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Médecine des maladies Métaboliques - Septembre 2014 - Vol. 8 - N°4 445 Réflexions sociétales Correspondance Jean-Daniel Lalau Service d’endocrinologie-nutrition Hôpital Sud 80054 Amiens cedex 1 [email protected] Résumé Le soin ne peut être soin que s’il est soigneux. L’éthique, quant à elle, doit être « soignée ». Le risque est grand, en effet, d’une éthique utilitaire. Or, l’éthique n’est pas à notre service ; tout au contraire, elle est notre maître ! Mots-clés : Maladie – soin – éthique – formation – utilitarisme. Summary Healthcare must be delivered with care. But ethics themselves must be cared for. Indeed there is a great risk that ethics will become utilitarian. Ethics are not tools for our benefit; on the contrary, they are our masters! Key-words: Disease – care – ethics – training – utilitarianism. Le soin de l’éthique Caring about ethics J.-D. Lalau Service d’endocrinologie-nutrition, Hôpital Sud, CHU d’Amiens. © 2014 - Elsevier Masson SAS - Tous droits réservés. Introduction Difficile d’évoquer le soin sans évoquer son corollaire : l’éthique. Le soin est à fleur de peau, donc en profondeur si la peau est bien ce qu’il y a de plus profond chez l’homme (selon Paul Valéry) ; l’éthique, elle, est à fleur de soin, un soin dont elle est, dans le même temps, l’horizon. Aussi traiterons-nous du soin à l’aune de l’éthique. Une éthique dont nous dirons qu’elle ne saurait se référer au Bien si elle n’est pas soignée, elle aussi. Le soin du soin Commençons donc par le soin. S’il est véritablement un soin, le don de soi dans le soin, au-delà de la simple dispensation, fût-elle la meilleure, que pourrions-nous dire de plus à son pro- pos ? Le mot « soin » ne condense-t-il pas tout déjà, toutes les qualités, toute l’humanité possible ? L’éthique pour- rait-elle encore anoblir le soin ? Dans le même esprit, il serait incongru de parler d’une « éthique du bien » ! Il suffirait, au sujet d’un tel question- nement, non pas de lire tel ou tel article, ouvrage, sur le soin, lui aussi fût-il le meilleur ; d’employer des grands mots ; de convoquer la phénoménologie même ; mais plutôt de regarder, attentivement, soigneusement, d’observer comment œuvre une aide-soignante – je le dis volontairement ainsi, tant la profession est féminisée –. D’observer comment une aide-soignante approche un sujet souf- frant. Comment elle effectue un soin de corps, là où un « non-savoir propulsif », selon une expression de Canguilhem, donne un élan vital : l’aide-soignante n’est pas la plus instruite, mais elle est bilingue ; elle parle le langage de la vie, et celui de la maladie. Elle sait lire, comme nul autre, entre les lignes du visage. Comment, ce faisant, elle resolidarise le corps par sa compréhension globale du malade, de sa douleur physique, de sa souffrance morale aussi. Comment elle redonne une identité à celui que la maladie a réduit. Combien elle a le « souci de », à un niveau pure- ment local, sur le lieu même du drame, là où le malade est assigné à lui-même, là où l’altérité n’est pas oblitérée par l’idée englobante, abstraite au bout du compte, « d’humanité ». Le soin prodigué ainsi, avec une telle bonté, avec une empathie si naturelle, ne serait-il pas le « bien agir »

Le soin de l’éthique

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Page 1: Le soin de l’éthique

Médecine des maladies Métaboliques - Septembre 2014 - Vol. 8 - N°4

445Réflexions sociétales

CorrespondanceJean-Daniel LalauService d’endocrinologie-nutritionHôpital Sud80054 Amiens cedex [email protected]

RésuméLe soin ne peut être soin que s’il est soigneux. L’éthique, quant à elle, doit être « soignée ». Le risque est grand, en effet, d’une éthique utilitaire. Or, l’éthique n’est pas à notre service ; tout au contraire, elle est notre maître !

Mots-clés : Maladie – soin – éthique – formation – utilitarisme.

SummaryHealthcare must be delivered with care. But ethics themselves must be cared for. Indeed there is a great risk that ethics will become utilitarian. Ethics are not tools for our benefit; on the contrary, they are our masters!

Key-words: Disease – care – ethics – training – utilitarianism.

Le soin de l’éthiqueCaring about ethics

J.-D. LalauService d’endocrinologie-nutrition, Hôpital Sud, CHU d’Amiens.

© 2014 - Elsevier Masson SAS - Tous droits réservés.

Introduction

Difficile d’évoquer le soin sans évoquer son corollaire : l’éthique. Le soin est à fleur de peau, donc en profondeur si la peau est bien ce qu’il y a de plus profond chez l’homme (selon Paul Valéry) ; l’éthique, elle, est à fleur de soin, un soin dont elle est, dans le même temps, l’horizon.Aussi traiterons-nous du soin à l’aune de l’éthique. Une éthique dont nous dirons qu’elle ne saurait se référer au Bien si elle n’est pas soignée, elle aussi.

Le soin du soin

• Commençons donc par le soin. S’il est véritablement un soin, le don de soi dans le soin, au-delà de la simple dispensation, fût-elle la meilleure, que pourrions-nous dire de plus à son pro-pos ? Le mot « soin » ne condense-t-il pas tout déjà, toutes les qualités, toute l’humanité possible ? L’éthique pour-rait-elle encore anoblir le soin ? Dans le même esprit, il serait incongru de parler d’une « éthique du bien » ! • Il suffirait, au sujet d’un tel question-

nement, non pas de lire tel ou tel article,

ouvrage, sur le soin, lui aussi fût-il le meilleur ; d’employer des grands mots ; de convoquer la phénoménologie même ; mais plutôt de regarder, attentivement, soigneusement, d’observer comment œuvre une aide-soignante – je le dis volontairement ainsi, tant la profession est féminisée –. D’observer comment une aide-soignante approche un sujet souf-frant. Comment elle effectue un soin de corps, là où un « non-savoir propulsif », selon une expression de Canguilhem, donne un élan vital : l’aide-soignante n’est pas la plus instruite, mais elle est bilingue ; elle parle le langage de la vie, et celui de la maladie. Elle sait lire, comme nul autre, entre les lignes du visage. Comment, ce faisant, elle resolidarise le corps par sa compréhension globale du malade, de sa douleur physique, de sa souffrance morale aussi. Comment elle redonne une identité à celui que la maladie a réduit. Combien elle a le « souci de », à un niveau pure-ment local, sur le lieu même du drame, là où le malade est assigné à lui-même, là où l’altérité n’est pas oblitérée par l’idée englobante, abstraite au bout du compte, « d’humanité ». Le soin prodigué ainsi, avec une telle bonté, avec une empathie si naturelle, ne serait-il pas le « bien agir »

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par essence, par excellence, et au bout du compte l’éthique même ? • Observons encore  : le public des

élèves aides-soignants, lors des for-mations, ne s’avère-t-il pas le plus sensible, parmi les futurs profession-nels de santé ? Ce terreau n’est-il pas le plus fertile ? Les élèves infirmiers, eux, se sortent moins bien d’un cercle de devoirs, engoncés qu’ils sont dans un positionnement hiérarchique entre leurs subordonnés – les aides-soignants – et leurs supérieurs – les médecins –. Concernant ces derniers, la conjugaison d’un individualisme souvent forcené et d’un sentiment de pouvoir idéalisé dis-qualifierait d’emblée nombre d’entre eux dans la relation de soin.

L’en deçà du soin

• Poursuivons notre observation : les mots aseptisés et anesthésiants qui dénient la singularité de chaque être (« Ne vous inquiétez pas/Mais ça va aller… ») ; les exhortations lénifiantes («  Il faut se battre/Être fort  »)  ; ce malade qui n’est pas très bien reçu aux urgences (« Il n’y a pas que vous dont on doit s’occuper ! ») ; cette patiente âgée à qui on parle à la troisième personne (« Elle a bien mangé, la petite dame ? ») ; ce malade sur un brancard dans le cou-loir d’un service d’urgences et dont le corps n’est plus qu’un lieu de passage (« Montrez-moi votre ventre ») ; cet autre patient à qui on crie d’arrêter de crier, dans une circularité négative où l’on ne cherche pas à comprendre que le cri est une manifestation face à des relations humaines vécues de façon décevante ; cette chambre d’hôpital dont on franchit le seuil sans toquer à la porte, ou bien à peine, où l’on entre sans grand ménage-ment ; ce « respect » inconditionnel des normes qui protègent un établissement de santé, mais non le sujet malade ; ces informations relatives au diagnostic, au traitement, au pronostic, que l’on donne peu ou pas, souvent dans un jargon incompréhensible – quand il ne s’agit pas d’une véritable maltraitance (« Il y a encore de la place dans le miroir ? » demande un gynécologue à une femme obèse déshabillée ; « À Dachau, il n’y avait pas d’obèse ! » ; etc.).

• Assurément, il ne s’agit plus ici d’un soin. Faudrait-il alors faire intervenir l’éthique, pour que le soin redevienne un soin ? Est-ce à l’éthique de réduire l’écart entre un soin mal fait, et un bon soin ? Faudrait-il attendre de pouvoir intégrer une formation continue, à la demande du cadre de santé, donc dans la contrainte, pour améliorer les pratiques de soin ? Ou ne conviendrait-il pas, plus simplement, plus humainement, plus intelligemment, d’opérer la plus grande vigilance à l’em-bauche d’un nouvel agent, puis de le suivre quelque temps ; de superviser et d’accompagner une équipe de soin, pour que le travail soit réalisé au mieux ? • La maladie, déjà, est violente ; inutile

d’en rajouter ! On ne soigne pas le mal par le mal, en faisant le mal ! Même si certains pensent qu’ « il faut responsa-biliser les patients », en adoptant pour mode opératoire de provoquer un choc, pour « sensibiliser », pour « mobiliser ». Nous avons là l’équivalent de l’électro-choc (une patiente de nous rapporter, qu’au sortir d’une consultation, elle avait dû appeler son mari parce qu’elle n’était pas en mesure, le souffle coupé, de reprendre son véhicule laissé au par-king de l’hôpital : elle avait reçu comme un uppercut à l’estomac les propos du médecin qu’elle avait consulté). • Bon sens ne saurait mentir, ne saurait

tricher dans la relation de soin. Soyons clairs : s’il n’y a pas de sot métier, le métier de soignant est malgré tout le plus beau métier du monde. De deux choses l’une, alors :– soit l’on est en capacité d’exercer ce métier comme le plus beau du monde, à tout le moins d’améliorer sa pratique si on en possède les ressources ;– soit on devrait faire autre chose.Tant il y a le bon grain, et l’ivraie aussi. • Quoi qu’il en soit, l’éthique n’a pas

encore grand-chose à voir dans tout cela. Pas même une éthique anti-intel-lectuelle. Il est plutôt question ici du risque de déshumanisation, de sorte que la correction est à apporter dans ces situations de dysfonctionnement en termes d’humanisation du soin, un soin qui doit prendre toute sa place quand l’humain a été ébranlé par la maladie. Le débat éthique s’instaure dans le « Ou bien… Ou bien…  [1] », précisé-ment dans un conflit de « biens » ; et

non dans le « Ou mal/ou bien », dans un conflit d’intérêts. L’éthique n’a pas vocation à réduire un écart, par rapport à une norme institutionnelle ; l’éthique n’est pas utilitaire.

Le soin de soi

• Cela nous conduit à la question sui-vante, que chaque (futur) professionnel de la santé devrait se poser : qui suis-je, pour accomplir une tâche de soin ? Une question en réalité au pluriel : ai-je pris soin de moi, pour m’assurer que je ne puis mal agir, pour pouvoir être pleinement disponible dans l’accueil d’autrui, de sa souffrance  ? Vais-je demeurer authentiquement moi, dans cette lutte contre la maladie, dans cette lutte que les sujets souffrants mènent contre eux-mêmes et dans laquelle je vais me trouver impliqué ? Saurais-je me demander, dans l’après-coup, si le soin a été bien reçu ? Si j’ai réellement bien agi, si ce que j’ai fait honore ma conscience ? Saurais-je me préserver, sans me caparaçonner pour autant ? Saurais-je amender mes petits troubles du comportement, pour aider le mieux les personnes en difficulté ? Saurais-je récuser le recours excessif à la tech-nique ? Parviendrais-je à (ré)instaurer du temps, dans une médecine aujourd’hui tarifée à l’acte ? Saurais-je éviter de jouer au chien savant, en reconnaissant que je ne sais pas ? Saurais-je éviter de juger, moi qui ne suis ni juge, ni gardien de l’ordre public ? Saurais-je, surtout, m’assurer que ma parole soit pleine et entière ; m’inscrire dans un rapport de véracité ; écouter, écouter encore, puis intervenir à bon escient  ; prendre au moment opportun les responsabilités qui seront les miennes, pour opérer le mieux le passage entre un corps parlé et un corps parlant  ; entre un corps-objet, dans une quête éperdue de performance, des normes idéales, et un corps-sujet ? Saurais-je être en mesure de penser la violence du soin, en écho à la violence de la maladie, elle-même en écho à la violence de la vie [2] ; quand le malade, dissous déjà dans un protocole de soins, se laisse aliéner dans un espoir d’être guéri qui entérine dans le même temps sa faiblesse ?

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Or, dire « éthique médicale » ou « éthique et santé », ce n’est pas dire tout à fait la même chose. L’éthique se présente aussi comme une « bioéthique », for-mulation qui fait s’interroger sur le rapport entre les sciences biologiques et l’éthique : l’éthique subordonnée à la biologie ? Ou bien le développement de la biologie sous l’égide de l’éthique ? • Performance, disions-nous. Justement,

la formation doit être une réussite. Après tout, un employeur paye la formation, il doit en avoir pour son argent. Il faudra donc procéder à une évaluation, pour rééditer la formation le cas échéant ; une évaluation non pas de la formation en tant que telle, non pas de son contenu, mais de la satisfaction des clients. En écho à l’enfant-roi, nous connaissons de nos jours le stagiaire-roi. Il y aura alors, si nous osons dire et pour forcer le trait, un risque de conflit d’intérêt  ; entre la pensée, plus ou moins appro-fondie, d’Aristote, Kant, Levinas, Ricœur, ou d’autres ; et la température du café d’accueil. En réalité, est évaluée la satis-faction de la satisfaction.

Il y a éthique et éthique

• Il y a bien éthique et éthique. Il y a, en effet, la phronésis aristotélicienne et l’impératif kantien ; à quoi nous pouvons encore associer l’altérité levinassienne. Tout cela nous sied bien d’ailleurs, à nous qui aimons catégoriser, clas-ser. Nous aurions cependant soin – si nous pouvons dire – de ne pas trop les séparer au bout du compte, car si les approches diffèrent, la recherche demeure la même : celle d’un mieux-vivre, avec soi-même et avec autrui. Paul Ricœur nous aide aussi à pen-ser dans sa tentative d’articuler des éthiques apparemment irréconciliables : d’un côté, la visée d’Aristote (téléologie), plus tard celle de Spinoza, où l’éthique apparaît comme ce qu’il convient de mettre en œuvre pour atteindre le sou-verain « Bien », identifié au bonheur ; de l’autre, la norme kantienne (déonto-logie), où le bonheur n’est jamais qu’un élément subordonné à la moralité, afin que l’homme se rende digne d’être heu-reux. L’articulation peut être établie dans le rapport entre la visée et la norme ;

Nulle extériorité dans cette affaire : le soin d’autrui passe par le soin de soi. • Oui, moi qui soigne, saurais-je me

soigner moi-même ; contredire l’adage selon lequel les cordonniers…  ? Saurais-je éviter de sur-dimensionner le niveau de risque d’événement défa-vorable de santé chez les malades, en le minorant chez moi-même, comme nous l’avons observé à propos d’un même cas clinique soumis à des médecins, pour leurs malades et pour eux-mêmes ? Saurais-je réduire le recours au soin me concernant, ma dépendance à autrui et à la société ? Saurais-je, en définitive, m’approprier mon corps, un corps qui n’était pas d’emblée le mien, et l’inscrire dans un réseau d’échanges, en raison de sa dimension à la fois personnelle et collective ?

L’éthique, au-delà du soin ?

Prolongeons notre réflexion sur le soin. Ce dernier est considéré au-delà de l’acte de soin tout court. Le soin est, ou devrait être, tout à la fois une idée du soin, l’intention de soin, la prépara-tion du soin, l’acte de soin lui-même, et ensuite encore le regard que l’on porte sur ce qui a été prodigué : ai-je vraiment bien fait, bien agi en définitive ? [3] Le soin, pour le dire autrement, s’ins-crit bien au-delà d’un seul faire. C’est pour cette raison que la meilleure pratique de soin ne peut malgré tout dispenser d’une réflexion éthique, tant le questionnement éthique peut faire émerger de nombreuses interrogations. Des questions que nous nous posons depuis toujours, que nous poserons toujours ; de nouveaux impensés aussi, à mesure de l’évolution des sciences et des techniques, donc de nouvelles formes de vulnérabilité : qu’est-ce que la vie ? La fin de vie ? La douleur ? La souffrance ? L’urgence ? L’acharnement thérapeutique ? La dignité humaine ? L’empathie ? Que faire lorsque nous dis-posons de peu de temps, face à deux malades en difficulté ? Comment pré-senter les nouveaux traitements, quand nous n’en connaissons pas encore bien les effets à long terme ? À quel coût soi-gner, dans une conjoncture économique défavorable ?

Il y a donc bien un niveau « méta », relativement au soin ; c’est ici que doit intervenir l’éthique.

L’éthique, cette petite entreprise

• Mais l’éthique, qu’est-ce à dire ? Si nous interrogeons des étudiants en for-mation, comme nous l’avons fait dans le cadre d’un diplôme universitaire dédié à l’« éducation du patient »1 : « Comment présenteriez-vous l’éthique ? », un mot domine fortement les réponses  : le « respect ». Sous-entendu, le respect d’autrui, le respect du sujet souffrant en l’occurrence ; plus probablement que le respect de soi-même, en tant que soignant. Le « respect » serait-il donc l’éthique, toute l’éthique ? • Mais le respect de quoi, en définitive ?

Nous souhaitons réagir, en disant qu’il faut respecter aussi l’éthique, au sens premier du respect de la loi, d’une loi morale, une loi exigeante et même intransigeante. Car l’éthique n’est pas un recours. Elle est encore moins utilitaire, avons-nous déjà dit ; elle est notre maître ! • Toujours est-il que des formations

relatives à l’éthique prennent place. Elles font florès. Une fois que l’on fait des études d’éthique, l’on est alors censé(e) faire le bien. Une fois que l’on enseigne l’éthique, a fortiori, on est censé(e) dire le bien. L’éthique enseignée est « l’éthique médicale », formulation qui présente déjà le risque de considérer cette dernière comme une éthique parmi les éthiques professionnelles, dans le contexte de cloisonnement qui carac-térise le milieu médical – avec sa culture individualiste et la segmentation du savoir en disciplines, sous-disciplines, alors que la maladie, elle, est une expé-rience totale – et le contexte plus global de la performance requise de nos jours.

1. Nous avons une profonde détestation pour la formulation « Éducation du patient », mais elle s’est malheureusement imposée au monde médical, avec un relais institutionnel assez mas-sif. Cette activité figure même dans la loi (la loi Hôpital, patients, santé et territoire [HPST]). Aussi avons-nous voulu – nous nous en sommes fait une obligation éthique – intituler notre diplôme universitaire : « De l’éducation du patient à l’alliance thérapeutique ».

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de la performance dans le soin d’une personne vulnérable, l’obligation de résultat même, la bonne santé comme un impératif catégorique, la quête obsessionnelle – véritable hubris – de la « vie saine » ; autant de dispositions qui évacuent au bout du compte la mala-die dans une « société de l’indolence », selon Claire Marin [2]. C’est, au contraire, centrer le développement moral sur la compréhension des responsabilités par-tagées, des rapports humains, résorbant dans cette interdépendance la tension entre souci des autres et souci de soi.L’enjeu éthique, c’est assumer de vivre dans cette hubris qu’est plutôt la mala-die ; car l’impératif catégorique, c’est la maladie elle-même, plus encore que toute loi morale.

NOTECet article est paru initialement, en

mars 2014, dans Approches, revue du Centre

Documentation Recherche, Paris.

Lalau JD. Du soin dans toutes ses éthiques. In:

Des soins au soin. Approches 2014;157:65-74.

Déclaration d’intérêtL’auteur déclare n’avoir aucun conflit d’intérêt en

lien avec le contenu de ce manuscrit.

Références[1] « Ou bien… ou bien…  » est le titre d’un ouvrage de Kierkegaard.Kierkegaard S. Ou bien… Ou bien… (1re paru-tion en 1943). Traduction du danois par M.-H. Guignot et F. et O. Prior. Introduction de F. Brandt. Collection Tel (n° 85), Paris: Gallimard; 1984.

[2] Lire notamment :Martin C. Violences de la maladie, violence de la vie. Paris: Armand Colin; 2008.

[3] Lire à ce sujet, le « processus du care », dans : Brugère F. L’éthique du « care ». Collection Que sais-je ? Paris: Presses Universitaires de France (PUF); 2011.

de ces pseudo-concepts, soulève déjà, en soi, un problème éthique : comment faire avancer les conceptions, en effet, sans déstabiliser au point de générer un processus de réassurance qui viendra pérenniser au contraire, en réaction, le système contesté ?Il y a là, c’est le cas de le dire, un véri-table débat ; un enjeu éthique !

L’éthique, ce pas serpentant de deux

Ce pas de deux, en effet, pour l’appren-tissage requis, mais dans une démarche homothétique, conjointe. Deux, c’est-à-dire : le soignant, et le soigné.Deux, aussi et surtout, car c’est là le plus difficile, au confluent de soi-même : avec la part de soi qui prend appui sur des normes de vie, à l’échelon individuel, chez chacun des malades dont j’ai la responsabilité ; et cette autre part qui assume les normes institutionnelles, régulatrices. Ceux qui cherchent des solutions, des réponses toutes faites, des outils (des « outils éduca-tifs » !) sont alors invités à chercher encore, encore et toujours, pour se poser en défi-nitive bien plus de questions ; plutôt que de rechercher un garde-fou sécuritaire – la sécurité sanitaire ! – ; plutôt que de cher-cher à tout crin des réponses, comme si devait être résolu un problème de mathé-matiques. Mais des questions pour agir, en définitive, et agir alors le mieux, au terme d’un cheminement de pensée. Parce que l’on aura assumé une errance, dans l’océan de certitudes mais dans une forêt de doutes aussi, une errance comme une figure de proue de la vérité.

Soigner l’éthique2

Soigner l’éthique, c’est récuser les sirènes du néolibéralisme, la recherche

mieux, dans leur interaction réciproque : la norme est subordonnée à l’intention, mais elle n’en génère pas moins un effet sur cette dernière. • Mais, à côté de l’éthique, de la vraie, si

nous osons dire encore ; à côté de : « L’en-soi de l’être se dépasse dans la gratuité du hors-de-soi pour l’autre » (Levinas), il y a bien du toc aussi. Il y a – regardons les différents programmes d’enseignement traitant de l’éthique – le mot « éthique » proféré de façon automatique, vidé de sa noble substance, figé désormais dans le dictionnaire de la jargonaphasie comme une plante séchée dans un herbier, mortifié comme un insecte planté sur son support par l’apprenti entomologiste. Il y a, par exemple, « la méta-éthique », « l’éthique appliquée », « l’éthique normative », « la compétence éthique », l’éthique comme une « gamme d’outils intellectuels », « pour la bonne prise en charge » (du patient), etc., tout comme il y a par ailleurs (mais dans un ailleurs tout proche, car à la même sauce de bonne conscience) : « Éducation du patient à sa maladie » ; « Observance thérapeutique  »  ; «  Patient-expert  »  ; « Inertie thérapeutique » ; « Patient acteur de sa maladie ». Autant de formulations qui croissent et se multiplient, comme dans un mauvais printemps. • Nous récusons formellement aussi la

dénomination « éthicien », qui fait trop évoquer une simple technique, dans un véritable déni de la part symbolique du soin. Or, si l’éthique a bien sa place – là où la responsabilité est la plus lourde (« dans les circonstances les plus pressantes et les plus délicates » [Paul Valéry]) – c’est précisément à cause de la technique, quand cette dernière occupe tout le ter-rain, quand le rapport à la technique est perverti. Lisons, relisons, les développe-ments de Heidegger sur ce sujet.L’éthique, pour le coup, n’est pas pas-sée par là. L’éthique qui devrait faire dire que l’on « n’éduque pas un adulte » – sinon pour le dominer, souligne Hannah Arendt – ; que l’on ne favorise pas l’au-tonomie en confinant le «  patient  » dans son pathos ; que « maladie » se réfère à une médecine externe  ; que « l’observance »…Seulement, mettre en doute des cer-titudes, proposer une lecture critique

2. Il y a formation en éthique, et formation en

éthique. Nous avons eu la chance, pour ce qui

nous concerne, de suivre l’enseignement en

éthique médicale et hospitalière de Dominique

Folscheid et d’Éric Fiat à Paris (Université de

Marne-la-Vallée). Nous pouvons témoigner

d’une formation d’une grande qualité, qualité

que nous aimerions voir la mieux relayée dans

les espaces éthiques qui se constituent désor-

mais au sein de nos différentes régions. Foin

de l’esprit de chapelle ; la seule chose qui doit

briller, c’est l’esprit ; pour paraphraser Gaston

Bachelard : le moi s’éveille par la grâce de vous,

chers maîtres !