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L'Économie Sociologique de Schumpeter Author(s): JEAN WEILLER Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 11 (1951), pp. 112-130 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688787 . Accessed: 17/06/2014 18:25 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.126.41 on Tue, 17 Jun 2014 18:25:51 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

L'Économie Sociologique de Schumpeter

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L'Économie Sociologique de SchumpeterAuthor(s): JEAN WEILLERSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 11 (1951), pp. 112-130Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688787 .

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ETUDES CRITIQUES

L^Ëconomie Sociologique de Schumpeter

PAR JEAN WEILLER

Schumpeter disparu, son œuvre prend une ampleur nouvelle et son enseignement - ne serait-ce que dans le cercle d'écono- mistes professionnels auquel il s'adressait avant tout - béné- ficie d'une résonance plus considérable encore que nous ne l'avions imaginé. En France, la publication tant attendue de son dernier grand ouvrage, Capitalism Socialism and Demo- cracy 1, coïncide avec des études d'ensemble de sa vie et de ses travaux. L'un des derniers et, sans conteste, des plus presti- gieux représentants de l'Ecole de Vienne, ce maître sut aussi bien en Allemagne, à Bonn, qu'aux Etats-Unis, à Harvard, se tailler une place de premier plan et son « magnétisme intellec- tuel » lui a suscité et semble lui susciter encore d'enthousiastes et fidèles disciples 2. Mais nous ne saurions ici faire autre chose que reprendre l'analyse du livre récent qui, d'un point de vue sociologique, comporte un double et décisif enseignement.

Dans une première et assez longue étude publiée en 1946, c'était l'attention des économistes français que nous avions voulu attirer sur le message significatif d'un des plus brillants avocats du grand capitalisme : l'auteur, au cours même des hostilités, croyait devoir annoncer l'avènement inéluctable du socialisme - • et d'un socialisme parfaitement compatible avec l'essentiel des procédures démocratiques3. Déjà nous avions

1. Joseph Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, traduit de l'anglais avec une introduction par Gael Fain, Pavot, Paris, 1951.

2. Voir notamment le numéro consacré par la revue Economie Appliquée (Archives de l'I. S. E. A.) à Josef Schumpeter (juillet-décembre 1950) (dont la première livraison est seule parue au moment de la rédaction de cette note; l'expression citée est de E. Schneider, « Schumpeter tel que je l'ai connu », op. cit., p. 425).

ó. <Jt. tievue a économie Politique, janvier-février 1946 : cette étude avait été établie en fonction de la première édition anglaise. La traduction qui vient d'être publiée suit la seconde édition qui comporte un nouveau cha- pitre. M. Gael Fain avait demandé à l'auteur d'y ajouter le texte d'une

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Schumpeter et la Sociologie désiré soumettre à l'attention des sociologues ce qu'on devait considérer comme la dernière grande tentative d'élargissement des perspectives néo-classiques - comme un nouvel et presti- gieux effort pour prolonger et dépasser l'étude de pure écono- mie en la transformant en analyse sociologique. Etant de ceux qui ne croient pas encore possible de fixer avec rigueur une ligne de démarcation entre les deux disciplines, nous avons souvent proposé de bien marquer la possibilité de deux voies d'approche : celle du sociologue qui s'intéresse aux problèmes économiques; celle de l'économiste désireux d'atteindre une réalité sociale véritable 4. Or, en définitive, si Schumpeter nous offre bien l'exemple le plus saisissant de cette seconde démarche intellectuelle, son cas est désormais plus complexe : comme Pareto, mais avec une volonté de synthèse totale, il a tenté dans ce dernier livre d'être à la fois l'un et l'autre.

D'une part, Schumpeter n'a cessé de vouloir pénétrer l'ana- lyse d'économie pure d'éléments empruntés à une large concep- tion sociologique tout en cherchant à lui restituer le temps historique (très différent du temps abstrait, nouvelle dimension des modèles économétriques) et le sens de Y évolution (tout autre chose que ces « dynamiques » artificielles auxquelles se sont essayés bien des auteurs). Mais désormais, dans cette œuvre finale, le sociologue a voulu prendre le pas sur l'économiste, les travaux de ce dernier étant intégrés à une vision du devenir capitaliste qui renverse bien des conclusions hâtives si souvent dégagées de son œuvre antérieure.

I. - L'ÉCONOMISTE.

Pour procéder selon sa manière, nous devrions camper tout d'abord « Schumpeter l'économiste ». Il faudrait, une fois de plus, rappeler son œuvre maîtresse, approfondir sa théorie de Vévolution économique qui a fait - depuis longtemps - • l'objet

communication, the March into Socialism, faite à V American Economie Association le 30 décembre 1949. Par contre, nous regrettons de ne pas y retrouver la cinquième partie « Histoire résumée des partis socialistes » qui, sans doute, ne nous apprend pas grand-chose sur ces partis, mais beaucoup sur les réactions politiques de l'auteur lui-même (cf. notre étude dans la Revue d'Economie Politique).

4. Nous avons eu l'occasion d'insister sur cette dualité d'approches qui permettrait de parler de sociologie économique, d'une part, et d'économie sociologique d'autre part, dans diverses conférences d'initiation faites au Centre d'Etudes Sociologiques en 1947-1948 et, plus récemment, en prenant l'exemple de Schumpeter lui-même, en février 1950 (colloque sur les ten- dances de la sociologie économique aux Etats-Unis).

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Jean Weiller de tant de discussions et, même de la part de ceux qui l'admirent le plus, de si expresses réserves 5. Ecrite une tentarne d'années plus tôt, à la veille de la première guerre mondiale, cette cons- truction n'en a pas moins conservé sa validité profonde, à nos yeux comme à ceux de l'auteur lui-même. Ce que ne doit pas perdre de vue le sociologue qui cherche à en dégager la leçon, c'est combien Schumpeter avait su, dès ce moment, assimiler et exprimer l'essentiel des préoccupations économiques de toute une génération - celle qui nous a immédiatement précédés - et à quel point bien des économistes de ce temps se sont, à leur tour, assimilé la pensée du maître disparu.

Sans doute a-t-elle pu apparaître profondément originale, par l'audace même de son interprétation reductive, cette théo- rie centrale à laquelle l'auteur reste si profondément attaché. Elle s'opposait, sans les renier, aux ambitions limitées de la « statique » des néo-classiques qui poursuivaient l'œuvre de Walras et de Pareto, voire celle d'Alfred Marshall. Elle s'impo- sait cependant à l'économiste bien davantage que l'œuvre de disciples de l'école historique allemande, à la Sombart. Mais que d'analogies ne trouverons-nous pas, de ce côté, dans son dernier ouvrage, avec les préoccupations d'un Sombart qu'il semble désormais s'être entièrement assimilé. Et, d'autre part, pourrait-on oublier qu'en dépit d'une volonté de bien séparer ce qui, scientifiquement, ne pouvait rester confondu, un Pareto annonçait les recherches de dynamique économique tandis que Walras lui-même avait proclamé une orientation délibérée vers le socialisme? La statique des écrivains néo-classiques ne fut jamais destinée qu'à fournir, au lendemain de l'attaque d'un Karl Marx, une première étape de raisonnement abstrait. Une fois ces positions consolidées, l'ambition classique devait ressur- gir : un nouveau bond pouvait donc susciter une théorie de l'évolution économique où se réaffirmerait la valeur essentielle d'une doctrine séculaire.

Reconnaissons-le avec lé cynisme délibéré dont Schumpeter n'a cessé de nous donner l'exemple : le thème central de son œuvre maîtresse, celui de l'entrepreneur actif, dynamique, qui, par l'audace de ses innovations brise les routines de l'économie stationnaire et, du même coup (ce qui, après tout, n'allait nulle- ment de soi) permet le plus souvent d'expliquer le fonctionne- ment du capitalisme à rebours des lois de la statique tradition- nelle • - ce thème « original » mais dont les cours contemporains

5. Cf. l'introduction de F. Perroux à la traduction française de la Théo- rie de V Evolution économique, Paris, 1935. Voir aussi P. Diéterlen, « Schum- peter analyste du profit », in Economie Appliquée, p. 497 et suiv.

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Scbumpeter et la Svcialogier d'initiation aux études économiques marquent suffisamment la banalité nécessaire, ne suffisait nullement, à lui seul, à consa- crer son auteur. Bien d'autres ont cherché ainsi à rejoindre l'inspiration classique et trouvé facilement une plaoe commode à la suite d'une longue série d'explications apologétiques du « capitalisme créateur ». Franchissons une étape de plus, à pré- sent que nous savons Schumpeter convaincu de la marche iné- luctable du capitalisme vers le socialisme6... Il y a un siècle déjà, une fois passée la hantise de6 prédictions malthusiennes, des écrivains délibérément optimistes avaient abouti à la vision d'un capitalisme hautement progressif, tendant inces- samment, de par sa réussite même, à saper ses propres fonde- ments et à transformer « propriété » en « communauté 7 ».

Nous ne pouvons plus clouter aujourd'hui du vrai sens de l'inspiration - non plus que de la véritable originalité de* Schumpeter économiste. Oui, sans doute, les préoccupations qu'il a faites siennes ne différaient guère de celles de tant de théori- ciens fidèles à la doctrine libérale - disons si l'on ne veut y voir rien de péjoratif, de tant d'économistes non spécialisés- (plutôt que, tout comme M. Gael Fain, d' « économistes de grande classe 8 »), car la séparation ne se fait qu'après coup, entre l'armée des malchanceux et des médiocres et les heureux chefs de file... qui savent se frayer un passage et se placer* en tête). L'originalité et la supériorité de Schumpeter s'expli- quent autrement. Tout d'abord, sur le plan de Vanalyse écono- mique, il aura su, face à la critique marxiste, réduire à l'essen- tiel l'explication et la justification du capitalisme; plus tard,, se croyant assez fort pour s'emparer du message de Marx. « homme de vision » sans rien abandonner de sa théorie écono- mique personnelle, proposer son interprétation sociologique de/ l'agonie inéluctable - mais non sans gloire - du régime qui conserve ses préférences.

Aux deux stades de la démonstration, la « théorie de l'évolu- tion économique » gardera sa pureté primitive. De l'œuvre de* spécialistes de son temps, Schumpeter a toujours su rejeter

6. G. Leduc a marqué très fortement l'influence walrasienne dans « Schumpeter, disciple de Walras », in Economie Appliquée, p. 443 et suiv..

7. Pour tous ceux qui ne veulent pas oublier la culture économique tra- ditionnelle et ne répondent pas par un simple haussement d'épaule à l'évo- cation de l'influence durable exercée par un Bastiat jusqu'à la veille de la première guerre mondiale, ce n'aura été nullement un étonnement de suivre- la courbe de pensée d'un auteur reconstruisant la dynamique économique- « à partir » des travaux néo-classiques des écoles de Vienne et de Lausanne. Mais, dans l'intervalle, il y avait eu Marx et près d'un siècle d'efforts pour réviser l'enseignement classique.

8. Cf. introduction de G. Fain, Capitalisme, Socialisme el Démocratie, p. 13.

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Jean Weiller - ou, plus souvent encore, remettre à une place nettement subalterne - des enseignements auxquels beaucoup tiennent encore. C'est ainsi que, représentant de l'Ecole psychologique autrichienne, il aura dédaigné de s'attarder à d'interminables gloses sur les thèmes du marginalisme : défenseur de ce qu'on désigne couramment « capitalisme libéral » il ne se sera nulle- ment attaché à vanter les vertus de la pure concurrence, ni même à préciser les conditions de l'oligopole ou les limites de la concurrence monopolistique (puisque tel est le régime actuel et que sa réussite est éclatante, pourquoi s'attarder à des imperfections que seule une théorie élémentaire voudrait mettre en valeur?) Ainsi toute la «statique» néo-classique est-elle dévaluée... On ne s'en étonnera pas. Mais il y a plus. Qu'on relise son premier grand ouvrage. On verra avec quel esprit systématique une nette dichotomie a pu être pratiquée. Tout ce qui, dans le capitalisme,, lui semblait avoir fait l'objet d'attaques victorieuses au xixe siècle sera définitivement condamné - mais non pas comme un vice du régime; beau- coup plus simplement, comme inexplicable dans le cadre de la statique économique - et d'une statique construite à cet effet, celle du « circuit » schumpétérien.

A-t-on toujours bien compris ce circuit qui peut connaître le progrès ou, du moins, la croissance mais n'en reste pas moins engoncé dans la routine du « déjà vu»? N'a-t-on pas longuement épilogue, par ailleurs, sur le refus décisif de l'au- teur d'admettre aucun intérêt du capital dans cette statique?... Ne revenons pas sur ces discussions. Rappelons-nous seulement dans quel style Schumpeter avait voulu triompher de Marx l'économiste en lui abandonnant la statique de l'économie rou- tinière, fût-elle régulièrement progressive dans l'ornière des combinaisons traditionnelles : ceci fait, il lui était loisible d'exalter la dynamique capitaliste, surgie des seules innova- tions dues aux entrepreneurs actifs... Plus tard, préoccupé de l'explication des cycles économiques, son seul but sera de Fintégrer à cette théorie-clef de l'évolution : le cycle ne fait-il autre chose que traduire les vertus de « destruction créatrice » du capitalisme en expansion? Une interprétation qui, d'ailleurs, tendait à être fréquemment acceptée et dont Simiand a été, en France, le plus brillant protagoniste, avait fait des alter- nances de prospérité et de dépression - • des cycles longs notam- ment - la condition même du progrès. Pour Schumpeter, ce seront à la fois la conséquence et la condition nécessaire des innovations réalisées « en grappes »... Ajoutons, enfin, que toute cette dynamique capitaliste ne présente, aux yeux de l'auteur, aucun vice fondamental. Il l'avait déjà affirmé dans un article

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Schumpeter et la Sociologie paru en pleine crise mondiale : d'un point de vue purement économique, le capitalisme pourrait indéfiniment répéter ses performances; rien ne permet de croire que puissent d'eux- mêmes se bloquer ses rouages essentiels.

De ce point de vue, notons-le déjà, l'interprétation définitive restera, dans Capitalisme, Socialisme et Démocratie, délibéré- ment et farouchement négative. Ecrivant à un moment où les thèses d'un Hansen sur la stagnation séculaire avaient attiré l'attention des milieux officiels concernant la menace d'un éva- nouissement des possibilités d'investissement pour des épargnes sans cesse croissantes (ce qui semblait pourtant se raccorder si facilement avec la conception schumpéterienne du capitalisme), l'auteur s'opposera résolument à. de telles conceptions. Son schéma de dynamique économique serait-il donc indéfiniment valable? En théorie pure, sans doute : toute idée d'une tendance sous-jacente vers le déséquilibre du fait de l'inégalité de la répartition, de la sous-consommation, de l'excès d'épargne, etc. sera systématiquement rejetée. Négative également apparaî- tra sa conception des conséquences de l'extension des situa- tions monopolistiques. Il se bornera à tourner en dérision les appréhensions de ses collègues libéraux au moment de la constitution des grandes firmes capitalistes dont la supériorité sur les petites entreprises concurrentielles lui apparaît éclatante et dédaignera toute déduction tirée de l'étude purement sta- tique de la concurrence imparfaite... Ne nous demandons pas encore s'il n'eût pas fallu pousser plus avant l'étude de ces ques- tions qui n'avaient pas encore autant retenu l'attention des économistes au moment de l'élaboration de la Théorie de V Evo- lution économique, mais auxquelles bien peu aujourd'hui ose- raient prétendre avoir apporté une réponse définitive : Schum- peter est de ceux-ci et le ton péremptoire de ses affirmations ne semble laisser aucune place au doute, ni même aux conclusions éventuelles des recherches actuellement en cours. Une nouvelle dichotomie se précise, puisque d'un côté toutes les vertus du capitalisme ascendant sont rapportées à l'analyse purement économique tandis que l'inéluctable déclin n'en relève à aucun degré. Sauvegardant la pérennité de ses affirmations premières, l'auteur n'en sera que davantage poussé vers l'élargissement de ses perspectives sociologiques, vers l'accumulation des preuves non économiques de ce déclin. Nous retrouvons cepen- dant un « Schumpeter économiste » épris de science positive et délibérément optimiste lors de la discussion des conditions de fonctionnement du socialisme. C'est avec un superbe dédain qu'il écarte alors les critiques, il est vrai déjà désuètes, qui avaient contribué à la célébrité de son collègue de l'Ecole de

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Jean Weiller Vienne, L. von Mises. Oui, le socialisme est viable « bien entendu »; un calcul économique rationnel y est parfaitement praticable à condition précisément que le capitalisme soit déjà parvenu à un certain degré de maturité et que la compétence des « camarades » soit suffisante (mais n'anticipons pas sur les conditions sociologiques puisqu'il s'agit ici encore des seuls modèles théoriques). Si, à bien des égards, cet avocat du grand capitalisme tient à marquer certains éléments d'infériorité, si même il n'a que trop tendance, après avoir assimilé capitalisme et dynamique économique, à confondre le socialisme avec I' « état stationnaire » (ou régulièrement progressif) des études traditionnelles, il est prêt à reconnaître à ce dernier, une fois atteint un certain stade de développement et si « la transition» »'est effectuée convenablement, d'incontestables avantages. On verra, en lisant sa comparaison des « blueprints » (ou, comme l'écrit M. Gael Fain, des organigrammes des deux régimes), avec quelle maîtrise l'économiste, ici, faisant fonds sur les conclu- sions atteintes par 0. Lange ou par A.-B. Lerner, reprend ses droits sur le sociologue.

II. - Le sociologue.

Attiré vers l'explication sociologique, Schumpeter l'aura cer- tainement été dès sa jeunesse : la Théorie de l'évolution écono- mique en porte déjà nettement témoignage. Pourtant, nous avons vu à quel point il s'agit bien là d'une œuvre d'économiste, bâtie sur des raisonnements purement économiques, ne cessant de placer Y économie au centre de ses préoccupations. De toute cette culture sociologique antérieure à 1914 et dont il aura fait tant usage dans son dernier ouvrage (de Max Weber à Lucien Lévy-Bruhl) n'avait-il donc pu dégager encore un enseignement décisif?

Nous connaissons aujourd'hui la réponse. Nul doute que, dès le départ, Schumpeter ait été dominé par une pensée sociolo- gique, mais par une seule pensée : celle de Karl Marx. S'agis- sait-il seulement d'échapper à un envoûtement, ou, plus simple- ment encore, de choisir un adversaire de taille avec lequel se mesurer? Il fallait, évidemment, lutter avec lui et non le suivre. Et cependant, l'admiration était telle qu'il a tenu à la procla- mer, bien tardivement, mais avec une sorte de défi méprisant à l'égard de tous ceux, notamment aux Etats-Unis, qui ignorent encore tout de l'œuvre de ce grand maître. Aujourd'hui, d'aucuns essayent de déchiffrer ce qu'il a véritablement vdulu dire. Mai& ce « Marx prophète », ce « Marx sociologue », ce

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Schumpeter et la Sociologie « Marx économiste », ce « Marx professeur » (Marx the Teacher)... dont nous entretient si longuement l'auteur dans la première partie de Capitalisme, Socialisme et Démocratie, comment les non-initiés sauraient-ils en tirer une série de leçons décisives tout en rejetant ce qui ne peut en être accepté?

Son matérialisme historique? L'expression est évidemment malencontreuse, liée à une philosophie qui n'est plus de saison. Mais, bien au contraire, à cet égard, Schumpeter est fier de se proclamer marxiste, et plus strictement encore que la plupart de ses prétendus disciples. Va-t-il pour autant nous proposer une sorte de « marxisme de droite »? Sans doute non, étant trop intelligent pour s'attarder à un tel jeu. Mais ne perdons pas ce fil conducteur : toute la richesse - et, en même temps, la fragilité - de sa première « sociologie économique » plus ou moins implicite résulte de l'approfondissement d'une sorte de marxisme tronqué qui pouvait avoir son heure de vogue mais qu'il nous révèle à une époque où personne ne peut plus réelle- ment l'adopter.

De « Marx le sociologue », Schumpeter a sans doute retenu une confirmation précieuse de ce qu'aucun économiste ne peut véritablement apprendre à l'école d'un autre, si grand soit-il : disons, le sens d'une certaine fatalité dans le déroulement de la vie économique (mais sans vouloir, pour autant, mettre l'accent sur l'idée d'une autonomie totale). Faut-il rappeler que la dyna- mique schumpétérienne n'avait pas fait appel, comme d'autres, au jeu d'impulsions venues « de l'extérieur » (croissance de la population, mise en valeur de pays neufs ou retarda- taires, voire nouvelles découvertes scientifiques)? Cette dyna- mique a trouvé en elle-même la source d'un constant renou- vellement, avec les vagues successives ̂innovations résultant de l'initiative des entrepreneurs actifs. Mais voici aue l'auteur nous révèle une ambition sociologique beaucoup plus haute et se réclame également de Marx : celle d'un relativisme rigoureux, rappelant son interprétation économique de l'histoire. Tandis que, chez Marx, cette interprétation se complique d'une dialec- tique et que le fatalisme est tempéré par l'incessant appel au sursaut de la classe opprimée, chez Schumpeter, rien de tel. Tronqué, le marxisme dont il se targue risquerait de conduire à une sorte d' « ultra-marxisme », à un « matérialisme » radical dont la « civilisation capitaliste » aurait le privilège... Où donc l'auteur aura-t-il trouvé les compensations nécessaires pour corriger une telle aberration?

Avant de répondre à cette question, il convient peut-être de prendre plus nettement conscience du contenu concret de ces prétentions sociologiques. Ayant opposé à « Marx l'économiste »,

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Jean Weiller

auquel il abandonne tout le domaine de la statique, la vertu de « destruction créatrice » du capitalisme en expansion sous l'impulsion de l'entrepreneur dynamique, il se devait de par- faire cette œuvre. Il fallait arracher à « Marx le sociologue » et à ses disciples révolutionnaires (sinon aux pauvres social-démo- crates paralysés par l'attente du millenium) le pavillon de leur philosophie de l'histoire. Marx, lui-même, n'avait-il pas reconnu, dès le Manifeste Communiste, le caractère progressif du capita- lisme? Depuis lors, le développement de l'économie américaine ne témoigne-t-il pas de progrès plus éclatants encore, pouvant conduire d'ici une génération - en 1978, si le même taux de croissance se maintient, à un revenu moyen par tête d'habi- tant ,2,7 fois plus élevé qu'en 1928 - et, cinquante années plus tard encore, à l'élimination de toute misère qui ne soit pas de caractère purement pathologique? Ne doit-on pas revendi- quer hautement pour le capitalisme lui-même le mérite de tous ces exploits, de toutes ces performances (nous n'osons dire, pour notre part, de ces « achèvements »...)?

On voit où Schumpeter se laisse entraîner par ce marxisme tronqué et qui ne résistera pas aux contre-épreuves ultérieures. Mais ses disciples, qui, eux-mêmes, sont rarement ceux de Marx, n'ayant plus ses raisons de rechercher dans l'œuvre de ce « pro- phète » l'essentiel d'une justification, n'auront guère tendance à le suivre dans cette voie dangereuse. Beaucoup seraient prêts à reconnaître que les progrès du xvie siècle dans les sciences mathématiques, la physique, les arts, etc. furent liés à un pre- mier essor des techniques et « des procédés de mécanique utili- taires », au développement de l'architecture... tout ceci étant commandé par l'ascension du « capitalisme ». Mais il suffira au lecteur français de se reporter à 1 Introduction de M. Gael Fain pour être très sérieusement mis en garde : «Morceau de bravoure étincelant mais peut-être, emporté par son élan, notre auteur a-t-il voulu un peu trop prouver.,. Pour notre part, nous sommes convaincus que V intellectuel moderne est le fils spirituel de Guten- berg, et non pas de M. Poirier... Croit-on réellement que V œuvre de Pasteur soit la fille du rationalisme capitaliste et que, si la Bourse n'eût pas existé, Vhumanité aurait été indéfiniment privée de sérums et de vaccins 9?» Le vieux débat risque ainsi de se rou- vrir, certains étant sans doute prêts à riposter que Schumpeter a voulu dire tout autre chose. Mais qu'on y réfléchisse : l'objec- tion souvent faite à Marx vaut beaucoup plus à l'encontre de Schumpeter. S'agit-il de glorifier « le capitalisme » en recou- vrant de cette expression l'ensemble des manifestations carac-

9. Cf. introduction, op. cit., p. 30 et 31.

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Schumpeter et la Sociologie téristiques d'une certaine phase de l'histoire économique et sociale? On voit mal comment échapper à la tautologie d'un panégyrique général. Veut-on, comme dans les exemples précé- dents, tracer une démarcation entre ce qui fait l'essence du capitalisme et ce qui n'en est qu'une manifestation seconde? Une fois de plus, l'analyse schumpétérienne nous inciterait à chercher à identifier le véritable « innovateur » - le grand entrepreneur actif - à exalter le dynamisme d'un Rockefeller au détriment d'un Einstein, simple reflet du « rationalisme capi- taliste » aussi bien que de la masse des artisans de la civilisation moderne, dite « civilisation capitaliste ».

Sans doute pourrait-on trouver une première compensation à ce nouveau type d'interprétation économique de l'histoire. On ferait observer qu'en opposition avec Marx, le Schumpeter de la Théorie de V Evolution économique avait rejoint - tout comme les grands classiques - • le fonds commun et permanent des doctrines individualistes, puisque c'est la valeur et la vigueur des initiatives privées qui donnent au jeu économique l'impulsion nécessaire et créent, en définitive, la « civilisation capitaliste ». Mais une telle remarque convaincra sans doute plus facilement l'économiste que le sociologue, nullement prédisposé à faire des entrepreneurs plutôt que des savants et des « grandes affaires » plutôt que des « rapports sociaux » les forces motrices de l'his- toire. Plus convaincante serait sans doute la référence à la conception qu'avait proposée Schumpeter de la vie des classes sociales. Il l'avait fait, une fois de plus à l'encontre de Marx, auquel il avait reproché d'avoir envisagé des catégories sociales toutes faites, alors que ce qui compte réellement, ce sont les conditions de leur formation, de leur cristallisation et de leur dislocation, incessante 10. Ainsi éclairée, son interprétation éco- nomique ne semble-t-elle pas faire appel, avant tout, à ce qui est « indétermination », liberté créatrice? Ne vient-elle pas frayer la voie à des recherches modernes de psychologie sociale? Quoi qu'il en soit, une telle référence éviterait difficilement de constater une sorte de non sequitur dans les explications four- nies par l'auteur sur le plan sociologique : la preuve la plus écla- tante nous en sera donnée si nous prenons garde aux postulats implicites de la démonstration d'ensemble de Capitalisme, Socialisme et Démocratie,

L'auteur, entraîné par une sorte de génie de l'explication reductive, a bien sauvé la cohérence d'une synthèse économique

10. Voir l'article de M. J. Vuillemin sur « Les Classes sociales chez Schumpeter et dans la réalité », in Economie Appliquée, op. cit., p. 571 et suiv. L'auteur avait connu les travaux des existentialistes allemands.

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Jean Weiller fondamentale mais au prix d'un contraste saisissant et total dans l'interprétation sociologique. Toute la construction précé- dente, faisait du « capitalisme » non seulement la source de tout progrès matériel mais encore celle du comportement intel- lectuel (de sa « rationalisation »). Précisons : il s'agit d'abord, sans conteste, de l'avance des sciences et de « la longue liste de ses applications », de la médecine et de l'hygiène moderne (la médecine étant une profession capitaliste à la fois parce qu'elle travaille avec une mentalité d'affaires et parce quelle constitue une emulsion de bourgeoisie industrielle et commerciale.,, et même s'il n'en était pas ainsi, médecine et hygiène n'en resteraient pas moins, tout comme Véducation moderne, des sous-produits du système capitaliste)... Il s'agit encore de l'art (qualifié d' « art capitaliste », ce dont on ne manquerait pas d'être « convaincu » en suivant... « pour quasi-détestables que soient de tels arguments « linéaires », la ligne Giotto-M asaccio- Vinci- Michel- Ange- Greco : aucune insistance sur les élans mystiques de Greco ne saurait détruire ma thèse pour quiconque a des yeux pour voir... et les expé~ riences du Vinci sont là pour ces saint Thomas qui désirent, pour ainsi parler, toucher de leurs doigts le rationalisme capita- liste »... etc. Et ceci pour finir par cet aphorisme : « L'évolution du style de vie capitaliste pourrait être facilement décrite (et peut-être d'une façon plus frappante) en retraçant la genèse de notre complet-veston u ».

Mais passons bien vite sur toutes ces banalités proférées d'un ton provocant : on aura reconnu tout ce que chacun a pu retenir, en Europe, des vulgarisateurs de la pensée marxiste quant à l'influence de l'évolution économique dans tous les domaines (même en politique, bien entendu, y compris « le libéralisme de Gladstone »). Et qui songerait, en effet, à répondre, comme Schumpeter en défie un interlocuteur imaginaire, que les temps avaient changé... puisque c'est précisément l'évolution capitaliste qui avait amené ces changements 12. Tout ceci qui avait fait l'objet de tant de polémiques mais semblait avoir été désormais assi- milé, d'une façon ou d'une autre, par chacun d'entre nous, avait peut-être besoin d'être proféré du haut d'une chaire de Harvard. Et si Schumpeter a peut-être inutilement assumé le rôle de l'Européen venant éblouir l'Américain en lui révélant l'emplacement d'un trésor nullement inviolé, il l'a fait dans ce style de « cynisme rococo » qui lui confère une valeur nou- velle 13. Quoi qu'il en soit, au moment du déclin capitaliste,

11. Capitalisme, op. cit., p. 220 et 221. 12. Ibid., p. 222. 13. Cf. létude de F. Machlup, « On two liberal economists », American

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Schumpeter et la Sociologie toute l'argumentation valable pour la phase ascendante (et fondée sur un déterminisme économique que nous avons tenté de définir avec autant de précision qu'il était possible) va s'in- verser entièrement. Ce qui nous était apparu, comme un simple «reflet» de l'évolution capitaliste, va devenir une force active mais une force mauvaise, se retournant contre le colosse bien- faisant qui l'avait « engendré » (le verbe « engendrer » se retrouve incessamment sous la plume de Schumpeter).

Dira-t-on que Schumpeter, plus fidèle disciple de Marx qu'il ne pensait, a recomposé sa dialectique de façon presque incons- ciente? Pour un certain nombre de raisons qu'on retrouvera partiellement dans ce qui suit - et déjà du seul fait que visible- ment l'auteur (selon la tradition, d'ailleurs il y a plus de quarante ans, au moment de son initiation au marxisme) ne met jamais l'accent sur la dialectique mais bien sur la seule « interprétation économique», - nous ne nous attarderons pas à cette hypothèse. Ayant accepté la prophétie concrète d'un effondrement du capitalisme par auto-destruction, il s'efforcera de substituer les explications qu'il croit valables à cet effet à celles que le marxisme avait accréditées. En tout cas, c'est lui qui garde la responsabilité de cette rigoureuse symétrie d'un complet renversement des perspectives. Dans le cas du capita- lisme ascendant, les forces «endogènes» expliquaient tout; désormais, les facteurs jouant «de l'extérieur» seront seuls en cause, entraînant le déclin sans que les mécanismes écono- miques décrits dans la Thérorie de l 'Evolution aient été le moins du monde faussés. Curieuse symétrie, étrangère à Marx (au Marx économiste de l'accumulation du capital et des crises de gravité croissante), fondamentalement opposée à toute théorie des contradictions économiques de Vhistoire.

Demandons donc, décidément, au sociologue de juger de facon positive chacun de ces apports concrets de Schumpeter, sans même rechercher s'il vaut mieux croire au déclin de la fonction d'entrepreneur qu'à la crise générale du capitalisme ou à la disparition rapide des occasions d'investissement - à la destruction des « couches protectrices » plutôt qu'à la loi de concentration - et à l'hostilité des intellectuels plutôt qu'à la lutte des prolétaires. Observateur aussi bien que lecteur infa- tigable et lui-même homme de vision, Schumpeter présentel à un ensemble d'éléments, de qualité inégale et mal hiérarchisés sans doute (ce défaut, tout relatif, aura peut-être été inten-

Economic Review, 1943; l'expression fait allusion à un ancien essai de J. Schumpeter.

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Jean Weiller

tionnel) mais dont aucun ne saurait laisser le sociologue indif- férent.

Les détails, la présentation, le style compteront souvent davantage que la thèse générale et donneront à l'exposé son originalité. Ainsi, en.va-t-il de cette hostilité croissante des intellectuels auquel l'auteur a donné habilement la vedette américaine, avec, à la clef, une définition peu flatteuse de ces adversaires du régime. Pourquoi les décrier? L'auteur pense-t-il réellement qu'il faille fermer les universités ou en limiter déli- bérément l'accès? D'aucuns s'en indigneront - et, d'ailleurs, M. Gael Fain tout le premier, dont le lecteur français notera la vigoureuse protestation : le capitalisme ne leur doit-il pas jus- qu'à son aptitude à développer la production et la producti- vité 14. Mais Schumpeter n'a littéralement rien dit de diffé- rent : il n'y a là qu'un facteur, entre autres, d'auto-destruction, le capitalisme qui avait tant besoin d'eux (et, bien entendu, les a même « engendrés ») s'est effectivement « donné des verges pour se faire fouetter ». L'auteur n'envisage nullement, comme le suggère son traducteur, qu'il faille, pour autant, arrêter à tout prix un tel processus. Plus simplement, ayant appris des marxistes que les sarcasmes sont loin de déplaire (il l'aura lui- même souligné) il n'a pas jugé mauvais de les retourner contre les adversaires les plus visibles du régime. Et puis, les rites ne commandent-ils pas souvent de fouetter, plutôt que le prince, un de ses compagnons de jeu?

Répercussion tardive mais inéluctable de la tendance à la rationalisation croissante de la pensée, la critique des intellec- tuels ne fait sans doute que « rationaliser » l'hostilité plus géné- rale qui caractérise « l'atmosphère sociale du capitalisme ». Mais ceci même n'aurait pas l'importance décisive que semble lui attribuer Schumpeter. Ce qui l'aurait - bien que l'auteur se soit contenté de le signaler en premier - ce sont la transforma- tion qui se produit au sein même de l'entreprise capitaliste, l'importance décroissante de la fonction spécifique de l'entre- preneur, son « crépuscule », accompagnant une série de phéno- mènes si souvent décrits dans la littérature économique euro- péenne et notamment allemande (on s'étonne de ne voir citer ni Sombart, ni Rathenau15) la « mécanisation » et la « bureaucra- tisation » de ses activités, la dépersonnalisation de la propriété privée devenue anonyme, la destruction du cadre institutionnel qui avait fait la société capitaliste... Enfin, beaucoup plus ori- ginale sans doute, mais qui mérite à elle seule une critique atten-

14. Cf. introduction, op. cit., p. 37. 15. Il est très symptomatique que tel grand ami et admirateur de

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Schumpeter et la Sociologie tive, on notera la thèse de l'usure croissante, sous l'effet des progrès mêmes du capitalisme, non seulement des « aménage- ments institutionnels du monde féodal » mais encore des anciennes classes dirigeantes qui avaient pu longtemps se main- tenir au pouvoir, gérer l'administration et diriger la grande politique à laquelle est congénitalement impropre l'entrepre- neur bourgeois.

Nous avons insisté sur ces passages qui sont les plus révéla- teurs. Bien d'autres seraient à retenir. On notera une analogie de raisonnement en ce qui concerne la transition vers le socia- lisme, avec la nécessité de préférer aux « camarades » incompé- tents des éléments empruntés aux anciennes classes dirigeantes {nécessité que d'aucuns avaient reconnu avec une certaine tris- tesse mais qui l'incite à reprendre sur un ton sarcastique une analyse, par ailleurs, des plus remarquables). Rappelons aussi l'idée que la supériorité décisive du socialisme serait sans doute de rendre évidents aux yeux de tous des impératifs qui, dans la société capitaliste, revêtent toujours le « masque du profit»... Toutes ces considérations - et bien d'autres - font la richesse de cet édifice de « style rococo », richesse qu'une étude schéma- tique de son architecture générale ne permet évidemment pas de restituer.

Pourrait-on, dans une critique plus systématique, vérifier si le sens des proportions a bien été respecté et si la profusion d'ornementation ne masque pas finalement quelque défaut de construction? La tâche serait peut-être trop ambitieuse... D'ailleurs, une fois admis que le socialisme pourrait comporter bien des « superstructures » différentes, le support de l'interpré- tation économique de l'histoire se trouve définitivement retiré, tandis que, poursuivant son rôle d'infatigable bâtisseur, Schumpeter se sera décidé à construire un nouvel étage, plus moderne, à son imposant édifice.

Dans les parties finales de cette œuvre, qu'il s'agisse de l'aménagement de la société socialiste, de la phase de transition, de la compatibilité du socialisme et de la démocratie, un autre Schumpeter Sociologue se révèle : il ne cherche plus, à l'ombre de Marx, à prophétiser. Ses paris ne sont plus affirmations aussi tranchantes. Du moins, précise-t-il strictement ses hypothèses, marque-t-il avec soin les alternatives. Enfin, l'économiste et le sociologue ne se confondent plus de la même manière, ce dernier ne faisant plus appel au collègue spécialiste que dans les strictes

J. Schumpeter ait d'abord été un enthousiaste de W. Sombart. Cf. G. H. Bousquet, Instituts de science économique, t. I et « Note sur J. Schum- peter », Revue d'Economie Politique, 1932.

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Jean Weiller limites de sa compétence (pour répondre, par exemple, à la question : le socialisme est-il viable? peut-il «fonctionner» rationnellement ? et nous avons rappelé la réponse affirmative)* Tout aussi brillante, écrite, semblerait-il, d'un seul jet, cette fin fait figure d'essai et non plus d'épilogue. C'est dire qu'elle offre au sociologue contemporain ample matière à discussion.

Il en trouvera déjà certainement dans le jeu de définitions dont Schumpeter a besoin - tout d'abord, pour dire ce que sera le socialisme dont il prévoit l'avènement : la tendance centralisatrice actuelle ne marquerait pas seulement une étape plus ou moins nécessaire mais en représenterait l'élément essen- tiel 16, puis pour délimiter le contenu de cette démocratie par- faitement compatible avec le socialisme, même centralité. Pré- cisons que ce dernier concept n'est pas réduit pour les besoins de la cause et comme à regret à quelques caractéristiques dont il faudrait bien se satisfaire. C'est le jeu réel des institutions que Schumpeter a prétendu, une fois de plus révéler cyniquement,, en écartant les oripeaux de la « doctrine classique ». Il est grave pour lui (mais non, bien au contraire, pouf le socialisme démo- cratique qui se nourrit des mêmes illusions) de croire qu'on peut délibérément rejeter d'un concept sociologique tous les éléments de croyance (ainsi, la doctrine traditionnelle avait-elle eu la naïveté de supposer que le « bien commun » serait réalisé du fait qu'on aurait chargé le peuple lui-même de faire pencher le plateau de la balance en élisant des individus qui se réunissent ensuite pour accomplir sa volonté17.) Conservant son style de cynisme délibéré, l'auteur aura réduit le concept de démocratie à cette formule squelettique mais d'un intérêt essentiel pour la suite de son propos : « Un système institutionnel... dans lequel des individus acquièrent le pouvoir de statuer... à Vissue d'une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple 18 ».

III. - Au-delà de Schumpeter.

Laissons décidément à de meilleurs juges le soin de méditer sur ces réflexions d'un économiste qui voulait porter son mes- sage bien au-delà « du terrain rocailleux et encaissé de l'analyse

16. ... Par société socialiste, nous désignerons un système institutionnel dans lequel une autorité centrale contrôle les moyens de production et la pro- duction elle-même, ou encore, pouvons-nous dire, dans lequel les affaires éco- nomiques de la société ressortissent, en principe, au secteur public et non pas au secteur privé (Capitalisme..., op. cit., p. 272; voir aussi Annexe, p. 448).

17. Op. cit., p. 377-378. 18. Op. cit., p. 403.

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Schumpeter et la Sociologie économique ». Le voici, pour nous, hors de portée, et - en dépit des associations d'idées qu'on aura pu remarquer - tout à fait en dehors de cette zone d'économie sociologique où nous avons tant à défricher. N'aurait-il pu dégager de façon beaucoup plus stricte - peut-être moins ambitieuse, mais aussi moins sujette à contestations - tout l'enseignement sociolo- gique implicite dans ses démonstrations de la Wirtschaftlichen Entwicklung et de's Business Cycles?

Si un économiste de la trempe de Schumpeter ne Fa pas fait - s'il a eu besoin de faire resurgir Marx pour reprendre, sur un autre plan, la discussion - ce n'est certainement pas sans de solides raisons. On nous permettra, sans doute, de tenter une explication du non sequitur que nous avions signalé plus haut. Une trentaine d'années auront séparé l'ouvrage qui a fait la célébrité de l'auteur de l'aveu provocant du caractère « marxiste » (dans un sens particulier mais nettement détermi- niste) de ses conceptions fondamentales. Or, la théorie de V évo- lution économique avait fait pénétrer une psychologie sociale encore très schématique dans l'agencement d'explications éco- nomiques de caractère abstrait. Reconnaissons notamment, en dépit de toute la séduction qu'il a exercée, que son personnage de Y entrepreneur dynamique y joue le rôle soit d'un mythe per- mettant de dépasser les sèches mathématiques d'alternatives qu'on eût appréciées en toute indifférence quant à l'élément humain, soit une simple donnée dans ce jeu d'équations, « don- née » qu'on eût pu, dès lors, remplacer par une simple expres- sion algébrique.

Or, le non sequitur se retrouve déjà sur le plan de l'analyse économique, si l'on veut en pousser trop loin les enseignements de caractère déductif. Suivons, avec P. Diéterlen, le jeu strict des séquences19 et nous verrons ce phénix surgir, sans épargne propre mais gonflé des crédits que distribue généreusement le áystème bancaire moderne, puis, s'évanouir, laisser derrière lui toute la masse des profits prêts à se transformer en investisse- ments rentables... pour renaître, immaculé, toujours. dénué de capital personnel... On a fait gloire - non seulement à Schum- peter, mais à toute la théorie néo-classique, d'avoir nettement séparé le personnage de l'entrepreneur de celui du capitaliste prêteur ou investisseur. Mais l'utilité de décomposer, dans l'abstrait, les combinaisons de la vie économique ne doit pas faire oublier les raisons profondes de la « confusion » classique,,

19. V.-P. Diéterlen, Au-delà du Capitalisme, Paris, 1946, et art. cité. Cf. également l'Introduction de François Perro ux à la Théorie de V Evolution économique, op. cit.

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Jean Weiller confusion qui, sociologiquement, a toujours eu tendance à se recréer, alors que nous étions incités, par de prestigieux exemples, à substituer des noms de personnages concrets à ce mythe incarné, à cette abstraction réalisée. Cette confusion n'est jamais historiquement parfaite, mais, aux différents stades de l'évolution capitaliste, il se produit toute une série de chocs, échanges et transmutations, que le sociologue serait conduit à cataloguer, depuis V entrepreneur- propriétaire d'Adam Smith jusqu'à V entrepreneur- gestionnaire de Berle et Means qu'a vul- garisé Burnham, depuis celui qui recueille les fruits du « travail commandé » jusqu'à celui qui revendique les mérites du manage- ment, depuis l'industriel de J.-B. Say qui recourt à la comman- dite lorsque le capital familial ne suffit plus jusqu'au « grand salarié » dirigeant d'un trust qui pratique l'auto- financement. Il est clair que Schunîpeter n'a jamais voulu s'engager dans la voie de telles analyses. Ce personnage éphémère mais qui conserve toute son admiration - cet entrepreneur dynamique au rôle transitoire mais prestigieux - il sait qu'il faudra bien le faire disparaître : il l'aura d'abord immolé sur l'autel de la concurrence néfaste qui doit confisquer le profit d'innovation, puis, il l'aura englouti dans le tourbillon des dépressions qu'il fera plus ou moins coïncider avec la statique du « circuit » (dont l'équilibre ne comporterait plus de possibilité de renouveau). Il l'élimine définitivement avec l'anéantissement du capita- lisme dont « le crépuscule de la fonction d'entrepreneur » sera bien un élément décisif, sinon exclusif. Mais alors, on pourra le noter, il se garde de séparer son sort de celui de la « classe » tout entière, conformément à la prophétie marxiste d'une dis- parition globale du système et de sa civilisation. Son successeur se verra cependant assigner une place de choix : une fois les « camarades » rentrés dans le rang, la transition convenable- ment assurée, ce dernier permettra une gestion satisfaisante du système...

Nous comprenons mieux ainsi le refus systématique de Schumpeter de parfaire son ancienne analyse ft économie socio- logique mais, par là même, notre insatisfaction devant un sys- tème déjà clos depuis de nombreuses années, avec ses « struc- tures, types et comportements sociaux » comparables à « des médailles qui ne se refondent pas aisément 20 ». Si l'on sent bien que chacun de ses disciples veut aller « au-delà de Schumpeter», c'est que bien des problèmes d'aujourd'hui nous apparaissent en suspens et que personne ne peut plus suivre l'auteur dans toutes les parties purement négatives de son œuvre, dans tout ce

20. Schumpeter, op. cit., p. 76.

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Schumpeter et la Sociologie qui nous est apparu comme autant de refus péremptoires, sys- tématiques. Si les objections ne manquent pas à l'idée de « sta- gnation séculaire », comment négliger les menaces dont elle rassemble l'impressionnant faisceau? S'il est vrai que les situa- tions monopolistiques ont consacré de fulgurants progrès, pour- quoi se laisser éblouir au point de négliger toutes les transfor- mations du jeu économique qui en résulte? Si le crédit a fait des miracles, nous refuserons-nous à étudier les résultats de l'auto-financement?... Et puisque de nouvelles formules de fonc- tionnement économique se précisent, entre socialisme et libéra- lisme, avec leur organisation, qui n'est pas nécessairement routinière, leurs managers, qui ne sont plus des entrepreneurs aventureux, nous refusons, à notre tour et quelles que soient nos préférences personnelles, à faire un saut tel qu'on suppose déjà presque réalisé le socialisme démocratique.

Ainsi, pour une raison ou une autre, chacun d'entre nous reste impressionné par la présentation des faits que met en valeur Schumpeter. Et nous sommes prêts, avec lui, à faire remonter l'origine de nos problèmes jusqu'au xvie siècle, voire en deçà... Nous sommes moins sûr qu'il nous ait conduit jus- qu'en 1940; certainement, cette analyse ne convaincra plus, passé le milieu de notre siècle.

C'est ici qu'il faudrait insister sur la nature quelque peu disparate des éléments sociologiques de sa démonstration. On n'aura pas manqué de noter le caractère essentiellement ger- manique de la référence au rôle de « couches protectrices » des anciennes classes dirigeantes de tradition féodale et à leur dis- parition funeste en cours d'évolution capitaliste. Ce que, disons d'une manière plus générale, l'histoire européenne d'entre les deux guerres a pu suggérer à Schumpeter serait-il applicable tel quel aux Etats-Unis? Evidemment pas : toute une analyse serait à faire à ce sujet, avec sans doute une place importante à attribuer aux lawyers, si décriés naguère dans l'œuvre de Veblen, aussi bien qu'aux hommes d'affaires à aptitudes gou- vernementales ou administratives (récemment, les Stettinius, Harriman, Hoffmann, etc.) et l'examen des conséquences pos- sibles d'une nouvelle « stratification ». On pourrait de même s'interroger sur l'hostilité des « intellectuels », répercussion tar- dive mais inéluctable, selon l'auteur, de la tendance à la ratio- nalisation des comportements : comment les Etats-Unis sont-ils jusqu'à présent visiblement parvenus à neutraliser cette hostilité; et à parfaire, dans ce domaine, l'œuvre de «rationalisation»?... Et par contre, d'autres éléments sont non moins visiblement empruntés à l'expérience américaine, qu'il s'agisse du taux de croissance de la production et des revenus (argument central de

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Jean Weiller la démonstration économique utilisé comme réplique décisive à toute critique embarrassante) ou de la description finale du jeu démocratique réduit à la concurrence des listes de candidats aux grands emplois publics (et c'est là un point que nous regret- tons de ne pouvoir développer ici).

Mais ces réserves, nécessaires s'agissant d'un auteur qui exerce une sorte de fascination sur toute une génération d'éco- nomistes, ne font que mieux mettre en valeur un témoignage : celui nori seulement d'un homme mais de tout une époque. Sa formation aura été antérieure aux guerres mondiales, ses inquiétudes reflètent surtout les bouleversements de l'Europe centrale entre 1919 et 1932 tandis que l'expérience américaine - en dépit de la grande crise - aura servi d'antidote aussi bien sur le plan économique (« performances » capitalistes) que sur le plan politique (« rationalisation » du processus démocra- tique). Et puis, il faut reprendre tout cet écheveau de considé- rations théoriques et historiques, économiques et sociologiques, que Schumpeter dévide habilement, quand il ne se fraye pas un chemin hardiment en écartant, tailladant ou abattant tout ce qui gêne son passage, non sans quelques courtoises réserves, à l'occasion, pour ceux que de tels procédés pourraient, malgré tout, scandaliser, s'agissant d'un savant reconnu, dont l'intelli- gence et la maîtrise ne se démentent jamais.

Faculté de Droit, Poitiers. École Pratique des Hautes Études, Paris.

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