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LE TESTAMENT D’OLYMPE Extrait de la publication

LE TESTAMENT D’OLYMPE… · balançait dans le ciel. Un jour, elle aussi était tombée. Restait la chaînette, que le vent faisait grincer. Le regard de mon père se détournait,

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L E T E S T A M E N TD ’ O L Y M P E

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« Þ F i c t i o n Þ & Þ C i e Þ »

Chantal Thomas

le testamentd’olympe

roman

Seuil25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe

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c ol le ct i o n

« Þ F i c t i o n Þ & Þ C i e Þ »fondée par Denis Roche

dir igée par Bernard Comment

ISBNÞ: 978-2-02-101259-0

© Éditions du Seuil, septembreÞ2010

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisationcollective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédéque ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayant cause, est illicite et constitue unecontrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

www.editionsduseuil.fr

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À Thierry

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C’est s’en faire le complice que d’entourer lecrime de silence. Dépositaire des pages danslesquelles ma sœur déroulait le fil de sa brû-lante jeunesse, j’ai voulu leur donner unechance d’exister. Et je les ai fait précéder demes propres souvenirs afin que, par ce livreoù nos deux histoires se rejoignent, se réparela blessure de nos vies séparées.

Apolline deÞT.,Londres, juilletÞ1771

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Les lys du champ

Georges Siméon Sandrac, mon père, était un saint.Il avait montré dès sa petite enfance une piété quifaisait l’admiration de sa famille et l’espoir du curé desa paroisse. Et si, ayant atteint l’âge où il devait sedécider entre une vie dans le siècle et la retraite ecclé-siastique, il choisit la première, ce ne fut pas séduit parde vains prestiges mais dans la conviction que l’amourpour une femme aussi vertueuse que l’était ma mère nepouvait l’écarter de la volonté divine. Il vit même dansle mariage un choix plus périlleux, la nécessité d’unevigilance accrue. Et vigilant, certes, il le fut. D’abord,en unisson avec la foi de ma mère, qui n’était jamais siheureuse qu’en prières au pied d’un autel de la Vierge.Ensuite, en moins parfait accord, sans qu’il y eûtjamais conflit véritable entre mes parents. Mais il yavait une légère dissonance. Presque rien. Il ne s’agis-sait que d’une orientation plus ou moins pratique parrapport à l’existence. Mère, ne pouvant s’empêcher de

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jeter parfois un regard sur l’état de ses enfants, considé-rait que les besoins devaient être pris en compte aumoins pour se maintenir à un niveau de survie. Ses exi-gences matérielles n’allaient pas au-delà. Alors quePère balayait d’un geste la notion de besoin et les récri-minations qui vont avec. Il avait accueilli dans la joieles naissances de mes trois sœurs, Ursule, Marie-Jeanne,Adrienne, et de la benjamine que j’étais – une joieentière et qui ne s’est jamais démentie en dépit de lafatalité d’une progéniture uniquement féminine, et desprécoces dispositions de trublion qu’Ursule, notre aînée,révéla dès le berceau. Elle était de loin, en sa blondeurfaussement angélique et sa silhouette gracile, la plusbelle et la plus charmante, et représenta, déjà toutepetite, une source perpétuelle de tourments et d’enchan-tements… Je ne nomme ici que les enfants vivants.Car, entre mes trois sœurs et moi, et aussi précédantUrsule et me suivant, nombreux furent ceux qui mou-rurent, à peine nés, ou si jeunes que leur bref passagene s’inscrivait nulle part, sauf, en lettres creuses, aucimetière des enfants morts sans baptême, ou, pour ceuxqui avaient rendu l’âme selon des délais convenables,dans le marbre du tombeau familial, au cimetièreSaint-Maixent. Les premiers seraient envoyés dansles limbes, au bord de l’Enfer, les seconds iraient auParadis. À chaque fois que j’y pensais, je remerciaisDieu et mon ange gardien d’être vivante et baptisée, etd’être capable de marcher des lieues sans avoir trop

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mal aux pieds. Parce que le cimetière Saint-Maixentétait très éloigné de notre maison. Nous nous y ren-dions tous les dimanches. C’était un long trajet, qui,au retour, m’arrachait des larmes de fatigue. À l’aller,j’étais joyeuse, comme si d’une fois sur l’autrej’oubliais où j’allais, ou bien parce que l’incroyablevitalité qui émanait de la rue Sainte-Catherine, lapresse des gens, le tournoiement des cris, la violencedes senteurs de vins et de poissons fumés, me plon-geaient dans l’ivresse… Tant duraient ces stationsdevant la dalle de marbre, marquée aux quatre coinsd’un double liséré doré, qu’il me semble que c’est là oùj’ai appris à lire. Je me répétais les noms de mes frèreset sœursÞ: Richard, Adeline, Henriette, Gontran, Charles-Marie, Rose, et je m’efforçais de faire correspondre àcette litanie murmurée les signes énigmatiques gravésdans le marbre, frêles dépôts de leurs vies disparues.Mais est-ce vraiment à leurs noms, ajoutés en fin desPater Noster qui scandaient nos endormissements, quej’ai appris à lire, ou bien à ceux, autrement entraînants,qui brillaient en lettres radieuses sur les coques desnavires amarrés au quaiÞ: L’Isabelle, L’Heureux Moine,L’Astrée, L’Indifférent, Le Grand Paul, L’Aimable Manon,The Blue Arrow… Comment savoirÞ? Ce n’était pas, entout cas, seulement sur la mémoire de mes frères etsœurs que l’on nous emmenait nous recueillir, maisd’abord sur celle d’Adeline Claire Euphrasie Sandracnée Dormois, la mère de mon père, à laquelle ce dernier

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vouait un culteÞ: elle avait cette habitude d’aller chaquesoir, à la tombée du jour, chevaucher le long du fleuve.Mon père trouvait l’exploit aussi fort que celui deJeanne d’Arc revêtant une armure. Et même Ursule,qui, sans trêve, était en rébellion contre la famille, surcette image – grand-mère en audacieuse cavalière –partageait l’admiration de Père.

Pour mes parents la frontière entre la vie et la mortétait mince, sans doute illusoire. Les enfants défuntsn’avaient pas une moindre réalité que nous quatre.D’ailleurs, on nous appelait indifféremment de leursnoms ou du nôtre. J’avais le soupçon même qu’ils lespréféraient. Ma mère, parce que de pures âmes la libé-raient du souci de s’occuper d’êtres vivants et la rap-prochaient d’une fusion idéale avec son épouxÞ; monpère, et le motif était le même au fond, parce que niAdeline, ni Henriette, ni Charles-Marie, ni Gontran,ni Richard qui avait eu le temps de se faire regretter, nila toute petite Rose dont j’avais sucé les doigts minus-cules pour essayer de calmer ses cris, ne réclamaientplus à manger. Or, pour mon père, je l’ai dit, l’idée debesoin était abominable. Il ne se sentait pas concernépar le problème de notre subsistance. À ses yeux, la viematérielle n’était qu’abjection. Même en ses aspectssoi-disant spirituels comme le goût de la beauté etl’inclination pour les arts. Mais s’il se contentaitd’ignorer l’art, il était une chose qu’il honnissait enparticulier et dont il se préservait davantage que de la

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pesteÞ: le travail, malédiction originelle, penchantignoble, péché d’orgueil et de désespoir. Il fallait êtrebien prétentieux par rapport au pouvoir de la Naturepour oser se targuer d’en obtenir davantage que cequ’elle nous offrait, et bien méfiant par rapport à Dieupour ne pas s’en remettre, dans l’insouciance, à sonParfait Amour. «ÞEst-il ou n’est-il pas notre PèreÞ?Þ»proférait mon père en levant les yeux vers le plafondcloqué d’humidité de la cuisine, où, comme il faisaitun peu frais dans le reste de la maison, nous nous réfu-gions l’hiver en attendant le souper qui tardait.

Par la grâce de ses principes, qu’encore jeune hommemon père n’avait jamais tenus secrets, même auprès deson propre père qui les désapprouvait de tout son être,la fabrique de filets de pêche dont il avait hérité s’étaiteffondrée avec une rapidité spectaculaire. Mon père,au début, s’était donné la peine de la regarder croulerÞ;ensuite, même de cela il s’abstint. Des vauriens s’étaientmêlés au noyau des ouvriers fidèles qui, par respectpour l’aïeul, avaient accepté, un temps, de travaillersans être payésÞ; poussés par le besoin et effrayés par lesvols et saccages auxquels se livraient les nouveauxarrivés, ils avaient renoncé et étaient allés se louer, nonloin, chez le concurrent, un mécréant. Telle étaitl’indifférence de mon père qu’il pouvait passer enétranger devant la bâtisse de bois pourri, aux fenêtreséventrées, aux escaliers béants, avec seulement intactesur les débris de la façade l’enseigne un peu écaillée,

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mais toujours visible, d’une chaloupe bleue qui sebalançait dans le ciel. Un jour, elle aussi était tombée.Restait la chaînette, que le vent faisait grincer. Leregard de mon père se détournait, il préférait le jaunevif des buissons d’ajoncs, de l’autre côté du chemin.De sa décadence, il appréciait tous les avantages etsurtout celui de jouir d’un temps fluide, illimité. Ils’éveillait chaque matin dans le bonheur de n’avoirrien à faire et soupirait d’aise.

Mon père était inflexible. Il s’opposait, sans vio-lence mais avec une résolution de martyr, à cette tarequi gagnait toutes les sphères de la société. À Bor-deaux, elle était particulièrement triomphante. Nousétions entourés de laborieux de toutes espèces, de gensqui, manifestement, doutaient de la main de Dieu. Cesindividus se livraient au commerce en forcenés. Noncontents de cultiver le nombre d’arpents de vigne quiaurait suffi à les désaltérer, ils s’activaient pour étendreleur vignoble, améliorer la qualité du vin, accroître lesbénéfices sur les ventes. «ÞQuelle honteÞ!Þ» gémissaitmon père. Cela seul le consolait de savoir que Bor-deaux comptait exactement autant de négociants quede mendiants. Et il souriait quand il croisait unetroupe de chasse-pauvres, ou de chasse-coquins commeon les appelait aussi, en pleine activitéÞ: ils devaientarrêter les mendiants et les mettre de force au travail,mais, à peine embrigadés, les vagabonds s’échappaient.Bientôt d’ailleurs, à cause des guerres qui opposeraient

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la France à l’Angleterre, certains de ces négociants envin, privés de leur principal client, iraient grossir lacatégorie des mendiants. Cependant, un de ses plusgrands sujets de stupeur et de déploration était de voirdes nobles se battre pour obtenir le droit de travailler– «Þle droit de devenir ignoblesÞ».

«ÞAhÞ! mes enfants, où allons-nousÞ?–ÞMais, osait timidement ma mère, s’ils meurent de

faim dans leurs palais désargentés et si eux et leurfamille manquent du nécessaire au pied d’un arbregénéalogique glorieux, certes, mais qui ne les nourritpasÞ?

–ÞJe vous en prie, ne me dites pas qu’ils n’ont pasdans leurs palais quelques superfluités dont se défaire.Encore que leur véritable titre de gloire devrait êtredans leur endurance à faire la sourde oreille aux cris deleur estomac.

–ÞCela, vous le savez, n’est pas accordé à tout lemonde. Rares sont les élus entièrement détachés desmisères du corps. Vous l’êtes, je le suisÞ; mais il y a dela dureté à obliger autrui à pareil renoncement.Þ»

La chose était sans réplique (et nous, les enfants,pour l’heure assourdis par les clameurs de notreestomac, nous approuvions d’un faible mouvement detête). Il n’y avait eu qu’un soupçon de nervosité dansles paroles de mon père. Son visage était à nouveauempreint de cette expression d’indicible contentementqui le caractérisait. Il disait le Benedicite, remerciait

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la Providence pour la nourriture qu’elle nous pro-diguait, pour ce brouet de maïs dont l’arrivée tantattendue nous donnait, à mes sœurs et à moi, desardeurs furieuses. Il fallait se retenir de crier, bondirsur la table, et avaler en quelques bouchées la pitancede la communauté. Mais nous nous contenions, etnous avions encore le courage de nous émouvoir de latendresse avec laquelle, après le Benedicite, mon pèreeffleurait la main de sa femme, faisant une légère pausesur le renflement d’or de l’anneau nuptial.

Et si l’une de nous ne pouvait s’empêcher de bal-butier qu’elle en reprendrait bien un peu, il avait unedouceur inimitable pour la convaincre du contraire.C’était gourmandise. La vraie faim était autre chose.

«ÞAh ouiÞ?Þ» ironisait Ursule, qui raclait sa cuillèrecontre son assiette vide.

La vraie faim, il en avait été témoin pendant lafamine de 1747. Et il reprenait le récit de cette terriblefamine. Je l’écoutais comme une légende.

«ÞEn 1747, disait mon père, les gens mouraient parmilliers. Et ceux qui n’étaient pas encore morts erraient,tels des squelettes ambulants. C’était des paysans venusde vignobles éloignés et des Landes. Au début, on leuravait distribué un pain noir fait d’avoine, de racines, defougères et d’herbes. Quand il n’y eut plus rien, onferma les portes de la ville. On les entendait qui appe-laient au secours et mouraient avec des malédictionsaux lèvres. Leurs cadavres s’agglutinaient en tas à la

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boue, aux excréments, aux détritus, accumulés contreles murailles. La vraie faim, croyez-moi, c’est cela…Presque aussi atroces avaient été les mois précédantla famine, le temps des rumeurs, puis de la certitude,terrible.

–ÞJe m’en souviens, j’étais née, protestait Ursule.–ÞVous étiez trop petite pour être consciente de ces

événements. M.Þde Tourny, comme toujours, avaitvoulu se donner le beau rôle, alors qu’on n’échappepas au fléau du destin.

–ÞJe m’en souviens, insistait Ursule en mordillantune mèche de ses cheveux. J’avais trois ans et j’avaisfaim, maintenant j’en ai treize et toujours aussi faim.Þ»

Mon père n’aimait pas le marquis de Tourny, ni lepère ni le fils, le premier pour ses idées prétendumentmodernes, le second pour son manque d’idées. Dansle conflit qui avait opposé l’intendant d’Aquitaine àM.Þde Montesquieu, il était tout entier pour le magis-trat. Les plans de démolition de M.Þde Tourny père,outre qu’ils entamaient les bâtiments du Parlement,avaient considérablement modifié l’allure de la ville.

«ÞM.Þde Tourny a démoli pour construire, corri-geait ma mère lorsque, par inadvertance, elle prêtaitattention.

–ÞDes constructions géométriques. Le rectiligne estune infamie. La marque rédhibitoire du néant de lacréativité humaine. Ne pouvoir rien inventer de plus

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que de rogner les angles et aplanir les courbes. J’aiconnu Bordeaux avant l’arrivée de M.Þde Tourny. UnlabyrintheÞ! Les maisons de pans de bois étaient à sur-plomb, resserrées à l’intérieur de l’enceinte, empiléesles unes sur les autres pour laisser la place aux trois for-teresses (le fort de Sainte-Croix, le château Trompette,le fort du Hâ, disions-nous en chœur), et surtout,continuait mon père, aux trente-cinq couvents donts’enorgueillissaient les Bordelais. Au lieu qu’ils sontfiers aujourd’hui de leur jardin public et des cafés desallées de Tourny.

–ÞOn dit que la place Royale est superbeÞ», soute-nait ma mère, qui ne sortait jamais de la maison.

Ursule et moi, nous étions d’accord. La statue duroi LouisÞXV, la vue sur la courbe du port de la Lune,la perspective du côté des Salinières, tout faisait plaisirsur la place Royale. Nous l’aimions brillante de soleilou luisante de pluie, avec ses pavés comme des coquil-lages incrustés.

«ÞEt le château Trompette, ai-je interrogé, il ne vapas disparaître au moinsÞ?Þ» Ce lieu, son nom,sonnait à mes oreilles comme une formule magique,la joie proclamée d’une citadelle faite musique. De là-haut il était splendide de regarder le mouvement desbateaux, et joyeux de courir entre les colonnes, de sepencher sur la plate-forme, de fermer les yeux ens’imaginant qu’on était en train de tomber ou des’envoler.

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«ÞQu’une ville change, je n’y vois pas scandale àcondition qu’on n’y lise pas la marque de l’arrogancedes hommes et que les édifices modernes ne soientpas inspirés par l’immoralité. Malheureusement, c’estsouvent le cas. Le comble, ce Grand-Théâtre ordonnépar le maréchal de Richelieu. Mais sur ce chapitre jepréfère me taire, surtout en présence des enfants…Þ»

Mon père avait en égale détestation les théâtres etles miroirs qui pareillement prétendent ajouter à laCréation, la multiplier. Et comme le Grand-Théâtrede Bordeaux, que construisait Victoir Louis, étaitcalqué sur le modèle de celui de Paris, cela paraissait àses yeux un redoublement de vanité. Quant au maré-chal de Richelieu, le fameux gouverneur d’Aquitaine,on n’en parlait guère à la maison. Seule sa fille, la com-tesse d’Egmont, une personne vertueuse qui tenaitauprès de son père le rôle que sa mère, morte, nepouvait assumer, méritait d’être mentionnée. Pour sonentrée à Bordeaux, le 4Þjuin 1758, nous nous étionstous déplacés, même ma mère, mais la foule lui avaitfait rebrousser chemin. Moi, j’étais restée jusqu’aubout et je ne l’ai pas regretté, bien que, trop petitepour voir quoi que ce soit, seule la musique me fûtaccessible. Ursule, pour l’occasion, s’était faite aussibelle que possible. Elle avait cousu une multitude derubans sur sa robe défraîchie et garni son étroit décol-leté d’une fleur de lilas. Pour mieux voir, elle s’étaitperchée sur une borne. Le maréchal de Richelieu avait

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décidé de faire son entrée par la mer. Il est arrivé deBlaye sur un vaisseau pavoisé, sa suite était répartiedans des barques aux voiles multicolores. Toute cetteflotte, décorée de drapeaux et de guirlandes de fleurs,progressait dans le sillage d’un bateau où jouait unefanfare militaire. Bousculée, anxieusement accrochée àla main de mon père, je reçus avec émotion les pre-miers accents de cette musique. Elle flotta longtempsau loin avant d’exploser à mes oreilles. Alors, dans unsoudain tintamarre, le château Trompette et tous lesbâtiments du port donnèrent du canon. Ce fut mongrand moment, une sorte d’éblouissement sonore. Lereste me vient d’Ursule juchée sur sa borne. Le maré-chal, selon elle, était d’une grande beauté, d’une pres-tance incomparable. Après sa réception, place Royale,par le Parlement, il était passé sous l’arc de triompheconstruit spécialement pour lui et s’était rendu àcheval, suivi de la noblesse de la ville et de sa maison,à la cathédrale Saint-André. L’archevêque était venu àsa rencontre… Debout, au fond de l’église, j’avaisentendu les chants merveilleux du Te Deum de Levens,celui même qui avait été composé pour le sacre deLouisÞXV. «ÞQuelle impertinence, maugréait monpère, quelle façon grossière, blasphématoire même, dese proclamer roi à son tourÞ!Þ» Il nous obligea à rentrerà la maison sans attendre les illuminations et la dis-tribution d’aumônes. Au soir de cette grande journée,il y avait eu un dîner de quatre cents couverts auquel le

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RÉALISATIONÞ: NORD COMPO À VILLENEUVE-D’ASCQIMPRESSIONÞ: FIRMIN DIDOT AU MESNIL-SUR-L’ESTRÉE DÉPÔT LÉGALÞ: SEPTEMBRE 2010. N°Þ101259 (00000)

Imprimé en France

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