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BIBEBOOK MAURICE LEBLANC LA DENT D’HERCULE PETITGRIS suivi de Un gentleman

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  • BIBEBOOK

    MAURICE LEBLANC

    LA DENT DHERCULEPETITGRIS

    suivi de Un gentleman

  • MAURICE LEBLANC

    LA DENT DHERCULEPETITGRIS

    suivi de Un gentleman

    1924

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1603-9

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Sources : Bibliothque lectronique duQubec

    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • CHAPITRE I

    La dent dHercule Petitgris

    L dos, le cou engonc dans sa jaquette, tout son previsage crisp par la rexion, Jean Rouxval mesurait dun pasrapide son vaste cabinet de ministre, au seuil duquel le chefdes huissiers attendait les ordres. Un pli soucieux marquait son front. Illui chappait des gestes saccads qui trahissaient cette agitation extrmedont on est secou certaines minutes dramatiques de la vie.

    Sarrtant dun coup, il dit avec un accent rsolu. Un monsieur et une dame dun certain ge se prsenteront. Vous

    les ferez entrer dans le salon rouge. Puis il viendra un monsieur seul, plusjeune, que vous conduirez dans la grande salle. Quils ne puissent ni separler ni se voir, nest-ce pas ? Et vous mavertirez aussitt.

    Bien, monsieur le Ministre.La personnalit politique de Jean Rouxval sappuyait sur de fortes

    qualits dnergie et dintelligence laborieuse. La guerre, quil avait faiteds le dbut, pour venger ses deux ls disparus et sa femmemorte de cha-

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    grin, lui avait donn un sens parfois excessif de la discipline, de lautoritet du devoir. Dans toutes les aaires auxquelles les vnements le m-laient, il prenait toujours son compte le plus de responsabilit possible,en vertu de quoi il sarrogeait le plus possible de droits. Il aimait son paysavec une sorte de frnsie contenue, qui lui montrait comme justes et per-mis des actes souvent arbitraires. Ces raisons lui valaient lestime de sescollgues, mais une certaine mance, que suscitait lexagration de sesqualits. On craignait toujours quil nentrant le cabinet dans dinutilescomplications.

    Il regarda sa montre. Cinq heures moins vingt. Il avait encore le tempsde jeter un coup dil sur le dossier de la redoutable aventure qui lui cau-sait une telle anxit. Mais, ce moment, la sonnerie tlphonique reten-tit. Il saisit le rcepteur. On dsirait lui parler directement de la prsidencedu Conseil.

    Il attendit. Ce fut assez long. Enn, la communication stablit, et ilrpliqua :

    Oui, cest moi, mon cher Prsident.Il couta, parut contrari, et pronona dun ton un peu amer : Mon Dieu, monsieur le Prsident, je recevrai lagent que vous ve-

    nez de menvoyer. Mais ne pensez-vous pas qu moi seul jaurais obtenules certitudes que nous cherchons ? Enn, puisque vous insistez, moncher Prsident, et que cet Hercule Petitgris est, selon votre expression,un spcialiste en matire denqute, il assistera la confrontation que jaiprpare All ? Vous avez raison, mon cher Prsident, tout cela est ex-trmement grave, surtout cause de certaines rumeurs qui commencent circuler Si je narrive pas une solution immdiate, et que la vrit soitconforme nos craintes, cest un scandale eroyable et un dsastre pourle pays All Oui, oui, vous pouvez tre tranquille, mon cher Prsident,je ferai limpossible pour russir Et je russirai Il le faut

    Quelques mots furent encore changs, puis Rouxval ferma le tl-phone et rpta entre ses dents :

    Oui Il le faut Il le faut Un pareil scandaleIl rchissait aux moyens qui lui permettraient de russir lorsquil

    eut la sensation que quelquun se trouvait prs de lui, quelquun qui necherchait pas se faire remarquer.

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    Il tourna la tte et demeura interdit. quatre pas se dressait un indi-vidu dassez pitre mine, ce quon appelle un pauvre diable, lequel pauvrediable tenait son chapeau la main, selon lhumble attitude dun men-diant en qute dun petit sou.

    Que faites-vous l ? Comment tes-vous entr ? Par la porte, monsieur le Ministre Votre huissier soccupait par-

    quer des gens droite et gauche. Jai l droit.Lindividu baissa la tte respectueusement et se prsenta : Hercule Petitgris lespcialiste que M. le Prsident du Conseil

    vient de vous annoncer, monsieur le Ministre Ah ! vous avez cout ? dit Rouxval, avec humeur.Quauriez-vous fait ma place, monsieur le Ministre ?Ctait un tre malingre et pitoyable, dont toute la gure triste, dont

    les cheveux, la moustache, le nez, les joues maigres, les coins de bouchetombaientmlancoliquement. Ses bras descendaient avec lassitude le longdun pardessus verdtre qui semblait ne pas lui tenir aux paules. Il sex-primait dune voix dsole, non sans recherche, mais en dformant par-fois certaines syllabes, la manire des gens du peuple. Il prononait Mossieu le Minisse vot huissier.

    Jai mme entendu, mossieu le Minisse, continua-t-il, que vous par-liez de moi comme dun agent. Erreur ! Je ne suis agent de rien du tout,ayant t rvoqu, la prfecture, pour caractre insipide, ivrognerieet paresse . Je cite le texte de ma radiation.

    Rouxval ne put cacher sa stupeur. Je ne comprends pas. M. le Prsident du Conseil vous recommande

    moi comme un homme capable, dune lucidit dconcertante. Dconcertante, mossieu le Minisse, cest le vrai mot, et voil pour-

    quoi ces messiers veulent bien mutiliser dans les cas o personne narussi ou ne pourrait russir, et sans me tenir rigueur rapport mes pe-tites habitudes.Que voulez-vous, je ne suis pas un travailleur. Jaime boire ma soif, et jai un faible pour la manille aux enchres. Quant au carac-tre, a ne compte pas. Simples vtilles. On me reproche dtre vaniteuxet insolent vis--vis de mes employeurs ? Et aprs ? Lorsquils bafouillentet que je vois clair, jai-t-i pas le droit de leur zy dire et de rigoler unbrin ? Tenez, mossieu le Minisse, plus dun coup jai refus de largent

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    pour garder le droit de mesclaer. Ils sont si rigolos ce moment ! I fontla tte !

    Dans sa gure tombante, au-dessous de ses moustaches mlanco-liques, le coin gauche de sa bouche se retroussa en un petit rire silencieuxqui dcouvrit une canine dmesure, une canine de bte froce. Durantune seconde ou deux, cela lui donna un air de joie sardonique. Avec unepareille dent, le personnage devait mordre fond.

    Rouxval navait pas peur dtre mordu. Mais son interlocuteur ne luidisait rien de bon, et il sen ft dbarrass en toute hte, si le prsident duConseil ne lavait pas impos avec une telle insistance.

    Asseyez-vous, dit-il, dun ton bourru. Je vais interroger et confron-ter entre elles trois personnes qui sont ici. Au cas o vous auriez quelqueobservation faire, vous me la communiquerez directement.

    Directement, mossieur le Minisse, et tout bas, comme cest monhabitude quand le suprieur bafouille

    Rouxval frona le sourcil. Dabord, il dtestait quon ne gardt pointles distances auprs de lui. Puis, comme beaucoup dhommes daction, ilavait le sentiment trs vif et la crainte du ridicule. Applique lui, cetteexpression de bafouillage lui semblait la fois un outrage inadmis-sible et une menace volontaire. Mais dj il avait sonn, et lhuissier en-trait. Sans plus attendre, il donna lordre que les trois personnes fussentintroduites.

    Hercule Petitgris retira son pardessus verdtre, le plia soigneusementet sassit.

    Le monsieur et la dame se prsentrent les premiers. Ils taient endeuil tous deux, et dallure distingue ; elle, grande, jeune encore et trsbelle, avec des cheveux grisonnants et un ple visage aux traits svres :lui, plus petit, mince, lgant, la moustache presque blanche.

    Jean Rouxval lui dit : Le comte de Bois-Vernay, nest-ce pas ? Oui, monsieur le Ministre. Ma femme et moi nous avons reu votre

    convocation, laquelle nous a un peu tonns, je lavoue. Mais nous vou-lons croire quelle ne nous annonce rien de pnible ? Ma femme est assezsourante

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    Il la regardait avec une inquitude aectueuse. Rouxval les pria deprendre place et rpondit :

    Je suis persuad que tout sarrangera pour lemieux et queM de Bois-Vernay excusera le petit drangement que je lui cause.

    La porte souvrait de nouveau. Un homme de vingt-cinq trente anssavana. Il tait de condition plus modeste, peu soign dans sa mise, etsa physionomie quoique sympathique et avenante, prsentait des signesde dchance et de fatigue qui droutaient chez cet tre jeune et carrdpaules.

    Cest bien vous, Maxime Lriot ? Cest moi, monsieur le Ministre. Vous ne connaissez pas monsieur et madame ? Non, monsieur le Ministre, arma le nouveau venu en observant

    le comte et la comtesse. Nous ne connaissons pas non plus monsieur, t le comte de Bois-

    Vernay, sur une question de Rouxval.Celui-ci eut un sourire : Je regrette que lentretien commence par une dclaration contre

    laquelle je suis contraint de protester. Mais cette petite erreur se dissiperadelle-mme au moment opportun. Nallons pas trop vite, et, sans nousattarder ce qui nest pas essentiel, prenons les choses du dbut.

    Et, se servant du dossier ouvert sur la table, il se tourna vers MaximeLriot et pronona dune voix o il y avait quelque hostilit :

    Nous commencerons par vous, monsieur. Vous tes n Dolin-court, Eure-et-Loir, dun paysan laborieux, qui sest saign aux quatreveines pour vous donner une ducation convenable. Je dois dire quevous len avez amplement rcompens par votre travail. tudes srieuses,conduite parfaite, attentions dlicates pour votre pre, en tout vous voustes montr bon ls et irrprochable lve. La mobilisation vous surprendsimple soldat aux chasseurs pied. Quatre ans plus tard, vous tiez ad-judant et croix de guerre avec cinq citations. Vous contractez un enga-gement. la n de 1920, on vous trouve Verdun. Toujours excellentetenue. Vos notes vous signalent comme capable de faire un bon ocier,et vous songez mme passer votre examen. Or, vers la mi-novembre decette anne, coup de thtre. Un soir, dans un dancing de troisime ordre,

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    aprs avoir fait dboucher dix bouteilles de champagne, la tte perdue, aucours dune discussion sansmotif, vous dgainez. On vous arrte. On vousmne au poste. On vous fouille. Vous tiez porteur de cent mille francsen billets de banque. Do teniez-vous cet argent ? Vous navez jamais pulexpliquer.

    Maxime Lriot protesta : Pardon, monsieur le Ministre, jai dit que cet argent mavait t

    remis en dpt par quelquun qui ne voulait pas se nommer. Explication sans valeur. Toujours est-il quune instruction est ou-

    verte par lautorit militaire. Elle naboutit pas. Mais, six mois aprs, li-br de tout service, vous tes lobjet dun autre scandale. Cette fois, votreportefeuille contenait pour quarante mille francs de bons de la Dfense.Et, l-dessus encore, le silence et le mystre.

    Lriot ne se donna pas la peine de rpondre. Il semblait considrer cesvnements comme tout fait insigniants, et il ne smut pas davantagede lvocation de deux autres dmls exactement du mme genre quilavait eus avec la justice.

    Ainsi donc, continua Rouxval, aucune explication, nest-ce pas ?Vous ne pouvez pas nous dire comment vous faites face la vie de d-bauche que vous menez depuis ce temps ? Pas de situation, pas de res-source avouable, et cependant largent coule entre vos doigts comme si lasource en tait inpuisable.

    Jai des amis, murmura Maxime Lriot. Quels amis ? On ne vous en connat pas. La bande avec laquelle

    vous courez les lieux de plaisir se renouvelle constamment, et se com-pose dailleurs dindividus sans aveu qui vivent vos dpens. Les agentsspciaux qui se sont occups de vous cette poque nont rien dcou-vert, et vous avez continu descendre la mauvaise pente. Seul le ha-sard, ou une imprudence de votre part, pouvait se tourner contre vous.Cest ce qui se produisit. Un jour, sous lArc de triomphe, non loin de latombe du Soldat Inconnu, un homme sapprocha dune dame qui chaquejour, venait y prier et lui dit cette phrase : Jattends demain lenvoi devotre mari. Avertissez-le, sinon Le ton tait menaant, lattitude delhomme hargneuse et mchante. La dame se troubla et remonta vive-ment dans son automobile. Dois-je prciser que lune de ces personnes

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    tait vous, Maxime Lriot, et lautre, la comtesse de Bois-Vernay, et quetout lheure elles aectaient de ne point se connatre ?

    Rouxval, brusquement, leva les mains : Je vous en supplie, monsieur, dit-il au comte qui allait intervenir,

    nessayez pas de nier lvidence. Ce que jarme nest pas le rsultatde dductions ou dhypothses, ni linterprtation de racontars, mais lestrict nonc de faits que jai connus ou contrls moi-mme. Si vous avezperdu votre ls la guerre, et si M de Bois-Vernay va prier chaque jourprs de la dalle sacre, moi jai perdu les deux miens, et il nest pas desemaine o je ne marrte galement l-bas pour mentretenir avec eux.Or, la scne eut lieu prs de moi. Cest moi qui entendis la phrase pro-nonce. Et ce fut pour mon dication personnelle, sans rien connatreencore des incidents que je viens dexposer, que je moccupai de savoirqui avait ainsi parl, et quelle tait la victime de ce qui me paraissait unchantage.

    Le comte se tut. Sa femme navait pas boug. Dans son coin, le poli-cier Hercule Petitgris hochait la tte et semblait approuver la faon dontlinterrogatoire tait men. Jean Rouxval, qui lobservait du coin de lil,en ressentait de lassurance. La dent ne pointait pas au coin de la bouche.Tout allait donc pour le mieux, et il poursuivit, en resserrant de plus enplus ltreinte de son rquisitoire :

    partir du moment o les circonstances me donnrent la conduitede cette aaire, elle changea de face, pour la raison quelle stait rv-le moi dans un cadre plutt que dans un autre. Que je men rendissecompte ou non, ce souvenir domina toutes mes penses et gouverna len-qute que je s presque involontairement, sur lordre catgorique duneintuition laquelle je ne pus rsister. Tout de suite, au lieu de voir enMaxime Lriot lhomme daujourdhui, je vis le soldat dautrefois. Sonpass mintressa plus que son prsent. Or, instantanment, au premiercoup dil jet sur le dossier, deux choses me frapprent, un nom et unedate : Maxime Lriot se trouvait Verdun, et il sy trouvait au mois denovembre 1920. Pour un pre qui pleure ses ls disparus, il y a dans cenom et dans cette date quelque chose de particulier. Leur rapprochementprend une signication immdiate. Si, chaque jour, M de Bois-Vernayvient prier sous lArc de triomphe, si jy vais avec tant de ferveur, cest

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    parce que, la veille du 11 novembre 1920, anniversaire de larmistice, ilsest droul, dans les souterrains de la ville sainte, la plus solennelle descrmonies. Ce fait bien tabli, comment sexpliquait la prsence, souslArc de triomphe, de Maxime Lriot, adjudant de chasseurs Verdun, ennovembre 1920 ? Jallai me renseigner sur place. Ce ne fut ni long ni dif-cile. Son ancien chef de bataillon, que jinterrogeai, me montra aussittle texte dune dcision signe par lui cette poque, et dont la lecturefut pour moi un trait de lumire. Le conducteur dun des huit fourgonsfunbres qui avaient amen, de huit points dirents des champs de ba-taille, les huit cadavres non identis parmi lesquels devait tre choisi leSoldat Inconnu, ce conducteur ntait autre que ladjudant Lriot.

    Jean Rouxval frappa du poing le dossier, et, le visage crisp, tout sontre tendu vers ladversaire, il scanda, dune voix assourdie :

    Ctait vous, Maxime Lriot, et, dans la galerie souterraine ose passa la crmonie historique, parmi ceux qui composaient la gardedhonneur, vous tiez encore l, Maxime Lriot. Votre hrosme, votre re-nomme militaire, vous avaient fait lire au nombre de ceux qui jourentun rle entre les drapeaux tricolores et les panoplies qui ornaient les mursde la chapelle ardente. Vous tiez l, et, par consquent

    Lmotion interrompit lapostrophe vhmente de Rouxval. Dailleurs,avait-il besoin de dire des paroles plus prcises pour que lon devint sapense secrte. Hercule Petitgris balanait toujours la tte avec une ap-probation visible, qui surexcitait lardeur et la conviction du ministre.

    Lancien adjudant ne souait mot. Comme des troupes qui cernentlennemi assig, les phrases dabord hsitantes, puis vigoureuses et lo-giques de Rouxval avaient investi ladversaire avant quil ny prt garde.Le comte coutait et observait sa femme dun air soucieux.

    Rouxval dit voix basse : Jusquici, mme au plus profond demoi-mme, je navais eu que des

    pressentiments vagues, et jamais encore un soupon nettement formul.Je redoutais de comprendre, et cest avec le mme tat desprit craintif,ear, que je cherchai les preuves de ce que je ne voulais pas savoir. Ellesfurent implacables. Je vais les numrer dans leur ordre chronologique,et brivement, sans aucun commentaire. Elles proclament delles-mmes,par leur simple expos, la srie des faits qui senchanent et des actes

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    qui furent accomplis. Ceci dabord. Le jour de la Toussaint, puis le 3 no-vembre, le 4 et le 5, ladjudant Lriot, dont je russis reconstituer exacte-ment la vie quotidienne, se rendit, le soir venu, dans une auberge isole,o il rencontra un monsieur et une dame avec lesquels il demeura enconfrence jusquau dner. Ce monsieur et cette dame venaient en auto,parat-il, dune grande ville proche o ils habitaient un htel dont on medonna ladresse. Jy allai et demandai le registre. Du 1 au 11 novembre1920 avaient sjourn en cet htel le comte et la comtesse de Bois-Vernay.

    Un silence. Le ple visage de la comtesse se creusait. Rouxval talason dossier. Il en tira deux feuilles quil dplia.

    Voici deux actes de naissance. Lun concerne Maxime Lriot, n Dolincourt, Eure-et-Loir, en 1895. Cest le vtre, Maxime Lriot. Lautreest celui de Julien de Bois-Vernay, n Dolincourt, Eure-et-Loir, en 1895.Cest celui de votre ls, monsieur de Bois-Vernay. Donc, nest-ce pas,mme origine et mme ge. Ce point est acquis. Voici, maintenant, unelettre du maire de Dolincourt. Les deux jeunes gens avaient eu la mmenourrice. Pendant toute leur jeunesse, ils avaient conserv des relationsde camaraderie. Ils staient engags en mme temps. Nouvelle certitude.

    Rouxval continuait de feuilleter son dossier, et il nonait au fur et mesure :

    Voici lacte de dcs de Julien de Bois-Vernay, mort en 1916, Ver-dun. Voici la copie du certicat dinhumation dans le cimetire de Douau-mont. Voici un extrait du rapport de ladjudant Lriot qui recueillit dansune tranche, longeant la route de Fleury Bras, et prs dun ancienposte de secours, la dpouille dessche, mais intacte dun fantassin in-connu Enn, voici le relev topographique de la rgion. Lancien postede secours est ici, cinq cents mtres du cimetire o fut inhum Juliende Bois-Vernay. Jai t de lun lautre. Jai fait creuser le sol : la tombeest vide. Quest devenu le cercueil de Julien de Bois-Vernay ? Qui la en-lev du cimetire de Douaumont ? Qui, sinon vous, Maxime Lriot, vouslami de Julien, vous lami du comte et de la comtesse de Bois-Vernay ?

    Aucune des phrases de Rouxval qui ne contribut ltablissementdune vrit dont lvidence simposait. Toutes enveloppaient lennemidarguments irrcusables. Il ny avait qu se soumettre.

    Rouxval sapprocha de Lriot et lui dit, les yeux dans les yeux :

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    Certains points demeurent obscurs. Est-il besoin de les claircir etde connatre, heure par heure, ce qui se passa dans lombre, au cours de lamission dont vous tiez charg ? Non, nest-ce pas ? La sinistre aventureest inscrite pour ainsi dire sur les pages dun livre ouvert. Nous savonsque le cercueil de votre frre de lait fut dabord transport de Douaumont,o il reposait dans une tombe rgulire, jusqu la tranche o lon vousenvoyait en qute dun combattant qui ne pt tre identi. Nous savonsque vous ly avez pris, et nous savons que cest celui-l que vous avezamen prs des autres dans la casemate de Verdun. Nous sommes dac-cord, nest-ce pas ? Et pour la suite, pour la dsignation suprme parmiles huit Inconnus

    Mais Rouxval nacheva pas. Il essuya son front couvert de sueur, etil lui fallut un certain temps pour reprendre, avec sa mme intonationsourde et anxieuse :

    Cest peine si jose voquer la scne Toute parole de doute cepropos est un blasphme. Et cependant, nest-ce pas une certitude pluttquun doute ? Ah ! quelle chose areuse ! Je me souviens des instructionsqui furent adresses lun des poilus de la garde dhonneur : Soldat,voici un bouquet de eurs cueilli sur les champs de bataille, vous allezle dposer sur un de ces cercueils, qui sera celui du soldat que le peuplede France accompagnera jusqu lArc de triomphe Vous les avez en-tendues, ces paroles. Vous pleuriez videmment, comme les autres, en lescoutant. Et malgr tout, par une trahison monstrueuse Mais commenta-t-elle pu se produire, cette trahison ? Comment avez-vous russi la du-perie infme ? Il nest pas possible que ce poilu dsign au hasard, vousait vendu son concours, ni que sa main ait pu tre dirige lorsquelle d-posa le bouquet ? Alors ? alors ? Rpondez donc !

    Jean Rouxval interrogeait, mais on et dit quil avait peur dentendrelaveu. Son ordre navait pas cet accent imprieux qui force la vrit. Ilsensuivit un long silence, tout pesant de gne et danxit. M de Bois-Vernay respira des sels que son mari lui tendit. Elle semblait trs faible etsur le point de svanouir.

    la n, Maxime Lriot dbita quelques explications confuses : Il y a en eet des choses qui ont pu vous faire croire, monsieur le

    Ministre Mais il y a aussi des erreurs, des malentendus

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    Incapable de dissiper lui-mme ces erreurs et ces malentendus, il setourna vers le comte pour lui demander assistance. Celui-ci regarda safemme, en homme qui craint dengager une lutte dangereuse et qui sedemande sur quel terrain il lacceptera. Puis il se leva et dit :

    Monsieur le Ministre, me permettrez-vous de vous poser une ques-tion ?

    Certes. Il arrive, monsieur le Ministre, que, par la tournure que vous avez

    donne lentretien, nous sommes ici tous les trois, en face de vous,comme des coupables. Avant de nous dfendre contre une accusation queje nai pas encore bien saisie, je voudrais savoir quel titre vous nous in-terrogez, et en vertu de quel pouvoir vous exigez que nous rpondions.

    En vertu, monsieur, rpliqua Rouxval, de mon trs grand dsirdtouer une aaire qui, rendue publique, aurait pour mon pays desconsquences incalculables.

    Si laaire est telle que vous lavez expose, monsieur le Ministre,il ny a aucune raison de croire quelle puisse devenir publique.

    Si, monsieur. Sous linuence de la boisson, Maxime Lriot a pro-nonc quelques paroles qui nont pas t comprises, mais qui ont donnlieu des interprtations, des bruits

    Des bruits faux, monsieur le Ministre. Nimporte ! jy veux couper court. Comment ? Maxime Lriot quittera la France. Un emploi lui sera rserv dans

    le sud de lAlgrie. Vous voudrez bien, jen suis convaincu, lui fournir lesfonds ncessaires.

    Et nous, monsieur le Ministre ? Vous partirez aussi, madame et vous. Loin de France, vous serez

    labri de tout chantage. Lexil, alors ? Oui, monsieur, pendant quelques annes.Le comte regarda de nouveau sa femme. Malgr sa pleur et son as-

    pect fragile, elle donnait, elle, au contraire, une impression dnergie etdobstination rchie. Elle se porta en avant et, rsolument :

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    Pas un jour, monsieur le Ministre, dit-elle, pas une heure, je nemloignerai de Paris.

    Pourquoi donc, madame ? Parce quil est l, dans la tombe.La petite phrase qui constituait laveu le plus formel et le plus ter-

    rible se prolongea dans un silence erayant, comme un cho qui rp-terait, syllabe par syllabe, un message de mort et de deuil. Il y avait enM de Bois-Vernay plus quune volont indomptable, il y avait du d,et comme lacceptation dun combat quelle aectait de ne pas redouter.Rien ne pouvait faire que son ls ne ft point dans la tombe sacre, etquil ny dormt dun sommeil que nulle puissance au monde ne trouble-rait jamais.

    Rouxval se prit la tte entre les mains, dun mouvement dsespr.Jusqu cet instant mme, il avait pu, malgr toutes les preuves, garderquelque illusion et attendre une justication impossible. Laveu le ter-rassa.

    Cest donc vrai, murmura-t-il Je ne pensais pas je nadmettaispas Ce sont des choses en dehors de toute ralit

    M. de Bois-Vernay stait plac devant la comtesse et la suppliait desasseoir. Elle lcarta, prte la lutte, et obstine dans son attitude pro-vocante. Deux adversaires sarontaient, ennemis acharns du premiercoup. Le comte et Maxime Lriot devenaient des comparses.

    De telles scnes o la tension nerveuse est pousse lexcs nepeuvent tre que brves, comme un engagement dpe o chacun, ds ledbut, jette toutes ses forces. Ce qui accrut encore la violence tragique duduel, cest quil se poursuivit dabord dans le calme, et en quelque sorte,dans une immobilit presque continue. Pas dclat de voix. Pas de colreapparente. De simples mots, mais lourds dmotion. De simples phrases,sans loquence, mais qui rvlaient la stupeur et lindignation de Rouxval.

    Comment avez-vous os ? Comment vivez-vous avec lide de cequi est ?Moi, jaurais mieux aim subir toutes les tortures que de faire celapour un de mes ls Il me semble que je lui aurais port malheur dans lamort Donner ainsi son enfant une spulture qui ne lui appartient pas !Dtourner vers lui des prires, des larmes, et toutes les penses secrtesqui descendent sur un cercueil !Quel crime abominable ! Vous ne sentez

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    donc pas cela ?Il la contemplait, toute blanche en face de lui, et reprenait dun ton

    plus agressif : Par milliers et par milliers, il y a des mres et des pouses qui

    peuvent croire que leur ls ou leurmari sont l. Ces cratures, aussi meur-tries que vous, madame, armes des mmes droits, les voil trahies, d-possdes, voles, oui, voles, et voles sournoisement, dans lombre.

    Elle plissait sous linjure et sous le mpris. Jamais, certes, elle navaitperdu une minute considrer son acte en lui-mme, ou le peser pouren connatre la valeur morale. Elle avait agi avec lpre sourance dunemre qui cherche reconqurir un peu du ls qui lui fut arrach, et, pourle reste, ne se soucie de rien.

    Elle murmura : Il na vol la place de personne Il est le Soldat Inconnu lui-mme

    Il est l pour les autres, et les reprsente tousRouxval lui saisit le bras. De telles paroles lexaspraient. Il pensait

    ses ls disparus dont il avait presque retrouv les dpouilles le jour delinhumation solennelle, et qui maintenant retombaient au goure inson-dable. O prier dsormais ? Quel rendez-vous prendre avec les pauvresmes vanouies ?

    Mais elle souriait, le visage illumin de tout le bonheur qui frmissaiten elle.

    Ce sont les circonstances qui lont choisi parmi tant dautres. Ceque jai fait pour le mettre l naurait pas su, sil ny avait pas eu en safaveur une volont suprieure la mienne. Le hasard aurait pu dsignerquelque soldat qui ne let mrit ni par sa vie ni par sa mort. Mon lstait digne de la rcompense, lui.

    Tous en taient dignes, protesta Rouxval avec vhmence. Mmesil et t au cours de sa vie le plus obscur et le plus dtestable deshommes, celui que le destin choisissait ft devenu, en cet instant mme,lgal des plus nobles.

    Elle hocha la tte. Ses yeux exprimaient une ert un peu ddai-gneuse. Elle devait voquer toute la ligne danctres et de morts h-roques qui faisaient de son ls un tre part, plus spcialement formpour la gloire et pour lhonneur.

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    Tout est bien ainsi, croyez-moi, monsieur le Ministre, dit-elle, etsoyez sr que je ne vole ni larmes ni prires. Toutes les mres qui sage-nouillent et qui pleurent devant la tombe prient pour leur ls mort.Quimporte que ce soit le mien, si elles ne le savent pas ?

    Mais je le sais, moi, dit Rouxval, et elles peuvent le savoir, elles !Et alors, alors comprenez-vous toutes ces haines qui se dchaneraient,cette explosion de fureur ? Nul forfait au monde ne provoquerait plus derage et dindignation. Comprenez-vous ?

    Il perdait peu peu tout empire sur lui-mme. Il excrait cette femme.Son dpart lui semblait de plus en plus le seul dnouement qui pt conju-rer le pril et apaiser son mal lui. Et il le lui disait sans mnagement,dune voix dure :

    Il faut vous en aller, madame. Votre prsence auprs de la tombeest un outrage pour les autres femmes. Allez-vous-en.

    Non, dit-elle. Il le faut. Vous partie, elles reprendront leurs droits, et celui qui est

    l redeviendra le Soldat Inconnu. Non, non, non. Ce que vous demandez est impossible. Je ne vivrais

    pas loin de lui. Si je vis encore cest justement parce quil est l, et que jevais le voir chaque jour, et lui parler, et lentendre me parler. Ah ! vous nesavez pas ce que jprouve quand je suis au milieu de la foule ! De tous lescoins de la France on accourt avec des eurs et des mains qui se joignent.Et cest mon ls que lon vient honorer ! Lunivers entier dle devant lui.Il est toute la guerre et toute la victoire. Ah ! il y a des minutes o un tellan de bonheur et dorgueil me grandit que joublie sa mort, monsieur,et que cest mon ls vivant que je vois debout sous la vote et devant quimes genoux chissent. Et vous me demandez de renoncer tout cela !Mais ce serait le tuer une seconde fois, mon ls bien-aim !

    Les poings de Rouxval se crispaient. Il et voulu craser lennemieintraitable, et, sentant quelle tait la plus forte, il la menaa, les yeuxxs sur les siens :

    Jirai jusquau bout de mon devoir Si vous ne partez pas, je jureDieu je jure Dieu que je vous dnonceOui, jirai jusque-l. Tout pluttque de laisser cette chose monstrueuse

    Elle eut un rire de moquerie :

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    Me dnoncer ? Est-ce que cest possible ? Osez donc me dnoncer,monsieur, et la rendre publique, cette chose qui vous fait trembler !

    Jusquau bout de mon devoir, cria-t-il. Rien ne marrtera Je nepeux pas vivre avec une telle ide Si vous ne partez pas, cest lui, ma-dame, cest lui qui partira Cest le cadavre de votre ls

    Elle tressaillit, frappe par lexpression brutale. Latroce vision de cecadavre chass de la tombe et jet dans quelque coin lui fut intolrable. Sagure se convulsa, et elle porta la main son cur avec un gmissementde sourance. M. de Bois-Vernay voulut la saisir dans ses bras. Mais ellesaaissa sur elle-mme, tomba, et stendit tout de son long.

    Le duel prenait n. Atteinte au plus profond de son tre, mais victo-rieuse puisquelle navait pas cd, la comtesse fut porte sur un divanpar M. de Bois-Vernay quassistaient Lriot et Hercule Petitgris. Elle suf-foquait. Ses dents grinaient.

    Ah ! monsieur le Ministre, balbutia le comte, quavez-vous fait ?Rouxval ne sexcusa point. Sa nature, qui le poussait aux dcisions

    extrmes lorsquil lavait trop longtemps contenue, ne lui permettait plusde patienter et de rchir. En ces cas-l, on peut dire quil voyait rouge.La situation lui paraissait irrmdiable au point quil net recul devantaucune solution, si absurde quelle ft. En tait-ce une que davertir lePrsident du Conseil ? Cela importait peu. Il fallait agir. Celle-ci se pr-sentant seule son esprit, il ladopta sur-le-champ, comme si le fait dagir,dans un sens ou dans lautre, et t dj un commencement de revanche.Il dcrocha donc le tlphone, et, ds quil et obtenu la communication,rapidement, dune voix haletante :

    Oui, cest moi, mon cher Prsident Jai vous parler sans retardAll, vous ntes pas libre avant une demi-heure ? Soit dans une demi-heure. Jy serai. Merci. Situation grave dcisions urgentes

    Cependant on sempressait autour de lamalade. Elle devait tre sujette cesmalaises, car sonmari avait sur lui une petite trousse et des acons. Ilretira vivement son pardessus, sagenouilla, et la soigna avec une angoissequi lui treignait la gorge et rendait presque inintelligibles les questionsquil lui posait comme si elle avait pu entendre.

    Cest ton cur, nest-ce pas, ma chrie ? cest ton pauvre cur ?Mais ce ne sera rienDj tu ne soures plusTes joues sont plus roses

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    Je tassure que tout va bien. Nest-ce pas, ma chrie ?La syncope dura quelques minutes. Lorsque M de Bois-Vernay se

    rveilla et quelle et aperu Rouxval, son premier mot fut un mot dedtresse :

    Emmne-moi Partons je ne veux pas rester ici Voyons, ma chrie, sois raisonnable repose-toi dabord Non, partons je ne veux pas resterIl y eut un instant dagitation. Sur la prire du comte, Maxime Lriot

    la saisit dans ses bras et lemporta. M. de Bois-Vernay suivait, boulevers,tout en remettant son pardessus avec laide dHercule Petitgris.

    Rouxval navait pas boug. On et cru que la scne se passait en de-hors de lui. Dailleurs ces gens coupables du forfait le plus odieux ne luiinspiraient que de lantipathie, et il ne se ft pas avis quil devait secoursou piti une femme comme la comtesse. Le front coll contre la vitredune fentre, il essayait de raisonner et de trouver une ligne de conduiteadapte aux circonstances. Pourquoi cette visite au prsident du Conseil ?Neut-il pas mieux valu en nir et se mettre en rapport avec le parquet,avec la justice ?

    Allons, se dit-il, je vais faire des btises. tout prix, du sang-froid. Il rsolut daller pied jusqu la prsidence. Lair vif, la marche le

    calmeraient. Il prit donc son chapeau dans un placard et se dirigea versla porte.

    Mais, sa grande surprise, il se heurta, une seconde fois, au sieur Pe-titgris, assis sur une chaise, prs de lentre. Le policier navait pas quittla pice.

    Comment, cest vous ? dit Rouxval agac. Vous tes encore l ! Oui, monsieur le Ministre, et je ne saurais trop vous engager me

    tenir compagnie.Rouxval t la grimace et il allait relever, comme elle le mritait, cette

    familiarit choquante, lorsquun haut-le-corps le redressa soudain. Il ve-nait de sapercevoir que la canine du policier pointait gauche, en dehorsde la lvre retrousse. Il net pas t plus dcontenanc si quelque ph-nomne inattendu avait surgi en face de lui. Lapparition de cette dentacre, trs blanche, longue comme une dent de bte fauve, il savait ceque cela signiait dironique et dimpertinent.

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    Crnom, je nai pourtant pas bafouill , se dit Rouxval qui employale terme mme dont stait servi Petitgris.

    Il se rebia. Un ministre, habitu comme lui au maniement deshommes et des aaires, ne bafouille pas. Sa vision des faits est nette. Lechemin quil choisit mne droit au but, et les petits piges o trbuche levulgaire ne souvrent point sous ses pas. Tout de mme, la vue de cettedent le gnait. Pourquoi cette dent ?Que signiait-elle en loccurrence ?

    An de se rassurer, il retourna laccusation contre Petitgris. Si lun des deux bafouille, cest ce coquin-l. Car enn, tout cela est

    tellement clair ! Un collgien ne sy tromperait pas. Si clair que ce ft, il accepta lentretien et demanda dun ton rogue : Je suis press. Quy a-t-il ? Parlez. Parler ? Mais je nai rien vous dire, mossieu le Ministre. Comment, rien me dire ? Mais je suppose que vous navez pas

    lintention de coucher ici ? Certes non, mossieu le Ministre. Alors. Alors, jattends. Vous attendez quoi ? Une chose qui va se produire.Quelle chose ? Patientez, mossieu le Ministre. Vous avez encore plus dintrt que

    moi la connatre. Ce ne sera pas long, dailleurs. Quelques minutes,une dizaine tout au plus Cest cela dix minutes

    Mais il ne se produira rien du tout ! scria Rouxval. Les aveux deces gens-l sont catgoriques.

    Quel aveux ? t le policier. Comment, mais ceux de Lriot, du comte et de sa femme. La comtesse peut-tre. Mais le comte na rien avou, et Lriot pas

    davantage.Quest-ce que vous me chantez l ? Ce nest pas une chanson, mossieu le Ministre, cest un fait. Les

    deux hommes nont, autant dire, pas sou mot. Au fond il ny a quunepersonne qui a caus, cest vous, mossieu le Ministre.

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    Et, sans paratre remarquer lattitude menaante de Rouxval, il arti-cula :

    Un beau discours, dailleurs, que jai savour comme il convenait.Quelle loquence ! la tribune de la Chambre, vous en auriez eu un suc-cs ! ovations, achage, et tout le reste. Seulement, ctait pas a du toutquil fallait ! Quand il sagit de cuisiner le coupable, on ne le farcit pasde discours. Au contraire ! on linterroge. On le fait jacasser. On lcoute.Voil ce que cest quune instruction. Si vous croyez que le sieur Petitgrissest content de roupiller dans son coin ! Fichtre non. Le sieur Petitgrisne lchait pas de lil nos deux bonshommes, surtout le Bois-Vernay. Etcest pourquoi, mossieu le Ministre, je vous avertis que dans huit minutes,quelquun viendra et quune chose se produira Encore sept minutes etdemie

    Rouxval tait dompt. Il naccordait pas le moindre crdit aux pr-dictions du sieur Petitgris et cette annonce dune chose qui, soi-disant,allait se produire. Mais la tnacit du personnage le matrisait. Et cettedent surtout, cette canine froce, mchante, arrogante, nigmatique Ilse rsigna. Retournant sa place, il martelait, coups rageurs, son bureauavec le bois dun porte-plume et, de temps autre, il observait la penduleou bien piait le sieur Petitgris.

    Une seule fois celui-ci remua. Ce fut pour arracher dun bloc-notesune feuille de papier, o il crivit rapidement quelques lignes laide duporte-plume mme que tenait Rouxval et quil lui emprunta dautorit.Cette feuille, il la plia en quatre, lintroduisit dans une enveloppe et ladposa sous un annuaire mondain qui tranait lextrmit du bureau. la suite de quoi, il se rassit. Quest-ce que tout cela voulait dire ? Et pourquelle raison mystrieuse labominable canine sobstinait-elle ricaner ?

    Trois minutes. Deux minutes. Une colre subite chassa Rouxval deson fauteuil, et le dchana dans son cabinet, quil se mit parcourir denouveau en bousculant des chaises et en faisant sauter les bibelots sur lesmeubles. Toute cette histoire tait vraiment insipide. Le sieur Petitgris etsa dent diabolique le mettaient hors de lui.

    Chut, mossieu le Ministremarmotta le policier en agitant la main.coutez

    coutez quoi ?

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    Un bruit de pas. Tenez, on frappeOn frappait, en eet. Rouxval reconnut la manire discrte de lhuis-

    sier. Il nest pas seul, arma Petitgris.Quen savez-vous ? Il ne peut pas tre seul, puisque la chose dont jai parl va se pro-

    duire et quelle ne peut se produire que par lintermdiaire de quelquun. Mais, sapristi, de quelle chose est-il question ? De la vrit, mossieur le Ministre. Il y a des instants, quand lheure

    est venue, o lon ne peut pas lempcher de sortir de son puits. Elle entrepar la fentre si la porte est close. Mais la porte est au bout de mon bras, etvous ne minterdirez pas de louvrir, nest-ce pas, mossieur le Ministre ?

    Rouxval, excd, ouvrit lui-mme. Lhuissier passa la tte. Monsieur le Ministre, le monsieur qui est sorti tout lheure avec

    la dame rclame son pardessus. Son pardessus ? Oui, monsieur le Ministre, ce monsieur la oubli, ou plutt il y a

    eu changement.Hercule Petitgris expliqua : En eet, monsieur le Ministre, je maperois quune erreur a t

    commise. Ce monsieur a emport mon pardessus et ma laiss le sien.Peut-tre pourrait-on introduire ce monsieur

    Rouxval acquiesa. Lhuissier sortit et, presque aussitt, M. de Bois-Vernay entra.

    Lchange des pardessus eut lieu. Le comte, aprs avoir salu Rouxval,qui aectait de tourner la tte, sen alla vers la porte et saisit la poignede la serrure. Mais, sur le seuil, il hsita et murmura quelques mots quonne pouvait entendre. Enn, il revint au milieu de la pice.

    Les dix minutes sont coules, monsieur le Ministre, murmura Pe-titgris. Par consquent la chose va se produire.

    Rouxval attendait. Les vnements semblaient se soumettre aux pr-visions du policier.

    Que dsirez-vous, monsieur ?Aprs une longue hsitation, M. de Bois-Vernay demanda :

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    Monsieur le Ministre, est-ce que vraiment vous avez le projetde nous dnoncer ? Les consquences dun tel acte seraient tellementgraves, que je me permets dappeler votre attention Pensez donc, lescandale lindignation publique

    Rouxval semporta : Eh ! monsieur, puis-je faire autrement ? Oui, vous le pouvez Vous le devez mme Tout cela doit se ter-

    miner entre vous et moi, et dune faon absolument normale Il ny aaucun motif pour que nous narrivions pas un accord

    Laccord, je vous lai propos, madame de Bois-Vernay na pasvoulu.

    Elle non, mais moi ?Rouxval parut surpris, cette distinction entre sa femme et lui, Petitgris

    lavait dj faite, tout lheure. Expliquez-vous.Le comte semblait embarrass. Lattitude indcise, prenant des pauses

    aprs chaque phrase, il pronona : Jai pour ma femme, monsieur le Ministre, un attachement qui na

    pas de bornes et qui mentrane des faiblesses dangereuses. Cestce qui est advenu. La mort de notre pauvre ls lavait bouleverse aupoint que deux fois, malgr ses sentiments religieux, elle se livra destentatives de suicide. Ctait devenu chez elle une obsession. Malgr masurveillance, il est certain quelle serait arrive mettre excution sonareux projet. Cest alors que jeus la visite de Maxime Lriot et que, aucours de notre conversation, il me vint lide de combiner cette entre-prise

    Il reculait devant les paroles dcisives. Rouxval, de plus en plus irrit,objecta :

    Nous perdons notre temps, monsieur, puisque je sais quoi vosmachinations ont abouti. Et cela seul importe.

    Cest prcisment parce que cela seul importe, dit M. de Bois-Vernay, que jinsiste. Du fait que vous avez dcouvert les prparatifs dunacte, vous avez conclu trop htivement, et plutt par apprhension, lac-complissement de cet acte. Or, il nen fut pas ainsi.

    Rouxval ne comprenait pas.

    20

  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    Il nen fut pas ainsi ? Cependant vous navez pas protest. Je ne le pouvais pas. Pourquoi ? Ma femme et entendu. Mais puisque M de Bois-Vernay elle-mme a avou Oui, mais pas moi. De ma part, et t un mensonge. Un mensonge ! Mais les faits sont l, monsieur. Dois-je vous relire

    le dossier, les procs-verbaux, les tmoignages qui relatent lenlvementdu corps, vos rendez-vous avec Lriot ?

    Encore une fois, monsieur le Ministre, ces faits montrent un com-mencement dexcution, mais non lexcution elle-mme.

    Cest--dire ? Cest--dire quil y a bien eu des rendez-vous entreMaxime et nous,

    et quil y a bien eu enlvement de corps. Mais jamais mon ide na t decommettre un acte que jaurais considr, moi aussi, comme un sacrilgeinexpiable, et auquel Maxime Lriot naurait dailleurs jamais consenti

    Votre ide alors ? Ce fut simplement de donner ma femme De lui donner ? Lillusion, monsieur le Ministre. Lillusion, rpta Rouxval en qui la vrit commenait prendre

    forme. Oui, monsieur le Ministre, une illusion qui pt la soutenir et lui

    rendre le got de la vie et qui, en eet, la soutenue jusquici. Elle croit,monsieur le Ministre. Concevez-vous tout ce que cela signie pour elle ?Elle croit que son ls est dans la tombe sacre, et cette croyance lui sut.

    Rouxval baissa la tte et se passa la main sur le front. Une joie sibrusque lenvahissait quil ne voulait pas quon en vt sur sa gure lex-pression dsordonne.

    Aectant lindirence, il dit : Ah ! voil donc ce qui a eu lieu ? Il y aurait eu simulation ? Ce-

    pendant toutes ces preuves Ce sont prcisment celles que jaccumulais an quelle net au-

    cun doute. Elle a donc tout vu, monsieur le Ministre, elle a voulu assister

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    tout, lexhumation du corps et son transfert dans le fourgon. Com-ment aurait-elle souponn, comment souponnerait-elle que ce fourgonnalla pas jusqu la casemate de Verdun, et que notre pauvre ls est en-terr quelque distance, dans un cimetire de campagne o je vais par-fois magenouiller prs de lui et lui demander pardon, en mon nom etau nom de sa mre absente.

    Il disait vrai, Rouxval en fut convaincu. Aucune objection ne pouvaittre oppose des paroles qui taient larmation mme des faits. Roux-val reprit :

    Et le rle de Maxime Lriot ? Maxime Lriot mobissait. Sa conduite, depuis ?Hlas, largent que je lui ai donn fut pour lui une cause de dsqui-

    libre et davilissement. Cest mon grand remords. Plus je lui en donnais,plus il voulait en avoir, et cest pourquoi il menaait de tout rvler ma femme. Mais je rponds de sa nature qui est honnte et loyale. Il mapromis de partir.

    Vous tes prt, dit Rouxval, au bout dune minute, certier lab-solue sincrit de votre dclaration ?

    Je suis prt tout, pourvu que ma femme ne sache rien et continue croire.

    Nous sommes daccord, monsieur. Le secret sera gard. Je my en-gage.

    Il prpara une feuille de papier et pria le comte dcrire. Mais, cemoment, Hercule Petitgris dsigna du doigt lannuaire et dit tout bas Rouxval :

    L, monsieur le Ministre sous le livre Vous navez qu le pous-ser et vous trouverez

    Je trouverai quoi ? La dclaration je lai rdige tout lheure Vous saviez donc ? Parbleu, si je savais ! Monsieur le comte na plus qu mettre sa

    signature.Rouxval interloqu dplaa lannuaire, saisit la feuille, et lut :

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    Je soussign, comte de Bois-Vernay, reconnais quavec la connivence dusieur Lriot, jai procd un certain nombre de manuvres susceptiblesdimposer ma femme la conviction que notre ls tait enterr sous lArc detriomphe. Mais jarme sur lhonneur quaucune tentative ne fut faite parmoi, ni par le sieur Lriot, pour donner mon malheureux enfant la placedu Soldat Inconnu.

    Posment, tandis que Rouxval se taisait, le comte, qui semblait aussitonn que lui, relut la lettre haute voix, comme sil en pesait chaqueterme.

    Cest bien. Je nai rien ajouter ni retrancher. Je naurais pas critautre chose si javais rdig moi-mme cette dclaration.

    Dun geste rsolu il signa. Jai foi en vous, monsieur le Ministre. Le moindre doute causerait

    la mort dune mre qui nest, elle, coupable que de trop aimer. Vous mepromettez donc ?

    Je nai quune parole, monsieur. Jai promis, je tiendrai.Il serra distraitement la main deM. de Bois-Vernay, laccompagna jus-

    qu la porte sans dire un mot, ferma et revint vers la fentre o il se collade nouveau le front contre la vitre.

    Ainsi donc Petitgris avait devin la vrit ! Dans le chaos tnbreux,plein dobstacles et dembches, Petitgris avait discern linvisible sentierqui menait au but ! Rouxval en tait la fois confondu et furieux, et leplaisir quil prouvait voir cette aaire sous un autre jour sen trouvaitsingulirement amoindri. Il entendait derrire lui un menu gloussementqui devait tre chez le policier la manifestation du triomphe, et il voquala dent pointue, leroyable dent.

    Il se paiema tte, pensa Rouxval, et cela depuis le dbut. Par rosserie,il ma laiss patauger. Car enn il aurait pu mavertir, et il ne la pas fait.Quelle brute !

    Mais son prestige deministre ne lui permettait pas de rester dans cetteposition humiliante. Dun coup, il se retourna, et, prenant loensive :

    Et aprs ? Le hasard vous a servi, voil tout ! Vous avez probable-ment dcouvert quelque indice

    Aucun indice, ricana Petitgris, qui ne voulait pas faire grce sonadversaire. quoi bon dailleurs ? Il susait dun peu de jugeotte et dune

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    miette de bon sens.Et, avec une bonhomie horripilante, il dbita : Voyons, quoi, mossieu le Minisse, a ne tenait pas debout, votre

    histoire ! a suait linvraisemblance et la loufoquerie. Contradictions, la-cunes, impossibilits, je vous en montrerais de toutes les couleurs ! Unscnario, dplorable ! Que la comtesse y ait mordu, soit. Mais vous, unminisse de premire classe ! Voyons, est-ce quon jongle comme a avecles cadavres dans la vie ! Comment ! tout est combin pour que le SoldatInconnu soit bien un soldat inconnu, on mobilise des gens, des fourgons,des fonctionnaires, des gnraux, des marchaux, des ministres, tout lediable et son train, et vous avez la navet de croire quun mossieu quades billets de banque en poche peut sorir le luxe de rouler tout le mondeet dacheter une concession perpet sous lArc de triomphe ! Vrai, jenai vu de raides, mais pas de ce calibre !

    Rouxval se contint : Les preuves abondaient Les preuves, cest du chichi pour enfant. Tout de suite, moi, Pe-

    titgris, je msuis demand : Du moment que le comte ne pouvait passe payer lArc de triomphe, quest-ce quil a maniganc avec le sieur L-riot ? Et tout de suite, en voyant la faon dont il regardait sa femme,jai compris la chose : Toi, mon garon, tes un roublard. Pour sauverta dame, tu as jou la farce de lui faire croire que a y tait. Seulementtes aussi un froussard, et, si mon suprieur se fche et quil menace, tuancheras. Voil tout le truc, mossieu le Minisse. Colre de votre part.Menaces. Le mossieu Bois-Vernay a anch.

    Daccord, dit Rouxval, mais vous ne pouviez pas savoir quil revien-drait ? et quune chose, comme vous disiez, allait se produire ?

    Comment ! eh bien, et le pardessus ? Le pardessus ? Dame, le client ne serait pas revenu sans a ! Il fallait lui donner un

    prtexte pour quitter sa dame, et pour se confesser avant que la justiceait mis son nez dans laaire.

    Alors ? Alors, quand il est parti, je lui ai enl mon pardessus la place

    du sien. Il tait comme fou, et il ny a vu que du feu. Seulement, dehors,

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    dans son auto, en avisant ma dfroque, vous comprenez sil sest jet surloccasion pour rappliquer ici ! Hein ! cest-i maniganc, cthistoire-l ?Certes jai fait mieux dans ma vie, jai t quelquefois plus fort Maisjamais plus malin peut-tre. Gagner la victoire sans agir Pas sortir lamain de sa poche et anquer un swing qui vous abat ladversaire ! Cest-ide louvrage bien faite ?

    Rouxval gardait le silence. Ladresse et laisance avec lesquelles Her-cule Petitgris avait manuvr le dconcertaient. Tout seul dans un coin,nintervenant pas une seule fois dans les dbats, ne posant aucune ques-tion, et ne connaissant de laventure que ce que lui-mme, Rouxval, enracontait, Petitgris avait, en fait, conduit les dbats, dirig les questions,jet laventure en pleine lumire, et impos par un geste tout petit, maisdune habilet formidable, la solution qui convenait. Dcidment, ctaitun matre. Il ny avait qu sincliner.

    Rouxval saisit son portefeuille et en tira un billet de banque. Mais sonbras demeura en suspens, arrt net par une phrase incisive :

    Rentrez a ! mossieu le Minisse, jsuis pay.La dent luisait. Le gloussement reprit au fond de la gorge. La physio-

    nomie redevint froce. Comment ne pas se rappeler les paroles gogue-nardes : Quand un des mes suprieurs bafouille, jai-ti pas le droit derigoler un brin ? a me paye de mon travail. Ifont un tel nez !

    Le hasard voulut que Rouxval se vt dans une glace. Il dut avouer quelexpression de Petitgris navait rien dexcessif. Il enrageait.

    Vous frappez pas, monsieur le Ministre, dit le policier, plein decondescendance. Jai rencontr des cas plus pendables. Votre grand tort,a t de vous gouverner daprs la logique, et la logique de ce quonvoit et de ce quon entend, faut sen mer comme de la peste. La vraie,cest elle qui coule en dessous, comme certaines sources, et cest juste-ment quand elle est sous terre, et quon ne la voit pas, quil ne faut plus lalcher de lil ! Or vous, ce moment-l, vous avez perdu la boule. Au lieudexaminer fond la chose de la crmonie et des huit poilus aligns dansla casemate de Verdun, vous vous tes voil la face ! On nvoque pasde pareilles scnes ! Toute parole est un blasphme ! Mais, sacr nom,monsieur le Ministre, il fallait regarder au contraire, et rchir ! Vousauriez compris quil ny avait pas mche de frauder. Et Hercule Petitgris

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    ne vous ferait pas la leon aujourdhui, dans votre cabinet de ministre depremire classe !

    Il stait lev, et mettait sur son bras le pardessus verdtre. La dentpointait de plus en plus. Rouxval en sentait la morsure, et il avait uneforte envie de saisir le personnage au collet et de ltrangler.

    Il ouvrit la porte : Restons-en l, dit-il. Je vaismettre le prsident au courant du service

    que vous avez rendu. Pas la peine, interrompit le policier. Je ferai la commission moi-

    mme. a vaut mieux. Monsieur ! scria Rouxval exaspr. Eh bien, quoi, mossieur le Minisse, le prsident a bafouill gale-

    ment dans ctaaire. Croyez-vous que je vais rater loccasion deme payeraussi sa tte ? Vrai, la vie nest pas si drle !

    Il jubilait, la dent norme et implacable.Rouxval lui montra lantichambre. Hercule Petitgris passa devant lui

    en seaant, comme un homme qui nest pas sr de ne pas recevoir uncoup de pied dans le bas du dos :

    Au revoir, monsieur le Ministre Et puis, un bon conseil : ne vousrisquez pas hors de votre compartiment. Chacun son mtier. Faites leslois. Faites tout votre gribouillis de gouvernement. Mais, pour ce qui estde la police, laissez a aux bougres de mon espce.

    Il sloigna de trois pas. tait-ce ni ? Non. Il eut laudace de revenir,de se planter devant Rouxval, et de lui dire le plus gravement du monde :

    Aprs tout, vous avez peut-tre raison et cest peut-tre moi quaibafouill. Car enn, si on raisonne froidement, quest-ce qui nous prouveque le comte sest arrt en route et quil na pas fait lescamotage ? Toutest possible, et son truc tait rudement bien mont ! Pour moi, jy perdsmon latin. Au revoir, monsieur le Ministre.

    Cette fois, il semblait quil net plus rien dire. Il ajusta son chapeausur sa tte, remercia lhuissier qui lescortait et sortit de lantichambre enricanant.

    Rouxval rentra dans son bureau, lallure lourde et pensive. Les der-nires paroles de Petitgris le troublaient singulirement. Ctait commeune nouvelle morsure o la dent satanique de lindividu avait distill une

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre I

    goutte de venin. Confusment, il se rendait compte que cette aaire de-meurerait jamais tnbreuse dans son esprit, et quil garderait toujoursau fond de lui le poison du doute. Ctait absurde, il ne lignorait point.Mais tout de mme tout de mme il y avait tant de preuves ! Cecadavre exhum ce fourgon

    Crebleu de crebleu ! scria-t-il en un accs de rvolte furieuse, quelbonhomme infernal ! Si jamais je le repince, celui-l !

    Mais Rouxval savait fort bien que Petitgris ntait pas de ceux quonrepince

    n

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  • CHAPITRE II

    Un gentleman

    J rencontr un homme plus distingu, dune correc-tion plus avenante, et qui inspirt la fois plus de sympathie etde dfrence involontaire.Cest dans le train de Paris au Havre que nous fmes connaissance et quenous limes conversation. Entretien dlicieux dont je garderai un souve-nir durable, dont jai toutes les raisons pour garder un souvenir durable ;son accent tranger donnait sa voix un charme inni et en quelque sortemusical : grand seigneur dans toute lacception du mot, homme de sportcomme jai rarement eu loccasion den frquenter, il avait sur les chosesqui me tiennent le plus cur des ides prcises, justes et raisonnables.

    Quelle fut ma surprise lorsque, lui ayant dit incidemment que je cher-chais vendre ma 24 CV pour en acheter une plus rapide, je lentendisme rpondre quil navait jamais fait dautomobile !

    Et ce nest pourtant pas le dsir qui men manque, ajoutait-il ; jevous avouerai mme que jai t sur le point den acqurir une Paris,

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre II

    mais cest un tel apprentissage, cela me semble si compliquMais non, mais non, lui dis-je, venez voir la mienne un de ces jours,

    je vous expliquerai le mcanisme en quelques mots, vous verrez combiencest simple, pratique Cela vous dcidera peut-tre.

    Ma foi, je ne dis pas non.Au Havre, son domestique qui avait voyag dans le mme train que

    nous se trouvait dj la portire de notre compartiment. Ctait unmon-sieur que ce domestique, bien habill, gant de frais, chauss de bottinesvernies. Il traita son matre dExcellence et lui tendit le poing pour laider descendre.

    Mon compagnon de voyage tira de son portefeuille une carte de visiteet me la tendant il me dit :

    Eh bien cest entendu, dans deux jours jirai vous voir Montivil-liers, villa des Ifs, nest-ce pas ? et vous tcherez de me persuader.

    Layant quitt, je lus sa carte : Prince Metcherski. Allons, pensai-je, laaire est faite.Et je me frottai les mains, car, en vrit, si laaire navait pas t faite,

    je ne sais trop comment jen serais sorti. Dpenses exagres, pertes auxcourses et au baccara ; enn, folies de jeunesse Jtais, comme on dit, la cte. Aussi le prince Metcherski mapparaissait-il comme un sauveur.Quant employer la somme que me rapporterait la vente de ma 24 CV lachat dune 50 CV, comme je lavais laiss entendre, inutile de dire queje ny songeais mme point.

    Et jattendis. Un jour se passa, puis deux, puis trois. Je commenais tre inquiet. Mais le quatrime jour, une voiture sarrta devant la villades Ifs.

    Le prince en descendit, accompagn de son domestique.Il paraissait fort bien dispos et, aprs un tour dans le jardin, dont il ne

    sembla point remarquer le mauvais tat, il admira beaucoup ma demeure,ce qui membarrassa, car elle avait beaucoup perdu mes yeux depuisquelle tait hypothque. Enn le prince scria :

    Si on allait la voir ?Et nous allmes la voir.Un hochement de tte et un petit claquement de langueme prouvrent

    que, si le prince ignorait les rouages dune machine, il en savait du moins

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  • La dent dHercule Petitgris Chapitre II

    apprcier leur juste valeur llgance, la nesse et les proportions har-monieuses.

    Faites-moi comprendre, dit-il aprs un moment.Je commenai lexplication en termes aussi clairs que possible. Mais

    tout de suite jeus limpression quil ne comprenait pas et quil ne com-prendrait jamais. Jusai de mots encore plus simples et ne lui parlai quedes organes essentiels. Peine perdue. Son regard interrogateur me rv-lait un esprit absolument rebelle aux notions les plus lmentaires de lamcanique.

    En dsespoir de cause, il appela son domestique : Viens ici, Jean, peut-tre seras-tu moins stupide que moi.Jean fut aussi stupide que son matre. Le prince clata de rire. Non, dcidment, tu ne me seras daucun secours. Aprs tout, est-il

    bien ncessaire de comprendre ? Un bon mcanicien, cest encore ce quisera le plus pratique.

    Mais du moins la commodit de la voiture lui importait.Il escalada donc le marchepied et sassit la place du conducteur. Il

    eut lair de sy trouver fort bien. Parfait, parfait, disait-il, on est laise et moelleusement. Mais le

    dais, il y a un dais ? Comment donc !Jean et moi nous installmes le dais, non sans mal. Mais il fallut tous

    les accessoires, les paniers, le porte-parapluies, les phares. Et deux, lon nest pas gn ?Monte prs demoi, Jean. merveille,

    les coudes sont franches.Il examina le volant, les freins, les manettes et me demanda : Alors, pour partir, vous dites quil faudrait faire ceci et cela ? Ceci dabord, puis cela, rpondis-je.Il t ceci dabord, puis cela. La voiture sbranla, eectua un virage

    savant o se reconnaissait lhabilet dun chaueur mrite, et senfuit toute allure, me laissant sur place, ptri.

    Je nai jamais revu le prince Metcherski et pas davantage ma 24 CV.

    n

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  • Table des matires

    I La dent dHercule Petitgris 1II Un gentleman 28

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  • Une dition

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    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.

    La dent d'Hercule PetitgrisUn gentleman