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EXTRAIT du Bulletin de la Soci été royale belge d'Anthropologie et de Préhistoire, 1951, T. LXII, (pp. 142 à 151). SEANCE DU 23 SEPTEMBRE 1951 $€K t>9 Quelques r éflexions sur Tarrière- plan sociologique des arts plastiques en Afrique Noire par Eli2 ;abeth d élia Santa (ex=Saccasyn) 3a m RSITAS B R U X E L L E N S I S tMPRIUERII ADMINISTRATIVE, UEBKSPLàS - X952

Quelques réflexions sur Tarrière- plan sociologique des

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EXTRAIT du Bulletin de la Société royale belge d 'Anthropologie et de Préhistoire, 1951, T. LXII, (pp. 142 à 151).

SEANCE DU 23 SEPTEMBRE 1951

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Quelques réflexions sur Tarrière-plan sociologique des arts

plastiques en Afrique Noire

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Quelques réflexions sur Tarrière-plan sociologique des arts plastiques en Afrique Noire.

p a r ELIZABETH DELLA SANTA ( ex -SAccASYN)

En examinant les œuvres d'art des primitifs et, plus particulièrement les œuvres des indigènes de l'Afrique Noire, on peut se demander à quels points de vue il convient de se placer pour porter sur elles un jugement valable et pour tirer de leur étude le maximum d'enseignements.

A la réflexion, il semble que le problème ne puisse être abordé que de deux manières : soit du point de vue formel (ou stylistique), soit du point de vue sociologique. Nous nous efforcerons d'ailleurs de montrer que ces aspects, en apparence distincts, se concilient bien souvent et que, si l'on veut être complet, on ne peut isoler le second point de vue du premier.

Ceci posé, analysons tout d'abord l'art africain du point de vue formel (ou stylistique). Pour ceux qui le conçoivent uniquement comme le pro­blème de la forme, le problème du style peut paraître simple. La forme (1) est un fait dont on constate l'existence ; que l'on peut localiser géographi-quement, voire dans quelques cas (rares d'ailleurs en ce qui concerne les arts primitifs) chronologiquement. C'est un fait que l'on peut comparer avec d'autres faits du même ordre. De cette comparaison, on peut tirer des conclusions de portée plus ou moins vaste. C'est ainsi que de curieux rapprochements ont pu être proposés entre l'art nègre et l'art contemporain (2) en ce qui concerne tout au moins les manifestations expressionnistes de ce dernier.

N'a-t-on pas démontré, pour nous borner à un seul exemple, l'éviden­te parenté qu'offrent les «Demoiselles d'Avignon» peintes en 1907 par Picasso avec les masques nègres de style concave ? (3). De là à affirmer que l'art contemporain procède de l'art nègre, il n'y avait qu'un pas.

(1) Si l 'on assimile style et forme, la définit ion que nous avons proposée : «Le style est le phénomène de la mode dans son application particulière au domaine de l 'art» est valable. Nous nous proposons de développer ail leurs cette constatat ion.

(2) Par ar t contemporain , nous en tendons l 'ensemble formé par les œuvres post impressionnistes et antér ieures au mouvement de rénovation dit «animiste».

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Cependant, disons le tout de suite, cette opinion fréquemment exprimée ne se justifie que si l'on s'en tient strictement au point de vue formel. D'ailleurs nombre d'artistes blancs proclament que, dans l'art nègre, seule la forme compte ; qu'elle seule permet d'atteindre à la plénitude dans la contemplation esthétique. Pareille affirmation nous paraît non seulement gratuite, mais même dénuée de fondement. Elle est comme un aveu de carence de la part des artistes contemporains lorsqu'ils s'imaginent égaler par leurs créations expressionnistes le grand art de l 'Afrique Noire.

Toutefois, avant de pousser plus avant notre investigation, deman­dons-nous à quels facteurs les ethnologues ont cru pouvoir attribuer la naissance des formes que l'on trouve réparties en groupes plus ou moins compacts sur le territoire de l'Afrique.

Dans un article publié en 1939 (1) H. Lavachery a démontré qu'au delà des variantes locales, il existe dans les masques de l'Afrique Noire deux grands styles qui sont : le style convexe et le style concave. Ces sty­les «résulteraient d'un dosage des formes abstraites fournies par les indus­tries domestiques adaptées aux références données par la nature ». H. Lavachery attribue essentiellement à la technique et à la matière pre­mière l 'apparition de ces deux séries de formes. En somme cet auteur adapte à l'art nègre une opinion proposée jadis par Franz Boas (2) pour l'origine des formes d'art en général. Le style convexe devrait être mis en rapport avec le travail de matières premières telles que le bois, la glaise etc.; le style concave au contraire serait né du décor de la vannerie et du tissage qui acheminent l'artiste, indépendamment de sa volonté, vers la géométrisation des formes, vers le cubisme, vers l 'abstrait.

La théorie proposée par Boas et par H. Lavachery est basée sur une idée féconde. Il est certain que matière première et technique influencent l 'aspect que doivent revêtir les œuvres d'art. Mais ces facteurs n'expliquent pas tout, tant s'en faut. Ils peuvent tout au plus suggérer certaines formes; ils peuvent contrarier le développement d'autres formes ; mais seuls, ils ne fournissent pas la clé du problème. D'ailleurs l'exemple fourni par les masques de la Côte d'Ivoire suffirait à prouver que les raisons qui déter­minent les divergences de style sont plus secrètes : on constate souvent en effet, dans la même tribu, la coexistence du style concave et du style convexe pour des masques exécutés dans la même matière première. Rien ne permet d'affirmer, lorsqu'on les analyse, que les uns trouvent leur origine dans une technique radicalement différente de celle qui a présidé

(1) H. LAVACHERY : Apparente évolution des masques dans la région deMan-Bu! l . des Musées royaux d'Art et d 'His toi re . N° 6, 1939, pp. 137-141.

(2) F. BOAS : Pr imi t ive Art, Oslo Leipzig-Paris-Londres-Cambridge, Mass. 1927. Ins-titutet for Sammenl ignende Kulturforskning-pp. 17 à 63 pass im.

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à la confection des autres. C'est pour avoir observé ce phénomène dans la régio.M du Haut-Cavally que, dans une étude de haute valeur méthodo­logique M. Vandenhoute écrit (1) : «Il est évident que ce sont les deux tendances opposées, d'origine ethnique différente et se fécondant mutuel­lement d'une façon très remarquable, qui nous expliquent sans équivoque la grande diversité des styles». Ceci constitue une thèse antipodique de celle que défendait H. Lavachery. Sans doute le facteur ethnique peut-il jouer un certain rôle mais n'est-ce pas trop lier un style déterminé à une race déterminée ? n'est-ce pas porter atteinte aux possibilités créatrices des individus ? n'est-ce pas omettre la part que jouent les influences cul­turelles sur la formation d'un style ?

Les imagiers qui sculptaient les portails de nos cathédrales apparte­naient-ils à une autre race que les Pierre Bonteinps ou que les Jean Goujon qui leur ont succédé ? Assurément non, mais le changement de style que l'on observe à l 'aube de la Renaissance française s'explique par un phénomène culturel bien plus que par un facteur racial : c'est l'influen­ce de l'art italien qui a transformé le style gothique ; ce n'est pas l'inva­sion de la France par le peuple italien. C. Kjersmeier (2) que l'on peut rattacher à l'école viennoise a bien compris le processus des «Kulturkreise» et, dans ses ouvrages, il met davantage l'accent sur les aspects culturels des styles. De même, Baumann, Thurnwald et Westermann (3) estiment avec raison que les styles sont indissolublement liés à des formes de civi­lisation tandis qu'ils ne se rattachent à des groupes ethniques que de façon assez lâche. Ces auteurs signalent notamment les influences soudanaises(4) et rhodésiennes qui ont pénétré dans divers groupes ethniques du Congo belge ; mais ces influences n'ont pas tardé à se transformer en un style propre à la région où elles se sont introduites. De même, chez les Baluba du Katanga, le facteur racial ne peut constituer l'unique source explicative de la variété des styles rencontrée chez ce peuple.

Dans un ouvrage capital (5) le Professeur F. Olbrechts décrit la répartition des formes d'art sur le territoire du Congo belge ; il montre en quoi ces formes diffèrent les unes des autres par une somme de détails. Il

(1) Classification stylistique du IVlasque Dan et Ouéré de la Côte d'Ivoire occidentale (A.O.F) in <'Mededelineen van het Rijksmuseum voor Volkenkunde-Leiden-Brill. N°4-I948 p. 36», M. Vandenhoute constate parmi les masques du Haut-Cavally des styles qu'il appel­le des «styles nucléaires» et une série de sous styles dérivant des premiers.

(2) Centres de style de la sculpture nègre africaine-Paris-Morancé 4 vol. 1935-1938.

(3) Vôlkerkunde von Afrika-Essener Verlagsanstal t 1940. (4) Ibid. pp. 144-149-155 etc. . .

(5) Plasfiek van Kongo. Antwerpen-Brussel Oent-Leuven-Standaard Boekhandel 1946 surt t . p. 97 à 131.

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insiste avec raison sur les rapports étroits qui unissent l'art africain avec \l:< aspects variés de la vie sociale des Noirs. Ceci l'amène à dégager l 'aspect hautement fonctionnel de l'art nègre. Nous adhérons sans réserves à cette thèse.

Quant à Elsi Leuzinger (1) elle met plutôt l'accent sur la psychologie du groupe ; celle-ci modèle et modifie la psychologie individuelle de l 'artiste noir et impose à ce dernier des conventions auxquelles il doit se soumettre. Cette opinion, fort intéressante mérite, elle aussi d'être prise en considération. Elle complète en somme la thèse de F. Olbrechts.

En conclusion de ce qui précède il semble que si matière première et technique influencent la forme de l 'œuvre d'art dans une mesure qu'il ne faut évidemment pas sousestimer, s'il est vrai que les facteurs ethniques peuvent eux aussi jouer un certain rôle dans l'apparition ou dans le déve­loppement des formes, il existe d'autres éléments dont le rôle déterminant, en ce qui concerne les styles, est bien plus considérable : ce sont les facteurs culturels dans la mesure où ils parviennent à créer une psycholo­gie collective qui s'impose et qui domine, en la modifiant, la psychologie individuelle des artistes africains. Nous touchons déjà ici à la seconde partie de notre exposé mais avant d 'entamer ce paragraphe, consacrons encore quelques mots au problème du style ou plutôt, à l'aspect formel de celui-ci.

On peut se poser une seconde question relative au style : en combien d'éléments irréductibles peut-on décomposer un style déterminé. Ceci revient à faire l'examen analytique des formes d'art. Nous ne nous attar­derons pas longuement sur ce problème, pourtant fort attachant, l 'ayant traité en un chapitre de notre livre sur «Les Figures humaines du Paléoli­thique supérieur eurasiatique» (2). Ce que nous avons observé pour les figures préhistoriques est vrai pour tous les autres arts. En collaboration avec le professeur G. Smets, nous avons isolé les six caractères irréducti­bles les uns aux autres que les styles peuvent comporter. Ce sont, rappelons-le, les caractères discursif et synthétique, réaliste et géométrique, momentané et successif. Nous ne pouvons manquer de souligner que les deux derniers caractères ont été mis en évidence pour la première fois par le psychologue français G.-H. Luquet (3). Nous nous sommes attaché à démontrer, et c'est la nouveauté de notre thèse, qu'aucun de ces six caractères n'existe isolément dans une œuvre d'art ; mais l'un d'entre eux, nettement prépondérant, donne à une œuvre d'art déterminée son cachet

(1) E. LEUZINGER : Afrikanische Kuns t . Kuns tgewerbemuseum, Zurich 24 juin-2sept. 1945, en col laborat ion avec J. ITTEN.

(2) Anvers. De Sikkel-l947-pp 93-119. (3) L'art primitif , Par i s , Doin, 1930 - pp . 195 202.

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particulier. On peut ainsi reconnaître et classer celle-ci dans un ensemble stylistique déterminé. L'art de la Colombie britannique par exemple, est essentiellement discursif et accessoirement géométrique et successif. Naturellement quelques œuvres de cette région peuvent faire exception mais la majeure partie de la production artistique des primitifs de ce pays répond aux caractères que nous venons de citer. L'art des Noirs d'Afrique possède au.ssi comme caractère stylistique essentiel le caractère discursif mais il a comme caractères subsidiaires les caractères réaliste et momen­tané. L'art gréco-romain si on le compare aux œuvres primitives possède comme caractère essentiel le caractère synthétique ; il est en outre réaliste et momentané.

Enfin, il existe une troisième façon de porter un jugement sur les styles. Au delà de l 'analyse des formes on peut se placer sur le plan à notre sens supérieur (en effet il exige une longue pratique de l'art et un contact prolongé avec les œuvres), qui permet de porter un juge­ment basé sur une impression globale et directe. Celle-ci, créant une communion immédiate avec la beauté nous condu't vers une sorte de mysticisme de l'art.

L'impression globale que l'on éprouve en présence des réalisations plastiques des Noirs d'Afrique apparaît comme la synthèse de trois carac­tères dont le premier n'a jamais été mis clairement en évidence par les spécialistes des arts primitifs. Ces caractères sont : l'absence de grâce; la puissance de concentration psychologique et le sens da décoratif.

L'art afr icain est caractér isé par l 'absence de grâce. Mais ce juge­ment ne doit pas être pris dans un sens péjoratif. Par absence de grâce, nous entendons essentiellement l 'absence du sens de la féminité. La chose s'explique car, mîme là où certaines institutions de type matriarcal subsi­stent, l'influence de la femme sur la création des œuvres d'art est quasi-nulle chez les Noirs. La souplesse, le délié et surtout l'élasticité qui résulte d'un mouvement qui s'ébauche ou d'un geste qui s'achève (1); la douceur et l 'amabilité ne se rencontrent qu'à titre tout à fait exceptionnel. Encore, les régions où l'on rencontre ces rares exceptions : Angola ou enclave de Cabinda sont précisément les territoires côtiers qui, dès le début de notre Renaissance reçurent la visite des missionnaires portugais. L'art de ces contrées a subi depuis assez longtemps l'influence lénifiante du christia­nisme. Tandis que ce premier caractère global, de l'art nègre est un caractère négatif, le second caractère global : la puissance de la concen­tration psychologique est au contraire positif. Un curieux mélange de dynamisme et d'immutabilité, de dynamisme dompté par une forme con-

(1) Le phi losophe f rança is &AYER a part icul ièrement bien étudié du point de vue es­thét ique le p rob lème de la grâce. L 'Es thé t ique de la Grâce. Par i s , Alcan, 1933, pp. 446-634

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ventionne le, donc rigide, rappelle pour nombre de masques funéraires certains vers célèbres de Stéphane Mallarmé.

Quant au troisième caractère global de l'art nègre, le sens du décora­tif et la fantaisie ornementale, nous n'y insisterons pas. F. Olbrechts et d'autres y ont déjà attaché l'importance qui convenait (1).

Nous voici amenés à nous demander si les caractères globaux qui se dégagent des œuvres d'art de l'Afrique noire découlent de la forme seule (c'est à dire du style) ou.si quelqu'autre élément les détermine. Nous nous sentons entraînés de manière inévitable vers le terrain de la psychologie et vers celui de la sociologie. La question se pose de savoir si la mentalité de l'artiste noir était ou non empreinte d'individualisme au moment oîi les Blancs sont entrés pour la première fois en contact avec eux. La plupart des ethnologues qui ont approfondi l'étude de la vie africaine : Torday et Joyce, Delafosse, Griaule, Baumann, Thurnwald et Westermann pour ne citer que quelques noms particulièrement connus affirment que la psycho­logie du Noir est beaucoup moins individualiste que celle du Blanc (ajoutons : que celle du Blanc de type occidental). Le rôle que joue le groupe, la communauté familiale au sens large, est beaucoup plus consi­dérable que dans notre civilisation. Une série d'impératifs sociaux absorbent la personnalité de l'individu. Celui-ci a été entraîné de longue date à faire abstraction de lui-même. Dans l'ouvrage de F. Olbrechts, cité plus haut cet auteur insiste (2) sur l'influence qu'exercèrent les institutions étatiques sur l'art des anciens royaumes du Congo méridional. Au cours des siècles, ces institutions ont modelé et adapté la mentalité des individus.

Est-ce à dire que la mentalité du Noir est foncièrement différente de la nôtre et que la personnalité de l'artiste ne fait qu'obéir aux injonctions dictées par le groupe par l'intermédiaire de son chef ? Il n'en est rien, bien au contraire ; lorsque les circonstances permettent aux Noirs de se libérer de leurs traditions, on observe l'efflorescence d'œuvres d'art individualis­tes, Assez récemment on a donné l'exemple d'un sculpteur Baga, nommé Kanfori Kinson (3) qui a créé en Guinée des types absolument neufs de masques de danse. Ceux-ci rompaient délibérément avec toutes les tradi­tions de sa tribu. Cas d'individualisme très net, ce sculpteur a même donné son nom à l'un des masques qu'il venait de créer. L'influence prépondérante du Blanc avait désagrégé l'organisation originale des africains de cette région et avait rendu possible cette éclosion d'individua­lisme. // existe d'autre part, à côté de l'individualisme d'origine étrangè-

( 1 ) F . O L B R E C H T S : o p . c i t . p p . 1 1 9 - 1 2 4 .

( 2 ) F . O L B R E C H T S -.op. cit., p p . 1 1 3 - 1 1 8 .

(3) HoLAS dans Etudes Gainéennes. Insti tut f rançais d 'Afrique noire, 1947, pp. 6\-67. — 6 —

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Te un individualisme autochtone qui, dans certains cas est, non le fait de l'artiste, mais le fait du chef. Citons l'exemple de Mbwembwe (') sultan des Bamum du Cameroun. Ce souverain aurait introduit au Cameroun le motif du serpent à deux têtes et aurait incité les artistes de la région à l'adopter comme symbole de sa force et de sa puissance ainsi que comme emblème de son pouvoir absolu. Un cfief ou un roi Noir a pu donc parfois susciter la création d'un motif d 'ar t nouveau. Le prestige dont jouit un haut personnage lui permet de rompre délibérément avec la tradition. Le motif du serpent à deux têtes, après avoir été réservé pendant quelques temps à la décoration des objets royaux tomba en quelque sorte dans le domaine public lorsque la puissance des souverains Bamum entra en décadence et dès lors, il devint un motif d'art populaire.

Des innovations se rencontrent donc parfois cfiez les Noirs. Elles restent néanmoins l'exception. Pr is dans son ensemble le vieil art africain est éminemment traditionaliste. L'artiste nègre obéissait à des impératifs sociaux, il n'obéissait guère à son imagination où à sa fantaisie.

Cependant comme Pitt Rivers en a fait l'expérience sur ses étudiants d'Oxford, à force de recopier un modèle qui n'est lui-même que la copie d'un modèle antérieur, l'artiste, inconsciemment d'ailleurs, ajoute, retran­che ou transforme d'infimes détails (^). A la longue ce processus, issu du subconscient, transforme le modèle primitif et fait évoluer le style. Il pour­rait donc être une des causes de la distinction entre art concave et art convexe. L'art du Bénin, l'art de la Nigérie, l'art du Dahomey offrent nombre d'exemples de traditionalisme artistique, modifié par une évolution insensiblement réalisée : statuettes de Nok, bronzes du Bénin et masques Yoruba en fournissent la preuve.

Ceci nous amène à nous demander pourquoi la majeure partie des œuvres d'art de l'Afrique Noire est traditionaliste et dans quelle mesure ces œuvres sont vraiment traditionalistes.

Nous croyons pouvoir répondre à cette question en proposant la sub­division des œuvres d'art nègre en deux catégories : 1"/ en œuvres litur­giques et 2"/ en œuvres folkloriques.

Par œuvres liturgiques, nous entendons celles des œuvres d'art qui sont étroitement liées à des rites. Ceux-ci comme l'a bien montré F. Olbrechts (^) ne sont pas seulement religieux ou magiques ; ils peuvent

(1) D. W. JEFFREYS : Le serpent à deux têtes Bamum. Bull, de la Société d 'é tudes Camerounaises . N° 9 mars 1945, pp. 7-12.

(2) A. C. HADDON : Evolut ion in Art. Londres , 1895, p. 311. ( 3 ) op. cit. pp. 1 1 3 et ss .

Dans son remarquable essai intitulé : «Bilan de l'histoire», Par is . Pion 1946, pp. 67-68, R GROUSSET montre qu'il existe des religions la ïques et matérial istes dont l ' importance com­me ferment des masses est tout aussi cons idérab le que celle des religions purement spi-r i tual is tes. Notre utilisation du terme l i turgique nous paraît justifiable puisqu'on entend par l i turgie «l 'ensemble des rites et des cérémonies du culte approuvés par l 'autorité com-

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aussi être des rites laïcs. Alors ils sont intimement liés à telle institution, à tel organisme étatique, conventionnel et rigide. Toutefois, il n'est pas inutile de rappeler que, dans les sociétés africaines, les institutions socia­les sont , le plus souvent, imprégnées d'un esprit magique ou religieux et que, par conséquent, l'institution laïque de type pur est quasi-inexistante sur le Continent noir. Il suffit que l'on songe un instant à l 'importance capitale que revêt dans la majorité des tribus, le culte de l'ancêtre pour que l'on soit assuré qu'un climat spécial, proche du surnaturel, a pétri depuis des siècles l'âme indigène.

Nous étudierons ailleurs et plus longuement de quelle façon les œuvres d'art deviennent liturgiques ; soit que les artistes qui les confec­tionnent soient revêtus d'un prestige qu'ils communiquent à leur œuvre ; soit que les outils au moyen desquels ils travaillent possèdent une valeur rituelle, soit que l 'œuvre d'art représente un personnage mythique ou sa­cré, comme c'est le cas des statues de rois Bakuba, dans les tribus du peuple Bushongo, soit enfin que les œuvres, destinées à des fins rituelles acquièrent de ce fait une valeur surnaturelle : c'est le cas notamment des objets fabriqués par les sorciers.

La caractéristique des œuvres liturgiques réside en tout cas dans le fait que leur exécution est réservée à des groupes d'individus très restreints. Spécialistes, initiés ou simplement privilégiés, les artistes noirs sont plus que de simples artistes, se sont en quelque sorte des officiants. Les oeu­vres liturgiques qui sortent de leurs mains constituent le grand art de l 'Afrique noire.

Mais à côté des œuvres liturgiques, il existe les œuvres d'art aux­quelles nous donnons le nom d'œuvres folkloriques. Par là, nous entendons l 'ensemble hétéroclite formé d'une part au moyen des œuvres qui possé­daient jadis un caractère liturgique qu'elles ont peu à peu perdu. Les rites et l'objet d'art qui en était le support ont peu à peu cessé de coïncider. L'exemple des masques Baga que nous citions plus haut nous paraît très caractéristique de ce phénomène. Il en va de même des oeuvres exécutées par les Noirs lorsque ces œuvres résultent d'une compréhension et d 'une interprétation erronée des rites chrétiens. L. Van den Bossche (') a bien fait remarquer le caractère décadent de l'art africain d'inspiration chrétien­ne. Les charmes à miroir en tant qu' i ls imitent les reliquaires portugais du début de la Renaissance, les colliers de chefs de l'enclave de Cabinda qui s'inspirent des chapelets des missionnaires peuvent être classés dans cette catégorie d'œuvres folkloriques. Une troisième catégorie d'œuvres appar­tient encore à ce groupe ; ce sont les oeuvres que nous serions tentée

(') L. Van den Bossche : Art clirétien du Congo dans «l'Artisan et les ar ts l i turgiques N" 4. XVIU^ année — 1949 pp. 362-367.

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d'appeler les œuvres infra-individualistes. L'homme moyen cherche à ex­primer de son mieux son goût de l 'art pour l'art en exécutant sans génie le décor de menus objets : vanneries, poteries, ustensiles en bois, tissus, etc. .

Contra i rement à ce que l'on a souvent prétendu, les œuvres folklo­riques forment une expression d 'a r t individualiste. Exécutées dans un but de délassement, sans autre intention que celle de satisfaire le regard en ornant des objets familiers, les œuvres folkloriques sont réalisées par des non-spécialistes, par des amateurs souvent maladroits. C'est pourquoi elles dépassent rarement le niveau d'un goût très moyen. Elles ne sont pas soumises à l'auto-critique et à l'auto-sélection. Elles n'atteignent donc jamais à une véritable gran Jeur. Elles manquent de spiritualisme.

A côté d'œuvres liturgiques, l 'Afrique Noire a livré nombre d 'œuvres folkloriques, il serait trop long d'en énumérer ici les multiples aspects.

En conclusion de ces quelques remarques, constatons que le grand art africain est un art qui exprime la psychologie d'un groupe. Les copies répé­tées des œuvres anciennes font évoluer le style, celui-ci subit en outre des influences culturelles diverses. 11 est à la fois social et liturgique. Ceux de nos arts contemporains qui prétendent s 'apparenter à ce grand art n'ont saisi de ceUii-ci qu'un aspect des plus superficiel, ils n'ont même pas tenté d'en pénétrer l 'esprit. Les conceptions mêmes qui animent ar­tistes blancs de l'école expressionniste et artistes noirs, spécialisés dans l'art liturgique sont séparées par un fossé profond. Les grands artistes noirs travaillent en harmonie parfaite avec les croyances religieuses magiques ou sociales de leur civilisation. C'est donc un art éminemment spiritualiste. C'est pourquoi nous lui avons donné le nom d'art liturgique car il est avant tout rituel. A côté de cet art, l 'expressionnisme de nos contemporains n'est qu'un art anarchique, hyparindividualiste, à base de narcissisme exacerbé. Eloigné du modèle qu'il se propose d'imiter, tout autant que de nos tradi­tions séculaires, rien ne peut le justifier. Nos traditions en effet tendent en art vers un réalisme synthétique qu'accompagne la recherche de la sou­plesse, du délié et de la grâce.

A côté du grand art des Noirs qui, hélas est en voie de rapide régres­sion, comme sont en régression les institutions sociales des indigènes, ii a toujours existé en Afrique un art folklorique riche et varié. Cet art folklo­rique a tendance à prendre une importance de plus en plus considérable au fur et à mesure que disparaît le grand art. Les œuvres des indigènes sortis de l'école de Romain Desfossés (1), les masques créés par Kanfori Kinson, les écoles d'art Néo-Baluba du Katanga et Ba-Kuba du Kasaï; les essais d'adaptation de l'art chrétien tentés par les RR. P P . Vandenhoudt, Le

(1) Comité d 'act ion ar t i s t ique , E x p o s i t i o n d 'Ar t Colonial contempora in . Anvers , Imprimer ie Aiptia, 29-1 au 13-2-1P49 — p. 31.

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Paige et leurs émules en donnent autant de preuves (1).Si l'art folklorique de l 'Afrique noire possède un aspect décoratif souvent fort agréable à con­templer, il est cependant dépourvu de la beauté sévère, un peu hiératique que possédaient les œuvres de l 'époque pré-européenne. On ne peut s 'em­pêcher de contempler celles-ci avec mélancolie car elles sont comme le témoignage vivant de l 'effondrement des antiques civilisations indigè­nes (2).

(1) Md., pp. 52-53. (2) La présente communication, a été présentée en 1948 à la Décade de l'Afrique noire

qui a eu lieu à l'abbaye de Royaumont, près Paris. — 10 —