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HISTOIRE, MÉDECINE ET SANTÉ n° 4, p. 41-67. Daniel BENAMOUZIG * L’économie de la santé sous surveillance médicale (1960-1990) a dernière réforme en date de l’assurance maladie a instauré, en 2004, une Haute Autorité de Santé (HAS) dotée du statut ad hoc d’« autorité indépendante à caractère scientifique ». Héritant des compétences médicales d’une agence antérieure, cette nouvelle venue dans le paysage administratif de la santé associe aux compétences administratives, médicales et hospitalières traditionnelles une nouvelle compétence économique, dont le rôle initialement discret a progressivement été réaffirmé, en 2008 puis en 2012. Cette institution à dominante médicale est aujourd’hui la principale institution sanitaire à disposer d’une compétence explicite en matière d’évaluation économique. Sa situation présente une particularité lorsqu’on la compare à d’autres institutions en charge de missions équivalentes dans d’autres pays européens, notamment au Royaume-Uni et en Allemagne. Les compétences économiques de la HAS sont, en effet, insérées dans une organisation disposant d’une forte identité médicale, là où ses homologues ont plutôt tendance à associer des compétences médicales en tant que de besoin. Pour le dire plus nettement, l’évaluation économique est placée en France sous le contrôle de représentants de la profession médicale. Elle est du reste désignée sous le vocable d’évaluation « médico- économique », qui exprime jusque dans la loi une association de compétences médicales et économiques. Sans toujours faciliter les relations entre ces formes d’expertises, cette organisation s’inscrit dans une tradition plus ancienne, au terme de laquelle l’économie de la santé a souvent été placée sous la supervision de médecins. Sous des formes diverses et dans des configurations institutionnelles variables, des médecins ont constamment veillé à ce que l’essor de l’économie de la santé * Daniel Benamouzig est chargé de recherche au CNRS, membre du Centre de Sociologie des Organisations (COS, CNRS-Sciences Po) et du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP). Contact : [email protected] L

L’économie de la santé sous surveillance médicale … · L’ÉCONOMIE DE LA SANTÉ SOUS SURVEILLANCE MÉDICALE (1960-1990) 43 toujours intentionnelle du moins de manière effective

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H I S T O I R E , M É D E C I N E E T S A N T É n ° 4 , p . 4 1 - 6 7 .

Daniel BENAMOUZIG*

L’économie de la santé sous surveillance médicale

(1960-1990)

a dernière réforme en date de l’assurance maladie a instauré, en 2004, une HauteAutorité de Santé (HAS) dotée du statut ad hoc d’« autorité indépendante à

caractère scientifique ». Héritant des compétences médicales d’une agence antérieure,cette nouvelle venue dans le paysage administratif de la santé associe auxcompétences administratives, médicales et hospitalières traditionnelles une nouvellecompétence économique, dont le rôle initialement discret a progressivement étéréaffirmé, en 2008 puis en 2012. Cette institution à dominante médicale estaujourd’hui la principale institution sanitaire à disposer d’une compétence expliciteen matière d’évaluation économique. Sa situation présente une particularité lorsqu’onla compare à d’autres institutions en charge de missions équivalentes dans d’autrespays européens, notamment au Royaume-Uni et en Allemagne. Les compétenceséconomiques de la HAS sont, en effet, insérées dans une organisation disposantd’une forte identité médicale, là où ses homologues ont plutôt tendance à associerdes compétences médicales en tant que de besoin. Pour le dire plus nettement,l’évaluation économique est placée en France sous le contrôle de représentants de laprofession médicale. Elle est du reste désignée sous le vocable d’évaluation « médico-économique », qui exprime jusque dans la loi une association de compétencesmédicales et économiques. Sans toujours faciliter les relations entre ces formesd’expertises, cette organisation s’inscrit dans une tradition plus ancienne, au terme delaquelle l’économie de la santé a souvent été placée sous la supervision de médecins.Sous des formes diverses et dans des configurations institutionnelles variables, desmédecins ont constamment veillé à ce que l’essor de l’économie de la santé

* Daniel Benamouzig est chargé de recherche au CNRS, membre du Centre de Sociologie desOrganisations (COS, CNRS-Sciences Po) et du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiquespubliques (LIEPP). Contact : [email protected]

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intervienne sous leur contrôle, au risque d’inhiber tout développement. Cet article apour objet de retracer quelques épisodes marquants des formes de contrôle et desurveillance exercés par des médecins sur l’essor de l’économie de la santé dans laseconde partie du XXe siècle.

L’histoire de ces relations n’est évidemment pas linéaire. Elle est au contrairejalonnée de progrès et de régressions, d’avancées et de reculs, de pas de côté ou detravers associés à des initiatives personnelles ou extérieures au système de santé.C’est dans les anfractuosités des politiques publiques que se creuse par à-coups lesillon de l’économie de la santé. Mais cette histoire n’est pas non plus chaotique. Elleobéit à des principes récurrents, qui se répètent sous des formes variées. En premierlieu, les positions que des médecins adoptent d’une période à l’autre vis-à-vis del’économie se révèlent souvent sceptiques, réservées ou hostiles. Ces dispositions neconsistent cependant pas en de simples fins de non recevoir. Elles traduisent plutôtun souci constamment renouvelé d’intégrer les nouvelles formes d’expertiseséconomiques aux espaces professionnels traditionnels. Les relations entre médecinset économie de la santé apparaissent dès lors comme une affaire de contrôle, plusque de rejet. Les premières décennies de développement de l’économie de la santé enFrance illustrent cette relation. De la constitution des premières équipes spécialiséesdans les années 1960, jusqu’à l’affirmation plus volontariste des principeséconomiques dans les années 1980, des membres de la profession médicales’efforcent, non sans heurts ni tâtonnements, d’assurer un contrôle de la nouvelleexpertise. Souvent couronnées de succès, ces formes de contrôle rencontrent deslimites dès les années 1960. Le contrôle professionnel doit s’accommoder dedéveloppements qui lui échappent largement, au sein de l’administration ou dans lasphère académique en particulier.

Entre économie médicale et économie de la santéDiverses sources éclairent la naissance de la première équipe spécialisée en

économie de la santé, organisée au CREDOC (Centre de recherche, d’études et dedocumentation sur la consommation) vers le milieu des années 19501. Le CREDOCest alors une association créée dans l’entourage du Commissariat Général du Planpour réaliser les Comptes nationaux de la consommation. Son équipe « médicale » estchargée de réaliser les Comptes de la consommation médicale. Elle s’efforce aussi depromouvoir une nouvelle « économie médicale », en l’engageant – sinon de manière

1 SANDIER Simone, « Naissance de l’économie médicale en France. Aux origine du CREDES.Interview avec Henri Péquignot », Prospective et santé, 1988, n°47-48 ; SERRE Marina, « La santé encomptes, la mise en forme statistique de la santé » Politix, n°46, 1999, p. 49-70 ; SERRE Marina, « Del’économie médicale à l’économie de la santé, genèse d’une discipline scientifique et transformations del’action publique » Actes de la recherche en sciences sociales, n°143, 2002, p. 68-79 ; BENAMOUZIG Daniel,La santé au miroir de l’économie, une histoire de l’économie de la santé, Paris, PUF, 2005.

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toujours intentionnelle du moins de manière effective – dans des voies compatiblesavec les intérêts professionnels et économiques de la profession médicale. Dès lesannées 1960, la prééminence de cette équipe est toutefois contestée par la créationd’une seconde équipe spécialisée, associée au déploiement de l’ambitieuse opérationde Rationalisation des Choix Budgétaires (RCB) lancée en 1968 par le ministère del’Économie et des Finances. Pendant une dizaine d’années, ces deux équipesregroupent l’essentiel des forces disponibles en France dans le domaine del’économie « médicale », selon la terminologie du CREDOC, ou de l’économie « dela santé », comme l’appelle l’équipe de Rationalisation des choix budgétairesrattachée en 1970 au ministère du même nom. C’est ainsi que se nouent dansl’administration des rapports de rivalité entre des espaces d’expertise contrôlés pardes représentants de la profession médicale dans un cas, et plus réservés quant à lapertinence de ce contrôle dans l’autre cas.

Les premiers pas d’une économie médicaleAu lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la mise en place de la

Comptabilité nationale nécessite un travail statistique innovant. Il mobilise laproduction de données portant sur la production économique, puis, à partir dumilieu des années 1950, sur la consommation2. Dans ce domaine, la réalisation destravaux est confiée au CREDOC, spécifiquement créé pour ce faire dans l’entouragedu Plan. Dès le milieu des années 1960, cet organisme collabore avec l’INSEE etavec le ministère de l’Économie et des Finances. Au milieu des années 1950, desdonnées sont rassemblées pour décrire la consommation médicale. Une petite équipe« médicale » est constituée en son sein pour réaliser ces comptes spécialisés. Tout aulong des décennies d’après-guerre, le CREDOC produit ce type de données macro-économiques, à partir desquelles délibèrent notamment les commissions demodernisation du Plan chargées, en particulier, de planifier les équipementshospitaliers. Non exclusivement médical, cet espace d’expertise constitué à des finsadministratives est contrôlé par des médecins proches de l’administration. Cesderniers conçoivent leur expertise comme un développement économique de lamédecine sociale, plutôt que comme une branche de l’économie politique, à l’égardde laquelle ils nourrissent une certaine méfiance, au demeurant partagée dans lesmilieux de la planification. L’identité médicale de l’équipe apparaît non seulementdans sa composition et son organisation sociale, mais aussi à travers les compromisqui se nouent autour des données qu’elle produit.

L’équipe du CREDOC est d’emblée placée sous la supervision d’un médecinclinicien proche de l’administration, le Dr. Henri Péquignot, dont l’empreinte s’avèretout aussi décisive que durable. La trajectoire de ce médecin éclaire une influencemédicale initiale sur l’économie de la santé. Après ses études de médecine dans les 2 FOURQUET François, Les comptes de la puissance, Paris, Encre, 1980.

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années 1930, Henri Péquignot côtoie la Résistance à Alger pendant la guerre, etrejoint le ministère de la Santé à la Libération. Dans le plus grand désordre de l’été1944, le Directeur de l’Hygiène Publique, le Dr. Eugène Aujaleu, le fait nommermédecin du ministère, ce qui permet au Dr. Péquignot de développer une activitéhospitalière à l’Hôtel-Dieu tout en fréquentant l’administration. Cette position leconduit à suivre d’assez près la question du financement des hôpitaux, à proposduquel il est recruté dans le cabinet du ministre de la Santé en 1951. Il tire bientôtbénéfice de cette expérience pour animer un séminaire sur le financement de la santéà l’ENA. Son engagement réformateur, au sein de la revue catholique La vieintellectuelle notamment, le conduit à promouvoir une conception sociale et globale dela santé. Ces engagements font de lui un excellent candidat pour diriger l’équipe entrain de se constituer au CREDOC, auprès duquel gravitent des experts catholiquescomme Georges Dumontier. Privilégiant son activité hospitalière, afin de devenirProfesseur en médecine, Henri Péquignot recommande l’un de ses élèves, le Dr.Georges Rösch, dont il avait dirigé des recherches prometteuses en économie.Pendant plusieurs années, l’équipe constituée par le Dr. Georges Rösch et son maîtreillustre une forme de contrôle médical sur les productions françaises en économiemédicale. Au-delà de la direction de l’équipe, cette influence se traduit aussi par lesmodèles d’organisation privilégiées, qui reproduisent les modes de socialisationmédicale. Le Dr. Rösch reste le discipline de son maître, auprès duquel il participechaque semaine à la visite de service à l’Hôtel-Dieu, et il s’entoure lui-même dejeunes médecins stagiaires au CREDOC. Les travaux de cette équipe font l’objetd’une diffusion au-delà des cercles administratifs auxquels elles sont prioritairementdestinées, à travers des publications dans la presse médicale. La moitié des travaux del’équipe publiés dans les années 1960 paraissent dans des revues médicales telles queLa semaine médicale, La semaine des hôpitaux de Paris, La presse médicale, le Concours médicalou la Gazette médicale de France.

Cette équipe à dominante médicale s’adjoint le concours de statisticiens, maisne recourt pas aux compétences d’économistes. Elle entretient une certaine méfiancevis-à-vis de leur discipline qui, contrairement à la médecine, ne semble pas être unregistre de connaissance pertinent pour fonder l’économie médicale. Écornant lesprincipes de la science économique en lui opposant les nécessités de la planification,d’une part, et soulignant la pertinence du raisonnement médical, d’autre part, le Dr.Rösch spécifie en 1959 le rôle de la jeune économie médicale qui doit se tenir, à sesyeux, aux côtés ou au sein même de la médecine :

Peut-être utilisons-nous les mots d’économie médicale dans un sens plus largequ’il n’est habituel. Sens qui englobe à la fois l’expression habituelle, appliquée à ladiscipline de l’économie politique, et sens plus fonctionnel qui apparaît lorsqu’on parlede l’« économie de l’organisme humain ». […] La voie d’abord de cette explorationpourra paraître un peu inattendue. Nous essaierons sinon de la justifier, du moinsd’expliquer pourquoi elle s’est imposée à nous, en indiquant comment peuvent se

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concevoir les quatre étapes que devront parcourir les études d’économie médicale, sielles veulent répondre aux questions qui leur sont posées. Étapes qui doivent conduireà observer, expliquer, prévoir, aider à la décision. […] Devant ces difficultés […] deuxpositions d’esprit seulement sont possibles : la prudence et l’étude. Mais il n’est paspermis non plus d’attendre. Les techniques et les comportements évoluent trop vitepour qu’on ait le temps comme autrefois de laisser se créer des équilibres naturels. Ilfaut organiser et faire des plans. Ici sont les vrais problèmes. Ce sont ceux que lesmédecins peuvent seuls résoudre, et auxquels on doit s’attaquer. Et tout médecin setrouvera très proche des processus qui suivent de telles recherches. Trop ambitieusespeut-être, mais respectant au moins les bonnes règles de pensée, appliquantsimplement notre démarche habituelle – diagnostic, étiologie, évolution, pronostic,traitement – à l’ensemble de la population d’une nation3.

De manière tout aussi nette, son maître et conseiller, le Dr. Péquignot, précisede son côté :

Cet appel que nous faisons au langage du sociologue, ou plutôt de l’économiste,ne doit pas faire méconnaître notre conviction profonde qu’une telle tâche ne peutêtre accomplie que par des cliniciens, sous la surveillance permanente de la clinique.Certes un travail en commun avec des économistes et des statisticiens estindispensable, mais la présence d’un clinicien et le jugement du clinicien à tous lesstades de l’élaboration de la recherche sont indispensables, car il s’agit d’une rechercheclinique4.

Les propos des médecins du CREDOC doivent être appréciés dans lecontexte des décennies d’après-guerre, caractérisées par une forme de délégation del’administration publique de la santé à des représentants de la profession médicale,jugés les mieux à mêmes et les plus légitimes en ces domaines. Le fait de confier àdes médecins l’expertise en économie médicale n’est d’ailleurs pas sans avantage.Cette forme de contrôle garantit un certain niveau de familiarité et de connaissancepréalable du secteur sanitaire, alors peu connu des économistes officiant dans lesfacultés de droit. D’un point de vue plus politique, elle prémunit aussi les pouvoirspublics de critiques issues du monde médical, tout en conférant au domaine en coursde constitution la légitimité alors peu contestée de la médecine. À l’aune deconsidérations plus contemporaines – et donc anachroniques – cette relation decontrôle apparaît aussi comme une forme de conflit d’intérêts. L’économie médicaleest exposée au risque de produire des travaux sinon favorables, du moinscompatibles avec les intérêts professionnels ou économiques de la profession. Lestravaux réalisés par l’équipe médicale du CREDOC montrent que ce risque n’a pas 3 ROSCH Georges, « Le rôle de l’économie médicale » in La gazette médicale de France, 2 sept. 1959,p. 1311-1348.4 PEQUIGNOT Henri, « La médecine sociale », Problèmes, n°61, 1959, p. 16-17.

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été totalement écarté, comme l’attestent les positions prises par ces experts dans lesdébats entre macro et micro économiques, alors fort disputés.

S’inscrivant dans la perspective macroéconomique de la Comptabiliténationale, les travaux du CREDOC conduisent à la production annuelle de donnéesagrégées, qui peuvent faire l’objet d’un suivi chronologique à travers uneprésentation sous forme de séries temporelles. Ces dernières permettent de réaliserdes projections par extrapolation des tendances observées. Tout en se prévalant àbon droit d’une objectivité statistique et d’une pertinence administrative, cetteméthode est aussi compatible avec les intérêts du monde médical.

Les données font apparaître des taux de croissance de la consommationmédicale élevés, souvent supérieurs à 15% par an. Cette tendance est observée avecconstance dans tous les secteurs médicaux et pour tous les sous-agrégats définis. Elleconduit l’équipe médicale du CREDOC à faire état de projections signalant auxdécideurs publics, notamment au sein des Commissions de modernisation du Plan,des hausses prévisibles et importantes de la consommation médicale. Cesaugmentations semblent en outre peu sensibles à des variables susceptibles d’affecterla demande de soins, comme des niveaux variés de couverture. Elles apparaissent dèslors comme autant de « besoins » de la population, que personne ne songe àcontester. Les projections macroéconomiques justifient la hausse des dépenses desanté par anticipation. Or ces dépenses ne contribuent pas seulement à couvrir des« besoins de santé », elles abondent aussi les moyens mis à la disposition de laprofession médicale, en ville comme à l’hôpital.

En ville, la régulation des pratiques médicales est alors faiblement encadréepar le système des conventions départementales, dont le caractère est surtoutindicatif. Il permet aux professionnels de pratiquer des tarifs libres, pris en chargepar l’assurance maladie. Cette dernière est peu dotée d’outils statistiques permettantde surveiller, et a fortiori de questionner ou de contrôler ces évolutions… Elle s’enremet pour l’essentiel à l’expertise du CREDOC, dont elle est l’un des bailleurs. Lecaractère macroéconomique des données ne permet pas d’établir de liens entre lestendances à la hausse mises en évidence à l’échelle macroéconomique et lescomportements microéconomiques des agents économiques, notamment desmédecins. Il apparaît notamment délicat d’établir des relations entre l’évolution desagrégats d’une part, et les pratiques ou les revenus des acteurs, d’autre part. Les rarestentatives du CREDOC pour réaliser des enquêtes sur les revenus des médecins ousur des pratiques médicales susceptibles d’éclairer leurs comportements se heurtent àdes tirs de barrage de la part des syndicats de médecins ou d’autres institutionsmédicales, y compris l’INSERM5. Dans le domaine hospitalier, les données duCREDOC éclairent les délibérations du Plan sur les programmes d’équipementhospitalier, qui battent leur plein. Les tendances macroéconomiques présentées 5 BENAMOUZIG Daniel, La santé au miroir de l’économie…, op.cit., p. 50.

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comme autant de besoins appelés à croitre constituent une puissante justificationéconomique aux revendications d’une partie de l’élite hospitalière, soucieuse demodernisation après la Réforme Debré de 1958.

Au final, les médecins associés au développement de l’économie médicaleconcourent à la production de connaissances économiques qui s’avèrent largementcompatibles avec les intérêts de leur profession. Ces partis pris sont cependantcontestés dès la fin des années 1960.

La RCB santé, une alternative à l’économie médicale ?À la fin des années 1960, un second espace d’expertise est constitué au sein de

l’administration. Alors que l’opération de Rationalisation des Choix Budgétaire(RCB) se prépare, le ministère de l’Économie et des Finances s’entoure d’experts enéconomie publique capables de manipuler des outils de formalisationmathématiques. Certains de ces outils, comme les modèles de prévision, poursuiventdes finalités macroéconomiques et peuvent être associés à des instrumentsbudgétaires. D’autres dérivent de la recherche opérationnelle et ont une vocationplus « microéconomique » : bien qu’ils ne se réfèrent pas aux comportements desagents, comme le fait la microéconomie classique, ils caractérisent en termeséconomiques des choix et des actions publiques. C’est le cas des méthodes de calculéconomique, fondées sur l’usage de ratios coûts-avantages. Elles permettent dehiérarchiser des scénarios d’investissement selon leur degré d’efficience. Leurs usagess’ancrent dans une tradition ancienne en économie publique. Ils font l’objetd’intenses débats internationaux après le déploiement du programme américainPlanning, Programming and Budgeting System (PPBS), lancé en 1965 par l’administrationJohnson.

En France, le ministère de l’Économie et des Finances envisage de généraliserl’usage de ces méthodes économiques à l’ensemble de l’administration, de manière àdoter l’État de critères « rationnels » d’allocation des moyens budgétaires. Préparéepar une jeune génération d’ingénieurs économistes au sein de la Direction de laPrévision, créée en 1965, l’opération est lancée par le Premier ministre, MichelDebré, en janvier 1968. Elle a pour ambition d’étendre les méthodes économiques àtous les ministères en quelques années. Certaines administrations, comme leministère de la Défense ou celui de l’Équipement, disposent déjà d’une certaineexpérience dans ce domaine, en raison de la présence d’ingénieurs économistes descorps techniques rompus aux méthodes mathématiques de recherche opérationnelle6.D’autres ministères se voient confier un rôle « pilote » dans la généralisation desméthodes. Le domaine de la santé bénéficie d’un intérêt privilégié.

6 SFERZ Lucien, L’administration prospective, Paris, Armand Colin, 1970 ; THOENIG Jean-Claude, L’èredes technocrates, Paris, L’Harmattan (1973), 1987.

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Le ministre de la Santé, Robert Boulin, se montre sensible aux nouvellesméthodes, dont il a découvert l’intérêt quelques années auparavant comme Secrétaired’État au Budget. Les précédents américains auxquels se réfèrent les ingénieurséconomistes français portent en outre sur des questions sociales et sanitaires,notamment après la création, alors toute récente (1965), des programmes publicsd’assurance maladie Medicare et Medicaid7. D’un point de vue méthodologique, la santéoffre enfin la possibilité de comparer des investissements budgétaires à partird’indicateurs de résultats relativement clairs, mesurés en nombre de vies humainesépargnées, comme dans les domaines mieux maîtrisés de la sécurité routière et de laDéfense. Ce contexte favorise la formation d’une petite équipe de spécialistesdestinée à appliquer les méthodes de calculs coûts-avantages au domaine sanitaire.D’abord constituée au sein du ministère de l’Économie et des Finances, sous l’égidedes ingénieurs économistes de la Direction de la Prévision, la « cellule RCB santé »est transférée en 1970 au ministère de la Santé. Elle y travaille sous la supervisiondirecte du cabinet de Robert Boulin, dont les membres commanditent des études etsuivent l’avancée des travaux. Plusieurs études sont ainsi réalisées sur des sujets telsque la vaccination contre la grippe, la prise en charge des maladies mentales ou lapérinatalité. Réalisés en quelques mois, ces travaux font l’objet d’usages décisionnels,mais donnent aussi lieu à des débats qui en contestent la pertinence, voire lapossibilité.

Ces débats se cristallisent autour de l’idée, très controversée depuis le débutdes années 1960, du « prix de la vie humaine », déjà utilisée dans le domaine de lasécurité routière. Ils impliquent en particulier des représentants du CREDOC quipratiquent d’autres formes d’économie. Bien que fondées sur des valeurs et sur desarguments méthodologiques, ces tensions ne sont pas exemptes de considérationsinstitutionnelles, à un moment où les tutelles « morales » des deux équipes, le Plan etle ministère de l’Economie et des Finances respectivement, se distendentnotoirement. Ces tensions traduisent aussi des différences d’appréciation sur lesrelations que des travaux économiques sur la santé doivent entretenir avec le mondemédical. Tandis que l’équipe du CREDOC défend la légitimité d’une « économiemédicale », celle du ministère de la Santé se réclame d’une économie « de la santé »excédant les points de vue de la sphère médicale. Sans se passer du concours demédecins, les artisans de la RCB souhaitent s’émanciper d’un contrôle médical direct.Si des médecins participent aux travaux, ils sont sollicités de manière ponctuelle, àtitre technique. La cellule RCB fait ainsi appel à de jeunes médecins intéressés par lesméthodes mathématiques de formalisation. Elle leur assigne des missionsprécisément définies dans le cadre d’études dont les principes sont élaborés parailleurs, en amont, en se référant à une légitimité technique et ministérielle, plutôt

7 GORHAM William, « Deux années d’expérience dans l’application du PPBS, ou comment améliorerle partage du gâteau public », Analyse et Prévision, vol. 5, 1968, p. 403-416.

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que médicale et professionnelle. La position ainsi adoptée au sein de l’équipe de laRCB santé n’est pas seulement stratégique, définie du point de vue des formes decontrôle d’une sphère sur l’autre, elle a des conséquences pratiques dans la réalisationdes travaux économiques.

En premier lieu, le ministère de la santé analyse plus finement les pratiquesprofessionnelles que ne parvient parallèlement à le faire l’équipe médicale duCREDOC qui privilégie des données agrégées. La situation est d’autant plusparadoxale que cette dernière dispose de ressources médicales permanentes quipermettraient d’aborder des questions médicales relativement techniques. Maisl’équipe du CREDOC doit s’accommoder d’une sorte d’interdit de la profession, quicritique d’éventuelles incursions dans le domaine médical en dénonçant la possibilitémême d’aborder en termes économiques ces situations médicales8. Au contraire, ladémarche « microéconomique » de la RCB exige par construction un regard précissur les pratiques médicales, à partir desquelles peuvent être définis les scénariosévalués. En second lieu, l’équipe du ministère s’émancipe plus facilement desperspectives médicales que revendiquent certains professionnels à propos de leurspratiques. Alors qu’en l’absence de données, des professionnels surestimentl’importance numérique des problèmes qu’ils cherchent à promouvoir sur l’agendapublic, et à définir ces derniers en termes médicaux, les experts du ministère semontrent plus réservés sur leurs estimations et tendent à élargir ces problèmes à desquestions de santé publique, plutôt que de médecine. En matière de périnatalité, parexemple, des professionnels dénoncent une hécatombe nationale et signalent 15 000accidents majeurs, conduisant à des décès ou à des handicaps mentaux, là oùl’administration ne parvient à en dénombrer que 500, ce qui l’encourage à élargir laquestion obstétrique au domaine de la périnatalité en général. Enfin, les travaux duministère de la Santé font l’objet de réserves du CREDOC. Dès les années 1960,Henri Péquignot et Georges Rösch, en particulier, s’étaient montrés critiques vis-à-vis des méthodes de calcul économique, dont ils dénonçaient l’usage simplificateurdans le domaine médical9. Si ces critiques sont plus rarement formulées lors del’opération RCB, elles marquent des différences dont les intéressés mesurent les

8 Un chercheur du CREDOC nous rappelle ces difficultés : « Au départ, les pathologies n’étaient pasprises en compte pour l’élaboration des Comptes de la consommation. Elles ont été introduites en1960, et au prix de quelques acrobaties. On les a introduites comme des aide-mémoires, permettant auxpersonnes interrogées de se rappeler leur consommation médicale. Nous avons alors subi des attaquesrépétées du côté de l’INSERM. Les médecins considéraient qu’il était impossible de questionner lesgens sur leurs pathologies. Les non-médecins, en l’occurrence nous et les patients, ne pouvions collecterune information valable, parce que pour parler des pathologies il fallait savoir de quoi on parlait, il fallaitêtre médecin. Cela paraissait une hérésie que de faire travailler des non-médecins sur des questionsmédicales. C’est une attitude qui a perduré assez longtemps », Entretien, CREDOC, 1998.9 PEQUIGNOT Henri, « A propos d’une vie humaine », La semaine des hôpitaux, suppl. n°14, 1962,p. 16-19.

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attendus dans un contexte de rivalité10. Les élections présidentielles de 1974marquent à cet égard un renversement, qui se traduit par une disgrâce et unerégression de la « RCB santé ». Dans un nouveau contexte, marqué par la crise, lanouvelle ministre de la Santé, Simone Veil, se démarque des options « rationalistes »de ses prédécesseurs et oriente son cabinet vers l’expertise économique duCREDOC, plutôt que vers la cellule RCB11. Tandis que l’exigence de maîtrise desComptes publics se précise, les choix d’investissements sont engagés dans la voied’une lente résorption, au point de disparaître quelques années plus tard12.

Avec les deux équipes du CREDOC auprès du Plan et de la « RCB santé » auxministères des Finances et de la Santé, se constitue ainsi un ensemble d’expertiseséconomiques sur la santé à dominante administrative. Leur organisation autant queleurs modes de raisonnement traduisent cependant des rapports différents au mondemédical. Alors que l’équipe du CREDOC valorise son identité médicale, les expertsde la RCB essaient de s’en affranchir. Leurs relations sont modifiées par la formationd’un milieu académique spécialisé dans les années 1970, dans un contexte detransformation de l’Université après mai 1968.

Le conflit des facultés : entre médecine et sciences économiquesLa formation d’un milieu académique spécialisé en économie de la santé

intervient après mai 1968 au bénéfice des transformations qui caractérisent alors lemonde universitaire. Le contexte politique de contestation étudiante metsimultanément en cause une organisation universitaire peu adaptée aux exigences deprofessionnalisation et de démocratisation, et certaines formes d’action publique,jugées excessivement autoritaires, comme la planification ou la RCB. Ces tendancesfavorisent la réorientation des travaux réalisés en économie de la santé, dont le centrede gravité se déplace de son giron administratif initial vers la sphère académique. Lespouvoirs publics soutiennent cette translation à travers des financementscontractuels, orientés vers des recherches finalisées. Dans le monde académique, cesinitiatives sont relayées de manière différenciée. Alors que les facultés de scienceséconomiques développent des enseignements et des structures de recherchespécialisées en économie de la santé, les facultés de médecine se montrent plusrétives. L’économie de la santé peine à y pénétrer, pour des raisons à la foisinstitutionnelles et intellectuelles.

10 EOSCH Georges, « La mesure des coûts et avantages et les choix économiques dans les actionsmédicales », Le concours médical, vol. 93, n°15, 1071, p. 2819-2829.11 Entretien de Marie-Thérèse Chapalain, 1998. Entretien, CREDOC, 1998.12 BENAMOUZIG Daniel, La santé au miroir de l’économie…, op.cit., p. 115.

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La santé dans les facultés de sciences économiquesDans les facultés de sciences économiques, le développement de l’économie

de la santé intervient dans le cadre plus ancien de l’économie sociale. Forgée parJean-Baptiste Say, l’expression d’économie sociale acquiert une consistanceinstitutionnelle à la fin du XIXe siècle13. Elle s’inscrit alors dans un contexte derenforcement du droit du travail, de développement des mutuelles et des premièresformes de protection sociale. Cette ancienneté confère une place, d’ailleurs modeste,à l’économie sociale dans les facultés de droit, où l’économie est enseignée. Dans lesannées 1950, ce domaine spécialisé regroupe des enseignements portant sur lesrelations au travail et la protection sociale, renouvelée quelques années plus tôt par lacréation de la Sécurité sociale. Dans les années 1960, les nouvelles préoccupationssociales du Plan accroissent la pertinence du domaine. Tandis que la planification« quantitative » est critiquée, un élargissement des perspectives économiquestraditionnelles aux aspects sociaux est envisagé. Quelques universitaires se montrentattentifs à ces évolutions. Ils sont encouragés dans cette voie par une demandeaccrue de professionnalisation des enseignements de la part des étudiants, ainsi quepar le développement international de leur discipline, qui laisse une place croissante àces aspects, comme en témoigne le fameux manuel d’économie de Paul Samuelson14.Ces universitaires abordent dans leurs enseignements des problèmes concrets relatifsà l’éducation, à la pauvreté, à la protection sociale ou la santé. La placeinstitutionnelle de ces développements se précise après la loi d’orientation surl’enseignement supérieur de novembre 1968, qui favorise la création de nouvelles« Unités d’Enseignement et de Recherche » (UER). Sans attribuer une place centraleà l’économie de la santé, plusieurs UER d’économie sociale lui reconnaissent uneplace explicite. Tout en associant des médecins intéressés par ces orientations, cesinitiatives se développent de manière très autonome par rapport à la professionmédicale.

À Paris, le développement de l’économie de la santé est le fait de deuxéquipes. À la Sorbonne, Henri Guitton est déjà un professeur d’économie reconnulorsqu’il porte intérêt aux problématiques de santé, auxquelles le sensibilise l’un deses étudiants, le directeur d’hôpital Maurice Rochaix. Après avoir contribué à lamodernisation de l’enseignement économique à travers la création de la licenced’économie en 1959, et du Diplôme d’Études Supérieures en 1963, Henri Guittonest d’autant plus respecté par ses pairs qu’il est l’un des rares économistes del’Université à maîtriser les outils mathématiques de formalisation, courammentutilisés par les ingénieurs-économistes dans l’administration. Il introduit des cours de

13 GUESLIN André, L’invention de l’économie sociale, Paris, Economica, 1998.14 SAMUELSON Paul A., L’économique, Paris, Armand Colin, 1959. La première édition du célèbremanuel d’économie date de 1948, et a par la suite été constamment enrichie jusqu’à la dernière éditiontraduite en français en 1995.

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statistiques et d’économétrie à l’Université, et crée en 1970 un enseignementd’économie de la santé destiné aux étudiants de licence et de maîtrise. Henri Guittonconfère au domaine une part de sa respectabilité académique, notamment dans lecadre du « séminaire Goetz-Girey » d’économie sociale qu’il anime à la Sorbonne15.Membre influent du jury d’agrégation, il se montre attentif aux candidats intéresséspar l’économie de la santé. Dans le cadre des réformes, le séminaire Goetz-Girey esttransformé en 1971 en Laboratoire d’Economie Sociale (LES). Regroupant troisdomaines de recherche – l’éducation, les institutions non marchandes et la santé – ilcontribue à la formation de futurs économistes de la santé et de médecins intéresséspar l’économie. Alors que l’on parle d’introduire l’économie de la santé dans lesétudes médicales, cette formation offre des perspectives de carrière à des médecinscapables d’enseigner l’économie dans les facultés de médecine. Ces jeunes médecinsont la possibilité de passer une « thèse de spécialité », créée en 1972 pour desétudiants n’ayant pas suivi le cycle complet de sciences économiques ; apparaissentalors des profils hybrides de « médecins économistes ».

Une seconde équipe parisienne travaille en collaboration avec Henri Guitton.Elle est animée par un jeune économiste, Emile Lévy, qui s’est intéressé auxquestions de santé après avoir été sollicité en 1967 par le ministre de la Santé, Jean-Marcel Jeannenay, pour animer le Service des études et du Plan du ministère, alorsengagé dans une importante réforme de la protection sociale16. Chargé de superviserla production de données statistiques et économiques au ministère, Emile Lévy estnommé professeur à la faculté de Nanterre en 1969. Avec d’autres enseignants, ilforme une équipe d’économie sociale et crée en 1971 le Centre de Recherche enEconomie Sociale (CRES). Les charges de cours sont partagées avec quelques jeunesmaîtres-assistants, dont les dynamiques Denis Kessler et Dominique Strauss-Kahn.Au CRES, Emile Lévy forme un groupe d’« économie appliquée à la santé » ettravaille sur les indicateurs de santé avec le service des études sociales du Plan.Financée par la recherche contractuelle, l’équipe « économie appliquée à la santé »dispose d’une certaine autonomie, qui facilite son transfert vers la faculté de Paris-Dauphine lorsqu’Emile Lévy y est nommé, en 1973. L’équipe de Nanterre constituele noyau initial du Laboratoire d’Économie et de Gestion des Organismes desOrganisations de Santé (LEGOS), l’un des principaux centres spécialisés enéconomie de la santé pendant plusieurs décennies.

En province, plusieurs économistes s’impliquent dans le domaine en cours destructuration grâce aux financements de recherche contractuels. Les mécanismesd’attribution garantissent une grande part d’initiative aux universitaires, qui suggèrentles thématiques de recherche et soumettent des projets susceptibles d’être

15 Du nom de Roger Goetz-Girey, professeur d’économie spécialisé en économie sociale.16 VALAT Bruno, Histoire de la Sécurité Sociale, 1945-1967. L’Etat, l’institution et la santé, Paris, Economica,2001.

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sélectionnés. L’autonomie de ces nouveaux experts universitaires est plus importanteque celle dont disposaient les services proches du Plan ou des ministères. Pourautant, cette autonomie académique n’est pas une simple absence de liens avecl’environnement, elle s’inscrit dans des réseaux de relations complexes, souventancrés localement dans différentes régions. Dans le Sud de la France, à l’universitéd’Aix-Marseille, Joseph Brunet-Jailly fait figure de pionnier. Il est le premieréconomiste français à consacrer sa thèse de doctorat à « l’économie générale de lasanté », en 196717. Nommé maître de conférences à la faculté d’Aix-Marseille, il serapproche du Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail (LEST), danslequel il créé le Centre d’Économie de la Santé (CES). Il engage des recherches sur lecoût de la maladie en milieu hospitalier et sur les accidents du travail. À Dijon, deséconomistes comme Maryse Gadreau et Béatrice Majnoni d’Intignano travaillent surl’économie hospitalière à l’Institut de Mathématiques Economiques. À Montpellier,Guy Delande anime un enseignement spécialisé et des recherches sur les durées deséjour hospitalier ou sur les accidents vasculaires. À Lille, le Centre de RechercheEconomiques, Sociologiques et de Gestion (CRESGE) qu’anime Michel Falisedéveloppe des travaux spécialisés sur la santé à partir de recherches sectorielless’inscrivant dans la tradition de l’économie sociale, forte dans cette région. À Lyon,Denis-Clerc Lambert bénéficie d’une fructueuse association avec une équipemédicale animée par le professeur Louis Roche, d’un caractère inédit d’associationentre facultés de sciences économiques et de médecine, où les enseignementsd’économie peinent à se développer.

L’économie dans les facultés de médecineDans les facultés de médecine, le développement d’enseignements en

économie de la santé est envisagé à la fin des années 1960. L’intérêt que lui portentles pouvoirs publics conduit des médecins à s’intéresser au domaine. La premièremention de l’économie de la santé dans les études de médecine apparaît en 1966dans une rubrique de médecine légale, qui se réfère à « l’économie politique des actesmédicaux ». Comme dans les facultés de sciences économiques, l’économie de lasanté entretient des liens avec le droit, ce qui facilite des rapprochements individuels.À Lyon, par exemple, le professeur Louis Roche, spécialiste de médecine légale, serapproche du professeur d’économie Denis-Clerc Lambert, avec lequel il créé unenseignement d’économie médicale et une Association lyonnaise d’économiemédicale18. Alors que l’opération RCB bat son plein, ces initiatives sont encouragées

17 BRUNET-JAILLY Joseph, Essai sur l’économie générale de la santé, Paris, Editions Cujas, 1971.18 ROCHE Louis, « Recherche et travaux d’économie de la santé dans les facultés ou laboratoire desfacultés de médecine », Économie et Santé, n°7, 1977, p. 20.

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par les pouvoirs publics, notamment par le ministre de la Santé, Robert Boulin19.Tandis qu’un rapport de l’OMS paru en 1970 recommande l’introductiond’enseignements économiques dans le cursus médical, le ministre de la Santé réunitune commission interministérielle sur l’enseignement de l’économie de la santé et enconfie la présidence à Émile Lévy, déjà impliqué sur ces questions au ministère.L’enjeu est d’imaginer des propositions concrètes en vue de développerl’enseignement donné aux futurs médecins sur les problèmes économiques et sociauxliés à l’exercice de la profession médicale. La commission préconise un enseignementorganisé en relation avec la médecine légale, quoiqu’indépendamment de cettedernière. L’enseignement serait dispensé tout au long des trois cycles d’études, sousla forme d’une initiation, puis de véritables cours et d’approfondissements. Laconstitution d’un corps d’enseignants, sans exclusive dans sa composition et dans unesprit interdisciplinaire, est suggérée. Les conclusions du rapport sont traduites dèsl’été 1970 dans des textes réglementaires, qui organisent un enseignement de« psychologie, sciences sociales et économiques » en premier cycle et des cours en« médecine préventive et économie médicale » en second cycle. Prise dans le style etdans l’esprit volontariste de la RCB, ces mesures se heurtent cependant aumouvement concomitant d’élargissement de l’autonomie des universités, renforcépar la loi sur l’enseignement postérieure aux évènements de mai 1968. Dans cecontexte, tout juste l’État peut-il orienter les suites que les doyens choisissent ou nonde donner localement à cette initiative. Au ministère, l’affaire est suivie par laDirection Générale de la Santé, et un second rapport est bientôt confié au doyenDelbarre, qui associe cinq médecins et cinq économistes pour analyser les effortsréalisés depuis 1970. Le rapport constate de maigres progrès et réaffirmel’importance de l’économie de la santé, sans que ses conclusions soient cette foissuivies du moindre effet20.

De fait, l’enseignement se développe de manière anarchique dans les facultésde médecine21. Localement, l’application des textes dépend de l’engagementpersonnel de quelques enseignants. Des cours d’économie de la santé sont confiés àdes professeurs en médecine supposés disposer de compétences en économie enraison d’une formation personnelle ou d’une expérience préalable dans ce domaine.Mais ces profils sont rares, hétérogènes et souvent faiblement mâtinés d’économie.En général, les cours sont confiés aux titulaires de chaires de médecine légale ou demédecine du travail, qui font eux-mêmes appel à des intervenants extérieurs. Dans

19 Robert Boulin participe personnellement au colloque organisé en décembre 1971 à Marseille sur« l’enseignement de l’économie médicale », où sont présents les principaux acteurs du domaine.20 ROCHE Louis, « Recherche et travaux d’économie de la santé dans les facultés ou laboratoires desfacultés de médecine », Economie et santé, n°7, 1977.21 GUENIOT M., « Introduction au colloque sur l’enseignement de l’économie de la santé et de lasociologie médicale, 18-19 janvier 1980 », Economie et santé, n°11, 1980.

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certaines universités, comme à Lyon, les facultés de sciences économiques et demédecine sollicitent des économistes, des sociologues ou des représentants del’administration hospitalière. Selon les UER, le contenu des cours est variable et dequalité inégale. L’enseignement est tributaire des compétences et des moyens,souvent limités, dont disposent localement les enseignants, qui ne cherchent qu’àrépondre à des objectifs modestes. Il s’agit au mieux de fournir aux futurs médecinsune information leur permettant de mieux comprendre leur environnement,éventuellement les conséquences économiques de leurs actes. Il est exclu deprésenter l’économie comme une démarche formelle ou scientifique. Les médecinsse montrent intéressés par des données concrètes sur la démographie médicale ousur les dépenses de santé. L’enseignement en économie de la santé dans les facultésde médecine piétine. Il se heurte à des obstacles institutionnels et intellectuels.

Des obstacles institutionnels et intellectuelsD’un point de vue institutionnel, le développement de l’économie de la santé

est freiné par le faible nombre de postes ouvert dans les facultés de médecine. Lesintentions affichées par les pouvoirs publics au début des années 1970 cèdent le pasà l’attentisme lorsque Robert Boulin quitte le ministère en 1972. Alors que desmédecins intéressés par l’économie de la santé se mobilisent et échafaudent desscénarios, le manque de postes refroidit les doyens les mieux disposés. À cesdifficultés s’ajoute le conservatisme de l’organisation hospitalo-universitaire, danslaquelle les postes de professeur sont traditionnellement réservés à des médecins ets’accompagnent de l’attribution d’une chefferie de service22. Ce modèle rendimpossible la nomination d’économistes non médecins à des postes ouverts enéconomie dans les facultés de médecine. Tandis que des économistes de la santéaniment ponctuellement des séminaires auxquels sont associés des médecins, aucunrecrutement d’économiste ne peut être envisagé dans les facultés de médecine23. Demanière plus générale, ces dernières ne reconnaissent qu’une place marginale auxsciences humaines, qui pâtissent d’un manque présumé de scientificité au regard desdisciplines plus fondamentales, dont la place et la légitimité n’a cessé de s’accroîtredans le contexte de valorisation d’une médecine technicienne après la création desCHU en 1958. Pour de nombreux enseignants des facultés de médecine, ledéveloppement scientifique et technique de la médecine requiert avant tout desenseignements fondamentaux, perçus comme autrement plus importants que desenseignements en économie ou en sciences humaines. L’intérêt des étudiants pources domaines en est d’autant plus directement affecté que les cours dispensés n’ontpas de caractère obligatoire et pâtissent de coefficients faibles, sans note éliminatoire.

22 Cette règle connaît une entorse tardive avec la nomination en 1978 de l’épidémiologiste DanielSchwartz, mais ce cas reste exceptionnel.23 ROCHE Louis, « Recherche et travaux d’économie…, op.cit., p. 18.

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En plus de ces difficultés institutionnelles, l’économie de la santé se heurte àdes difficultés cognitives ou intellectuelles. Les médecins, les économistes et lesétudiants impliqués dans les enseignements ont des perceptions divergentes àl’origine d’incompréhensions mutuelles, voire d’incompréhensions tout court. Lesmédecins soucieux d’introduire l’économie de la santé dans les facultés de médecinese montrent souvent rétifs aux raisonnements formels des économistes. En retour,les efforts de ces derniers pour adapter leurs méthodes ou leurs enseignements lesexposent à d’amères déconvenues24. La situation est souvent d’autant plus critiqueque les prérequis des étudiants sont à peu près nuls. En s’écartant du registremédical, les enseignants se heurtent à l’inculture de leur auditoire. La seule démarcheenvisageable pour les médecins associés à ces enseignements consiste à en vulgariserle contenu, quitte à dénaturer son caractère économique. Cette vulgarisation vajusqu’à une dilution des savoirs à travers la simple acquisition d’« attitudes »inculquées dans le cadre d’enseignements oraux, de type clinique. Personne n’attenddu futur médecin qu’il maîtrise des notions d’économie, qu’il identifie ce qu’est uncoût marginal, un coût d’opportunité ou un agrégat par exemple, mais seulementqu’il manifeste une certaine « prudence » économique, dans un sens éminemmentpratique et vague25.

L’un des obstacles cognitifs les plus décisifs que rencontre l’économie dans lesfacultés de médecine tient aux représentations de la profession médicale véhiculéespar la discipline économique. Par construction, l’économie souligne l’importance dela rareté et des limites qu’elle fait peser sur l’exercice médical, lequel valorise aucontraire une forme d’inconditionnalité déontologique de ses finalités. Dans undiscours à dominante professionnelle, où les valeurs professionnelles côtoientfacilement les intérêts, les médecins ne manquent pas de relever les risques« déontologiques » que fait peser l’économie de la santé. Lors d’un colloque surl’enseignement de l’économie de la santé organisé en 1980, nombre de médecinsexpriment leur crainte de voir l’économie de la santé justifier d’inacceptables« économies sur la santé ». Le souci déontologique côtoie des motifs économiques,sur lesquels les économistes ne s’interdisent pas de jeter une lumière plutôt crue. Enappliquant les catégories de leur discipline, ils font apparaître les professionnelscomme des acteurs rationnels, soucieux de leur intérêt. À la lumière des catégories

24 C’est ce qu’illustre le témoignage d’Émile Lévy : « Pendant de très longues années, ce sont desprofesseurs de santé publique, de médecine du travail ou de médecine légale qui se sont emparés dudomaine. Il y en avait qui n’arrivaient pas à comprendre. Je me souviens d’un professeur qui neparvenait pas à comprendre que la science économique se pose, à sa manière et avec ses limites, commeune science du comportement. Pour lui, l’économie de la santé, c’était de l’ordre du constat. C’était ladémographie médicale, l’annuaire statistique, les Comptes de la santé. Que l’on cherche à comprendre lecomportement du médecin, du malade, des agents, et comment tout cela interagit, il ne comprenaitpas », Entretien, Émile Lévy, 2000.25 BROUN G., « Discussion », in Economie et Santé, n°11, 1980, p. 54.

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économiques, les médecins ne semblent avoir d’autre alternative que d’apparaîtrecomme des agents « désintéressés », inconscient des contraintes de rareté et peurespectueux des ressources publiques, ou comme des agents cherchant à maximiserleur utilité, pour ne pas dire leurs revenus. Dans la présentation pudique d’unnuméro de la Revue Économique consacrée à l’économie de la santé, l’économisteJoseph Brunet-Jailly revient sur cette difficulté en 1976 :

La discussion scientifique fait apparaître diverses difficultés qu’il n’est pas possibled’éluder, même si les habitudes de la pensée et de l’action en ressortent finalementcontestées : ainsi malgré les difficultés techniques d’une approche économique dephénomènes interdépendants, tels que ceux qui se présentent en économie de la santé,malgré les difficultés de communication entre médecins et économistes, en raison desdifférences sensibles qui caractérisent leurs problématiques respectives, il apparaît bienque le regard de l’économiste, dès lors qu’il ne s’enferme pas dans la modélisationpartielle et hâtive, met en cause les comportements professionnels et sociaux encherchant à découvrir la logique de la croissance qui se manifeste dans les activitéscuratives26.

L’économie de la santé soulève des objections d’autant plus vives qu’elleprend pour objet les comportements des professionnels, et qu’elle formalise desmotivations d’ordinaire tenues tacites. Elle entre ainsi en conflit avec des valeursd’autant plus fermement défendues par les médecins qu’elles s’articulent à descomportements souvent beaucoup plus complexes que les simplifications à partirdesquelles les économistes les appréhendent. En présentant la médecine comme uneactivité « intéressée », l’économie véhicule une représentation de la profession danslaquelle ses représentants se reconnaissent difficilement, au point de se montrersceptiques, voire méfiants vis-à-vis de l’expertise économique.

Ces réticences s’accroissent dans un contexte de maîtrise des dépenses desanté, qui dégradent les perceptions de la discipline économique par les médecins.Tout au long des années 1970, l’économie de la santé évolue, en effet, au carrefourd’une divergence d’intérêts entre le monde médical, soucieux de préserverl’excellence des moyens de plus en plus onéreux dont il dispose, et les pouvoirspublics, confrontés à des déséquilibres budgétaires accentués par la crise. Lesmédecins assimilent volontiers l’économie de la santé aux dispositifs de régulationmis en œuvre par les pouvoirs publics. En 1978, l’union fédérant les associations deformation médicale continue, l’UNAFORMEC, constitue un groupe de travail surl’économie de la santé avec quelques spécialistes impliqués dans l’enseignement de ladiscipline dans les facultés de médecine. L’intérêt des médecins pour l’économie dela santé se révèle ambigu. Une enquête destinée à sonder leurs attentes montre qu’ils

26 BRUNET-JAILLY Joseph, « Avant propos », Revue Économique, n° spécial « économie de la santé »,vol. 27, 1976, n°3.

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sont surtout intéressés par les dispositions prises par les pouvoirs publics pourréguler les dépenses de santé. En matière d’économie de la santé, ils s’intéressent à latarification hospitalière en cours de refonte et aux tableaux statistiques de l’activitédes praticiens (TSAP) mis en place par l’assurance maladie pour quantifier leurspratiques. Aux yeux de nombreux médecins, l’économie de la santé s’apparentedavantage à une menace pour la profession qu’à un registre d’analyse susceptibled’être assimilé par les futurs médecins27. Rien d’étonnant dès lors à ce que l’accueilréservé à l’économie de la santé dans les facultés de médecine reste modeste. Aufinal, dans le contexte académique en plein renouvellement des années 1970,l’économie de la santé prospère surtout dans les facultés de sciences économiques, àbonne distance d’une surveillance médicale qui s’avère délétère dans les facultés demédecine.

Aléas et dissolution de l’évaluation « médico-économique »Dans les années 1980, les relations entre la profession médicale et l’économie

de la santé se jouent autour des débats sur le développement de l’évaluation dans lesecteur de la santé. Ceux-ci interviennent dans le contexte de restrictions budgétaires,notamment dans le secteur hospitalier. Les dépenses hospitalières sont en effetplafonnées d’autorité par l’État, à travers l’instauration du « budget global », quidéfinit a priori le niveau de financement des établissements, sous la forme d’unedotation calculée sur des bases historiques. Expérimentée à la fin des années 1970 àl’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), la mesure est généralisée pourl’ensemble du secteur public hospitalier en 1984. Elle apparaît au monde hospitaliercomme une mesure brutale, aveugle à l’activité médicale des établissements. Au-delàdes urgences budgétaires, la mesure s’accompagne de réflexions sur les moyensd’associer plus finement la prise en compte des contraintes budgétaires et desactivités de soins. Dès la fin des années 1970, la Direction du Plan de l’AP-HPenvisage d’importer des États-Unis des outils de contrôle de gestion et definancement, notamment la « méthode Fetter », que l’un des chercheurs associé àl’AP-HP, Jean de Kervasdoué, déploie sous le nom de « Programme demédicalisation des systèmes d’information » (PMSI) après sa nomination à laDirection des Hôpitaux du ministère de la Santé. Au tournant des années 1980, laDirection du Plan de l’AP-HP est plus généralement au centre de réflexionsassociant des médecins hospitaliers et des spécialistes en économie et en gestionsoucieux de rapprocher des points de vue économiques et médicaux. Outre le PMSI,ces réflexions portent sur les fonds baptismaux des expériences d’évaluation sevoulant tout à la fois économiques et médicales, plus respectueuses des

27 KNOKAERT René, « Les besoins en connaissances en économie de la santé et en économiemédicale du médecin généraliste installé au cours de la formation continue », Économie et Santé, n°11,1980, p. 64.

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préoccupations de la profession. Ces travaux se déploient autour de la notiond’évaluation, qui bénéficie alors d’un contexte national et international favorable.Après les difficultés de la RCB et de ses choix a priori, les pouvoirs publics s’oriententvers des études rétrospectives, évaluant des actions a posteriori. Dans ce domaine, ilspeuvent s’inspirer de démarches mises en œuvre aux États-Unis en particulier, autourdes principes d’évaluation des technologies définies par le Congrès américain, qui sedote en 1972 d’un Office of Technology Assessment28. Après une période d’incubationdans le milieu hospitalier, l’évaluation « médico-économique » apparaît comme uneoption politique crédible au milieu des années 1980. Placée sous surveillancemédicale, sa dimension économique tend toutefois à disparaître derrière sadimension médicale.

La maîtrise de l’hôpital et l’évaluation des technologies médicalesAu tournant des années 1980, le développement de pratiques d’évaluation

auprès de la Direction du Plan de l’AP-HP associe des médecins réformateurs,souvent associés au développement académique de l’économie de la santé, et deséconomistes. Ces derniers sont sollicités pour expérimenter des méthodes combinantperspectives médicales et économiques, afin de proposer des alternatives techniqueset politiques aux restrictions fondées sur des critères strictement budgétaires.Pendant une quinzaine d’années, l’évaluation médico-économique apparaît commeune alternative possible, à dominante médicale, aux mesures de contingentementbudgétaire. Ces expérimentations – qui sont plus tard théorisées à traversl’opposition entre « maîtrise médicalisée » et « maîtrise comptable » des dépenses desanté – constituent une tentative de réponse du monde hospitalier au défi de lamaîtrise des dépenses de santé. Elle se fonde sur le développement de méthodesd’évaluation expérimentées outre-Atlantique, non seulement auprès d’institutionspubliques, mais aussi au sein de la profession médicale.

Dans un contexte de contestation sociale et politique, les technologies fontl’objet de vives remises en cause aux États-Unis au début des années 1970. Enréaction, le Congrès se dote en 1972 d’un organisme chargé de procéder à descontre-expertises rigoureuses, contradictoires et indépendantes, susceptibles derevenir sur des projets de diffusion de technologie, le cas échéant promues parl’exécutif. Les activités de l’Office of Technology Assessment (OTA) s’étendent à partir de1976 aux technologies médicales29. Elles représentent un tiers de ses activités en1980. Son travail se réfère non seulement aux données scientifiques, mais aussi à desétudes économiques de type coûts-avantages. Loin d’être associées aux styles

28 BIMBER Bruce, The Politics of Expertise in Congress, the Rise and Fall of the Office of Technology Assessment,New York, State University of new York Press, 1996.29 Office of Technology Assessment (1976), Development of Medical Technology : Opportunities for Assessment,Washington D.C. US. Government Printing office.

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technocratiques du PPBS, ces méthodes sont sollicitées pour éclairer le débat public,l’évaluation se veut rétrospective et publique plutôt qu’orientée vers la planification.Il s’agit aussi d’influer sur la profession médicale en s’efforçant de promouvoir unplus grand discernement sur l’usage efficient des technologies. Pendant une dizained’années, l’évaluation des technologies médicales est au cœur de débats entre desinstitutions publiques chargées d’en promouvoir l’usage au Congrès, mais égalementau sein de l’administration, et des organisations professionnelles tout à la fois rétivesà cette intervention publique et désireuses de développer par elles-mêmes desinitiatives équivalentes, le cas échéant en s’associant le concours des compagniesd’assurance. Le complexe institutionnel de l’évaluation, dans lequel des interventionspubliques appellent des réactions professionnelles, intéresse en France. De retourd’une mission d’études qu’elle réalise aux États-Unis au milieu des années 1980,Caroline Weill en résume le contexte à destination de ses lecteurs français, ensoulignant l’intérêt que la démarche peut représenter pour la profession médicale :

Au centre de cette activité corporatiste d’évaluation figure le souci de mettre enavant le point de vue de la responsabilité médicale dans les jugements qui doivent êtrenécessairement portés sur le caractère « utile et raisonnable » et sur le rapport coût-bénéfice des procédures, lorsque la question de leur prise en charge par unecompagnie d’assurance privée ou par les programmes Medicare ou Medicaid se trouveposée30.

Les expériences américaines entrent en écho avec les intérêts d’un cercle demédecins associés au développement de l’économie dans les facultés de médecine.Ces thérapeutes sont attentifs au mouvement d’évaluation médicale et à l’usagemédical des raisonnements coûts-avantages, auxquels s’ouvrent les colonnes desgrandes revues médicales internationales31. Plusieurs d’entre eux ont fait le détourd’une formation spécialisée outre-Atlantique et deviennent les promoteurs de cettedémarche dans les institutions françaises auxquels ils sont associés. Le parcours duDr. Jean-François Lacronique à la fin des années 1970 est à cet égard exemplaire.Médecin de formation et responsable de la rubrique médicale du quotidien Le Mondeà son retour d’une formation au MIT, aux États-Unis, il suit le développement des 30 WEILL Caroline, « L’évaluation des techniques médicales aux Etats-Unis », dans ARMORGATHEJean-François (dir.), Pour le développement de l’évaluation médicale, Paris, La Documentation Française, 1988.31 Voir par exemple FINEBERG H. et HIATT H., « Evaluation of medical practices. The case fortechnology assessment », New England Journal of Medicine, vol. 301, n°20, 1979, p. 1086-1091 ; RELMANA.S., « Technology costs and evaluation », New England Journal of Medicine, vol. 309, n°26, 1979, p. 1444-1145 ; GOLDING A. et TOSEY D., « The cost of high-technology medicine », The Lancet, vol. 2,n°8187, 1980, p.195-197 ; PERRY S., « Consensus development programme: technology assessment atNIH », British Medical Journal, vol. 281, n°6241, 1980, p. 681 ; FUCHS V., « Sounding Boards. What isCBA/CEA, and why are they doing this to us ? », New England Journal of Medicine, vol. 303, n°16, 1980,p. 937-938.

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méthodes d’évaluation et en fait la promotion auprès de la Direction du Plan del’AP-HP, où il est recruté comme chef du service des études. Jean-FrançoisLacronique y travaille en relation avec le responsable des études économiques de laDirection du Plan, Jean de Kervasdoué. Avec d’autres médecins, il participe en 1980à la création d’une « cellule évaluation » qui fonctionne en relation avec laCommission Médicale d’Établissement de l’AP-HP. Ce groupe constitue la premièreéquipe d’évaluation médicale créée en France. Elle sensibilise les services hospitaliersà l’intérêt des « audits » médicaux et promeut l’évaluation. Après un passage commeconseiller technique au cabinet du ministre des Affaires Sociales, Jacques Barrot,Jean-François Lacronique est nommé Directeur adjoint à la Direction Générale de laSanté et des Hôpitaux du ministère de la Santé et participe aux travaux de laCommission de la Protection sociale du Commissariat Général au Plan qui préparealors le huitième Plan. Profitant du refus des partenaires sociaux d’envisager uneréforme du système de santé, il y défend l’introduction de l’évaluation. Comme lesouligne Bruno Jobert dans son étude sur la planification sociale :

En l’absence de consensus sur la réforme des structures, l’action des rapporteursdu groupe santé de la Commission de la Protection sociale se concentrera sur […] ledéveloppement d’un système plus rigoureux d’évaluation et de programmation dusystème de santé. […] On espère ainsi que les principales unités de production deservice de santé, hôpitaux, mais aussi médecine de ville et organes de prévention,parviendront à mieux saisir l’efficacité finale de leur travail et à s’engager dans uneautodiscipline raisonnée de leurs dépenses32.

La démarche introduit en somme un renversement, puisque la réforme dusystème de santé n’incombe ni aux pouvoirs publics ni aux partenaires sociaux, maisaux professionnels de santé, investis grâce à l’évaluation des arbitrages économiquesles plus avisés. C’est de fait auprès des institutions hospitalières que la démarche sedéploie en quelques années. La Direction du Plan de l’AP-HP fait figure depionnière, puis essaime dans l’administration hospitalière, notamment après lanomination de son Directeur des études, Jean de Kervasdoué, à la Direction desHôpitaux. Ce dernier sollicite un organisme indépendant, le Centre National del’Equipement Hospitalier (CNEH), pour réaliser des études économiques sur destechnologies susceptibles d’être autorisées à l’hôpital. Au sein de l’AP-HP, lesactivités d’évaluation se développent sous la conduite d’un promoteur de l’économiede la santé dans les facultés de médecine, Dominique Jolly, qui après avoir été lepremier professeur en économie de la santé nommé dans une faculté de médecine,en 1977, se voit offrir la Direction du Plan de l’AP-HP en guise de chefferie deservice. Il y encourage la création d’un organisme spécialisé dans l’évaluation des

32 JOBERT Bruno, Le social en Plan, Paris, Editions ouvrières, 1980, p. 229.

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technologies médicales, le Comité d’évaluation des innovations technologiques(CEDIT). S’associant le concours de médecins hospitaliers, ce comité compte desmédecins ayant reçu une formation en économie. Ses avis ont un caractère indicatif,souvent positif, qui laisse une importante marge de manœuvre à la direction de l’AP-HP, et plus encore aux services hospitaliers dont les décisions d’équipement sont enfait largement autonomes, sauf pour les technologies lourdes, soumises à uneréglementation spécifique. Tout en rapprochant le monde hospitalier de l’économiede la santé, l’évaluation s’avère en somme respectueuse de l’autonomie de laprofession, pour ne pas dire sans effet économique réel. Alors que ses effets sondifficiles à objectiver, elle semble constituer une option économique et politiquealternative aux restrictions budgétaires parfaitement compatible avec les intérêts de laprofession. Au-delà des expériences locales, l’évaluation médico-économique faitl’objet d’une promotion nationale du monde hospitalier au milieu des années 1980.

La dilution médicale de l’évaluation économiqueLe projet de développement de l’évaluation médico-économique intervient

dans un contexte plus large de promotion de l’évaluation des politiques publiques,lancée en 1983 dans l’entourage du ministère de l’Économie et des Finances33. Lesméthodes sanitaires sont appelées en renfort de la démarche, à laquelle elles semblentpouvoir apporter une illustration sinon réussie du moins effective, et à ce titre uncertain crédit. Ce rapprochement est le premier d’une certaine envergure entrespécialistes de la santé et experts économiques du ministère des Finances depuisl’opération RCB, dans les années 1970. Alors que les restrictions budgétaires se fontpressantes, il accroit le crédit qui semble pouvoir être reconnu aux optionséconomiques élaborées par les institutions hospitalières. Telle est du moinsl’interprétation qu’en fait l’un des médecins associé à l’opération RCB, l’obstétricienÉmile Papiernik, qui voit dans l’évaluation des politiques publiques et dans lareconnaissance de l’évaluation médico-économique une occasion d’opposer uneperspective plus médicale aux principes financiers du budget global. Des analysescoûts-avantages réalisées à propos de stratégies médicales lui semblent pouvoirpermettre d’éviter un rationnement financier trop aveugle aux soins et aux activitésdes services médicaux. En 1984, Émile Papiernik prend rendez-vous avec leSecrétaire d’État chargé de la Santé, Edmond Hervé, et lui propose de généraliserl’évaluation médicale, sur le modèle des États-Unis. Le Secrétaire d’État lui confie lamission de réfléchir « aux contours d’une structure nouvelle dans le domaine de

33 VIVERET Patrick, L’évaluation des politiques publiques et des actions publiques, Paris, La DocumentationFrançaise, 1989 ; MONNIER Éric, L’évaluation des politiques publiques, Paris, Economica, 1992 ;SPENLEHAEUR Vincent, L’évaluation des politiques publiques, avatar de la planification, thèse pourl’obtention du doctorat de sciences politique, Grenoble, 1998.

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l’évaluation des actions de santé et des technologies bio-médicales »34. L’obstétricienforme une équipe à laquelle il associe des économistes de l’INSERM. Jean-PaulMoatti, en particulier, porte attention à la dimension économique de l’évaluation,mais conformément à la lettre de mission, l’exploration s’attache surtout aux aspectsscientifiques et médicaux de l’évaluation. Les conclusions du rapport tiennent endeux points : développer des conférences de consensus et créer un organisme pourpromouvoir l’évaluation. La place de l’analyse économique apparaît marginale,comme une simple rubrique des conférences de consensus. Jean-Paul Moattis’efforce d’assurer la promotion des économistes de l’INSERM35. Après la remise durapport, le secrétaire d’État chargé de la Santé confie à Émile Papiernik la présidenced’une Fondation pour l’évaluation des pratiques et techniques médicales, dont lamise en place est interrompue par l’alternance législative de 1986. Sous la nouvellemajorité, le projet prend une tournure encore plus médicale et moins économique.

En 1987, la maîtrise des comptes sociaux conduit le ministre des Affairessociales, Philippe Seguin, à mettre en place un ambitieux plan de maîtrise, à partirduquel il entend « responsabiliser le consommateur »36. Il ouvre quelques mois plustard des « États généraux de la Sécurité Sociale » avec le souhait de parvenir à unerégulation financière du système de santé. Une faible attention est portée au projetd’évaluation économique des pratiques, qui n’est cependant pas totalementabandonné. Reformulées par le cabinet de la ministre de la Santé, le Dr. MichèleBarzach, ses ambitions sont médicalisées et revues à la baisse. La fondation créée parEdmond Hervé est remplacée en juin 1987 par un Comité National pourl’Évaluation Médicale, dont la direction est confiée au Président du Conseil Nationalde l’Ordre des Médecins, le Dr. Louis René. Très professionnel, ce conseil comptedix membres, presque tous médecins et pour la plupart nommés intuitu personae par laministre. Leur marge d’autonomie est faible. Au sein du comité, l’économie de lasanté est représentée par deux médecins formés en économie de la santé, les Pr.Dominique Jolly et Yves Matillon. En pratique, le nouvel organisme est réduit à unrôle de représentation. Le respect de l’autonomie médicale ne laisse aucune chance àl’évaluation médico-économique.

34 PAPIERNIK Éric, « Propositions pour le développement de l’évaluation des techniques et despratiques médicales », rapport de mission au Secrétaire d’État chargé de la Santé, dansARMORGATHE Jean-François (dir.), Pour le développement de l’évaluation médicale…, op.cit., p. 139.35 Comme le note le rapport Papiernik : « Il existe des chercheurs au sein de l’INSERM ou en milieuhospitalier capables d’apporter une aide méthodologique, mais ils sont peu nombreux et leur activitén’est pas suffisamment valorisée par la communauté scientifique ». Ibidem, p. 141.36 La réduction significative du niveau de remboursement n’est pas seulement justifiée par le soucicomptable de rétablir l’équilibre financier, mais aussi par une argumentation économique en vertu delaquelle les consommateurs doivent être « responsabilisés ». ROCHEFORT R., « Évaluation du PlanSeguin, ou les effets d’une politique du ticket modérateur », dans LAUNOIS Robert, Des remèdes pour lasanté, Paris, Masson, 1989, p. 221 sq.

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Après l’alternance de 1988, l’évaluation des politiques publique bénéficie d’unregain d’intérêt. Nommé Premier ministre, Michel Rocard en fait un axe de saréforme du service public. Le projet de confier l’évaluation à des instancesindépendantes, académiques ou parlementaires, se heurte toutefois à la Cour desComptes qui entend conserver ses prérogatives. Dans le domaine médical, lesperspectives ne sont pas plus favorables. La neutralisation de l’évaluation n’a pasbesoin de la Cour des Comptes, qui surveille le processus d’asphyxie à distance37. Lemonde médical se charge d’absorber le risque attaché à une évaluation indépendantede ses pratiques. À la faveur de l’alternance, l’évaluation médicale réapparaît commeune option possible en matière de maîtrise financière du système de santé, dans uneconjoncture il est vrai plus favorable. Aux yeux du Premier ministre, l’évaluationmédicale doit permettre de rationaliser le système de santé tout en le préservant :

La prescription doit rester libre, comme le choix du médecin. Mais cela devras’accompagner d’une véritable politique d’évaluation des techniques et des pratiquesmédicales, qui, seule permettra à la fois de mieux utiliser des matériels de plus en plussophistiqués, d’améliorer la formation continue des médecins et de contrôler dans uncadre concerté les médecins38.

Dans cet esprit, le ministre de la Solidarité, de la Santé et de la ProtectionSociale, Claude Evin, confie la rédaction d’un rapport sur l’évaluation médicale auDr. Jean-François Armogathe, président de la principale organisation de formationmédicale continue, l’UNAFORMEC. Pour le ministre de la Santé, la problématiquede l’évaluation ne doit pas être purement médicale, elle doit aussi être égalementéconomique, comme le souligne la lettre de mission qu’il adresse au Dr. Armogathe :

Sans ignorer les efforts entrepris ici ou là, on peut regretter que les moyensnouveaux ne soient pas systématiquement analysés et comparés, tant du point de vuetechnique que du point de vue humain et économique, afin de sélectionner peu à peules méthodes les plus efficaces […]. Il est indispensable de rompre le cloisonnemententre la recherche scientifique et la gestion dans le secteur de la santé. C’est à laréalisation de cet objectif que répond la logique de l’évaluation39.

Le rapport Armogathe remet à flot le projet Papiernik. Il s’agit de constituerun système léger dont le contrôle resterait médical. Pour assurer une continuité, des

37 Pour une contribution sceptique de l’intérêt porté par la Cour des Comptes, voir par exemple lacontribution d’un ancien ministre, premier président honoraire de la Cour des Comptes,CHANDERNAGOR André, « L’évaluation : mode ou nécessité ? Son application éventuelle auxproblèmes de santé », Bulletin de l’Ordre des médecins, n°332, 1991, p. 23-37.38 ROCARD Michel, Réponses pour demain, Paris, Syros Alternatives, 1988, p. 30.39 ÉVIN Claude, Lettre de mission adressée à J.-F. Armogathe, 23 décembre 1988, dansARMORGATHE Jean-François (dir.), Pour le développement de l’évaluation médicale…, op.cit., p. 3.

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acteurs du projet Papiernik et du Conseil National d’Évaluation Médicale sontassociés à l’élaboration du rapport. Remis en 1989, le rapport déplore les réticencesdes professionnels vis-à-vis de l’évaluation économique, en réaffirme le principe ets’en prend au corporatisme médical40. En septembre 1989, Claude Évin annonce lacréation d’une Agence Nationale pour le Développement de l’Évaluation Médicale(ANDEM), dont la direction est confiée au Pr. Yves Matillon. Médecin interniste,diplômé d’un DEA d’économie de la santé et d’un doctorat en droit, ce dernierconnaît bien les méthodes de l’évaluation, qu’il a étudiées aux États-Unis et auCanada, avant de collaborer aux travaux du Comité National pour l’ÉvaluationMédicale créé par Michèle Barzach. Placée sous la tutelle du ministère de la Santé, lanouvelle agence acquiert un rôle opérationnel et technique. Dès son installation, ledirecteur de l’Agence développe une conception exclusivement médicale del’évaluation. Pour convaincre les médecins, Yves Matillon relègue la dimensionéconomique à l’arrière-plan et déclare sans ambiguïté lors de son installation : « Lecorps médical doit bien comprendre quel est mon objectif. L’évaluation ne doit enaucune façon servir de prétexte à un quelconque contrôle ou à des pénalisations. Ils’agit avant tout d’améliorer tant la profession médicale que les soins »41. Et decompléter quelques mois plus tard : « J’attends avant tout faire de cette agence unorganisme technique et scientifique indiscutable, en aucun cas il ne s’agira d’unorganisme politique ou d’une structure destinée à contrôler les dépenses »42.Initialement associée du projet, l’économie de la santé est marginalisée. Soussurveillance médicale, l’évaluation est purgée de ses attendus économiques. Au nomd’exigences techniques bien légitimes, les intentions politiques initiales évoluent dansun sens objectivement favorable aux intérêts de la profession. Au quotidien, lesmédecins de l’agence se montrent peu favorables à d’éventuels « empiètements » del’économie sur leur expertise. Ils parviennent à neutraliser toute amorce de réflexionéconomique, comme le précise le Directeur des études de l’ANDEM, le Dr. PierreDurieux :

Au départ, l’idée d’introduire l’évaluation économique était présente. Les premierstravaux avaient une dimension économique. Mais assez vite les membres du conseilscientifique se sont posé la question. Certains membres estimaient qu’il étaitnécessaire d’introduire des paramètres économiques. Nous avons au contraire estiméque les données cliniques n’étaient pas suffisantes pour que le problème soit posé entermes économiques, et nous n’avons pas fait d’analyse économique. (…) Il est clairque nous ne voulions pas mettre les analyses coût-efficacité au cœur du débat parceque nous étions médecins. On voulait avant tout discuter les aspects cliniques, évaluer

40 METROP A., « Le champ de l’évaluation en médecine », dans ARMORGATHE Jean-François (dir.),Pour le développement de l’évaluation médicale…, op.cit., p. 21 et p. 27.41 Le Monde, 26 septembre 1989, p. 19.42 Le Monde, 21 avril 1990, p. 9.

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leur pertinence. Il s’agissait de ne pas aborder le problème à travers les étudeséconomiques. Ce n’est qu’ensuite que nous avons subi des pressions, du ministère dela Santé en particulier, pour disposer d’une petite structure d’évaluation économique43.

Malgré leurs efforts, ni l’administration, ni le pouvoir politique, ni leséconomistes eux-mêmes, ne parviennent à déployer de manière un tant soit peuorganisée un regard économique sur l’activité médicale. Initialement envisagéecomme une modalité d’introduction de l’économie sous contrôle professionnel,l’évaluation médicale apparaît comme une forme aboutie de contournement desexigences économiques par les professionnels de santé. Sous d’autres formes, maisavec tout autant de réussite, le monde médical contient les effets de l’économie de lasanté au seuil des années 1990, au risque de ne laisser d’autres choix aux pouvoirspublics qu’une certaine brutalité financière, que traduit la mise en place du budgetglobal dans les années 1980 ou le caractère autoritaire du Plan Juppé dix ans plustard.

***

Au seuil des années 1990, le déploiement progressif de l’économie de la santésemble avoir donné lieu à des tentatives répétées de contrôle de la part de médecins.Cette forme de surveillance médicale exercée sur l’économie de la santé n’est passans effets. Elle favorise en premier lieu l’usage de raisonnements économiquescompatibles avec des perspectives ou des intérêts médicaux. Dans les années 1950, ledéveloppement de travaux macroéconomiques couvre d’un voile pudique la questiondes pratiques médicales, qui peuvent difficilement être analysées, et a fortioriquestionnées ou mises en cause, à l’aune d’agrégats. En conséquence, ces travauxmettent en avant le caractère irrépressible de la hausse de la consommation médicaleet des dépenses de santé, qui représentent aussi des revenus pour les professionnelsde santé. Parallèlement, dans les années 1980, le développement d’évaluations« médico-économiques » traduit le souci d’adapter le raisonnement économique auraisonnement médical, de manière à proposer une alternative à des restrictionsbudgétaires plus brutales. Dans d’autres cas, la surveillance de l’économie de la santépar des médecins inhibe plus radicalement son développement, au risque d’aboutir àde véritables impasses. Ainsi l’organisation d’un enseignement économique dans lesfacultés de médecine s’avère-t-elle impossible dans les années 1970. Quelques annéesplus tard, la mise en œuvre d’évaluations médico-économiques dans une agence aussichargée de promouvoir l’évaluation médicale devient impossible, malgré lesintentions initiales. Pour autant, ces limites et difficultés récurrentes ne résument pasles initiatives prises en économie de la santé. Tandis que des médecins s’efforcent

43 Entretien, Pierre Durieux, 1998.

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d’en contrôler le développement, des économistes s’émancipent volontiers de leurcontrôle. Dans les années 1970, l’opération RCB offre ainsi une première possibilitéde faire valoir des usages alternatifs du raisonnement économique, et de valoriserainsi une économie de la santé qui ne soit pas une économie médicale. Quelquesannées plus tard, l’impéritie de l’organisation d’enseignements économiques dans lesfacultés de médecine permet aux facultés de sciences économiques de développerdes enseignements et des recherches spécialisés en économie de la santé à distancedu monde médical. De sorte que la surveillance médicale ne présage pas despossibilités ou des impossibilités de développement de l’économie de la santé, quiobéit parallèlement à d’autres logiques, administratives ou académiques en particulier.À l’aune de ces éclairages, le recours récent d’une institution à dominante médicalecomme la Haute Autorité de Santé à une expertise « médico-économique » s’inscriten définitive dans une longue tradition, caractérisée depuis plusieurs décennies pardes tentatives répétées et plus ou moins abouties de contrôle de l’économie par desreprésentants du monde médical. Si les conséquences de cette association ne sontpas directement prévisibles, elle n’est certainement pas sans risques, étant donnéesles difficultés récurrentes auxquelles l’économie a été confrontée dans un milieu àdominante médicale. Les expériences d’association passées entre médecine etéconomie laissent tout à la fois présager de réelles difficultés d’articulation, et despossibilités concomitantes de réactions de la part des économistes, auprès ou enmarge du contrôle médical. À défaut, l’histoire récente du développement del’économie de la santé laisse aussi poindre le risque d’une reprise en main plusbrutale des enjeux économiques par des acteurs administratifs en butte à desdifficultés budgétaires que l’association entre médecins et économistes ne serait pasparvenue à éclairer en temps utile.