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Nouveaux Essais sur l’entendement humain Gottfried Wilhelm Leibniz Publication: 1703 Source : Livres & Ebooks

Leibniz-Nouveaux Essais Sur l Entendement Humain

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Leibniz-Nouveaux Essais Sur l Entendement Humain

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  • Nouveaux Essais sur lentendement humain

    Gottfried Wilhelm Leibniz

    Publication: 1703Source : Livres & Ebooks

  • : Sil y a des principes inns dans lesprit delhomme

    PHILALTHE. Ayant repass la mer aprs avoir achev mes affaires en Angle-terre, jai pens dabord vous rendre visite, monsieur, pour cultiver notre an-cienne amiti, et pour vous entretenir des matires, qui nous tiennent fort cur,et o je crois avoir acquis des nouvelles lumires pendant mon sjour Londres.Lorsque nous demeurions autrefois tout proche lun de lautre Amsterdam, nousprenions beaucoup de plaisir tous deux faire des recherches sur les principes etsur les moyens de pntrer dans lintrieur des choses. Quoique nos sentimentsfussent souvent diffrents, cette diversit augmentait notre satisfaction, lorsquenous en confrions ensemble, sans que la contrarit quil y avait quelquefois ymlt rien de dsagrable. Vous tiez pour et pour les opinions du clbre auteurde la Recherche de la Vrit , et moi je trouvais les sentiments de Gassendi, claircispar M. Bernier, plus faciles et plus naturels. Maintenant je me sens extrmementfortifi par lexcellent ouvrage quun , que jai lhonneur de connatre particuli-rement, a publi depuis, et quon a rimprim plusieurs fois en Angleterre sous letitre modeste Essai concernant lEntendement humain . Et je suis ravi quil paratdepuis peu en latin et en franais, afin quil puisse tre dune utilit plus gn-rale. Jai fort profit de la lecture de cet ouvrage, et mme de la conversation delauteur, que jai entretenu souvent Londres et quelquefois Oates, chez Mi-lady Masham, digne fille du clbre M. Cudworth, grand philosophe et thologienanglais, auteur du Systme intellectuel dont elle a hrit lesprit de mditation etlamour des belles connaissances, qui parat particulirement par lamiti quelleentretient avec lauteur de l Essai . Et comme il a t attaqu par quelques doc-teurs de mrite, jai pris plaisir lire aussi lapologie quune demoiselle fort sageet fort spirituelle a faite pour lui, outre celles quil a faites lui-mme. Cet auteur estassez dans le systme de M. Gassendi, qui est dans le fond celui de Dmocrite ; ilest pour le vide et pour les atomes, il croit que la matire pourrait penser, quil nya point dides innes, que notre esprit est tabula rasa , et que nous ne pensonspas toujours : et il parat dhumeur approuver la plus grande partie des objec-tions que M. Gassendi a faites M. Descartes. Il a enrichi et renforc ce systmepar mille belles rflexions ; et je ne doute point que maintenant notre parti ne

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  • triomphe hautement de ses adversaires, les pripatticiens et les cartsiens. Cestpourquoi, si vous navez pas encore lu ce livre, je vous y invite ; et si vous lavez lu,je vous supplie de men dire votre sentiment.

    THOPHILE. Je me rjouis de vous voir de retour aprs une longue absence,heureux dans la conclusion de votre importante affaire, plein de sant, ferme danslamiti pour moi, et toujours port avec une ardeur gale la recherche des plusimportantes vrits. Je nai pas moins continu mes mditations dans le mmeesprit ; et je crois davoir profit aussi autant et peut-tre plus que vous, si je neme flatte pas. Aussi en avais-je plus besoin que vous, car vous tiez plus avancque moi. Vous aviez plus de commerce avec les philosophes spculatifs, et javaisplus de penchant vers la morale. Mais jai appris de plus en plus combien la mo-rale reoit daffermissement des principes solides de la vritable philosophie, cestpourquoi je les ai tudis depuis avec plus dapplication, et je suis entr dans desmditations assez nouvelles. De sorte que nous aurons de quoi nous donner unplaisir rciproque de longue dure en communiquant lun lautre nos claircis-sements. Mais il faut que je vous dise pour nouvelle, que je ne suis plus cart-sien, et que cependant je suis loign plus que jamais de votre Gassendi, dont jereconnais dailleurs le savoir et le mrite. Jai t frapp dun nouveau systme,dont jai lu quelque chose dans les Journaux des savants de Paris, de Leipzig et deHollande, et dans le merveilleux Dictionnaire de M. Bayle, article de Rorarius ; etdepuis je crois voir une nouvelle face de lintrieur des choses. Ce systme paratallier avec Dmocrite, avec Descartes, les scolastiques avec les modernes, la tho-logie et la morale avec la raison. Il semble quil prend le meilleur de tous cts,et que puis aprs il va plus loin quon nest all encore. Jy trouve une explicationintelligible de lunion de lme et du corps, chose dont javais dsespr aupa-ravant. Je trouve les vrais principes des choses dans les units de substance quece systme introduit, et dans leur harmonie prtablie par la substance primi-tive. Jy trouve une simplicit et une uniformit surprenantes, en sorte quon peutdire que cest partout et toujours la mme chose, aux degrs de perfection prs. Jevois maintenant ce que Platon entendait, quand il prenait la matire pour un treimparfait et transitoire ; ce quAristote voulait dire par son entlchie ; ce que cestque la promesse que Dmocrite mme faisait dune autre vie, chez Pline ; jusquoles sceptiques avaient raison en dclamant contre les sens, comment les animauxsont des automates suivant Descartes, et comment ils ont pourtant des mes et dusentiment selon lopinion du genre humain. Comment il faut expliquer raisonna-blement ceux qui ont mis vie et perception en toutes choses, comme Cardan, , etmieux queux feu Madame la comtesse de Connaway platonicienne, et notre amifeu M. Franois Mercure van Helmont (quoique dailleurs hriss de paradoxesinintelligibles) avec son ami feu M. Henry Morus. Comment les lois de la nature

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  • (dont une bonne partie tait ignore avant ce systme) ont leur origine des prin-cipes suprieurs la matire, et que pourtant tout se fait mcaniquement dansla matire, en quoi les auteurs spiritualisants, que je viens de nommer, avaientmanqu avec leurs arches et mme les cartsiens, en croyant que les substancesimmatrielles changeaient sinon la force, au moins la direction ou dterminationdes mouvements des corps. Au lieu que lme et le corps gardent parfaitementleurs lois, chacun les siennes, selon le nouveau systme, et que nanmoins lunobit lautre autant quil le faut. Enfin cest depuis que jai mdit ce systmeque jai trouv comment les mes des btes et leurs sensations ne nuisent point limmortalit des mes humaines, ou plutt comment rien nest plus propre tablir notre immortalit naturelle, que de concevoir que toutes les mes sont im-prissables ( morte carent animae ) sans quil y ait pourtant de mtempsycoses craindre, puisque non seulement les mes mais encore les animaux demeurentet demeureront vivants, sentants, agissants ; cest partout comme ici, et toujourset partout comme chez nous, suivant ce que je vous ai dj dit. Si ce nest queles tats des animaux sont plus ou moins parfaits, et dvelopps, sans quon aitjamais besoin dmes tout fait spares ; pendant que nanmoins nous avonstoujours des esprits aussi purs quil se peut, nonobstant nos organes qui ne sau-raient troubler par aucune influence les lois de notre spontanit. Je trouve le videet les atomes exclus bien autrement que par le sophisme des cartsiens fonddans la prtendue concidence de lide du corps et de ltendue. Je vois touteschoses rgles et ornes au-del de tout ce quon a conu jusquici, la matire or-ganique partout, rien de vide, strile, nglig, rien de trop uniforme, tout vari,mais avec ordre, et ce qui passe limagination, tout lunivers en raccourci, maisdune vue diffrente dans chacune de ses parties et mme dans chacune de sesunits de substance. Outre cette nouvelle analyse des choses, jai mieux compriscelle des notions ou ides et des vrits. Jentends ce que cest quide vraie, claire,distincte, adquate, si jose adopter ce mot. Jentends quelles sont les vrits pri-mitives, et les vrais axiomes, la distinction des vrits ncessaires et de celles defait, du raisonnement des hommes et des conscutions des btes, qui en sont uneombre. Enfin vous serez surpris, Monsieur, dentendre tout ce que jai vous dire,et surtout de comprendre combien la naissance des grandeurs et des perfectionsde Dieu en est releve. Car je ne saurais dissimuler vous, pour qui je nai eu riende cach, combien je suis pntr maintenant dadmiration, et (si nous pouvonsoser nous servir de ce terme) damour pour cette souveraine source des choseset des beauts, ayant trouv que celles que ce systme dcouvre passent tout cequon en a conu jusquici. Vous savez que jtais all un peu trop loin ailleurs,et que je commenais pencher du ct des spinozistes, qui ne laissent quunepuissance infinie Dieu, sans reconnatre ni perfection ni sagesse son gard,et, mprisant la recherche des causes finales, drivent tout dune ncessit brute ;

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  • mais ces nouvelles lumires men ont guri ; et depuis ce temps-l je prends quel-quefois le nom de Thophile. Jai lu le livre de ce clbre Anglais, dont vous venezde parler. Je lestime beaucoup, et jy ai trouv de belles choses. Mais il me semblequil faut aller plus avant, et quil faut mme scarter de ses sentiments lorsquilen a pris qui nous bornent plus quil ne faut, et ravalent un peu non seulement lacondition de lhomme, mais encore celle de lunivers.

    PHILALTHE. Vous mtonnez en effet avec toutes les merveilles dont vous mefaites un rcit un peu trop avantageux pour que je les puisse croire facilement.Cependant je veux esprer quil y aura quelque chose de solide parmi tant denouveauts dont vous me voulez rgaler. En ce cas vous me trouverez fort do-cile. Vous savez que ctait toujours mon humeur de me rendre la raison, et queje prenais quelquefois le nom de Philalthe. Cest pourquoi nous nous servironsmaintenant sil vous plat de ces deux noms qui ont tant de rapport. Il y a moyende venir lpreuve, car puisque vous avez lu le livre du clbre Anglais, qui medonne tant de satisfaction, et quil traite une bonne partie des matires dont vousvenez de parler, et surtout lanalyse de nos ides et connaissances, ce sera le pluscourt den suivre le fil, et de voir ce que vous aurez remarquer.

    THOPHILE. Japprouve votre proposition. Voici le livre.

    1. PHILALETHE. Je lai si bien lu que jen ai retenu jusquaux expressions,que jaurai soin de suivre. Ainsi je naurai point besoin de recourir au livre quenquelques rencontres, o nous le jugerons ncessaire. Nous parlerons premire-ment de lorigine des ides ou Notions (livre 1), puis des diffrentes sortes dides(livre 2), et des mots qui servent les exprimer (livre 3), enfin des connaissanceset vrits qui en rsultent (livre 4), et cest cette dernire partie qui nous occuperale plus.

    Quant lorigine des ides, je crois avec cet auteur et quantit dhabiles gens,quil ny en a point dinnes, non plus que de principes inns. Et pour rfuter ler-reur de ceux qui en admettent, il suffirait de montrer, comme il paratra dans lasuite, quon nen a point besoin, et que les hommes peuvent acqurir toutes leursconnaissances sans le secours daucune impression inne.

    THOPHILE. Vous savez, Philalthe, que je suis dun autre sentiment depuislongtemps, que jai toujours t, comme je le suis encore, pour lide inne deDieu, que M. Descartes a soutenue, et par consquent pour dautres ides inneset qui ne nous sauraient venir des sens. Maintenant je vais encore plus loin, en

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  • conformit du nouveau systme, et je crois mme que toutes les penses et ac-tions de notre me viennent de son propre fonds, sans lui pouvoir tre donnespar les sens, comme vous allez voir dans la suite. Mais prsent je mettrai cette re-cherche part, et maccommodant aux expressions reues, puisque en effet ellessont bonnes et soutenables et quon peut dire dans un certain sens que les sensexternes sont cause en partie de nos penses, jexaminerai comment on doit dire mon avis, encore dans le systme commun (parlant de laction des corps surlme, comme les coperniciens parlent avec les autres hommes du mouvementdu soleil, et avec fondement), quil y a des ides et des principes qui ne nousviennent point des sens, et que nous trouvons en nous sans les former, quoiqueles sens nous donnent occasion de nous en apercevoir. Je mimagine que votrehabile auteur a remarqu que sous le nom de principes inns on soutient sou-vent ses prjugs et quon veut sexempter de la peine des discussions et que cetabus aura anim son zle contre cette supposition. Il aura voulu combattre la pa-resse et la manire de penser superficielle de ceux qui, sous le prtexte spcieuxdides innes et de vrits graves naturellement dans lesprit, o nous donnonsfacilement notre consentement, ne se soucient point de rechercher et dexami-ner les sources, les liaisons et la certitude de ces connaissances. En cela je suisentirement de son avis, et je vais mme plus avant. Je voudrais quon ne borntpoint notre analyse, quon donnt les dfinitions de tous les termes qui en sontcapables, et quon dmontrt ou donnt le moyen de dmontrer tous les axiomesqui ne sont point primitifs ; sans distinguer lopinion que les hommes en ont, etsans se soucier sils y donnent leur consentement ou non. Il y aurait en cela plusdutilit quon ne pense. Mais il semble que lauteur a t port trop loin dunautre ct par son zle, fort louable dailleurs. Il na pas assez distingu mon avislorigine des vrits ncessaires, dont la source est dans lentendement, daveccelle des vrits de fait, quon tire des expriences des sens, et mme des percep-tions confuses qui sont en nous. Vous voyez donc, Monsieur, que je naccorde pasce que vous mettez en fait, que nous pouvons acqurir toutes nos connaissancessans avoir besoin dimpressions innes. Et la suite fera voir qui de nous a raison.

    2. PHILALTHE. Nous lallons voir en effet. Je vous avoue, mon cher Tho-phile, quil ny a point dopinion plus communment reue que celle qui tablit quily a certains principes de la vrit desquels les hommes conviennent gnralement ;cest pourquoi ils sont appels notions communes, ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ; do lon infrequil faut que ces principes-l soient autant dimpressions que nos esprits reoiventavec lexistence. 3. Mais quand le fait serait certain, quil y a des principes donttout le genre humain demeure daccord, ce consentement universel ne prouveraitpoint quils sont inns, si lon peut montrer, comme je le crois, une autre voie parlaquelle les hommes ont pu arriver cette uniformit de sentiment. 4. Mais, ce

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  • qui est bien pis, ce consentement universel ne se trouve gure, non pas mme parrapport ces deux clbres principes spculatifs (car nous parlerons par aprs deceux de pratique) que tout ce qui est, est, et quil est impossible quune chose soit etne soit pas en mme temps. Car il y a une grande partie du genre humain, quices deux propositions, qui passeront sans doute pour vrits ncessaires et pour desaxiomes chez vous, ne sont pas mme connues.

    THOPHILE. Je ne fonde pas la certitude des principes inns sur le consen-tement universel, car je vous ai dj dit, Philalthe, que mon avis est quon doittravailler pouvoir dmontrer tous les axiomes qui ne sont point primitifs. Jevous accorde aussi quun consentement fort gnral, mais qui nest pas univer-sel, peut venir dune tradition rpandue par tout le genre humain, comme lusagede la fume du tabac a t reu presque par tous les peuples en moins dun sicle,quoiquon ait trouv quelques insulaires qui, ne connaissant pas mme le feu,navaient garde de fumer. Cest ainsi que quelques habiles gens, mme parmi lesthologiens, mais du parti dArminius, ont cru que la connaissance de la Divinitvenait dune tradition trs ancienne et fort gnrale ; et je veux croire en effet quelenseignement a confirm et rectifi cette connaissance. Il parat pourtant que lanature a contribu y mener sans la doctrine ; les merveilles de lunivers ont faitpenser un Pouvoir suprieur. On a vu un enfant n sourd et muet marquer dela vnration pour la pleine lune. Et on a trouv des nations, quon ne voyait pasavoir appris autre chose dautres peuples, craindre des puissances invisibles. Jevous avoue, mon cher Philalthe, que ce nest pas encore lide de Dieu, telle quenous avons, et que nous demandons ; mais cette ide mme ne laisse pas dtredans le fond de nos mes, sans y tre mise, comme nous verrons. Et les lois ter-nelles de Dieu y sont en partie graves dune manire encore plus lisible, et parune espce dinstinct. Mais ce sont des principes de pratique dont nous auronsaussi occasion de parler. Il faut avouer cependant que le penchant que nous avons reconnatre lide de Dieu est dans la nature humaine. Et quand on en attribue-rait le premier enseignement la rvlation, toujours la facilit que les hommesont tmoigne recevoir cette doctrine vient du naturel de leurs mes. Mais nousjugerons dans la suite que la doctrine externe ne fait quexciter ici ce qui est ennous. Je conclus quun consentement assez gnral parmi les hommes est un in-dice, et non pas une dmonstration dun principe inn ; mais que la preuve exacteet dcisive de ces principes consiste faire voir que leur certitude ne vient que dece qui est en nous. Pour rpondre encore ce que vous dites contre lapprobationgnrale quon donne aux deux grands principes spculatifs, qui sont pourtantdes mieux tablis, je puis vous dire que, quand mme ils ne seraient pas connus,ils ne laisseraient pas dtre inns, parce quon les reconnat ds quon les a enten-dus : mais jajouterai encore que dans le fond tout le monde les connat et quon

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  • se sert tout moment du principe de contradiction (par exemple) sans le regarderdistinctement, et il ny a point de barbare qui, dans une affaire quil trouve s-rieuse, ne soit choqu de la conduite dun menteur qui se contredit. Ainsi on em-ploie ces maximes sans les envisager expressment. Et cest peu prs comme ona virtuellement dans lesprit les propositions supprimes dans les enthymmes,quon laisse lcart non seulement au-dehors, mais encore dans notre pense.

    5. PHILALTHE. Ce que vous dites de ces connaissances virtuelles et de cessuppressions intrieures me surprend, car de dire quil y a des vrits imprimesdans lme, quelle naperoit point, cest, ce me semble, une vritable contradiction.

    THOPHILE. Si vous tes dans ce prjug, je ne mtonne pas que vous reje-tiez les connaissances innes. Mais je suis tonn comment il ne vous est pasvenu dans la pense que nous avons une infinit de connaissances dont nous nenous apercevons pas toujours, pas mme lorsque nous en avons besoin. Cest la mmoire de les garder et la rminiscence de nous les reprsenter, comme ellefait souvent au besoin, mais non pas toujours. Cela sappelle fort bien souvenir (subvenire ), car la rminiscence demande quelque aide. Et il faut bien que danscette multitude de nos connaissances nous soyons dtermins par quelque chose renouveler lune plutt que lautre, puisquil est impossible de penser distincte-ment, tout la fois, tout ce que nous savons.

    PHILALETHE. En cela je crois que vous avez raison : et cette affirmation trop g-nrale que nous nous apercevons toujours de toutes les vrits qui sont dans notreme mest chappe sans que jy aie donn assez dattention. Mais vous aurez unpeu plus de peine rpondre ce que je men vais vous reprsenter. Cest que, sion peut dire de quelque proposition en particulier quelle est inne, on pourra sou-tenir par la mme raison que toutes les propositions qui sont raisonnables et quelesprit pourra jamais regarder comme telles sont dj imprimes dans lme.

    THOPHILE. Je vous laccorde lgard des ides pures, que joppose aux fan-tmes des sens, et lgard des vrits ncessaires ou de raison, que joppose auxvrits de fait. Dans ce sens on doit dire que toute larithmtique et toute la go-mtrie sont innes et sont en nous dune manire virtuelle, en sorte quon les ypeut trouver en considrant attentivement et rangeant ce quon a dj dans les-prit, sans se servir daucune vrit apprise par lexprience ou par la traditiondautrui, comme Platon la montr dans un dialogue, o il introduit Socrate me-nant un enfant des vrits abstruses par les seules interrogations sans lui rienapprendre. On peut donc se fabriquer ces sciences dans son cabinet et mme

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  • yeux clos, sans apprendre par la vue ni mme par lattouchement les vrits donton y a besoin ; quoiquil soit vrai quon nenvisagerait pas les ides dont il sagit silon navait jamais rien vu ni touch. Car cest par une admirable conomie de lanature que nous ne saurions avoir des penses abstraites qui naient point besoinde quelque chose de sensible, quand ce ne serait que des caractres tels que sontles figures des lettres et les sons ; quoiquil ny ait aucune connexion ncessaireentre tels caractres arbitraires et telles penses. Et si les traces sensibles ntaientpoint requises, lharmonie prtablie entre lme et le corps, dont jaurai occasionde vous entretenir plus amplement, naurait point de lieu. Mais cela nempchepoint que lesprit ne prenne les vrits ncessaires de chez soi. On voit aussi quel-quefois combien il peut aller loin sans aucune aide, par une logique et arithm-tique purement naturelles, comme ce garon sudois qui cultivant la sienne vajusqu faire de grands calculs sur-le-champ dans sa tte, sans avoir appris la ma-nire vulgaire de compter ni mme lire et crire, si je me souviens bien de cequon men a racont. Il est vrai quil ne peut pas venir bout des problmes rebours, tels que ceux qui demandent les extractions des racines. Mais cela nem-pche point quil net pu encore les tirer de son fonds par quelque nouveau tourdesprit. Ainsi cela prouve seulement quil y a des degrs dans la difficult quona de sapercevoir de ce qui est en nous. Il y a des principes inns qui sont com-muns et fort aiss tous, il y a des thormes quon dcouvre aussi dabord etqui composent des sciences naturelles, qui sont plus tendues dans lun que danslautre. Enfin, dans un sens plus ample, quil est bon demployer pour avoir desnotions plus comprhensives et plus dtermines, toutes les vrits quon peut ti-rer des connaissances innes primitives se peuvent encore appeler innes, parceque lesprit les peut tirer de son propre fonds, quoique souvent ce ne soit pas unechose aise. Mais si quelquun donne un autre sens aux paroles, je ne veux pointdisputer des mots.

    PHILALETHE. Je vous ai accord quon peut avoir dans lme ce quon ny aper-oit pas, car on ne se souvient pas toujours point nomm de tout ce que lonsait, mais il faut toujours quon lait appris, et quon lait connu autrefois expres-sment. Ainsi, si on peut dire quune chose est dans lme, quoique lme ne laitpas encore connue, ce ne peut tre qu cause quelle a la capacit ou facult de laconnatre.

    THOPHILE. Pourquoi cela ne pourrait-il avoir encore une autre cause, telleque serait celle-ci, que lme peut avoir cette chose en elle sans quon sen soitaperu ? car puisquune connaissance acquise y peut tre cache par la mmoire,comme vous en convenez, pourquoi la nature ne pourrait-elle pas y avoir aussicach quelque connaissance originale ? Faut-il que tout ce qui est naturel une

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  • substance qui se connat sy connaisse dabord actuellement ? Une substance telleque notre me ne peut et ne doit-elle pas avoir plusieurs proprits et affections,quil est impossible denvisager toutes dabord et tout la fois ? Ctait lopiniondes platoniciens que toutes nos connaissances taient des rminiscences, et quainsiles vrits, que lme a apportes avec la naissance de lhomme, et quon appelleinnes, doivent tre des restes dune connaissance expresse antrieure. Mais cetteopinion na nul fondement. Et il est ais de juger que lme devait dj avoir desconnaissances innes dans ltat prcdent (si la prexistence avait lieu), quelquerecul quil pt tre, tout comme ici : elles devraient donc aussi venir dun autretat prcdent, o elles seraient enfin innes ou au moins concres, ou bien ilfaudrait aller linfini et faire les mes ternelles, en quel cas ces connaissancesseraient innes en effet, parce quelles nauraient jamais de commencement danslme ; et si quelquun prtendait que chaque tat antrieur a eu quelque chosedun autre plus antrieur, quil na point laiss aux suivants, on lui rpondra quilest manifeste que certaines vrits videntes devraient avoir t de tous ces tats.Et de quelque manire quon le prenne, il est toujours clair, dans tous les tats delme, que les vrits ncessaires sont innes et se prouvent par ce qui est interne,ne pouvant point tre tablies par les expriences, comme on tablit par l lesvrits de fait. Pourquoi faudrait-il aussi quon ne peut rien possder dans lmedont on ne se fut jamais servi ? Et avoir une chose sans sen servir, est-ce la mmechose que davoir seulement la facult de lacqurir ? Si cela tait, nous ne poss-derions jamais que des choses dont nous jouissons : au lieu quon sait quoutre lafacult et lobjet, il faut souvent quelque disposition dans la facult ou dans lobjetet dans toutes les deux, pour que la facult sexerce sur lobjet.

    PHILALTHE. A le prendre de cette manire-l, on pourra dire quil y a des vritsgraves dans lme, que lme na pourtant jamais connues, et que mme elle neconnatra jamais. Ce qui me parat trange.

    THOPHILE. Je ny vois aucune absurdit, quoique aussi on ne puisse pointassurer quil y ait de telles vrits. Car des choses plus releves que celles que nouspouvons connatre dans ce prsent train de vie se peuvent dvelopper un jourdans nos mes, quand elles seront dans un autre tat.

    PHILALTHE. Mais suppos quil y ait des vrits qui puissent tre imprimesdans lentendement, sans quil les aperoive, je ne vois pas comment, par rapport leur origine, elles peuvent diffrer des vrits quil est seulement capable de connatre.

    THOPHILE. Lesprit nest pas seulement capable de les connatre, mais encorede les trouver en soi, et sil navait que la simple capacit de recevoir les connais-

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  • sances ou la puissance passive pour cela, aussi indtermine que celle qua la cirede recevoir des figures et la table rase de recevoir des lettres, il ne serait pas lasource des vrits ncessaires, comme je viens de montrer quil lest : car il est in-contestable que les sens ne suffisent pas pour en faire voir la ncessit, et quainsilesprit a une disposition (tant active que passive) pour les tirer lui-mme de sonfonds ; quoique les sens soient ncessaires pour lui donner de loccasion et delattention pour cela, et pour le porter plutt aux unes quaux autres. Vous voyezdonc, Monsieur, que ces personnes, trs habiles dailleurs, qui sont dun autre sen-timent, paraissent navoir pas assez mdit sur les suites de la diffrence quil y aentre les vrits ncessaires ou ternelles, et entre les vrits dexprience, commeje lai dj remarqu, et comme toute notre contestation le montre. La preuve ori-ginaire des vrits ncessaires vient du seul entendement, et les autres vritsviennent des expriences ou des observations des sens. Notre esprit est capablede connatre les unes et les autres, mais il est la source des premires, et quelquenombre dexpriences particulires quon puisse avoir dune vrit universelle, onne saurait sen assurer pour toujours par linduction, sans en connatre la nces-sit par la raison.

    PHILALETHE. Mais nest-il pas vrai que ci ces mots, tre dans lentendement, em-portent quelque chose de positif, ils signifient tre aperu et compris par lentende-ment ?

    THOPHILE. Ils nous signifient tout autre chose : cest assez que ce qui est danslentendement y puisse tre trouv et que les sources ou preuves originaires desvrits dont il sagit ne soient que dans lentendement : les sens peuvent insinuer,justifier, et confirmer ces vrits, mais non pas en dmontrer la certitude imman-quable et perptuelle.

    11. PHILALTHE. Cependant tous ceux qui voudront prendre la peine de rfl-chir avec un peu dattention sur les oprations de lentendement trouveront que ceconsentement que lesprit donne sans peine certaines vrits dpend de la facultde lesprit humain.

    THOPHILE. Fort bien. Mais cest ce rapport particulier de lesprit humain ces vrits qui rend lexercice de la facult ais et naturel leur gard, et qui faitquon les appelle innes. Ce nest donc pas une facult nue qui consiste dans laseule possibilit de les entendre : cest une disposition, une aptitude, une prfor-mation, qui dtermine notre me et qui fait quelles en peuvent tre tires. Toutcomme il y a de la diffrence entre les figures quon donne la pierre ou au marbre

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  • indiffremment et entre celles que ses veines marquent dj ou sont disposes marquer si louvrier en profite.

    PHILALETHE. Mais nest-il point vrai que les vrits sont postrieures aux idesdont elles naissent ? Or les ides viennent des sens.

    THOPHILE. Les ides intellectuelles, qui sont la source des vrits ncessaires,ne viennent point des sens : et vous reconnaissez quil y a des ides qui sont dues la rflexion de lesprit lorsquil rflchit sur soi-mme. Au reste il est vrai quela connaissance expresse des vrits est postrieure ( tempore vel natura ) laconnaissance expresse des ides, comme la nature des vrits dpend de la naturedes ides, avant quon forme expressment les unes et les autres ; et les vrits oentrent les ides qui viennent des sens dpendent des sens, au moins en partie.Mais les ides qui viennent des sens sont confuses, et les vrits qui en dpendentle sont aussi, au moins en partie ; au lieu que les ides intellectuelles et les vri-ts qui en dpendent sont distinctes, et ni les unes ni les autres nont point leurorigine des sens, quoiquil soit vrai que nous ny penserions jamais sans les sens.

    PHILALETHE. Mais selon vous, les nombres ont des ides intellectuelles, et ce-pendant il se trouve que la difficult y dpend de la formation expresse des ides,par exemple un homme sait que 18 et 19 sont gaux 37, avec la mme videncequil sait quun et deux sont gaux trois ; mais pourtant un enfant ne connat pasla premire proposition si tt que la seconde, ce qui vient de ce quil na pas si ttform les ides que les mots 18, 19 et 37 signifient, que celles qui sont exprimes parles mots un, deux, trois.

    THOPHILE. Je puis vous accorder que souvent la difficult quil y a dans laformation expresse des vrits dpend de celle quil y a dans la formation expressedes ides. Cependant je crois que dans votre exemple, il sagit de se servir des idesdj formes. Car ceux qui ont appris compter jusqu 10, et la manire de passerplus avant par une certaine rplication de dizaines, entendent sans peine ce quecest que 18, 19, 37, savoir une, deux ou trois fois 10, avec 8, ou 9, ou 7 : mais pouren tirer que 18 plus 19 fait 37, il faut bien plus dattention que pour connatre que2 plus 1 sont trois, ce qui dans le fond nest que la dfinition de trois.

    18. PHILALETHE. Ce nest pas un privilge attach aux nombres ou aux idesque vous appelez intellectuelles de fournir des propositions auxquelles on acquiesceinfailliblement, ds quon les entend. On en rencontre aussi dans la physique et dans

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  • toutes les autres sciences, et les sens mme en fournissent. Par exemple, cette pro-position : deux corps ne peuvent pas tre en un mme lieu la fois, est une vritdont on nest pas autrement persuad que des maximes suivantes : Il est impossiblequune chose soit et ne soit pas en mme temps ; le blanc nest pas le rouge ; le carrnest pas un cercle ; la couleur jaune nest pas la douceur.

    THOPHILE. Il y a de la diffrence entre ces propositions. La premire, qui pro-nonce que la pntration des corps est impossible, a besoin de preuve. Tous ceuxqui croient des condensations et des rarfactions vritables et prises la rigueur,comme les pripatticiens et feu Monsieur le chevalier Digby, la rejettent en effet ;sans parler des chrtiens, qui croient la plupart que le contraire, savoir la pntra-tion des dimensions, est possible Dieu. Mais les autres propositions sont iden-tiques, ou peu sen faut, et les identiques ou immdiates ne reoivent point depreuve. Celles qui regardent ce que les sens fournissent, comme celle qui dit quela couleur jaune nest pas la douceur, ne font quappliquer la maxime identiquegnrale des cas particuliers.

    PHILALTHE. Chaque proposition qui est compose de deux diffrentes idesdont lune est nie de lautre, par exemple que le carr nest pas un cercle, qutrejaune nest pas tre doux, sera aussi certainement reue comme indubitable, dsquon en comprendra les termes, que cette maxime gnrale : il est impossible quunechose soit et ne soit pas en mme temps.

    THOPHILE. Cest que lune (savoir la maxime gnrale) est le principe, et lautre(cest--dire la ngation dune ide dune autre oppose) en est lapplication.

    PHILALETHE. Il me semble plutt que la maxime dpend de cette ngation,qui en est le fondement ; et quil est encore plus ais dentendre que ce qui est lamme chose nest pas diffrent, que la maxime qui rejette les contradictions. Or, cecompte, il faudra quon reoive pour vrits innes un nombre infini de propositionsde cette espce qui nient une ide de lautre, sans parler des autres vrits. Ajoutez cela quune proposition ne pouvant tre inne, moins que les ides dont elle estcompose ne le soient, il faudra supposer que toutes les ides que nous avons descouleurs, des sons, des gots, des figures, etc., sont innes.

    THOPHILE. Je ne vois pas bien comment ceci : ce qui est la mme chose nestpas diffrent, soit lorigine du principe de contradiction, et plus ais ; car il me pa-rat quon se donne plus de libert en avanant quA nest point B quen disantquA nest point non-A. Et la raison qui empche A dtre B est que B enveloppe

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  • non-A. Au reste cette proposition : le doux nest pas lamer, nest point inne, sui-vant le sens que nous avons donn ce terme de vrit inne. Car les sentimentsdu doux et de lamer viennent des sens externes. Ainsi cest une conclusion mle( hybrida conclusio ), o laxiome est appliqu une vrit sensible. Mais quant cette proposition : le carr nest pas un cercle, on peut dire quelle est inne, car enlenvisageant, on fait une subsomption ou application du principe de contradic-tion ce que lentendement fournit lui-mme, ds quon saperoit que ces idesqui sont innes renferment des notions incompatibles.

    19. PHILALTHE. Quand vous soutenez que ces propositions particulires etvidentes par elles-mmes, dont on reconnat la vrit ds quon les entend pronon-cer (comme que le vert nest pas le rouge), sont reues comme des consquences deces autres propositions plus gnrales, quon regarde comme autant de principes in-ns, il semble que vous ne considrez point, Monsieur, que ces propositions particu-lires sont reues comme des vrits indubitables de ceux qui nont aucune connais-sance de ces maximes plus gnrales.

    THOPHILE. Jai dj rpondu cela ci-dessus : On se fonde sur ces maximesgnrales, comme on se fonde sur les majeures, quon supprime lorsquon rai-sonne par enthymmes : car quoique bien souvent on ne pense pas distinctement ce ce quon fait en raisonnant, non plus qu ce quon fait en marchant et ensautant, il est toujours vrai que la force de la conclusion consiste en partie dans cequon supprime et ne saurait venir dailleurs, ce quon trouvera quand on voudrala justifier.

    . PHILALTHE. Mais il semble que les ides gnrales et abstraites sont plustrangres notre esprit que les notions et les vrits particulires : donc ces vritsparticulires seront plus naturelles lesprit que le principe de contradiction, dontvous voulez quelles ne soient que lapplication.

    THOPHILE. Il est vrai que nous commenons plutt de nous apercevoir desvrits particulires, comme nous commenons par les ides plus composes etplus grossires : mais cela nempche point que lordre de la nature ne commencepar le plus simple, et que la raison des vrits plus particulires ne dpende desplus gnrales, dont elles ne sont que les exemples. Et quand on veut considrerce qui est en nous virtuellement et avant toute aperception, on a raison de com-mencer par le plus simple. Car les principes gnraux entrent dans nos penses,dont ils font lme et la liaison. Ils y sont ncessaires comme les muscles et lestendons le sont pour marcher, quoiquon ny pense point. Lesprit sappuie sur ces

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  • principes tous moments, mais il ne vient pas si aisment les dmler et seles reprsenter distinctement et sparment, parce que cela demande une grandeattention ce quil fait, et la plupart des gens peu accoutums mditer nen ontgure. Les Chinois nont-ils pas comme nous des sons articuls ? et cependant,stant attachs une autre manire dcrire, ils ne se sont pas encore aviss defaire un alphabet de ces sons. Cest ainsi quon possde bien des choses sans lesavoir.

    21. PHILALETHE. Si lesprit acquiesce si promptement certaines vrits, celane peut-il point venir de la considration mme de la nature des choses, qui ne luipermet pas den juger autrement, plutt que de ce que ces propositions sont gravesnaturellement dans lesprit ?

    THOPHILE. Lun et lautre est vrai. La nature des choses et la nature de lesprity concourent. Et puisque vous opposez la considration de la chose lapercep-tion de ce qui est grav dans lesprit, cette objection mme fait voir, Monsieur,que ceux dont vous prenez le parti nentendent par les vrits innes que ce quonapprouverait naturellement comme par instinct et mme sans le connatre queconfusment. Il y en a de cette nature et nous aurons sujet den parler. Mais cequon appelle la lumire naturelle suppose une connaissance distincte, et biensouvent la considration de la nature des choses nest autre chose que la connais-sance de la nature de notre esprit et de ces ides innes, quon na point besoinde chercher au-dehors. Ainsi jappelle innes les vrits qui nont besoin que decette considration pour tre vrifies. Jai dj rpondu, 5, lobjection, 22,qui voulait que lorsquon dit que les notions innes sont implicitement dans les-prit, cela doit signifier seulement quil a la facult de les connatre ; car jai faitremarquer quoutre cela, il a la facult de les trouver en soi, et la disposition lesapprouver quand il y pense comme il faut.

    23. PHILALETHE. Il semble donc que vous voulez, Monsieur, que ceux qui onpropose ces maximes gnrales pour la premire fois napprennent rien qui leur soitentirement nouveau. Mais il est clair quils apprennent premirement les noms, etpuis les vrits et mme les ides dont ces vrits dpendent.

    THOPHILE. Il ne sagit point ici des noms, qui sont arbitraires en quelque fa-on, au lieu que les ides et les vrits sont naturelles. Mais quant ces ides etvrits, vous nous attribuez, Monsieur, une doctrine dont nous sommes fort loi-gns, car je demeure daccord que nous apprenons les ides et les vrits innes,soit en prenant garde leur source, soit en les vrifiant par lexprience. Ainsi je ne

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  • fais point la supposition que vous dites, comme si, dans le cas dont vous parlez,nous napprenions rien de nouveau. Et je ne saurais admettre cette proposition :tout ce quon apprend nest pas inn. Les vrits des nombres sont en nous, et onne laisse pas de les apprendre, soit en les tirant de leur source lorsquon les ap-prend par raison dmonstrative (ce qui fait voir quelle sont innes), soit en lesprouvant dans des exemples comme font les arithmticiens vulgaires, qui fautede savoir les raisons napprennent leurs rgles que par tradition, et tout au plus,avant que de les enseigner, ils les justifient par lexprience, quils poussent aussiloin quils jugent propos. Et quelquefois mme un fort habile mathmaticien,ne sachant point la source de la dcouverte dautrui, est oblig de se contenterde cette mthode de linduction pour lexaminer ; comme fit un clbre crivain Paris, quand jy tais, qui poussa assez loin lessai de mon ttragonisme arithm-tique, en le comparant avec les nombres de Ludolphe, croyant y trouver quelquefaute : et il eut raison de douter jusqu ce quon lui en communiqut la dmons-tration, qui nous dispense de ces essais, quon pourrait toujours continuer sanstre jamais parfaitement certain. Et cest cela mme, savoir limperfection des in-ductions, quon peut encore vrifier par les instances de lexprience. Car il y a desprogressions o lon peut aller fort loin avant que de remarquer les changementset les lois qui sy trouvent.

    PHILALTHE. Mais ne se peut-il point que non seulement les termes ou parolesdont on se sert, mais encore les ides, nous viennent de dehors ?

    THOPHILE. Il faudrait donc que nous fussions nous-mmes hors de nous, carles ides intellectuelles ou de rflexion sont tires de notre esprit. Et je voudraisbien savoir comment nous pourrions avoir lide de ltre, si nous ntions destres nous-mmes, et ne trouvions ainsi ltre en nous.

    PHILALTHE. Mais que dites-vous, Monsieur, ce dfi dun de mes amis ? Siquelquun, dit-il, peut trouver une proposition dont les ides soient innes, quil mela nomme, il ne saurait me faire un plus grand plaisir.

    THOPHILE. Je lui nommerais les propositions darithmtique et de gomtrie,qui sont toutes de cette nature, et en matire des vrits ncessaireson nen sau-rait trouver dautres.

    25. PHILALETHE. Cela paratra trange bien des gens. Peut-on dire que lessciences les plus difficiles et les plus profondes sont innes ?

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  • THOPHILE. Leur connaissance actuelle ne lest point, mais bien ce quon peutappeler la connaissance virtuelle, comme la figure trace par les veines du marbreest dans le marbre, avant quon les dcouvre en travaillant.

    PHILALETHE. Mais est-il possible que des enfants recevant des notions qui leurviennent au dehors, et y donnant leur consentement, naient aucune connaissancede celles quon suppose tre innes avec eux et faire comme partie de leur esprit, oelles sont, dit-on, empreintes en caractres ineffaables, pour servir de fondement ?Si cela tait, la nature se serait donn de la peine inutilement, ou du moins elleaurait mal grav ces caractres, puisquils ne sauraient tre aperus par des yeuxqui voient fort bien dautres choses.

    THOPHILE. Laperception de ce qui est en nous dpend dune attention etdun ordre. Or non seulement il est possible, mais il est mme convenable queles enfants aient plus dattention aux notions des sens, parce que lattention estrgle par le besoin. Lvnement cependant fait voir dans la suite que la naturene sest point donn inutilement la peine de nous imprimer les connaissancesinnes, puisque sans elles il ny aurait aucun moyen de parvenir la connaissanceactuelle des vrits ncessaires dans les sciences dmonstratives, et aux raisonsdes faits ; et nous naurions rien au-dessus des btes.

    26. PHILALTHE. Sil y a des vrits innes, ne faut-il pas quil y ait des pensesinnes ?

    THOPHILE. Point du tout, car les penses sont des actions, et les connais-sances ou les vrits, en tant quelles sont en nous, quand mme on ny pensepoint, sont des habitudes ou des dispositions ; et nous savons bien des chosesauxquelles nous ne pensons gure.

    PHILALTHE. Il est bien difficile de concevoir quune vrit soit dans lesprit, silesprit na Jamais pens cette vrit.

    THOPHILE. Cest comme si quelquun disait quil est difficile de concevoirquil y a des veines dans le marbre avant quon les dcouvre. Il semble aussi quecette objection approche un peu trop de la ptition de principe. Tous ceux qui ad-mettent des vrits innes, sans les fonder sur la rminiscence platonicienne, enadmettent auxquelles on na pas encore pens. Dailleurs ce raisonnement prouvetrop : car si les vrits sont des penses, on sera priv non seulement des vritsauxquelles on na jamais pens, mais encore de celles auxquelles on a pens et

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  • auxquelles on ne pense plus actuellement ; et si les vrits ne sont pas des pen-ses, mais des habitudes et aptitudes, naturelles ou acquises, rien nempche quily en ait en nous auxquelles on nait jamais pens ni ne pensera jamais.

    27. PHILALETHE. Si les maximes gnrales taient innes, elles devraient pa-ratre avec plus dclat dans lesprit de certaines personnes, o cependant nous nenvoyons aucune trace ; je veux parler des enfants, des idiots et des sauvages : car detous les hommes ce sont ceux qui ont lesprit le moins altr et corrompu par lacoutume et par limpression des opinions trangres.

    THOPHILE. Je crois quil faut raisonner tout autrement ici. Les maximes in-nes ne paraissent que par lattention quon leur donne ; mais ces personnes nenont gure, ou lont pour tout autre chose. Ils ne pensent presque quaux besoinsdu corps ; et il est raisonnable que les penses pures et dtaches soient le prix dessoins plus nobles. Il est vrai que les enfants et les sauvages ont lesprit moins al-tr par les coutumes, mais ils lont aussi moins lev par la doctrine, qui donne delattention. Ce serait quelque chose de bien peu juste, que les plus vives lumiresdussent mieux briller dans les esprits qui les mritent moins et qui sont enve-lopps des plus pais nuages. Je ne voudrais donc pas quon fit trop dhonneur lignorance et la barbarie, quand on est aussi savant et aussi habile que vousltes, Philalthe, aussi bien que votre excellent auteur ; ce serait rabaisser les donsde Dieu. Quelquun dira que plus on est ignorant, plus on approche de lavantagedun bloc de marbre, ou dune pice de bois, qui sont infaillibles et impeccables.Mais par malheur ce nest pas en cela quon y approche ; et tant quon est capablede connaissance, on pche en ngligeant de lacqurir, et on manquera dautantplus aisment quon est moins instruit.

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  • : Quil ny a point de principes de pratique quisoient inns

    1. PHILALTHE. La morale est une science dmonstrative, et cependant ellena point de principes inns. Et mme il serait bien difficile Je produire une rgle demorale qui soit dune nature tre rsolue par un consentement aussi gnral etaussi prompt que cette maxime : ce qui est, est.

    THOPHILE. Il est absolument impossible quil y ait des vrits de raison aussividentes que les identiques ou immdiates. Et quoiquon puisse dire vritable-ment que la morale a des principes indmontrables et quun des premiers et desplus pratiques est quil faut suivre la joie et viter la tristesse, il faut ajouter quece nest pas une vrit qui soit connue purement de raison, puisquelle est fondesur lexprience interne, ou sur des connaissances confuses, car on ne sent pas ceque cest que la joie et la tristesse.

    PHILALETHE. Ce nest que par des raisonnements, par des discours et par quelqueapplication desprit, quon peut sassurer des vrits de pratique.

    THOPHILE. Quand cela serait, elles nen seraient pas moins innes. Cepen-dant la maxime que je viens dallguer parait dune autre nature ; elle nest pasconnue par la raison, mais pour ainsi dire par un instinct. Cest un principe inn,mais il ne fait point partie de la lumire naturelle, car on ne le connat point dunemanire lumineuse. Cependant, ce principe pos, on en peut tirer des cons-quences scientifiques, et japplaudis extrmement ce que vous venez de dire,Monsieur, de la morale comme dune science dmonstrative. Aussi voyons-nousquelle enseigne des vrits si videntes que les larrons, les pirates et les banditssont forcs de les observer entre eux.

    2. PHILALTHE. Mais les bandits gardent entre eux les rgles de justice sans lesconsidrer comme des principes inns.

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  • THOPHILE. Quimporte ? est-ce que le monde se soucie de ces questions tho-riques ?

    PHILALTHE. Ils nobservent les maximes de justice que comme des rgles deconvenance, dont la pratique est absolument ncessaire pour la conservation deleur socit.THOPHILE. Fort bien. On ne saurait rien dire de mieux lgard detous les hommes en gnral. Et cest ainsi que ces lois sont graves dans lme,savoir comme des consquences de notre conservation et de nos vrais biens. Est-ce quon simagine que nous voulons que les vrits soient dans lentendementcomme indpendantes les unes des autres et comme des dits du prteur taientdans son affiche ou album ? Je mets part ici linstinct qui porte lhomme ai-mer lhomme, dont je parlerai tantt ; car maintenant je ne veux parler que desvrits en tant quelles se connaissent par la raison. Je reconnais aussi que cer-taines rgles de la justice ne sauraient tre dmontres dans toute leur tendue etperfection quen supposant lexistence de Dieu et limmortalit de lme, et celleso linstinct de lhumanit ne nous pousse point ne sont graves dans lme quecomme dautres vrits drivatives. Cependant ceux qui ne fondent la justice quesur les ncessits de cette vie et sur le besoin quils en ont, plutt que sur le plaisirquils y devraient prendre, qui est des plus grands lorsque Dieu en est le fonde-ment, ceux-l sont sujets ressembler un peu la socit des bandits.

    Sit spes fallendi, miscebunt sacra profanis.

    3. PHILALTHE. Je vous avoue que la nature a mis dans tous les hommes len-vie dtre heureux, et une forte aversion pour la misre. Ce sont l des principes depratique vritablement inns, et qui, selon la destination de tout principe de pra-tique, ont une influence continuelle sur toutes nos actions. Mais ce sont l des in-clinations de lme vers le bien et non pas des impressions de quelque vrit qui soitgrave dans notre entendement.

    THOPHILE. Je suis ravi, Monsieur, de vous voir reconnatre en effet des vritsinnes comme je dirai tantt. Ce principe convient assez avec celui que je viens demarquer, qui nous porte suivre la joie et viter la tristesse. Car la flicit nestautre chose quune joie durable. Cependant notre penchant va non pas la flicitproprement, mais la joie, cest--dire au prsent ; cest la raison qui porte lave-nir et la dure. Or le penchant, exprim par lentendement, passe en prcepteou vrit de pratique : et si le penchant est inn, la vrit lest aussi, ny ayant riendans lme qui ne soit exprim dans lentendement, mais non pas toujours parune considration actuelle distincte, comme jai assez fait voir. Les instincts, aussi

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  • ne sont pas toujours de pratique ; il y en a qui contiennent des vrits de tho-rie, et tels sont les principes internes des sciences et du raisonnement, lorsque,sans en connatre la raison, nous les employons par un instinct naturel. Et dansce sens vous ne pouvez pas vous dispenser de reconnatre des principes inns :quand mme vous voudriez nier que les vrits drivatives sont innes. Mais ceserait une question de nom aprs lexplication que jai donne de ce que jappelleinn. Et si quelquun ne veut donner cette appellation quaux vrits quon reoitdabord par instinct, je ne le lui contesterai pas.

    PHILALTHE. Voil qui va bien. Mais sil y avait dans notre me certains carac-tres qui y fussent gravs naturellement, comme autant de principes de connais-sance, nous ne pourrions que les apercevoir agissant en nous, comme nous sen-tons linfluence des deux principes qui agissent constamment en nous, savoir lenviedtre heureux et la crainte dtre misrables.

    THOPHILE. Il y a des principes de connaissance qui influent aussi constam-ment dans nos raisonnements que ceux de pratique dans nos volonts ; par exemple,tout le monde emploie les rgles des consquences par une logique naturelle sanssen apercevoir.

    4. PHILALTHE. Les rgles de morale ont besoin dtre prouves, donc elles nesont point innes, comme cette rgle, qui est la source des vertus qui regardent lasocit : ne faites autrui que ce que vous voudriez quil vous ft fait vous-mme.

    THOPHILE. Vous me faites toujours lobjection que jai dj rfute. Je vousaccorde, Monsieur, quil y a des rgles de morale qui ne sont point des principesinns, mais cela nempche point que cc ne soient des vrits innes, car une v-rit drivative sera inne lorsque nous la pouvons tirer de notre esprit. Mais il ya des vrits innes que nous trouvons en nous de deux faons, par lumire etpar instinct. Celles que je viens de marquer se dmontrent par nos ides, ce quifait la lumire naturelle. Mais il y a des conclusions de la lumire naturelle quisont des principes par rapport linstint. Cest ainsi que nous sommes ports auxactes dhumanit, par instinct parce que cela nous plat, et par raison parce quecela est juste. Il y a donc en nous des vrits dinstinct, qui sont des principes in-ns, quon sent et approuve, quand mme on nen a point la preuve, quon obtientpourtant lorsquon rend raison de cet instinct. Cest ainsi quon se sert des lois desconsquences suivant une connaissance confuse, et comme par instinct, mais leslogiciens en dmontrent la raison, comme les mathmaticiens aussi rendent rai-son de ce quon fait sans y penser en marchant et en sautant. Quant la rgle qui

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  • porte quon ne doit faire aux autres que ce quon voudrait quils nous fissent, ellea besoin non seulement de preuve, mais encore de dclaration. On voudrait trop,si on en tait le matre, est-ce donc quon doit trop aussi aux autres ? On me diraque cela ne sentend que dune volont juste. Mais ainsi cette rgle, bien loin desuffire servir de mesure, en aurait besoin. Le vritable sens de la rgle est que laplace dautrui est le vrai point de vue pour juger quitablement lorsquon sy met.

    9. PHILALETHE. On commet souvent des actions mauvaises sans aucun re-mords de conscience : par exemple, lorsquon prend des villes dassaut, les soldatscommettent sans scrupules les plus mchantes actions ; des nations polies ont ex-pos leurs enfants, quelques Caribes chtrent les leurs pour les engraisser et man-ger. Garcilasso de La Vega 43 rapporte que certains peuples du Prou prenaient desprisonnires pour en faire des concubines, et nourrissaient les enfants jusqu lgede 13 ans, aprs quoi ils les mangeaient, et traitaient de mme les mres ds quellesne faisaient plus denfants. Dans le voyage de Baumgarten 44, il est rapport quil yavait un santon en Egypte, qui passait pour un saint homme , eo quod non foemi-narum unquam esset ac puerorum, sed tantum asellarum concubitor atque mu-larum.

    THOPHILE. La science morale (outre les instincts comme celui qui fait suivrela joie et fuir la tristesse) nest pas autrement inne que larithmtique, car elle d-pend aussi des dmonstrations que la lumire interne fournit. Et comme les d-monstrations ne sautent pas dabord aux yeux, ce nest pas grande merveille si leshommes ne saperoivent pas toujours et dabord de tout ce quils possdent eneux, et ne lisent pas assez promptement les caractres de la loi naturelle, que Dieu,selon saint Paul, a gravs dans leurs esprits. Cependant, comme la morale est plusimportante que larithmtique, Dieu a donn lhomme des instincts qui portentdabord et sans raisonnement quelque chose de ce que la raison ordonne. Cestcomme nous marchons suivant les lois de la mcanique sans penser ces lois, etcomme nous mangeons non seulement parce que cela nous est ncessaire, maisencore et bien plus parce que cela nous fait plaisir. Mais ces instincts ne portentpas laction dune manire invincible ; on y rsiste par des passions, on les obs-curcit par des prjugs et on les altre par des coutumes contraires. Cependanton convient le plus souvent de ces instincts de la conscience et on les suit mmequand de plus grandes impressions ne les surmontent. La plus grande et la plussaine partie du genre humain leur rend tmoignage. Les Orientaux et les Grecs ouRomains, la Bible et lAlcoran y conviennent ; la police des mahomtans a cou-tume de punir ce que Baumgarten rapporte, et il faudrait tre aussi abruti que lessauvages amricains pour approuver leurs coutumes, pleines dune cruaut quipasse mme celle des btes. Cependant ces mmes sauvages sentent bien ce que

    21

  • cest que la justice en dautres occasions ; et, quoiquil ny ait point de mauvaisepratique peut-tre qui ne soit autorise quelque part et en quelques rencontres,il y en a peu pourtant qui ne soient condamnes le plus souvent et par la plusgrande partie des hommes. Ce qui nest point arriv sans raison, et, ntant pasarriv par le seul raisonnement, doit tre rapport en partie aux instincts naturels.La coutume, la tradition, la discipline sen sont mles, mais le naturel est causeque la coutume sest tourne plus gnralement du bon ct sur ces devoirs. Lenaturel est encore cause que la t r a d i t i o n de lexistence de Dieu est venue.Or la nature donne lhomme et mme la plupart des animaux de laffectionet de la douceur pour ceux de leur espce. Le tigre mme parcit cognatis macu-lis : do vient ce bon mot dun jurisconsulte romain, quia inter omnes hominesnatura cognationem constituit, inde hominem homini insidiari nefas esse . Il ny apresque que les araignes qui fassent exception et qui sentremangent, jusqu cepoint que la femelle dvore le mle aprs en avoir joui. Aprs cet instinct gn-ral de socit, qui se peut appeler philanthropie dans lhomme, il y en a de plusparticuliers, comme laffection entre le mle et la femelle, lamour que les preset les mres portent leuervir de mesure, en aurait besoin. Le vritable sens dela rgle est que la place dautrui est le vrai point de vue pour juger quitablementlorsquon sy met.

    9. PHILALETHE. On commet souvent des actions mauvaises sans aucun re-mords de conscience : par exemple, lorsquon prend des villes dassaut, les soldatscommettent sans scrupules les plus mchantes actions ; des nations polies ont ex-pos leurs enfants, quelques Caribes chtrent les leurs pour les engraisser et man-ger. Garcilasso de La Vega 43 rapporte que certains peuples du Prou prenaient desprisonnires pour en faire des concubines, et nourrissaient les enfants jusqu lgede 13 ans, aprs quoi ils les mangeaient, et traitaient de mme les mres ds quellesne faisaient plus denfants. Dans le voyage de Baumgarten 44, il est rapport quil yavait un santon en Egypte, qui passait pour un saint homme , eo quod non foemi-narum unquam esset ac puerorum, sed tantum asellarum concubitor atque mu-larum.

    THOPHILE. La science morale (outre les instincts comme celui qui fait suivrela joie et fuir la tristesse) nest pas autrement inne que larithmtique, car elle d-pend aussi des dmonstrations que la lumire interne fournit. Et comme les d-monstrations ne sautent pas dabord aux yeux, ce nest pas grande merveille si leshommes ne saperoivent pas toujours et dabord de tout ce quils possdent eneux, et ne lisent pas assez promptement les caractres de la loi naturelle, que Dieu,selon saint Paul, a gravs dans leurs esprits. Cependant, comme la morale est plusimportante que larithmtique, Dieu a donn lhomme des instincts qui portent

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  • dabord et sans raisonnement quelque chose de ce que la raison ordonne. Cestcomme nous marchons suivant les lois de la mcanique sans penser ces lois, etcomme nous mangeons non seulement parce que cela nous est ncessaire, maisencore et bien plus parce que cela nous fait plaisir. Mais ces instincts ne portentpas laction dune manire invincible ; on y rsiste par des passions, on les obs-curcit par des prjugs et on les altre par des coutumes contraires. Cependanton convient le plus souvent de ces instincts de la conscience et on les suit mmequand de plus grandes impressions ne les surmontent. La plus grande et la plussaine partie du genre humain leur rend tmoignage. Les Orientaux et les Grecs ouRomains, la Bible et lAlcoran y conviennent ; la police des mahomtans a cou-tume de punir ce que Baumgarten rapporte, et il faudrait tre aussi abruti que lessauvages amricains pour approuver leurs coutumes, pleines dune cruaut quipasse mme celle des btes. Cependant ces mmes sauvages sentent bien ce quecest que la justice en dautres occasions ; et, quoiquil ny ait point de mauvaisepratique peut-tre qui ne soit autorise quelque part et en quelques rencontres,il y en a peu pourtant qui ne soient condamnes le plus souvent et par la plusgrande partie des hommes. Ce qui nest point arriv sans raison, et, ntant pasarriv par le seul raisonnement, doit tre rapport en partie aux instincts naturels.La coutume, la tradition, la discipline sen sont mles, mais le naturel est causeque la coutume sest tourne plus gnralement du bon ct sur ces devoirs. Lenaturel est encore cause que la t r a d i t i o n de lexistence de Dieu est venue.Or la nature donne lhomme et mme la plupart des animaux de laffectionet de la douceur pour ceux de leur espce. Le tigre mme parcit cognatis macu-lis : do vient ce bon mot dun jurisconsulte romain, quia inter omnes hominesnatura cognationem constituit, inde hominem homini insidiari nefas esse . Il ny apresque que les araignes qui fassent exception et qui sentremangent, jusqu cepoint que la femelle dvore le mle aprs en avoir joui. Aprs cet instinct gn-ral de socit, qui se peut appeler philanthropie dans lhomme, il y en a de plusparticuliers, comme laffection entre le mle et la femelle, lamour que les preset les mres portent leurs enfants, que les Grecs appellent storgen , et autresinclinations semblables qui font ce droit naturel, ou cette image de droit plutt,que selon les jurisconsultes romains la nature a enseign aux animaux. Mais danslhomme particulirement il se trouve un certain soin de la dignit et de la conve-nance, qui porte cacher les choses qui nous rabaissent, mnager la pudeur, avoir de la rpugnance pour des incestes, ensevelir les cadavres, ne point man-ger des hommes du tout ni des btes vivantes. On est port encore avoir soin desa rputation, mme au-del du besoin et de la vie ; tre sujet des remords dela conscience et sentir ces laniatus et ictus , ces tortures et ces gnes dont parleTacite aprs Platon ; outre la crainte dun avenir et dune puissance suprme quivient encore assez naturellement. Il y a de la ralit en tout cela ; mais dans le fond

    23

  • ces impressions naturelles, quelles quelles puissent tre, ne sont que des aides la raison et des indices du conseil de la nature. La coutume, lducation, la tradi-tion, la raison y contribuent beaucoup, mais la nature humaine ne laisse pas dyavoir part. Il est vrai que uns la raison ces aides ne suffiraient pas pour donnerune certitude entire la morale. Enfin niera-t-on que lhomme nee soit portnaturellement, par exemple, sloigner des choses vilaines, sous prtexte quontrouve des gens qui aiment ne parler que dordures, quil y en a mme dont legenre de vie les engage manier des excrments, et quil y a des peuples de Bou-tan o ceux du Roi passent pour quelque chose daromatique. Je mimagine quevous tes, Monsieur, de mon sentiment dans le fond lgard de ces instincts na-turels pour le bien honnte ; quoique vous direz peut-tre, comme vous avez dit lgard de linstinct qui porte la joie et la flicit, que ces impressions ne sontpas des vrits innes. Mais jai dj rpondu que tout sentiment est la percep-tion dune vrit, et que le sentiment naturel lest dune vrit inne, mais biensouvent confuse, comme sont les expriences des sens externes : ainsi on peutdistinguer les vrits innes davec la lumire naturelle (qui ne contient que dedistinctement connaissable), comme le genre doit tre distingu de son espce,puisque les vrits innes comprennent tant les instincts que la lumire naturelle.

    11. PHILALTHE. Une personne qui connatrait les bornes naturelles du juste etde linjuste, et ne laisserait pas de les confondre ensemble, ne pourrait tre regardeque comme lennemi dclar du repos et du bonheur de la socit dont il fait partie.Mais les hommes les confondent tout moment, donc ils ne les connaissent point.

    THOPHILE. Cest prendre les choses un peu trop thoriquement. Il arrive tousles jours que les hommes agissent contre leur connaissance en se les cachant eux-mmes, lorsquils tournent lesprit ailleurs, pour suivre leurs passions : sanscela nous ne verrions pas les gens manger et boire ce quils savent leur devoircauser des maladies et mme la mort. Ils ne ngligeraient pas leurs affaires ; ilsne feraient pas ce que des nations entires ont fait certains gards. Lavenir et leraisonnement frappent rarement autant que le prsent et les sens. Cet Italien lesavait bien, qui, devant tre mis la torture, se proposa davoir continuellementle gibet en vue pendant les tourments pour y rsister, et on lentendit dire quel-quefois : Io ti vedo , ce quil expliqua ensuite quand il fut chapp. A moins deprendre une ferme rsolution denvisager le vrai bien et le vrai mal pour les suivreou les viter, on se trouve emport et il arrive encore par rapport aux besoins lesplus importants de cette vie ce qui arrive par rapport au paradis et lenfer chezceux-l mmes qui les croient le plus :

    Cantantur haec, laudantur haec,

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  • Dicuntur, audiuntur,

    Scribuntur haec, leguntur haec,

    Et lecta negliguntur.

    PHILALTHE. Tout principe quon suppose inn ne peut qutre connu dun cha-cun comme juste et avantageux.

    THOPHILE. Cest toujours revenir cette supposition que jai rfute tant defois, que toute vrit inne est connue toujours et de tous.

    12. PHILALTHE. Mais une permission publique de violer la loi prouve quecette loi nest pas inne : par exemple la loi daimer et de conserver les enfants a tviole chez les anciens lorsquils ont permis de les exposer.

    THEOPHILE. Cette violation suppose, il sensuit seulement quon na pas bienlu ces caractres de la nature gravs dans nos mes, mais quelquefois assez en-velopps par nos dsordres ; outre que pour voir la ncessit des devoirs dunemanire invincible, il en faut envisager la dmonstration, ce qui nest pas fort or-dinaire. Si la gomtrie sopposait autant nos passions et nos intrts prsentsque la morale, nous ne la contesterions et ne la violerions gure moins, malgrtoutes les dmonstrations dEuclide et dArchimde, quon traiterait de rveries,et croirait pleines de paralogismes ; et Joseph Scaliger, Hobbes et autres, qui ontcrit contre Euclide et Archimde, ne se trouveraient point si peu accompagnsquils le sont. Ce ntait que la passion de la gloire, que ces auteurs croyaient trou-ver dans la quadrature du cercle et autres problmes difficiles, qui ait pu aveuglerjusqu un tel point des personnes dun si grand mrite. Et si dautres avaient lemme intrt, ils en useraient de mme.

    PHILALTE. Tout devoir emporte lide de loi, et une loi ne saurait tre connueou suppose sans un lgislateur qui lait prescrite, ou sans rcompense et sans peine.

    THEOPHILE. Il peut y avoir des rcompenses et des peines naturelles sans lgis-lateur ; lintemprance par exemple est punie par des maladies. Cependant commeelle ne nuit pas tous dabord, javoue quil ny a gure de prcepte qui on seraitoblig indispensablement, sil ny avait pas un Dieu qui ne laisse aucun crime sanschtiment, ni aucune bonne action sans rcompense.

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  • PHILALTHE. Il faut donc que les ides dun Dieu et dune vie venir soient aussiinnes.

    THOPHILE. Jen demeure daccord dans le sens que jai expliqu.

    PHILALETHE. Mais ces ides sont si loignes dtre graves naturellement danslesprit de tous les hommes quelles ne paraissent pas mme fort claires et fort dis-tinctes dans lesprit de plusieurs hommes dtude, et qui font profession dexaminerles choses avec quelque exactitude : tant il sen faut quelles soient connues de toutecrature humaine.

    THOPHILE. Cest encore revenir la mme supposition, qui prtend que cequi nest point connu nest point inn, que jai pourtant rfute tant de fois. Cequi est inn nest pas dabord connu clairement et distinctement pour cela : il fautsouvent beaucoup dattention et dordre pour sen apercevoir, les gens dtudenen apportent pas toujours, et toute crature humaine encore moins.

    13. PHILALETHE. Mais si les hommes peuvent ignorer ou rvoquer en doute cequi est inn, cest en vain quon nous parle de principes inns, et quon en prtendfaire voir la ncessit ; bien loin quils puissent servir nous instruire de la vritet de la certitude des choses, comme on le prtend, nous nous trouverions dans lemme tat dincertitude avec ces principes que sils ntaient point en nous.

    THOPHILE. On ne peut point rvoquer en doute tous les principes inns. Vousen tes demeur daccord, Monsieur, lgard des identiques ou du principe decontradiction, avouant quil y a des principes incontestables, quoique vous ne lesreconnaissiez point alors comme inns ; mais il ne sensuit point que tout ce quiest inn et li ncessairement avec ces principes inns soit aussi dabord dunevidence indubitable.

    PHILALTHE. Personne na encore entrepris, que je sache, de nous donner uncatalogue exact de ces principes.

    THOPHILE. Mais nous a-t-on donn jusquici un catalogue plein et exact desaxiomes de gomtrie ?

    15. PHILALETHE. Mylord Herbert a voulu marquer quelquesuns de ces prin-cipes, qui sont : 1. Quil y a un Dieu suprme. 2. Quil doit tre servi. 3. Que la vertujointe avec la pit est le meilleur culte. 4. Quil faut se repentir de ses pchs. 5. Quil

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  • y a des peines et des rcompenses aprs cette vie. Je tombe daccord que ce sont l desvrits videntes et dune telle nature qutant bien expliques, une crature raison-nable ne peut gure viter dy donner son consentement. Mais nos amis disent quilsen faut beaucoup que ce ne soient autant dimpressions innes. Et si ces cinq pro-positions sont des notions communes graves dans nos mes par le doigt de Dieu, ily en a beaucoup dautres quon doit aussi mettre de ce rang.

    THOPHILE. Jen demeure daccord, Monsieur, car je prends toutes les vritsncessaires pour innes, et jy joins mme les instincts. Mais je vous avoue queces cinq propositions ne sont point des principes inns ; car je tiens quon peut etdoit les prouver.

    18. PHILALETHE. Dans la proposition troisime, que la vertu est le culte le plusagrable Dieu, il est obscur ce quon entend par la vertu. Si on lentend dans le sensquon lui donne le plus communment, je veux dire de ce qui passe pour louableselon les diffrentes opinions qui rgnent en divers pays, tant sen faut que cetteproposition soit vidente quelle nest pas mme vritable. Que si on appelle vertu lesactions qui sont conformes la volont de Dieu, ce sera presque idem per idem, etla proposition ne nous apprendra pas grand-chose ; car elle voudra dire seulementque Dieu a pour agrable ce qui est conforme sa volont. Il en est de mme de lanotion du pch dans la quatrime proposition.

    THOPHILE. Je ne me souviens pas davoir remarqu quon prenne commun-ment la vertu pour quelque chose qui dpende des opinions ; au moins les phi-losophes ne le font pas. Il est vrai que le nom de vertu dpend de lopinion deceux qui le donnent de diffrentes habitudes ou actions, selon quils jugent bienou mal et font usage de leur raison ; mais tous conviennent assez de la de la no-tion de la vertu en gnral, quoiquils diffrent dans lapplication. Selon Aristoteet plusieurs autres la vertu est une habitude de modrer les passions par la raison,et encore plus simplement une habitude dagir suivant la raison. Et cela ne peutmanquer dtre agrable celui qui vst la suprme et dernire raison des choses, qui rien nest indiffrent, et les actions des cratures raisonnables moins quetoutes les autres.

    . PHILALTHE. On a accoutum de dire que la coutume, lducation et les opi-nions gnrales de ceux avec qui on converse peuvent obscurcir ces principes de mo-rale, quon suppose inns. Mais si cette rponse est bonne, elle anantit la preuvequon prtend tirer du consentement universel. Le raisonnement de bien des gens serduit ceci : les principes que les gens de bon sens reconnaissent sont inns ; nous

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  • et ceux de notre parti sommes des gens de bon sens : donc nos principes sont inns.Plaisante manire de raisonner, qui va tout droit linfaillibilit !

    THOPHILE. Pour moi je me sers du consentement universel non pas commedune preuve principale, mais comme dune confirmation : car les vrits innesprises pour la lumire naturelle de la raison portent leurs caractres avec ellescomme la gomtrie, car elles sont enveloppes dans les principes immdiats, quevous reconnaissez vous-mmes pour incontestables. Mais javoue quil est plusdifficile de dmler les instincts et quelques autres habitudes naturelles davec lescoutumes, quoique cela se puisse pourtant, ce semble, le plus souvent. Au reste ilme parat que les peuples qui ont cultiv leur esprit ont quelque sujet de sattri-buer lusage du bon sens prfrablement aux barbares, puisquen les domptant siaisment presque comme des btes, ils montrent assez leur supriorit. Si on nenpeut pas toujours venir bout, cest quencore, comme les btes, ils se sauventdans les paisses forts, o il est difficile de les forcer, et le jeu ne vaut pas la chan-delle. Cest un avantage sans doute davoir cultiv lesprit, et sil est permis deparler pour la barbarie contre la culture, on aura aussi le droit dattaquer la raisonen faveur des btes et de prendre srieusement les saillies spirituelles de M. Des-praux dans une de ses Satires , o, pour contester lhomme sa prrogative surles animaux, il demande si

    Lours a peur du passant, ou le passant de lours,Et si par un dit de ptres de LibyeLes lions videraient les parcs de Numidie, etc.

    Cependant il faut avouer quil y a des points importants, o les barbares nouspassent, surtout lgard de la vigueur du corps, et lgard de lme mme onpeut dire qu certains gards leur morale pratique est meilleure que la ntre,parce quils nont point lavarice damasser ni lambition de dominer. Et on peutmme ajouter que la conversation des chrtiens les a rendus pires en bien deschoses : on leur a appris livrognerie (en leur portant de leau-de-vie), les jure-ments et blasphmes et dautres vices qui leur taient peu connus. Il y a chez nousplus de bien et plus de mal que chez eux : un mchant Europen est plus mchantquun sauvage : il raffine sur le mal. Cependant rien nempcherait les hommesdunir les avantages que la nature donne ces peuples avec ceux que nous donnela raison.

    PHILALTHE. Mais que rpondrez-vous, Monsieur, ce dilemme dun de mesamis ? Je voudrais bien, dit-il, que les partisans des ides innes me disent si ces

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  • principes peuvent ou ne peuvent pas tre effacs par lducation et la coutume ; silsne peuvent ltre, nous devons les trouver dans tous les hommes, et il faut quils pa-raissent clairement dans lesprit de chaque homme en particulier ; que sils peuventtre altrs par des notions trangres, ils doivent paratre plus distinctement et avecplus dclat lorsquils sont plus prs de leur source, je veux dire dans les enfantset ignorants, sur qui les opinions trangres ont fait le moins dimpression. Quilsprennent tel parti quils voudront, ils verront clairement, dit-il, quil est dmentipar des faits constants et par une continuelle exprience.

    THOPHILE. Je mtonne que votre habile ami ait confondu obscurcir et ef-facer, comme on confond dans votre parti ntre point et ne point paratre. Lesides et vrits innes ne sauraient tre effaces, mais elles sont obscurcies danstous les hommes (comme ils sont prsentement) par leur penchant vers les be-soins du corps, et souvent encore plus par les mauvaises coutumes survenues. Cescaractres de lumire interne seraient toujours clatants dans lentendement, etdonneraient de la chaleur dans la volont, si les perceptions confuses des sens nesemparaient de notre attention. Cest le combat dont la Sainte Ecriture ne parlepas moins que la philosophie ancienne et moderne.

    PHILALETHE. Ainsi donc nous nous trouvons dans des tnbres aussi paisses etdans une aussi grande incertitude que sil ny avait point de semblables lumires.

    THOPHILE. A Dieu ne plaise ; nous naurions ni sciences ni lois, et nous nau-rions pas mme de la raison.

    21. 22. etc. PHILALETHE. Jespre que vous conviendrez au moins de la forcedes prjugs, qui font souvent passer pour naturel ce qui est venu des mauvaisenseignements o les enfants ont t exposs, et des mauvaises coutumes quelducation et la conversation leur ont donnes.

    THOPHILE. Javoue que lexcellent auteur que vous suivez dit de fort belleschoses l-dessus et qui ont leur prix, si on les prend comme il faut ; mais je ne croispas quelles soient contraires la doctrine bien prise du naturel ou des vritsinnes. Et je massure quil ne voudra pas tendre ses remarques trop loin ; car jesuis galement persuad, et bien des opinions passent pour des vrits, qui nesont que des effets de la coutume et de la crdulit, et quil y en a bien aussi quecertains philosophes voudraient faire passer pour des prjugs, qui sont pourtantfondes dans la droite raison et dans la nature. Il y a autant et plus de sujet dese garder de ceux qui par ambition le plus souvent prtendent innover que de

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  • se dfier des impressions anciennes. Et aprs avoir assez mdit sur lancien etsur le nouveau, jai trouv que la plupart des doctrines reues peuvent souffrir unbon sens. De sorte que je voudrais que les hommes desprit cherchassent de quoisatisfaire leur ambition, en soccupant plutt btir et avancer qu reculeret dtruire. Et je souhaiterais quon ressemblt plutt aux Romains qui faisaientdes beaux ouvrages publics qu ce roi vandale, qui sa mre recommanda que,ne pouvant pas esprer la gloire dgaler ces grands btiments, il en chercht lesdtruire.

    PHILALTHE. Le but des habiles gens qui ont combattu les vrits innes a tdempcher que sous ce beau nom on ne fasse passer des prjugs et cherche couvrir sa paresse.

    THOPHILE. Nous sommes daccord sur ce point, car bien loin que japprouvequon se fasse des principes douteux, je voudrais, moi, quon chercht jusqu ladmonstration des axiomes dEuclide, comme quelques Anciens ont fait aussi.Et lorsquon demande le moyen de connatre et dexaminer les principes inns,je rponds, suivant ce que jai dit ci-dessus, quexcept les instincts dont la rai-son est inconnue, il faut tcher de les rduire aux premiers principes, cest--direaux axiomes identiques ou immdiats, par le moyen des dfinitions, qui ne sontautre chose quune exposition distincte des ides. Je ne doute pas mme que vosamis, contraires jusquici aux vrits innes, napprouvent cette mthode, qui pa-rat conforme leur but principal.

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  • : Autres considrations touchant les principesinns, tant ceux qui regardent la spculationque ceux qui appartiennent la pratique

    3. PHILALTHE. Vous voulez quon rduise les vrits aux premiers principes,et je vous avoue que sil y a quelque principe inn, cest sans contredit celui-ci : ilest impossible quune chose soit et ne soit pas en mme temps. Cependant il paratdifficile de soutenir quil est inn, puisquil faut se persuader en mme temps que lesides dimpossibilit et didentit sont innes.

    THEOPHILE. Il faut bien que ceux qui sont pour les vrits innes soutiennentet soient persuads que ces ides le sont aussi ; et javoue que je suis de leur avis.Lide de ltre, du possible, du mme, sont si bien innes quelles entrent danstoutes nos penses et raisonnements, et je les regarde comme des choses essen-tielles notre esprit ; mais jai dj dit quon ny fait pas toujours une attention par-ticulire et quon ne les dmle quavec le temps. Jai dit encore que nous sommes,pour ainsi dire, inns nous-mmes, et puisque nous sommes des tres, ltrenous est inn ; et la connaissance de ltre est enveloppe dans celle que nousavons de nous-mmes. Il y a quelque chose dapprochant en dautres notions g-nrales.

    4. PHILATETHE. Si lide de lidentit est naturelle, et par consquent si videnteet si prsente lesprit que nous devions la connatre ds le berceau, je voudraisbien quun enfant de sept ans et mme un homme de soixante-dix ans me dt siun homme, qui est une crature compose de corps et dme, est le mme lorsqueson corps est chang, et si, suppos la mtempsycose, Euphorbe serait le mme quePythagore.

    THOPHILE. Jai assez dit que ce qui nous est naturel ne nous est pas connupour cela ds le berceau ; et mme une ide nous peut tre connue sans que nouspuissions dcider dabord toutes les questions quon peut former l-dessus. Cestcomme si quelquun prtendait quun enfant ne saurait connatre ce que cest que

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  • le carr et sa diagonale, parce quil aura de la peine connatre que la diagonaleest incommensurable avec le ct du carr. Pour ce qui est de la question en elle-mme, elle me parat dmonstrativement rsolue par la doctrine des monades,que jai mise ailleurs dans son jour, et nous parlerons plus amplement de cettematire dans la suite.

    6. PHILALTHE. Je vois bien que je vous objecterais en vain que laxiome quiporte que le Tout est plus grand que sa partie nest point inn, sous prtexte queles ides du tout et de la partie sont relatives, dpendant de celles du nombre etde ltendue : puisque vous soutiendrez apparemment quil y a des ides innesrespectives, et que celles des nombres et de ltendue sont innes aussi.

    THOPHILE. Vous avez raison, et mme je crois plutt que lide de ltendueest postrieure celle du tout et de la partie.

    7. PHILALETHE. Que dites-vous de la vrit que Dieu doit tre ador ; est-elleinne ?

    THOPHILE. Je crois que le devoir dadorer Dieu porte que dans les occasionson doit marquer quon lhonore au-del de tout autre objet, et que cest une cons-quence ncessaire de son ide et de son existence, ce qui signifie chez moi quecette vrit est inne.

    8. PHILALETHE. Mais les athes semblent prouver par leur exemple que lidede Dieu nest point inne. Et sans parler de ceux dont les Anciens ont fait mention,na-t-on pas dcouvert des nations entires qui navaient aucune ide de Dieu nides noms pour marquer Dieu et lme, comme la Baie de Soldanie, dans le Brsil,dans les les Caribes, dans le Paraguay.

    THOPHILE. Feu M. Fabritius, thologien clbre de Heidelberg, a fait une apo-logie du genre humain, pour le purger de limputation de lathisme. Ctait unauteur de beaucoup dexactitude et fort au-dessus de bien des prjugs ; cepen-dant je ne prtends point entrer dans cette discussion des faits. Je veux que despeuples entiers naient jamais pens la substance suprme ni ce que cest quelme. Et je me souviens que lorsquon voulut ma prire, favorise par lillustreM. Witsen, mobtenir en Hollande une version de lOraison dominicale dans lalangue de Barantola, on fut arrt cet endroit : ton nom soit sanctifi, parcequon ne pouvait point faire entendre aux Barantolais ce que voulait dire saint.

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  • Je me souviens aussi que dans le Credo fait pour les Hottentots, on fut oblig dex-primer le Saint Esprit par des mots du pays qui signifient un vent doux et agrable.Ce qui ntait pas sans raison, car nos mots grecs et latins pneuma , anima , spiri-tus , ne signifient originairement que lair ou vent quon respire, comme une desplus subtiles choses qui nous soit connue par les sens : et on commence par lessens pour mener peu peu les hommes ce qui est au-dessus des sens. Cepen-dant toute cette difficult quon trouve parvenir aux connaissances abstraitesne fait rien contre les connaissances innes. Il y a des peuples qui nont aucunmot qui rponde celui dEtre ; est-ce quon doute quils ne savent pas ce quecest que dtre, quoiquils ny pensent gure part ? Au reste je trouve si beau etsi mon gr ce que jai lu chez notre excellent auteur sur lide de Dieu que jene saurais mempcher de le rapporter, le voici : Les hommes ne sauraient gureviter davoir quelque espce dide des choses dont ceux avec qui ils conversent ontsouvent occasion de les entretenir sous certains noms, et si cest une chose qui em-porte avec elle lide dexcellence, de grandeur, ou de quelque qualit extraordinairequi intresse par quelque endroit et qui simprime dans lesprit sous lide dunepuissance absolue et irrsistible quon ne puisse sempcher de craindre jajoute :et sous lide dune grandissime bont, quon ne saurait sempcher daimer unetelle ide doit suivant toutes les apparences faire de plus fortes impressions et se r-pandre plus loin quaucune autre : surtout si cest une ide qui saccorde avec lesplus simples lumires de la raison et qui dcoule naturellement de chaque partiede nos connaissances. Or telle est lide de Dieu, car les marques clatantes dunesagesse et dune puissance extraordinaires paraissent si visiblement dans tous lesouvrages de la cration que toute crature raisonnable qui voudra y faire rflexionne saurait manquer de dcouvrir lauteur de toutes ces merveilles : et limpressionque la dcouverte dun tel Etre doit faire naturellement sur lme de tous ceux quien ont entendu parler une seule fois est si grande et entrane avec elle des pensesdun si grand poids et si propres se rpandre dans le monde quil me parat tout fait trange quil se puisse trouver sur la terre une nation entire dhommes assezstupides pour navoir aucune ide de Dieu. Cela, dis-je, me semble aussi surprenantque dimaginer des hommes qui nauraient aucune ide des nombres ou du feu.Je voudrais quil me ft toujours permis de copier mot mot quantit dautresexcellents endroits de notre auteur, que nous sommes obligs de passer. Je diraiseulement ici que cet auteur, parlant des plus simples lumires de la raison, quisaccordent avec lide de Dieu, et de ce qui en dcoule naturellement, ne paratgure sloigner de mon sens sur les vrits innes ; et sur ce quil lui parat aussitrange quil y ait des hommes sans aucune ide de Dieu quil serait surprenantde trouver des hommes qui nauraient aucune ide des nombres ou du feu, je re-marquerai que les habitants des Iles Mariannes, qui on a donn le nom de lareine dEspagne qui y a favoris les missions, navaient aucune connaissance du

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  • feu lorsquon les dcouvrit, comme il parat par la relation que le R. P. Gobien, j-suite franais, charg du soin des missions loignes, a donne au public et maenvoy.

    16. PHILALTHE. Si lon a droit de conclure que lide de Dieu est inne de ceque tous les gens sages ont eu cette ide, la vertu doit aussi tre inne, parce que lesgens sages en ont toujours eu une vritable ide.

    THOPHILE. Non pas la vertu, mais lide de la vertu est inne, et peut-tre nevoulez-vous que cela.

    PHILALETHE. Il est aussi certain quil y a un Dieu quil est certain que les anglesopposs qui se font par lintersection de deux lignes droites sont gaux. Et il ny eutjamais de crature raisonnable, qui se soit applique sincrement examiner lavrit de ces deux propositions, qui ait manqu dy donner son consentement. Ce-pendant il est hors de doute quil y a bien des hommes qui, nayant point tournleurs penses de ce ct-l, ignorent galement ces deux vrits.

    THOPHILE. Je lavoue, mais cela nempche point quelles ne soient innes,cest--dire quon les puisse trouver en soi.

    18. PHILALTHE. Il serait encore avantageux davoir une ide inne de la sub-stance ; mais il se trouve que nous ne lavons ni inne ni acquise, puisque nous nelavons ni par la sensation ni par la rflexion.

    THEOPHILE. Je suis dopinion que la rflexion suffit pour trouver lide de lasubstance en nous-mmes, qui sommes des substances. Et cette notion est desplus importantes. Mais nous en parlerons peut-tre plus amplement dans la suitede notre confrence.

    . PHILALTHE. Sil y a des ides innes qui soient dans lesprit, sans que lesprity pense actuellement, il faut du moins quelles soient dans la mmoire, do ellesdoivent tre tires par voie de rminiscence, cest--dire tre connues lorsquon enrappelle le souvenir, comme autant de perceptions qui aient t auparavant lme, moins que la rminiscence ne puisse subsister sans rminiscence. Car cette per-suasion o lon est intrieurement quune telle ide a t auparavant dans notreesprit est proprement ce qui distingue la rminiscence de toute autre voie de penser.

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  • THOPHILE. Pour que les connaissances, ides ou vrits soient dans notreesprit, il nest point ncessaire que nous y ayons jamais pens actuellement : cene sont que des habitudes naturelles, cest-dire des dispositions et attitudes ac-tives et passives, et plus que tabula rasa . Il est vrai cependant que les platonicienscroyaient que nous avions dj pens actuellement ce que nous retrouvons ennous ; et pour les rfuter, il ne suffit pas de dire que nous ne nous en souvenonspoint, car il est sr quune infinit de penses nous revient que nous avons ou-bli davoir eues. Il est arriv quun homme a cru faire un vers nouveau quil sesttrouv avoir lu mot pour mot longtemps auparavant dans quelque ancien pote.Et souvent nous avons une facilit non commune de concevoir certaines choses,parce que nous les avons conues autrefois, sans que nous nous en souvenions. Ilse peut quun enfant, devenu aveugle, oublie davoir jamais vu la lumire et lescouleurs, comme il arriva lge de deux ans et demi par la petite vrole ceclbre Ulric Schonberg, natif de Weide au Haut-Palatinat, qui mourut Knig-sberg en Prusse en 1649, o il avait enseign la philosophie et les mathmatiquesavec ladmiration de tout le monde. Il se peut aussi quil reste un tel hommedes effets des anciennes impressions, sans quil sen souvienne. Je crois que lessonges souvent nous renouvellent ainsi danciennes penses. Jules Scaliger ayantclbr en vers les hommes illustres de Vrone, un certain soi-disant Brugnolus,Bavarois dorigine, mais depuis tabli Vrone, lui parut en songe et se plaignitdavoir t oubli. Jules Scaliger, ne se souvenant pas den avoir ou parler aupadela reine dEspagne qui y a favoris les missions, navaient aucune connaissancedu feu lorsquon les dcouvrit, comme il parat par la relation que le R. P. Gobien,jsuite franais, charg du soin des missions loignes, a donne au public et maenvoy.

    16. PHILALTHE. Si lon a droit de conclure que lide de Dieu est inne de ceque tous les gens sages ont eu cette ide, la vertu doit aussi tre inne, parce que lesgens sages en ont toujours eu une vritable ide.

    THOPHILE. Non pas la vertu, mais lide de la vertu est inne, et peut-tre nevoulez-vous que cela.

    PHILALETHE. Il est aussi certain quil y a un Dieu quil est certain que les anglesopposs qui se font par lintersection de deux lignes droites sont gaux. Et il ny eutjamais de crature raisonnable, qui se soit applique sincrement examiner lavrit de ces deux propositions, qui ait manqu dy donner son consentement. Ce-pendant il est hors de doute quil y a bien des hommes qui, nayant point tournleurs penses de ce ct-l, ignorent galement ces deux vrits.

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  • THOPHILE. Je lavoue, mais cela nempche point quelles ne soient innes,cest--dire quon les puisse trouver en soi.

    18. PHILALTHE. Il serait encore avantageux davoir une ide inne de la sub-stance ; mais il se trouve que nous ne lavons ni inne ni acquise, puisque nous nelavons ni par la sensation ni par la rflexion.

    THEOPHILE. Je suis dopinion que la rflexion suffit pour trouver lide de lasubstance en nous-mmes, qui sommes des substances. Et cette notion est desplus importantes. Mais nous en parlerons peut-tre plus amplement