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Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

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Page 1: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle
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THÉÂTRE ÉROTIQUE FRANÇAIS

DU XIXe SIÈCLE

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THÉÂTRE ÉROTIQUE FRANÇAIS DU XIXe SIÈCLE

présenté

par

Jean-Jacques et Mathias Pauvert

SORTILÈGES

1994

Page 5: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

@ 1994, Société d'édition Les Belles Lettres et Jean-Jacques Pauvert, 95, bd Raspail 75006 Paris

ISBN : 2-251-49102-3

Page 6: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

P R É F A C E

L'apparition d'un Théâtre érotique français au XVllf siècle dans les librairies semble avoir constitué un des événements de l'année 1992. Il s'agissait de textes en général d'une très grande qualité, pratiquement inconnus pour la plupart, et dont la révélation apportait une dimension littéraire nouvelle à ce XVIIIe siècle que la recherche universitaire croyait pourtant jusque-là totalement exploré.

Là comme ailleurs, un glissement social et littéraire va s'opérer d'un coup à la faveur de la Révolution. « Le théâtre, au dix-huitième siècle, est par excellence plaisir de prince », écrit B. de Villeneuve (Raoul Vèze) en 1910. A plus forte raison le théâtre érotique, réclamant des moyens interdits au dehors du très petit cercle de la haute (et riche) noblesse de cour, mêlée de quelques fermiers généraux et de comédiens et comédiennes au renom et aux ressources exceptionnels. Alors qu'à partir de la Régence le récit érotique va commen- cer à gagner les classes moyennes par le truchement du col- portage et de la même manière que les écrits des Lumières subversives, le théâtre érotique reste en effet la prérogative intouchable de quelques nantis jusqu'à l'abolition de la cen- sure.

Tout change en 1791. Nous avons marqué ailleurs1 à quel

1. Voir Y Anthologie historique des lectures érotiques, pour la fin du XVIIIe siècle, et Sade vivant, volume II : « Tout ce qu'on peut concevoir dans ce genre-là. »

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point la Révolution aura été théâtrale tout autant qu'érotique. Il était prévisible que le spectacle érotique tente de gagner les planches en même temps que le spectacle révolutionnaire. Cela se fera avec toutes les vicissitudes dues aux fluctuations de l'Ordre moral à l'époque, et ne laissera guère de traces écrites, à l'exception sans doute de ces Putains cloîtrées que l'on trouve au volume précité.

Il ne sera évidemment plus question de théâtre érotique sous le Consulat, encore moins sous l'Empire et la Restaura- tion (à l'exception de l'Intrigue au bordel ?). C'est avec l'avè- nement du Romantisme que les choses recommenceront enfin à bouger. Mais de façon assez particulière.

En dépit des anathèmes de la critique bien-pensante et bourgeoise d'un côté, et de déclarations très fracassantes de l'autre, on ne peut pas dire que le mouvement aux gilets rou- ges se soit beaucoup illustré dans le domaine de l'outrage au bonnes mœurs par la voie du texte. Les « conservateurs » auront beau traiter Dumas (pour son théâtre, précisément) de pornographe, et tenter de faire de George Sand un nouveau Sade (historique), le Romantisme s'efforcera toujours — et y réussira trop bien — d'étendre sur le domaine sexuel « le voile qui convient », selon l'expression de Victor Hugo lui-même. Et Zola aura beau jeu plus tard de rappeler combien « le romantisme, malgré ses allures de mousquetaire, son horreur affichée du bourgeois, n'est au fond qu'un fils de notre âge pudibond et peureux », alors « qu'il avait la prétention de renouer avec le XVIe siècle, par dessus la longue période clas- sique, de remonter au génie national, de reprendre à sa source la verdeur et la richesse du vieux langage. » Pourquoi, deman- dera l auteur de Nana, « pourquoi s'est-il contenté du pana- che, de la phrase lyrique et éclatante, de ce flot d'image qui déborde chez les poètes, sans jamais s'attaquer au mot propre, à la franchise et à la simplicité forte de l'expression ? 1 »

1. De la morale en littérature.

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Ce ne sont pas les audaces très circonscrites d'un Petrus Borel, ou les protestations souverainement littéraires de la préface à Mademoiselle de Maupin qui auraient pu lui donner tort. Reste évidemment Gamiani dont la violence clandestine, enfin rendue à Musset *, reprend toute sa hauteur, et d'une certaine manière sauve le Romantisme d'une assez peu glo- rieuse auto-amputation.

La réaction naturaliste ne débordera guère plus vers la por- nographie, au moins dans ses débuts et pour le récit. En fait, les délinquances de la librairie clandestine du Second Empire consisteront surtout à réimprimer Sade ou les Contes de Gré- court — provoquant d'ailleurs de sévères condamnations. L'assez mince production littéraire érotique de l'époque se divise alors le plus souvent en deux parts bien distinctes : une production populaire généralement de peu d'intérêt, matériali- sée dans des brochures mal imprimées dont beaucoup ont disparu, et une production « lettrée », tirée à peu d'exemplai- res plutôt soignés, et dont la quintessence va se retrouver en 1864 dans les poèmes clandestins (Banville, Baudelaire, Mallarmé...) du Parnasse satyrique du XIXe siècle de Poulet- Malassis.

Nous sommes là encore dans un divertissement pour un tout petit cercle, mais la société n'est plus du tout la même que cent ans plut tôt. Même si Mérimée fait parfois bénéficier la princesse Mathilde de quelques grivoiseries de haut goût, seigneurs et fermiers généraux ont cédé la place à des artistes, écrivains, peintres ou sculpteurs qui s'amusent entre eux, et quand il y a dérision, elle a changé de cible. On se moque du bourgeois, des convenances, de la bêtise humaine en général.

Le théâtre érotique suivra cette évolution au fil du siècle, mais c'est lui en fait qui dans le genre marquera le mieux l'esprit de l'époque. À L Intrigue au bordel, vaudeville érotique

1. Voir la très remarquable édition du professeur Simon Jeune (diffusion Les Belles Lettres), la seule édition acceptable de Gamiani actuellement en circulation.

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Restauration conforme aux traditions, succèdera cette éton- nante Tour du bordel, parodie du « drame échevelé » romanti- que (en l'occurrence La Tour de Nesle). Ensuite le Théâtre érotique de la rue de la Santé nous montrera un petit cénacle d'écrivains, de peintres, de comédiens et de musiciens (« bohème élégante et poétique », dit Poulet-Malassis), occu- pés à parodier les codifications bourgeoises, à moquer la sot- tise ambiante, à se parodier eux-mêmes. Comme un envers obscène de Labiche et Gondinet, et le tout annonçant aussi bien Allais que Jarry ou Jules Renard.

Une dernière fois, la pochade de Maupassant, A la feuille de rose, avec ses répétitions dirigées par Flaubert, ses acteurs (dont Mirbeau) travestis en filles de joie, le parterre des deux représentations où l'auteur de Madame Bovary côtoie au moins une fois Zola ou Concourt (Daudet et Tourgueneff, pré- vus, mais malades ou empêchés, n'y seront pas), frappera les trois coups du théâtre érotique littéraire. Et puis la production courante clandestine s'emparera de la scène (en tout cas du théâtre écrit et de façon très marginale), avec le Petit théâtre naturiste et le Théâtre naturaliste des gros producteurs de por- nographie clandestine.

Il pourrait paraître un peu dommage, pour l'exhaustivité de la chose, que ne figure pas dans les dernières pages de ce recueil au moins une des pièces du théâtre érotique de Pierre Louÿs. C'est parce qu'on trouvera tout ce qu'on en connaît dans l'admirable volume publié il y a quelques semaines chez la même éditrice audacieuse et méritante : L'Œuvre érotique de Pierre Louys, présentée par Jean-Paul Goujon, monument érotique sans pareil qui, tout comme le Voleur de Darien (au dire d 'Alphonse Allais) mais pour d'autres raisons, devrait figurer « dans toutes les mains dignes de ce nom. »

Jean-Jacques et Mathias Pauvert

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L'INTRIGUE AU BORDEL

(Anonyme)

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L'Intrigue au bordel

Nous tirons cette pièce d'une édition du Théâtre gaillard, revue, augmentée, annotée et publiée par Poulet-Malassis vers 1865. La notice de Poulet-Malassis dit :

« L'Intrigue au bordel a été imprimée pour la première fois dans une édition du Théâtre gaillard, publiée au plus tard dans les dernières années de la Restauration, quoique portant la date de 1803, sous la rubrique de Londres, Alfeston et C°. Ce vaudeville, attribué, bien à tort sans doute, à Désaugiers semble dater de l'Empire. »

Pascal Pia décrit cette édition de « Londres, 1803 » du Théâtre gaillard, qui est à la Bibliothèque nationale. Il estime aussi qu'elle est « probablement postérieure de quinze ou vingt ans à la date qu'elle porte. »

Nous avons conservé les notes de Poulet-Malassis.

1. La page de titre dit : « Par M. D... »

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L'Intrigue au Bordel

VAUDEVILLE EN UN ACTE

PAR M. D...

ACTEURS

LA MÈRE L'ÉVÊQUE, maquerelle

FLORE, première fille

VICTOIRE, à l'essai

SAINT-ELME, jeune officier roué

GODICHON, fils de Jambe-de-Coq, arrivant de son pays

JAMBE-DE-COQ, caporal invalide

M. DUGUICHET, mouchard

TROUPE DE FILLES

TROUPE DE MAQUEREAUX TROUPE DE MICHÉS1

UNE PATROUILLE

L a s c è n e se p a s s e a u P a l a i s R o y a l , n ° 1 1 3 .

E n f a v e u r d u b a d i n a g e ,

F a i t e s g r â c e à l a r a i s o n .

1. Individu qui paye les faveurs des filles.

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SCÈNE PREMIÈRE

FLORE. Elle entre en fredonnant l'air suivant.

AIR : A l'ombre d'un vieux chêne Les couilles de mon père

Sont pendues au plancher. Ma mèr' se désespère

De les voir s' dessécher. (Elle s'interrompt.)

Comment, personne ici ? où donc est cette salope de Jus- tine, cette gueuse d'Éléonore... on ne sait pas ce qu'elles deviennent ; pour des femmes publiques elles ne sont guère rangées...

(Elle continue son air.) Parfois elle les presse

P o u r e n t i r e r l e j u s ,

Et s'en frotter les fesses, Et les babin's du cul.

SCÈNE II

FLORE, LA MÈRE L'ÉVÊQUE

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Chante, chante, bougresse, je te ferai déchanter.

FLORE

C'est vous, maman, qu'avez-vous donc ?

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LA MÈRE L'ÉVÊQUE

Ce que j'ai, sacré nom d'un foutre ! ce que j'ai... je suis d'une colère affreuse.

FLORE

Pourquoi ?

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Comment... je suis déshonorée ! onze heures sonnent, la

galerie pleine d'hommes : des officiers, des sénateurs, des étrangers, et pas un miché !... salopes que vous êtes, qu'on vous foute donc pour cent louis d'or et de diamants sur le cul... pas un miché !... et moi, qui ai fait repeindre mon grand salon avec dorures, bordures antiques, dans le goût le plus moderne... et pas un miché !

FLORE

Ne vous fâchez pas, maman.

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Mille tonnerres ! je ne me fâche pas, mais, foutre ! est-ce

la peine de se jeter dans des dépenses infernales quand le commerce est mort, quand l'homme ne donne plus, quand il faut payer au gouvernement mille écus de patente, au proprié- taire mille écus de loyer, et puis les chirurgiens, les médecins, couturières, marchandes de modes, coiffeurs, et par dessus tout cela, des guenons comme vous, qui ne gagnez seulement pas ce que vaut la peau de votre cul, qui mangez et buvez comme des gouines, et qui restez toute la journée, les bras croisés et les jambes pendantes, à vous gratter la motte... beau bénéfice !

AIR : Nous nous marierons dimanche J'achetai, lundi, Corset fort joli :

Rose en déchire la manche ;

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Tablier, mardi, De crotte rempli,

D'un coup de pied sur la hanche. Elle a sali sa robe à pli,

Si blanche... Tout est fini,

Je suis ici Très-franche :

Si samedi, C'est comme aujourd'hui,

Je me fous à l'eau dimanche.

FLORE Eh ! non, maman, tout se raccommodera.

AIR : Eh ! ma mère, est-ce que j'sais ça. Si le destin trop sévère

Vous accable de ses coups, Nous le fléchirons, j'espère,

En travaillant mieux pour vous. Oui, nous remuerons la fesse

Avec un zèle nouveau : Faites-nous foutre sans cesse,

Au lieu de vous foutre à l'eau. (bis.)

SCÈNE III

LES PRÉCÉDENTS, JUSTINE, LEONORE, JOSÉPHINE. Elles reprennent le refrain en chœur

Faites-nous foutre sans cesse, Au lieu de vous foutre à l'eau. (bis.)

LA MÈRE L'ÉVÊQUE (ironiquement.) Voilà un bordel bien monté !... D'où venez-vous donc si gaî-

ment.

Page 17: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

JOSÉPHINE

Moi, je viens de faire des hommes ; voilà deux louis ; j'ai monté deux militaires et mon gros banquier anglais : il m'a régalé de punch... Oh ! c'est un bon enfant : vivent les ban- quiers !

AIR : J'ai vu partout dans mes voyages Moi, je préfère cette race ; Faut-il en dire la raison ?

Jamais ils ne font la grimace, Et leur argent coule à foison.

Ils sont nos uniques ressources ; Chez nous, dans un besoin urgent,

LÉONORE

J 'ai été p lus malheureuse . J ' a i eu affaire à un vieux procu-

r eu r : j ' a i fait tout mon possible , mais il avait le c œ u r trop

d u r et le vit trop mou ; pour tant il avait appor té des verges

pour se faire fouetter ; j ' a i usé la poignée, je me suis d é m a n -

ché le poignet, et l ' an imal ne banda i t pas plus que la comète.

AIR : D u h a u t en bas

Du haut en bas,

J 'é t r i l la is son vilain der r iè re ;

Du hau t en bas ,

Je le f rappais à tour de b ras ;

Son vit, p lus froid q u ' u n vit de p ier re ,

Penda i t comme une ense igne à b ier re , Du haut en bas.

Lasse enfin de lui é ch ine r la ca rcasse , j e lui d e m a n d a i son

cadeau , comme ce la se pra t ique . Ne voilà-t-il pas qu ' i l faisait la sourde oreille, p ré t endan t q u e j e devais le faire bander , et

qu ensui te il me payerai t , q u e c ' é ta i t la condi t ion sine q u â

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non. Je lui ai dit que je n'entendais pas le latin, et j'ai appelé François.

AIR : Sautez par la croisée « Veux-tu bien lâcher ton écu ! » Lui dit François tout en colère,

« Si non, je vais, vieux moule à eu, Te travailler à ma manière. »

L'autre répond : « Fous-moi le camp ! » François, qui n'entend pas risée,

L'empoigne, et le fait sur-le-champ Sauter par la croisée.

Il ne m'a laissé qu'un vieux chapeau, un cul-de-lampe, dont François s'est emparé.

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Ainsi soit-il ! Or çà ! vous autres, en besogne, et surtout

qu'on ne me fasse pas de paillasson, je n'entends pas cela.

AIR de monsieur Mulard, ou En enfer ainsi qu'en voyage Au bordel ainsi qu'en affaire, Ne faisons jamais de crédit ;

Qu'Amour, au temple de Cythère, Vende ses faveurs à tout prix.

Pour célébrer nos doux mystères, Payez, messieurs, payez-nous sans détour ;

Nos faveurs vous seront plus chères Quand vous aurez acheté notre amour.

(Ensemble.) Au bordel, etc.

(Toutes les filles sortent.)

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SCÈNE IV

LA MÈRE L'ÉVÊQUE, seule

Qu'on dise après cela que je n'ai pas de mal. Oh ! nous autres maquerelles, nous ne gagnons l'argent qu'à la sueur de notre corps. Il est vrai que je puis me vanter d'exercer avec honneur. J'ai blanchi dans le foutre... trente-six ans de Gale- rie ! à combien de gens aussi ne suis-je pas utile ! Que de services n'ai-je pas rendus à l'humanité !

AIR : J ' a i perdu mon âne Dans toutes les rues

Filles sont perdues. Moi, je viens à leùr secours,

Et je retrouve toujours Des filles perdues. (bis.)

Cette petite Victoire, par exemple, que je rencontrai hier, rue Tire-Boudin, s'enfuyait de la maison paternelle ; sa mère la retenait trop sévèrement. Je lui trouve un minois chiffonné, de la taille, une espèce de gorge, et je l'adopte : aussi quelle cruauté a une mère de vouloir enfermer sa fille, une brodeuse de quinze ans !

AIR de la gavotte de madame Gardel Je vous comprendrai toujours bien.

Mesdames, pourquoi des verrous Pour garder l 'honneur de vos filles ?

L'Amour ne sait-il pas sans vous Se glisser au travers des grilles ?

Malgré les soins de leurs mamans, Combien de couseuses gentilles.

Plus d' une fois, par leurs amants, Se font enfiler (bis) leurs aiguilles.

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SCÈNE V

LA MÈRE L'ÉVÊQUE, SAINT-ELME

SAINT-ELME (Il entre en riant aux éclats.) Ah ! ah ! ah ! qu'il est précieux ! ah ! ah !

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Quelle gaîté ?

SAINT-ELME

On n'est pas plus aimable ! Ah ! ah !

LA MÈRE L'ÉVÊQUE De qui parles-tu donc ?

SAINT-ELME

D'un sot que je viens de berner. Ah ! ah !

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Oh ! mon bon, il faut m'expliquer cela.

SAINT-ELME

Unique. Ah ! ah !

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Mais enfin, dis-moi de quoi il s'agit.

SAINT-ELME

Figure-toi donc un individu bien sec, bien long, tourné à l'avenant, bas de soie chinés, large cravate, habit serin à côtes et chapeau en pain de sucre, une badine à la main...

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LA MÈRE L'ÉVÊQUE

Quel signalement !

SAINT-ELME

Ce gracieux personnage, fraîchement descendu du coche d'Auxerre, et à qui je viens de faire mettre pied à terre au café Borel 1 ...

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Je devine le reste.

SAINT-ELME

Un moment, ce que tu ne devines pas, c'est que je trans- plante ledit individu au milieu de ton bordel.

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Belle pratique ! et que veux-tu que j 'en fasse ?

SAINT-ELME

A discrétion. Au surplus, tu peux être tranquille, je paye pour lui.

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Soit.

SAINT-ELME

Tu te doutes bien cependant que pour mon argent je veux m'amuser : le nigaud s'étaye de ma personne pour se présen- ter dans le monde et se lancer dans la bonne société ; moi qui désire répondre à sa confiance, je l'introduis au bordel. Il vient à l'insu de son père passer ses vacances à Paris ; je le

1. Ce café, situé dans une cave du Palais-Royal, eut beaucoup de vogue pendant l'Empire, à cause des talents de ventriloque de son propriétaire- fondateur, de qui il va être question dans la scène suivante. (V. Les cafés de Paris, in-18, Paris, Lécrivain, 1819.)

Page 22: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

conduis dans ces lieux, tu es une veuve de condition, tu vis de ton bien, tu as de grandes filles à marier, ton hôtel est le rendez-vous des personnages de la capitale : conduis-toi en conséquence.

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Oh ! voilà bien de la couillonnade.

SAINT-ELME Foutre ! avec de pareils propos, adieu la femme de qualité !

LA MÈRE L'ÉVÊQUE N'importe, je m'en fous ; je vais tâcher de parler propre-

ment ; nous disions donc ?

SAINT-ELME Que tu dois traiter mon ami comme un jeune homme à

bonnes fortunes...

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Fort bien.

SAINT-ELME A qui l'une de tes salopes, sous le nom de demoiselle de

la maison, prodiguera les plus douces faveurs.

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Justine... une coulante depuis six mois.

SAINT-ELME Excellente idée, tu donnes dans mon plan.

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Il veut faire son entrée dans le monde, oh ! comme je vais

l'avancer ! Écoute.

Page 23: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

AIR de l'Enfantine. (Contredanse ancienne : vaudeville du Remouleur et la Meunière)

Nous commencerons l'ouvrage, Par lui donner un poulain. C'est le moyen le plus sage Pour bien faire son chemin.

SAINT-ELME A merveille !

Pour compléter l'équipage, Nous pourrons lui faire hommage D'un chancre pour son voyage...

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Va, s'il passe par ma main, La vérole est son partage.

Nous le mènerons bon train ! Quel délice ! Puis soudain

La chaude-pisse, Le farcin,

Boutons malins, Porreaux benins,

Aux Capucins Le conduiront enfin.

(Ensemble) LA MÈRE L'ÉVÊQUE

Vois-tu d'ici l'équipage, Chancres, vérole et poulain ? Oui, par ce moyen, je gage Qu'il fera bien son chemin

SAINT-ELME Oh ! le plaisant équipage, Chancres, vérole et poulain ! Oui, c'est un moyen fort sage Pour qu'il fasse son chemin.

SAINT-ELME Tu es charmante, en vérité ; il faut que je t'embrasse.

Page 24: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Es-tu fou ? laisse-moi, je crois entendre quelqu'un. Ah !

bon Dieu ! c'est ta rosse, sans doute.

SCÈNE VI

LES PRÉCÉDENTS, GODICHON

GODICHON Le maraud, quelle impudence ! oser me jouer de la sorte !

(Il aperçoit la mère l'Evêque, et salue profondément.)

SAINT-ELME Permettez-moi, madame, de vous présenter le jeune

homme qui...

GODICHON (salue derechef.) Oui, madame, c'est moi qui suis le jeune homme qui...

SAINT-ELME Qui vient d'éprouver l'aventure la plus désolante.

GODICHON Un tour pendable, et dont je me vengerais bien si j'osais.

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Quelle est donc cette aventure ? je mérite d'en être ins-

truite, monsieur ; de grâce...

GODICHON Madame, en vérité...

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Je vous en supplie.

Page 25: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

GODICHON

Certainement que...

SAINT-ELME

Eh ! que de simagrées ! Viens donc au fait.

GODICHON Il est bon de vous dire que j'étais descendu dans ce café

que l'on trouve...

SAINT-ELME Nous le connaissons, continue.

GODICHON

AIR : Monseigneur d'Orléans (de Vadé) Or, voici le cas ;

Ne m'interrompez pas, Vous allez voir

Quel fut mon désespoir ; Je m'entends appeler fort bien,

Je me lève et n'entends plus rien. Je me rassieds ; aussitôt

L'on m'appelle, et je reste sot. Ai-je perdu la cervelle,

Me prend-on pour un nigaud ? — « Monsieur Godichon ! »

Parbleu ! c'est bien mon nom. Je réponds soudain : « Qui m'appelle ?

— Monsieur Godichon ! — Eh bien ! que me veut-on ?

— Vite, au Perron : Votre oncle de Dijon

Vous apporte un dindon. — C'est bon. »

J'y monte et cours, j'attends,

Page 26: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

Je demande à tous les passants ; Par trois fois, je monte et descends, Tout prêt d'en perdre le bon sens.

Enfin le maître du café,

Me voyant le sang échauffé, Me dit : « C'est assez, mon garçon. »

Moi, je le reconnais au son : Il était l'oncle de Dijon, Et moi j'étais le dindon !

SCÈNE VII

LES PRÉCÉDENTS, FLORE

FLORE (accourant.) A quoi vous amusez-vous donc là ?

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Va donc te faire foutre !

GODICHON (à voix basse à Saint-Elme.) Quelle est cette charmante personne ?

SAINT-ELME (en confidence.) L'une des filles de la maison.

FLORE

Mais venez donc ; on ne peut pas jouir de Victoire, elle ne veut pas marcher.

SAINT-ELME

Quelle est donc cette Victoire ?

Page 27: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

LA MÈRE L'ÉVÊQUE (bas à son oreille.)

Une petite conasse. (Haut.) Une parente. (Bas.) Pucelage à vendre.

SAINT-ELME En vérité !... Je serais enchanté de faire connaissance avec

elle. (Il met deux louis dans la main de la mère L'Evêque.)

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Adjugé. Monsieur, je lui procurerai cet honneur. Les soins

de ma maison m'appellent, mais je ne vous dis pas adieu.

SAINT-ELME (bas.) N'oublie pas la vérole.

LA MÈRE L'ÉVÊQUE (bas.) Je vais la mettre de côté, dans ce cabinet. (Haut.) Mes-

sieurs, au revoir.

SAINT-ELME

A l'avantage. (La mère VEvêque et Flore sortent.)

SCÈNE VIII

SAINT-ELME, GODICHON ,1

GODICHON On n'est pas plus aimable.

SAINT-ELME Et la demoiselle ?

GODICHON Ravissante ! ô mon ami ! quelle connaissance !

Page 28: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

SAINT-ELME Tu ne te figures pas tout ce que tu y gagneras. Mais, à

propos, tu ne m'as pas encore parlé des belles de ton canton ; comment les gouvernes-tu ?

GODICHON Dis donc comment elles me gouvernent.

AIR : Mon père était pot A l'une, si je fais la cour : « Finissez, malhonnête ! »

A l'autre, parlai-je d'amour : « Vous êtes une bête ! »

Puis ce sont des cris, Des airs de mépris,

Sitôt que je les touche.

SAINT-ELME Nigaud !

Brave leur dépit ; C'est avec un vit

Qu'on leur ferme la bouche.

Ainsi donc, tu gardes ton pucelage.

GODICHON Hélas !

SAINT-ELME

A vingt-cinq ans un grand garçon comme toi, n'as-tu pas de honte ?... Mais à quoi t'occupais-tu donc dans ton village ?

GODICHON

AIR : Au point du jour Au point du jour,

Je me branlais, pour célébrer l'aurore.

Page 29: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

Avec mes cinq doigts tour à tour, Du soir j'attendais le retour.

Souvent je me branlais encore Au point du jour ! (bis.)

SAINT-ELME Grand couillon ! laisse-moi faire, je te stylerai... Cours les

filles, le pince-cul, la roulette. Lance-toi dans une société honnête, perds ton argent, gagne la vérole, baise-moi toutes les garces à couillons rabattus, imite-moi. Je secoue le pré- jugé, je me fous des censeurs : vive le con ! vive le cul !

AIR : J'aime la force dans le vin ou Du vin, dis-je, et des femmes

0 toi, qui fais tout mon bonheur, Unique objet de mon délire, Sexe adoré, sexe enchanteur, De regret, parfois, je soupire.

Oui, je voudrais, au même instant, Chez toi fournir double carrière, Et quand je te fous par devant,

Pouvoir te foutre par derrière. (bis.)

Je le répète. Vive le con ! vive le cul !

De l'heureux sentier du plaisir Ils m'offrent l'image charmante. Gaîment j'aime à le parcourir

Avec la beauté qui m'enchante. Mais j'y verrais plus d'agrément,

S'il devenait, à ma prière, Un peu plus étroit par devant,

Un peu plus large par derrière. (bis.)

Quant à moi, voilà mon projet.

AIR du pas redoublé Femme de quinze ans je prendrai,

Page 30: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

Douce, aimable et jolie ; Et nuit et jour je la foutrai,

Car telle est mon envie ; Puis quand la vieillesse viendra

Je serai bien le maître De la foutre...

GODICHON Et comment cela ?

SAINT-ELME

Morbleu ! par la fenêtre. (On entend de grands éclats de rire dans la salle voisine, dite des michés.) Il me paraît que la société est rassemblée ; veux-tu me permettre de t'y intro- duire.

GODICHON Mais le puis-je décemment ? regarde comme je suis fait.

SAINT-ELME

Comment ! tu es fait comme un ange ; entrons toujours.

GODICHON Il fait bien sombre dans ce corridor.

SAINT-ELME (le pousse.) Eh ! va donc, foutre !

SCÈNE IX

LA MÈRE L'ÉVÊQUE, JAMBE-DE-COQ

JAMBE-DE-COQ Ma petite mère, comment, tu me refuserais !

Page 31: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Allez, vous n'entrerez pas.

JAMBE-DE-COQ

Un coup de poignet seulement, qu'est-ce que cela te coûte ?

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Allez vous faire foutre ! vous dis-je.

JAMBE-DE-COQ

AIR de la soirée orageuse J'ai fait preuves au champ d'honneur :

Chez toi, je peux entrer en lice.

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Je ne crois pas à ta valeur,

Tu n'es plus bon pour le service. Que l'Etat s'acquitte envers toi, C'est à lui de payer ses dettes ; Mais, aux Invalides, chez moi Je n'accorde pas de retraites.

Allons, circule, vieux bougre !

JAMBE-DE-COQ De grâce !

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Allons, roule, te dis-je.

Page 32: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

SCÈNE X

LES PRÉCÉDENTS, LEONORE, a c c o u r a n t

LA MÈRE L'ÉVÊQUE

Encore un oignon l, j e par ie .

LÉONORE

Ah ! mon Dieu ! j e ne sais où j ' e n suis ; l 'officier qui v ient d ' e n t r e r fait un bouzin horr ib le ; il a a r r aché la moit ié des

poils du cul de cet te pauvre Jus t ine .

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Comment ? Jus t ine !

LÉONORE

Je ne sais pas qui lui a di t qu ' e l l e a la vérole.

LA MÈRE L'ÉVÊQUE

Mais ce n ' e s t pas Ju s t i ne que j e lui avais d o n n é e ; q u a n d

je d isa is qu ' i l y avait de l 'o ignon !... Ma p r é s e n c e est néces -

sa i re ; quan t à toi, l ' anc i en , res te là si tu veux : tu pourras nous être ut i le en cas de malheur .

JAMBE-DE-COQ (amoureusement . )

Tu ne veux donc pas abso lumen t ?

LA MÈRE L'ÉVÊQUE

Allons donc, tu me scies. (Elles sortent.)

1. Une dispute.

Page 33: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

SCÈNE XI

JAMBE-DE-COQ, seul

Que c'est vexant. (Il tire son vit.) Je ne bande déjà plus... c'était bien la peine de monter ce coquin-là ! (Il le retourne.) Pendard ! as-tu figure humaine ? (Reboutonnant sa culotte.) Ah ! ma foi ! n'y pensons plus. (Il tire sa pipe.) Mon brûle- gueule, voilà ma consolation.

AIR des fraises Pour me ranimer, morbleu !

Sans fruit je me consume. Aux enfants laissons ce jeu. Quand on a perdu son feu.

l'on fume, l'on fume, l'on fume.

(On entend des soupirs dans la coulisse.) Mais j 'entends gémir, ce me semble.

GODICHON (dans la coulisse.)

AIR : Ça fa i t toujours plaisir Ah ! quel tourment j 'endure ;

Faut-il y renoncer ?

VICTOIRE

Mon cher, je t 'en conjure Ne va pas me blesser ;

Tu me perces le ventre ; Finis, c'est trop souffrir.

GODICHON

Attends, je crois qu'il entre.

Page 34: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

VICTOIRE Dieux ! tu me fais mourir.

(Ensemble.) Ça fait, ça fait toujours plaisir. (bis.)

JAMBE-DE-COQ (répète.) Ça fait, ça fait toujours plaisir ! Eh ! cela me fait revenir

un peu ; si je pouvais voir les acteurs... Dieu me pardonne, je rebande ! (Il cherche à regarder par le trou de la serrure.)

SCÈNE XII

JAMBE-DE-COQ, GODICHON

GODICHON (se jetant dans un fauteuil.) Grands-dieux ! quelle écorchure ! je me meurs ! je suis

mort !

JAMBE-DE-COQ Peste soit du gueulard ! (Ils s'aperçoivent tous deux ayant

le vit en l'air.) Est-ce un songe ? quoi mon fils Godichon !

GODICHON

C'est mon père ! (A part.) Oh ! scie !

JAMBE-DE-COQ Monsieur, je trouve bien étonnant...

GODICHON

Mon père, je suis bien surpris...

JAMBE-DE-COQ De vous trouver...

Page 35: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

GODICHON De vous revoir...

JAMBE-DE-COQ Dans cet état...

GODICHON Moi de même...

JAMBE-DE-COQ C'est donc comme cela que tu passes tes vacances ! Que

viens-tu faire ici ?

GODICHON (d'un ton piteux.) L'amour.

JAMBE-DE-COQ L'amour !... Imbécile !

AIR : Si Pauline est dans l'indigence Défiez-vous de la tendresse

Des femmes qu'on voit aux bordels : Souvent leur plus douce caresse Cache un poison des plus cruels.

Misérable, ici tu t'exposes ! Ressouviens-toi de mes leçons : Au lieu d'y rencontrer des roses,

On n'y trouve que des boutons. (bis.)

GODICHON Que ne m'avez-vous dit cela plutôt ?

JAMBE-DE-COQ Comment !

GODICHON Écoutez.

Page 36: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

AIR de la parole Nouveau débarqué dans ces lieux,

Ici je rencontre une belle. Le plaisir brillait dans ses yeux, Je devins heureux auprès d'elle ; Mais elle a trompé mon ardeur : Je crois que j'ai fait une école,

Et quand je lui donnais mon cœur, Elle m'a donné (bis) la vérole.

JAMBE-DE-COQ La vérole !

GODICHON

Oui, papa, la vérole.

JAMBE-DE-COQ Million de bombes !

AIR de la fricassée Cela

N'en restera pas là. Je te vengerai, sur mon âme ;

Crois-en le courroux qui m'enflamme. Va,

La putain me le payera !

GODICHON

Qu'allez-vous faire ?

JAMBE-DE-COQ Je vais

De ce pas à la caserne ; J'y prends mon sac, ma giberne,

Mes pistolets ! Je reviens ;

Page 37: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

L'on saura bien Si c'est du pied que je me mouche,

Et la putain Verra beau train !

GODICHON

Elle m'a gâté le sang.

JAMBE-DE-COQ Faisons venir à l'instant,

Tambour battant, Enseigne au vent,

Mon régiment !

(Ensemble) GODICHON C'est bien,

Oui, c'est le seul moyen. Vengez l'affront fait à ma

[couille : Allez chercher votre

[patrouille ; Ah ! la putain

Verra beau train !

JAMBE-DE-COQ Oui, c'est là le moyen

De venger l 'honneur de ta [couille :

Je reviens avec ma

[patrouille, Et la putain,

Verra beau train !

(Jambe-de-Coq sort.)

SCÈNE XIII

GODICHON, seul

Fiez-vous ma in tenan t aux amis !... Fiez-vous aux femmes,

les perf ides ! Ah ! mademoise l l e Duguiche t , mon a imab le future, qu 'allez-vous dire q u a n d vous me verrez in s ta tu quo ?

Page 38: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

SCÈNE XIV

GODICHON, SAINT-ELME

SAINT-ELME (ent rant fur ieux. )

Puta in , sa lope, garce , t r iple bordel !... où est -e l le , ce t te

infâme, q u e j e lui enfonce ma botte dans son ventre de ves- sie 1 !

GODICHON

Qu'a- t - i l donc ? Es- tu fou ?

SAINT-ELME

Bougre, si tu étais à ma place , r i ra is- tu !

GODICHON

Ah ! mon ami, si tu savais ce que j ' a i gagné !

SAINT-ELME

Tant mieux pour toi, si tu as gagné.

GODICHON

J 'a i la vérole, mon ami.

SAINT-ELME (surpris.) Serait- i l vrai ? (Il rit a u x éclats.) Ah ! ah ! donne-moi la

main , mon cher . Ah ! ah ! deux véroles réun ies , c ' es t trop plai- sant !

AIR : I l f a u t que l 'on f i l e

Quoi, che r compagnon d ' infor tune,

1. Fille de joie. Cette comparaison injurieuse se retrouve dans le vieux mot français vesse.

Page 39: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

Tu ne ris pas de ton m a l h e u r ?

GODICHON

Non, cet te vérole impor tune , J e l 'avoûrai , m e t ient au cœur .

SAINT-ELME

Ma foi ! pou r que le mal s ' écoule , Mon cher , j e ne vois q u ' u n moyen :

Fau t que la c h a u d e - p i s s e coule. La c h a u d e - p i s s e coule bien.

SCÈNE XV

LES PRÉCÉDENTS, LA MÈRE LÉVÊQUE, FLORE, JOSÉPHINE,

LÉONORE, JUSTINE ; TROUPE DE FILLES, DE MAQUEREAUX ;

JAMBE-DE-COQ ET SES VÉTÉRANS

JAMBE-DE-COQ

AIR : Taisez-vous, bavards, des Chevilles de maî t re A d a m

Oui, quo iqu 'on nous rai l le , Nous sommes d e tai l le

A l ivrer ba ta i l le

En braves soldats.

Montrez-moi, canai l le ,

L ' ind igne volaille, Pour q u e m a c a n n e aille

Lui cas se r les bras.

LA MÈRE L'ÉVÊQUE (d 'un ton poissard.)

Va, tu roupi l les , Allong' tes qui l les ,

N' touch ' pas mes filles,

Page 40: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

Car mes homm's sont là. Tiens, la main m' grille,

Faut que j' t'étrille, Jou' d' la béquille

Pus vit' que ça. Crois-moi, vieil arsouille,

Remmèn' ta patrouille,

JAMBE-DE-COQ N' viens pas m' chanter pouille,

Figur' de cocu ! Tu vas voir, grenouille, Que j'ai de la couille, Et que ma patrouille

A du poil au eu !

JAMBE-DE-COQ (à ses vétérans, pour les exhorter.)

AIR de la Cosaque C'en est trop, amis ; brisons tout !

Allons, courage, Faisons tapage !

Point de grâce, aux putains surtout : Au bordel on s'en fout !

JAMBE-DE-COQ, SAINT-ELME, GODICHON Oui, quoi qu'il en coûte,

Portons-leur un coup mortel ; Il faut que l'on foute

Tout le bordel En déroute !

LA MÈRE L'ÉVÊQUE, SES FILLES ET LES MAQUEREAUX Eh ! vite, allons, courez partout,

Fort bien, courage, Faites tapage ;

Page 41: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

Brisez, messieurs, vous pay'rez tout : Nous verrons qui s'en fout.

JAMBE-DE-COQ, SAINT-ELME, GODICHON, LES VÉTÉRANS C'en est trop, amis ; brisons tout !

Allons, courage, Faisons tapage !

Point de grâce, aux putains surtout : Au bordel on s'en fout !

JAMBE-DE-COQ, (seul, mimant la contredanse.) Je suis invalide,

Peu timide, La perfide

Me le payera, Et l'on verra

Qui de nous deux l'emportera !

JAMBE-DE-COQ, SAINT-ELME, GODICHON, LES VÉTÉRANS Oui, que tout y passe,

Point de grâce, Que l'on casse

Ce qu'on pourra, Puis l'on verra

Qui de nous le dernier rira !

MICHÉS (arrivant la culotte déboutonnée.) Quel vacarme entend-on partout ?

Dieux ! quelle rage Et quel tapage !

Messieurs, du silence surtout Au moment où l'on fout !

LA MÈRE L'ÉVÊQUE, SES FILLES ET LES MAQUEREAUX Eh ! vite, allons, courez partout,

Page 42: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

Fort bien, courage, Faites tapage,

Cassez, brisez, vous pay'rez tout : Nous verrons qui s'en fout !

JAMBE-DE-COQ, SAINT-ELME ET LES VÉTÉRANS C'en est trop, amis ; brisons tout.

Allons, courage, Faisons tapage !

Point de grâce, aux putains surtout : Au bordel on s'en fout !

SCÈNE XVI

LES PRÉCÉDENTS, M. DUGUICHET. A son entrée, les filles se rangent près de la mère L'Évêque, les hommes ôtent leur

chapeau, à l'exception de Saint-Elme et des michés.

MONSIEUR DUGUICHET Qu'est-ce que signifie donc ce bruit-là ?... La mère, est-ce

que c'est comme cela qu'un bordel honnête doit être tenu ?

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Mon cher monsieur Duguichet, je vous assure que je ne

suis point coupable.

MONSIEUR DUGUICHET Mais comment cela se fait-il ?

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Je vais vous l'expliquer. Monsieur amène cet autre miché

à mon bordel ; monsieur me demande une conasse pour lui, une vérole pour l'autre ; il paraît qu'il y a eu oignon, et que c'est monsieur qui l'a gobé... voilà le fait.

Page 43: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

GODICHON

Quel langage ! je m'y perds.

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Maintenant, ces deux messieurs veulent faire boucan, le

vieux s'en mêle, et la division de l'ancien vient ici faire son commerce ; vous sentez que cela trouble le mien.

MONSIEUR DUGUICHET (montrant sa plaque.) Messieurs, vous allez me suivre au violon.

TOUS Au violon ?

GODICHON

Au violon ! et nous ne sommes pas d'accord...

SAINT-ELME

Monsieur l'exempt, un moment, il faut s'entendre.

MONSIEUR DUGUICHET

Monsieur, je n'entends rien.

SAINT-ELME

Vous avez des oreilles cependant.

MONSIEUR DUGUICHET Cela peut-être, mais vous allez me suivre.

SAINT-ELME Vous en avez menti !

MONSIEUR DUGUICHET (à la patrouille.) Soldats ! faites votre devoir.

Page 44: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

SAINT-ELME (tirant son épée.) Le premier jean-foutre qui me touche, je lui coupe le

visage.

SCÈNE XVII ET DERNIÈRE

LES PRÉCÉDENTS, VICTOIRE

VICTOIRE (se j e t a n t a u p i e d de mons ieur Duguichet . )

Arrêtez !... Mon père , c ' es t moi qu ' i l faut punir .

MONSIEUR DUGUICHET

Ciel ! m a fille !... ma fille, au bordel !

TOUS

Sa fille ?

GODICHON

Eh ! c ' e s t Victoire !...

MAQUEREAUX, FILLES ET MICHÉS

Quel le r econna i s sance !

GODICHON

Quoi ! c ' e s t toi qui viens de me donner . . .

LA MÈRE L'ÉVÊQUE

Son puce lage , n igaud, pu i squ ' i l faut te le dire.

GODICHON

Serait- i l vrai, m a chè re Victoire ?

AIR du p a s redoublé

Grands d ieux ! que l p la i s i r pour mon coeur ! J ' a i re trouvé ma bel le ;

Page 45: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

Chez des pu ta ins j ' a i le b o n h e u r

De la revoir puce l l e ! El le a couronné mon amour ,

R ien ne m a n q u e à m a gloire,

Car j ' a i r empor té dans ce jour Victoire sur Victoire.

SAINT-ELME

L 'heureux bougre !

MONSIEUR DUGUICHET

Ma fille, relevez-vous ; j e vous pa rdonne , à condi t ion que

mons ieur Godichon vous r e n d r a l ' h o n n e u r en vous épousant . . .

Le caporal y consent , j ' e spè re .

JAMBE-DE-COQ Je ratifie.

GODICHON (tendrement.)

Ah ! je ne doutais pas q u e vous n e rat if iassiez et que vous

scel lassiez cet te union touchante !... Pourquoi faut-i l que cet te

reconna issance ne se soit point passée devan t notaire !...

SAINT-ELME

Elle y passera , mon cher , e t voici la dot de ta future, avec

l ' agrément de ces mess ieurs .

MONSIEUR DUGUICHET (lui ô tan t son chapeau . )

Monsieur, un si noble p rocédé m e touche vivement .

SAINT-ELME

Trève de compl iments , j e n ' en mér i te pas : ce n 'é ta i t pas

ce la que je voulais lui faire gagner.

Page 46: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

MONSIEUR DUGUICHET

Mon gendre, et vous, ma fille, j'espère que vous serez plus sages à l'avenir.

GODICHON

Beau-père, si l'on m'y rattrape, il y fera chaud.

MONSIEUR DUGUICHET

Je te parle en ami.

AIR : Pégase est un cheval qui porte Je n'empêche pas que l'on foute,

Ce plaisir est souvent le mien. C'est un amusement, sans doute, Permis à tous les gens de bien ;

Mais à des êtres de ta sorte, Le con bien souvent est fatal :

La vérole est un mal qui porte Les grands hommes à l'hôpital. (bis.)

(Les deux derniers vers se répètent en chœur.)

LA MÈRE L'ÉVÊQUE Messieurs, je suis très-flattée de ce qui se passe ; si vous

avez encore des mariages à faire, des filles à vendre, à louer ou à acheter, mon bordel est à vous ; je fais la commission, je tiens un assortiment complet, et fais des envois dans les départements ; le tout au plus juste prix et au comptant.

MONSIEUR DUGUICHET

Grand merci ! mais aux marchés qu'on fait chez toi, il y a toujours trop à perdre, ou trop à gagner.

GODICHON

Oh ! que non, je ne serai plus si Job que de venir ici cher- cher des femmes ; je préférerai, comme dit cet autre.

Page 47: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

Rester célibataire, Tout comme a fait mon père.

VAUDEVILLE

AIR : Vidons gaîment nos verres (d'Alexis)

SAINT-ELME Je suis vaillant soldat,

Aux belles je sais plaire ; En amour, comme en guerre,

Toujours prêt au combat, Rien ne m'étonne :

Je fous, j'enconne, (bis.) Toujours avec ardeur.

Peut-on, morbleu ! blâmer mon coeur ? J'aime le con, c'est mon bonheur. (bis.)

Si je fous, c'est pour faire Tout comme a fait mon père. (bis.)

JAMBE-DE-COQ Vous êtes des enfants,

Et vous pouvez m'en croire, Pour bien foutre et bien boire,

Parlez-moi du vieux temps Oui, nos ancêtres,

Voilà nos maîtres ! (bis.) Bénissons leur destin !

Ils foutaient du soir au matin, Toujours pied ferme et vit en main ; (bis.)

Mais on ne fout plus guères Comme foutaient nos pères. (bis.)

GODICHON Je m'étais résigné ;

Page 48: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

En foutant sur parole, Je risquais la vérole Et je n'ai rien gagné.

Encor novice, La chaude-pisse (bis.)

M'attendait en ces lieux ; Mais j'en suis quitte, et grâce aux dieux,

Si j'y rentrais, j'aimerais mieux (bis.) Ne plus bander, pour faire

Tout comme a fait mon père. (bis.) Un clerc de procureur, Qui s'ennuie à l'étude,

Fuyant la solitude, Cherche ici le bonheur ;

A la tisane

On le condamne, (bis.) Et vite au médecin.

Il s'en fout, car le lendemain, Ici, malgré chancre et poulain, (bis.)

Il reviendra pour faire Comme faisait son père. (bis.)

VICTOIRE

Quoique fille d'honneur, J'aime assez les fleurettes, Doux propos d'amourettes Font palpiter mon cœur.

Vive et légère, Je cherche à plaire (bis.)

Fidèle à mon devoir, Désormais quittant ce boudoir,

D'Amour je veux fuir le pouvoir ; (bis.) Mais je foutrai, pour faire

Tout comme faisait mon père. (bis.)

Page 49: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

LA MÈRE L'ÉVÊQUE (au public.) Mesdames dans vos yeux

Pourquoi cet air farouche ? Faut-il prendre la mouche Pour des propos joyeux ?

De ma méthode

Prenez la mode, (bis.) Et suivez ma leçon :

Foutez-vous du qu'en dira-t-on ; Ayez toujours le vit au con ; (bis.)

Et foutons sans mystères, Comme foutaient nos pères. (bis.)

CHŒUR GÉNÉRAL

Foutons-nous sans mystères Comme foutaient nos pères. (bis.)

(Divertissement et fouterie générale.)

Page 50: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

LA TOUR DU BORDEL

(Anonyme)

Page 51: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle
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La Tour du Bordel

IMITATION ÉROTIQUE DE LA T O U R D E N E S L E

A V A N T - P R O P O S

La Tour de Nesle, drame en 5 actes d'Alexandre Dumas et Gaillardet, avait été représentée pour la première fois le 29 mai 1832 au théâtre de la Porte Saint-Martin, contribuant immédiatement à déchaîner les passions qui commençaient à séparer tenants et détracteurs du Romantisme. « Cette pièce, modèle du drame historique à grand effet et de ce qu'on a appelé la littérature dramatique échevelée, est certainement un des plus grands succès de l'époque contemporaine », écrira le Grand Dictionnaire Larousse du XIXe siècle.

Un tel retentissement valut à La Tour de Nesle un certain nombre de parodies, La Tour du bordel étant la plus obscène, la plus réjouissante et la plus talentueuse. Elle présente en outre l'intérêt d'un vocabulaire érotique particulièrement riche et recherché, qui confère à certaines scènes un ton qui annonce Tardieu ou Ionesco. Le choix étrange de noms d'inspiration polonaise pour les personnages, et même certai- nes situations et répliques abruptes, ne sont pas non plus sans évoquer Jarry.

On y trouvera des termes inconnus des lexicographes spé- cialisés. Par exemple crispimen, pour le sexe féminin, ou

Page 53: Le Théâtre érotique français au XIXe siècle

pénillière. Guiraud semble ignorer la pièce, puisqu'il qualifie vervignoler (pour l'acte sexuel), de « mot introuvable », alors qu'il y figure à plusieurs reprises.

Cette virtuosité et cette érudition, qui emprunte aux meil- leurs auteurs du XVe et du XVIe siècles français, fait regretter d'autant plus qu'on n'aie aucune idée à l 'heure actuelle de l'auteur ou des auteurs de la Tour du bordel1, pas plus qu'on ne connaît la date exacte et les circonstances de sa composi- tion. On ignore également si elle put être un jour portée sur une scène quelconque (peu probable, étant donné sa longueur et les moyens que nécessiterait sa représentation).

La pièce est juste mentionnée dans Gay (et pour cause : voir un peu plus loin). Elle ne figure pas dans Pia ni dans Apolli- naire. Alexandrian semble l'ignorer, ainsi — plus grave —, que la grande Anthologie historique des lectures érotiques de Jean-Jacques Pauvert.

Il faut dire que la seule édition connue jusqu'ici était celle d'un très rare Nouveau théâtre gail lard de date incertaine, attribué à J. Gay (« A Concarneau, chez le Bossu ricaneur, imprimeur-libraire, 1867 », 2 vol. ; La Tour du Bordel inau- gure le second), inconnu de Pia comme de Perceau ou d'Apol- linaire.

1. La maîtrise de la prosodie ferait penser à Glatigny. Mais Albert Glati- gny, né en 1839, mènerait à dater la composition de la pièce, au plus tôt, de 1860-65. Pourquoi pas ? Et l'édition de ce Nouveau théâtre gaillard, que l 'on peut sans invraisemblance attribuer aussi bien à Poulet-Malassis, porterait alors sa date exacte : 1867. Et dans ce cas, les futurs collabora- teurs du Parnasse satyrique du dix-neuvième siècle ne manqueraient pas, qui auraient été capables de mettre la main à La Tour du bordel.

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La Tour du Bordel

IMITATION ÉROTIQUE

DE LA TOUR DE NESLE

CINQ ACTES, NEUF TABLEAUX

et en vers

PERSONNAGES

VITBANDANT SODOMINSKI

VIRIGINSKI PÉDÉRASTI

PINAUCUSKI UN GARDE

PRIAPIUSKI, roi de France UN PAGE

MOLLEVIT UN OFFICIER

JEAN CHOUARDINI VAGINISKA

ENGINSKI CONESKA

TIREFONDS SALOPOSKA

TROUSCOUILLOUSKI BOUGRES ET RIBAUDS

TESTICULI PAGES, GARDES

L'action se passe à toute époque.

Les personnages sont placés en tête de chaque scène comme ils doivent l'être au théâtre ; le premier occupe la droite de l'acteur.

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La scène représente un boudoir tendu de satin vieil or, meublé avec luxe.

1er TABLEAU

(La Soubrette en peignoir rose, assise dans un fauteuil, monologue en tisonnant le feu.)

LA SOUBRETTE Madame m'a dit en sortant : « Lisette, vous attendrez ma

rentrée du bal, dans mon boudoir ; je reviendrai de bonne heure. Préparez un bon feu, mes babouches et mon peignoir crème. Vous prendrez pour vous mon peignoir rose ; je veux que vous soyiez à l'aise, pour m'attendre d'abord, et pour me défaire à mon retour. »

Décidément, je ne pouvais mieux tomber, moi qui n'aime pas à être rudoyée. Depuis huit jours que je suis au service de la marquise, ce ne sont pas des ordres que je reçois ; ce sont presque des prières, qu'elle m'adresse d'une voix cares- sante, en adoucissant encore ses grands yeux de velours noir, déjà si doux quand elle me regarde, sans compter les petites tapes amicales sur la joue, dont elle me gratifie à tout moment. Je crois même que le jour où je l'ai trouvée penchée sur mon lit en me réveillant, elle m'embrassait ; à moins que je n'aie rêvé que je sentais ses lèvres sur les miennes. Assurément je n'aurais pas pu me tailler sur mesure une maîtresse plus affa- ble, un intérieur plus confortable, une existence plus douce ; et cependant je me sens intimidée devant elle, surtout quand elle veut, comme ce matin, m'éponger elle-même après le bain