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ÉDITORIAL Médecine palliative 227 N° 5 – Octobre 2004 Med Pal 2004; 3: 227-228 © Masson, Paris, 2004, Tous droits réservés Le temps en soins palliatifs Marcel-Louis Viallard, UMSP, Évaluation Traitement de la Douleur, Centre Hospitalier Bretagne Atlantique, Vannes. Le temps occupe une place singulière au sein de l’ex- périence humaine. Il rassemble les relations d’antériorité, de durée et de simultanéité entre les évènements. Le temps est une espèce de contenant universel pour tous les évènements en devenir [1]. Un adage populaire affirme qu’il faut vivre avec son temps. Cette affirmation s’adresse, a priori, à l’homme en bonne santé. Quand l’homme souffre d’une ma- ladie, il s’inscrit non seulement dans son temps d’homme vivant, mais aussi dans le temps de sa maladie. Le temps dans lequel vit l’homme sain s’inscrit dans une durée qu’il sait pertinemment être limité mais dont la limite ultime lui semble si lointaine qu’il considère, de façon symbolique, son temps comme quasi-éternel. Lorsque la maladie intervient, l’être humain se sent comme renvoyé à la possible limite non pas du temps mais de son temps. Dès lors que la pa- thologie dont il souffre est ou devient potentiellement ou inexorablement létale, il se trouve confronté de façon cin- glante à la réalité de la finitude de son temps. Il se retrouve confronté à une sorte de séparation entre son temps propre et le temps des autres, ce fameux temps qui s’inscrit dans les évènements en devenir. Car s’il a un avenir, celui-ci est compté sans qu’il puisse (ni quiconque en toute objectivité) préciser la limite du temps qu’il lui reste. L’homme menacé de mort se trouve en situation de rupture ; cette rupture qui existe entre son temps singulier et le temps de l’humanité, le temps d’autrui. Rupture entre le temps singulier, temps d’une vie, d’une entité, temps d’être en tant qu’être-là, qu’Être-au-monde, avec son advenir dont, au nom de sa li- berté, de son autonomie propre, il peut prétendre maîtriser, et le temps autre que le sien, somme de temporalité de plu- sieurs Êtres-au-monde. Cette rupture pourrait être le lieu de la divergence du temps du malade, mourant ou non et du temps du soignant ou de l’accompagnant. Le patient vit d’autant plus dans l’instant présent qu’il y est maintenu par les conditions douloureuses et précaires de son existence [2]. Ce temps présent ne peut se résumer au seul temps des soins, explorations, traitements et autres prises en charge du sujet atteint de maladie grave même si ces temps particuliers sont indiscutablement justifiés. La vie est dans le temps. Elle est dans le temps partagé avec autrui comme si le temps singulier et le temps d’autrui se complé- taient, se signifiaient l’un l’autre, se développaient l’un grâce à l’autre et réciproquement. La vie est dans le temps et au- delà du temps en ce qu’elle appelle au sens au-delà du simple fait d’exister. Mais cet au-delà du temps précis reste ancré dans le temps des évènements en devenir ici et maintenant. La mort est au-delà du temps. La mort est hors du chant de l’ici et du maintenant par le seul fait qu’elle est en dehors du champ de la vie, en dehors du temps d’autrui dès lors qu’elle me concerne. Mourir pourrait, ainsi pensé, être la frontière entre le temps ici et maintenant et l’absolu au-delà du temps au sein d’une étrange altérité difficilement pensable. Le temps du mourir a sens comme le temps de vivre puisque mourir c’est encore vivre. Le temps, quel qu’il soit, s’il a sens n’est pas pour autant à lui seul sens. Le mouvement de la tempo- ralité (donc le temps) part du futur, reprend le passé et ouvre le présent. La mort constitue la limite toujours imminente, constamment présente dans tout projet de l’Être-au-monde (le fameux « Être-pour-la-mort » de Martin Heidegger [3]). La limite de l’être est le temps. Le temps de la finitude est la mort. Penser le temps, c’est aussi penser l’être comme Être-pour-la-mort [4]. Le temps participe à l’expression du sens en ce qu’il rend possible l’expression de deux Êtres-au-monde mis en présence. Être est par essence temporellement fini. Nous pouvons à partir de cela envisager la possible expression de la différence de temporalité qui sépare le temps du soi- gné, mourant du temps du soignant comme du temps des accompagnants. Deux temps sont ainsi en présence. Le temps de l’un (le temps de soi) et le temps de l’autre (le temps de l’autre que soi) sont concomitants. Le soigné comme le soignant sont dans un temps par- tagé où tout est possible car soi comme l’autre-que-soi se situent en présence l’un de l’autre dans ce même espace temps comme deux Êtres-au-monde. Heidegger nous pré- cise qu’Être-au-monde, c’est se rapporter à lui (au monde, au monde de la vie) selon la modalité de la préoccupation Adresse pour la correspondance : Marcel-Louis Viallard, UMSP, Évaluation Traitement de la Douleur, Centre Hospitalier Bretagne Atlantique, 20, boulevard du Général Maurice Guillaudot, BP 70755, 56017 Vannes Cedex. e-mail : [email protected] Viallard ML. Le temps en soins palliatifs Med Pal 2004; 3: 227-228.

Le temps en soins palliatifs

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É D I T O R I A L

Médecine palliative

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N° 5 – Octobre 2004

Med Pal 2004; 3: 227-228

© Masson, Paris, 2004, Tous droits réservés

Le temps en soins palliatifs

Marcel-Louis Viallard, UMSP, Évaluation Traitement de la Douleur, Centre Hospitalier Bretagne Atlantique, Vannes.

L

e temps occupe une place singulière au sein de l’ex-périence humaine. Il rassemble les relations d’antériorité, dedurée et de simultanéité entre les évènements. Le temps estune espèce de contenant universel pour tous les évènementsen devenir [1]. Un adage populaire affirme qu’il faut vivreavec son temps. Cette affirmation s’adresse, a priori, àl’homme en bonne santé. Quand l’homme souffre d’une ma-ladie, il s’inscrit non seulement dans son temps d’hommevivant, mais aussi dans le temps de sa maladie. Le tempsdans lequel vit l’homme sain s’inscrit dans une durée qu’ilsait pertinemment être limité mais dont la limite ultime luisemble si lointaine qu’il considère, de façon symbolique, sontemps comme quasi-éternel. Lorsque la maladie intervient,l’être humain se sent comme renvoyé à la possible limitenon pas du temps mais de son temps. Dès lors que la pa-thologie dont il souffre est ou devient potentiellement ouinexorablement létale, il se trouve confronté de façon cin-glante à la réalité de la finitude de son temps. Il se retrouveconfronté à une sorte de séparation entre son temps propreet le temps des autres, ce fameux temps qui s’inscrit dansles évènements en devenir. Car s’il a un avenir, celui-ci estcompté sans qu’il puisse (ni quiconque en toute objectivité)préciser la limite du temps qu’il lui reste. L’homme menacéde mort se trouve en situation de rupture ; cette rupture quiexiste entre son temps singulier et le temps de l’humanité,le temps d’autrui. Rupture entre le temps singulier, tempsd’une vie, d’une entité, temps d’être en tant qu’être-là,qu’Être-au-monde, avec son advenir dont, au nom de sa li-berté, de son autonomie propre, il peut prétendre maîtriser,et le temps autre que le sien, somme de temporalité de plu-sieurs Êtres-au-monde. Cette rupture pourrait être le lieu dela divergence du temps du malade, mourant ou non et dutemps du soignant ou de l’accompagnant.

Le patient vit d’autant plus dans l’instant présent qu’il yest maintenu par les conditions douloureuses et précaires deson existence

[

2]. Ce temps présent ne peut se résumer auseul temps des soins, explorations, traitements et autres prises

en charge du sujet atteint de maladie grave même si cestemps particuliers sont indiscutablement justifiés. La vie estdans le temps. Elle est dans le temps partagé avec autruicomme si le temps singulier et le temps d’autrui se complé-taient, se signifiaient l’un l’autre, se développaient l’un grâceà l’autre et réciproquement. La vie est dans le temps et au-delà du temps en ce qu’elle appelle au sens au-delà du simplefait d’exister. Mais cet au-delà du temps précis reste ancrédans le temps des évènements en devenir ici et maintenant.La mort est au-delà du temps. La mort est hors du chant del’ici et du maintenant par le seul fait qu’elle est en dehors duchamp de la vie, en dehors du temps d’autrui dès lors qu’elleme concerne. Mourir pourrait, ainsi pensé, être la frontièreentre le temps ici et maintenant et l’absolu au-delà du tempsau sein d’une étrange altérité difficilement pensable. Le tempsdu mourir a sens comme le temps de vivre puisque mourirc’est encore vivre. Le temps, quel qu’il soit, s’il a sens n’estpas pour autant à lui seul sens. Le mouvement de la tempo-ralité (donc le temps) part du futur, reprend le passé et ouvrele présent. La mort constitue la limite toujours imminente,constamment présente dans tout projet de l’Être-au-monde(le fameux « Être-pour-la-mort » de Martin Heidegger

[

3]).

La limite de l’être est le temps. Le temps de la finitudeest la mort. Penser le temps, c’est aussi penser l’êtrecomme Être-pour-la-mort [4].

Le temps participe à l’expression du sens en ce qu’ilrend possible l’expression de deux Êtres-au-monde mis enprésence. Être est par essence temporellement fini. Nouspouvons à partir de cela envisager la possible expressionde la différence de temporalité qui sépare le temps du soi-gné, mourant du temps du soignant comme du temps desaccompagnants.

Deux temps sont ainsi en présence. Le temps de l’un (letemps de soi) et le temps de l’autre (le temps de l’autre quesoi) sont concomitants.

Le soigné comme le soignant sont dans un temps par-tagé où tout est possible car soi comme l’autre-que-soi sesituent en présence l’un de l’autre dans ce même espacetemps comme deux Êtres-au-monde. Heidegger nous pré-cise qu’Être-au-monde, c’est se rapporter à lui (au monde,au monde de la vie) selon la modalité de la préoccupation

Adresse pour la correspondance :

Marcel-Louis Viallard, UMSP, Évaluation Traitement de la Douleur, Centre Hospitalier

Bretagne Atlantique, 20, boulevard du Général Maurice Guillaudot, BP 70755, 56017

Vannes Cedex.

e-mail : [email protected] Viallard ML. Le temps en soins palliatifs Med Pal 2004; 3: 227-228.

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Médecine palliative

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N° 5 – Octobre 2004

Le temps en soins palliatifs

É D I T O R I A L

qui donne sens aux choses sur un mode familier et nousy inscrit, à chaque fois, selon une certaine disposition ouhumeur particulière. Le

Dasein

(l’être-là) est donc essen-tiellement « être-avec » [4].

Penser le temps dans la situation particulière des soinspalliatifs nous amène, entre autre, à penser le temps dudire, le temps du faire, le temps d’être tout simplement là,en présence de l’autre au sein d’un temps partagé par deuxtemps en voie de dissociation.

Pour Heidegger « Science, mathématique et techniquesont des ouvertures au monde, à la terre qui le porte etqu’habiter, méditer, poétiser convoquent, eux, des possi-bilités autres d’Être-au-monde. » et « l’action seule nechangera pas l’état du monde, parce que l’être sans sonaspect d’efficacité et d’activité rend tout l’étant aveugleen face de ce qui a lieu » [5].

Dans le contexte qui nous interroge ici, nous devonsnous distancier de ce qui apparaît un pessimisme nostal-gique exagéré quant à la relation humaine existante dansla relation de soin. C’est dans le temps que l’homme estau monde, qu’il l’habite, y médite et y poétise, et donctravaille à se donner sens ou plutôt à exprimer son sens.Les sciences et les techniques sont des outils essentiels àl’homme pour ce faire. Sans elles nous serions restés àvégéter dans notre ancestral passé.

Celui qui meure comme celui qui soigne vit. L’un etl’autre sont un Être-au-monde dans le présent. Présent quis’inscrit dans le passé de l’un comme l’autre, projeté dansun futur ou bien des possibles pourront encore intervenirmême si le futur de l’un n’est plus superposable à celuide l’autre. Le soin s’inscrit dans un présent partagé quiappelle au sens de l’être-là de deux Êtres-au-monde à par-tir de deux passés singuliers, projetés dans deux futurs,eux aussi singuliers. C’est dans le temps présent partagé,temps du mourant comme temps du soignant que l’Être-au-monde, l’Être-là-ici-et-maintenant exprime son sens.C’est à partir de ce sens reconnu que peut s’exprimer lesens singulier du mourant comme celui du soignant.

Le soin technique, l’exploration ou la thérapeutique(curative ou palliative) prennent leur sens dans ce présentpartagé dès lors qu’ils prennent totalement en considéra-tion l’expression de soi comme de l’autre. On peut penser,à ce moment précis au mot de Sartre : « Je suis être poursoi qui n’est pour soi que par un autre » [6], comme à lapensée d’Emmanuel Lévinas dans sa totalité et infiniquand il évoque la notion de visage au sein de la relationentre soi et autrui [7].

Le temps ne peut être exclu de notre réflexion sur no-tre faire, sur le prendre soin. C’est au sein de ce tempspartagé singulier entre celui qui meure et celui qui va vi-vre que peut se signifier l’un comme l’autre dans l’altérité.Le soin prend sens dans le temps du prendre soin, le tempsde dire, de se dire soi comme l’autre, de faire, ou de ne

pas faire comme l’expression de l’indéfectible solidaritéhumaine qui elle-même permet à soi comme à l’autred’Être-au-monde fort de tout son sens.

Cette expression est parfaitement compatible avec latechnicité médico-soignante dès lors que celle-ci reste auservice de celui qui souffre en tenant compte de ce quiest utile, de ce qui est futile, de ce qui prime et de ce quin’importe pas car ne signifie rien.

Le soin est donc présence à l’autre, comme assistanceà la souffrance de l’autre, comme visage d’un Être-au-monde à un autre Être-au-monde. La dissociation dutemps des deux êtres-là rend possible l’expression de cetemps partagé essentiel à celui qui souffre ou qui meurepour continuer à se dire, à se signifier, à Être-encore-au-monde. Ce temps est un soin au même titre que toute autreaction médico-soignante. Au-delà de nos savoirs, il nousoblige à être nous-même parfois partageant le désarroid’un inéluctable indicible.

Quelle que soit la structure de soin, quelle que soit lalogique curative ou palliative du prendre soin, ce tempspartagé de soi avec l’autre-que-soi, en tant qu’Êtres-aumonde, s’impose et pas seulement en termes d’efficienceou de science mais aussi en termes de conscience de sapropre humanité comme de sa propre finitude en parfaiteharmonie avec la vocation hippocratique des profession-nels et l’impérieuse responsabilité inhérente au simple faitde la mise en présence de deux personnes.

Ce temps est symbole du bien prendre soin de l’autrecomme soi-même. Il est préoccupation incessante inhé-rente à la seule mise en présence de soi à l’autre commerendant possible l’expression de l’être, du sens de l’être desoi et d’autrui.

Le soin palliatif, le soin de support, comme n’importequel autre soin appelle inexorablement la prise en consi-dération de ce temps partagé qui reste indéfectiblementtemps contenant les évènements en devenir. Il est à con-sidérer comme éthiquement impérieux.

Références

1. In les notions philosophiques. Encyclopédie philosophiqueuniverselle. Dictionnaire 2. PUF, 1998 : 2567-8.

2. Geschwind H. Le rôle des soins palliatifs. Paris : L’Harmat-tan, 2004 : 43.

3. Heidegger M. Être et temps de.

in

Encyclopaedia UniversalisFrance S.A DVD Rom, 2003.

4. Heidegger M. Être et temps. Gallimard, nrf, Bibliothèque dephilosophie, 1994 : 283-322.

5. Heidegger M. Essais et conférences. 1954.

in

EncyclopediaUniversalis France S.A. DVD Rom, 2003.

6. Sartre J. P. L’être et le néant. Paris : Gallimard. Collectiontel., 1993 : 111-44.

7. Lévinas E. Totalité et infini. Martinus Nijhoff. CollectionPhaenomenologica. Quatrième éditions, 1984 : 168-94.