juifs dias- poriques supposait inévitablement qu'on en rabatte de nos proclamations ostentatoires. Incontestablement nous avons à veiller à la modération et à la nuance

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dans l'expression de notre différence. La provocation minoritaire mène au ghetto, mais pourquoi aller jusqu 'à brader ce qui nous fait nous-mêmes, à deve- nir autrui au point d'épouser cette religion catholique dont les sources païennes idolâtres sont patentes : « Regarde-les avec leur cortège de saints, leurs ors et leurs églises défilant derrière un pape superstar. » « Tu hais comme moi ce Pie XII , vicaire d 'un Dieu insen-

sible à la souffrance juive, pactisant avec Hitler. Tu te méfies de ce Paul VI onctueux et cérémonieux

comme de ce pape polonais qui demeure aujourd'hui le seul chef d 'Eta t en Europe à refuser de reconnaître Israël. Au fond papa n ' a rien à envier à tous ces israé- lites figés dans un éternel sourire qui n'est que l'attente résignée d 'une catastrophe irrémédiable. Mon ami Alexandre Adler évoque à merveille l'expression de ce masque "qu i d 'André Maurois à Marcel Dassault tend le menton et plisse les commissures des lèvres comme pour un ricanement d'ironie déférente". J e sais qu'inconsciemment c'est ce masque-là que papa s'est mis à porter en 1937. A quoi ressemble cette pré- tendue innovation chrétienne ? Pourquoi nous avez- vous élevés dans cette religion molle, expression subli- mée du confort douillet auquel vous avez aspiré pour compenser l'angoisse suscitée par la Shoah ? Puisque papa se référait sans cesse à Simone Weil, sache qu'elle a écrit : "Qu ' a imer purement, c'est consentir à la dis- tance, c'est adorer la distance entre soi et ce qu 'on aime." Cette distance est au cœur de la référence juive

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à l ' au t r e , alors qu 'e l l e est g o m m é e d a n s u n christia-

n i sme d 'e f fus ion et de p r é t e n d u e t r anspa rence en t re l ' h o m m e et le fils de Dieu . O ù est la d is tance dans

l 'adhésion immédia te d u chrétien à une prat ique pleine

d ' i m a g e s et de représenta t ions ? D a n s cet a m o u r pas-

sion qui s ' incarne et efface l ' immensi té qui sépare Dieu

« de ses c réa tures ? E n r e t o u r n a n t au j u d a ï s m e , j ' a i

appr is la va leu r de cette répé t i t ion j u d a ï q u e non pas

figée et improduc t ive , mais o u v r a n t la voie à la créa-

t ion. P o u r t r a n s m e t t r e le j u d a ï s m e , il faut r épé te r

l ' e n s e i g n e m e n t de nos pères mais en sachant que ce

désir nous condu i r a vers u n m o n d e nouveau , où la loi

p r e n d u n e a u t r e f igure qu i seule p e r m e t t r a l ' accès à

l 'espri t de cette loi. J a c q u e s H a s s o u n dans son dern ie r

livre, les Indes occidentales, décr i t les c i rconstances dans

lesquelles C h r i s t o p h e C o l o m b découvr i t l ' A m é r i q u e .

Il p r é t e n d q u e C o l o m b voulai t r épé te r en bon j u i f

or thodoxe la démarche de ses pères et chercher u n che-

m i n qu i devai t abou t i r a u x Indes . M a i s il se h e u r t a à

u n au t re con t inen t , d é c o u v r a n t l ' inscr ip t ion d u n e u f

au c œ u r d u processus compuls i f de répét i t ion qui était

le sien et celui de son peuple . »

M a m a n est restée in ter loquée. C ' é t a i t la p r emiè re

fois que nous déba t t ions ainsi des méri tes réc iproques

de nos d e u x religions. E n fait je ne suis pas sûr

q u ' e n son for in té r i eur elle n ' a v a i t pas toujours

éprouvé u n certain malaise à confesser le catholicisme,

à pa r t i r d u j o u r où ils déc idè ren t avec m o n père d ' u n

mar iage morgana t i que à l 'église. Avait-elle j ama i s osé

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parler à ses propres parents du dépassement du judaïsme ? Lorsque nous étions enfants, mon père nous emmenait à l'église chaque semaine. Maman res- tait toujours à la maison et la moindre de nos entor- ses à la morale quotidienne nous valait cette remon- trance mordante : « Regarde-toi avec ton incapacité à satisfaire aux obligations d'un homme ordinaire. Quel sens ont les mômeries que tu vas exécuter chaque dimanche ? Rien ne sert d'aller à la messe pour man- quer par la suite aux obligations les plus élémentaires du croyant. »

J'avais interrogé autrefois cette ironie maternelle si méfiante du fait religieux : « Si j 'ai suivi ton père sur le chemin du catholicisme, aimait-elle à préciser, c'est à cause de l'amour passionné que je lui porte. Je me serais faite bouddhiste pour l'accompagner et ma seule religion à moi c'est l'adoration que j'ai pour lui. » Chez elle le greffon catholique n'avait pas pris et elle avait toujours éprouvé une certaine méfiance pour le mysticisme paternel. Pourtant à cet instant précis où je venais de lui rendre compte de mon cheminement, elle se mit à réciter mécaniquement les paroles que prononcent tous ceux qui veulent justifier le passage de l'ancienne alliance à la nouvelle. « Serge, pour ton père et moi, le christianisme était l'accomplissement de la promesse, la trame de notre amour, l'achèvement du judaïsme dans la religion de la vraie foi. Ton père aimait dire qu'il ne peut y avoir de contact personnel entre l'homme et Dieu que par l'intermédiaire du

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médiateur. En dehors du médiateur, la présence de Dieu à l'homme ne peut être que collectivité nationale. Israël a choisi simultanément le Dieu national et refusé

le médiateur. Le catholicisme est universel en cela qu'il a transformé une promesse tenue au seul peuple juif en paroles offertes à tous les peuples. »

J 'ai très mal supporté ce couplet que je connaissais trop bien. Je me suis levé brutalement. Je me suis pré- cipité aux toilettes, tâchant d'expulser un imaginaire trop-plein de nourriture qui m'aurait embarrassé. Mais en vain. J'étais nauséeux, patraque, malade d'une indigestion maternelle comme si ces proclama- tions ingurgitées avaient provoqué un trop-plein de fausses vérités et de discours justificatifs. J 'ai dit à maman qu'il fallait que je rentre, j'ai posé un semblant de baiser sur son front et je me suis empressé de gagner la sortie. Je me sentais en pleine brume, enfermé dans une confusion paralysante, avec comme seule issue l'idée de la mort qui de nouveau m'obsé- dait. En finir avec ce passé trop lourd et supprimer tout avenir hypothétique. J'avais presque descendu les six étages qui séparent l'appartement maternel du rez- de-chaussée quand j'entendis la voix de ma mère m'appeler sur le palier : « Serge, remonte : j'ai quel- que chose à te dire. » Tonalité douce et impérieuse de sa voix. J 'ai hésité. Je ne sais pourquoi, j 'ai failli fuir sans obtempérer, avec tout à coup l'image du chan- tage sexuel qu'autrefois maman pratiquait avec papa. Le venger et fuir. Fuir jusqu'à la mort. Mais ce

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sentiment de révolte n'a pas duré. J'ai remonté les éta- ges et quand je suis arrivé essoufflé sur le seuil de son appartement elle m'a seulement murmuré : « Rentre, Serge, il faut que je te confie, moi aussi, un secret. » Cette fois nous nous sommes assis au salon, dans la pièce qui du vivant de papa lui servait de bureau. « Serge, je voudrais te demander conseil. Il y a quel- ques mois que je pense retourner au judaïsme moi aussi. Si, jusqu'ici, je n'ai jamais parlé de cela à qui- conque c'est que je ne voulais pas qu'on me juge infi- dèle à la mémoire de ton père. Mais, ces derniers temps, j'ai eu plusieurs fois l'occasion d'aller à la syna- gogue. Les mariages des enfants ou petits-enfants de mes amis, les cérémonies qui ont marqué la mort de ton oncle m'ont ramenée sur les bancs d'une commu-

nauté que je sais être mienne. Tu sais bien que ce n'est pas la religion et ses rites qui m'attirent. Tu sais aussi que je n'éprouve pas plus d'intérêt pour une messe catholique que pour un office juif, mais je sais que là sont nos racines. J'hésite car j'appréhende la réaction que la famille aurait face à ce retour qui me ferait apparaître comme coupable d'une longue incartade enfin corrigée. Cependant le procès de Barbie, la pro- jection de "Shoah"... Comme toi, je suis solidaire d'Israël, malgré tous les aléas d'une politique forcé- ment imparfaite, et je sais que l'essentiel, que ce qui nous caractérise, c'est cette identité juive. »

Maman n'a jamais aimé les effusions et il n'y eut jamais beaucoup de contacts physiques entre nous.

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Pour moi les longs gants noirs du soir qu'elle enfilait autrefois avant de sortir dans le grand monde concré- tisaient la distance toujours maintenue entre elle et ses

enfants. Mais ce soir-là je l'ai quittée après un long baiser. Pour la première fois sans retenue.