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Le Temps des cerises (1939-1945) Antoine Duport

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ses Le Temps des cerises

(1939-1945)

Antoine Duport

25.38 607666

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 334 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 25.38 ----------------------------------------------------------------------------

Le Temps des cerises (1939-1945) Antoine Duport

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« Le bonheur des hommes n’est pas dans la liberté mais dans l’acceptation d’un devoir. »

André Gide

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Chapitre premier

Jean Calvet vient de poser sur le sol le livre qu’il est en train de lire. Le vent qui s’est levé à nouveau fait claquer les volets. Les premières gouttes de pluie commencent à frapper les croisées.

Clément doit venir.

Il est cinq heures de l’après-midi ce Mardi du mois de Juin 1945. Il n’a pas cessé de pleuvoir depuis cinq jours et cinq nuits. Quelques brèves accalmies provoquées par des vents violents du proche Atlantique font croire que s’en est fini de la pluie, les bourrasques emportant l’eau des nuages bien au-delà du Mont-Pilon et des autres collines de Darnétal. Puis, tout recommence. Ce sont d’abord quelques giboulées hésitantes bientôt suivies par des lances d’eau frappant les toits avec cette violence que seule la Normandie connaît dans le vaste estuaire de la Seine.

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Son ami Clément aime ce mauvais temps et la douceur marine qui l’accompagne. Il le lui disait souvent lorsqu’il lui rendait visite avant la guerre. Aujourd’hui, ce sera comme une caresse de sa terre natale retrouvée après les rigueurs terribles de plusieurs hivers passés en Silésie dans l’immense camp d’extermination d’Auschwitz.

S’il le pouvait, Clément se promènerait nu sur les plages de Seine afin de « pénétrer » dans la pluie, de la « boire » bouche grande ouverte vers le ciel, aveuglé et heureux de ce mouvement de tout son être vers ce qu’il appelle « la vraie vie », cette vraie vie qui l’envelopperait tout entier, qui l’absorberait et le ferait renaître.

Son ancien camarade du Collège Stanislas de Rouen est un survivant de la guerre bien qu’il eut fait le choix d’y mourir. Jean, lui, est aussi un survivant de la guerre, mais il avait choisi de vivre.

Il se souvient.

Les arbres du jardin balancent et s’entremêlent, branches dans branches aux feuilles luisantes et ruisselantes, comme s’ils avaient sombré dans le courant impétueux d’un torrent de pluie. Il n’y a plus dans la maison que le bruit du feu qui crépite et celui de l’ouragan dont la ville toute entière est devenue la cible.

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« Il n’y a que Clément pour venir ici à pieds par un temps pareil. » Se dit Jean.

Sa mémoire le renvoie à ces années de collège qui furent pour tous les deux la période heureuse d’une grande et discrète amitié.

« Nous sommes les héros d’une belle histoire où Clément aura pris le meilleur rôle en choisissant la mort. »

Jean traîne avec lui un remord dont ses parents resteront à tout jamais la cause. Une cause juste pourtant, née de son choix à lui de ne pas s’être livré aux allemands comme Clément l’avait fait.

« Au moment de ce choix, je n’ai pas eu peur. Je leur ai offert ma vie parce qu’ils m’avaient offert la leur. Je ne pouvais rien changer à cela. Il n’empêche. J’ai eu finalement le mauvais rôle. Le moins dramatique et le moins romanesque. Celui qui laisse un mauvais goût dans la bouche : le goût du regret. J’aurais pu être ce Chevalier de Malte couvert de gloire que l’Histoire a fait chevaucher par-dessus les siècles jusqu’à nous pour nous dire ce qu’est une vie de légende. »

Le livre qu’il est en train de lire raconte les exploits d’un certain Durand de Villegagnon. C’est un divertissement nouveau, dans cet après-guerre qui commence, que de revenir au temps où la France n’était que grandeurs, conquêtes et modèle universel.

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Une manière de se dire que peut-être rien n’est perdu malgré l’indignité de ce pays durant ces années de guerre, malgré l’incompréhensible défaite d’une nation bientôt occupée par l’ennemi, une défaite si lentement devenue une victoire à laquelle on ne croyait plus, victoire par la force des choses et par la force des autres.

Clément plus que lui aurait pu être ce soldat de Pavie, héros de la Renaissance, navigateur audacieux qui non seulement allait conquérir pour quelques temps le Brésil, mais qui en plus allait enlever à la barbe des anglais, la jeune Marie Stuart, cette reine d’Ecosse qui devait épouser le Roi de France…Un homme unique, s’il en fût, que les événements de son époque avaient forgé dans le bronze et sans lesquels peut-être, il n’eût rien été d’autre qu’un simple marin.

Jean se dit en regardant la pluie redoubler, que certes les hommes sont pétris par les circonstances du moment mais que ce sont quand même eux qui bâtissent à la force de leurs bras ces moments glorieux dont se souviendra plus tard l’Histoire. Tous les hommes sont uniques aussi dans leur existence, même quand elle est modeste, à l’ombre de triomphes ou de victoires dont le destin les a privés. Ils sont tous dignes d’intérêt, quand bien même rien ne viendrait leur offrir jamais ces chances de grandeur des héros d’autrefois.

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Il se souvient de la leçon de son père lorsqu’il était enfant et il n’y trouve rien à redire. Encore moins aujourd’hui que la guerre est finie. Tant de choses sont venues confirmer dans le sang et la mort le bien fondé de ces enseignements.

« J’en ai vu dans les régiments de l’armée des sosies et des gens qui se ressemblaient tellement qu’on les prenait pour les autres. » Se dit-il en songeant à ces rencontres impromptues qu’une Nature prise sans doute au dépourvu, fabriquait alors comme des copies en ayant le soin qu’elles ne rencontrassent jamais le modèle original, hormis dans l’improbable regard d’un voyageur. Tout cela n’altérait en aucune façon la théorie familiale sur l’unicité de l’être. Il ne s’agissait que d’images extérieures et non des images de l’âme ; mais qui sait, peut-être existait-il aussi des sosies de l’âme !

Jean, dont les origines celtes l’incitent à projeter parfois ses réflexions personnelles vers des horizons cosmiques, se dit que cette unicité de l’être humain, pour exhaustive qu’elle puisse paraitre au premier abord, pourrait bien n’être qu’une vue de l’esprit ; une sorte de narcissisme permettant à chacun de se distinguer des existences inconnues mais plausibles peuplant le reste de l’Univers ; une sorte de compagnie qui ne s’était pas encore révélée mais dans laquelle il était possible de croire.

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Son père, Romuald Calvet, qui était écossais par on ne sait quel hasard survenu lors des siècles passés, avait épousé une française rencontrée au cours d’une escale de son aviso dans le port de Cherbourg en Octobre 1920. Escale technique au cours de laquelle il avait pu descendre à terre pour quelques jours et visiter un peu plus cette Normandie qu’il aimait depuis le premier jour qu’il y avait mis les pieds.

Il y était revenu avec Jean, son fils, le 6 Juin 1944, vingt quatre ans plus tard, en compagnie des troupes alliées qui débarquaient sur les plages de France. Eux, avec le 56 éme Régiment de Grenadiers des Royal Marine de Winnipeg où ils avaient été incorporés en se portant volontaires à leur retour d’Allemagne ainsi que tous les autres soldats des unités de l’avant-garde du débarquement. Pour son père, la France, c’était une longue histoire.

Eléonore Terraz une belle femme de vingt six ans, de taille moyenne, rousse comme il n’est pas permis de l’être, portant sur elle tous les attributs de la beauté avec des yeux verts clair presque bleus et des taches de rousseur sur les joues et sur les bras, se trouvait en même temps que lui à la réception du petit hôtel où il était descendu lors de cette escale dans le port normand.

Ce jour là, il se trouvait sans le savoir pas très loin d’endroits qu’il allait traverser quelques années plus tard avec son fils en courbant le dos sous la mitraille allemande, comme ce petit village de Saint Aubin sur

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Mer où trois de ses camarades embusqués seraient tués sous les chenilles d’un Panzer.

Pour Jean, rêvant au coin du feu en attendant Clément dans la salle commune de la maison, le débarquement de Normandie et la géographie des lieux avaient perdu un peu de leur netteté tant les événements qui avaient précédé avaient provoqué de confusion dans son esprit. Bien que retourné plusieurs fois sur les plages sanglantes où son père et lui avaient sauté de leur péniche de débarquement, Jean ne parvenait pas à reconstituer au paysage sa dramatique dimension, la nature et les hommes ayant transformé les lieux en un séjour paisible et doré où la mer ne déversait plus désormais que ses vagues immaculées.

Il savait presque tout de la vie de son père avec Eléonore, une vie qui s’était écoulée dans un bonheur que beaucoup de leurs amis enviaient un peu. Ils avaient vécu ensemble et l’avaient élevé avec une passion singulière en essayant de lui transmettre les principes de la famille parmi lesquels ceux du grand-père Grégory Calvet, fils de cette Ecosse légendaire. Ce n’est pas qu’il eut oublié le bruit saccadé des mitrailleuses et celui plus sourd des obus de mortier sur les sables ensanglantés de Sword Beach où leur régiment avait été décimé en même temps que ceux des troupes australiennes débarquées quelques mètres plus loin, pas plus qu’il aurait pu oublier l’explosion des mines et les rafales des stukas fauchant les hommes

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comme des épis de blé au milieu des barbelés. Ces événements resteraient à tout jamais inscrits dans l’Histoire et dans sa propre mémoire de jeune homme désenchanté, de la même manière que rien ne viendrait jamais effacer le souvenir de sa déportation vers l’Allemagne avec un millier de juifs au début de la guerre. Ce qu’ils avaient vécu plus tard, son père et lui, en prenant les armes contre l’Allemand n’avait été pour eux que la rançon de la désespérance que l’ennemi leur avait infligée lors d’une séparation qu’ils avaient cru définitive ainsi que par la disparition d’Eléonore.

Assis en face du fauteuil dans lequel sa mère affectionnait de tricoter « pour réfléchir » disait-elle et où, de temps à autre, elle se mettait à fredonner sa rengaine habituelle, Jean se souvient avec émotion de ce retour de Thuringe et de sa fuite de l’usine d’armement où il avait été déporté avec ses amis Clément Dejoux et Samuel Wiesel.

Le livre est resté entre-ouvert sur le sol.

Seul dans cette maison de Darnétal d’où ils avaient assisté tous ensemble à la bataille de Rouen et à la capitulation de leur ville, il se sent envahi par une étrange lassitude. Voici quelques semaines seulement que la guerre est finie et seuls Clément et Samuel auront survécu avec lui à l’effroyable carnage planétaire dont l’Humanité toute entière supportera à jamais la responsabilité. Deux amis qui ont avec lui

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des souvenirs dont ils ne parleront plus guère qu’entre eux désormais, comme enfermés dans leur propre solitude. Seul aujourd’hui, Clément revient vers lui, comme il le faisait déjà au Collège Stanislas pour lui parler de choses qu’il ne peut dire à personne d’autre. Un morceau de vie qui lui appartient en propre et dont la mort n’a pas voulu.

« Nous sommes des êtres uniques ! » Se disaient-ils pendant « la drôle de guerre », sans savoir encore ce qui allait advenir de cette belligérance sans combats entre la France, l’Angleterre et l’Allemagne. Ils se le répétaient souvent par une sorte de dérision, ne pouvant admettre cet avenir incertain que leurs aînés, sans le savoir non plus, avaient préparé pour eux. Ils n’entendaient pas se moquer mais au contraire voulaient-ils tous les trois interpréter le vieux précepte de la famille écossaise de Jean, comme un impondérable soumis aux soubresauts de l’Histoire, comme la première guerre mondiale avait sans doute inspiré au grand-père Grégory Calvet les mêmes hésitations.

Pour l’unité que Romuald et lui avaient rejointe en Septembre 1941, l’aventure du débarquement de Normandie s’était poursuivie, au grand dam des défenses allemandes qui se croyaient invulnérables, vers Saint Aubin et Sainte Mère l’Eglise et un peu plus tard, par la reconquête de leur ville. Mais dans la mémoire de Jean, à force d’y penser, tous ces souvenirs devenaient confus et se brouillaient inéluctablement à

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force de n’en jamais parler avec quiconque. Kaléidoscope de la mémoire enfouie formant une seule et même image de souffrance et de mort.

De plus, avec le temps Jean Calvet s’était habitué à considérer ces épisodes guerriers comme les petits morceaux de carton dérisoires d’un grand puzzle sur lequel il continuait de dessiner sa vie avec ce sentiment de solitude qui ne le quittait plus depuis la disparition de Clément. Il songeait à son père. A ce compagnon d’armes qui avait donné sa vie pour sauver celle de ce fils qui lui ressemblait tant en dépit de ce commandement familial sur de l’unicité de l’être. Ce père lui aussi avait été un personnage qui ne ressemblait à personne.

Coincés au milieu des autres dans le fond d’une péniche de débarquement, serrant contre la poitrine leur « Garand » réglementaire, portant le même uniforme que tous les autres, Romuald Calvet n’en restait pas moins, malgré ce nivellement des hommes, un être unique, impossible à confondre avec un autre, dont le sort allait dans un instant démontrer qu’il en était bien ainsi. La mort qui les attendait là sur les plages de France allait en effet faire son choix parmi ces hommes venus de tous les coins du monde pour délivrer l’Europe, épargnant tel ou tel, sans que l’on comprît bien les raisons de cette sélection qui cependant consacrait ceux dont elle n’avait pas voulu dans leur statut unique d’être humain survivant.

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Eléonore et son père étaient eux aussi des êtres qui ne ressemblaient à personne, non seulement pris individuellement, mais surtout dans leur existence de couple qui allait rester uni et amoureux jusqu’à la fin. Celui qui l’avait conçu lors de l’une de ses premières nuits d’amour avec Eléonore, peut-être même dans ce petit hôtel de Cherbourg, puisqu’il était né dans les premiers jours du mois de Juin de l’année suivante, en 1921, avait continué ses prouesses guerrières avec d’autres survivants des plages françaises.

Peu de temps après leur retour d’Allemagne, Eléonore était morte. Celle qui tricotait « pour réfléchir » en murmurant très doucement quelques paroles du « Temps des cerises » avait aidé à extraire les morts et les vivants enterrés dans les ruines de la ville. Quand ils étaient revenus chez eux, ils avaient en effet décidé de se rendre utiles. Cela avait été comme une action de grâce afin de remercier le ciel de leur avoir sauvé la vie et de leur avoir rendu leur fils. Bonheur et tendresse, tout ce mélangeait alors dans cette petite maison où elle chantait si doucement qu’on l’entendait à peine, une vieille chanson qu’elle avait cueillie autrefois sur les lèvres de sa propre mère :

Mais il est bien court le temps des cerises Ou l’on s’en va deux cueillir en rêvant Des pendants d’oreille. Cerises d’amour aux robes vermeilles…

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Romuald et lui avaient alors décidé ensemble de rejoindre Londres et les « français libres » de De Gaulle et de là, ils avaient été enrôlés dans les troupes alliées qui devaient un jour reconquérir l’Europe en faisant un long détour.

En Juillet 1943 ils avaient débarqué en Sicile et Romuald était mort à son tour au milieu des citronniers. Il avait péri en tirant par la manche son fils qui s’apprêtait à traverser une plage minée par l’ennemi. Avant les autres, Romuald s’était alors élancé vers les batteries italiennes et avait sauté sur une mine enfouie dans le sable qui avait échappé à la préparation du terrain par les équipes de déminage. Il ne pouvait y avoir de plus terrible spectacle pour un fils que d’assister à la mort de son père de cette manière là. Bien qu’endurci par tout ce qu’il avait vu au cours de ces dernières années de guerre et de reconquête, Jean avait été sonné, se refusant sur le moment à regarder le corps déchiqueté de cet homme qui avait été son père.

Alors, dans cette maison de Darnétal que la nuit achève de remplir d’ombres, Jean se prend à écouter la voix de sa mère : elle lui raconte sa première rencontre avec Romuald dans ce petit hôtel de Cherbourg, tout en croisant les longues aiguilles de son tricot. Elle s’arrête un instant et sifflote la mélodie qu’elle aime depuis toujours.

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Ses parents sont morts et pourtant, il reste là, dans la salle commune, à les écouter parler, à les voir revivre ces instants de lutte, fantômes bienaimés comme l’avait été le fantôme de Clément avant que ce dernier, surgi du néant, ne vienne frapper à sa porte.

La voix d’Eléonore, chaude et profonde, emplit alors tout l’espace. Ils étaient tombés sous le charme l’un de l’autre en remplissant leur fiche de police au comptoir de « l’Hôtel du Bassin ». Aucun d’eux n’était prisonnier de son passé. Pour Romuald cependant, le spectre des femmes qu’il avait connues avant Eléonore demeurait en surimpression de ce nouvel amour auquel il affectait inconsciemment une sorte de continuité sans pourtant que cela ressembla à une revanche. Il n’en avait ressenti aucune gêne car en même temps il avait découvert soudain que toute sa vie passée allait peu à peu se dissoudre dans l’éternel présent que cette femme sublime lui apportait.

Pour lui, cela avait été de prime abord cette chevelure couleur de feu et cette odeur parfumée où dominait la fleur du muguet, avant que ce ne soit cette voix chaude, singulière et envoutante avec laquelle elle lui avait adressé ses premiers mots. Pour elle, outre l’uniforme bleu sombre de la Royale qu’il portait avec élégance et la casquette à festons dorés sous le bras, cela avait été les mains de cet homme posées sur le comptoir de bois. Des mains puissantes aux doigts épais recouvertes de poils sombres jusqu’aux avant-dernières phalanges. Des mains dont l’une pianotait lentement

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l’huisserie en signe d’impatience parce qu’aucun concierge ne répondait aux coups de sonnette répétés qu’Eléonore donnait en appuyant sur le dos de bronze d’une petite tortue posée là tout exprès.

Eléonore était unique comme chaque femme aimée peut l’être. Sa beauté tenait à son visage très pâle qu’encadraient, coupés au raz des épaules, de flamboyants cheveux dont les mèches laissaient apparaître un front large à chacun de ses mouvements. Il avait découvert un peu plus tard avec délice que les rousseurs de ses joues et de ses bras, constellaient aussi son dos et son ventre où frisait un petit buisson ardent. Légèrement plus petite que Romuald, elle se mouvait avec une vivacité remarquable, habitée semble-t-il par une hâte que rien ne justifiait sinon son désir de vivre avec intensité chaque instant de sa vie.

– Vous êtes anglais ? Avait-elle demandé en souriant tout en continuant d’appuyer de la main sur le dos de la tortue. Il avait répondu qu’il était écossais et que son navire à quai participait avec les flottes française et belge à des manœuvres de protection des côtes et de lutte anti-sous-marine, ce qui avait été annoncé par de nombreux articles dans les divers journaux de ces trois pays.

– Je suis là pour trois jours. Lui avait-il dit. Si vous voulez, nous pourrions dîner ensemble. Je suis sur que vous devez connaître de bons endroits à faire découvrir au grand amateur de cuisine normande que je suis.

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Elle lui avait alors expliqué qu’elle était elle-même dans la région pour quelques jours afin de suivre notamment pour un journal de Rouen l’inauguration d’un musée.

Romuald n’avait jamais parlé de ce premier échange de mots à quiconque. C’était en effet un homme qui ne vivait pas la vie en égrenant ses souvenirs : son présent seul comptait. Ce n’était pas tant que, l’âge aidant, il eût perdu la mémoire. Il savait très bien ce qu’étaient ces archives mortes empilée dans les sphères obscures de son cerveau. Il ne voulait pas avoir à fouiller parmi elles pour en retirer une ou deux pages perdues, disant à qui voulait l’entendre que son présent lui prenait déjà tout le temps disponible.

Si Jean, son fils, avait eu connaissance bien plus tard de quelques détails de cette première rencontre, c’est à Eléonore sa mère, qu’il le devait. Elle revivait en effet avec un réel plaisir ces premiers moments qui allaient subitement modifier le cours de leur existence à tous les deux. Dès les premières paroles échangées, ils avaient en effet goûté le son de la voix de l’autre comme une chose si précieuse, si différente de tout ce qu’ils avaient connu jusqu’ici, que déjà, sans même se regarder vraiment, sans savoir avec précision comment l’autre était fait, ils avaient su, dans ces premiers instants, que rien ne serait plus pareil. Selon sa mère, ils avaient vécu un cheminement unique qui les menaient l’un vers l’autre, sans esprit de retour et

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cela s’était fait en une fraction de seconde. Si son père ne lui avait jamais parlé de ces premiers moments et de cette fulgurance, il n’avait cessé par la suite de lui démontrer que la vie ne méritait d’être vécue qu’à l’exclusive condition de tout faire pour se distinguer des autres dans l’univers des hommes, c’est-à-dire non seulement d’être différent – ce qui est le sort commun – mais surtout de tout faire pour éviter de devenir un mouton du troupeau et s’efforcer de conserver toujours son libre-arbitre, contre vents et marées.

Un père qui parlait à son fils :

« Ne pas vivre sa vie comme un petit comptable ou un assureur en dressant des colonnes de chiffres, en prenant des garanties sur tout, y compris sur l’amour, sur la femme aimée, sur la parole donnée ou sur la parole reçue. Ne pas dormir sur des polices d’assurance en guise d’oreillers. Vivre et risquer tout, quoi qu’il arrive. Toujours choisir le chemin le plus difficile en toute chose et tu verras que c’est là qu’il y a le moins de monde. Aimer sans réfléchir. Donner sans compter. Ne jamais rien regretter même si tu ne reçois rien en retour. Etre le seul à diriger la barque où tu te trouves et accepter les naufrages où tu vas t’abîmer quelques fois par ton manque de prudence. »

Jean comprenait mieux ces leçons de tendresse et de devoir mélangés grâce à l’intercession de sa mère dont la douceur trouvait les mots qu’il fallait pour lui