le thème de l'enfermement dans la littérature maghrébine

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  • Universit de Nice

    Sophia Antipolis

    D.E.A. de Littrature Compare

    Katalin HAJS

    Variations sur le thme de l enfermement

    dans la littrature maghrbine dexpression franaise

    Mmoire de master 2

    Sous la direction de Mme Sylvie BA LLESTRA-PUECH

    2004-2005

  • 2

    SOMMAIRE

    I. Introduction, problmatique p. 4

    II. Contexte historique p. 12

    Spcificit de la littrature maghrbine

    Analyse de la notion denfermement

    III. Formes littraires de lenfermement p. 21

    1. Exil : choix permanent, source de ddoublement

    (Driss Chrabi et Malika Mokeddem)

    2. LExil intrieur et lisolement, lemprise de la socit maghrbine p. 38

    (Tahar Ben Jelloun)

    3. La dmence et lpreuve de la mmoire p. 60

    (Tahar Ben Jelloun et Malika Mokeddem)

    4. Lincarcration et la question de la survie p. 76

    (Ahmed Marzouki et Abdelhak Serhane)

    IV. Conclusion p. 98

  • 3

    V. Bibliographies p. 102

    A. Bibliographie effective p. 102

    1. Corpus

    2. Dictionnaires

    3. Ouvrages critiques

    4. Divers

    5. Ouvrages consults

    B. Bibliographie prospective p. 106

    1. Corpus dpouiller

    Colonisation, migration et immigration

    Exil intrieur

    Lincarcration

    2. Ouvrages spcifiques

    3. Ouvrages gnraux

    4. Divers

  • 4

    I. Introduction, problmatique

    Mes diverses lectures dans le domaine de la littrature maghrbine de langue franaise

    ainsi que le thme de mon mmoire de matrise, portant sur une analyse mythocritique du

    roman LAuberge des pauvres de Tahar Ben Jelloun, mont conduite mintresser au

    phnomne de lenfermement rencontr dans les textes lus et tudis.

    Le premier lien flagrant mest apparu travers la comparaison du roman de Tahar Ben

    Jelloun avec celui de Malika Mokeddem, Nzid, sorte dUlysse des temps modernes. Ainsi

    dans le cas de Bidoun, personnage de Tahar Ben Jelloun, il sagit dune qute identitaire et de

    lamour ternel placs dans un contexte napolitain, dans lequel le narrateur se retrouve suite

    un concours littraire. Il dcouvre lAuberge des Pauvres, une vieille btisse qui abrite des

    tres trs probablement issus de son imagination. Lamalgame du rel et de la fiction est por-

    teur dun monde qui est situ en dehors des limites de la vie quotidienne grce loubli et la

    transformation des faits. Nora, personnage amnsique de Mokeddem, lutte contre cet oubli qui

    la frappe suite une blessure au visage, mais peut-tre galement dautres blessures plus

    profondes. Au fur et mesure que le lecteur dcouvre dautres ralits caches derrire la

    trame principale de ce second livre, Nora rtablit sa personnalit et son identit, ainsi que son

    histoire. Les deux protagonistes, dans deux contextes trs diffrents, font un travail de m-

    moire pour surmonter les conditions imposes par leur entourage.

    Ce travail de mise en parallle a soulev une ide commune aux deux textes, celle des

    limites que je traiterai sous le nom de lenfermement, notion dvelopper par la suite dans

    cette tude (cf. Contexte historique ). Ainsi lenfermement apparaissant dans divers

    contextes (social, physique, religieux, mental, psychologique, individuel, collectif et autres),

    jai t amene considrer ses caractristiques communes, reprsentes sous diffrentes

    formes. Ces formes sont lies les unes aux autres par une certaine limitation provenant de

    lentourage, rendues par la suite trs complexes dans les traits individuels. Or, travers

    ltude des textes maghrbins (et trs probablement dans dautres ouvrages de la littrature

    universelle), je me suis rendu compte quun thme peut tre abord de diverses faons, non

    seulement grce un style nonciatif et un genre retenu par lcrivain, mais aussi par une

    dlimitation subjective et individuelle des protagonistes , qui cre pour ainsi dire des limites

  • 5

    dans les limites . Ces ides sont trs similaires celles qui se dgagent de ltude du genre

    autofictionnel qui se compose dun niveau dexpression autobiographique, c'est--dire

    raliste, tout comme dune expression fictionnelle qui est issue de limaginaire. La

    problmatique identitaire est souleve par la recherche de la voix et du ton insrs dans le

    travail de lcrivain. Une qute identitaire qui dailleurs marque trs fortement toute littrature

    maghrbine dexpression franaise depuis les premiers ouvrages parus.

    La perspective adopte pour lanalyse des ouvrages retenus pour ce mmoire sera

    centre en premier lieu sur les divers moyens littraires utiliss pour la comparaison des u-

    vres du point de vue de cet enfermement naissant. Puis, en second lieu, les lments psycholo-

    giques seront dvelopps renvoyant chaque individu son propre enfermement. La littrature

    maghrbine, dans toute la richesse que cre la rencontre du monde exotique et du monde

    occidental (plus proche de nos conditions europennes), est une recherche constante de

    lexpression du Moi. Nous allons traiter les ouvrages cits par des moyens proches de la

    thorie sur lautofiction. Notre procd vise une observation profonde et dtaille de la forme

    et du contenu, cest dire du genre, du paratexte, des lments de narration et dans la

    continuit de notre travail, de la dimension psychanalytique. Cependant le questionnement

    tant ontologique et le sujet relevant dune large palette de la littrature maghrbine, il nest

    pas facile de dlimiter un corpus appropri. Le prsent travail serait donc le dbut de

    recherches qui exigent un approfondissement autant historique que thorique.

    Point essentiel prciser : lide de lenfermement ne correspond pas exclusivement

    un contexte pjoratif, de restrictions, de limites imposes. Bien au contraire, elle mne juste-

    ment une forme douverture individualise. Lambivalence de la notion denfermement est

    dautant plus intressante approfondir que les crits tudis montrent clairement une lutte du

    protagoniste avec les lignes infranchissables de son vcu, de son entourage, mais aussi avec

    des limites imposes par lui-mme. Une lutte qui, comme le montreront les textes et les l-

    ments examins, est profondment influence par ltat mental des individus, dont la mmoire

    prend ainsi un rle incontournable. A ceci sajoute une lecture qui ne fait point partie int-

    grante du prsent travail, mais qui ma profondment marque lors de llaboration de ce

    thme. Il sagit du roman-essai hongrois fond sur la ralit : La Cage dOr : lhistoire dun

  • 6

    asile (Aranyketrec : egy elmeosztly trtnete) de Benedek Istvn1. Ce mdecin-crivain

    sinspire de son travail au sein dun asile human is o les patients ne sont pas isols du

    monde, des mdecins et des infirmires, mais forment une communaut crative et produc-

    tive. Ainsi la libert, condition primordiale de ltre humain, est offerte aux malades traits

    dans cette institution novatrice pour son poque. Pour ceux qui ne peuvent profiter de cette

    libert mise disposition, nous ne pouvons rien faire , dira un des infirmiers dans louvrage.

    La dfinition de la cage dor prend ainsi forme. Les personnes qui ne peuvent profiter de

    la libert propose par leur entourage, ou celles qui ne peuvent lutter contre les limites imp o-

    ses par elles-mmes, senferment dans une cage dor. Une cage dor construite consciem-

    ment ou inconsciemment autour de soi, mais qui reste indestructible tant quil ny a pas de

    prise de conscience et dinitiatives.

    Lextrieur et lintime, ou lintrieur, se trouvent par ce jeu de limites des niveaux

    diffrents, mais jamais compltement isols. La configuration propose par lauteur des crits

    se forme dans lamalgame dune ralit extrieure et de limaginaire, qui complte son

    personnage. Cest dans cet amalgame que les limites recherches dans les rcits se prsentent

    comme parties intgrantes dune histoire personnelle, cest--dire dun individu subjectif. Une

    subjectivit qui est compose des lments de limaginaire se dplaant selon leur importance

    momentane dans la vie de lindividu. Lanalyse donc des textes mmes, cest--dire celle de

    la narration, du genre et dautres lments littraires, est tout fait indispensable pour

    approfondir notre recherche. Un versant psychanalytique, troitement li dans notre

    perspective la littrature maghrbine de langue franaise, une littrature montrant des traits

    communs avec lautofiction, est reflt par lanalyse.

    A travers ces images individualises, le roman maghrbin prsente divers thmes qui

    caractrisent la littrature maghrbine de langue franaise. Notre mthode se fonde sur une

    logique induite par larrire-plan historique et littraire que nous jugeons ncessaire la com-

    prhension et la prsentation des textes, car pour comprendre le signifi dun rcit de fic-

    tion, il faut connatre le rfrent du monde rel dont il sinspire 2 . Cette approche se conju-

    1 BENEDEK Istvn, Aranyketrec: egy elmeosztly trtnete, Budapest, Magyar Knyvklub, 2001 (1957). Le roman-essai fit scandale par sa nouveaut lors de sa parution. Toute luvre littraire de ce mdecin courageux traite de diffrents cas dinternements. 2 FREBY, Franois, Leffet rel fiction ou limpossible non-fiction et limpossible invraisem-blance, dans http://fabula.org/cgi-bin/imprimer.pl?doc=/effet/interventions/5.php, p. 3, consult le 5 septembre 2005

  • 7

    gue avec lobservation de certains procds narratifs qui permettent de dfinir les relations

    entre auteur, personnage et narrateur pour ainsi accder par la suite une analyse psychologi-

    que, voire psychanalytique, plus approfondie du rcit.

    Ainsi les crits sur lexil, portant sur le choix de la langue comme une suite invitable

    de la colonisation, prsentent une source de ddoublement et de contradictions. Une qute

    identitaire se reflte depuis les dbuts de cette littrature ne de la cohabitation de deux cultu-

    res compltement diffrentes, mais se compl tant et senrichissant indubitablement. Lhistoire

    du XXe sicle a pouss des personnes dorigine maghrbine faire lexprience permanente

    du choix invitable de la langue, de la culture, des traditions, de la religion et mme de la pa-

    trie. Quest-ce que ce choix permanent implique dans une socit maghrbine ? A notre sens

    il provoque un enrichissement, comme nous venons de le mentionner, mais aussi un malaise

    omn iprsent qui se cache ou se dvoile dans la plupart des textes issus de cette littrature. Une

    littrature que nous pouvons considrer comme exotique, mais il ne faut surtout pas oublier

    toute lemprise que le mtissage de deux cultures diffrentes, voire contradictoires , peut avoir.

    Une littrature hybride est ne de ce mariage de deux cultures, celle du Maghreb et celle du

    colonisateur franais.

    Une prsentation du thme de lexil, qui occupe une place prminente dans la

    littrature maghrbine de langue franaise, ne saurait se faire sans rfrence au livre de Driss

    Chrabi, Le Pass simple3. Lintrt particulier de cet ouvrage rside non seulement dans le

    scandale que provoqua sa parution (sur lequel nous reviendrons ultrieurement), mais aussi

    dans les traits communs entre le protagoniste et lauteur. Chrabi, comme le hros de son ou-

    vrage, quitte le Maroc au dbut des annes cinquante pour une dure de plus de trente ans,

    mais contrairement certains de ses contemporains, il ny est pas amen par une ncessit

    politique ou historique. Cet exemple nous aide dans cette tude dmontrer que la littra-

    ture maghrbine de langue franaise, mme profondment enracine dans la terre natale, est

    une littrature de lexil4 . Tandis que louvrage de Chrabi prsente les effets bnfiques de

    lexil, presque dans une atmosphre de bonheur et de bien-tre grce ce grand dpart de la

    terre natale, LInterdite5 de Malika Mokeddem retrace lhistoire dune jeune femme qui,

    3 CHRABI, Driss, Le Pass simple, Paris, ditions Denol, Folio, (1954) 2002, (Dans toutes les citations je me rfre la mme dition de chaque ouvrage.) 4 NOIRAY, Jacques, Littratures francophones, I. Le Maghreb, Paris, Belin, 1996, p. 122 5 MOKEDDEM, Malika, LInterdite, Paris, Grasset, Collection Le Livre de Poche , 1993

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    mme dans son village natal, tait dj exile comme lindique le titre de louvrage. Vic-

    time de certains vnements du pass et des murs rigides du village saharien dont elle est

    issue, elle est contrainte dabord de quitter An Nekhla, puis lAlgrie. Mais ltrangre sera

    toujours en dehors des normes locales, autant lors de lexil en France quaprs son retour dans

    son pays dorigine. Notre comparaison avec luvre de Driss Chrabi semble dautant plus

    approprie que Malika Mokeddem a galement bas ce roman sur ses propres expriences, sur

    son vcu. Ainsi notre prsentation vise dabord mettre parallle ces deux ouvrages, tous les

    deux ayant pour thmes principaux une critique de la socit maghrbine, le poids de lIslam,

    la condition fminine dans une socit arabe, lidentit culturelle, le conflit des civilisations et

    bien videmment lexil.

    Lexil nous conduit invitablement vers lapprofondissement de la notion

    denfermement. Nous avons donc choisi des ouvrages sur lexil intrieur, limpact de la so-

    cit sur lindividu maghrbin et le rapport de lindividu son entourage. A ce stade de

    ltude, le dveloppement de la thorie de lenfermement devient plus ais car une situation

    de choix simpose aux protagonistes des ouvrages. Il faut bien mettre en vidence le fait que

    ces ouvrages sont la fois des critiques de la socit et de certains choix imposs.

    Pour ainsi poursuivre la prsentation verticale de la socit maghrbine travers la vie

    de lindividu, nous avons choisi trois ouvrages de Tahar Ben Jelloun : LEnfant de Sable6, La

    Nuit sacre7 et LHomme rompu8. Le premier est un roman que lauteur a cr en sappuyant

    sur un fait divers, un mensonge social touchant la folie. Cest lhistoire de la huitime fille

    dune famille marocaine que le pre dcide dlever comme un garon pour ainsi chapper

    la honte gnrale. Une honte qui pse sur lui car un homme qui nest pas capable de concevoir

    un enfant mle, nest pas un vrai homme. Lhomme et sa fille sont ainsi victimes des attentes

    de la socit, tout comme de la sottise pousse lextrme du pre. La suite de cette histoire,

    La Nuit sacre, qui a valu le Prix Goncourt lcrivain, retrace la vie de cet(te) homme-

    femme, Ahmed / Zahra, le contrecoup de la mort du pre, toute la lutte acharne dune me

    profondment blesse pour retrouver une identit quelle na jamais connue. La situation de

    ce personnage rappelle la cage dor qui prend ainsi toute sa valeur dans notre observation

    littraire un niveau psychanalytique comme une certaine forme de lexil intrieur. La

    6 BEN JELLOUN, Tahar, Lenfant de sable, Paris, Seuil, collection Points , 2003 (1985) 7 BEN JELLOUN, Tahar, La nuit Sacre, Paris, Seuil, 1987 8 BEN JELLOUN, Tahar, Lhomme rompu, Paris, Seuil, collection Points , 1994

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    situation de cette femme pousse dans un abme de honte et de drliction nous rappelle un

    autre hros, Mourad, protagoniste de LHomme rompu, autre roman de Tahar Ben Jelloun. Il

    sagit de lhistoire dun homme honnte, petit fonctionnaire dtat, qui on reproche sans

    cesse dtre rest pauvre. Mourad connat par la suite livresse de la richesse grce sa

    position de pouvoir qui lui permet daccepter des enveloppes bien garnies en change de

    dcisions favorables ses clients. Il est victime dune socit corrompue et de la rapacit de

    sa femme, tout comme de sa belle -mre. Contrairement Ahmed / Zahra, lui retrouvera le

    juste chemin . Ces trois ouvrages nous sont utiles dans lexamen de lexil intrieur comme

    isolement, et comme impact des traditions et des attentes sociales, et comme lillustration des

    capacits subjectives de lindividu dans laboutissement de ces rclusions.

    Lide de choix imposs nous apparat sous une lumire moins vidente quand, dans la

    suite de notre tude, la notion de folie apparat. La folie, la perte ou lacquisition de la m-

    moire, lloignement de la ralit sont des phnomnes plus complexes par leur dimension

    psychologique. Ces ouvrages trouvent leur place dans notre tude justement par la complexit

    de leur contenu qui enrichit notre thorie denfermement. Une forme denfermement mentale

    se dessine aux yeux du lecteur.

    Il sagira alors dtudier la manifestation du phnomne denfermement galement

    dans la psychologie de ltre humain, dans le travail de la mmoire et dans lapparition de la

    folie. Le champ de la psychologie tant bien trop subtil pour ce travail, nous nous restrein-

    drons une approche psychanalytique purement littraire. Nzid9 de Malika Mokeddem est

    lhistoire dune femme qui revient elle amnsique sur un voilier. Elle redcouvre peu peu

    sa propre identit grce des gestes du quotidien, certains lments quelle rassemble grce

    sa raison. Cest aussi lhistoire dune femme qui tente de se reconstituer elle-mme par la re-

    cherche de sa mmoire. Bidoun, le protagoniste de LAuberge des pauvres10, est la poursuite

    dune identit perdue, mais contrairement lhrone, au fur et mesure de ses aventures, il

    perdra et la raison et une partie de son vcu pass, cest--dire sa mmoire. Comparer les deux

    histoires, du point de vue du rle de la mmoire, dans une qute qui est elle-mme en quelque

    sorte dfinie par diverses limites, clairera la diffrence mergente entre les deux

    protagonistes.

    9 MOKEDDEM, Malika, Nzid, Paris, Seuil, 2001 10 BEN JELLOUN, Tahar, LAuberge des pauvres, Paris, Seuil, 1999

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    De faon tout fait dlibre, la forme denfermement qui nous parat peut-tre la plus

    vidente quand nous abordons ce thme, et qui a t rserve volontairement pour la fin de

    notre travail, est lincarcration, forme qui, contre toute attente, nous rserve le plus de surpri-

    ses. Nous allons voir travers ces ouvrages comment un travail mental, impliquant notam-

    ment la mmoire, permet des dtenus qui se trouvent dans des conditions atroces de rester

    libres, malgr les apparences. Par le biais des mmoires et du roman -tmoignage, ou tmoi-

    gnage romanc, lenfermement physique se dvoile grce une lecture minutieuse. Cest l

    que lindividu est le plus limit par un espace physique et des moyens de pression

    psychologique. Mais cest dans cette partie aussi que nous pouvons le plus justement

    dmontrer le jeu individuel des dplacements, par soi ou par lentourage, de limites fix es.

    La forme denfermement la plus frquente ou du moins la plus criante est celle de la

    squestration, de lenfermement physique. Tazmamart, Cellule 1011 dAhmed Marzouki et

    Kabazal, Les emmurs de Ta zmamart, Mmoires de Salah et Ada Hachad12 par Abdelhak

    Serhane, nous serviront de point dappui pour conclure cette tude. Ces ouvrages traitent les

    presque vingt ans demprisonnement de personnes trs probablement innocentes (tout efois ce

    dtail ninfluence en rien notre approche littraire). Le travail de Marzouki prsente sous

    une forme trs ordonne les faits survenus suite des vnements politiques dans le Royaume

    marocain. Il rassemble les faits vcus par une soixantaine dofficiers de larme marocaine.

    Son ouvrage relve du tmoignage romanc. Le travail dAbdelhak Serhane se reprsente

    sous une forme de mmoires, de notes confies un crivain de profession. Lintrt

    particulier de cet ouvrage est la prsence des mmoires dune femme qui compltent ceux de

    lhomme, son mari. Le rcit dAda Hachad, femme du capitaine Hachad, est particulirement

    important pour nous car il nous permet non seulement de prsenter les souffrances dune

    femme dont le mari est squestr injustement dans des conditions inhumaines, mais aussi de

    dvelopper une autre ide trs importante : la famille des prisonniers, tout autant prisonnire

    dun systme, dun rgime, dune socit que leurs proches. Ce partage et cette solidarit bien

    particuliers entre (certaines) familles et dtenus nous renvoie de nouveau notre question

    fondamentale portant sur les limites prtablies et celles qui sont modulables selon les capa-

    cits psychologiques de lindividu, ainsi qu son rle dans la socit.

    11 MARZOUKI, Ahmed, Tazmamart, Cellule 10, Paris, Gallimard, 2000 12 SERHANE, Abdelhak, Kabazal, Les emmurs de Tazmamart, Mmoire de Salah et Aida Hachad Casablanca, ditions Tarik, 2004

  • 11

    A lexception des mmoires de Salah et Ada Hachad, le corpus de mon mmoire se

    constitue donc essentiellement douvrages parus chez des maisons dditions franaises. Nous

    parlons en consquence de littrature maghrbine dexpression franaise, tout en tenant

    compte des dbats suscits autour de cette dfinition. Ces ouvrages relvent donc dune litt-

    rature arabe en langue franaise, crations dauteurs dorigine maghrbine (algrienne, maro-

    caine ou tunisienne). Je reviendrai en dtail sur cette question dans la brve prsentation histo-

    rique qui nous permettra une introduction ce que jappellerai ici Littrature maghrbine de

    langue ou dexpression franaise . Le dsir dune littrature maghrbine sans frontires, ex-

    prim pour la premire fois lors dun colloque tenu Marrakech au Centre culturel franais,

    en mars 1988, justifie mon refus de retenir la nationalit des auteurs choisis comme critre de

    choix.

  • 12

    II. Contexte historique

    Spcificit de la littrature maghrbine

    Analyse de la notion denfermement

    Depuis les premires parutions, il existe un dbat trs anim autour de la dfinition de

    ce que nous nommons littrature(s) de langue ou dexpression franaise. Il est incontestable

    que la langue trangre du colonisateur est prsente dans les trois pays du Maghreb :

    lAlgrie, la Tunisie et le Maroc en tant que langue administrative et moyen dexpression ar-

    tistique. Elle a pu y prendre une place trs importante, quoique trs critique, par la force de

    lhistoire, du fait de la colonisation en Algrie (1830-1962), des protectorats en Tunisie

    (1881-1956) et au Maroc (1912-1956). Importante, car elle devient langue administrative et

    officielle, controverse pour sa prsence gnante pour les uns, (et par sa) richesse et possi-

    bilits stimulantes pour beaucoup13 .

    Le dbat souvre donc sur le rle de cette langue trangre dans la littrature maghr-

    bine. Certains considrent que cette langue nest quun espace transitionnel pour vhiculer la

    littrature de langue arabe14 (Kacem Basfao, Miquel). Dautres pensent quil nest point

    justifiable de diffrencier des littratures selon la nationalit de lauteur et de la langue dans

    laquelle il sexprime (Saadi Rabah Noureddine15). Enfin dautres thories prnent une nette

    dmarcation entre littrature algrienne, marocaine et tunisienne, car pour eux les vnements

    historiques survenus dans les trois pays ne sont pas comparables, dautre part en raison de leur

    production littraire qui nest pas identique ni en quantit, ni en qualit (mais cela reste dis -

    cutable), la production algrienne tant nettement suprieure celle des deux autres pays16.

    13 DJEUX, Jean, Maghreb. Littratures de langue franaise, Paris, Arcantre Editions, 1993, p. 9 14 Il ne faut pas oublier quil existe une littrature trs importante dite en langue arabe, mais aussi en langue berbre, par exemple en Algrie, sans parler dune riche littrature orale dans chacun des trois pays. 15 Cf. La nationalit littraire en question(s) , Nouveaux enjeux culturels au Maghreb, 1986, p. 231 16 Ce rsum est essentiellement tir de louvrage de Jean Djeux cit plus haut.

  • 13

    Ainsi nous convenons que ce que nous dsignerons par littrature maghrbine de lan-

    gue ou dexpression franaise recouvre toute la production littraire dauteurs dorigine

    maghrbine qui sexpriment essentiellement en langue franaise, dont nous analysons exclu-

    sivement des ouvrages parus en franais indpendamment du pays o ldition a t effectue.

    La particularit de cette littrature francophone rside dans lexistence dune culture musul-

    mane qui se manifeste travers ces uvres, sans impliquer obligatoirement la foi religieuse.

    Ainsi elle donne lieu des interfrences de valeurs et de mentalits, des mtissages cultu-

    rels, des ouvertures et des possibilits offertes par la langue trangre, en se nourrissant es-

    sentiellement dune vision complexe due la cohabitation du monde oriental et du monde

    occidental. Il y a l comme un double -jeu que lon retrouve transpos et modul de diverses

    manires chez des crivains du Maghreb qui crivent en franais 17. Les lments qui mar-

    quent, de faon incomparable, les ouvrages ici traits dans notre travail sont la dimension

    historique, comme le retour permanent du thme de la colonisation, de la lutte pour la libra-

    tion, des dsirs de changement, des problmes rencontrs au sein de la socit ; et la

    dimension culturelle, par le vcu maghrbin marqu par un contexte lourde ment religieux,

    mais aussi par la prsence de ltranger et les influences quil provoque.

    Pour avoir une vision plus vaste du sujet, il faut dabord prciser quune diffrence

    doit se faire entre le choix de la langue littraire (des crivains) et le choix de la langue utili-

    se au quotidien (du peuple en gnral). La langue est dabord lexpression de lindividu.

    [] Mais le seuil de variance le plus significatif dans le domaine du langage est celui des

    langues mme, lexpression la plus importante est celle dun peuple. 18 Cette diffrence

    rvle quau fond, aprs les premires tentatives de semparer du franais, premires volonts

    dassimilation, vient une vague de libration, un fort dsir de restituer la langue arabe (les

    dialectes ou la langue crite) son rle de langue officielle, ou du moins ne plus prouver la

    honte de ses origines.

    A partir des annes cinquante commencent crire des crivains qui reprsentent plus

    une littrature universelle, digne dattention. Ces crivains, pour la plupart, choisissent

    lexpression franaise certainement pour des raisons pratiques comme les possibilits

    17 DJEUX, Jean, Maghreb. Littratures de langue franaise, p. 16 18 TODOROV Tzvetan, Thories du symbole, Paris, Seuil, 1977, p. 353

  • 14

    dditions, non seulement par le nombre de maisons dditions mais aussi par le choix des

    thmes. Ensuite, par volont de se faire comprendre : ils saffirmaient dans la diffrence, et

    en franais donc, afin que lautre comprenne (mais du reste ils ne connaissaient pas la langue

    arabe19 [] . Nous devons aussi mentionner la volont de libration qui est troitement lie

    la reprise du pouvoir, autrement dit la connaissance et la pratique du franais pour un jour

    parvenir reprendre la grance de leur propre destine. Les gens du pays considrent la

    langue trangre comme un support menant au pouvoir. Ils ont donc lintention de se

    lapproprier (ou plutt de la isser leurs enfants le faire) pour accder au savoir-faire occidental,

    le progrs matriel et technique quamne ltranger. Il faut aussi noter que le choix de la

    langue trangre symbolise le meurtre de la mre, de la langue maternelle par la rduction de

    cette dernire au silence, la langue arabe souffrant dune sclrose sacrale 20 par le maintien

    des limites contrles. Ainsi le franais intervient dans lcriture non seulement comme un

    choix pratique de diffusion, ddition et dchange avec un public plus large, mais aussi

    comme une libration dsacralise qui permet une transgression. Les crivains vont ainsi

    contre les interdits parentaux par la transgression des tabous. Lcrivain maghrbin ne peut

    peler sa langue maternelle car cela signifie fantasmatiquement faire violence la mre, au

    giron gniteur et protecteur21.

    La volont de se faire comprendre incite les auteurs diversifier leurs thmes

    dcriture et faire en sorte de toucher le public le plus large. Une profonde analyse des

    socits maghrbines se met en place, ce qui amnera retrouver souvent des hros en

    rupture, quittant ltrangre . Cest ainsi que commence une dconstruction du mythe de la

    libration par les auteurs : les problmes ne sont point rsolus par la libration politique car en

    ralit le peuple nest point libr, il reste exil son for intrieur. Une littrature qui vise

    faire tomber les tabous et donc aller au plus profond des socits maghrbines, dans leur

    construction, dans leur fonctionnement et dans les rapports figs entre les individus, ncessite

    une certaine approche psychanalytique. Nous reviendrons lapproche psychanalytique des

    19 DJEUX, Jean, Maghreb. Littratures de langue franaise, p. 39. Il faut noter que la citation de Jean Djeux ne peut porter que sur larabe classique et dans le cas des auteurs de premire gnration, tant donn que les auteurs connaissent parfaitement les dialectes parls dans leur pays respectifs. 20 Ibid., p. 170 21 Trajets. Structure(s) du texte et du rcit dans luvre romanesque de Driss Chrabi de K. Basfao, cit par Jean Djeux, Ibid., p. 171

  • 15

    ouvrages littraires dans le chapitre suivant, lors du dveloppement et de la prsentation du

    thme travers les textes que nous tudions.

    Cependant les quelques caractristiques dj dveloppes de(s) littrature(s) maghr-

    bine(s) de langue ou dexpression franaise montrent un malaise, un abcs crever dans le

    dveloppement des thmes. Ces maux viennent notre sens dune perte de tout repre dans

    lamalgame vertigineux de diffrentes cultures, langues, religions et traditions. La construc-

    tion du thme denfermement respecte la complexit du phnomne dans la vie dun tre hu-

    main.

    La perte de certains repres inflige dans une tradition musulmane de foi et de croyan-

    ces, sadaptant un contexte maghrbin dans un lieu de colonisation ou de protectorat (pr-

    sence trangre perturbante) a rapidement men vers une qute identitaire qui est omnipr-

    sente dans quas i tout ouvrage issu dauteurs dorigine maghrbine. Cette qute identitaire est

    accompagne de prs par une incertitude ne du manque total de repres ou du moins du

    basculement de certains parmi ceux qui paraissaient gravs dans le marbre depuis des sicles.

    La personne tant la proie de lincertitude qui accompagne cette rencontre particulire de

    deux cultures (avec les consquences que nous allons dvelopper) se retrouve dans un ddou-

    blement psychologique car tout peut tre vrai et rel dans un monde sans repres. Selon les

    tats que nous pouvons reconnatre dans certains de ces ouvrages, cela confine presque un

    niveau de schizophrnie, de clivage de Moi dans le sens o les images de fantaisie sont

    capables de se prsenter comme relles. Ainsi la perception de lentourage se dconnecte de la

    perception de la ralit, cest pourquoi ltalon ou la base de comparaison dont nous nous

    servons pour juger ce qui est bon et ce qui nest pas bon est atteint. Sa destruction

    mne lincapacit de dcider de ce qui est vrai et de ce qui nest que la cration dun

    imaginaire prpondrant. Et mme si la personne concerne tait capable de dmarquer la

    ralit de limaginaire, que lles sont ses chances de pouvoir opter pour une juste valuation si

    elle est toujours sans repres ?

    Ce manque dvaluation mne par la suite une certaine folie dont les sources sont

    difficilement reprables pour lindividu maghrbin du simple fait de la rpugnance

    lintrospection22, prsente autant dans la socit en gnral que dans la littrature. Se faire

    connatre ne reflte quun aspect du milieu de vie car on ne se dvoile pas dans son inti-

    22 Cf. Lectures maghrbines, Paris, 1984, p. 26 par Wadi Bouzar

  • 16

    mit . Lautobiographie nest donc pas un genre part entire dans un milieu arabo -musul-

    man simplement parce quelle est trs vite dplace vers le tmoignage de lextrieur23. Nous

    pouvons certainement expliquer ce fait par lacceptation commode de cette structure fige de

    la socit qui ne fournit pas lespace ncessaire laffirmation dune singularit ou de

    lindividualisme. La dcouverte de la vie intrieure en tant que sujet et problme de la

    cration littraire constitue lun des rsultats les plus significatifs du contact avec

    lOccident 24.

    Laffirmation du je dans les textes maghrbins est donc double tranchant. Dune

    part on a limpression de combler un vide ou un manque par lhomme qui ressuscite, qui se

    fait un nom, qui est reconnu dans ce je qui engage lindividu (sans pour autant lidentifier

    lauteur mme). Dautre part, au Maghreb cest lhomme social qui compte avant tout

    dans le contexte de la vie traditionnelle ; lindividu ne doit pas se singulariser25 . Cette so-

    cit ne contribue donc pas forcment (peut-tre mme au contraire) lmergence du je ,

    mais plutt entrane luniformisation. Cette socit castratrice des personnalits et des indivi-

    dus, est fortement contraignante surtout en prsence de ltranger, dune socit au contraire

    trs individualiste, libertine et librale la fois du point de vue maghrbin. Le genre

    autobiographique et autofictionnel, le tmoignage, les mmoires, les confessions ou les autres

    littratures du Moi portant sur la vie intime de lindividu maghrbin sont donc la consquence

    de la prsence europenne (la confession remonte la tradition judo-chrtienne). Mais, ce

    point de notre travail, il est trs intressant daborder une question de thorie littraire suscite

    par le grand dbat sur la cration autofictionnelle.

    Selon Serge Doubrovsky 26 au MOI (visible au miroir) soppose donc le A (dernier

    rel, invis ible) . Ceci implique une double identit de lindividu, la ralit de lauto-regar-

    dant devient alors son irralit. Impossible de sexprimer sans fictionnaliser alors que ltre

    nexiste que par lnonciation. Cette ide rejoint dailleurs troitement la sparation de

    23 Le militant masque de lhomme de Ouramdane Naceur, cit par Jean Djeux dans Maghreb. Littratures de langue franaise. 24 VON GRUNEBAUM, LIdentit culturelle de lIslam, traduit de langlais, Paris, Gallimard, 1973, p 141, cit par Jean Djeux, Au Maghreb, la langue franaise langue natale du je, dans MATHIEU, Martine, Littratures autobiographiques de la francophonie, Actes du colloque de Bordeaux, Paris, lHarmattan, 1996, p. 182 25 DJEUX, Jean, Maghreb. Littratures de langue franaise, p. 126 26 DOUBROVSKY, Serge, Autobiographie/vrit/psychanalyse (p. 61-79), dans Autobio-graphiques. De Corneille Sartre, Paris, P.U.F., 1988, p. 67

  • 17

    lindividu qua mise en lumire Barthes dans La chambre claire, savoir le studium et le

    punctum. Dans ce cadre, le studium exprimerait une ralit quotidienne, un train de vie, alors

    que le punctum serait plus abordable par lexpression intrieure de lindividu. La psycha-

    nalyse applique la littrature est donc amene dcrypter les sens du punctum, le contenu

    que lcrivain ne dvoile point de sa propre volont. Ce contenu reprsente un ct incons-

    cient de louvrage. [] ce qui "entre" dans la "bote noire", ce sont les "rveries" de

    lcrivain ; ce qui en sort, cest leffet produit sur le lecteur : l"oeuvre" constitue lentre-

    deux. 27

    Par la force de lhistoire, les consquences du conflit, de la blessure et de la rvolte p-

    sent sur les crivains et font surface dans les rcits traitant des thmes rcurrents comme le

    grand dpart, le retour aux origines, la qute identitaire ou le dsir de semparer de

    lEtrangre. La qute des origines des institutions humaines et des crations culturelles,

    prolonge et complte la recherche de lorigine des espces conduite par le naturaliste, le rve

    du biologiste de saisir lorigine de la vie, leffort du gologue et de lastronome pour

    comprendre lorigine de la terre et de lunivers. Dun point de vue psychologique, on peut

    dchiffrer ici la mme nostalgie du "primordial" et de l"originel"28. Ainsi le lecteur

    dcouvre des sujets et des obsessions profondment refouls qui se manifestent souvent

    implicitement dans un rseau organis dobsessions (Roland Barthes). Cest ce niveau

    que la psychanalyse intervient entre le livre et sa lecture. De ce point de vue, nous ne devons

    point faire de diffrence entre les ouvrages issus des trois pays du Maghreb, car une lecture

    globale permet une identification des thmes obsdants qui ne peuvent, leur tour, tre

    dissocis de lhistoire similaire de ces pays. Une mthode dexamen la fois synchronique et

    diachronique nous conduit vers la dfinition de la confrontation de lindividu avec le surmoi

    de lautre (de ltranger) puis, par la suite, des siens.

    Deux espaces et deux images fortes et symboliques clairent le drame de lcrivain :

    limage du soleil, celle de lagression et de la castration ; limage de la caverne, celle du re-

    fuge dfensif et protecteur du mythe29. Ces deux oppositions sont pourtant troitement lies

    27 ASSOUN, Paul-Laurent, Littrature et psychanalyse, Paris, Ellipses, 1996, p. 33

    28 ELIADE, Mircea, La nostalgie des origines, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1999 (c1971), p. 82

    29 DJEUX, Jean, Maghreb. Littratures de langue franaise, p. 142

  • 18

    autant dans limaginaire collectif que dans la cration autobiographique ou autofictionnelle

    (extriorit dune part et intimit de lautre). A vrai dire, cet espace-refuge lui est dune

    hospitalit toute relative, et toute provisoire, car la science et la philosophie modernes

    singnient prcisment garer les repres commodes de cette "gomtrie du bon sens" et

    inventer une topologie droutante, espace-temps, espace courbe [] qui compose ce

    redoutable espace-vertige o certains artistes ou crivains daujourdhui ont construit leurs

    labyrinthes. 30 Quelles sont alors les particularits dune autobiographie maghrbine ?

    Trs certainement la rencontre de deux mondes diffrents, voire contradictoires

    dans un sens (ceci est probablement valable pour toute littrature de colonisation ou

    dmigration), et limaginaire imprgn des tabous et des frustrations librer par lcriture

    ou par la parole. Nous reviendrons en dtail sur ces thmes dobsession, de domination du

    surmoi tranger ou propre, des symboles omniprsents et de leur signification, des mythes,

    des traditions, dans le chapitre suivant lors de la prsentation des uvres. Chaque fois que

    lon aborde le symbole et les problmes du symbolisme et de son dchiffrement, lon se

    trouve en prsence dune ambigut fondamentale. Non seulement le symbole a un double-

    sens, lun concret, propre, lautre allusif et figur, mais encore la classification des symboles

    nous rvlait les "rgimes" antagonistes sous lesquels les images viennent se ranger. 31

    Lobservation de ces thmes et leur analyse nous permettent daffirmer quil y a eu

    une volution dans le dveloppement littraire maghrbin et que ce dveloppement corres-

    pond non seulement lhistoire littraire et culturelle mais aussi lvolution de ce que nous

    appelons enfermement . Comme nous lavons brivement esquiss dans lintroduction

    cette notion correspond simplement au respect conscient et/ou inconscient de certaines limites

    imposes par lentourage physique, moral ou thorique et par un Moi qui est cens reprsenter

    lindividu. Cette notion est certes prsente dans la cration artistique de toute nation et de

    toute socit mais elle nous parat flagrante dans les uvres de la littrature maghrbine.

    Lhistoire littraire, tout comme la succession des ouvrages dits, prsente une sorte

    dabsorption des diverses manifestations du mme thme que sont lenfermement, la

    30 GENETTE, Grard, Figures I., Paris, Seuil, Essais, 1966, pp. 101-102

    31 DURAND Gilbert, LImagination symbolique, Paris, PUF, 1998, c1964, p. 115

  • 19

    squestration, la claustration, lisolement, la rclusion. Dans un premier temps paraissent des

    ouvrages traitant de la qute identitaire, dune srie de questionnement portant sur le choix de

    la langue dexpression, du rle de lindividu dans la socit, des diffrences entranes par la

    prsence franaise, de la place de la femme au sein de la famille et de la socit, des enfants et

    de leur rapport la famille, surtout aux parents.

    Une littrature portant sur des questions existentielles comme par exemple celle de

    lexil apparat ds les dbuts. Elle reflte un malaise, une blessure, la solitude par le concours

    des circonstances quentrane lexil, rsultat de contraintes (politique, finances, sociale) ou de

    motifs individuels. Le Maghreb apparat alors comme une diffrence intraitable , lindividu

    tant partag entre les charmes de la nouveaut et des tentations (la fitn) troublant son

    imaginaire. Cela le conduit tre squestr entre le Paradis et lEnfer, les traditions et les

    nouveauts, linterdit et le permis, le dit et le non-dit.

    Une autre forme de lexil rsultera de lexil comme dplacement physique : celle de

    lexil intrieur ou de la rclusion solitaire. Cela reprsente plus nettement une distanciation

    ventuelle entre les limites imposes par un entourage physique, moral, et entre celles que

    simpose lindividu lui-mme par ses capacits et possibilits individuelles (plutt internes,

    intellectuelles et mentales que matrielles). Ainsi, des espaces de refuges se montrent-ils dans

    la littrature comme un retour aux entrailles du peuple (Fanon) et du soi. Limage de la

    caverne (qui apparat dj dans le Coran : lhomme des cavernes) reprsente un refuge

    dfensif et protecteur, un lieu de la rintgration de soi. Jacques Berque dfinit de la faon

    suivante le rle de la caverne : la grotte peut sappeler religion, thique familiale, sensuelle,

    recours lantre avec tous les dveloppements que cela suggre du point de vue

    psychanalytique et mythographique32 .

    Cependant lexil intrieur nous rapproche dune faon trs particulire de la notion de

    folie (galement thme rcurrent) qui soulve aussi la question du rle de la mmoire. Avec la

    libration de limaginaire des auteurs, des hros ngatifs surgissent dans le roman maghrbin.

    La dpossession de soi, lidentification avec lautre dans la non-authenticit entranent des

    comportements psychotiques chez les protagonistes dans les romans de lchec, o diffrentes

    manifestations de la folie guettent le hros. Nous dcouvrons donc les romanciers maghrbins

    32 BERQUE, Jacques, La dpossession du Monde, Paris, Seuil, 1964, p. 156

  • 20

    sous un autre aspect dans ce refus du hros positif : le romancier pourchasse son hros dans le

    suicide, la dmence ou lalcoolisme. Lobservation de ces sortes de meurtre sera particuli-

    rement intressante au regard de la foi musulmane.

    La dernire forme denfermement apparat dans ce que les chercheurs contemporains

    appellent la littrature carcrale maghrbine (dans notre cas : marocaine). Elle repose en pre-

    mier lieu sur des vnements historiques qui sont relats par des tmoins, des survivants, des

    personnes proches de ces phnomnes. On peut parler ici de roman-tmoignage qui prsente

    une incarcration de longue dure et toutes les consquences humaines, mentales, psychiques,

    physiques que cela engendre. Dans la prsente tude, cette littrature, quoique trs importante,

    prend une place ingrate par le rle que je lui ai rserv. Elle me sert tout dabord soutenir

    une hypothse sur lenfermement que je dveloppe travers des phnomnes plus difficile-

    ment dterminables. La fonction utilitaire dont se chargent ces rcits qui rsident entre

    lautobiographie et le tmoignage (tout en aspirant une qualit littraire exigeante) est la

    prsentation factuelle-fictionnelle dun vcu. Un vcu fortement dtermin par des cadres

    physiques restreints, des conditions de vie trs dures et un fort asservissement au monde ext -

    rieur. Les auteurs de ces rcits montrent cependant leur capacit dloignement de ce monde

    extrieur qui les contraint crer un systme interne (dans les lieux dincarcration), un

    monde imaginaire et des limites amplifies par les capacits individuelles. Cet aspect trs

    particulier dont parlent toujours les auteurs de cette littrature nous prouve alors limplication

    individuelle de chaque tre par rapport son propre enfermement.

    A mon sens, la littrature carcrale regroupe dune manire singulire les lments de

    lenfermement. Il faut cependant prciser que les formes que jai dfinies ne sont point disso-

    ciables les unes des autres ni dans la ralit ni dans la littrature au point o je me le suis per-

    mis. Ces phnomnes se rejoignent de faon troite et occasionnelle et dans les ouvrages litt-

    raires et dans la vie quotidienne. Je considre donc que les diffrents niveaux denfermement

    et disolement dtermins pour lanalyse dun corpus mont servi de moyen dexplication et

    doutil de prsentation (certes trs unilatrale) dune composante de la littrature maghrbine.

    Ces thmes se retrouvent donc dans de nombreux ouvrages maghrbins et se rajoutent comme

    des couches apparaissant ultrieurement dans les questionnements et critiques que prsente la

    littrature maghrbine en gnral.

  • 21

    III. Formes littraires de lenfermement

    1. Exil : choix permanent, source de ddoublement

    (Driss Chrabi et Malika Mokeddem)

    Deux uvres emblmatiques ont t retenues pour lobservation des aspects de lexil

    dans les textes francophones dauteurs dorigine maghrbine. Lune des annes cinquante,

    lautre des annes quatre-vingt-dix. Lune crit par un homme, lautre par une femme. Lune

    marocaine, lautre algrienne. Lune considre comme maghrbine, lautre comme beur. Les

    deux classes francophones et non pas franaises en France, ni maghrbines au Maghreb.

    Lexil voqu dans leurs textes rvle un thme obsdant multiples faces. Nous devons

    prcis er que les deux ouvrages analyss ne dcrivent pas le phnomne et ltat de lExil pro-

    prement dit. Luvre de Chrabi est la description de la priode qui suit lexil, mais dans le

    cas de son protagoniste, lexil peut tre mis en question galement. Son hros nest contraint

    par rien pour ce dpart, si ce nest par la volont du pre qui depuis longtemps dj na plus

    de valeur ses yeux. Par contre, le texte de Malika Mokeddem prsente le retour aprs les

    annes de lExil. Si ces deux ouvrages figurent quand mme dans un chapitre intitul Exil ,

    cest justement par la force descriptive des deux extrmes. Les deux textes nous fournissent

    tous les lments ncessaires pour la comprhension de ltat de lexil , mais nous enri-

    chissent, compars aux textes parlant proprement dit de lexil, par les pralables et les cons-

    quences observs long terme.

    La priode entre les annes vingt et les annes cinquante marque une acculturation et

    un mimtisme dans les littratures des socits des pays maghrbins. Ainsi, partir du dbut

    des annes cinquante nous pouvons observer un questionnement important des auteurs tra-

    vers leurs ouvrages sur lidentit du peuple maghrbin. Ce sont des annes qui remuent

    profondment les trois pays du Maghreb et par consquent, il en rsulte une littrature plus

    engage, sinsrant dans un courant de rsistance, portant sur des sujets choquants et

    rvoltants, sur le colonis ateur et laffirmation de soi.

    Lanne 1954 marque un tournant dans lhistoire certes non pas par la parution du

    Pass Simple de Driss Chrabi, mais surtout par le dclenchement de la rvolte en Algrie,

    donc un dbut menant vers la libration ultrieure des trois pays. Les crivains, notamment

  • 22

    Chrabi, prennent de plus en plus la parole pour dire ce qui manque, pour exprimer une vo-

    lont de sidentifier, pour prsenter une critique profonde du colonisateur et de la socit

    mme. Il est indispensable en vue de lindividuation et de la ralisation de soi-mme, quun

    tre apprenne se diffrencier de lapparence quil a incarne aux yeux des autres et ses

    yeux, de mme il est indispensable dans un but identique, quil prenne conscience du systme

    interrelationnel qui relie son Moi et son inconscient 33. Cest ainsi quapparat dans la

    littrature engage le hros en rupture, en rvolte qui rejoint la lutte pour retrouver la voie de

    lintestin natal (Kateb Yacine). Les auteurs reconnaissent la ncessit de saffirmer pour

    dvoiler, tmoigner et se rvolter.

    Cest dans cette trame que sinsre le roman de Driss Chrabi, un roman de la rvolte

    contre un pre autocrate et une socit castratrice. Il sagit dun crit iconoclaste, violent,

    lcriture survolte dont les tensions sont galement reprables par des lments stylistiques

    et formels auxquels nous reviendrons au cours de lanalyse du rcit. Une premire lecture

    montre le dveloppement de la rvolte contre le pre, qui quivaut une confrontation la

    religion et une socit faite de bigoterie et dhypocrisie. Ainsi une enfance traumatise,

    marque par une extrme tension et frayeur, se prsente au lecteur. Une lecture au second

    degr, mais pas pour autant ngligeable, rend palpable le rapport troit la mre. Linceste

    peut provenir des caractristiques de la socit, dune mre possessive qui ne libre pas et

    aussi bien de lattachement symbolique aux origines et la langue natale.

    La mre de Driss Ferdi, personnage de Chrabi, est prsente comme la femme sou-

    mise une famille o une seule personne a le droit la parole : le pre. Un pre, comme le dit

    Albert Memmi dans Agar qui nexiste que par sa parole dordre, par linterdit et le permis.

    Les autres membres de la famille sont condamns au silence. Un silence dj voqu, qui

    nous renvoie celui de la langue maternelle. Le silence est une opinion 34 , tel est lexergue

    choisi par lauteur pour le premier chapitre. Face ce mutisme, nous sommes de nouveau

    amens voquer les similitudes entre le rapport de lindividu avec sa langue maternelle, ses

    origines et ses gniteurs et avec la violence fantasmatique sur la mre qui est condamne

    mourir (se suicider pour tre plus prcis). Le mutisme est par ailleurs escroquerie. Les lvres

    33 JUNG, Carl Gustav, Dialectique du Moi et de l'inconsci ent, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1988, p. 160

    34 CHRABI, Driss, Le pass simple, p. 13

    ARGAZNote

  • 23

    muettes des femmes ne sont point sans parole. Elles sont muettes de peur de se faire enten-

    dre mais elles continuent, bel et bien la communication, lchange qui reste cantonn dans un

    milieu fminin : Sans doute, se contentaient-elles de gesticuler. [] Je tardais pourtant un

    peu. Le temps de donner un sens leurs lvres35.

    Cela nous conduit -il vers une sorte de non-existence de la progniture du Seigneur,

    Hadj Fatmi Ferdi, et de sa femme ? Certes non, mais plutt vers une autre forme de leur exis-

    tence. Ils existent bel et bien, puisquils ont chacun leur place et leur devoir au sein de la fa-

    mille et de la socit mais cependant cette existence est explicitement rduite un rle de

    pantin. Au fond se trame la rvolte et le refus de cette vie. Cest ainsi que les protagonistes

    deviennent participants actifs de leur propre vie : une mre qui se suicide, un enfant qui se

    rvolte non seulement en poursuivant ses tudes en franais, en shabillant leuropenne,

    mais aussi par le meurtre maintes fois imagin et explicit de son pre.

    Les lments stylistiques ne font que soutenir la volont de lcrivain dexprimer ten-

    sion, frayeur, rvolte et critique travers son criture. Nous pouvons observer une narration

    la premire personne du singulier, cest--dire un je qui renvoie par la syntaxe lidentit

    du narrateur et du personnage. Dun point de vue pragmatique et smantique, lauteur

    sengage galement sidentifier son personnage-narrateur par des lments auto-

    biographiques que nous pouvons dceler dans le roman36 bien que lcrivain marocain se soit

    toujours dfendu davoir voulu crire un roman autobiographique. Cependant les modles

    personnels, c'est--dire le vcu de lauteur, ne sont pas mis en vidence. Ainsi se prsente de

    nouveau la question de lcriture autobiographique dans le contexte maghrbin. Sagit-il

    dune histoire base sur des faits tirs de son propre vcu ou bien soutenue par une criture de

    lextrieur, simplement qualifie comme un regard critique port sur la socit ? Le genre du

    roman autobiographique semble plus appropri dans ce contexte dune part par sa dfinition,

    dautre part par les caractristiques voques de lcriture maghrbine. Il nexiste point

    dcriture autobiographique sans fictionnaliser ; nous pouvons donc parler dune fiction qui se

    veut raliste ou proche de ce qui est probable par des lments indubitablement prsents dans

    la vie quotidienne de la socit. Nous devons tout de mme attirer lattention sur un fait cer- 35 Ibid. pp. 93 et 97 36 Entre autre la formation dingnieur chimiste de lcrivain laquelle il fait allusion juste avant le dpart de son hros Paris : Ma vie, je lai conduite en alchimiste. Me sont rser-ves, sans doute, quelques annes, vingt, soixante. Que je conduirai en chimiste. , Ibid., p. 272.

    ARGAZNote

    ARGAZTexte surlign

  • 24

    tainement pas anodin, plac par lauteur dans son texte comme pour appuyer notre approche

    ou inciter le lecteur lire le texte romanesque comme autobiographique : le prnom du prot a-

    goniste37 correspond au prnom de lauteur.

    Cependant la narration recourt parfois la troisime personne du singulier comme

    pour distancier le narrateur-personnage (narrateur autodigtique) de son propre rcit, partici-

    per ainsi lamplification de la tension que poursuit lauteur tout au long de son criture par

    dautres moyens dexpressions. Cette distanciation attribue au rcit un effet relativisant,

    produit par ce clivage du moi. Sinon la prsence du narrateur autodigtique suggre la

    personne relle dans le roman qui de fait ne peut tre omnisciente et omniprsente au niveau

    de sa propre narration, elle aspire donc leffet de rel.

    Le style ironique soutient le langage rocailleux, rugueux et saccad de lauteur et met

    nu les blessures enfermes dans cet crit. Disciple avou de Faulkner, [] il pratique la

    technique de fission de la chronologie38 , Driss Chrabi mne son lecteur consciemment vers

    le trouble, sorte de frustration (plaisante au niveau de la lecture) que ncessite une tension

    inexprimable. Il fait appel au genre thtral pour dcrire un des drames familiaux : Le

    rglement de comptes, entre lui et moi, se fit, mes dpens en trois actes39 . Cependant le

    lecteur ne trouve pas de changement du genre en drame, ni par le style, ni par la forme,

    puisquil sagit plutt dun synopsis que dune pice de thtre. Entre les lments littraires, le

    contenu et le style, se forme ainsi la tension ddramatise par lcrivain. Une autre modalit de

    cette intervention est la prsence dun conte dinspiration folklorique qui sintercale dans la

    reprsentation dune scne familiale. Le fait que le texte du conte moralisant se prsente en

    italique par rapport au texte qui lencadre et lenjambe provoque tout de suite un regard

    diffrent du lecteur. La diffrence de registre de ces deux rcits est explicite par la

    typographie. Par la suite, lenchevtrement du contenu de ces deux textes, le rcit dans le

    rcit, rvle les raisons de cet effet dcriture, de ce truquage . La scne familiale est la

    suivante : le 24e soir du ramadan, alors que le fils an rentre la maison non seulement en

    retard, mais en plus ivre, les pressions sont maximales dans la famille du Seigneur, potentat

    37 Le nom de famille du hros est aussi symbolique, Ferdi signifie revolver en arabe dia-lectal. Un revolver Luger qui rapparat dailleurs dans le roman lors du rglement de comptes entre pre et fils : Il la prit, la posa sur le guridon, gale distance de sa main, de la mienne. , Ibid., p. 256 38 Prface de lditeur louvrage cit de Driss Chrabi. Ibid. 39 Ibid., p. 41

    ARGAZNote

    ARGAZTexte surlign

  • 25

    marocain. Il profite de certains drames qui se sont produits dans la famille pour dclarer et

    affirmer son autorit et sa disposition sur elle. Pendant quil mne un discours dmontrant une

    extrme habilet rhtorique (qui est dailleurs une caractristique importante de tous les

    discours du livre), ou plutt une discussion unilat rale avec les membres de sa famille,

    Driss schappe des lieux grce son imagination. Lapologue cit ou racont soi-mme

    relate lasservissement sexuel, sentimental et financier dun pauvre enfant du pays.

    Et jusquau moment o vous permettez vos incisives en

    or de se desserrer, je vous chappe. Par mon imagination.

    Elle est vaste, vous-mme lavez reconnu.

    Je me mis donc comprimer mon imagination et il en fut

    extrait une vieille histoire. Que je me racontais40.

    Le protagoniste explicite ainsi llargissement de ces limites factuelles grce son

    imagination qui prsuppose une certaine libert de penser. Cependant une chose trange se

    produit : cette imagination est tellement infecte et influence par le vcu quelle ne peut sen

    dtacher sainement. Quoique le hros se libre des cadres physiques et rels par cet atout que

    reprsente limaginaire, il se retrouve tout de mme dans les flaux de la socit de ses

    origines.

    Il fait allusion la pratique homosexuelle ou bisexuelle qui se prsente par la polyva-

    lence et la plasticit du sentiment amoureux mme41 , quoique lidal sexuel arabe soit

    lhtrosexualit et une virilit fortement affiche. En sappuyant sur lcrit de Mlek Chebel,

    nous apprenons quil existe des lieux et des institutions o lhomosexualit et la bissexualit ne

    sont pas antinomiques aux valeurs dominantes. Serait -ce le cas pour lcole coranique gale-

    ment ?

    Le narrateur fait part de ses expriences au sein de lcole religieuse o les enfants

    apprennent la peur, prennent des cours tacites de pdrastie applique avec ou sans le

    concours honorable du matre de lcole 42 . Le lecteur apprend par ailleurs que les rgles

    40 Ibid., p. 50 41 CHEBEL, Mlek, Limaginaire arabo-musulman, Paris, P.U.F., 2002 (1993), p. 357 42 CHRABI, Driss, Le Pass simple, p. 39

  • 26

    sches, les coups de bton et autres chtiments font partie intgrante de la vie quotidienne des

    enfants (de lcole coranique du moins). On peut voir une analogie entre limage du contact

    homosexuel et le chtiment par coups de bton. Dj symboliquement les deux sont trs simi-

    laires, mais il faut aussi noter le fait de ne point disposer de son propre corps. Lindividu

    maghrbin serait-il dpendant dune socit autant par sa solidarit et son assimilation la

    communaut ( lOumma qui veut aussi dire mre) que par le manque dautorit concernant

    lusage de son corps ? Certes il faut noter ici la notion de violence qui poursuit la

    civilisation arabo-islamique. Nous pensons notamment la violence que subit ltre pour

    sabsoudre de son impuret originelle , c'est--dire la circoncision et dans certaines

    pratiques, lexcision. Puis la violence au niveau des tapes dinitiation, entre le patriarche et

    ses disciples, dans la relation entre gouvernant et gouvern, sans oublier les attitudes sexistes

    ou la violence tout simplement entre lintrieur et lextrieur, rsultat des contradictions

    individuelles entre ce qui est permis et ce qui est dsir. Dans ce dernier exemple notamment

    nous observons une ambivalence profonde qui est dailleurs souvent explicite dans les textes

    littraires . Selon Mlek Chebel nous devons cependant diffrencier violence et agressivit des

    communauts arabo-musulmanes. Cette violence-l est globale, indiffrencie, corrlative

    aux rapports de force et aux usages43.

    Pour pousser plus loin cette rflexion, revenons un moment sur lvasion de Driss par la

    force de son imagination. Il chappe certes au contrle du pre totalitaire mais se retrouve dans

    un monde empli de tnbres tout aussi pesantes que celles quil a lintention de fuir. Malgr sa

    libert imaginaire, il nest plus en mesure de sortir de lunivers qui pse sur tout son tre et sur

    celui de bien dautres membres de la socit. Le protagoniste est momentanment fig entre

    des contradictions : celle de la haine et de ladmiration prouve vis --vis du pre, celle de la

    volont dtre libre mais ne point pouvoir svader, ou bien celle de devenir tranger/diffrent

    pour tre capable de rester entre notre lthargie orientale et linsomnie occidentale 44 . Lui-

    mme exprime maintes fois cette incapacit dagir laquelle il se heurte plusieurs reprises

    face la crainte que provoque en lui son pre.

    Le roman trace plusieurs cercles hermtiques et hermneutiques dont nous allons clai-

    rer ceux que nous considrons di mportance primordiale. Longtemps Driss tourne dans ce

    cercle, sans dbouch rel dans sa volont dvasion. Le fils rvolt est rpudi de la maison 43 Ibid., p. 379 44 Ibid., p. 23

    ARGAZTexte surlign

    ARGAZNote

  • 27

    familiale mais sy retrouve de nouveau par la force du manque dargent, de lautorit de son

    pre qui pse sur lentourage o quil aille se rfugier. Driss retombe dans la contradiction

    entre la volont de libert et le manque de capacit de sen servir. Ce phnomne se dveloppe

    plusieurs niveaux. Un niveau affectif et exprimental qui le paralyse face lvasion, la li-

    bert tant de fois invoque, puis un niveau financier qui lui seul reprsente en quelque sorte

    un des cercles dont nous entendons parler. Une premire apparition de sa soif de libert appa-

    rat dans la citation dj vue plus haut : Et jusquau moment o vous permettez vos

    incisives en or de se desserrer, je vous chappe45. Ainsi la dentition en or prendra son rle

    dcisif par la suite de lhistoire. Driss rpudi de la maison paternelle se retrouve devant un

    refus nettement exprim de tous ceux quil croyait tre ses amis. Il est contraint donc de se fier

    au Kilo, voleur la tire qui ira fouiller le foyer du Seigneur la recherche dobjets vendables.

    A son retour, ce voleur de premire classe prsente le dentier en or massif du pre. Quatre

    incisives, deux canines, deux prmolaires, de lor 85046 [] La vente de ce dernier permet au

    fils rebelle de vivre quelques jours. Ainsi, le symbole de lautorit paternelle devient richesse

    phmre. Le vol des dents, symboles dintelligence et dunivers, reprsente en quelque sorte

    lhumiliation et la ruine du pre, du hadj, de lhomme de religion reconnu par peur ou par

    respect. Lvocation des dents peut se lire de manire symbolique : Les incisives sont figura-

    tives de renomme et de clbrit []. Les canines sont signe de travail, mais aussi

    dacharnement et de haine. Les molaires, symboles de protection, sont signe dendurance et de

    persvrance47 [] Perdre ses dents devient ainsi une faiblesse, une perte de tous ses

    biens , un asservissement.

    La richesse que reprsente donc le dentier aux yeux de Driss est indispensable la r-

    volte autant dun point de vue symbolique que dun point de vue pratique (financier). Je

    mtais rvolt, pauvre, rvolte de pauvre, et lon ne se rvolte pas pauvre 48. Cette pauvret

    ne correspond bien sr pas uniquement un niveau matriel dans la vie du protagoniste mais

    aussi un niveau intellect uel. Le lecteur dcouvre le sens par lacte du pre, qui construit et

    maintient cette rvolte contre sa personne (effigie du colonisateur et / ou de la socit) alors

    quil est lui-mme dans un tourbillon interminable. Cest le Seigneur qui pousse son fils

    poursuivre des tudes europennes leuropen mais ce monde lui chappe et par consquent, 45 Ibid., p. 50 46 Ibid., p. 187 47 Dictionnaire des symboles, Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Paris, ditions Robert Lafont / Jupiter, (1962, 1982) 2004, p. 348-349, Dents 48 CHRABI, Driss, Le Pass simple, p. 272

  • 28

    lui fait peur. Il continue tout de mme fournir les subsides qui conduiront Driss lobtention

    dun diplme. Un diplme qui fera de lui, aprs son retour de ltranger, un cadre, un dirigeant

    du pays ( Souviens-toi, me dit le Seigneur. La France, cest le bordel du monde et le cabinet

    de ce bordel, cest Paris. Nous tenvoyons Paris, en toute confiance49 ).

    Par ce retour nous arrivons notre dernier cercle, certainement le plus abstrait parmi

    ceux que nous avons observs, le cercle de la question de la colonisation. Driss par sa

    formation au lyce franais se rapproche des idologies europennes mais reste marocain au

    plus profond de lui. Le pre lui reproche dailleurs ce comportement virulent qui est

    probablement un effet direct de la culture nouvelle. Il dit en effet :

    Et je ne sache pas que la Rsidence se fut employe

    faire chez nos fils aboutir son apport culturel sous forme de

    poison ; ou si cest intentionnel, il y a violation dme, en

    tout cas du jour o tu as frquent un lyce, tu nas t que

    cela, poison50.

    Ainsi Driss reprsente aux yeux du pre la fois le fils qui fait rougir dhonneur et

    le fils qui empoisonne la famille. Mais est-ce que cette rvolte peut mener rellement quelque

    part ? Lenfant du pays qui sinstruit dans un systme denseignement franais reviendra dans

    son pays pour gouverner, diriger. En quoi le Maghreb se libre-t-il alors, si des Ngres

    blanchis51 dcident de son sort ?

    La boucle est ainsi boucle. Lauteur lui-mme pose le problme aux lecteurs par le

    biais de son personnage instituteur, Roche : si les Franais parviennent civiliser les Arabes,

    par rapport quoi seront-ils eux-mmes civiliss ? Par rapport lArabe habill en Franais ou

    bien par rapport au Ngre blanchi dont nest rest noir que le nez ? Le problme du refus du

    monde oriental converti (non dans le sens religieux) revendiquant sa place bien mrite

    auprs de son missionnaire est trs pertinemment pos par lauteur.

    49 Ibid., p. 271 50 Ibid., p. 261 51 Allusion la citation dAlbert -Raymond Roche, le soi-disant instituteur de Chrabi.

  • 29

    Serrez-vous, sil vous plait : je vais masseoir. []

    Comment ? Vous avez donc cru que jallais considrer ma

    rvolte comme un satisfecit ? Remiser cette nergie sans

    chercher lui donner corps, lutiliser52 ?

    Le fils rebelle qui se rvolte contre lautocratie du pre et la socit castratrice se re-

    trouve finale ment soumis la volont suprme du Seigneur par ce dpart vers la France.

    Dautant plus que la rvolte est ngative cause du dsenchantement et du dgot profond qui

    sont en uvre au moment de son closion, du fait quelle ne touche en rien les problmes criti-

    qus. Driss se rvolte contre des lments de son entourage comme de sa personne. Il se re-

    trouve dgot la fois de son monde occidental et de son monde oriental. Cette situation

    voque une sensation dimpuissance similaire celui des pantins dj voqus. [] ceux qui

    le peuvent agissent, pour que ceux qui le peuvent lcrivent53. Ainsi se met en uvre une

    autocritique avec beaucoup dironie qui peut se manifester subtilement entre les lignes avec la

    mise en valeur dun procd auto-rfrentiel. Nous soutenons cette ide en reprenant cette

    rflexion portant sur la rvolte et la rdaction du roman de la rvolte : Un roman. Un roman

    mentends-tu ? Dont les lments seraient : une histoire de ths54 []

    Lauteur se critique-t-il lui -mme pour lcriture de ce roman ? Le considre-t-il

    comme lchet ou impuissance l o dautres ont agi ? La table des matires la fin du ro-

    man scelle lunivers du protagoniste dans une logique de synthse qui prsente le dnouement

    comme choix personnel et dlibr, et ainsi traduit la vision qua le narrateur-crivain sur

    lavenir de son identit55. Une identit certainement plus rflchie et mrie dans une rvolte

    dadolescence. De plus la dernire manifestation de Driss, bientt , nous semble comme

    lamalgame dune offense envers son pre et la promesse faite aux lecteurs : une suite qui ne

    paratra quen 1962, Succession ouverte, et qui nest que la reprise de lhistoire familiale aprs

    16 ans dabsence de Driss.

    Le second roman que nous avons voulu tudier de plus prs dans lanalyse du thme de

    lexil est LInterdite de Malika Mokeddem. Contrairement aux thmes de la rvolte, de la 52 Ibid., p. 201 53 Ibid., p. 235 54 Ibid., p. 198 55 EL-ALAOUI, Safoi Babana, La crise du moi dans le roman marocain dexpression franaise, Mots Pluriels , n 23, mars 2003, p. 4

  • 30

    critique et de lexil dvelopps dans Le pass simple, ce roman dbute par le retour dune

    Algrienne dans son village natal, An Nekhla, proximit du Sahara. Lhrone dabord fuit

    son village, pour des raisons que nous retracerons par la suite, puis lAlgrie pour aller vivre

    Montpellier. La structure de ce rcit est galement trs particulire par la poursuite et

    lentrelacement de deux histoires personnelles : celle dune Algrienne, Sultana, qui est alle

    vivre en France pour ensuite retourner dans son pays la qute de ses origines ; et celle dun

    Franais, Vincent, qui trangement est aussi la recherche de son pass-futur. Nous employons

    cette expression contradictoire consciemment pour ainsi dvoiler la recherche de cet homme. Il

    a subi une greffe de rein. On lui a greff celui dune Algrienne. Ainsi, alors que Sultana porte

    en elle le mtissage des cultures et des pays, Vincent porte en lui le mtissage de la chair. Il

    sera contraint dsormais de vivre avec la chair dune Algrienne dans son corps. Sil est en

    qute de son pass-futur, cela est d une rflexion philosophique qui le pousse aller

    dcouvrir le pays de celle qui est morte pour lui sauver la vie : Le hasard est un ange

    barbare56.

    Ce roman autobiographique est le rcit tir des expriences personnelles de lcrivain,

    Malika Mokeddem : Ma vie est ma premire uvre. Et lcriture son souffle sans cesse dli-

    vr , nous fait savoir lcrivain dans son commentaire dun autre ouvrage, Mes hommes57. Des

    similitudes, ou plutt des allusions et rfrences flagrantes, apparaissent ainsi entre le vcu de

    Sultana et celui de Mokeddem : dpart du village pour lutter contre un destin qui tait trac par

    un milieu traditionnel et pauvre, tudes dans la grande ville (Alger, puis Paris), nphrologie

    comme spcialisation mdicale Montpellier, le fait dtre la seule femme dans un milieu

    masculin ( seule pionne ) et dautres encore que nous rvlerons au cours de notre analyse.

    Le je dans la narration alterne entre homo - et autodigtique, au fur et mesure que

    le fil conducteur de lhistoire de Vincent apparat et rapparat. Ce fil est assez facilement

    reprable par la structure des chapitres qui alternent rgulirement : Sultana Vincent

    Sultana Les neuf chapitres sont cependant encadrs par Sultana qui introduit lhistoire

    comme elle la clt. Son histoire devient ainsi le rcit-cadre du roman, dans lequel sinsre une

    autre histoire, celle du roumi. Cette structure nest pas inconnue aux lecteurs de lauteur

    algrienne. Cette construction alterne est aussi prsente dans louvrage La transe des insou-

    56 MOKEDDEM, Malika, LInterdite, p. 29 57 ditions Grasset, Paris, 2005

  • 31

    mis58, lequel est rparti en chapitres intituls : ici et l-bas . Ce rcit tangue galement

    entre les deux rives de la Mditerrane, tout comme lobjet de notre tude avec la seule

    diffrence que cette oscillation se prsente dans notre cas moins sous une forme gographique,

    quavec une di mension philosophique.

    Le parallle que trace lauteur entre la qute identitaire de chacun de ses deux protago-

    nistes est trs rvlateur. Nous rencontrons dun ct des bribes de la vie dune femme alg-

    rienne qui a t contrainte de quitter son village, car ses parents disparus, les murs rigides du

    village lont interdite ; et de lautre, un homme, un Franais qui se retrouve dans une recherche

    assez similaire la recherche des origines perdues (jamais eues ) en Algrie. Sultana fait nou-

    veau face toutes les conditions sociales et mentales du pays quelle a crues depuis longtemps

    oublies, elle considre son exil comme un dplacement du corps et non comme un dpart. Et

    pourtant, je nen suis jamais vraiment partie. Jai seulement incorpor le dsert et

    linconsolable dans mon corps dplac. Ils mont scinde. 59

    Le retour est dcid suite la rception dune lettre de Yacine, le mdecin dAn

    Nekhla quelle a aim autrefois. Elle la quitt, elle a fui pour on ne sait quelles raisons mais

    les sentiments sont rests ancrs entre ces deux personnes. Aprs quelques annes dabsence et

    de silence, elle dcide de tlphoner cette vieille connaissance. Lassistant de ce dernier lui

    apprend que le docteur est mort subitement la veille. Sultana prend donc le chemin du retour

    pour lAlgrie, pour sa ville natale quitte si trangement et si rapidement il y a des annes,

    mais elle-mme ne sait pas pour quelles raisons. Elle arrive par malheur temps pour

    lenterrement quelle esprait avoir eu lieu le jour mme de la mort. L, le prsent ne me

    semble que le pass dcrpit, mes souvenirs casss et empoussirs60. Le premier acte de la

    rvolte sociale de l Interdite trangre est sa participation aux funrailles, chose prohibe

    pour les femmes selon les rites de lIslam. Elle viole donc des traditions existantes depuis des

    sicles par sa prsence, tout comme elle avait viol bien dautres traditions avant son dpart et

    par son retour. Sultana espre reconstituer son identit par la redcouverte de son pass, de son

    enfance : lhistoire dun pre, tranger avec sa moustache de Chambi par le simple fait

    dtre issu dune autre tribu que celle rsidant dans ce petit village (les Ouled Guerrier), et

    dune mre morte prmaturment suite une dispute conjugale. Vincent, lui, veut reconstituer

    58 ditions Grasset, Paris, 2003 59 MOKEDDEM, Malika, LInterdite, p. 11 60 Ibid., p. 20

  • 32

    une nouvelle identit avec celle de son donneur (sa donneuse) qui dsormais a intgr son

    corps.

    Jallais la deviner, la dcouvrir, la construire, travers les

    voix, les gestes, les faons dtre de milliers, de millions

    dAlgriennes 61.

    Ltranger, lAutre, laltrit sont en Vincent par le double mtissage de sa chair,

    lautre sexe et une autre race . Cette reconnaissance le pousse vouloir irrsistiblement

    connatre ces femmes et cette culture jusqualors superbement ignore . Le rle de Dalila,

    dont le nom arabo-berbre veut dire guide , petite fille que Vincent rencontre sur les dunes

    et que Yacine gardait sous ses ailes protectrices, est indispensable dans le tissage des liens

    entre les deux fils du roman. La rencontre de Vincent et de Sultana se fait grce cette petite

    qui narrte pas de poser et de se poser des questions profondment philosophiques. Son rle

    dans le dveloppement du thme romanesque rappelle celui du bouffon du roi dans le contexte

    des choses dites, difficilement adoptables pour un protagoniste adulte. Elle peut galement

    reprsenter une part de la Sultana petite fille qui rvle aussi dautres similitudes . La

    ressemblance physique entre Yacine et Vincent met notamment en vidence le rapport troit

    que ces hommes peuvent ou ont pu remplir dans la vie de lhrone. Ainsi le rapport Yacine-

    Dalila sclaire sous un autre jour. La dfinition des places prises par les protagonistes est

    rendue bien complexe. Maintenant que nous connaissons la signification du prnom Dalila, il

    est temps de considrer la sourate XXXVI, Ya. Sin :

    Ya. Sin.

    Par le sage Coran !

    Tu es en vrit, au nombre des prophtes

    et tu es envoy pour guider les hommes

    sur une voie droite62.

    Le docteur Ya cine assure donc par le symbolisme de son nom cette tche, ce rle de

    guide auprs de la petite Dalila et de Sultana. Rle quil dlguera indirectement Vincent par

    61 Ibid., p. 32 62 Coran, Essais de traduction par MASSON D., Paris, Gallimard, (1967) 1980, Sourate XXXVI, p. 580

  • 33

    la ressemblance physique, mais aussi par le sens philosophique avec lequel il apprivoise Dal ila.

    Plus haut nous mentionnions une part de Sultana dans le caractre de Dalila, ce pour

    diverses raisons : premirement Dalila est aussi rflchie que Sultana, femme adulte,

    deuximement lauteur elle-mme rpartit la personnalit de Sultana en plusieurs moi .

    Je menroule avec prudence sur mes Sultana dissidentes,

    diffrentes.

    Lune nest qumotions, sensualit hypertrophie. [] Si

    je lui laissais libre cours, elle manantirait. Pour lheure

    elle sadonne son occupation favorite : lambigut. Elle

    joue au balancier entre peine et plaisir.

    Lautre Sultana nest que volont. [] Un curieux mlange

    de folie et de raison, [] Elle ne me rjouit, parfois, que

    pour me terrifier davantage 63.

    Si nous nous sommes permis de citer aussi longuement luvre tidue, cest pour il-

    lustrer ceci : Sultana au fur et mesure de sa rencontre avec son pass, les phnomnes si

    blessants et les murs si rigides, finit par sombrer dans un monde guid par son imaginaire et

    ses fantasmes proches de la folie : une sorte de paranoa, sans doute pas dpourvue de fonde-

    ments, la gagne et la pousse aux extrmes. Toute son enfance resurgit par les vnements du

    prsent. Ainsi lide dun prsent qui ne prend que la forme dun pass dcrpit qui se rattache

    elle. Subtilement se dvoilent les lments de son pass, ainsi son identit quelle a tenue

    secrte devant les gens du village.

    Lauteur prsente une histoire douloureuse. La prsence dlments religieux et dune

    couche intgriste, personnifis par le maire du village et ses sbires, accompagne les deux

    protagonistes tout au long du rcit. Le maire est FIS64/65 , apprend linfirmier Sultana. Ils

    sont quelques agits svertuer embrigader une population qui somnole dans sa misre et

    63 MOKEDDEM, Malika, LInterdite, pp. 14-15 64 FIS: Le Front Islamique du Salut (Algrie) a t fond le 18 fvrier 1989 dans la mosque al-Sunna de bab el Oued Alger et a t lgalis le 16 septembre 1989 par le ministre de lIntrieur. Selon ses adeptes, la lgislation doit se soumettre aux impratifs de la Charia. Notre source dinformation est le site de lInstitut Europen de Recherche sur la Coopration Mditerranenne et Euro-Arabe : www.medea.be 65 MOKEDDEM, Malika, LInterdite, p. 21

  • 34

    dans ses tabous66. Ainsi le milieu musulman, avec cet esprit de communautarisme encourag

    par lIslam et surtout les intgristes, naccueille pas chaleureusement la fille europanise

    devenue mdecin, donc en possession du savoir-faire de ltranger. Lmancipation de la

    femme constitue [] pour les intgristes dernier avatar politique de lorthodoxie musulmane

    pousse labsurde le mal absolu67.

    Nous apprenons peu peu lhistoire dune petite fille qui doit rester orpheline selon les

    ragots villageois. Un soir de dispute entre pre et mre se termine par une mauvaise chute qui

    est fatale pour cette dernire. Le pre install An Nekhla, qui de toute faon na jamais t

    bien vu dans ce cadre ferm quest la tribu, se voit contraint de quitter les lieux, abandonnant

    ainsi ses deux enfants leur sort. La petite, gravement malade, meurt peu aprs. Sultana reste

    donc seule dans ce monde rigide, sous la protection dune femme juive, Emna, qui quitte le

    village avec son mari ; puis bnficie de la gnreuse sollicitude dun mdecin Franais, Paul

    Challes , et de sa femme. Plus la situation de l Interdite (Sultana) se dgrade au sein de cette

    socit confine, plus insoutenable sera aussi la situation du docteur dans ce village.

    LAlgrie archaque avec son mensonge de modernit

    vent ; lAlgrie hypocrite qui ne dupe plus personne, qui

    voudrait se construire une vertu de faade en faisant endos-

    ser toutes ses bvues, toutes ses erreurs, une hypothtique

    main de ltranger ; lAlgrie de labsurde, ses automu-

    tilations et sa schizophrnie ; lAlgrie qui chaque jour se

    suicide, quimporte68.

    Fatalit : Sultana, en reprenant la place du docteur kabyle Yacine, se retrouve face ces

    maux qui paralysent la socit ignorante, fige dans les traditions musulmanes du village. Elle

    ausculte, consulte, essaie de dcrypter les souffrances formules dans un langage, gurit et

    renvoie les malades chez eux. Le mdecin, comme dans toute socit, a le pouvoir grce son

    savoir-faire. La distinction homme -femme ne peut continuer fonctionner car sa profession lui

    66 Idem 67 GOZLAN, Martine, Pour comprendre lintgrisme islamiste, Paris, Albin Michel, 2002 (1995), p. 120 68 MOKEDDEM, Malika, LInterdite, p. 81

  • 35

    donne un avantage. Ici, nous devons clairer le sens de son nom69 qui est dorigine juive et qui

    veut dire la reine . Mais si nous lopposons son analogue masculin, Soultan : le prince ,

    lhomme au pouvoir et lempire souverain, nous sommes plus proche dune ralit quelle

    impose son entourage. De plus le mot arabe pour dsigner le roi : malik fait rfrence, outre

    au nom de lauteur (Malika), au mme mot en hbreu : melek. Non seulement elle transgresse

    les murs et les traditions en acceptant le travail de mdecin dans un village, mais elle est

    aussi source de rvolte. Sa prsence au village suscite le dchanement des passions. Sultana en

    reprsente la cible principale, mais au fur et mesure que la situation se dgrade, deux groupes

    opposs se diffrencient. Celui des femmes qui la soutiennent et qui expriment leur dsir de

    faire face aux hommes, de lutter contre lesclavage et lhumiliation et de faire delle leur

    prsidente, rle quelle refuse en dsignant linstitutrice comme la personne la plus apte. Les

    femmes voquent alors des souvenirs de son enfance, notamment son dpart et la dernire

    phrase quelle leur avait laisse en guise de souvenir : [] vous tes le pourri du pays. Moi

    je vais tudier et je serai plus forte que toutes vos lchets et vos ignominies. Regardez-moi

    bien, je vous emmerde ! Et je reviendrai vous le redire un jour70.

    Les deux romans ainsi compars relvent de la volont de rvolte, mme si dun point

    de vue chronologique le premier se termine avec le dpart, tandis que le second commence par

    le retour. Cependant les deux protagonistes un moment de leur vie expriment leur dsir

    daccder au savoir-faire de ltranger, qui reprsente un certain pouvoir. Driss est devant ce

    choix, il sapprte partir tandis que Sultana, en raison de la chronologie du roman de

    Mokeddem, est dj pass par ce chemin. Ils sont deux : un homme, Driss, et une femme,

    Sultana, ne pouvoir se dbarrasser radicalement de leur pass. Mais toutefois les deux dparts

    ne sont pas formuls de la mme faon. Nous devons souligner une nette diffrence, non dans

    la prsence de lexil intrieur qui poursuit les deux protagonistes, celui de Chrabi comme celle

    de Mokeddem, mais dans la forme de leur dp art respectif.

    Ainsi Driss Ferdi quitte le Maroc, son pays natal, ainsi que le pre tant ha, de sa propre

    volont. Il exprime lui-mme la ncessit de cet exil pour aller au-del de ce qui est mis sa

    disposition dans son entourage dorigine. Cet exil apportera Driss lenrichissement matriel

    69 Pour la signification des prnoms, nous nous sommes servis de louvrage suivant : EL KHAYAT, Ghita, Le livre des prnoms du monde arabe, ditions EDDIF, Casablanca, (1997) 1999 70 MOKEDDEM, Malika, LInterdite, p. 171

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    et intellectuel qui lui permettra de reprendre la lutte contre le pre et de mener terme sa r-

    volte. Lexpression et laffirmation de lhumiliation de son entourage, c'est--dire

    lextriorisation dun sentiment de supriorit comme dernier signe dadieu, est de ce point de

    vue trs rvlateur : Je pisse dans lespoir que chaque goutte de mon urine tombera sur la tte

    de ceux que je connais bien, qui me connaissent bien, et qui me dgotent71. Son dpart est

    donc peru comme le commencement de lenrichissement, dun bien tre mental et social,

    mme si une forte critique de la socit occidentale (peut-tre plus prcisment de la socit

    coloniale) est paralllement exprime.

    Lhrone de Malika Mokeddem est par contre dans la contrainte au moment o elle

    sexile, elle est comme rpudie par son village natal. Ainsi, pour elle, lexil comme choix ne

    se pose pas une seule seconde. Le choix se prsentera ultrieurement son retour, comme pour

    ainsi raliser son dernier vu, la dernire phrase laisse aux habitants du village. Lexil est

    donc impos par un entourage rigide qui ne connat ni piti, ni pardon. Elle devra tre de retour

    dans ce village pour apprendre que beaucoup de femmes lont soutenu silencieusement. Et

    comme nous lavons vu dans lexergue du premier chapitre du Pass simple : Le silence est

    une opinion.

    Ainsi lexil de Driss qui reprsente une sorte de charge positive, de bien-tre et de bon-

    heur soppose indubitablement lexil dcrit par Malika Mokeddem qui mne son personnage

    dans une fort de contraintes et de faits imposs qui sont la source de son dpart. Les limites

    poses par lentourage conduisent les deux protagonistes (qui certes doivent avoir des capacits

    diffrentes) considrer lexil et la rvolte diffremment dans un milieu trs similaire que sont

    la socit algrienne et marocaine. Il faut noter quil sagit l de deux personnages de sexe

    diffrent, mais notre but tait tout simplement de pr